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Histoire de la vie et de l'administration de Colbert

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«Bourdeaux, 30 mars 1675, au chasteau Trompette.

«Je vous escris celle-cy de ce lieu où j'ay esté obligé de me reffugier avec ma femme, pour me sauver des menaces et de la furie de la populace la plus enragée qu'il y eust jamais, dans la plus grande sédition qui soit arrivée dans Bourdeaux depuis celle de M. le connestable de Montmorency. Les avis en ont déjà esté donnés à la cour par M. le mareschal qui a fait partir des extraordinaires[507]. Mais il n'a pu donner avis que des préliminaires de cette action, qui, dans son commencement, a esté aussi furieuse que peu préveue, et dont les suites tragiques et sanglantes font preuve de la plus grande insolence dont un peuple soit capable; et quoy que cette action n'ayt pour personnages que des gens de néant, des femmes et des enfants, leur conduite et leurs discours fera juger à la cour si cette action peut venir seulement de l'esprit d'une populace mutinée, sans le secours de quelque conseil plus entendu.

«Pour entrer dans le récit fidèle de ce qui s'est passé, je vous dois dire que Bourdeaux sembloit estre aussy calme qu'il ait jamais esté jusques à mercredy dernier, 28e de ce mois, que le traitant de la marque de l'estain et du tabac, s'estant mis en devoir de voulloir faire marquer la vaisselle chez les potiers d'estain, ceux qu'il avoit préposez pour faire cette marque, sur quelques petites difficultez qu'ils avoient déja trouvées et qui néanmoins paroissoient accomodées, demandèrent la présence d'un jurat et l'escorte de quelques archers de ville pour exécuter leur commission[508]. Ils avoient marqué dans la boutique d'un pintier nommé Taudin, qui demeure dans la rue Neuve, qui souffrit la marque.

De là ils furent dans une autre boutique qui est dans la rue du Loup, où commença le bruit. Cette rue est, comme vous savez, remplie d'artisans; les hommes qui virent entrer les marqueurs et le jurat dans cette boutique, où l'on avoit déjà refusé la marque, commencèrent à crier que c'estoit une gabelle, et tout d'un coup le jurat et les marqueurs se virent environnez d'une infinité de canailles qui accoururent au bruit, du marché assez voisin de cette rue; le jurat et les marqueurs se virent chargez de coups de pierre; le jurat fit ce qu'il put par discours et par exhortations, quand il se vit attaqué de cette sorte, pour apaiser le désordre, et empescha qu'on ne luy arrachast des mains les deux marqueurs que le peuple vouloit assommer. Mais voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, il fut contraint de changer de style et obligé de dire à ce peuple qu'il alloit mettre les marqueurs dans la maison de ville; et de fait, luy estant venu quelques archers de renfort avec le capitaine Calle, le jurat se mit en chemin de l'Hostel-de-Ville. Mais ce ne fut pas sans bien de la peine, et, dans cette action, le capitaine Calle, qui soutenoit contre cette populace, fut obligé de tuer un charpentier de barriques qui vouloit, à ce qu'il prétend, le charger, et de faire tirer quelques coups qui donnèrent le temps au jurat et aux marqueurs de gagner l'Hostel-de-Ville. Le charpentier, blessé d'un coup d'espée au travers du corps, s'en fut expirer dans la rue d'Arnaud-Miqueau. Cette mort et ces coups tirez ne firent autre effet que d'aigrir davantage cette canaille, qui commença à se deschaisner dans toutes les rues et à crier qu'il falloit assommer les gabelleurs: Vive le roy sans gabelle! Cela arriva mercredy, sur les trois à quatre heures après midy. Dans un moment le bruit de cette sédition fut porté au quartier Saint-Michel, et d'abord l'on ferma les boutiques, et toute cette canaille se mit en troupes armées de bastons, d'espées, de cousteaux et de fusils, courant les rues; et estant près la porte de Grave, ils rencontrèrent un pauvre malheureux bourgeois qu'ils soubçonnèrent d'estre un gabelleur, et, sans autre enqueste, ils le massacrèrent sur-le-champ, attachèrent son corps par les pieds et le promenèrent tambour battant dans toute la ville[509]. De la porte de la Grave ils enfilèrent la grande rue du Fossé des Tanneurs, posèrent le cadavre devant la maison et sous les fenestres de M. le premier président d'Aulède, vinrent repasser par le Poisson-Salé et enfillèrent la rue Sainte-Catherine jusques à Saint-Maixent, et de là ils enfillèrent la rue Margaux. Cela se fit quasy en moins de rien; j'estois dans ma maison, où, tout ce que je pus faire, ce fut, comme tous les autres du quartier, de fermer ma porte. Je ne vous diray point qu'en passant cette canaille marqua ma porte et y heurta; mais, grâces à Dieu, ils ne s'y arrestèrent point et ils passèrent dans la rue Castillon; de là ils furent à la place de Puy-Paulin, et, devant la porte de M. l'intendant, ils donnèrent encore cent coups à ce pauvre cadavre. De la place Puy-Paulin ils s'en furent droit à la maison de M. Viney, où là ils l'attachèrent. Le pauvre M. Viney n'eut que le temps de se mettre dans le carosse de M. le comte de Montaigu, qui passa heureusement devant sa porte un moment devant que cette canaille y fust arrivée et le mena au chasteau. Sa femme n'eut pas le temps de faire la mesme chose, mais elle se sauva d'un autre costé. Pour moy je crus, lorsque cette canaille eut une fois passé ma porte, que ce n'étoit qu'un feu de paille. Cependant un moment après je fus averty qu'ils pilloient la maison de M. Viney et celle du bureau du domaine qui estoit vis-à-vis; et de fait ils ont non-seulement pillé et saccagé tout ce qui estoit dans sa maison et celle du domaine, où logeoit le secrétaire de M. l'intendant, ce qui fut fait en moins de deux heures, avec des cris et des hurlements, et avec une rage qui ne se peut exprimer. Dans le même temps la mesme canaille avoit détaché une partie de sa troupe, qui fut dans la rue Neuve chez le nommé Taudin, pintier, où l'on pilla toute sa vaisselle et généralement tous ses meubles parce qu'il avoit souffert la marque[510]. Mais ces pillages se sont faits d'une manière tout extraordinaire, car le peuple l'a fait avec une telle rage qu'ils n'ont voulu proffiter de rien. Deux magasins de vaisselle furent chargés en des charettes par cette canaille et jetés dans la rivière sans vouloir en proffiter, et chez M. Viney il se fit un grand feu dans la basse cour, où toute la nuit cette canaille acharnée s'occupa à brusler tout et à démolir la maison.

«M. le maréchal, qui estoit chez madame la première présidente lorsque cette canaille y passa, et qui estoit malade, se retira chez lui pour voir ce qu'il y auroit à faire; mais s'estant trouvé fort incommodé et la nuit estant survenue, tous les officiers de la ville bien embarrassez dans un si grand désordre, les bons bourgeois tous estonnez, chacun se deffiant de son voisin, n'osant parler, chacun se renfermoit chez soi et la canaille estoit en liberté de piller et saccager tout, sans que personne se présentast pour l'empescher de la part de la ville, ni qu'on fust en estat de le faire.

«M. le comte de Montaigu qui avoit esté informé du désordre, s'estant retiré dans le chasteau, fit mettre toute la garnison sous les armes; mais, comme elle est extrêmement foible, il eut quelque peine à en faire sortir un party pour tascher d'empescher ce désordre. Néantmoins il en prit la résolution. Il commanda donc deux compagnies qui sortirent sur les huit heures du soir et se présentèrent en bataille tout le long de la rue du Chapeau-Rouge. Cette canaille, qui estoit acharnée à ce pillage, les attendit insolemment sans s'esmouvoir et tout de mesme que si ces deux compagnies eussent marché à eux pour les soutenir. Et quoy qu'ils fussent en confusion et sans ordre, mal armez, un d'entre eux eut l'effronterie de tirer un coup de fusil ou de mousquet sur celuy qui estoit à la teste de ces deux compagnies, dont il fut blessé de deux balles au-dessous de son hausse-col et fort dangereusement. Les deux compagnies s'approchèrent nonobstant jusqu'à la maison de M. Viney et celle du domaine, firent leur décharge sur cette canaille et furent à eux l'espée à la main. De cette descharge et des coups d'espée et de hallebarde qui furent donnez dans ce choq ou dans ces deux maisons, il fut tué sept à huit de ces coquins, plusieurs blessés qui se mirent à fuir, et environ sept à huit qui furent pris dans le pillage et menez prisonniers dans le chasteau. Et pendant que tout cecy s'exécutoit il pleuvoit si fort que ces deux compagnies, croyant avoir tout dissipé cette canaille, se retirèrent dans le chasteau avec les prisonniers. Mais tout avoit esté pillé et bruslé, ou il ne restoit que les quatre murailles dans la maison dudit sieur Viney et celle du domaine. Je dois vous dire en cet endroit que je dois premièrement au bon Dieu le salut de ma personne, celuy de ma femme et de mes enfants, dans cette occasion, car je suis certain que cette canaille n'estoit entrée dans la rue Margaux que dans la pensée d'y piller mon bureau, croyant y trouver de l'argent, et je ne sçais pas ce qu'ils auroient fait de ma personne s'ils avoient pu m'attraper. Dieu mercy, je suis hors de leurs mains; mais devant que pouvoir me rendre en ce lieu de reffuge, j'ay bien passé de meschants quarts d'heure. Toute la nuit du mercredy l'on n'entendoit autre chose par les rues que les cris de cette canaille qui crioit incessamment: Vive le roy sans gabelle! et tous les petits enfants ne chantoient autre chose; mais revenons à notre relation.

«Les compagnies rentrèrent dans le chasteau le mercredy au soir. Le jeudy matin, M. le mareschal s'estant trouvé plus incommodé que le jour précédent, il fut obligé de demeurer au lit; mais M. le comte de Montaigu sortit et se rendit au palais, où le Parlement s'estoit assemblé; il y fut conduit par la compagnie des gardes de M. le maréchal, par ce qu'il y avoit de gentilhommes dans la ville et par deux compagnies de la garnison. Mais vous allez apprendre une insolence extrême. Comme il marchoit avec toute cette escorte, il voulut passer devant la maison du sieur Viney, où cette canaille estoit toujours attachée et sans s'émouvoir. Il vit que devant luy et devant cette escorte cette canaille démolissoit cette maison. Il y envoya des mousquetaires pour les chasser; quand ils sortoient par une porte ils rentroient par l'autre. Enfin, Monsieur, il fut contraint de les laisser faire et a continué son chemin au palais. Il n'y fut pas rentré que le palais fut aussitost remply de cette canaille criant: Vive le roy sans gabelle! et demandant insolemment leurs prisonniers, menaçant le Parlement que, s'il ne les rendoit pas, et si l'on n'abolissoit pas la marque de l'estain, le droit de tabac, les 5 sols par boisseau sur le bled, le contrôle des exploits et le papier timbré, mesme les 5 sols sur chaque agneau que l'on tue aux boucheries, qui sont des droits establis depuis trois ou quatre ans pour le paiement des debtes de la ville, ils alloient saccager tout, et qu'enfin ils vouloient qu'on commençast par leur rendre leurs prisonniers. Le Parlement, qui s'estoit assemblé pour faire quelque exemple sur cette canaille emprisonnée, jugea, après avoir sérieusement réfléchi sur l'estat de toutes choses et pris l'avis de M. le comte de Montaigu, qu'il n'estoit pas à propos de rien entreprendre que cette canaille ne fust entièrement désarmée, et l'on résolut seulement un arrest portant deffense à toutes personnes de s'attrouper; que cependant des commissaires du Parlement qui furent nommez se transporteroient en tous les quartiers de la ville pour tascher de restablir la tranquillité dans les esprits mutinez, et après cette résolution prise, l'assemblée s'estant séparée, plusieurs de Messieurs du Parlement furent conduits dans leurs maisons par cette canaille, les menaçant que, si leurs prisonniers n'estoient rendus, ils feroient main-basse sur tout le monde. L'après-disnée ils rencontrèrent le pauvre M. Tarneau, conseiller au Parlement, dans la rue, qui se retiroit chez luy, auquel ils demandèrent leurs prisonniers, et sur ce qu'il ne leur répondit pas à leur fantaisie et qu'il se mit en devoir d'entrer chez luy, estant proche de sa maison, ils lui tirèrent un coup de fusil dont il tomba. Sa femme, qui vit l'action, courut au devant de luy, et, comme elle le releva de terre, ils le massacrèrent entre ses bras de plusieurs coups de poignard et d'espée, et luy donnèrent mille coups après sa mort. Cette pauvre femme reçut aussy divers coups, mais ils se contentèrent de la frapper sans la tuer. De là ils prirent prisonniers MM. le président de Lalanne, Marboutin et Dandrault, conseillers au Parlement en ostage, et mandèrent fort bien à M. le mareschal et à M. de Montaigu, par un jurat qu'ils prirent aussy et qu'ils envoyèrent avec deux ou trois cents de ces mutinez, que si on ne leur rendoit pas leurs prisonniers, la vie de ces messieurs en répondrait et qu'ils ne donnoient de temps pour deslibérer à cela que celuy du retour du jurat: de sorte qu'il fut jugé à propos de rendre les prisonniers, ce qui fut exécuté sur-le-champ; mesme ils demandoient qu'on leur deslivrast Calle, capitaine du guet, que l'on dit avoir tué le charpentier, mais cet article leur fut dénié, et néantmoins ils remirent ces messieurs en liberté. Voilà ce qui se passa le jeudy.

«Le vendredy, M. le mareschal se trouva un peu mieux; il voulut sortir et parler à cette canaille, et, comme il fut adverty d'une grande consternation dans l'esprit de tous ceux que l'on peut trouver estre bons bourgeois, sur l'avis qui luy fut donné que ces mutins s'estoient armez et retranchez dans le quartier Saint-Michel, il prit résolution d'y aller vendredy matin en personne, assisté de toute la noblesse, qui est icy au nombre de cent ou cent vingt personnes au plus, d'un détachement d'environ cent hommes de cette garnison, pour parler à cette canaille et voir ce qu'elle demandoit pour se désarmer; enfin, il fut en cet équipage, et quand il y arriva, il les trouva en très-bon ordre en bataille dans le cimetière de Sainte-Croix et sur le boulevard, au nombre de plus de huit cents hommes. Comme il fut à vingt pas d'eux, un pelloustre[511] d'entre eux tout vestu de guenilles, qui estoit à leur teste, se détacha et s'en vint le sabre haut, à trois pas de la teste du cheval de M. le mareschal, et là, M. le mareschal, qui le vit venir, luy demanda: «Eh bien, mon ami, à qui en veux-tu? As-tu dessein de me parler?» Ce misérable sans s'estonner luy respondit: «Ouy, dit-il, je suis député des gens de Saint-Miquau[512] pour bous dire qu'ils sont bons serbitours d'au Rey, mais qu'ils ne bollent point de gabelles, ny de marque d'estain, ny de tabac, ny de papier timbré, ni de controlle d'exploits, ny de cinq sols sur boisseau de bled, ni de greffes d'arbitrage.» A cela, M. le mareschal luy respondit fort doucement: «Eh bien, mon amy, puisque tu m'assures que les gens de Saint-Michel sont bons serviteurs du roy, je suis ici pour les assurer que je les viens prendre sous ma protection, pourvu qu'ils se désarment et qu'ils se remettent dans leur devoir, et leur promets que je me rendray leur intercesseur auprès du roy.—Eh bien, reprit le pelloustre, si cella est, donnez-nous un arrest du Parlement pour cella, et nous seront contents; à la charge aussy que vous nous obtiendrez une amnistie pour tout ce que nous venons de faire; sans quoy nous vous déclarons que nous allons faire main-basse sur tout et que nous sommes résolus de périr plustôt que de souffrir davantage.» M. le mareschal leur respondit, ne voyant pas pouvoir mieux faire, qu'il s'en alloit de ce pas au Parlement pour leur faire donner la satisfaction qu'ils demandoient; et de fait l'on fut au Parlement, où tout le peuple armé suivit, et là l'on donna l'arrest dont vous trouverez copie cy-joint.

«Depuis cet arrest et en attendant l'amnistie que M. le mareschal leur a promise, ils se sont séparez, mais il est très-seur que, si le courrier qui l'est allé demander ne la rapporte pas, ils se remettront sous les armes et feront pis que jamais. Voilà, Monsieur, la vérité de tout ce qui s'est passé, suivant que je l'ai pu recueillir jusqu'à ce jourd'huy, 30 mars, à trois heures après midy.

«Je ne puis oublier de vous dire que j'ay une très-grande obligation à M. le comte de Montaigu, qui m'a reçeu dans le chasteau très-honnestement, et que vous luy en devez un remerciment; et demandez pour moy et pour tous les vostres la continuation de sa protection, car j'ay bien peur que cette retraite nous soit nécessaire encore pour quelques jours, et que, jusques à l'arrivée du courrier de M. le mareschal, party dès ce matin, il n'y a aucune seureté dans Bourdeaux pour tous ceux qui font les affaires du roy. Je n'ay ny vie ny biens que je ne voulusse tres-volontiers sacrifier pour son service, mais je crois que l'estat des choses vous fera approuver la précaution que j'ay prise de me mettre en seureté, puisque personne ne croyoit y estre dans Bourdeaux, et que Mme la mareschale et Mme l'intendante ont creu n'en pouvoir trouver que dans ce lieu; or vous pouvez croire qu'il y en avoit beaucoup moins pour moy que pour elles. Je crois assurément qu'il est de polit que d'approuver ce qui a esté fait, mais j'ay bien peur qu'à la cour on ne soit pas de ce sentiment et que l'exemple de Bourdeaux attire après soy du désordre dans tout le reste de la province.»

Ce ne fut là, il est vrai, que le premier acte de cette émeute, une des plus fâcheuses pour le pouvoir central dont l'histoire ait conservé le souvenir. Malgré les craintes exprimées à la fin de sa lettre par le commis du receveur général, la cour accorda l'amnistie qui lui avait été demandée, et approuva également les exemptions d'impôts auxquelles le Parlement avait consenti. On peut se figurer combien cet acquiescement à des conditions imposées par la révolte, dut coûter à Louis XIV et à Colbert. Sans doute ils savaient bien tous les deux que cette faiblesse, commandée par les circonstances, serait essentiellement temporaire, et que l'occasion se présenterait bientôt de reprendre avec usure, à l'aide de la force et de l'autorité combinées, les droits que la force seule avait usurpés. Ils cédèrent donc, mais de mauvaise grâce et avec une apparence de contrainte assez marquée pour que les révoltés n'en augurassent rien de bon. C'est ce que la lettre suivante, adressée à Colbert par M. de Sève, intendant de Guyenne, le 24 avril 1675, fait comprendre à merveille. Cette lettre, de laquelle il résulte que les procureurs, les négociants, la classe moyenne, les étrangers et les religionnaires faisaient cause commune avec les artisans et le peuple de Bordeaux, prouve à quel point l'irritation avait été portée par les nouveaux édits, et les assertions qu'elle contient tirent surtout une grande autorité de la qualité même du fonctionnaire qui les a formulées. Il faut en effet que la position fût bien alarmante pour que l'intendant de Guyenne osât écrire à Colbert, auteur principal et ministre responsable des nouveaux édits, que, si le roy d'Angleterre voulloit profiter des dispositions de la province, il donnerait dans la conjoncture beaucoup de peine. Voici donc cette lettre très-caractéristique, et que je reproduis sans en supprimer un seul mot, quoi qu'il en puisse coûter à l'amour-propre national.

«Monsieur,

«Les esprits des artisans de Bordeaux paroissoient la semaine passée dans un assez grand calme; j'y vois présentement, un peu plus d'agitation; après en avoir cherché la cause avec soin et entretenu en particulier quelques-uns des chefs de party je ne doute plus que les procureurs, les huissiers et les notaires ne travaillent tous les jours à entretenir le feu. Nous avions doucement fait confirmer au peuple que, pour s'assurer l'exemption des droits qui se levoient sur le bled, sur le lard et sur les agneaux, et la suppression de ceux du tabac et de l'estain, il devoit de luy-mesme demander le restablissement du papier timbré, du controlle et des greffes des arbitrages, qui ne regardent en aucune façon la populace; les bayles et sindics des mestiers, et ceux des artisans qui avoient paru les plus échauffez dans les derniers désordres, y estoient disposez, et presque tout le peuple estoit dans les mesmes sentiments, c'eust esté un grand coup pour empescher le reste de la province de demander la suppression des mesmes édicts; mais en une nuit ces bonnes dispositions ont changé, et les notaires, procureurs et huissiers ont tant fait par l'intrigue de leurs émissaires et par eux-mesmes que la populace est résolue à ne souffrir aucun changement à l'arrest que le Parlement lui accorda pour appaiser la sédition. Ce que je trouve, Monsieur, de plus fascheux est que la bourgeoisie n'est guère mieux intentionnée que le peuple; les marchands qui trafiquent en tabac, et qui en outre de la cessation de leur commerce se voyoient chargés de beaucoup de marchandises de cette nature que les fermiers refusoient d'achepter, et qu'il ne leur estoit pas permis de vendre aux particuliers, sont bien aises que le bruit continue pour continuer avec liberté le débit de leur tabac; les autres négociants s'estoient laissé persuader ou du moins avoient feint de l'estre que, du tabac, on vouloit passer aux autres marchandises; les estrangers habitués icy fomentent de leur costé le désordre, et je ne croy pas, Monsieur, vous devoir taire qu'il s'est tenu des discours très-insolents sur l'ancienne domination des Anglois, et si le roy d'Angleterre voulloit profiter de ces dispositions et faire une descente en Guyenne, où le party des religionnaires est très-fort, il donneroit dans la conjoncture présente beaucoup de peine. Jusqu'icy, Monsieur, le Parlement de Bordeaux a fait en corps, et chaque officier en particulier, tout ce qu'on pouvoit souhaiter du zèle de cette Compagnie, mais vous cognoissez l'inconstance des Bordelois, et d'ailleurs ils témoignent publiquement la douleur qu'ils ont que le roy ne leur ayt pas voulu marquer par une lettre la satisfaction que Sa Majesté a de leur conduite.

