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Histoire des Montagnards

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The Project Gutenberg eBook of Histoire des Montagnards

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Title: Histoire des Montagnards

Author: Alphonse Esquiros

Release date: January 1, 2006 [eBook #9643]
Most recently updated: January 2, 2021

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS ***

Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders

HISTOIRE

DES
MONTAGNARDS

LIBRAIRIE DE LA RENAISSANCE

OEUVRES D'ALPHONSE ESQUIROS
HISTOIRE DES MONTAGNARDS

[Illustration: Alphonse Esquiros.]

[Illustration: Rouget de l'Isle.]

INTRODUCTION

I

MES TÉMOINS

Au moment où fut écrit l'Histoire des Montagnards (1846-1847), quelques acteurs du grand drame révolutionnaire vivaient encore; d'autres venaient de mourir. J'eus la bonne fortune de connaitre Barère, auquel je fus présenté par le sculpteur David, Lakanal, Souberbielle, Rouget de l'Isle. Ce que j'attendais d'eux n'était point des renseignements qui peuvent se retrouver dans les livres, les journaux ou les brochures du temps; c'était l'âme d'une époque qui n'a jamais eu d'égale dans l'histoire.

Il m'arriva souvent de recueillir dans ces entretiens des détails curieux, des souvenirs personnels, des impressions très-profondes sur les événements auxquels ces derniers témoins d'un monde évanoui avaient plus ou moins participé. Si la mémoire leur faisait quelquefois défaut sur les dates et les circonstances accessoires, le sentiment des choses était resté intact, et c'est ce sentiment qu'il m'importait surtout de connaître. En un mot, n'était-ce point la source à laquelle on pouvait retrouver la vie de la Révolution Française?

Il faut pourtant avouer que les hommes de 93 n'aimaient guère à parler de ce qu'ils avaient vu ni de ce qu'ils avaient fait. On avait quelque peine à les attirer sur ce terrain. Il semble que la gravité des scènes terribles auxquelles ils avaient assisté leur eût posé sur les lèvres un sceau de plomb. Il est du moins certain que leurs convictions n'étaient nullement ébranlées et qu'ils soumettaient leurs actes au jugement de l'histoire avec une parfaite tranquillité de conscience.

Les femmes se montraient naturellement plus communicatives que les hommes; deux d'entre elles m'ont laissé un vif souvenir. La première est madame Lebas, veuve du conventionnel, l'autre est la soeur de Marat.

Madame Lebas devait avoir été jolie dans sa jeunesse. Elle avait l'oeil noir, des maniéres distinguées et une mémoire très-sûre. C'est d'elle que deux ou trois historiens de la Révolution Française ont appris des détails intéressants sur la famille Duplay et sur la vie privée de Robespierre. Ses souvenirs ne dépassaient guère le cercle des relations intimes; mais comme à dater de 93 la maison de Duplay devint le foyer vers lequel convergeait toute la vie politique autour de Robespierre, elle avait passé sa jeunesse au coeur même de la Révolution. Elle avait aimé son mari, comme elle disait elle-même, d'un amour patriotique; mais par une réserve et une délicatesse de coeur que les femmes comprendront, c'était celui dont elle parlait le moins. De Saint-Just, de Couthon, de Robespierre jeune, elle citait de belles et de bonnes actions qui l'avaient touchée. Sa grande admiration était pour Maximilien. L'intérieur de la famille Duplay était une maison à la Jean-Jacques Rousseau, une arche des vertus domestiques risquée sur un déluge de sang. Parlait-elle du 9 thermidor, son front s'assombrissait, ses yeux se remplissaient de larmes. Malheureusement son fils assistait à toutes nos conversations et la surveillait de près, craignant sans doute des indiscrétions qui pussent blesser son amour-propre comme fils d'un conventionnel et comme membre de l'Institut. Je n'oublierai jamais l'expression consternée de sa figure, un jour que cette respectable veuve me confia l'état de détresse et de misère auquel elle avait été réduite après la mort de son mari. Elle s'était faite blanchisseuse et allait battre son linge sur les bateaux de la Seine. Pour le coup c'était trop fort, et l'académicien pâlit. Raconter de pareilles choses, passe encore, mais les écrire (et il savait bien que je les écrirais plus tard), c'était selon lui déroger à la dignité classique de l'histoire.

Entre la veuve de Lebas et la soeur de Marat, quel contraste!

Comme je tenais à recueillir et à contrôler tous les témoignages, je m'acheminai vers la demeure de celle qui portait un nom si terrible, mais qui, dit-on, avait refusé autrefois de se marier pour ne point perdre ce nom dont elle se faisait gloire.

C'était un jour de pluie.

Rue de la Barillerie n° 32 (c'est l'adresse que m'avait indiquée le statuaire David), je rencontrai une allée étroite et sombre, gardée par une petite porte basse. Sur le mur, je lus ces mots écrits en lettres noires: «Le portier est au deuxième.» Je montai.

Au deuxième étage, je demandai mademoiselle Marat. Le portier et sa femme s'entre-regardèrent en silence.

—C'est ici?

—Oui, monsieur, reprirent-ils après s'être consultés du coin de l'oeil.

—Elle est chez elle?

—Toujours: cette malheureuse est paralysée des jambes.

—A quel étage?

—Au cintième, la porte à droite.