«Après vous avoir rendu compte de l'estat de la ville de Bordeaux, je suis obligé, Monsieur, de vous dire qu'à Périgueux le peuple commence à menacer ceux qui sont employés aux affaires du roy, et le commis à la recette des tailles n'est pas exempt de la peur. En plusieurs lieux du Périgord ceux qui s'estoient chargés du controlle des exploits ont renoncé à ces fonctions pour ne pas s'exposer à la haine du peuple, et l'on aura peine à trouver des gens qui veulent prendre leurs places. On me mande en mesme temps de Bergerac que les habitants demandent hautement de jouir des mesmes exemptions qu'on a accordées à ceux de Bordeaux après la première sédition. Cependant, Monsieur, jusqu'icy il n'y a que du mouvement, mais il peut arriver du désordre, et je crains que l'exemple de Bordeaux ne soit suivi dans quelqu'une des villes de la province.

«La nouvelle de celuy de Rennes, qui se respandit hier dans Bordeaux, y fait un très-méchant effet. Je vous informeray soigneusement de tout ce qui se passera et ne quitteray point cette ville à moins que le service du roy ne m'oblige absolument d'aller d'un autre costé.

«De Sève[513]

Ainsi l'agitation gagnait chaque jour du terrain et se répandait de Bordeaux sur les différents points de la province, d'où elle passait, de proche en proche, aux provinces limitrophes. Le 27 avril, M. de Sève écrivait à Colbert: «A Pau, on tire des coups de fusil aux environs de la maison où le bureau de papier timbré est établi.» Quelque temps après, le 10 du mois de juin, le bureau du papier timbré de Monségur fut brûlé par le peuple, et une insurrection éclata pour le même sujet à La Réole. Mais déjà l'autorité, revenue de sa première frayeur, s'était en quelque sorte reconstituée, et les révoltés n'avaient plus le champ libre comme à Bordeaux, dans les trois dernières journées du mois de mars. A La Réole, on fit onze prisonniers, parmi lesquels se trouvaient quatre femmes, et cette fois on les garda. Le temps des représailles était venu. Un peu avant, on avait saisi dans les rues de Bordeaux un crocheteur et un porteur de chaises qui faisaient quelque bruit. On les jugea, et, au grand étonnement de la population, qui n'avait pas paru prendre cette affaire au sérieux, tant l'accusation était hasardée, ils furent condamnés aux galères comme séditieux. A ce sujet, le premier président du Parlement de Bordeaux, M. d'Aulède, écrivit à Colbert, le 15 mai 1675, une étrange lettre où on lit ce qui suit: Il y avoit bien de quoi faire moins, mais non de quoi faire plus... Je vous dis cecy, Monsieur, affin de vous faire, s'il vous plaist, connoistre que je n'y ai rien négligé.» Pendant que le procès des onze prisonniers de La Réole s'instruisait, M. de Sève reçut une lettre anonyme assez curieuse dont il envoya une copie à Colbert. Dans cette lettre, le quartier Saint-Michel lui donnait avis de ne point fâcher le pauvre peuple de La Réole, et de ne point faire comme aux misérables catholiques de Bergerac, «pour de l'argent et pour favoriser les huguenots.»

«Si en cecy vous donnez quelque chose à nostre désir, ajoutait le quartier Saint-Michel, la reconnoissance vous en sera asseurée aux applaudissements de nostre part, et si, au contraire, vous méprisez nostre souhait, tenez-vous pour asseuré qu'il vous en sentira malgré avant peu de temps.... Si vous estes sage, mesnagez bien les intérêts du roy par quelque autre voye plus honneste que celle des partisans; et pour l'amour de Dieu, de vous et de nous, vivons et mourons en paix.

«Sancte Michel, ora pro nobis, ce 17 juin et le reste de nos jours[514]

En adressant cette lettre à Colbert, M. de Sève lui manda que l'amitié de Messieurs de Saint-Michel ne le ferait pas manquer à son devoir, et que leurs menaces n'auraient pas plus de pouvoir sur son esprit. Peu de temps après, le peuple de Bordeaux sut à quoi s'en tenir sur les dispositions de cet intendant. Malgré le désir de repos que semblait indiquer la lettre anonyme du quartier Saint-Michel, le 17 août 1675, de nouveaux troubles y éclatèrent au sujet du papier timbré, dont on annonçait le rétablissement. Depuis les fâcheux désordres du mois de mars, la cour n'attendait qu'une occasion favorable pour prendre sa revanche. Cette fois, comme on le pense bien, le peuple eut le dessous; on tira sur lui, et quelques hommes furent tués. C'était désormais au quartier Saint-Michel à demander grâce, et c'est ce qu'il fit, le curé en tête. On répondit à cette démarche par une quarantaine d'arrestations. Quelques jours après, le 21 août, le maréchal d'Albret mandait à Colbert: «Hier on commença d'en pendre deux dans la place Saint-Michel, et aujourd'huy on continuera, ainsi que le reste de la semaine, de donner au public tous ces exemples de sévérité.» Et pourtant, le lendemain même, M. de Sève écrivait de son côté à Colbert: «Le peuple est ici dans une grande consternation, mais la crainte de la potence n'a pas déraciné de leur cœur l'esprit de révolte, et la plupart des bourgeois ne sont guère mieux disposés.» En effet, neuf jours plus tard, malgré tous ces exemples, un nouveau soulèvement éclatait à La Bastide, où l'un des principaux agents de la sédition fut fait prisonnier, condamné à être roué et exécuté. Cependant, malgré les appréhensions de l'intendant, l'esprit de révolte se calma peu à peu. A partir du mois de septembre 1675, la correspondance de Colbert ne fait plus mention d'aucune révolte en Guyenne. Sans doute tous les droits dont, au mois de mars précédent, le Parlement de Bordeaux avait accordé l'exemption à cette ville, sur la demande des plénipotentiaires du quartier Saint-Michel, ne tardèrent pas à être rétablis et furent dès lors perçus sans opposition.

Pendant que cela se passait à Bordeaux et dans la province de Guyenne, la ville de Rennes et la Bretagne entière s'étaient soulevées contre les édits financiers dont la guerre avait fait une nécessité à Colbert, notamment contre ceux concernant le papier timbré et le tabac. On a vu, par la lettre de M. de Sève, le méchant effet que la révolte de Rennes avait produit à Bordeaux; celle de la Guyenne réagit à son tour sur les populations de la Bretagne, et bientôt une grande partie de cette province fut sous les armes. C'est à Rennes même, le 18 avril 1675, que les désordres commencèrent par le pillage des bureaux où l'on vendait le papier timbré et le tabac. Il faut convenir, au surplus, que le mécontentement de la Bretagne était excusable. Au commencement de 1674, on avait révoqué tous les édits qui étranglaient la province, suivant la piquante expression de Mme de Sévigné, et les États avaient dû prouver la reconnaissance que leur inspirait un pareil bienfait par une contribution volontaire de 2,600,000 livres, augmentée d'un don gratuit d'égale somme; en tout 5,200,000 livres. Or, un an après, les mêmes édits furent rétablis. M. le duc de Chaulnes était alors gouverneur et M. de Lavardin lieutenant général en Bretagne. Le premier crut qu'il viendrait à bout de ce mouvement avec les forces dont il disposait habituellement; mais il n'en fut rien, et le peuple le repoussa chez lui à coups de pierres. Quelque temps après, «le 18 juillet à midi, dit une relation contemporaine, certains particuliers inconnus entrèrent tumultuairement sous les voûtes du palais, enfoncèrent les portes des bureaux du papier timbré, emportèrent tout ce qu'il y avait de papiers, brisèrent les timbres. Les habitants ayant pris les armes, et s'étant promptement transportés sur la place du palais, firent une décharge sur les tumultueux, l'un desquels tomba sur la place[515].» On vit alors que les ressources ordinaires ne suffiraient pas, et on fit marcher cinq mille hommes sur la province. C'était depuis quelque temps l'avis de M. de Lavardin qui écrivait à Colbert dès le mois de juin, sans autre date:

«Les troupes seroient plus nécessaires dans la Basse-Bretaigne qu'au Mans. C'est un pays rude et farouche qui produit des habitants qui lui ressemblent. Ils entendent médiocrement le français et guère mieux la raison. A l'esgard de ce pays-là, il est à souhaitter que l'autorité y soit soutenue par des forces convenables[516]

Une autre lettre de M. de Lavardin, du 29 juin, portait «qu'il y avait encore quelque tumulte dans la Basse-Bretagne, bien que les attroupements eussent cessé en partie; que c'était un pays farouche, dur et rude, où les rayons du soleil n'arrivaient que dans un grand éloignement, et que cette extrémité du monde et du royaume avait besoin de la justice du prince si elle ne se rendait promptement digne de sa bonté.» M. de Lavardin ajoutait que trois choses lui semblaient devoir contribuer à l'affermissement de la tranquillité: le changement du Parlement, dont un nouveau semestre allait entrer en service; l'approche de la récolte des blés qui occuperait les paysans «en éloignant ces rustres des autres pensées où l'oisiveté et l'ivrognerie les jetoient;» enfin, la réunion des États, où l'on trouverait peut-être quelques remèdes aux maux de la province, dont la misère étoit plus grande qu'on ne croyoit, le commerce n'allant point.

De son côté, le duc de Chaulnes mandait à Colbert, le 12 juin 1675, que le seul moyen de prévenir les soulèvements à Rennes était de ruiner entièrement les faubourgs. «Il est un peu violent, mais c'est l'unique,» disait le gouverneur. Dans la même lettre, il attribuait tout le mal aux mauvaises dispositions du Parlement et proposait de le transférer à Dinan. Trois jours après, en rendant compte à Colbert d'une nouvelle émeute qui venait d'avoir lieu à Rennes, le duc de Chaulnes ajoutait dans un post-scriptum en chiffres:

«Ce qui est très-vray est que le Parlement conduit toute cette révolte; le calme est à l'extérieur estably, mais l'on conseille au peuple de ne pas quitter les armes tout à fait, qu'il faut qu'il vienne au Parlement pour demander la révocation des édits, et particulièrement du papier timbré, et depuis les procureurs jusques aux présidents à mortier, le plus grand nombre va à combattre l'autorité du roy; c'est la pure vérité, et il ne faut pas estre icy fort éclairé pour la connoistre[517]

C'étaient, on le voit, les mêmes motifs de résistance, les mêmes mobiles qu'à Bordeaux, avec cette différence qu'à Rennes le Parlement était accusé de prendre ouvertement le parti des procureurs dont l'impôt du papier timbré devait en effet amoindrir considérablement les bénéfices, par suite de l'augmentation des frais de procédure. Le 26 janvier 1675, M. de Chaulnes informa Colbert que l'agitation était grande dans l'évêché de Cornouailles, même contre les curés, que les paysans accusaient de trahison, et que, d'ailleurs, la misère était telle qu'on devait tout craindre de leur rage et de leur brutalité. Une lettre du 30 juin portait que dans l'évêché de Quimper les paysans s'attroupaient tous les jours, et que leur rage s'était maintenant tournée contre les gentilshommes dont ils avaient reçu de mauvais traitements, «les ayant blessés, pillé leurs maisons et même brûlé quelques-unes.» Enfin, une lettre de M. de Chaulnes, du 13 juillet 1675, faisait connaître à Colbert qu'un Père Jésuite qu'il avait envoyé vers les paysans de l'évêché de Quimper venait de lui rapporter que de leur propre aveu, «beaucoup d'entre eux croyaient estre ensorcelés et transportés d'une fureur diabolique, qu'ils connaissaient bien leur faute, mais que la misère les avait provoqués à s'armer, et que les exactions et mauvais traitements de leurs seigneurs, qui les faisaient travailler continuellement à leurs terres, n'ayant pour eux non plus de considération que pour des chevaux, tout cela joint à l'establissement de la gabelle et à la publication de l'édit sur le tabac dont il leur était impossible de se passer, avait fait qu'ils n'avaient pu s'empêcher de secouer le joug.»

Les dispositions de la province étaient, comme on voit, très-peu rassurantes. Depuis le commencement des troubles, le duc de Chaulnes demandait des renforts de troupe. L'émeute qui eut lieu à Rennes, le 18 juillet, leva tous les obstacles, et il parut sans doute au gouvernement que le moment d'agir avec vigueur et sans miséricorde était arrivé, à moins de s'exposer, par suite de cette impunité, à voir l'agitation gagner tout le royaume. Ici les documents administratifs se taisent, et peut-être n'ont-ils pas été classés à dessein parmi les dépêches adressées à Colbert; mais les lettres de Mme de Sévigné contiennent de nombreux et tristes détails sur les suites de cette campagne de M. de Chaulnes contre «ces pauvres Bas-Bretons qui s'attroupaient quarante, cinquante par les champs, et dès qu'ils voyaient des soldats, se jetaient à genoux en disant meaculpa, le seul mot français qu'ils savaient[518].» Le 27 octobre suivant, Mme de Sévigné écrivait encore: «On a pris à l'aventure vingt-cinq ou trente bourgeois que l'on va pendre.» Enfin, sa lettre du 30 octobre 1675 résume énergiquement les scènes de désolation qui furent la terrible conséquence du pillage de quelques bureaux de papier timbré.

«Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de 100,000 écus sur les bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue et défendu de les recueillir sous peine de la vie; de sorte qu'on voyoit tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer et pleurer au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture ni de quoy se coucher. Avant hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré; il a esté écartelé après sa mort et ses quartiers exposés aux quatre coins de la ville. Il dit, en mourant, que c'étoient les fermiers du papier timbré qui luy avaient donné 25 écus pour commencer la sédition, et jamais on n'a pu en tirer autre chose. On a pris soixante bourgeois, on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne point leur dire d'injures et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[519]

Puis enfin, le 3 novembre, Mme de Sévigné écrit: «Les rigueurs s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus

Quant au Parlement de Bretagne, il fut transféré à Vannes pendant quelque temps; double punition qui frappait à la fois les membres de cette Compagnie et la ville de Rennes, «car, disait encore Mme de Sévigné, Rennes sans Parlement ne vaut pas Vitré.»

On aura remarqué que ce malheureux violon qui fut roué à Rennes avoua qu'il avait reçu 25 écus des fermiers du papier timbré pour commencer la sédition. Ces fermiers avaient-ils fait une affaire onéreuse, et désiraient-ils que leur bail fût résilié? Qui sait? Ce qui fut constaté, c'est que beaucoup de receveurs, s'attendant à être pillés, déclaraient des sommes plus fortes qu'ils n'avaient en réalité dans leurs caisses; ce qui est certain encore, c'est qu'un receveur de Nantes ayant accusé 250,000 livres, et sa caisse ayant été mieux gardée qu'il ne l'espérait, on n'y trouva, vérification faite, que 64,000 livres. Il est fâcheux que M. de Lavardin, qui signala ce fait à Colbert dans sa lettre du mois de juin 1675, n'ait pas fait connaître en même temps si cet honnête receveur avait été roué ou pendu; et, en vérité, il faut convenir que celui-là le méritait bien.

Telles furent ces terribles penderies de Guyenne et de Bretagne. Il est aisé de comprendre, d'après ce qui se passa dans ces deux provinces, que l'exécution des édits sur le papier timbré, sur la vente du tabac, sur la marque de l'étain, etc., dut rencontrer dans tout le royaume une opposition sourde, mal comprimée, et d'autant plus excusable que le défaut des débouchés des produits du sol, joint aux charges de la guerre et à l'anéantissement du commerce qui en résultait, rendaient les nouveaux impôts véritablement très-difficiles à acquitter.


CHAPITRE XIX.

État déplorable de la marine française à la fin du seizième siècle—Elle est organisée par le cardinal de Richelieu.—Son dépérissement pendant la minorité de Louis XIV.—Situation dans laquelle la trouve Colbert.—Premier essai du régime des classes.—Recensement de la population maritime du royaume à diverses époques.—Matériel de la flotte en 1661, en 1678, en 1683, etc.—Prétentions de la France à l'égard des puissances maritimes d'un ordre inférieur.—Lettre de Colbert relative au caractère de Duquesne.—La vieille et la nouvelle marine.—Lettre de Colbert sur un rapport de M. d'Estrades concernant la bataille navale de Solsbay en 1672.—Colbert félicite Duquesne d'un avantage signalé que celui-ci a remporté sur l'amiral hollandais Ruyter.—Ordonnance de la marine de 1681.—Luttre de Colbert constatant la part qu'il prit à cette ordonnance.—Principes de Colbert sur les principales questions de l'administration maritime.

Le premier essai d'organisation de la marine royale eut lieu, en France, sous le ministère du cardinal de Richelieu. Auparavant, la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne, la Turquie, Gênes et Venise avaient une marine puissante; malgré son admirable position, «flanquée de deux mers quasi tout de son long,» écrivait en 1596 le cardinal d'Ossat au secrétaire d'État Villeroy, la France seule comptait à peine quelques vaisseaux mal équipés. Pourtant, à la même époque, d'après ce cardinal, les plus petits princes d'Italie, «encores que la pluspart d'eux n'eussent qu'un poulce de mer chacun, avaient néantmoins chacun des galères en son arsenal naval.» Quatre ans après, le cardinal d'Ossat écrivait au même ministre qu'il faudrait, «entre autres choses, soliciter et diligenter la construction des galères dont on avoit parlé et escrit tant de fois, lesquelles ne seroient jamais si tost faites comme la seureté, commodité, authorité et réputation de la France le requéroient, à fautes desquelles il en falloit mendier d'unes et d'autres, à l'occasion du passage de la royne.» Enfin, le cardinal insistait de nouveau, en 1601, dans la prévision de la paix, sur la nécessité «d'employer à la confection d'un bon nombre de galères, à Marseille et à Toulon, la somme que le roy auroit dépendu en un, deux ou trois mois de guerre, ce qui seroit une chose de grande seureté, commodité, ornement et réputation à la couronne de France, et mettrait fin à la honte que c'est un si grand royaume flanqué de deux mers de n'avoir de quoy se deffendre par mer contre les pirates et corsaires, tant s'en faut contre les princes[520]

Voilà dans quel état de détresse se trouvait la marine française lorsque le cardinal de Richelieu revint pour la seconde fois au pouvoir. Tandis que la ville de La Rochelle, alors en pleine révolte, avait une flotte de soixante-dix voiles, Louis XIII se trouvait réduit à emprunter à l'Angleterre quelques bâtiments dont les équipages refusèrent de combattre leurs coreligionnaires. Mais cet état de choses ne dura pas longtemps, et bientôt après le roi comptait cinquante-six bâtiments en mer. Quoique privée de marine, la France avait alors plusieurs amiraux, investis chacun, d'une autorité très-étendue, source perpétuelle de conflits. Richelieu fit supprimer la charge d'amiral, et fut nommé grand-maître et surintendant général de la navigation et du commerce. Deux ans après, en 1628, le code Michaud, qui renfermait cent trente-deux articles relatifs à l'armée de terre, et trente et un à la marine, fut publié. En même temps, Richelieu faisait inspecter le littoral de l'Océan et de la Méditerranée, améliorait les anciens ports, en créait de nouveaux, établissait un Conseil du commerce, favorisait la navigation. Déjà, depuis longtemps, mieux éclairé sur le but de sa noble mission, le clergé tendait à s'y livrer exclusivement; la dernière phase de sa transformation s'accomplit vers le milieu du XVIIe siècle. Un archevêque de Bordeaux, doué tout à la fois d'une grande bravoure et d'une extrême modestie, Henri d'Escoubleau de Sourdis, fut cependant enlevé par le premier ministre à son diocèse, nommé lieutenant général de l'armée navale, et remporta sur les flottes de l'Espagne, toujours supérieures en nombre, des avantages signalés. En 1640, quelques démonstrations opportunes et des négociations habilement conduites par de Sourdis assurèrent la prépondérance maritime de la France dans la Méditerranée. Ainsi, grâce à la main puissante de l'illustre ministre dont Colbert ne parlait qu'avec respect, dans l'espace de dix-huit années, le littoral du royaume s'était agrandi par l'incorporation du Roussillon, les premiers règlements sur la marine avaient été promulgués, les arsenaux approvisionnés, les colonies lointaines fondées; enfin, le pavillon français pouvait se montrer sur toutes les mers avec des forces suffisantes pour y être respecté[521].

Par malheur, les troubles de la Fronde ne permirent pas de maintenir la marine sur le pied où le cardinal de Richelieu l'avait laissée. Fouquet aurait bien voulu, à la vérité, lui faire une part plus grande dans les dépenses de l'État; mais des intérêts plus urgents, plus immédiats, absorbaient Mazarin, et, quand Colbert arriva au ministère, la France était loin d'avoir en mer les cinquante-six bâtiments de guerre improvisés en quelque sorte par Richelieu, et avec lesquels il avait réduit La Rochelle et repoussé les Anglais.

En 1643, à la suite de quelques avantages remportés sur la flotte d'Espagne par la flotte française, Mazarin avait fait frapper une médaille sur laquelle on grava ces mots: Omen imperii maritimi-présage de l'empire des mers. Ce qui fera à jamais la gloire de Louis XIV et de Colbert, ce qui fut de la part de tous deux un trait de génie, c'est d'avoir compris que la France devait, sous peine de déchoir et de compromettre jusqu'à son indépendance, devenir une puissance maritime du premier ordre, exercer sur les mers une influence morale et matérielle égale à celle de l'Angleterre et de la Hollande, et ne jamais reconnaître, ainsi que l'écrivait, en 1671, le ministre à l'ambassadeur de France à Londres, la prétendue souveraineté des Anglais, non-seulement dans la Méditerranée: mais encore dans l'Océan.

Pour parvenir à ce but, il fallait avant tout encourager la marine marchande, afin de la mettre en mesure d'exister et de lutter avec celle des Hollandais. C'est pour cela que Colbert soutint avec tant d'énergie l'impôt de 50 sous par tonneau. En second lieu, il était nécessaire de s'assurer une réserve de marins expérimentés qui, sans rien coûter à l'État, fussent tenus de le servir à la première réquisition. Antérieurement à Colbert, on recrutait des marins pour les bâtiments du roi de la même manière qu'en Angleterre au moyen de la presse, c'est-à-dire en fermant tous les ports et en s'emparant du nombre de marins nécessaires pour les armements. Par une première ordonnance du 17 septembre 1665, Colbert appliqua le régime des classes dans les gouvernements de La Rochelle, de Brouage et de la Saintonge. Ce n'était alors qu'un essai dont la surveillance était particulièrement confiée à l'intendant de Rochefort, parent de Colbert, qui entretint avec lui une active correspondance à ce sujet. Une ordonnance du 22 septembre 1668 étendit la mesure à tout le royaume: mais la Bretagne et la Province ne s'y soumirent pas sans peine. Une lettre de Colbert au duc de Guiche constate aussi que, dans la Navarre et le Béarn, l'enrôlement des matelots donna lieu à quelques troubles, d'ailleurs bientôt réprimés[522]. Cinq ans après, un nouvel édit régla d'une manière définitive l'enrôlement des matelots dans toutes les provinces maritimes du royaume. L'édit portait que les précédents essais ayant obtenu tout le succès que l'on pouvait espérer, l'enrôlement général des pilotes, maîtres et contre-maîtres, canonniers, charpentiers, calfats et antres officiers mariniers, matelots et gens de mer, serait fait dorénavant par des commissaires nommés à cet effet. Les rôles contiendraient les noms de tous ceux qui devaient y figurer, leur âge, leur taille, poil et autres signes, leur demeure et profession. Enfin, l'édit prononçait des peines très-sévères contre les capitaines de navire qui auraient engagé des marins sans l'autorisation du commissaire de l'enrôlement, ou qui auraient employé à leur bord ceux qui ne seraient pas munis de leur certificat d'inscription[523].

Par suite de ces dispositions, le chiffre de la population maritime du royaume s'éleva bientôt dans des proportions considérables. Le premier recensement, qui date de 1670, et dans lequel les matelots seuls étaient compris, donna pour résultat 36,000 inscriptions.

Au second recensement, fait en 1683, année où mourut Colbert, le chiffre des inscriptions s'éleva à 77,852. Il est vrai que les maîtres et patrons, les officiers mariniers et matelots, novices et mousses, y figuraient. Le recensement de 1690 ne donna que 53,441 inscriptions; mais, en 1704, il s'éleva à 79,535, pour retomber à 72,056 en 1710[524].

On a vu que le cardinal de Richelieu avait mis en mer, dans l'espace de quelques années, cinquante-six bâtiments; mais, en 1661, lorsque Colbert fut nommé ministre, la flotte ne se composait que de trente bâtiments de guerre, parmi lesquels trois vaisseaux du premier rang, de 60 à 70 canons, huit du deuxième rang, sept du troisième, quatre flûtes et huit brûlots[525].

A la paix de Nimègue, en 1678, la France possédait déjà cent vingt bâtiments de guerre, dont douze du premier, vingt-six du deuxième, et quarante du troisième rang.

Le tableau suivant de ses richesses navales, en 1683, suffirait au besoin pour donner une idée de la passion et du génie que déploya Colbert dans l'accomplissement de son œuvre.

Vaisseauxdu 1er rangde 76   à120   canons. 12
 du 2ede64   à74   —20
 du 3ede50   à60   —29
 du 4ede40   à50   —25
 du 5ede24   à30   —21
 du 6ede6   à24   —25
Brûlots de 100 à 500 tonneaux7
Flûtes et bâtiments de charge de 30 à 600 tonneaux20
Barques longues17
Total des bâtiments à la mer176

Enfin, en comptant trente-deux galères et soixante-huit bâtiments de tout rang en construction, la France avait à cette époque deux cent soixante-seize bâtiments en mer ou sur les chantiers[526].

En même temps, Colbert dirigeait, d'après les inspirations de Louis XIV, les nombreuses et importantes affaires qui se rattachaient à la marine: c'étaient les secours envoyés à Candie, les expéditions contre les États barbaresques, les guerres de 1672 à 1678, l'occupation de Messine si cruellement abandonnée plus tard à la vengeance de ses anciens maîtres dont on avait tout fait pour la détacher, les négociations relatives aux saluts des pavillons. On se souvient de la lettre de Colbert à son frère au sujet des prétentions des Anglais. Par une contradiction au moins étrange, la France qui refusait à bon droit de reconnaître la souveraineté de cette nation et de saluer la première son pavillon, voulut exiger cette déférence des Hollandais. Vainement ceux-ci objectaient-ils que, si les Français considéraient comme une bassesse de baisser leur pavillon devant celui d'une nation étrangère, ils ne devaient pas y contraindre la Hollande[527]. Louis XIV persista dans ses tyranniques exigences. En 1681, le duc de Mortemart rencontra devant Livourne un convoi de neuf navires hollandais, escortés par un contre-amiral. Comme celui-ci refusait de saluer sa frégate, le duc de Mortemart se mettait déjà en devoir de brûler le convoi, lorsque le capitaine du port de Livourne accourut dans une felouque pour l'informer que les Hollandais consentaient à le saluer de neuf coups de canon, à condition qu'on leur en rendrait deux[528]. Et la Hollande n'était pas la seule nation à laquelle on imposait cette humiliation, d'autant moins justifiable qu'on ne voulait point la subir. Déjà, en 1680, Louis XIV avait ordonné à ses amiraux d'exiger, en toute rencontre, que le pavillon espagnol s'abaissât devant le pavillon français[529]. Fatal orgueil qui attira bientôt à la France des ennemis irréconciliables, et qu'elle expia durement quand le jour des coalitions et des revers fut venu!

Mais ce n'était pas tout d'approvisionner les arsenaux, de créer l'inscription maritime, d'improviser des flottes, il fallait encore gouverner les caractères, former des chefs habiles, calmer les jalousies si promptes à s'éveiller et toujours si funestes sous les drapeaux. Les lettres suivantes, extraites de la volumineuse correspondance de Colbert, mettront à jour quelques-unes des difficultés que ce ministre eut à surmonter pour que la marine française, née de la veille en quelque sorte, pût tenir son rang auprès des forces navales de la Hollande et de l'Angleterre, se mesurer avec elles, et obtenir, en plusieurs rencontres, des avantages signalés. Le nom de Duquesne est justement illustre; mais cet officier, d'un caractère entier, absolu, fut toujours très-difficile à utiliser. Ce fait est constaté vingt fois dans les lettres de Colbert. Le 25 octobre 1669, il écrivait à l'intendant de marine de Rochefort: «M. Duquesne a fait à son ordinaire; il ne faut pas attendre un grand service de cet homme[530].» Une lettre que Colbert adressa, le 18 janvier 1671, au vice-amiral d'Estrées, commandant la flotte française, est encore plus explicite:

«Je vois bien que vous n'avez pas sujet d'être satisfait des sieurs Duquesne et Desardens, mais vous savez bien que ce sont les deux plus anciens officiers de la marine que nous ayons, au moins pour le premier, et mesme qu'il a toujours été reconnu pour un très-habile navigateur et fort capable en tout ce qui regarde la marine. Je conviens avec vous que son esprit est difficile et son humeur incommode; mais, dans la disette que nous avons d'habiles gens en cette science, qui a été si longtemps inconnue en France, je crois qu'il est du service du roy et même de votre gloire particulière que vous travailliez à surmonter la difficulté de cet esprit et à le rendre sociable, pour en tirer toutes les connoissances et avantages que vous pourrez, et j'estime qu'il est impossible qu'avec votre adresse et votre douceur vous n'en tiriez facilement en peu de temps tout ce qu'il pourra avoir de bon, et ce qui vous pourra servir, et mesme qu'avec cette douceur vous ne puissiez peut-être le réduire à servir à votre mode, c'est-à-dire utilement pour le service du roy[531]

Le 4 mars suivant, au sujet de quelques exigences de ce qu'il appelait la vieille marine, l'illustre ministre écrivait à l'intendant de Rochefort qu'il ne fallait pas tenir moins ferme à l'égard de la nouvelle, et qu'à dire le vrai il trouvait extraordinaire que le chevalier de la Vrillière se fâchât de faire deux ou trois voyages de capitaine en second. Il en était de même de quelques autres, qui trouvaient mauvais de faire trois voyages en qualité d'enseignes. «Si le roy, ajoutait Colbert, avoit égard à leur impatience, nous verrions bientôt des jeunes gens de vingt ans vouloir être capitaines, ce qui serait perdre entièrement notre marine[532]

Trois mois après, le 7 juin 1672, Ruyter surprit à l'ancre, devant Solsbay, les flottes anglaise et française et leur livra bataille. Les pertes furent immenses, principalement du côté des Anglais et des Hollandais; mais Ruyter sauva sa patrie en prévenant un débarquement. Aussitôt, la dissension éclata dans la flotte française. En même temps, les Anglais lui reprochèrent de s'être tenue à l'écart pendant qu'ils soutenaient seuls le feu des Hollandais. La lettre qu'on va lire, écrite, le 29 juin 1672, par Colbert à son frère, ambassadeur à Londres, renferme, sur ces diverses récriminations, des documents historiques du plus haut intérêt[533].

«Je receus hier vostre lettre du 23 de ce mois, par laquelle j'apprends la disposition que vous avez trouvé dans tous les esprits de la flotte, la désunion de M. le vice-admiral avec le sieur Duquesne et tout ce que vous avez fait pour oster cette division et les réunir. Pour vous dire le vray, je trouve que les François ont agi à leur ordinaire, c'est-à-dire que les passions particulières de hayne ou d'autres mouvements ont empesché que l'on ne relevast l'action qui s'est passée comme elle le devoit estre, et, pour vous dire la vérité, je n'ay jamais vu une relation ni plus sèche ni plus froide que celle de M. le vice-amiral; et cependant il y avoit lieu de la relever beaucoup par une infinité de circonstances. La modestie est bonne quand un particulier parle de luy; mais, quand un général parle des armes du roy, cette vertu devient un défaut très-blasmable; c'est en quoy M. le vice-admiral a beaucoup manqué; il debvoit considérer que l'escadre de France a eu l'advantage de descouvrir la première les ennemis, de s'estre trouvée la première soubz voiles et débarrassée de ses ancres, et qu'encore qu'elle fust entièrement soubz le vent des ennemis, sans pouvoir leur gagner le vent, parce que les Anglois estoient sur la ligne où elle pouvoit faire ses bordées, jamais les quarante-trois vaisseaux zélandais n'ont osé l'enfoncer. M. le vice-admiral avec quelques autres vaisseaux ont esté plus heureux que les autres de s'estre trouvé à portée des ennemis, mais les autres n'ont pas manqué de bonne volonté. C'est ainsy qu'il faut parler en toutes occasions pareilles, sauf à dire au roy ce qui s'est passé de plus particulier; mais, pour vous dire vray, je ne crois pas qu'en cette occasion l'on puisse accuser les officiers des vaisseaux qui ne se sont pas trouvés à portée des ennemis d'aucune mauvaise manœuvre ni de manque de cœur.»

Cependant, Duquesne avait obtenu le commandement d'une escadre, et l'on espérait que, maître de tous ses mouvements, libre de ce frein de l'obéissance immédiate auquel son caractère n'avait jamais pu s'assujettir, il ne tarderait pas à illustrer la marine française par quelques affaires d'éclat. Cet heureux pressentiment de Colbert se réalisa bientôt. Le 8 janvier 1676, Duquesne rencontra, en vue de Messine, la flotte hollandaise, commandée par Ruyter. Cette flotte se composait de trente vaisseaux, dont douze du premier rang, douze de moyenne force, quatre brûlots, deux flûtes et neuf galères. La flotte française, au contraire, ne comptait que vingt vaisseaux et six brûlots. Malgré cette disproportion, malgré l'auréole qui entourait le nom de Ruyter, Duquesne livra bataille à cet amiral et remporta sur lui une victoire éclatante. On lira, j'en suis sûr, avec le plus vif intérêt, la lettre que Colbert lui écrivit le 25 février 1676, pour le féliciter[534].

«La lettre que le roy veut bien vous escrire de sa main vous fera mieux connoistre que je ne le pourrois faire la satisfaction que Sa Majesté a reçue de ce qui s'est passé dans la dernière bataille que vous avez donnée contre les Hollandois; tout ce que vous avez fait est si glorieux et vous avez donné des marques si avantageuses de votre valeur, de votre capacité et de votre expérience consommée dans le métier de la mer, qu'il ne se peut rien ajouter à la gloire que vous avez acquise. Sa Majesté a enfin eu la satisfaction de voir remporter une victoire contre les Hollandois, qui ont été jusqu'à présent presque toujours supérieurs sur mer à ceux qu'ils ont combattus, et elle a connu par tout ce que vous avez fait qu'elle a en vous un capitaine à opposer à Ruyter pour le courage et la capacité.

«Je vous avoue qu'il y a bien longtemps que je n'ai écrit de lettre avec tant de plaisir que celle-cy, puisque c'est pour vous féliciter du premier combat naval que les forces du roy ont donné contre les Hollandois, et vous ne pouvez pas douter que le roy n'ayt fort remarqué qu'ayant à faire au plus habile matelot, et peut-estre au plus grand et au plus ferme capitaine de mer qu'il y ayt au monde, vous n'avez pas laissé de prendre sur luy les avantages de la manœuvre de votre vaisseau, ayant regagné pendant la nuit le vent qu'il avait sur vous le soir précédent, et celuy de la fermeté l'ayant obligé de plier deux fois devant vous. Une si belle action nous donne ici des assurances certaines de toutes celles que vous ferez à l'avenir, lorsque les occasions s'en présenteront, et vous devez estre asseuré de la part que j'y prendrai toujours.»

Comment ne pas aimer et admirer en même temps l'illustre ministre qui s'associait ainsi à la gloire de la France, et qui se réjouissait avec cette effusion des victoires que son intelligente et infatigable administration avait préparées? «Il y a bien longtemps que je n'ai écrit de lettre avec tant de plaisir que celle-ci,» disait Colbert à Duquesne. Ces seuls mots, s'adressant à un chef d'escadre victorieux, louent mieux le noble cœur qui les a dictés que ne pourraient le faire les éloges les plus éloquents.

Quant aux préoccupations de Colbert sur l'administration de tout temps si importante et si difficile du matériel maritime, quelques courtes citations suffiront pour en donner une idée.

«Vous ne sauriez vous imaginer, écrivait ce ministre à l'intendant de Rochefort, ce que j'apprends de villenies des capitaines de l'armée de Candie.... Préparez-vous à montrer vos comptes et à faire un inventaire général pour la fin de l'année...

«Il faut travailler à l'avenir à appeler des gens de qualité dans la marine...

«Le principal point est d'établir dans la marine d'honnestes gens et gens de bien; en chercher...[535]»

En même temps, Colbert songeait à doter la marine des règlements et ordonnances qui lui manquaient, et que l'état de splendeur où il l'avait portée rendaient de jour en jour plus nécessaires. On trouve dans ses papiers un mémoire original sur le règlement à faire pour la police générale des arsenaux de marine, ainsi qu'un autre Mémoire sur le règlement de police des ports et garde des arsenaux[536]. Ce dernier est divisé en trois parties relatives à la garde des ports et arsenaux, à la construction des vaisseaux, aux peines. La lettre suivante que Colbert écrivit le 4 mars 1671 à l'intendant de Rochefort, son collaborateur dans ces sortes de travaux, montrera le soin extrême qu'il mettait à l'élaboration et à la rédaction de ses règlements[537a].

«J'ai lu et examiné autant que j'ai pu votre règlement de police de marine, et comme c'est un travail d'une très-grande conséquence, je crois que nous ne pouvons assez le retoucher pour le rendre aussi parfait qu'il se pourra.

«Je vous envoye le premier cahier presque tout corrigé de ma main, et j'ai observé de faire transcrire les corrections afin que vous puissiez les lire avec facilité. Vous verrez que j'ay abrégé beaucoup de termes, retranché presque partout les raisons que vous donnez quelquefois de la disposition de chaque article, ôté partout en, dont vous vous servez trop souvent, de même ces autres termes: s'il se peut, s'il est possible, autant qu'il le pourra, et autres de même nature, qui ne peuvent convenir aux règlements que le roy fait, dans lesquels il doit parler absolument. Quoique j'aye fait, je n'en suis pas encore satisfait et je vous l'envoye pour le revoir encore et y retoucher. Surtout il faut que vous vous appliquiez à la diction, à la rendre correcte, intelligible, pour tous les termes; n'en point mettre d'inutiles, et retrancher les superflus et toutes les répétitions.

«Il me semble que bien souvent vous entrez dans un certain détail qui ne convient pas à la dignité du roy; c'est ce que vous devez examiner. Comme j'ai beaucoup retranché, ne retranchez plus rien d'essentiel sans m'en donner avis...

«Le terme chose, qui est souvent répété, doit être ôté partout.»

Enfin, au mois d'août 1681, Colbert publia la célèbre ordonnance sur la marine, qui mit le comble à sa gloire, et à laquelle son administration doit surtout l'éclat dont elle brille encore aujourd'hui. Les commentateurs de cette ordonnance en ont attribué le principal mérite à une commission dont ils regrettaient que les membres n'eussent pas été signalés à la reconnaissance publique. Suivant eux, la rédaction de l'ordonnance sur la marine fut confiée à deux maîtres des requêtes, MM. Le Vayer de Boutigny et Lambert d'Herbigny[537b]. Le 1er janvier 1671, ce dernier reçut en effet une mission pour les ports et havres du Ponant (de Dunkerque à La Rochelle), avec ordre de s'informer, entre autres objets, «de tout ce qui concernait la justice de l'amirauté, pour régler et en retrancher les abus, et composer ensuite un corps d'ordonnances pour en établir la jurisprudence, en sorte que les navigateurs et négociants sur mer pussent être assurés que la justice leur serait exactement rendue[538].» On lit à ce sujet dans l'instruction originale de Colbert à son fils, pour bien faire la commission de sa charge, instruction qui date de la même année que la mission donnée à M. d'Herbigny:

«Comme toutes ces pièces (les règlements et ordonnances sur la marine) sont estrangères, le roy a résolu de faire un corps d'ordonnances en son nom pour régler toute la jurisprudence de la marine. Pour cet effect, il a envoyé dans tous les ports du royaume M. d'Herbigny, maistre des requestes, pour examiner tout ce qui concerne cette justice, la réformer, et composer ensuite sur toutes les connoissances qu'il prendra un corps d'ordonnances; et, pour y parvenir avec d'autant plus de précaution, Sa Majesté a establi des commissaires à Paris, dont le chef est M. du Morangis, pour recevoir et délibérer sur tous les mémoires qui seront envoyés par ledit sieur d'Herbigny, et commencer à composer ledit corps d'ordonnances. Il seroit nécessaire, pour bien faire les fonctions de ma charge, de recevoir les lettres et mémoires du sieur d'Herbigny, en faire les extraits et assister à toutes les assemblées qui se tiendront chez M. de Morangis, et tenir la main à ce que le corps d'ordonnances sur cette matière fust expédié le plus promptement qu'il seroit possible[539]

On a vu comment Colbert avait remanié le règlement de marine de l'intendant de Rochefort. Sans doute, le travail de M. d'Herbigny et des commissaires chargés de discuter ses propositions, lui fut d'une grande utilité; mais, s'il faut en juger par les modifications qu'il avait apportées, dès 1671, au règlement de l'intendant de Rochefort, et par l'espace de dix années qui s'écoula entre la mission de M. d'Herbigny et la promulgation de la grande ordonnance sur la marine, il est permis de croire que cette ordonnance, fondue et refondue bien des fois, porta surtout l'empreinte de l'expérience personnelle du ministre, parvenue à cette époque, après vingt ans de la pratique la plus active, à son complet développement.

Un des commentateurs les plus estimés de l'ordonnance de 1681 a dit que, par la beauté et la sagesse de sa distribution, par l'exactitude de ses décisions, ce corps de doctrines suivi, précis, lumineux, fit l'admiration universelle. Bientôt, en effet, la plupart des nations mêmes qui avaient le plus souffert de l'orgueil de Louis XIV rendirent à l'ordonnance de Colbert le plus significatif, le plus flatteur de tous les hommages, et l'adoptèrent à l'envi[540].

L'instruction de Colbert au marquis de Seignelay pour l'initier aux devoirs de sa charge, a fait connaître les principes généraux qu'il portait dans l'administration de la marine. L'extrait de sa correspondance a aussi mis en saillie les règles principales qu'il avait adoptées et à l'aide desquelles il obtint en si peu de temps de si merveilleux résultats. J'ai indiqué ces règles et ces principes dans les lignes suivantes, analyse rapide d'un manuscrit de sept cents pages qui n'est lui-même qu'un résumé[541].

«Bâtiments et fortifications.—Colbert fit construire une salle d'armes à Rochefort, un lazaret à Toulon; il projetait la construction d'un entrepôt pour la marine à Belle-Isle, et d'un port à Port-Vendres.