La femme du portier, qui jusque-là m'avait observé sans rien dire, ajouta d'une voix goguenarde:

—Ce n'est pas une jeune et jolie fille, oui-dà!

Je continuai à monter l'escalier qui devenait de plus en plus raide et gras. Les murs sans badigeon étalaient dans le clair-obscur la sale nudité du plâtre. Arrivé tout en haut devant une porte mal close, je frappai. Après quelques instants d'attente, durant lesquels je donnai un dernier coup d'oeil au délabrement des lieux, la porte s'ouvrit. Je demeurai frappé de stupeur. L'être que j'avais devant moi et qui me regardait fixement, c'était Marat.

On m'avait prévenu de cette ressemblance extraordinaire entre le frère et la soeur; mais qui pouvait croire à une telle vision de la tombe présente en chair et en os? Son vêtement douteux—une sorte de robe de chambre—prêtait encore à l'illusion. Elle était coiffée d'une serviette blanche qui laissait passer très-peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tête ainsi couverte quand il fut tué dans son bain par Charlotte Corday.

Je fis la question d'usage:

—Mademoiselle Marat?

Elle arrêta sur moi deux yeux noirs et perçants:

—C'est ici: entrez.

Je la suivis et passai par un cabinet très-sombre où l'on distinguait confusément une manière de lit. Ce cabinet donnait dans une chambre unique, située sous les toits, assez propre, mais triste et misérable. Il y avait pour tous meubles trois chaises, une table, une cage où chantaient deux serins et une armoire ouverte qui contenait quelques livres, entre autres une collection complète des numéros de l'Ami du peuple, dont on lui avait offert un bon prix, mais qu'elle avait toujours refusé de vendre. L'un des carreaux de la fenêtre ayant été brisé, on l'avait remplacé par une feuille de papier huileuse sur laquelle pleuraient des gouttes de pluie et qui répandait dans la chambre une lumière livide.

Voyant toute cette misère, j'admirai au fond du coeur le désintéressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les têtes, et qui étaient morts laissant à leur femme, à leur soeur, cinq francs en assignats.

La soeur de Marat se plaça dans une chaise à bras et m'invita à m'asseoir à côté d'elle. Je lui dis mon nom et l'objet de ma visite, puis je hasardai quelques questions sur son frère. Elle me parla, je l'avoue, beaucoup plus de la Révolution que de Marat. Je fus surpris de trouver sous les vêtements et les dehors d'une pauvre femme des idées viriles, une étonnante mémoire des faits, des connaissances assez étendues, un langage correct, précis et véhément. Sa manière d'apprécier les caractères et les événements était d'ailleurs celle de l'Ami du peuple. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui régnait dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux hommes de 93 me pénétrait peu à peu. J'avais froid. Cette femme ne m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je l'écoutai en silence.

Les paroles qui tombaient de sa bouche étaient des paroles austères.

—On ne fonde pas, me disait-elle, un état démocratique avec de l'or ni avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut moraliser le peuple. Une république veut des hommes purs que l'attrait des richesses et les séductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des droits et l'observation des devoirs. Cicéron est grand parce qu'il a su déjouer les desseins de Catilina et défendre les libertés de Rome. Mon frère lui-même ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaillé toute sa vie à détruire les factions et à établir le règne du peuple: autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la liberté d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la liberté de tous et celle-ci ne s'acquiert dans un État que par des moeurs rigides. Il faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon frère est mort à l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa mémoire.

Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume.

—Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si mon frère eût vécu, les têtes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tombées.

Je lui demandai si son frère avait été vraiment médecin de la maison du comte d'Artois.

—Oui, répondit-elle, c'est la vérité. Sa charge consistait à soigner les gardes du corps et les gens préposés au service des écuries. Aussi fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient à déserter la cause du peuple. Le bruit courut même par la ville qu'il s'était vendu pour un château….

—Monsieur, ajouta-t-elle en me désignant d'un geste son misérablé réduit,—je suis sa soeur et son unique héritière: regardez, voici mon château!

Et il y avait de l'orgueil dans sa voix.

L'humeur soupçonneuse de certains révolutionnaires ne s'était point endormie chez elle avec les années. Plusieurs fois je la surpris à fixer sur mon humble personne des regards méfiants et inquisiteurs. Elle m'avoua même éprouver le besoin de prendre des renseignements sur mon civisme auprès d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la vis aussi s'emporter à chaque fois que je lui fis quelques objections: c'était bien le sang de Marat.

Mes questions sur les habitudes de son frère, sur sa manière de vivre, n'obtinrent guère plus de succès. Les détails de la vie intime rentraient d'après elle dans les conditions de l'homme, être calamiteux et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne devait point descendre jusqu'à ces futilités.

Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventurière et d'une fille de mauvaise vie.

Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique. Louis-Philippe venait d'échapper à l'un des nombreux attentats qui signalèrent son règne; on pense bien qu'elle détestait en lui l'homme et le roi.

—N'importe! s'écria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se défaire des tyrans.

Je me levai pour sortir.

—Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous communiquerai des renseignements biographiques sur mon frère, si je vis encore; car dans l'état de maladie où vous me voyez je m'éteindrai subitement. Un jour, demain peut-être, en ouvrant la porte, on me trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troublée. Moi, qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on quitte la vie sans regrets quand on n'a rien à se reprocher. Mon frère est mort pauvre et victime de son dévouement à la patrie; c'est là toute sa gloire.

Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur.

—Voilà des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanité, qui poursuivirent ce rêve jusqu'à la mort avec un désintéressement héroïque, et qui ne sont guère arrivés qu'à une renommée sanglante, à une dictature éphémère. On en est même à se demander s'ils n'ont point compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne désavouent ni la raison ni la justice.

Marat se définissait lui-même le bouc émissaire qui se charge en passant de tous les maux de l'humanité. Il y avait dix siècles d'oppression, de misères, de tortures entassés sur cet enfant du peuple, laid et mal venu, qui, à bout de patience, se retourne contre ses anciens maîtres, furieux, écumant. Ce petit homme sur les pieds duquel toute une société a marché; ce médecin qui porte dans son corps malade la pâleur et la fièvre des hôpitaux; ce journaliste inquiet, ombrageux, méfiant, lâché sur la place publique comme un dogue vigilant dans une ville ouverte et peu sûre, pour y faire le guet; cet oeil du peuple qui va rôdant ça et là pour découvrir les traîtres; cet homme-anathème, qui assume sur sa tête maudite tout l'odieux des mesures de sang, constitue bien un caractère à part, une des maladies de la Révolution.

Il a été trop légèrement traité de charlatan et d'aventurier par les écrivains royalistes. Avant d'entrer dans la carrière politique, Marat était un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, 1775] où il plaçait le siége de l'âme dans les méninges. [Note: Nom collectif des trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que l'auteur était spiritualiste. Il publia ensuite différents travaux sur le feu, l'électricité, la lumière, l'optique.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma mémoire est fidèle) l'administration du Jardin des Plantes fit l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi à Marat pour faire ses expériences; l'autre avait appartenu au comte de Provence, depuis Louis XVIII.

Un autre caractère excentrique avec lequel me mit en relation cette histoire des Montagnards était l'avocat Deschiens. Celui-là n'avait jamais demandé de têtes; c'était l'indifférence politique, l'ordre et l'urbanité en personne. Il habitait Versailles où il possédait plusieurs chambrées de brochures et de papiers publics, comme on disait au temps de la Révolution. Tous ces documents étaient classés, étiquetés. A chaque grande époque historique il se rencontre un homme (un, c'est assez) qui s'isole du mouvement général des esprits pour se livrer à des goûts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans lui, où trouverait-on les matériaux de l'histoire? C'est ce qu'on appelle le collectionneur.

La question que s'adressait à lui-même l'avocat Deschiens, en s'éveillant dès l'aube (de 89 à 94) n'était pas du tout celle qui préoccupait alors tout le monde: «La cour triomphera-t-elle de l'Assemblée nationale ou est-ce au contraire l'Assemblée nationale qui aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la Montagne ou de la Gironde? Où s'arrêtera la terreur? Les Dantonistes délivreront-ils la France des Hébertistes? Que pense et que fait le Comité de salut public? Où nous conduit la Commune de Paris?» Non, rien de tout cela ne l'intéressait très-vivement. Sa question à lui était celle-ci:

«Combien paraîtra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de pamphlets?» Alerte et cette pensée dans la tête, il parcourait aussitôt les rues de Paris, écoutant les crieurs, s'arrêtant aux boutiques des libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec un soin minutieux. Hé bien! cet homme particulier a rendu un grand service. S'il se fût laissé entraîner comme tant d'autres par l'ambition de la tribune, nous compterions un pâle orateur de plus dans un temps qui regorgeait déjà de parleurs et d'hommes d'État; tandis que la collection Deschiens à laquelle j'ai beaucoup puisé pour écrire cette histoire était à peu près unique dans le monde. Malheureusement, si je ne me trompe, cette collection a été dispersée, après la mort de celui qui l'avait formée avec tant de zèle et de persévérance.

Le second Empire ne tenait point du tout à enrichir notre Bibliothèque nationale des archives de la Révolution Française.

II

LES GIRONDINS

L'Histoire des Montagnards parut en même temps que le premier volume de l'Histoire de la Révolution Française par Louis Blanc, l'Histoire des Girondins par Lamartine et l'Histoire de la Révolution Française par Michelet.

Pourquoi ce titre: Histoire des Montagnards?

Est-ce à dire que les Girondins ne comptent point dans le mouvement révolutionnaire? Aurions-nous par hasard été insensible aux charmes de leur éloquence? N'aurions-nous rien compris au caractère et aux sublimes discours de Vergniaud, à l'esprit philosophique de Condorcet, le révélateur de la loi du progrès, à la fougue patriotique d'Isnard, à l'énergie de Barbaroux, à la science politique de Brissot, à l'honnêteté de Pétion, à la grande âme de madame Roland? Étions-nous tellement aveuglé que nous eussions le parti pris de dénigrer les hommes de la Gironde au profit des hommes de la Montagne? Non, rien de tout cela.

Les Girondins représentent un côté de la Révolution Française, les Montagnards en représentent un autre; c'est cet autre côté que nous avons voulu mettre en lumière. Voilà tout.