«Munitions et marchandises.—Colbert voulait toujours en avoir dans les magasins pour trente à quarante vaisseaux au besoin.

«Bois.—Colbert fit ordonner que tous ceux situés à deux lieues de la mer ou des rivières ne fussent point coupés sans la permission du roi.

«Constructions et radoubs.—Il travailla à former des constructeurs en excitant l'émulation par des récompenses et en donnant des prix aux plus habiles.

«Machines.—Il faisait volontiers l'épreuve de nouvelles machines et il se prêta à un grand nombre d'expériences pour vérifier la proposition qui lui fut renouvelée bien souvent de dessaler l'eau de la mer.

«Officiers.—Colbert voulait nommer officiers de la marine royale des capitaines marchands habiles, afin de donner de l'émulation aux uns, et d'exciter les autres à s'instruire. Il ne faisait aucun cas de ceux qui n'avaient pas d'émulation. Il tenait essentiellement à la subordination et ne recevait pas les plaintes, même fondées, des inférieurs contre les supérieurs. Les grâces et les avancements étaient accordés par lui bien plus souvent aux actions qu'à l'ancienneté.

«Troupes.—Colbert ne faisait aucun cas des troupes de terre pour servir à la mer.

«Classes.—Comme contrôleur général des finances, il augmentait les tailles des paroisses qui ne se prêtaient pas à la levée des matelots et ne fournissaient pas leur contingent.

«Police et discipline.—Colbert blâmait souvent les intendants de ne pas soutenir assez les écrivains contre les capitaines, qui, disait-il, voudraient en faire leurs valets si l'on n'y tenait la main. Il ne faisait pas grâce aux officiers du premier grade et de la plus grande réputation qui voulaient se soustraire aux règles établies pour la discipline du service. Il défendait tout commerce aux îles de la part des capitaines, et il approuva l'intendant de Brest d'en avoir fait arrêter un qui avait rapporté deux cents barriques de sucre; il lui donna ordre de les confisquer, d'interdire le capitaine et de lui supprimer ses appointements. Il fit défendre à tous officiers, marins et matelots, d'aller servir hors du royaume sous peine des galères.

«Saluts, honneurs, rang et commandement.—La question des saluts occasionna, comme on sait, de longues discussions et négociations pendant le règne de Louis XIV. Les Anglais étaient les seuls avec qui l'on fût convenu de ne se rien demander de part et d'autre. Ils prétendaient se faire saluer les premiers dans les mers qu'ils appelaient de leur domination, et qu'ils étendaient depuis le Nord jusqu'au cap Saint-Vincent; mais la France s'y refusa toujours, tout en donnant ordre aux capitaines d'éviter la rencontre des vaisseaux anglais. Quant aux groupes de marine, le roi avait décidé que, lorsqu'elles mettraient pied à terre, elles seraient commandées par les officiers de terre, et que celles de terre qui s'embarqueraient obéiraient à des officiers de marine.

«Artillerie.—Colbert établit l'école des canonniers, le prix de la butte, et il écoutait toutes les propositions qui tendaient à perfectionner l'artillerie.

«Armements.—Il attachait beaucoup d'importance, tant pour la gloire du roi que pour le bien du commerce, à ce qu'il parût des vaisseaux de guerre français dans toutes les mers, en temps de paix comme en temps de guerre. Il regardait la lenteur et l'incertitude comme le pire de tous les inconvénients, aimant mieux que l'on s'exposât à prendre un mauvais parti que de trop hésiter... Il fit combattre le scrupule qui existait encore de partir les vendredis... Il trouva que l'on donnait trop d'équipage aux vaisseaux français en temps de paix. Ennemi des superfluités à la mer, il pensait en outre, avec les Anglais et les Hollandais, que les capitaines devaient être traités comme les matelots.

«Cartes et plans.—Colbert se proposait de faire lever secrètement les plans de tous les ports, côtes et rades, non-seulement du royaume, mais de tous les points où les escadres françaises abordaient, et de mettre pour cet effet un ingénieur habile sur chaque escadre.»

Maintenant, si des principes l'on arrive aux résultats, on voit la marine marchande se développer tout à coup, grâce au double encouragement du droit de tonnage et des primes[542], le régime régulier des classes substitué aux violences de la presse, une caisse de secours fondée en faveur des gens de mer invalides, des écoles d'hydrographie et d'artillerie créées, les ports du Havre et de Dunkerque fortifiés; puis enfin, comme couronnement de cette œuvre où l'activité et le soin des détails s'élevèrent jusqu'au génie, une ordonnance mémorable, la première de ce genre et le modèle de toutes celles qui l'ont suivie; une flotte de deux cent soixante-seize bâtiments dans un pays qui en comptait trente à peine vingt ans auparavant, et pour les commander le comte d'Estrées, Tourville, Duquesne, après lesquels on peut nommer encore le maréchal de Vivonne, brillant marin qui fit de Messine une nouvelle Capoue; le comte de Châteaurenault; le marquis de Martel, renommé par la hardiesse de ses coups de main; le chevalier de Valbelle enfin, un des plus intrépides lieutenants de Duquesne, dans cette bataille du 8 janvier 1676, où il défit Ruyter, et qui lui valut l'admirable lettre de Colbert que j'ai citée[543]. Voilà quels nobles exemples, quel patriotique héritage, ce ministre légua à son successeur, à son fils. Les destinées de la France eussent été trop belles si ceux qui la gouvernaient à cette époque n'avaient pas abusé d'une si grande puissance pour porter atteinte à l'indépendance des autres nations, et si, au lieu de se borner à faire respecter son droit sur toutes les mers par ce déploiement de forces imposantes, ils n'avaient pas, entre autres griefs, violenté l'Espagne et la Hollande au sujet de ces honneurs maritimes qu'ils trouvaient humiliant de rendre à l'Angleterre! Mais c'est, par malheur, le propre de la force d'incliner à la violence, et il semble qu'il soit plus difficile encore aux gouvernements qu'aux individus d'être à la fois puissants et modérés.


CHAPITRE XXe ET DERNIER.

Nouveaux détails sur le caractère de Colbert.—Sa tolérance à l'égard des manufacturiers protestants.—Son despotisme dans le Conseil.—Il fait arrêter et juger deux fabricants de Lyon qui voulaient s'établir à Florence.—Lettre de Colbert relative aux Gazettes à la main.—Il veut faire fermer le jardin des Tuileries au public.—Il destitue un receveur général, son ancien camarade.—Etrange lettre qu'il écrit au sujet d'un procès qu'un de ses amis avait à Bordeaux.—Disgrâce de M. de Pomponne.—Il est remplacé par Colbert de Croissy, frère du ministre.—Colbert au Jardin des Plantes.—Le roi lui adresse une réprimande sévère.—Louanges prodiguées à Louis XIV par ses ministres.—Lettre de Colbert pour le féliciter de la prise de Maestricht.—Louis XIV et l'État.—Colbert est menacé de disgrâce.—Louis XIV lui reproche en termes fort durs le prix excessif de la grande grille de Versailles.—Colbert tombe malade et meurt.—Lettre de madame de Maintenon sur les circonstances de sa mort.—La haine que lui portait le peuple de Paris était telle qu'on est obligé de l'enterrer sans pompe et dans la nuit.—Vers que l'on fait contre lui après sa mort.—Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert et Turgot ont été impopulaires.—Parallèle entre Sully et Colbert, par Thomas.—Titres de Colbert à la reconnaissance publique.

Le caractère de Colbert, on a pu en juger par le portrait qu'en a laissé le premier président de Lamoignon, était des plus absolus, et supportait difficilement toute contradiction. «Insensible à la satire, a dit Lemontey, sourd à la menace, incapable de peur et de pitié, cachant sous le flegme un naturel colère et impatient; si, avant de résoudre, il consultait avec soin et bonne foi, il exécutait ensuite despotiquement, et brisait les oppositions[544].» La seule question sur laquelle, résistant au flot de la cour, Colbert ait montré de la tolérance, fut la question religieuse. M. Colbert ne pense qu'à ses finances et presque jamais à la religion, écrivait à ce sujet Mme de Maintenon. On a vu pourtant, dans ses instructions au marquis de Seignelay, si Colbert pouvait être taxé d'indifférence en matière de foi; mais prévoyant les excès de la réaction qui fermentait autour de lui dans les esprits, et convaincu qu'elle serait funeste à l'industrie, au commerce, ses préoccupations dominantes, il devait, en effet, mal seconder l'impatience de quelques-uns de ses collègues, notamment de Le Tellier et de Louvois, son fils, tout dévoués à Mme de Maintenon. On se souvient qu'il avait écrit en faveur des juifs établis à la Martinique. Le manufacturier hollandais et protestant Van Robais, qu'il avait attiré à Abbeville, s'étant plaint à lui de quelques tracasseries qu'il éprouvait à cause de sa religion, le 16 octobre 1671 Colbert adressa la lettre suivante à l'évêque d'Amiens:

«J'apprends que les entrepreneurs de la manufacture d'Abeville ont congédié leur ministre par déférence qu'ils ont eue à la remontrance que je leur fis en ladite ville. Cependant ils se plaignent fort que le Père Marcel, Capucin, continue à les presser par trop. Je suis bien aise de vous en donner advis, affin qu'il vous plaise de modérer le zèle de ce bon religieux, et qu'il se contente d'agir à l'esgard de ces gens-là ainsi que tous les religieux du royaume agissent à l'esgard des huguenots[545]

A peine entré dans le Conseil, Colbert avait voulu y être le maître. Un jour le roi y assistait, et le jeune Brienne rapportait une affaire concernant l'évêque de Genève qui réclamait des magistrats de cette ville une rente de 3 ou 4,000 livres, payée jusqu'alors à ses prédécesseurs. Tout à coup, Colbert l'interrompit en disant avec chaleur et hauteur que le roi ne voulait point fâcher Messieurs de Genève, et qu'il aimait mieux donner une gratification à l'évêque. «Vous voyez sur quel ton le prend le sieur Colbert, dit à l'issue du conseil Le Tellier au bonhomme Brienne, présent à la séance et furieux de ce que son fils eût été ainsi interrompu devant le roi; il faudra compter avec lui[546]

On peut se figurer, d'après cela, quel devait être le despotisme administratif de Colbert lorsque l'application de son système rencontrait des entraves. Quelques-uns de ses actes en donneront encore mieux l'idée. Il y avait à Lyon, en 1670, deux fabricants de velours épinglé qui projetaient d'aller s'établir à Florence. Colbert en fut informé, et écrivit le 8 novembre 1670 à l'archevêque de Lyon de les faire arrêter. Un M. de Silvecane fut chargé de les juger. D'après quel pouvoir et à quel titre? C'est ce qu'il serait difficile de préciser. Ne sachant quelle peine leur appliquer, il exposa son embarras à Colbert; mais celui-ci n'était pas homme à se laisser arrêter pour si peu, et, le 12 décembre, il lui répondit que, «n'y ayant rien dans les ordonnances sur un fait de cette qualité, cette peine devait être à l'arbitrage des juges; qu'en cas d'appel il aurait soin de faire confirmer le jugement à Paris, mais que, de toute manière, il fallait bien prendre garde que ces gens-là ne sortissent du royaume.» Puis, à un mois de là, le 9 janvier 1671, Colbert félicite M. de Silvecane «sur le jugement qu'il a rendu dans l'affaire des deux particuliers qui voulaient transporter leurs manufactures à Florence[547].» Dans la même année, le 12 juin 1671, il écrivit à l'ambassadeur de France en Portugal pour l'inviter à faire dire à un Français, dont le projet était d'établir une manufacture de draps à Lisbonne, que cela ne serait pas agréable au roi et pourrait nuire à sa famille. «Peut-être, ajoutait Colbert, cela l'obligerait-il à rentrer en France.» On croira sans peine que, sous ce régime, et avec de pareils penchants pour l'arbitraire, les moindres écarts de la presse fussent rigoureusement châtiés. Du vivant du cardinal Mazarin, c'était l'abbé Fouquet, frère du surintendant, qui était particulièrement chargé de dépister les libellistes de Paris et de les envoyer à la Bastille. Colbert lui-même ne dédaigna pas ce soin, et, à la mort du premier ministre, il pria l'ambassadeur de Hollande à Paris d'insinuer aux États que le roi verrait avec plaisir qu'ils avisassent aux moyens d'empêcher la publication de libelles contre la mémoire du cardinal[548]. En 1667, la création du lieutenant de police débarrassa Colbert de cette surveillance. Cependant, ce magistrat lui rendait compte exactement de tous les délits, de toutes les arrestations, et des jugements qui en étaient la suite. La recommandation suivante lui fut adressée par Colbert le 25 avril 1670.

«J'ay rendu compte au roy de la lettre que vous m'avez écrite sur le sujet des Gazettes à la main. Sa Majesté désire que vous continuïez à faire une recherche exacte de ces sortes de gens et que vous fassiez punir très-sévèrement ceux que vous avez fait arrester, estant très-important pour le bien de l'État d'empescher à l'avenir la continuation de pareils libelles[549]

Ici, sans doute, la sévérité avait son excuse; mais, à coup sûr, on n'en peut dire autant d'un édit du mois de juin 1670, qui «ordonnait aux carriers de Saint-Leu, Montmartre, etc., de travailler dans les carrières, et leur faisait défense d'aller aux foins, blés et vendanges, afin de ne pas retarder les bâtiments du roi, permettant seulement à ceux qui étaient propriétaires d'héritages d'aller recueillir leurs fruits, sans pouvoir emmener avec eux aucun desdits carriers, sous peine d'emprisonnement et de punition corporelle en cas de récidive[550]

Quelques anecdotes compléteront ce que j'ai déjà dit du caractère de Colbert. Avant lui, le jardin des Tuileries était séparé du palais par une rue. Il la fit disparaître. L'ancien jardin fut bouleversé, et, sur les dessins de Le Nôtre, on le disposa, à quelques modifications de détail près, comme il est encore aujourd'hui. Quand tous ces changements furent terminés, Colbert dit à Charles Perrault, son premier commis à la surintendance des bâtiments: «Allons aux Tuileries en condamner les portes: il faut conserver ce jardin au roi, et ne pas le laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l'aura gâté entièrement.» C'eût été pour les Parisiens, habitués depuis longtemps à jouir de la promenade dans ce jardin, une privation des plus fâcheuses et qui aurait excité un mécontentement général. Charles Perrault le comprit, et, arrivé dans la grande allée, dit à Colbert qu'on ne saurait croire le respect que tout le monde, jusqu'aux plus petits bourgeois, avait pour ce jardin; que non-seulement les femmes et les petits enfants ne s'avisaient jamais d'y cueillir aucune fleur, mais même d'y toucher; qu'au surplus les jardiniers pouvaient lui en rendre compte, et que ce serait une affliction publique de ne pouvoir plus venir s'y promener. «Il n'y a que des fainéants qui viennent ici,» dit Colbert. Perrault lui répondit qu'il y venait encore des personnes qui relevaient de maladie; qu'on y parlait d'affaires, de mariages et de toutes choses qui se traitaient plus convenablement dans un jardin que dans une église, où il faudrait, à l'avenir, se donner rendez-vous. Enfin, il se hasarda à faire la remarque que les jardins des rois n'étaient sans doute si spacieux qu'afin que tous leurs enfants pussent s'y promener. A ce trait Colbert sourit, et les jardiniers lui ayant dit que le peuple n'y faisait en effet aucun dégât, se contentant de se promener et de regarder, il ne parla plus de fermer les Tuileries. On devine la satisfaction de l'excellent Perrault[551].

Par malheur pour lui, les plaidoyers du charmant auteur des Contes de fées ne furent pas toujours couronnés du même succès. Perrault avait un frère receveur général des finances à Paris, le même qui avait travaillé avec Colbert, alors son subalterne, chez un trésorier des Parties casuelles. De 1054 à 1664, époque où le frère de Perrault exerça cette charge, les recettes furent, comme on l'a vu, extrêmement difficiles, et le roi se trouva obligé de remettre au peuple tout ce qui restait dû sur les tailles de ces dix années, «libéralité admirable, dit Charles Perrault, si elle n'eût point été faite aux dépens des receveurs généraux qui avaient avancé ces fonds, et qui ont été presque tous ruinés, faute d'en avoir pu faire le recouvrement.» Son frère se trouva dans ce cas, et, en 1664, tourmenté, persécuté par ses créanciers, il crut pouvoir prendre quelques fonds sur la recette courante pour payer ses dettes les plus criardes. Colbert l'apprit et le fit appeler; mais, craignant les poursuites de quelques personnes qui parlaient déjà de le faire incarcérer, Perrault s'était caché. Que pouvait faire Colbert? Il donna ordre que sa charge fût vendue au profit du Trésor. Vainement, Charles Perrault intercéda souvent en sa faveur. Un jour Colbert lui dit: «Votre frère s'est fié sur mon amitié, et il a cru qu'il pouvait impunément jouer le tour qu'il m'a fait.» Là-dessus Perrault se récria, exposa de nouveau les causes premières de la gêne de son frère; quoi qu'il en soit, il dut se résigner ou se retirer. Suivant lui, la réputation que Colbert voulait se faire auprès du roi d'un homme parfaitement intègre l'aurait porté à traiter un ancien ami avec une dureté qu'il n'aurait pas témoignée pour tout autre. Mais ici le jugement de Perrault est suspect, et l'injustice de ce reproche paraît évidente, lorsqu'on se rappelle l'inflexible sévérité du ministre dans le cours des opérations de la Chambre de justice. Tout porte à croire, au contraire, que Colbert pensait réellement ce qu'il disait un jour à Charles Perrault, qui le sollicitait à ce sujet: «Je voudrais qu'il m'en eût coûté 10,000 écus de mon argent, et que cela ne fût pas arrivé[552]

L'intégrité ordinaire de Colbert lui fit pourtant défaut une fois dans une circonstance très-importante, où son intérêt personnel était fortement engagé. En 1671, le marquis de Seignelay avait vingt ans, et Colbert songeait à le marier à une riche héritière, la marquise d'Alègre, dont un des oncles, le marquis d'Urfé, avait un grand procès à Bordeaux contre le marquis de Mailly, son neveu, au sujet de la succession de la duchesse de Croüy[553]. A l'occasion de ce procès, Colbert écrivit, le 4 juillet 1671, l'étrange lettre qu'on va lire, au sieur Lombard, un de ses agents à Bordeaux.

«M. le marquis d'Urfé, qui est de mes amis particuliers, ayant un procès sur le point d'estre jugé au Parlement de Bordeaux, ne manquez pas de solliciter en mon nom tous les juges et de faire toutes les diligences dont il aura besoin pour la décision heureuse de cette affaire, estant bien aise de luy marquer en ce rencontre et en tout autre l'intérest que je prends à tout ce qui le regarde[554]

Le sieur Lombard s'acquitta sans doute exactement de sa commission; mais sa démarche ne réussit pas également auprès de tous les conseillers du Parlement de Bordeaux. Le marquis de Mailly avait parmi eux des amis; ils l'informèrent, de ce qui se passait, et il s'en plaignit lui-même très-vivement à Colbert[555].

Enfin, on a reproché à ce ministre de n'avoir pas prévenu, comme il aurait pu le faire, la disgrâce de M. de Pomponne, ministre secrétaire d'État des affaires étrangères, qui garda pendant trois jours une lettre de l'ambassadeur de France à Munich, relative au mariage de la Dauphine. Cet ambassadeur était le marquis de Croissy, frère de Colbert. Quand il reçut sa lettre, M. de Pomponne, allait partir pour Livry, où des invités l'attendaient; il commit la faute, inexcusable sans doute, de sacrifier son devoir à ses plaisirs, et partit en recommandant au courrier de ne pas se montrer de quelques jours. Mais, en même temps que lui, Colbert avait reçu une lettre de son frère, et il en parla au roi, dont l'impatience fut bientôt portée au dernier pour. Cependant, M. de Pomponne ne paraissait pas. Il ne fallait que trois heures pour le prévenir de la peine où était le roi. Personne n'y songea. Quand il revint, il n'était plus ministre. Le frère de Colbert l'avait remplacé[556].

On lira avec plus de plaisir l'anecdote suivante.

Colbert avait fait apporter de grandes améliorations au Jardin du Roi. Un jour, en visitant ce jardin, il s'aperçut qu'une portion de terrain destinée aux cultures botaniques avait été plantée de vignes pour l'usage des administrateurs de l'établissement. A cette vue, sa colère éclate et il ordonne que la vigne soit arrachée à l'instant. En même temps, impatient de voir cesser un abus aussi scandaleux, il demande une pioche, et, transporté d'une patriotique indignation, il arrache lui-même la vigne, objet de son courroux[557].

Le 23 janvier 1670, Colbert écrivit à un ingénieur qui travaillait au port de Dunkerque: «Il n'est pas question de savoir si vous estes courtisan ou flatteur, et il n'a jamais esté nécessaire d'avoir l'une ou l'autre de ces mauvaises qualitez près de moi.» Dans une autre circonstance, il ne craignit pas de faire entendre un langage sévère au duc de Mazarin, celui qui désirait avoir des procès sur tous les biens provenant de la succession du cardinal, et qui brisa lui-même à coups de marteau, sous prétexte de nudité, les plus belles statues de sa galerie. Le duc de Mazarin avait été nommé gouverneur d'Alsace; mais, au lieu de s'en tenir à ses attributions, il voulut empiéter sur celles de l'intendant, et se mêler aussi de la justice, de la police, des finances. Après une première lettre du 28 septembre 1672, qui ne le corrigea pas, Colbert, fatigué des embarras incessants que le duc de Mazarin causait à tout le monde, lui écrivit, le 11 novembre suivant, une lettre des plus énergiques, dont j'extrais ce qui suit:

«Vous ne devriez permettre que ces sortes de prétentions parussent aux yeux de Sa Majesté... Au nom de Dieu, laissez faire aux autres ce qu'ils doibvent faire, et faites bien ce que vous estes obligé de faire pour le service du roy... Vous sçavez de quelle estendue est le royaume, et vous sçavez que feu Monseigneur le cardinal, et auparavant luy M. le conte d'Harcourt ont esté grands baillifs comme vous; et jamais le roy n'a entendu parler d'aucune difficulté sur ces matières, et il n'en est jamais arrivé aucune entre les gouverneurs et les intendants dans tout le royaume. Je ne sçais par quel malheur il faut que le roy voye incessamment des difficultés que vous faites naistre où les autres n'en trouvent aucune[558]

On a déjà vu qu'à partir de 1670 l'influence de Colbert, bien que très-puissante encore, avait rencontré une influence rivale et souvent supérieure dans celle de Louvois. Pourtant, même à dater de cette époque, Louis XIV témoignait encore de l'amitié à Colbert et ne lui cachait pas le prix qu'il attachait à ses services. La lettre suivante, qu'il lui adressa de Versailles, le 23 avril 1671, porte un cachet de vérité précieux et fait connaître au juste la nature de l'ascendant que ce roi conservait sur ceux-là même de ses ministres dont, à son insu, il recevait l'impulsion.

«Mme Colbert m'a dit que vostre santé n'est pas très-bonne et que la diligence avec laquelle vous prétendes revenir vous peut estre préjudiciable. Je vous escris ce billet pour vous ordonner de ne rien faire qui vous mette hors d'estat de me servir, en arrivant à tous les emplois que je vous confie. Enfin, vostre santé m'est nécessaire; je veux que vous la conserviez, et que vous croyiés que c'est la confiance et l'amitié que j'ai en vous et pour vous qui me font parler comme je fais[559].

«Pour Colbert.»

Mais Colbert, on va le voir, ne suivit pas le conseil véritablement affectueux que lui donnait le roi, et rejoignit la cour presque immédiatement. Neuf jours après la lettre qui précède, Louis XIV lui en écrivit une autre, mais cette fois sur un ton singulièrement différent. Que s'était-il passé dans l'intervalle? Sans doute quelque querelle d'attributions en plein Conseil, au sujet de cette prépondérance chaque jour croissante du jeune secrétaire d'État de la guerre. Qui sait? Trompé par les expressions si bienveillantes de la lettre qu'il venait de recevoir, Colbert prit peut-être, dans ses récriminations, un ton hautain, absolu, qui déplut surtout au roi. Sans soulever entièrement le voile qui couvre cette affaire, les lettres suivantes en disent assez pour fixer les situations, dessiner les caractères, et, sous ce double rapport, elles présentent un puissant intérêt.

«A Chantilly, ce 24 avril 1671.

«Je fus assez maistre de moy avant ier pour vous cacher la peine que j'avois d'entendre un homme que j'ai comblé de bienfais comme vous, me parler de la manière que vous faisiez. J'ai eu beaucoup d'amitié pour vous, il y paroist par ce que j'ai fait; j'en ay encore présentement, et je croys vous en donner une assez grande marque en vous disant que je me suis contraint un seul moment pour vous, et que je n'ay pas voulu vous dire moi-mesme ce que je vous escris, pour ne pas vous comettre à me déplaire davantage. C'est la mémoire des services que vous m'avez rendus et mon amitié qui me donne ce sentiment; profités-en et n'asardés plus de me fascher encore, car après que j'aurai entendu vos raisons, et celles de vos confrères et que j'aurai prononcé sur touttes vos prétentions, je ne veux plus jamais en entendre parler. Voiés si la marine ne vous convient pas, si vous ne l'avez à vostre mode, si vous aimeriez mieux autre chose; parlez librement; mais, après la décision que je donnerai je ne veux pas une seule réplique. Je vous dis ce que je pense pour que vous travaillés sur un fondement asseuré et pour que vous ne preniés pas de fausses mesures[560]

«A. class="smcap">Colbert.»

Le coup était rude, et ce qui en rendait surtout les suites redoutables, c'est qu'il avait été porté de sang-froid et après mûre réflexion. Quand Louis XIV prétend que la crainte de pousser Colbert à se commettre davantage l'a seule arrêté, il est permis d'hésiter à le croire. Il est plus probable que l'ancien ascendant de son ministre le retint, et que, tout en désirant fortement de modifier ses relations avec Colbert et de s'opposer à certaines licences, il n'en avait le courage que de loin. Quoi qu'il en soit, cette lettre remplissait le but qu'il voulait atteindre. Colbert essaya sans doute de se justifier, de pallier les torts qui lui étaient reprochés. On n'a pas sa réponse; mais celle que lui adressa le roi permet d'en déterminer le sens.

«A Liancourt, 26 avril 1671.

«Ne croiés pas que mon amitié diminue, vos services continuant, cela ne se peut; mais il me les faut rendre comme je le désire, et croire que je fais tout pour le mieux. La préférence que vous craignés que je donne aux autres ne vous doit faire aucune peine. Je veux seulement ne pas faire d'injustice et travailler au bien de mon service. C'est ce que je ferai quand vous serés tous auprès de moy. Croyés, en allendant, que je ne suis point changé pour vous, et que je suis dans les sentiments que vous pouvés désirer[561]

On a souvent fait un crime aux hommes de lettres de la seconde moitié du XVIIe siècle, à Corneille, à Racine, à Boileau, à Molière, des louanges véritablement excessives qu'ils prodiguèrent à Louis XIV. Pour être juste, il faudrait reconnaître que, loin de communiquer, sur ce point, l'impulsion à leur époque, ils se bornèrent à suivre celle que leur donnait la cour. Qui ne connaît les excentricités en ce genre du duc de Lafeuillade, dont le projet avait été, c'est lui-même qui s'en vantait, d'acheter un caveau à l'église des Petits-Pères, d'y pratiquer un souterrain qui aurait abouti à la place des Victoires, sous la statue du roi qu'il y avait élevée à ses frais, et de se faire enterrer immédiatement au-dessous? Le duc de Saint-Simon a caractérisé cette fièvre d'adulation, que la vanité bien connue de Louis XIV rendait contagieuse, en disant, dans son langage hyperbolique, que si ce prince l'eût voulu, il se fût fait adorer[562]. Il est curieux de voir aujourd'hui comment les libellistes contemporains qualifiaient ce travers. «Le roi, disait l'un d'eux en 1689, a le plus grand amour-propre et le plus vaste orgueil qui fut jamais. Il s'est fait donner plus de faux encens que tous les demi-dieux des païens n'en ont eu de véritable. Jamais homme n'a aimé les louanges et la vaine gloire au point que ce prince l'a recherchée. Voilà à quoi se réduit la gloire de Louis XIV: C'est un amour-propre d'une grandeur immense[563].» Enfin, Colbert lui-même, le grave et austère Colbert dut payer son tribut à cette passion effrénée de louanges qu'il avait, comme tant d'autres, contribué à développer. Les historiens spéciaux ont réduit à leur valeur réelle les talents militaires, l'influence personnelle de Louis XIV dans les campagnes auxquelles ce prince assista[564]. La lettre suivante que Colbert lui écrivit, le 4 juillet 1673, après la prise de Maestricht, où ce prince se trouvait, donnera donc une idée du ton sur lequel les ministres du temps se croyaient sans doute obligés de louer le roi pour se maintenir dans ses bonnes grâces.

Sire,

«Toutes les campagnes de Votre Majesté ont un caractère de surprise et d'estonnement qui saisit les esprits et leur donne seulement la liberté d'admirer, sans jouir du plaisir de pouvoir trouver quelque exemple;

«La première, de 1667, douze ou quinze places fortes avec une bonne partie de trois provinces;

«En douze jours de l'hiver de 1668, une province entière;

«En 1672, trois provinces et quarante-cinq places fortes.

«Mais, Sire, toutes ces grandes et extraordinaires actions cèdent à ce que Votre Majesté vient de faire. Forcer six mille hommes dans une des meilleures places de l'Europe, avec vingt mille hommes de pied, les attaquer par un seul endroit, et ne pas employer toutes ses forces pour donner plus de matière à la vertu de Votre Majesté; il faut avouer qu'un moyen aussi extraordinaire d'acquérir de la gloire, n'a jamais été pensé que par Votre Majesté. Nous n'avons qu'à prier Dieu pour la conservation de Votre Majesté. Pour le surplus, sa volonté sera la seule règle de son pouvoir.

«Jamais Paris n'a témoigné tant de joie. Dès dimanche au soir, les bourgeois, de leur propre mouvement, sans ordre, ont fait partout des feux de joie, qui seront recommencés ce soir après le Te Deum[565].

L'anecdote suivante donne à la lettre qu'on vient de lire une singulière signification, et montre quels durent être les écueils de la position de Colbert, à partir de 1672. La guerre traînant en longueur et exigeant sans cesse de nouveaux efforts, le roi avait dit un jour à ce ministre qu'il lui faudrait 60 millions de plus pour l'extraordinaire des guerres. Effrayé par ce chiffre, Colbert répondit tout d'abord qu'il ne croyait pas pouvoir fournir à cette dépense. «Songez-y, reprit Louis XIV, il se présente quelqu'un qui entreprendrait d'y suffire, si vous ne voulez pas vous y engager.» Colbert resta longtemps sans retourner chez le roi, et ses commis le virent occupé à remuer tous ses papiers, ignorant ce qu'il faisait, encore moins ce qu'il pensait. Enfin, le roi lui fit dire d'aller à Versailles. Il y alla, et les choses reprirent leur train ordinaire. On prétend, dit Charles Perrault après avoir raconté ce fait, que la difficulté de faire face à un pareil surcroît de dépenses l'avait engagé à se retirer; mais que sa famille lui persuada de ne point quitter la partie, et que c'était un piège qu'on lui tendait pour le perdre en l'éloignant des affaires. Colbert resta donc ministre; «mais, ajoute Perrault, tandis qu'auparavant on le voyait se mettre au travail en se frottant les mains de joie, depuis cet événement, il ne travailla plus qu'avec un air chagrin et même en soupirant. De facile et aisé qu'il était, il devint difficultueux, et l'on n'expédia plus, à beaucoup près, autant d'affaires que dans les premières années de son administration[566].

Ainsi, par un singulier retour de fortune, l'accusateur, le remplaçant de Fouquet en était venu au point, vers la fin de sa vie, de craindre un piège dont les auteurs, s'ils eussent réussi, ne lui auraient pas seulement ôté le pouvoir. Aveuglé par ce vertige de la faveur auquel si peu d'hommes savent résister, comme Fouquet, à qui lui-même, vingt ans auparavant, reprochait l'orgueil de ses alliances, il avait, de la même manière, cherché des appuis dans les plus puissantes familles du royaume, et le même reproche venait l'atteindre. Ses ennemis craignaient ou feignaient de craindre son insatiable ambition et lui prêtaient de coupables projets[567]. Une lettre de Mme de Maintenon elle-même montrera, tout à l'heure, qu'ils l'accusaient de tramer des desseins pernicieux. Quels étaient ces desseins? Peut-être d'usurper le rôle du cardinal de Richelieu, de Mazarin, de devenir comme eux premier ministre et ministre dirigeant. Il est certain qu'avec un prince moins altier, moins absolu que Louis XIV, Colbert aurait atteint ce but: «Je crois, a dit Gourville, que son ambition était plus grande que le monde et lui-même n'en jugeaient; mais quand il a voulu faire quelques démarches pour excéder sa place, il a bientôt pu voir que le roi ne s'en accommoderait pas.» On comprend en effet que, jaloux comme il l'était du pouvoir, et surtout de l'apparence du pouvoir, Louis XIV n'eût jamais souffert une pareille usurpation, mais Colbert devait le savoir mieux que personne. Les bruits répandus contre lui, les desseins pernicieux qu'on lui attribuait, étaient donc, sans aucun doute, inventés et colportés par le parti de la guerre, pour le forcer à sortir du Conseil.

La mort se chargea de ce soin, et, par malheur pour la France, au moment où ses services lui eussent été le plus nécessaires. On était en 1683. A cette époque, dit-on, Colbert, plus que jamais en butte à la malveillance de la faction Louvois, cherchait à captiver les faveurs incertaines de Louis XIV par un dernier effort plus digne d'un courtisan que d'un grand ministre. Il projetait de faire construire sur le terrain de l'hôtel de Soissons, où la Halle aux Blés a été bâtie depuis, un vaste bassin au milieu duquel se serait élevé un immense rocher portant à ses angles quatre statues colossales de fleuves, et dominé par Louis XIV terrassant la Discorde et l'Hérésie. Déjà, un artiste célèbre, le statuaire Girardon, avait fait le plan de cette montagne de marbre et de bronze; mais, à la mort du ministre qui en avait eu l'idée, ce projet fut abandonné, et son successeur eut le bon esprit d'épargner à la France les frais de cette nouvelle adulation[568].

Colbert était alors âgé de soixante-quatre ans. Depuis plusieurs années, sa santé, altérée par un travail opiniâtre, lui commandait les plus grands ménagements. Le 19 novembre 1672, il écrivait à son frère, ambassadeur à Londres, qu'il avait l'estomac mauvais et qu'il suivait un régime fort réglé, mangeant en son particulier, à dîner, un seul poulet avec du potage, et, soir et matin, un morceau de pain avec un bouillon ou choses équivalentes. Du reste, Colbert ajoutait qu'il se trouvait très-bien de ce régime, qu'il commençait à reprendre sa santé et à dormir mieux qu'auparavant[569]. Vers 1680, ayant accompagné le roi dans un voyage aux Pays-Bas, il eut une fièvre maligne extrêmement violente, dont les accès étaient de quinze heures. Un médecin anglais l'en guérit avec du quinquina, ce qui mit ce remède à la mode[570]. Il y a donc lieu de croire que ce ministre, déjà fortement éprouvé par plusieurs maladies considérables, succomba à une nouvelle attaque, compliquée cette fois d'une pierre qui s'était formée dans les reins. Cependant, d'après quelques-uns de ses biographes, le chagrin que lui causa une injuste réprimande du roi aurait avancé sa mort. On raconte même à ce sujet les détails suivants.

Louvois surveillait avec une attention extrême les dépenses même les plus minimes de son département[571]. Ayant cru découvrir qu'en sa qualité de surintendant des bâtiments, Colbert avait passé quelques marchés onéreux au Trésor, notamment pour la grille qui ferme la grande cour du château de Versailles, il en donna avis au roi. A quelque temps de là, Colbert rendit compte de cette dépense à Louis XIV qui reçut fort mal ses explications. Après plusieurs choses très-désagréables, le roi lui dit: «Il y a là de la friponnerie.—Sire, répondit Colbert, je me flatte au moins que ce mot-là ne s'étend pas jusqu'à moi,—Non, dit le roi, mais il fallait y avoir plus d'attention.» Et il ajouta: «Si vous voulez savoir ce que c'est que l'économie, allez en Flandre; vous verrez combien les fortifications des places conquises ont peu coûté[572]

Ce mot, cette comparaison, firent, dit-on, l'effet d'un coup de foudre. Colbert tomba malade de la maladie dont il mourut, et ses dernières paroles furent, en parlant du roi: «Si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé deux fois, et je ne sais ce que je vais devenir.» En apprenant sa maladie, le roi lui envoya un gentilhomme et lui écrivit. Colbert reçut ce gentilhomme dans sa chambre, mais en feignant de dormir, afin d'être dispensé de lui parler. Quant à la lettre, il refusa de la lire en disant: «Je ne veux plus entendre parler du roi; qu'au moins à présent il me laisse tranquille.» Pour l'excuser de ce manque de respect, sa famille fut obligée de prétexter qu'il n'avait plus voulu penser qu'à son salut.

Tous ces détails sont-ils bien exacts? Suivant son biographe contemporain, «la joie qu'éprouva Colbert des succès que Duquesne venait de remporter sur les Algériens, et la jalousie qu'il avait depuis longtemps contre Louvois lui firent faire de si grands efforts pour bien remplir les devoirs de toutes ses charges, que sa santé succomba enfin sous un travail si continuel.» Le même écrivain ajoute qu'il se forma une pierre dans ses reins, et qu'il mourut le 6 septembre 1683, après avoir reçu les secours spirituels d'un vicaire de Saint-Eustache et du père Bourdaloue[573]. Colbert avait fait son testament le 5 septembre[574]. En l'absence de documents plus explicites, la lettre suivante, écrite le 10 septembre 1683 par Mme de Maintenon à Mme de Saint-Géran, constate plusieurs faits intéressants et semble confirmer, jusqu'à un certain point, l'ingratitude dont on prétend que Colbert accusa Louis XIV au moment de mourir.

«Le roi se porte bien et ne sent plus qu'une légère douleur. La mort de M. Colbert l'a affligé, et bien des gens se sont réjouis de cette affliction. C'est un sot discours que les desseins pernicieux qu'il avait, et le roi lui a pardonné de très-bon cœur d'avoir voulu mourir sans lire sa lettre pour mieux penser à Dieu... M. de Seignelay a voulu envahir tous ses emplois et n'en a obtenu aucun; il a de l'esprit, mais peu de conduite. Ses plaisirs passent toujours devant ses devoirs. Il a si fort exagéré les qualités et les services de son père qu'il a convaincu tout le monde qu'il n'était ni digne ni capable de le remplacer[575]

Ainsi mourut, dans son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, un des plus grands ministres qui aient honoré l'administration française. Il mourut, on le voit, haï de ses collègues, du roi peut-être, et à coup sûr du peuple, qui le regardait comme le promoteur d'une multitude d'odieux impôts établis depuis 1672, du peuple de Paris surtout qui ne pouvait lui pardonner d'avoir donné à bail les échoppes des halles, dont il avait joui gratuitement jusqu'alors[576]. La haine de ce peuple fut telle qu'on n'osa faire enterrer de jour le corps de celui qui en était l'objet. Son convoi n'eut lieu que la nuit; encore fallut-il, dans la crainte d'un plus grand scandale, le faire escorter par des archers du guet, de son hôtel à l'église Saint-Eustache, où sa famille lui fit construire ensuite un magnifique mausolée[577]. Puis, à peine la nouvelle de sa mort s'est-elle répandue, que déjà les couplets, les épigrammes, les satires, sur sa dureté et son avarice circulent de toutes parts. «Riche par les seuls bienfaits du roi, qu'il ne dissipait pas, a dit un de ses contemporains, prévoyant assez et le disant à ses amis particuliers, la prodigalité de son fils aîné, il envoya au roi, avant de mourir, le mémoire de son bien, qui montait à plus de 10 millions, et fit voir clairement que les appointements de ses charges et les gratifications extraordinaires avaient pu, en vingt-deux ans, produire légitimement une somme aussi considérable que celle-là[578].» Mais le peuple, cela se conçoit, ne calculait pas ainsi. En comparant la misère générale, principalement dans les campagnes, à l'opulence de celui à qui, en raison de son titre et de son pouvoir, que l'on croyait sans bornes, il faisait remonter la responsabilité des édits financiers qui le ruinaient, l'idée qu'il avait perdu dans Colbert le défenseur le plus zélé, le plus dévoué, ne lui venait pas même à l'esprit. Au contraire, il donnait aveuglément carrière à sa rancune, à sa haine, à ses plus mauvais instincts. Comme toujours, il se trouva dans le nombre des mécontents, d'honnêtes rimeurs qui, renchérissant sur le tout, se chargèrent de buriner, dans un langage bien digne des sentiments qui les inspiraient, ces invectives de carrefours. Je me garderai bien d'en reproduire ici la dixième partie, mais il importe que l'on en connaisse quelques-unes. Il y a dans ces écarts de l'opinion populaire, à l'égard d'un ministre à jamais illustre et digne de l'être, non-seulement pour le bien qu'il avait rêvé, mais aussi pour tout ce qu'il a fait de grand et de beau, une utile et salutaire leçon pour tous les temps. Les quatrains qu'on va lire sont extraits d'un petit libelle ayant pour titre: la Beste insatiable ou le Serpent crevé. Cette bête ou ce serpent, c'est Colbert. Le titre promet. On va voir qu'il ne promet rien de trop[579].

«Lorsque je vois Colbert dans la bière estendu,
Et qu'on fait sur son corps des solennels services,
Tous ces honneurs sont mes supplices,
Car je le voudrois voir pendu.....»

«Ce grand Colbert est mort; pleurez gens de finance,
Pleurez gros partisans, pleurez donneurs d'avis;
Son sublime sçavoir, qui vous a tant servis,
Ne sauroit plus troubler le repos de la France....»

«Il aimoit tant l'escorcherie,
Pour avoir l'argent à monceau,
Qu'il fist de sa maison de Seau
La source de la boucherie[580]

«Vous l'avez fait mourir, ignorants médecins,
Ce ministre fameux, cet homme d'importance;
Vous croyez qu'il avoit la pierre dans les reins:
Il l'avoit dans le cœur, au malheur de la France...»

«Enfin Colbert n'est plus, et c'est vous faire entendre
Que la France est réduite au plus bas de son sort,
Car s'il restoit encore quelque chose à lui prendre,
Le voleur ne seroit pas mort[581]...»