Autre considération: les Girondins n'ont joué, dans le grand drame révolutionnaire, qu'un rôle de courte durée. Non-seulement la Montagne leur a survécu, mais encore c'est de cette cime formidable, au milieu des éclairs et des tonnerres, que se sont révélés les oracles de l'esprit moderne. De ces hauteurs sont parties la force et la lumière. A peine si les Girondins ont résisté; ils ont pâli devant les événements; ils se sont effacés dans un rayon d'éloquence. Les Montagnards au contraire ont renouvelé entre eux, avec le pays et avec le monde entier, la lutte des Titans. Foudroyés, ils ont enseveli la Révolution dans les plis de leur drapeau, et après eux la République n'a plus été qu'un fantôme.

Lamartine lui-même comprit très-bien que les Girondins n'avaient point tranché le noeud gordien de la Révolution: aussi, en dépit du titre, continua-t-il son histoire jusqu'au 9 thermidor.

On est convenu de regarder les Girondins comme des modérés et les Montagnards comme des buveurs de sang. Fort bien; mais on oublie peut-être que ce sont les Girondins qui ont déclaré la guerre à toute l'Europe et voté la mort du roi. La vérité est qu'il faut être logique: si la Révolution Française était, comme le croient encore certains esprits faibles, une abominable levée de boucliers contre les dieux et les lois éternelles du genre humain, il faudrait condamner tous les hommes qui y ont participé, à quelque parti qu'ils appartiennent et sous quelque bannière qu'ils se soient ralliés à l'esprit du mal.

Le crime des Girondins fut d'avoir allumé la guerre civile dans les départements où ils s'étaient réfugiés après leur chute. Qu'on ait été injuste envers eux, je le veux bien; que les accusations portées contre leur système politique fussent ou fausses ou exagérées, je l'admets encore; que leur expulsion de l'Assemblée fût un acte illégal, je n'y contredis point; mais si persécuté que soit un parti, il n'a jamais le droit d'armer les citoyens les uns contre les autres, surtout quand les bataillons étrangers foulent sous leurs pieds le sol sacré de la patrie.

Quoi qu'il en soit, ce livre n'a point été dicté par un esprit d'exclusion. Ne bâtissons point de petites églises dans la grande unité de la Révolution Française. L'histoire de ces jours de luttes, d'antagonismes terribles et de haines violentes demande à être écrite avec amour. Ce n'est point ici un paradoxe. Oui, il y avait une sympathie immense, un élan passionné vers l'idéal, dans cette fureur du bien public qui immolait tout à un principe. Il faut donc embrasser d'un point de vue élevé cette époque sinistre et glorieuse qui réunit tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les uns pour leur ardent amour de la patrie, les autres pour leur dévouement à l'humanité. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui fut grand dans tous les partis et sous toutes les nuances. Parmi ceux que la Montagne éleva, dans un jour de tempête, jusqu'au gouvernement du pays, je dirais presque jusqu'à la dictature, il y en a qui ont sauvé le territoire de l'invasion étrangère, renouvelé les institutions sociales, ébauché une constitution, écrasé les factions abjectes dont le triomphe aurait amené la perte de la France, assuré le respect de la souveraineté nationale, rétabli sur de larges bases les services publics; après avoir tout détruit, ils essayèrent de tout reconstruire. La vie de pareils hommes mérite bien d'être racontée et, quelles que soient leurs fautes, la postérité les jugera en s'inclinant devant leur mémoire.

[Illustration: Louis XIV]

Nous ne promettons pas toutefois une réhabilitation systématique de la Terreur ni des Terroristes. Il y a tels de leurs actes que rien ne peut justifier. A chacun d'eux sa responsalbilité devant l'histoire. Loin de nous cette froide théorie de la souveraineté du but qui absout tous les crimes au nom de la raison d'État. Nous n'admettrons jamais non plus qu'on puisse rejeter sur les circonstances, sur la nécessité des temps, le fardeau des oeuvres sanglantes. Pas de fatalité: ce serait une injure à la conscience humaine.

Ce que nous aimons chez les Montagnards, ce que nous défendrons, la tête haute, ce sont les vrais principes de la Révolution Française. Ils ont secouru le pauvre, relevé le faible, protégé l'enfant, délivré l'opprimé en frappant l'oppresseur; ils ont voulu régénérer les moeurs.

Agités dans l'opinion publique, comme ils l'avaient été eux-mêmes dans la vie, les hommes de la Montagne n'ont pu jusqu'ici dégager leur mémoire de la tourmente qui les avait engloutis. Des voix retentissantes insultent, depuis plus d'un siècle, leurs ombres proscrites, tandis que d'autres les acclament avec enthousiasme. Il n'y a peut-être eu de mesure ni dans le blâme ni dans l'éloge. Pour moi, je me réjouis d'écrire ces pages dans un moment calme (1847), où l'opinion se recueille et où se prépare le jugement définitif de l'histoire. Libre envers le pouvoir, libre même envers les partis, sans autre passion qu'un ardent amour du peuple, je me crois à même de promettre une chose grave et difficile à tenir, la vérité.

CHAPITRE PREMIER

PRÉLUDES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

I

Du sentiment religieux.—Principaux événements de notre histoire.—Comment les faits s'enchaînaient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre politique et social.—Affranchissement des communes.—Luther et Calvin.—La Saint-Barthélémy.—Richelieu.—Louis XIV.—Louis XV.

L'histoire de la Montagne se lie étroitement à l'histoire de la
Révolution, laquelle se rattache à toute notre histoire de France.

Il nous faut donc renouer le fil des événements.