En lisant ces grossières injures, une douloureuse réflexion se présente à l'esprit: au nombre des ministres français dont le nom jette le plus d'éclat dans nos annales, et qui, à des titres divers, sont aujourd'hui les plus populaires, il faut placer au premier rang Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert et Turgot. Et pourtant, quel a été le jugement des contemporains sur chacun d'eux? En haine de Sully, le peuple arrache ou décapite les arbres que ce ministre avait fait planter sur les grands chemins[582]; Richelieu fut détesté du peuple lui-même, qu'il délivra du joug immédiat de ses mille maîtres pour ne lui en donner qu'un seul, moins exigeant et plus éloigné; Mazarin, grand et habile ministre, malgré sa rapacité, fit éclore une bibliothèque de libelles et fut exilé deux fois. On vient de voir comment le peuple jugea Colbert, et le respect qu'il eut pour ses dépouilles mortelles. Enfin, près d'un siècle plus tard, par une étrange et singulière anomalie, Turgot tomba aux applaudissements simultanés du peuple et de la cour. La justice serait-elle donc impossible aux contemporains, même des plus grands et des plus habiles, des plus dévoués et des plus intègres ministres? Cette erreur d'une époque entière au sujet des hommes investis du gouvernement, est en quelque sorte une calamité publique, car elle habitue tous les ministres, même les plus incapables et les plus mauvais, à croire, non sans motifs, il faut l'avouer, que leur influence ne pourra être sainement appréciée que par la génération qui les suivra. Le peuple, a dit un duc de Sforze de l'école de Machiavel, ressemble aux enfants: il crie quand on le torche. Triste maxime dont la vérité a déjà éclaté en France beaucoup trop souvent! Mais, soyons justes envers le peuple. Comme Sully lui-même, comme Mazarin, quoique à un bien moindre degré, Colbert manqua, par malheur, de désintéressement, vertu essentielle, surtout aux yeux de la multitude, plus apte à la comprendre que toutes les autres. L'immense fortune laissée par ce ministre et la détresse du royaume pendant la seconde moitié de son administration, mais surtout, la nature même des devoirs que lui imposaient ses fonctions de contrôleur général, expliquent donc, jusqu'à un certain point, sans la justifier toutefois, l'impopularité dont il fut l'objet.

Un écrivain du XVIIIe siècle, trop exalté peut-être dans son temps, trop déprécié à coup sûr par le nôtre, Thomas, de l'Académie Française, a tracé un parallèle extrêmement remarquable à beaucoup d'égards, même au point de vue économique, de l'influence exercée par l'administration de Sully et de Colbert. On me saura gré d'en reproduire, avant de terminer, les traits principaux:

«Colbert et Sully, destinés tous deux à de grandes choses, furent élevés au ministère à peu près dans les mêmes circonstances. Sully parut après les horribles déprédations des favoris et les désordres de la Ligue; Colbert eut à réparer les maux qu'avaient causés le règne orageux et faible de Louis XIII, les opérations brillantes, mais forcées, de Richelieu, les querelles de la Fronde, l'anarchie des finances sous Mazarin. Tous deux trouvèrent le peuple accablé d'impôts et le roi privé de la plus grande partie de ses revenus; tous deux eurent le bonheur de rencontrer deux princes qui avaient le génie du gouvernement, capables de vouloir le bien, assez courageux pour l'entreprendre, assez fermes pour le soutenir, désireux de faire de grandes choses, l'un pour la France, l'autre pour lui-même; tous deux commencèrent par liquider les dettes de l'État, et les mêmes besoins firent naître les mêmes opérations; tous deux travaillèrent ensuite à accroître la fortune publique; ils surent également combiner la nature des divers impôts; mais Sully ne sut pas en tirer tout le parti possible; Colbert perfectionna l'art d'établir entre eux de justes proportions; tous deux diminuèrent les frais énormes de la perception, bannirent le trafic honteux des emplois qui enrichissait et avilissait la cour, ôtèrent aux courtisans tout intérêt dans les fermes; tous deux firent cesser la confusion qui régnait dans les recettes et les gains immenses que faisaient les receveurs; mais, dans toutes ces parties, Colbert n'eut que la gloire d'imiter Sully, et de faire revivre les anciennes ordonnances de ce grand homme. Le ministre de Louis XIV, à l'exemple de celui de Henri IV, assura des fonds pour chaque dépense; à son exemple, il réduisit l'intérêt de l'argent. Tous deux travaillèrent à faciliter les communications; mais Colbert fit exécuter le canal de Languedoc, dont Sully n'avait eu que le projet. Ils connurent tous deux l'art de faire tomber sur les riches et sur les habitants des villes les remises accordées aux campagnes; mais on leur reproche à tous deux d'avoir gêné l'industrie par des taxes. Le crédit, cette partie importante des richesses publiques, qui fait circuler celles qu'on a, qui supplée à celles qu'on n'a pas, paraît n'avoir pas été assez connu par Sully, pas assez ménagé par Colbert[583]. Les monnaies attirèrent leur attention; mais Sully n'aperçut pas les maux ou ne trouva que des remèdes dangereux; Colbert porta dans cette partie une supériorité de lumières qu'il dut à son siècle autant qu'à lui-même. On leur doit à tous deux l'éloge d'avoir vu que la réforme du barreau pouvait influer sur l'aisance nationale; mais l'avantage des temps fit que Colbert exécuta ce que Sully ne put que désirer: l'un, dans un temps d'orage et sous un roi soldat, annonça seulement à une nation guerrière qu'elle devait estimer les sciences; l'autre, ministre d'un roi qui portait la grandeur jusque dans les plaisirs de l'esprit, donna au monde l'exemple, trop oublié peut-être, d'honorer, d'enrichir et de développer tous les talents. Sully entrevit le premier l'utilité d'une marine: c'était beaucoup en sortant de la barbarie; nous nous souvenons que Colbert eut la gloire d'en créer une. Le commerce fut protégé par les deux ministres; mais l'un voulait le tirer presque entier des produits des terres, l'autre des manufactures. Sully préférait, avec raison, celui qui, étant attaché au sol, ne peut être ni partagé ni envahi, et qui met les étrangers dans une dépendance nécessaire, Colbert ne s'aperçut pas que l'autre n'est fondé que sur des besoins de caprice ou de goût, et qu'il peut passer avec les artistes dans tous les pays du monde. Sully fut donc supérieur à Colbert dans la connaissance des véritables sources du commerce; mais Colbert l'emporta sur lui du côté des soins, de l'activité et des calculs politiques: dans cette partie, il l'emporta par son attention à diminuer les droits intérieurs du royaume, que Sully augmenta quelquefois, par son habileté à combiner les droits d'entrée et de sortie, opération qui est peut-être un des plus savants ouvrages d'un législateur[584]..... Sully, peut-être, saisit mieux la masse entière du gouvernement; Colbert en développa mieux les détails: l'un avait plus de cette politique qui calcule, l'autre de cette politique des anciens législateurs qui voyaient tout dans un grand principe. Le plan de Colbert était une machine vaste et compliquée, où il fallait sans cesse remonter de nouvelles roues; le plan de Sully était simple et uniforme comme la nature. Colbert attendait plus des hommes, Sully attendait plus des choses: l'un créa des ressources inconnues à la France, l'autre employa mieux les ressources qu'elle avait. La réputation de Colbert dut avoir plus d'éclat, et celle de Sully dut acquérir plus de solidité[585]

On a pu voir, en ce qui concerne Colbert, si cette appréciation des principes qu'il porta dans l'administration est fondée. Je crois que les faits l'ont démontré: une passion extrème pour le bien public et pour la gloire de la France, un ardent désir d'alléger et d'égaliser le fardeau des charges publiques, une probité sévère, irréprochable, la haine innée du désordre, un profond sentiment de l'autorité, enfin une activité prodigieuse, infatigable, tels furent les principaux mérites de ce ministre; voilà les ressorts énergiques qui le portèrent au pouvoir et qui lui valurent pendant longtemps une si grande, une si juste influence. «M. Colbert, a dit Charles Perrault, ne connaissait guère d'autre repos que celui qui consiste à changer de travail ou à passer d'un travail difficile à un autre qui l'est un peu moins.» L'abbé de Choisy a dit, de son côté, que c'était «un esprit solide, mais pesant, né principalement pour les calculs.[586]» Peut-être cette organisation explique-t-elle les grandes qualités et les erreurs de Colbert. On lui a reproché de n'avoir pas su prendre une grande résolution et sortir du Conseil quand il vit l'impossibilité de subvenir par les voies ordinaires aux frais d'une guerre dont il désapprouvait la continuation[587]. Effectuée dans des circonstances pareilles, sa retraite aurait sans doute exercé une utile influence, et tout porte à croire que les embarras de son successeur l'auraient bientôt fait rappeler. Malheureusement, on vivait alors dans un temps où les ministres ne quittaient le pouvoir que disgraciés, et Colbert était trop ambitieux, trop jaloux de ne pas laisser amoindrir la position de sa famille, pour faire un aussi grand sacrifice à ses convictions. Il resta donc, mais à quelles conditions? Plus on relit la lettre de Mme de Maintenon, plus on redoute qu'il n'ait en effet prononcé les paroles de désespoir qu'on lui attribue, et qu'il ne soit mort sous l'impression de quelque perfidie de ses ennemis. Ainsi finit donc, selon toutes les apparences, cette noble vie. Tant de glorieux travaux, tant de veilles, tant de rêves pour la prospérité de la France, méritaient-ils en même temps l'ingratitude du roi et les outrages du peuple? La postérité s'est chargée de répondre. J'ai essayé de faire connaître exactement les conséquences des erreurs de Colbert. Mais, de quelques résultats qu'elles aient été suivies, ces erreurs ne doivent pas faire oublier les éminentes qualités de l'illustre ministre et les immenses services qu'il a rendus à la France. Restaurateur des finances, réformateur de tous les codes, créateur de la marine française, protecteur des arts et des lettres, Colbert possède certes encore assez de titres au respect et à l'admiration de ses concitoyens.

FIN DE L'HISTOIRE DE COLBERT.


PIÈCES JUSTIFICATIVES.


MÉMOIRES, INSTRUCTIONS, LETTRES

et

DOCUMENTS DIVERS.


PIÈCE Nº I.

———
ADMINISTRATION DE COLBERT.
———
ÉDITS, ORDONNANCES, DÉCLARATIONS, ARRÊTS, LETTRES-PATENTES,

concernant

les finances, le commerce, la marine, la justice, etc., etc.,
rendus depuis
1660 jusqu'en 1683
[588].

27 novembre 1660.—Déclaration contre le luxe des habits, carrosses et ornements.

8 février 1661.—Déclaration pour la recherche et punition des usurpateurs de titres de noblesse.

8 juillet 1661.—Arrêt du Conseil d'en haut faisant injonction aux Parlements, Grand-Conseil, Chambre des comptes, Cours des aides, et à toutes autres Compagnies souveraines de se soumettre aux arrêts du Conseil.

janvier 1662.—Édit portant établissement de carrosses à Paris[589].

juin 1662.—Édit portant qu'il sera établi un hôpital en chaque ville et bourg du royaume pour les pauvres malades, mendiants et orphelins.

novembre 1662.—Déclaration qui maintient la ville de Dunkerque dans ses libertés et franchises, en fait un port franc, et accorde le droit de neutralité, sans lettres ni finances, aux étrangers qui s'y habitueront[590].

31 janvier 1663.—Règlement pour la levée des droits de péage par eau et par terre, et pour la répression des abus y relatifs.

12 février 1663.—Règlement général pour le fait des tailles[591].

16 mai 1663.—Déclaration portant qu'il sera fait information de l'état des haras.

18 juin 1663.—Ordonnances faisant de nouveau défense de porter des passements d'or et d'argent, vrais ou faux.

6 juillet 1663.—Arrêt du Parlement, contenant règlement général sur les prisons, en 46 articles.

décembre 1663.—Édit portant établissement de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et de celle de peinture et de sculpture, et statuts y annexés.

9 janvier 1664.—Déclaration sur le fait et négoce des lettres de change.

28 mai 1664.—Édit portant établissement de la Compagnie des Indes occidentales.

30 mai 1664.—Déclaration portant réduction des officiers de la maison du roi.

22 juin 1664.—Déclaration sur l'édit du 8 février 1661, contenant règlement contre les usurpateurs du titre de noblesse.

août 1664.—Édit pour l'établissement de la Compagnie des Indes orientales.

août 1664.—Édit pour l'établissement d'une manufacture de tapisseries à Beauvais.

septembre 1664.—Édit portant révocation des lettres de noblesse accordées depuis 1634.

septembre 1664.—Édit portant réduction et diminution des droits des sorties et des entrées, avec la suppression de plusieurs droits[592].

17 octobre 1665.—Arrêt du Conseil portant rétablissement des haras dans le royaume.

7 décembre 1665.—Arrêt du Conseil qui fixe le prix auquel les monnaies auront cours au 1er janvier 1666.

décembre 1665.—Édit portant fixation du prix des offices des Cours supérieures.

décembre 1665.—Édit portant réduction des constitutions de rentes du denier dix-huit au denier vingt.

22 mars 1666.—Arrêt du Conseil portant règlement général pour la recherche des usurpateurs des titres de noblesse et ordonnant (article 17) qu'il sera fait un catalogue contenant les noms, surnoms, armes et demeures des véritables gentilshommes pour être registré en chaque bailliage.

avril 1666.—Édit sur l'établissement des lanternes à Paris.

12 octobre 1666.—Déclaration portant défenses de vendre des points de fil étrangers.

novembre 1666.—Édit portant concession de privilèges et exemptions à ceux qui se marient avant ou pendant leur vingtième année jusqu'à 25 ans, et aux pères de famille ayant dix à douze enfants[593].

décembre 1666.—Édit qui confirme le règlement sur le nettoiement des boues, la sûreté de Paris et autres villes.

décembre 1666.—Édit sur l'établissement des maisons religieuses et autres communautés.

mars 1667.—Édit portant création d'un lieutenant de police à Paris.

avril 1667.—Ordonnance civile touchant la réformation de la justice[594].

avril 1667.—Déclaration portant défense de saisir les bestiaux. (Voir une déclaration du 25 janvier 1671 où il est fait mention de celle-ci.)

novembre 1667.—Édit pour l'établissement de la manufacture des Gobelins.

21 novembre 1667.—Déclaration qui défend de porter des étoffes et passements d'or et d'argent, et des dentelles de fil venant de l'étranger.

30 janvier 1668.—Ordonnances portant défenses aux capitaines de quitter leurs vaisseaux, quand ils sont en rade, pour aller coucher à terre.

22 septembre 1668.—Ordonnances pour l'enrôlement des matelots par classes.

septembre 1668.—Déclaration portant règlement général des gabelles.

29 mars 1669.—Arrêt du Conseil de Commerce concernant les consuls français en pays étrangers.

mars 1669.—Édit sur la franchise du port de Marseille.

juin 1669.—Édit pour l'établissement d'une Compagnie pour le commerce du Nord.

août 1669.—Édit portant que les gentilshommes pourront faire le commerce sans déroger.

août 1669.—Édit portant règlement général pour les eaux et forêts[595].

août 1669.—Édit qui attribue aux maires et échevins des villes la connaissance des procès concernant les manufactures.

août 1669.—Édit portant fixation du prix des offices de judicature, l'âge et la capacité des officiers.

août 1669.—Édit portant règlement touchant l'hypothèque du roi sur les biens des officiers comptables, et la procédure à suivre dans les Cours des aides pour la vente et la distribution du prix des offices.

août 1669.—Ordonnance pour la réformation de la justice, faisant la continuation de celle du mois d'avril 1667.

août 1669.—Édit qui attribue aux maires et échevins la connaissance en première instance des procès entre les ouvriers des manufactures, ou entre les ouvriers et les marchands, à raison d'icelles.

août 1669.—Édit portant défenses, sous peine de confiscation de corps et de biens, de prendre du service et de s'habituer à l'étranger.

août 1669.—Lettres-patentes sur le règlement général des teintures des manufactures de laine et de fil, précédées desdits statuts et règlements.

25 février 1670.—Déclaration du roi pour l'étape générale (entrepôt) dans les villes maritimes[596].

juin 1670.—Édit pour l'établissement de l'hôpital des Enfants-Trouvés à Paris, et règlement y relatif.

juin 1670.—Règlement portant défense aux bâtiments étrangers d'aborder dans les ports des colonies, et aux habitants desdites colonies de les recevoir à peine de confiscation.

août 1670.—Ordonnance criminelle[597].

25 janvier 1671.—Déclaration portant défense de saisir les bestiaux, si ce n'est pour fermages[598].

21 aout 1671.—Ordonnance pour rendre uniformes les poids et mesures dans tous les ports et arsenaux de la marine.

août 1671.—Édit pour la répression des abus qui se commettent dans les pèlerinages.

4 novembre 1671.—Ordonnance qui défend de transporter des bœufs, lards, toiles et autres marchandises étrangères des pays étrangers dans les îles.

février 1672.—Ordonnance qui fixe au denier 18 les intérêts des sommes prêtées au roi.

23 mars 1672.—Édit portant que les offices de notaires, procureurs, huissiers, sergents et archers seront héréditaires.

mars 1672.—Édit pour l'établissement de l'Académie royale de musique de Paris.

24 mars 1672.—Ordonnance pour la modération des tables des officiers généraux et majors et autres servant dans les armées[599].

décembre 1672.—Édit portant confirmation des priviléges, ordonnances et règlements sur la police de l'Hôtel-de-Ville de Paris, et règlement sur la juridiction des prévôts et échevins.

24 février 1673.—Lettre patente portant règlement sur l'enregistrement dans les Cours supérieures des édits, déclarations et lettres patentes relatives aux affaires publiques de justice et de finances, émanées du propre mouvement du roi[600].

mars 1673.—Édit portant établissement de greffes pour l'enregistrement des oppositions des créanciers hypothécaires[601].

mars 1673.—Édit portant que ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts qui ne sont d'aucune communauté, seront établis en corps, communautés et jurandes, et qu'il leur sera accordé des statuts.

mars 1673.—Ordonnance du commerce.

28 avril 1673.—Arrêt du Parlement portant défenses aux juges de rendre la justice, sous les porches des églises, dans les cimetières et dans les cabarets.

août 1673.—Édit pour l'enrôlement des matelots dans toutes les provinces maritimes du royaume.

décembre 1673.—Arrêt du Conseil qui permet aux étrangers d'acquérir des rentes sur l'Hôtel-de-Ville, et d'en disposer comme les Français.

9 février 1674.—Déclaration pour la marque de la vaisselle d'étain.

28 avril 1674.—Arrêt du Conseil portant fixation des bornes pour la nouvelle enceinte de Paris, avec défenses de bâtir au delà, à peine de démolition et de fouet contre les entrepreneurs et ouvriers.

avril 1674.—Édit portant établissement de l'hôtel des Invalides.

4 juin 1674.—Déclaration portant révocation des permissions générales d'imprimer.

17 septembre 1674.—Déclaration pour la vente et distribution du tabac dans le royaume.

décembre 1674.—Édit portant création d'un million de rentes et d'augmentation de gages.

décembre 1674.—Édit portant suppression de la Compagnie des Indes occidentales, et confirmation du contrat relatif à la Compagnie du Sénégal.

13 septembre 1675.—Règlement pour la Compagnie des Indes orientales.

30 juillet 1677.—Règlement pour la recherche des mines d'or, d'argent et autres métaux dans l'Auvergne, le Bourbonnais, le Forez et le Vivarais.

août 1678.—Traité de Nimègue conclu le 10 août, entre le roi et les États-Généraux des Provinces Unies, suivi du traité de commerce, navigation et marine.

13 novembre 1678.—Règlement sur les comptes des comptables en demeure, et la forme à suivre pour opérer la décharge en leur débit.

mars 1679.—Édit pour la construction du canal d'Orléans.

28 mars 1679.—Déclaration portant règlement général sur les monnaies.

mai 1679.—Édit pour la constitution d'un nouveau million de rentes.

juin 1679.—Nouvel édit pour la constitution d'un million de rentes.

juin 1679.—Lettres patentes portant confirmation de la Compagnie du Sénégal et de ses privilèges.

septembre 1679.—Édit qui règle pour toute la France l'intérêt au denier 18, déclare nulles les promesses portant un intérêt plus élevé, même celles de change et rechange, si ce n'est à l'égard des marchands fréquentant les foires de Lyon, pour cause de marchandises, sans fraude ni déguisement.

23 mars 1680.—Règlement général pour l'administration de l'hôpital général de Paris.

juin 1680.—Ordonnance portant règlement général sur le fait des entrées, aides et autres droits pour le ressort de la cour de Paris, suivie d'un tarif des droits d'entrée à Paris pour les bois ouvrés fer, papier, etc., etc.

juin 1680.—Ordonnances sur le fait des aides de Normandie.

juillet 1681.—Ordonnance contenant règlement sur les droits des fermes sur le tabac, les droits de marque sur l'or et l'argent, sur les octrois, papier timbré, etc., etc.

juillet 1681.—Lettres patentes portant confirmation de la nouvelle Compagnie du Sénégal et côtes d'Afrique, et de ses privilèges.

août 1681.—Ordonnance de la marine.

21 octobre 1681.—Lettres patentes qui permettent l'établissement d'une manufacture de draps, façon de Hollande et d'Angleterre, en la ville de Louviers.

24 octobre 1681.—Règlement portant défenses aux sujets du roi de prêter leurs noms aux étrangers et d'acheter d'eux aucuns vaisseaux pour les faire naviguer sous pavillon français, à peine de confiscation, de 1000 livres d'amende et de punition corporelle.

6 janvier 1682.—Arrêt du Conseil qui permet à tous particuliers de faire le commerce aux Indes orientales, à condition qu'ils se serviront, pour leur passage et celui de leurs marchandises, des vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales.

11 juillet 1682.—Déclaration contre les Bohémiens ou Égyptiens.

juillet 1682.—Édit pour la punition des empoisonneurs, devins et autres.

avril 1683.—Édit portant règlement pour les dettes des communautés.

avril 1685.—Édit concernant les droits de propriété sur les îles, atterrissements, passages, bacs, ponts, moulins et autres droits sur les rivières navigables.

25 aout 1685.—Règlements sur les précautions à prendre pour empêcher l'introduction de la peste.

28 octobre 1683.—Arrêt du Conseil pour le rétablissement des haras du royaume.