Le point de vue religieux, presque absent au XVIIIe siècle des spéculations de l'esprit, a exercé, dans ces derniers temps, une grande influence sur la direction des études historiques et sociales. Doit-on s'en applaudir? doit-on s'en plaindre? Il faut du moins se tenir sur ses gardes et se défendre contre les utopies. De nombreuses erreurs se sont glissées dans les ouvrages qui ont trait à l'origine de la démocratie en France, et comme ces erreurs tendent à obscurcir une des questions dominantes de la philosophie politique, il est utile de signaler le mal. Quelques historiens envisagent la démocratie moderne comme le développement nécessaire des idées chrétiennes; pour eux, la Révolution Française est sortie tout armée de l'Évangile. [Note: Nous avions en vue l'école de Buchez, dont l'importance était alors considerable.]

Les sociétés antiques rapportaient presque toutes leur fondation à un dieu ou au fils d'un dieu. Peu s'en faut que les théodémocrates n'arrivent, par un effort d'imagination, à la même conséquence. S'il faut les en croire, c'est un dogme, une vérité de foi qui a présidé au berceau des nations modernes. Jésus-Christ a été le premier citoyen français, le précurseur de la Déclaration des droits.

D'où vient cette manière de voir? Il existe assurément une certaine conformité entre les doctrines de l'Évangile et celles de la Révolution Française.

Dix-sept cents ans avant Voltaire, le fils d'un charpentier, dans un temps où plus de la moitié du genre humain était esclave, où la société s'appuyait sur une hiérarchie de naissance, avait prononcé ces paroles mémorables: «Vous êtes tous frères, et vous n'avez qu'un père qui est là-haut.» Cette relation entre les principes du christianisme et ceux de la démocratie n'avait point échappé aux hommes de 93. L'abbé Maury et l'abbé Fouchet en firent le texte de touchantes homélies. On connaît le mot de Camille Desmoulins devant le tribunal révolutionnaire: «J'ai l'âge du sans-culotte Jésus, trente-deux ans.» L'un des hommes qu'on s'attend le moins à rencontrer sur ce terrain, Marat, qui n'était point dévot, rend lui-même justice sur ce point aux croyances chrétiennes. «Si la religion, dit-il, influait sur le prince comme sur ses sujets, cet esprit de charité que prêche le christianisme adoucirait sans doute l'exercice de la puissance. Elle embrasse également tous les hommes dans l'amour du prochain; elle lève la barrière qui sépare les nations et réunit tous les chrétiens en un peuple de frères. Tel est le véritable esprit de l'Évangile.» Oui, mais cet esprit a-t-il été souvent appliqué au gouvernement des affaires humaines?

L'alliance du sentiment religieux et des aspirations révolutionraires peut être séduisante; elle flatte les entraînements de l'esprit et du coeur, elle convient à la jeunesse; mais nous trouvons cette théorie à la fois excessive et incomplète. Le christianisme a été une grande chose; la démocratie en est une autre; gardons-nous bien de mêler ces deux courants, si nous tenons à ne point tomber dans une confusion d'idées.

Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonné à ses propres forces, eût pu faire la Révolution Française; nous ne le croyons pas. Il fallait la protestation de la dignité humaine, violée depuis des siècles par l'insolente domination des classes privilégiées. Il fallait le travail lent et souterrain de la raison humaine. Il fallait la liberté d'examen. N'ayant à son service que des armes spirituelles, le christianisme n'aurait jamais pu réaliser un mouvement national qui tenait à l'ordre philosophique par les principes, à l'ordre moral par le droit et à l'ordre matériel par la force.

C'est donc dans un autre ordre de faits et d'idées qu'il nous faut chercher les racines de la Révolution Française.

Tout le monde sait que, issu de la conquète, le gouvernement de la France fut à la fois militaire et théocratique. Le pouvoir était divisé entre une foule de petits tyrans locaux. C'est ce qu'on appelle la féodalité. La guerre était l'occupation des hommes libres: guerre entre les États, guerre entre les provinces, guerre de château à château, de seigneur à seigneur. Au milieu de ces troubles et de ces chocs perpétuels, que devenait le pauvre vassal? Son champ était ravagé, sa famille sans cesse sur le qui-vive, le fruit de son dur travail pillé par des bandes armées. Je glisse très-rapidement sur ces origines bien connues.

Le grand événement du moyen âge, c'est l'affranchissement des communes. A l'ombre des châteaux forts s'étaient formés dans les villes et les bourgs populeux des groupes d'artisans qui avaient besoin d'une certaine sécurité pour exercer leur industrie. Avec le temps, et par suite du mouvement naturel qui pousse les races asservies vers la lumière et la liberté, ces confédérations réclamèrent quelques garanties. Elles offrirent même d'acheter leurs franchises, soit du roi, soit du haut et puissant seigneur dont elles dépendaient. Aimant mieux se priver d'un morceau de pain que de vivre sans droits, les ouvriers, les petits débitants des villes s'imposèrent les plus durs sacrifices, et même, dans quelques localités, se soulevèrent pour conquérir la dignité d'hommes. D'un autre côté, les nobles tenaient à remplir leurs coffres-forts, et Louis le Gros avait intérêt à favoriser le développement des communes pour s'en faire un rempart contre les entreprises de certains seigneurs féodaux. Il importe surtout de constater que le sentiment religieux fut tout à fait étranger à ces transactions; la politique seule y joua un rôle. A partir de ce jour, les communes, ces associations libres et régulières, jouirent d'une juridiction à elles et tinrent de la sanction royale le droit d'avoir un échevin, un tribunal, un sceau, un beffroi, une cloche, une garde mobile. En temps de guerre, elles ne devaient prêter qu'au roi de France leurs soldats, qui, bannière en tête, rejoignaient les corps d'armée.

Qui ne voit d'ici l'importance de cette révolution accomplie sans bruit, sans éclat, sans une goutte de sang versé, par une sorte d'élan spontané, mais dont les conséquences devaient s'étendre de siècle en siècle! Avec le temps, en effet, l'industrie et le commerce, délivrés de leurs entraves, purent se redresser; le pauvre s'enrichissait par son ardeur à l'ouvrage, son adresse, son économie; les familles que le hasard de la naissance avait d'abord placées au bas de l'échelle sociale s'élevaient peu à peu et contractaient quelquefois des alliances avantageuses; c'est alors qu'entre la noblesse et la masse obscure des plébéiens se forma une classe intermédiaire qui prit plus tard le nom de tiers état ou de bourgeoisie.

L'affranchissement des communes peut se définir d'un mot: ce fut la victoire du travail sur la guerre.

La tradition chrétienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes, s'éloignait de plus en plus de la démocratie évangélique. Il se rencontra, de siècle en siècle, des hommes qui protestèrent contre la direction du clergé; mais comme ils étaient en petit nombre, on les déclara hérétiques. «L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs qui sous le nom de Frérots estoient venus en telles resveries qu'ils disoient et prêchoient publiquement que les gens d'église ne devoient rien tenir qui leur fust propre; que l'Église estoit fondée en pauvreté telle que Jésus-Christ avoit et approuvé et institué, veu qu'il n'avoit jamais possédé…. Par là ils inféroiont que c'estoit abusivement procéder au pape, cardinaux, évesques et autres preslats, d'être riches et puissants.» Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade, «lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes … que par aventure il oust fait le monde errer…. A tant que moult, souvent les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent à mort condamné.» A la lumière de cette tradition démocratique s'alluma le flambeau de Wiclef, de Jean Huss et de Jérôme de Prague, qui voulaient ramener l'Eglise à sa constitution primitive. La tentative était généreuse, mais elle était téméraire. L'Église et l'État avaient désormais si bien confondu leurs intérêts, qu'il devenait impossible de toucher à l'une sans ébranler l'autre; le pape était roi, le roi de France était «clerc et homme d'église». Aussi les nouveaux prédicateurs furent-ils traités comme séditieux et punis de mort. On les frappa au nom de l'Eglise avec un glaive aiguisé sur l'Évangile de celui qui avait dit: «Remettez le glaive dans le fourreau.»

L'affranchissement des communes fut suivi plus tard de l'affranchissement des serfs sur plusieurs points du royaume. Ce qu'il y a encore de très-remarquable, c'est que le clergé n'intervint nullement dans cet acte d'humanité. Les édits mêmes d'affranchissement ne font aucune allusion au sentiment religieux ni à l'esprit chrétien. Que conclure de leur silence, sinon que le développement du droit naturel et le respect de la dignité humaine amenèrent, en dehors de toute autre influence, l'abolition de la servitude corporelle? Elle existait pourtant encore, cette servitude, dans certaines localités, jusqu'à la veille de la Révolution. Un grand coup porté à l'édifice des anciennes croyances religieuses fut le mouvement de la Réformation. L'esprit de libre examen, foudroyé dans la personne de Jean Huss par la puissance de l'orthodoxie érigée en concile, trouva dans Martin Luther un vigoureux lutteur qui déchira l'unité de l'Église. La liberté de penser avait apparu dans le monde. Quoique Luther eut voulu limiter sa révolte à l'ordre de foi, bien autres devaient en être les conséquences. Tous les esprits sérieux savent quelle étroite affinité relie la pensée à l'action, l'hérésie à la guerre contre les pouvoirs absolus. Ces deux courants se côtoyaient l'un l'autre et partaient du même principe. L'hérésie en voulait à la tête de l'Église, de même que la Révolution au chef de l'État. Les peuples qui avaient vu un ancien moine jeter au feu la bulle du pape ne reculèrent plus devant la majesté d'un roi; la lutte contre Léon X amena la résistance du Parlement anglais contre Charles 1er. Luther appela Cromwell.

C'est une loi douloureuse, mais qu'y faire? Le progrès s'écrit d'un côté de la page avec la plume et de l'autre avec le glaive.

Le peuple anglais s'était rallié à la noblesse contre la monarchie pour conquérir certains droits octroyés dans ce qu'on appelle la grande charte, magna charta. Chez nous, au contraire, le populaire se rattacha fortement à la royauté en haine de l'aristocratie. C'est la différence des deux histoires. La France aspirait à l'imité. C'est à cet esprit d'unité qu'il faut rapporter l'érection des parlements en cours permanentes et sédentaires de justice. Cette institution rendit des services, «en nous sauvant, dit Loyscau, d'être cantonnés et démembrés comme en Italie et en Allemagne».