6 novembre 1683.—Déclaration portant défense de saisir les bestiaux.


PIÈCE Nº II.—INÉDITE.

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MÉMOIRES

sur les affaires des finances de france pour servir a l'histoire[602].

C'est une maxime constante et reconnue générallement dans tous les estats du monde que les finances en sont la plus importante et la plus essentielle partie; c'est une matière qui entre en toutes les affaires soit qu'elles regardent la subsistance de l'estat en son dedans, soit qu'elles regardent son accroissement et sa puissance au dehors, par les différents effets qu'elle produit dans les esprits des peuples pour le dedans et des princes et estats estrangers pour le dehors.

Il est presque certain que chaque estat à proportion de sa grandeur et de son estendue est suffisamment pourvu de moyens pour subsister en son dedans pourveu que ces moyens soient bien et fidellement administrés, mais pour s'accroistre il n'y a que les deux couronnes de France et d'Espagne qui ayent paru jusqu'à présent dans l'Europe avoir assez de force et assez d'abondance dans les finances pour entreprendre des guerres et des conquestes au dehors.

Il est vray que la Hollande par son industrie et par son application au commerce et la Suède par la fertilité de son terroir, le courage et la bravoure de ses peuples, et la hardiesse de ses deux derniers roys, ont suppléé au défaut de bras et de finances, mais ce sont des exemples qui sont uniques et qui examinés en destail et pénétrés jusques dans le fond, se trouveroient fondés bien plus sur les assistances de la France et sur les guerres des deux premières couronnes de l'Europe que sur leur industrie ou sur aucune bonne qualité de leurs roys ou de leurs peuples.

Il est donc question d'examiner quels effets produisent dans les estats ou la disette ou l'abondance dans les finances. Nous n'avons dans notre royaume qu'un seul exemple d'abondance qui eut lieu dans les dernières années du règne d'Henry IVe; mais nous en avons une infinité de disettes et de nécessités. Au contraire, dans celuy d'Espagne, nous voyons les règnes de Charles-Quint, Philippe second, troisième et mesme Philippe IVe dans une si prodigieuse abondance d'argent par la découverte des Indes que toute l'Europe a veu cette maison d'un simple archiduc d'Autriche sans aucune considération dans le monde monter dans l'espace de 60 ou 80 années à la souveraineté de tous les estats et maisons de Bourgogne, d'Arragon, Castille, Portugal, Naples, Milan, joindre à ce dernier estat la couronne d'Angleterre et d'Irlande par le mariage de Philippe second avec Marie, rendre l'empire presque héréditaire à ses princes, contester la prééminence à la couronne de nos roys, mettre par ses pratiques et par ses armes notre royaume en un péril imminent de passer en main étrangère, et enfin aspirer à l'empire de toute l'Europe, c'est-à-dire de tout le monde.

Puisque depuis la mort d'Henry IVe, nous n'avons que des exemples de disette et de nécessité dans nos finances, il sera bon d'examiner d'où peut provenir que depuis un si long temps l'on a pu voir sinon l'abondance au moins quelque........ de quelque facilité! L'on ne peut attribuer ce désordre qu'à deux vices principaux: ou à l'establissement de l'autorité qui régit cette nature d'affaires, ou aux maximes qui servent à la conduite, lesquelles peuvent estre vitieuses en soy, et par conséquent estre le principe et la principalle cause de tout ce désordre.

(Ici Colbert fait l'historique détaillé de l'administration des finances depuis 1648. En 1633, le surintendant de La Vieuville mourut et le cardinal Mazarin proposa au roi de partager les soins de la surintendance entre MM. Servien et Fouquet. Après avoir fait connaître les titres de Servien, Colbert examine ceux de Fouquet.)

.....Pour le second (Fouquet) les assistances que le dit sieur Cardinal avoit reçues du Sr abbé Foucquet pendant le temps de son éloignement de la cour fust la principalle raison de son choix; car quoiqu'il le connust pour homme d'esprit, qu'il l'eust mesme employé en qualité de maistre des requestes dans les armées et à la suitte du roy pendant les années 1649 et 1650, qu'il luy eust fait accorder la permission de traiter de la charge de procureur général au Parlement de Paris, néantmoins le connoissant homme à caballer et d'intrigue et dont les mœurs mesme n'estoient pas assez réglées pour une charge de ce poids, sans la première raison de la considération de son frère, il n'auroit pas jetté les yeux sur luy.

S'estant desterminé le lendemain à son retour qui fut le 7 février 1653, le roy les nomma surintendants.

Pendant les deux premières années quoyque diverses rencontres fissent assez remarquer l'humeur incompatible des deux surintendants, néantmoins l'abondance et la facilité des affaires firent que l'autorité demeura presque entière au Sr Servien; mais s'estant fait connoistre porté à refuser toutes choses justes ou injustes et par une résolution invincible presque en toutes affaires, ces deux mauvaises qualités luy attirèrent la hayne des courtisans et des gens d'affaires sur le crédit desquels toute la subsistance de l'estat estoit fondée, et comme le Sr Foucquet avoit toujours l'oreille ouverte pour proffiter de tout ce qui pouvoit nuire au Sr Servien, il ne manqua pas de se servir des qualités contraires pour s'attirer l'amitié des courtisans et le crédit des gens d'affaires.....

Par ce moyen s'estant rendu le maistre absolu des finances, il ne s'appliqua à autre chose qu'à en faire une entière dissipation pour satisfaire à toutes ses passions déréglées.

Il laissa assouvir l'avidité de tous les partisans parce qu'il estoit leur complice en sorte qu'à la honte de toute la nation pendant le temps que les armées n'estoient pas payées, l'on a entendu publiquement un secrétaire du procureur général se vanter d'avoir..... 2, 3, 4 et 500 mille livres en un exercice, un autre 10, 12 et 24 mille livres, et un trésorier de l'espargne de mesme se vanter d'avoir gagné 500 mille livres en une année d'exercice.

On l'a veu jouer en une nuict 20 à 50 mille pistoles sans parler des dépenses en bastimens, en eaux, en meubles, en femmes, des dépenses ordinaires de la maison, portant le luxe et le faste en un point que bien des gens de bien en concevoient de l'humeur.

A cet esgard, on a veu sa dépense en bastimens par ses maisons de Vaux et de Saint-Mandé, mais ce qui est surprenant est que dès lors que sa maison de Vaux qui avoit cousté 18 millions, fust bastie[603]; il s'en dégousta et commença de faire bastir dans Saint-Mandé et dans Belle-Isle, en sorte que son insatiable avidité et son ambition déréglée luy donnant toujours des pensées..... luy faisoit mépriser ce qu'il avoit autrefois estimé. C'est ce dégoût..... qui luy fit offrir cette maison à M. le Cardinal lorsqu'il y coucha en 1659 en partant pour ses voyages avant la paix et ensuitte en 1661, comme il l'a voullu dire[604].

Cette mesme dépense prodigieuse a paru en ses meubles, en ses acquisitions de toutes parts; en son jeu, en sa table et en toutes au autres manies et publiques et secrètes, en sorte que l'on a veu par les registres de ses commis qui ont paru, des 20 et 30 millions de livres qui ont passé par leurs mains en peu d'années pour ses dépenses particulières. Mais s'il s'estoit contenté de tout ce qui le pouvoit concerner l'estat auroit-il pu souffrir cet..... Il a porté son avidité bien plus loin. Il a voulu remplir de biens immenses ses frères, ses parents, ses amis, ses commis. Il a voulu mettre ses créatures dans toutes les charges de la cour et de la robe, et pour cet effect il a donné une part du prix de toutes celles qui ont esté vendues et qui n'estoient pas remplies de gens à luy; il a voulu gagner toutes les personnes un peu considérables qui approchoient le Roy, les Reines et feu M. le Cardinal. Il a voulu estre adverti de tout, et pour cet effect avoir des espions, pouvoir acheter des personnes seures, et pour parvenir à tous ses desseins..... Il n'y a pas de profusion qu'il n'aye fait; et comme il falloit que les finances du Roy fournissent à tous ces désordres, il ne faut pas s'estonner si Sa Majesté les a trouvées en mauvais estat lorsquelle a voulu en prendre la connoissance; mais comme il est impossible de concevoir à quel point ce désordre estoit porté, il sera bon de représenter succinctement les dépenses par comptant qui pour des raisons diverses sont cachées aux officiers de la Chambre des Comptes, et passées dans ceux de l'espargne..... lesquelles en 1630 montant ordinairement à 10 millions de livres ou environ se sont trouvées monter:

En 1656 à. . . . .51,196,698
En 1657 à. . . . .66,922,349
En 1658 à. . . . .105,527,613
En 1659 à. . . . .96,741,508
  320,388,168

En sorte qu'en ces quatre années seulement il s'est trouvé IIIc XXions de livres consommés passés en comptants soubz le prétexte de soutenir toutes les affaires du Roy.

.....Quoique cette prodigieuse dissipation ne fust pas si clairement connue, néantmoins la notoriété en estoit si publique, les désordres et les malversations si extrêmes qu'en une infinité de fois, M. le cardinal Mazarini y auroit apporté le seul remède qui lui restoit après avoir tenté inutilement ceux de la douceur, son esprit plein de bonté et d'humanité ne pouvant se résoudre à en venir au plus violent qu'à la dernière extrémité; aussy une infinité de fois lui avoit-il fait connoistre ses désordres et ses profusions, luy avoit-il fait connoistre clairement qu'il ne pouvoit soutenir une si mauvaise conduitte et l'auroit fortement excité à la changer. Souvent le dit Foucquet comme s'il vouloit proffitter de sa bonté naturelle, luy avoit avoué une partie de la vérité, luy avoit fait des protestations de changer entièrement de conduitte, en avoit mesme donné quelques marques extérieures, mais les sentimens au mal estant invincibles, ses recheutes estoient si promptes qu'elles faisoient connoistre qu'il n'avoit jamais eu intention de changer.

La mort du Sr Servien estant survenue en 1659, feu M. le Cardinal examina longtemps quel remède il apporteroit aux finances, parce que l'inutilité du dit Sr Servien ayant fait passer toute l'autorité de cette fonction audit Foucquet, la mort du premier donnoit un prétexte spécieux pour mettre un autre surintendant, soit pour estre premier et au-dessus du sieur Foucquet, soit pour estre en second; ledit sieur Cardinal trouvant beaucoup de difficulté au choix qu'il devoit faire, prit la résolution de se réserver la signature pour tenir perpétuellement en bride et servir luy-mesme de controlle aux fonctions de la surintendance; après s'en estre déclaré avant que d'en venir à l'exécution, ayant fait diverses réflections qu'il ne pourrait jamais retenir l'horrible corruption du surintendant, que son esprit consommé et fertile en expédiens pour continuer sa mauvaise conduitte et sa dissipation auroit toujours abusé des nécessités de l'estat pour luy faire passer tout ce qu'il auroit résolu.

Que sa signature autoriseroit les malversations présentes et mesme les passées.

Et enfin la meilleure et la plus forte qui le fit déterminer à luy donner toute l'autorité en le laissant seul surintendant fust qu'ayant commencé les négociations de la paix de laquelle il avoit des espérances presque certaines, en donnant cette marque de confiance au surintendant après avoir inutilement tenté tous les autres espédients peut-estre celuy-ci pourroit-il réussir. En tout cas,.... il pourroit, aussitôt après la conclusion de la paix, donner une partie de son temps à la réformation de tous ces désordres[605].

Après s'estre déclaré de cette résolution, il partit au mois de juin de la mesme année 1659 pour se rendre sur la frontière d'Espagne pour signer le traité de la paix et celuy du mariage du Roy avec Dom Louis de Haro, mais les diverses difficultés que les Espagnols firent naistre sur quelques points dont les deux ministres s'estoient réservé la décision ayant retardé cette signature beaucoup plus longtemps qu'il ne croyoit voyant que l'année 1660 alloit commencer et qu'elle seroit en mesme temps consommée sans avoir apporté aucun changement à l'administration des finances il se résolut de faire venir auprès de luy le dit sieur Foucquet où estant arrivé et l'y ayant tenu près de trois mois il luy descouvrit encore tout ce qu'il savoit de sa mauvaise conduitte, luy fit voir sa perte asseurée s'il ne la changeoit, et après une infinité de protestations et d'asseurances de changement, lui ayant expliqué ses instructions sur ce qui estoit à faire pour commencer la réformation qu'il s'estoit proposée, le mariage du roy ayant esté remis au printemps de l'année 1660 et l'obligeant de demeurer pendant l'hiver dans les provinces de Languedoc et Provence, il le congédia satisfait d'avoir fait cette dernière tentative, quoyque sans espérance d'en voir aucun effect[606].

Aussitôt que ledit surintendant fust arrivé à Paris,..... et qu'il crust avoir bien persuadé ledit sieur Cardinal, il ne s'appliqua à autre chose qu'à luy donner de belles apparences en continuant les effects de sa mauvaise conduitte; pour cet effect, dans le renouvellement des fonds qu'il eust ordre de faire à cause de la paix il fit voir de grandes augmentations qui se trouvèrent presque toutes imaginées par la suitte, attendu que les grandes indemnités nouvelles qu'il donna au fermier des aides couvrirent toutes ces prétendues augmentations. Après avoir donné cette apparence, persuadé qu'elle suffisoit et qu'il pouvoit, soubz cette couleur, continuer sa conduitte passée, non-seulement il la continua pour remises, pour intérests, et générallement pour toutes les mesures qu'il avoit pratiquées, mais ce qui surprit tout le monde ce fut qu'au lieu que pendant la paix l'on croyoit voir réduire insensiblement toutes les prodigieuses aliénations qui avoient été faites soubz prétexte des nécessités de la guerre, on vit au contraire diverses nouvelles alliénations des plus clairs revenus de l'estat, sçavoir 1200 mille livres de rentes sur l'hostel de ville de Paris alliénées sur les tailles.

1660.

Ces aliénations nouvelles faites dans un temps de paix firent connoistre à toute la France que l'estat couroit grand risque de se perdre par les finances s'il n'y estoit promptement remédié, et M. le cardinal Mazarini qui le premier connoissoit cette nécessité, se résolut d'y apporter le remède aussitost qu'il seroit de retour à Paris, mais la maladie dont il est mort l'ayant pris à Fontainebleau le 4e juillet, s'estant rendu à Vincennes et ensuitte à Paris; quoique sa maladie luy laissast des intervalles assez considérables, elle ne luy en laissa jamais assez pour pouvoir donner l'application à une matière si importante; ce fut le seul déplaisir important qu'il tesmoigna avoir pendant toute sa maladie, ayant répété beaucoup de fois à diverses personnes considérables qu'il mourroit content s'il avoit plu à Dieu luy donner quinze jours de santé et de force pour mettre ordre à cette nature d'affaires qui estoit la plus importante de l'Estat et laquelle il laissoit dans la dernière confusion. Trois jours avant sa mort, il consulta son confesseur et deux de ses plus proches serviteurs, s'il estoit obligé de donner avis au Roy des désordres du Sr Foucquet; mais luy ayant esté représenté que ses caballes et ses intrigues, tous les amis qu'il avoit gagnés dans la cour, dans les places, dans les Compagnies souveraines, par le moyen des deniers du Roy et des alliénations de toutes sortes qu'il leur avoit distribués, la place de Belle-Isle que l'on estimoit estre imprenable avec une bonne garnison qu'il y entretenoit, quelques autres places sur les costes de Bretagne, estoient capables dans l'incertitude de la résolution qu'elles prendraient pour la conduitte de ses affaires et dans la foiblesse de l'administration nouvelle de donner de furieux mouvements à l'Estat, il prit la résolution de déclarer au Roy le détail de la mauvaise conduitte du dit Foucquet et de luy conseiller en mesme temps de prendre de grandes précautions contre luy, de le veiller de près, de luy déclarer tous ses crimes et luy faire connoistre que s'il changeoit de conduitte il ne laisseroit pas de se servir de luy.

La mort du Sr Cardinal estant arrivée le 9 mars 1661, le Roy ayant tesmoigné toute la douleur imaginable de la perte d'un si grand ministre prit dès le lendemain le soin de la conduitte de ses Estats et commença à régler les séances de ses Conseils auxquels il s'appliqua de telle sorte que pour première vertu il fist connoistre clairement à toute l'Europe qu'il avoit sacrifié cette passion prédominante de gloire, et cet esprit d'application aux affaires qui est capable seul d'eslever les moindres hommes aux plus hautes dignités, qu'il avoit, dis-je, sacrifié toutes ces grandes qualités à la reconnoissance des grands services qui luy avoient esté rendus par ce grand ministre pendant sa minorité, les troubles et la division qui auroient fait courir risque à ses Estats sans la sagesse et l'habileté d'un si grand homme auquel il avoit abandonné pour cette raison presque toute son autorité.

Tous les esprits ne furent pas persuadés que cette conduitte qui paroissoit si belle pust estre longtemps soutenue; ils considéroient qu'il estoit impossible qu'un Roy à l'âge de 23 ans, admirablement bien faict de sa personne, d'une santé forte et vigoureuse, pust avoir assez de force pour préférer longtemps ses affaires à ses plaisirs, et dans cette pensée chacun avoit les yeux ouverts pour voir sur qui tomberoit son choix parmi les personnes de sa confidence.

Les choses estant en cet estat, le Roy commença à exécuter le conseil de feu M. le Cardinal sur le sujet des finances. Le surintendant demeura d'accord d'une partie de ses désordres, promit de changer de conduitte et accepta les précautions que le Roy voulut prendre, se persuadant avec assez de vraisemblance qu'après avoir trompé tant de fois M. le Cardinal, il trouveroit assez moyen de faire la mesme chose à l'esgard du Roy; mais Sa Majesté ayant vu le retardement qu'il apporta à donner l'estat des finances dans lequel tous les revenus de l'année 1661 et partie de 1662 se trouvoient consommés, en sorte qu'il avoit assez d'audace pour dire tous les jours à Sa Majesté que l'Estat ne subsistoit que sur son crédit;

Qu'il continua à faire des alliénations considérables...

Qu'au lieu de faire gouster au peuple les fruits de la paix par la diminution des impositions... on augmentoit les impôts en Bourgogne, Alsace, Roussillon, etc.

Qu'au lieu que l'application du dit Foucquet debvoit avoir pour seul objet les finances, et plutôt leur conservation que leur dissipation, il ne pensoit qu'à se rendre maistre du Parlement et de toutes les Compagnies par le moyen des grandes grâces qu'il faisoit, de toutes les charges principalles et plus importantes, en les faisant acheter par ses créatures et leur donnant la meilleure partie du prix, qu'il acquéroi.... par les mesmes moyens les principaux officiers de Sa Majesté et des Reynes, gagnant mesmes tous leurs domestiques pour estre adverti de tout ce qui se passoit et de tout ce qui se disoit.

Enfin, Sa Majesté lassée de toute cette mauvaise conduitte et voyant clairement qu'il n'y avoit point de remède qu'en luy ostant cette administration, elle en prit la résolution le 4e may en la mesme année 1661.

Mais comme l'exécution en estoit difficile, que les liaisons et les attachements que le surintendant avoit dans la cour, dans les Compagnies, dans les provinces, dans les places et partout estoient grandes, que la place de Belle-Isle estoit en réputation d'estre imprenable, Sa Majesté délibéra sur la manière de l'oster et aux moyens de l'arrester seurement, pendant tout le mois de may.

Comme cette action est la plus importante sur laquelle le Roy aye pu donner des marques publiques de son esprit; il est bien nécessaire de l'examiner dans toutes ses circonstances parce qu'elle peut donner lieu de faire un pronostique juste et certain de tout ce qui peust arriver pendant son règne.

C'estoit, un jeune prince de l'aage de 23 ans, d'une forte et vigoureuse santé, et par conséquent plein du feu et de la chaleur que cet aage donne, qui n'avoit pas pris jusqu'à la mort de son Ier ministre un administrateur... de ses affaires, et par conséquent qui n'avoit pas toute l'expérience nécessaire pour la conduitte d'une grande affaire. Il avoit à perdre un homme esclairé qui avoit eu la disposition entière de ses finances huit années durant, qui par la dissipation qu'il en avoit faict s'estoit acquis une place imprenable, qui avoit dans son entière dépendance des places, des Compagnies souveraines, les principaux de la cour et une infinité d'autres, et lequel convaincu de ses crimes s'estoit préparé de longue main et avoit pris toutes ses précautions contre le plus habile, le plus esclairé et le plus pénétrant homme qui fust jamais.

Le Roy connoissant toutes ces choses, après avoir luy seul examiné tous les moyens dont il se pouvoit servir pour l'intérest de ses desseins, voyant que l'oster de la surintendance ou l'en chasser produiroit assurément de grands embarras pour les raisons cy-dessus dites, résolut enfin de le faire arrester, et ensuitte de luy faire faire son procès.

Pour cela il estoit nécessaire d'examiner quatre points importants.

Le pier, la subsistance de l'Estat.

Le second, le lieu de l'exécution.

Le troisième, le temps.

Et le 4e, les suittes.

Sur le premier, Sa Majesté considérant que pendant les mois de may, juin, juillet et aoust les peuples ne payent rien dans les provinces parce qu'ils sont occupez aux récoltes et les finances ne produisent presque rien par la mesme raison;

Qu'il n'y avoit aucuns deniers dans les espargnes;

Que les gens d'affaires n'auroient garde de rien fournir quand ils verraient leur chef arresté pour divers crimes dont ils estaient les complices; ces raisons faisoient clairement connoistre qu'en l'arrestant dans le mois de may, l'on ne pourroit fournir aux dépenses de l'Estat, ce qui attireroit de très-fâcheux inconvénients.