Les doctrines de Luther et de Calvin avaient mis le feu aux poudres. La France n'échappa pointe cet embrasement général. La guerre civile était imminente. Les Huguenots tenaient dans leurs mains une partie des services publics. On les trouvait partout, même à la cour. La noblesse était aussi bien atteinte que la classe moyenne par l'esprit de liberté en matière de religion. La France allait-elle devenir protestante? Il serait oiseux de rechercher quelle influence bonne ou mauvaise ce changement de croyances aurait pu exercer sur ses destinées.

Une femme, Catherine de Médicis, superstitieuse faute de religion, hautaine, vindicative, se chargea d'abattre l'hydre de l'hérésie. Ce fut une oeuvre de ténèbres. La nuit de la Saint-Barthélémy ne saurait être trop sévèrement reprochée à cette reine et à son fils Charles IX. Les entrailles frémissent d'horreur quand on songe à cet infâme massacre qui fut pourtant approuvé par la cour de Rome. Quelques historiens néocatholiques ont cherché à justifier cette oeuvre de sang par les avantages qu'en aurait retirés le pays. Ne jouons pas avec la conscience et n'admettons jamais de pareilles excuses! Que me parlez-vous de la raison d'État, du droit de légitime défense, de certains progrès couvés dans la boue du crime? L'historien juge les faits et ne saurait absoudre que ce qui est juste.

Cependant la royauté gagnait chaque jour du terrain. Richelieu reprit l'oeuvre et la politique de Louis XI, qui consistait à se débarrasser des grands seigneurs pour ramener toute l'autorité à la couronne. La féodalité s'était implantée sur le sol avec l'épée, le cardinal-duc la détruisit par la hache. Non content de supprimer les grands vassaux, les principaux de la noblesse de France, il effaça en quelque sorte le souverain lui-même. L'homme rouge se posa comme une goutte de sang sur la lignée bleue des rois de France. De Henri IV à Louis XIV, il y eut une sorte d'interrègne. Louis XIII avait disparu derrière son ministre. C'était l'ombre d'un roi; il ne mourut point, il s'évanouit.

La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de la royauté était d'ailleurs une oeuvre nécessaire. Décomposant à l'infini l'autorité, l'émiettant, si l'on ose ainsi dire, le régime féodal aurait inévitablement conduit la France soit à l'anarchie, soit à la domination d'une foule de maîtres avides et d'autant plus ombrageux qu'ils étaient plus faibles. Comment eût-on pu extirper ces tyrannies locales? Or voilà que la royauté vint en aide au peuple; elle mit environ quatre siècles à fonder l'unité, à réprimer toutes les révoltes, à briser toutes les résistances, et au moment où elle croyait avoir atteint son but éclatèrent les troubles de la Fronde.

Louis XIV sortit victorieux de la Journée des Barricades. La fraction de l'aristocratie qui lui disputait les rênes du gouvernement était écrasée. Ceci fait, il profita de l'humiliation de la noblesse pour la fixer à la cour et lui enlever ainsi les moyens de nuire. Que pouvaient contre le roi les grands seigneurs éloignés de leur province? Il les chargea de rubans et de chaînes d'or, les fit asseoir autour de lui sur des fauteuils ou des banquettes de velours, en un mot les enguirlanda de servitude. Versailles devint un foyer de grandeur et de magnificence. Ce n'étaient que fêtes, carrousels, spectacles, chasses, galas.

Le roi-soleil attirait à lui tous les jeunes moucherons de l'aristocratie, trop heureux de venir se brûler les ailes à sa lumière. Le pouvoir absolu étant remonté tout entier à la couronne, on entoura le chef de l'Etat d'une sorte de culte bien fait pour dégrader les caractères. Louis XIV assista vivant à son apothéose: il avait ainsi trouvé un moyen qui valait mieux que d'exterminer les grands, c'était de les avilir. Autour de cette idole s'organisa tout un système de fétichisme, ayant le palais de Versailles pour temple, les courtisans pour sacrificateurs et le peuple pour victime.

S'aperçut-on alors du gouffre qui se creusait autour du trône? En tout cas, il était trop tard. La royauté avait abaissé toutes les barrières qui gênaient l'exercice du pouvoir arbitraire; elle avait domestiqué ces farouches barons qui étaient quelquefois les rivaux, mais le plus souvent les soutiens de l'édifice monarchique; elle s'isolait ainsi dans des hauteurs où la foudre devait tôt ou tard l'atteindre.

Louis XIV mort, la France, un instant courbée sous son fouet et ses bottes à éperons, redressa superbement la tête. Les parlements moins soumis, et fortifiés des armes de l'opinion, essayèrent çà et là quelque résistance. Vint la Régence, qui engourdit dans la débauche ce qui restait de vigueur à l'aristocratie. Sous Louis XV, le pays s'accoutuma à ne plus avoir de maîtres; il était gouverné par des maîtresses qu'il méprisait. Quand Louis XVI monta sur le trône, les esprits, éclairés désormais sur les abus, étaient dans une horrible agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors le peuple vint se présenter, la pique d'une main et la constitution de l'autre, sur les marches du Louvre.—Ce visiteur-là n'attend pas longtemps à la porte des rois.

Telle est la série des faits qui ont amené la Révolution Française. Un mot maintenant sur les doctrines.