Pour ce qui regardoit l'exécution et le temps, l'un et l'autre vouloient que ce fust promptement et au lieu où il se trouvoit alors, le secret qu'il falloit garder en cette affaire requérant une grande diligence.

Les raisons cy-dessus invitaient à l'exécution présente, et à l'esgard du lieu, il y avoit à craindre que ses amis ne jettassent du monde dans Belle-Isle et les autres places et qu'ils ne causassent une affaire considérable dans l'Estat; à l'esgard des suittes, pour les conséquences du procès, sa charge de procureur général au Parlement estoit un obstacle presque insurmontable.

Pour remédier à tous ces inconvénients, le Roy résolut de remettre au mois de septembre de l'arrester et pensa que le secret pourroit estre gardé n'estant seü que de deux ou trois personnes asseurées;

Que pendant tout ce temps il le traiteroit si bien qu'il pourroit parvenir à toutes ses mesmes fins;

Qu'il se serviroit du prétexte de la tenue des Estats de Bretagne, de n'avoir pas encore veu cette province et prendroit une assistance considérable pour y aller; qu'estant proche de Belle-Isle il pourroit se servir des compagnies de ses gardes et remédier par sa présence à tous les inconvénients qui pourroient arriver; qu'en ce temps les peuples ayant fait leurs récoltes seraient en estat de payer et de fournir les moyens de subsistance, et qu'il se serviroit de toutes les rencontres favorables pour luy tesmoigner que Sa Majesté serait bien aise d'avoir quelque somme un peu considérable dans la citadelle de Vincennes pour pouvoir subvenir aux dépenses pressées.

Et outre ce qu'elle pourroit tirer par ce moyen dudit Foucquet, Sa Majesté s'asseureroit encore par le moyen de trois ou quatre personnes de 4 ou 5 cent mille livres pour s'en pouvoir servir en cas de nécessité;

Que le plus difficile estant de l'obliger de se deffaire de sa charge, il ne laisseroit pas de le tenter luy disant dans quelque occasion importante que Sa Majesté voulant agir fortement non-seulement pour empêcher les entreprises du Parlement mais mesmes pour remettre cette Compagnie au mesme estat et en la mesme disposition qu'elle estoit du temps du feu Roy, il seroit impossible d'y pouvoir parvenir sans faire beaucoup d'actions de force et de vigueur contre cette Compagnie et qu'ayant sa principalle confiance en luy pour toutes les résolutions qui estoient à prendre, il seroit bien difficile qu'il pust garder cette charge, de sorte qu'estant dans un poste si élevé que le sien, il luy sembloit qu'elle luy estoit fort inutile et qu'elle serviroit toujours de prétexte au Parlement de luy donner de la peine.....

Quoyque ce projet fust d'un succès presque infaillible, Dieu voulut pourtant le rendre encore plus facile au Roy par le moyen mesme du sieur Foucquet[607].

Dans les estats de Bretagne, la coustume est que l'évesque diocésain du lieu où ils se tiennent y préside. Le maréchal de la Meilleraie s'estoit engagé envers l'évesque de Vannes de les faire tenir à Hennebon, petite ville de son diocèse assez proche de la mer et de Belle-Isle pour l'y faire présider. Le sieur Foucquet qui ne croyoit pas l'évesque de Vannes de ses amis se mit dans l'esprit qu'il se serviroit de cette occasion pour parler publiquement et exagérer les fortifications et les prodigieuses dépenses qu'il faisoit à Belle-Isle, et comme c'estoit la chose du monde qu'il craignoit le plus, après avoir fait tous ses efforts pour obliger le maréchal de la Meilleraie à changer ce lieu et l'ayant trouvé ferme, il crut ne pouvoir remédier à ce mal qu'il croyoit presque inévitable que de proposer lui-mesme au Roy d'aller en Bretagne.....

Celle proposition ayant esté par lui faicte, elle fust acceptée.

Pour la charge, le bon traitement que le Roy lui fist en sa propre vanité luy persuadant que la charge de chancelier de France venant à vaquer, ce qui pouvoit arriver assez promptement veu que le chancelier avoit 75 ans, elle ne luy pouvoit manquer, et que si le Roy le trouvoit en cette occasion revestu de la charge de procureur général, il la donneroit asseurément à quelque autre à quoy il ne pourroit pas s'opposer, en sorte qu'il valloit beaucoup mieux s'en deffaire pour mettre une somme considérable dans sa famille, et comme ce raisonnement luy fist prendre résolution de demander au Roy de s'en deffaire, Sa Majesté luy accordant luy parla du million à mettre à Vincennes, ce qu'il promit de faire et l'exécuta sur le champ.

Toutes les choses estant ainsi heureusement disposées, il partit pour Nantes, le roy estant confirmé dans l'opinion de sa mauvaise conduitte par diverses choses qui arrivèrent pendant cet esté et particulièrement sur ce qui se passa dans l'achapt de la charge de général des gallères pour le marquis de Créquy son intime amy, dans laquelle Sa Majesté vit clairement que l'on se servoit de ses deniers pour en payer 15 ou 16 mille livres sous prétexte de différentes prétentions..... et sur le repas royal, magnifique et superbe qu'il donna à Sa Majesté en sa maison de Vaux.

Sur l'envoy de deux ministres de sa part en Angleterre et à Rome pour avoir des correspondants à ses ordres et sur une infinité d'autres preuves trop claires et trop évidentes de ses intentions[608].

Deux jours après son arrivée à Nantes, le 5e septembre de la mesme année, le Roy qui pendant la vie de feu M. le Cardinal avoit peu parlé d'affaires, et qui depuis sa mort, par la sage dissimulation avec laquelle il avoit agi avec le sieur Foucquet n'avoit pu encore faire connoistre l'estendue de son esprit, le jour et l'heure qu'il avoit pris pour l'exécution estant venue, en un instant il donna ses ordres pour le faire arrester et fist toutes les choses qui estoient nécessaires pour le conduire seurement au chasteau d'Angers; il fist partir sa compagnie des gardes pour se saisir de Belle-Isle.

Quelques heures auparavant, il fist partir 2 brigades de ses mousquetaires pour empescher le passage des courriers qui prendroient des moyens pour en donner advis.

Il envoya et fist accompagner la dame Foucquet à Limoges; fist arrester en mesme temps Pellisson son commis et fit sceller tous ses papiers.

Il expédia aussytost un courrier à la reyne-mère pour luy en donner part; un autre au Chancelier affin qu'il fist sceller dans les maisons de la surintendance de Fontainebleau, de Vaux et de Saint-Mandé.

A Paris au lieutenant civil, à la Compagnie du guet et au lieutenant criminel de robe courte pour se saisir des sieurs Bruant et Bernard ses commis et de sceller dans leurs maisons et dans celles du sieur Foucquet.

Tous ces ordres aynsi donnés et cette affaire entièrement exécutée, le Roy voulut avant que de partir estre informé de la résolution..... que le commandant dans Belle-Isle prendroit, et aussy tost qu'il eust appris qu'il remettroit cette place sur l'ordre de Sa Majesté, elle partit et revint en poste à Fontainebleau.

Il estoit alors question de prendre une grande résolution pour l'establissement qui estoit à faire. Il falloit pour le bien faire trouver divers expédients de remédier à de grands abus....

L'establissement de l'autorité souveraine et entière des finances en une seule personne ou deux; mais ces advis furent trouvés vitieux.

Les maximes qui avoient esté suivies depuis si longtemps avoient attiré la ruine, la confusion et le désordre.

Il falloit desbrouiller une machine que les plus habiles gens du royaume qui s'en estoient meslés depuis 40 ans avoient embrouillée pour en faire une science qu'eux seuls connussent pour se rendre par ce moyen nécessaires. Cependant tant de choses sy difficiles à résoudre qui auraient servy de matière aux plus grands, aux plus puissants et aux plus expérimentés ministres, ce qui auroit donné lieu à des Conseils de plusieurs jours et à des dissertations difficiles et très-importantes, se trouva desbrouillé et développé au plus haut point de perfection qui se puisse imaginer par les seules lumières naturelles de ce prince, et par la résolution qu'il avoit prise de donner tout son temps à la conduitte de ses affaires, au bien de ses peuples et à sa propre gloire.

Il déclara doncques qu'il supprimoit la charge de surintendant et qu'il signeroit généralement toutes les expéditions soit pour la recepte, soiy pour la dépense.

Il composa en mesme temps un Conseil de cinq personnes qu'il appela le Conseil royal des finances lequel il présida en personne trois fois la semaine, etc., etc., etc...

(Peu de jours après, il fut question dans le Conseil de l'establissement d'une Chambre de justice. Pour éviter qu'on en vinst à cette extrémité, les gens d'affaires offraient de donner vingt millions, et la majorité du Conseil était d'avis qu'on les acceptât.)

....Le Roy prenant la parole dit qu'il connoissoit bien que cette proposition luy seroit plus advantageuse mais qu'il ne pouvoit pas s'empescher d'entendre la voix de ses peuples qui luy demandoient justice de toutes les violences, exactions et concussions qui avoient esté commises contre eux, qu'il sacrifioit volontiers l'advantage des 20 millions offerts à la satisfaction qu'il recevroit de voir une fois par la punition des coupables ses sujets vengés des violences qu'ils avoient souffertes, et de plus qu'ayant bien considéré tous les désordres et dissipations qui avoient esté commises dans les finances, il falloit agir par des punitions..... affin qu'il fust asseuré que non seulement pendant son règne mais mesme cent ans après les gens des finances se contentassent des gains honnestes et légitimes qu'ils pourroient faire, en sorte qu'elle espéroit par son application remédier à tous les maux que l'on avoit remarquez.

Ces raisons si puissantes et si dignes d'un grand Roy furent approuvées de tout le Conseil.

.....Ensuitte tout le monde attendant quelque action un peu importante pour juger de quelle qualité seroit la conduitte du Roy dans les fonctions du surintendant, sy elle seroit rigoureuse ou foible, il se présenta une occasion favorable pour décider cette question. L'on avoit fait l'année précédente le retranchement d'un quartier de toutes les rentes sur l'hostel de ville de Paris et de toutes les alliénations faictes les six dernières années. Le sieur Foucquet n'avoit osé toucher une augmentation de gages des Compagnies souveraines; souvent il les en avoit menacées, mais le remords de sa conscience qui luy donnoit de la crainte, l'avoit toujours obligé d'en retarder l'exécution. Le Roy s'estant fait représenter cette affaire, prit la résolution de faire ce retranchement et le fist exécuter malgré toutes les remontrances et publiques et secrètes et mesmes quelques menées sourdes, en sorte qu'il fust facile après ce coup d'essay de décider de quelle qualité seroit la conduitte de Sa Majesté.

Non seulement Sa Majesté soustient fortement ce retranchement mais mesme celuy de tous les fonds et droits alliénés, ce que le sieur Foucquet n'avoit pas faict par les mesmes raisons, quoyqu'il y eust une déclaration expédiée dès 1660 pour cet effet...

...La caballe des amis du sieur Foucquet ayant commencé de faire agir leurs pratiques, les esprits se divisèrent en sorte que la foiblesse du chef (de la Chambre de justice) qui se laissa emporter par une infinité de petites considérations et qui ne pust avoir la force de suivre les véritables maximes de sévérité des Chambres de justice quoyqu'il fust fortement appuyé par le Roy, divers petits intérêts particuliers qui entraînèrent les principaux et rendirent les bien intentionnez les plus foibles, furent cause que le Roy fust obligé de faire agir ceux de son Conseil pour pousser les affaires et pour démesler avec diligence tous les petits moyens dont se servoient ceux qui avoient trop de relaschement dans l'esprit contre les bien intentionnez pour faire passer les affaires par leurs advis; et pour bien faire connoistre les difficultés que Sa Majesté eust à surmonter, il est bon d'en faire la description[609].

Le premier président fort homme de bien, incapable de caballes, d'intrigues et de se départir jamais du bien du service du roy et du public ne se laissa pas... de croire qu'il debvoit avoir beaucoup de part aux affaires, et sur ce fondement, il voulut avant de s'engager à servir dans la Chambre de justice, que l'on adjoustast aux commissaires qui avoient esté choisis par le Roy les sieurs Bernard Rezé et d'Ormesson, maistres des requestes, de Fayet et Renard, commissaires de la Grand Chambre du parlement de Paris pour se fortifier dans cette chambre affin que ses advis prévallussent toujours, ce qui luy fust facilement accordé par Sa Majesté qui avoit tout sujet de croire qu'il seroit le plus ferme appui de la justice et de la sévérité de cette Chambre comme effectivement il en avoit alors la volonté; ensuitte n'ayant pas esté satisfait de la part qu'il avoit prestendu avoir dans les affaires de l'administration de l'Estat, il commença à se plaindre presque publiquement des personnes dont le Roy se servoit dans les affaires de finance leur attribuant la cause entière de ce déplaisir.

D'ailleurs, M. de Turenne qui avoit creu que le dit sieur Foucquet l'empeschoit d'avoir la meilleure et la plus considérable part aux affaires et en la confiance du Roy et qui après sa perte s'estoit laissé fortement flatter de cette pensée, le bon traittement qu'il recevoit de Sa Majesté et mesmes ses advis qu'elle luy demandoit en toutes affaires importantes ne le satisfaisant pas parce qu'il n'estoit pas appellé par Sa Majesté dans les Conseils ordinaires quoy qu'elle eust bien tesmoigné depuis ce temps-là qu'elle seule conduisoit toute cette machine et qu'elle eust mesmes de très-puissantes raisons pour en user ainsi, ne laissa pourtant pas d'attribuer cette privation à ceux qui avoient l'honneur de servir Sa Majesté, et comme la matière des finances est toujours la plus susceptible de mauvaises impressions, l'ancienne amitié qu'il avoit avec le pier président, les mesmes intérêts et le même déplaisir en ce rencontre, leur donnèrent les mêmes sentiments dans lesquels ils furent fortement maintenus par le sieur Boucherat qui estant amy commun des deux avoit servy leurs veues et se trouvoit dans les mêmes sentiments parce que ne croyant pas qu'il y eust un homme de robe dans le royaume qui pust plus dignement que luy remplir la place de Chancelier de France ou la principalle administration des finances, il y pourroit facilement parvenir sy M. de Turenne et le pier président bien unis pouvoient avoir une part considérable dans la confiance du Roy.

A cette principalle et plus importante disposition se joignirent diverses autres raisons.

Le pier président se persuada que son mérite et ses services debvoient luy faire accorder tout ce qu'il demandoit soubz prétexte de l'accréditer dans sa Compagnie. I demanda avec grandes instances que l'on ne restranchast point le 3e quartier des augmentations de gages des Compagnies souveraines, que l'on deschargeast les greffiers de la taxe qui leur estoit demandée et que l'on restablist l'hérédité des procureurs postulants qui avoit esté révoquée. Le refus que le Roy fis de toutes les grâces luy donna beaucoup de déplaisir...

Mais ce qui acheva de le changer tout à fait fust que ses amis intimes qui estoient hors de la Chambre se trouvèrent tous unis dans de mesmes sentiments pour empescher tout ce qui pouvoit estre de la satisfaction du Roy et du public.

Le sieur Boucherat, pour les intérêts cy-dessus expliqués.

Le sieur Bernard Rezé pour un esprit de contrariété qui luy estoit naturel n'ayant jamais manqué de se porter contre la conduitte généralle des affaires.

Le sieur de Brillac avoit reçeu du sieur Foucquet, en gratifications diverses augmentations en sa baronnie de Janzay en Poitou.

Le sieur Renard 6,000 liv. de rentes sur les tailles.

Ces 4 hommes estant toujours auprès de luy il ne faut pas s'estonner s'il ne pust revenir à ses 1ères bonnes intentions.

Le premier effect que cette mauvaise disposition produisit fust une prodigieuse langueur en toutes affaires. Le pier président n'alla jamais qu'à onze heures et demie à la Chambre, en sortant à midi, n'y retournant qu'entre trois et quatre heures et en sortant entre cinq et six heures, joint à cela diverses autres démonstrations et publiques et secrètes qu'il fist...

(Le reste du mémoire contient de nouveaux détails sur les opérations financières, sur celles de la Chambre de justice, sur les mesures prises en 1662 par le gouvernement pour soulager les horreurs de la disette, enfin, sur toutes les parties de l'administration pendant la courte période qu'il embrasse.)


PIÈCE Nº II BIS.—INÉDITE.

LE CID ENRAGÉ [610].

Comédie.

M. COLBERT parle seul.

Percé jusques au fond du cœur
D'une atteinte imprévue aussy bien que mortelle,
Autheur d'une entreprise insolente et cruelle
Dont le honteux succez irrite ma fureur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cedde au coup qui me tue.
Si près de voir Fouquet sur l'échaffault,
O Dieux! l'étrange peine!
Après avoir payé l'arrêt plus qu'il ne vault
Pour rendre sa mort plus certaine,
N'en remporter rien que la haine?

Que je sens de rudes combats!
Que ma raison est opprimée!
J'ay perdu mon argent, je perds ma renommée
Pour n'avoir peu mettre une teste à bas.
O grand doyen des scélérats!
Dont l'injustice consommée
Regardoit déjà son trépas
Comme une proye accoustumée;
Séguier, escueil des innocens,
Qui, pour complaire au ministère,
Par de honteux abaissemens
Ne trouves rien de trop indigne à faire,
Faut-il que les arrêts
Qui tant de fois ont fait périr des misérables,
Et pour de bien moindres subjects,
Sur la fin de les jours, malgré tant de projets,
Tant d'intrigues détestables,
Malgré moy, malgré toy, deviennent équitables
Après tous les maux qu'ils ont faicts?....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Talon, le ciel a donc permis
Que pour toute la récompense
De ta mortelle haine et de ton arrogance,
Tu n'ayes remporté que haine et que mépris;
Et qu'un pédant que j'avois pris
Pour réparer la négligence,
M'ayt fait tomber de mal en pis
Par l'excès de son ignorance[611].

Ce rapporteur, que j'ay duppé sy galamment,
Pour une pompeuse espérance
D'estre le chef[612] d'un parlement,
Et qui croyoit sauver sa conscience
En me vendant bien chèrement
Une si lâche complaisance,
Aura donc prôné vainement,
Et pour tous fruits de son ouvrage;
Je ne remporteray que le seul avantage
D'avoir peu tromper un Normand.....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quoi! notre emphaticque Pussort
Après avoir fait un effort
De son éloquence bourgeoise
Et prouvé clairement qu'il méritoit la mort
Pour n'avoir pas couvert tout Saint-Mandé d'ardoise;
Après avoir tronqué tant de diverses lois,
Plutôt pour mon service
Que pour celui du plus humain des rois,
N'a pû forcer la chambre à faire une injustice
Ny gagner une seule voix.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voisin, ce scélérat si consciencieux,
Ce traître proctecteur de la cause publique,
Sur qui j'avois jetté les yeux
Pour empêcher par son intrigue
Des dévots la sourde pratique
Et le zèle séditieux,
S'en est acquitté de son mieux;
Mais que me sert toute ma politique
Sy je n'en suis pas plus heureux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et toy, cher confident de ma secrette rage,
Qui dedans les concussions
Fais ton apprentissage
Par les plus noires actions,
Mon cher Berrier, sur qui je fondois davantage
Le succez de mes passions,
Car je sçay tes inventions,
Tes détours et ta fourberie;
Que dois-je te dire aujourd'huy,
Puisqu'enfin malgré ton appuy,
Ton mensonge et ta calomnie,
Le peuple voit la vérité,
Au mesme endroit dont tu l'avois bannie,
Triompher de la fausseté?

Dans le premier abord d'une faveur naissante
Dont le moindre revers peut nous précipiter,
Je voy mes desseins avortés
Par une conduite imprudente;
Je voy l'Afrique triomphante
D'un roy que jusqu'ici rien n'avoit pu dompter;
Je voy, pour comble de misère,
Mon rival échapper des traits de ma colère,
Et ces deux projets si fameux
Qui me faisoient déjà prétendre
Au premier rang d'après les dieux,
Sont autant de degrés honteux
Par où je suis prest de descendre.

Mais pourquoy m'alarmer sy fort,
Sy cette rigueur non commune
Qu'excite contre moy le sort
Ne change rien à ma fortune:
Je suis toujours Colbert, je suis toujours puissant;
J'ay toujours la mesme avarice,
Je fais toujours mesme injustice.
Si j'ay manqué de perdre un innocent,
N'ay-je pas retranché les rentes?
Et, grâce à ce moyen, réduit au désespoir
Mille familles languissantes.
Est-ce là manquer de pouvoir?

Le Roy m'aime toujours et j'ay sa confidence,
Que faut-il donc de plus à mon ambition?
Sortez de mon esprit vains désirs de vengeance,
Je me veux libérer de votre impertinence
Et goûter le bonheur de ma condition.
Ouy, je veux vivre heureux, quoique Fouquet respire,
Puisqu'une éternelle prison
Luy va ravir le moyen de me nuire.

Il s'en va, puis il revient tout d'un coup.

Vivre sans tirer ma raison!
Observer un arrest si fatal à ma gloire!
Endurer que la France imputte à ma mémoire
De ne m'estre vengé que par une prison!
Conserver une vie où mon ame égarée
Voit ma perte assurée!
N'escoutons plus ce penser trop humain
Qui ne peut assouvir ma haine.
Allons, Berrier, par un coup de ta main,
Délivre-moy de cette peine.

Ouy, c'est le plus grand de mes maux,
Et pourveu que Fouquet périsse,
Qu'il meure par prison ou qu'il meure en justice,
C'est là le seul moyen de me mettre en repos.
Je m'accuse déjà de trop de négligence,
Courons à la vengeance;
Je suis avare et dur, n'importe, cher Berrier,
Je veux y consommer trois ou quatre pistolles
Pour achepter un cuisinier
Qui l'empoisonne à Pignerolles.


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