Quoique le véritable esprit chrétien ne fut nullement en contradiction avec les principes de 89, il est très-difficile de lui attribuer une influence dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La liberté dont on retrouve ténébreusement les traces dans les écrits des Pères de l'Église n'avait rien de commun avec la liberté civile et politique fondée par la Révolution Française. Nous voyons au contraire les doctrines de l'Église aboutir partout à l'obéissance passive. Lisez dans Bossuet le chapitre intitulé: Les sujets n'ont à opposer à la violence des princes que des remontrances, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion. Voila quoi était en politique le sentiment du clergé orthodoxe; les armes de la prière étaient les seules que la liberté chrétienne put forger dans son arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-là on eût jamais pris la Bastille, et nous trouvons que le peuple de 89 fit sagement d'y ajouter un fer de lance.

Parmi les éléments qui préparèrent la Révolution Française, on n'a pas assez tenu compte du vieil esprit gaulois dont on retrouve la trace dans les fabliaux et dans quelques romans du moyen âge, esprit frondeur, satirique, riant sous cape de la noblesse et du clergé. A côté des écrivains orthodoxes se forma d'ailleurs, du XVe au XVIe siècle, une école de philosophes calmes, stoïques, dégagés des luttes religieuses, relevant plutôt de la tradition païenne que de l'Évangile, dénonçant avec une rare hardiesse tous les abus de leur temps: ce furent Michel Montaigne, Étienne de La Boëtie, Charron, Rabelais. Dans leurs ouvrages, si différents de verve et de style, s'épanouit la véritable liberté d'examen. Après eux vint Descartes, qui commença par faire table rase de toutes les connaissances acquises, et déplaçant dès le premier coup la base de la certitude, mit dans le moi le critérium de l'erreur ou de la vérité. Pascal démasqua les jésuites dans ses Lettres provinciales. Les voies étaient ouvertes: le XVIIIe siècle s'y précipita. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Condorcet, d'Alembert, quelle pléiade de génies! La théologie chrétienne s'était placée elle-même en dehors du monde et de la nature, la philosophie intervient et fournit à l'humanité ce qui lui manquait, la notion de ses droits. Est-ce à dire que la Révolution Française soit l'oeuvre d'une école de philosophes? Non. Les grands esprits du XVIIIe siècle exercèrent sans doute une vaste influence sur le mouvement des idées; sans eux, le triomphe des libertés publiques eût été ajourné indéfiniment. Mais les penseurs excitent et dirigent les forces vives de leur époque, ils ne les créent jamais. La source de toutes les forces et de toutes les initiatives était dans le peuple.

[Illustration: Louis XVI.]

Résumons-nous: La Révolution Française n'émane point du sentiment religieux; elle est fille du droit et de la justice.

Que répondre d'un autre côté à ceux qui lui reprochent de n'avoir point fait surgir de l'autel de la patrie un Dieu nouveau? Elle n'était point faite pour cela: essentiellement pratique et réaliste, elle s'est attachée aux faits, à la loi, à la réforme des institutions. Son oeuvre fut de déplacer l'axe des sociétés modernes en substituant au règne de la foi l'autorité de la raison.

II

La Révolution en germe dans la cabale.—La franc-maçonnerie.—Les mystiques.—Les inventeurs.

On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition à l'ancien régime théocratique et monarchique: cette source, c'est la science.

Il est bien vrai que la science n'existait guère au moyen âge et même à l'époque de la renaissance des lettres et des arts. On ne découvre, à cette époque, que des systèmes incohérents, vagues, entachés de merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est dégagée la chimie et que l'astrologie a été l'embryon de l'astronomie.

L'Église n'avait point en elle-même le principe de la science. L'homme, d'après elle, a été déchu pour avoir voulu savoir; il ne se relève que par l'ignorance volontaire, c'est-à-dire par la soumission de l'esprit à des dogmes révélés et à l'autorité visible des conciles. Une telle doctrine devait logiquement proscrire la libre pensée et frapper d'une réprobation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres d'Aristote furent brûlées par la main du bourreau. Condamnée, poursuivie par la justice ecclésiastique et séculière, la science se cacha, rentra sous terre. Enveloppée de formes obscures, bizarres, impénétrables, elle eut ses initiations, ses mystères. Elle se fit société secrète et prit le nom de cabale.

La cabale était une contre-Église.

Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues, alchimistes, magiciens), on découvre les opinions les plus étranges sur l'éternité de la matière, la transmutation des minéraux, l'engendrement des plantes et des animaux par une série de transformations naturelles, la chaîne magnétique des êtres, le tout brouillé dans des rêveries et des mythes dont le secret n'était accessible qu'aux initiés. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre pensée ne se sentait point en sûreté sous les formes vulgaires du langage. Le livre écrit à style découvert courait grand risque d'être condamné aux flammes s'il contenait des opinions équivoques [Note: Témoin celui de Jean Scott qu'Honorius fit brûler]. C'est pour éviter cette menace perpétuelle de destruction que les cabalistes couvrirent opiniâtrement leurs idées d'une obscurité prudente. Ces précautions ne désarmèrent pas la surveillance de l'Église. Elle ne tarda point à découvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'était réfugié. L'antagonisme de la science et de la foi éclata. Les cabalistes, sans fronder ouvertement l'autorité du dogme ni du mystère, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De là conflit. Et pourtant beaucoup d'ecclésiastiques mordirent, durant le moyen âge, à la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux goûtèrent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe siècle.

Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livrés, d'après un auteur du temps, à la pratique des arts séditieux, artibus quibusdam seditiosis, eussent sur la réforme religieuse et politique les mêmes idées que nos pères de 89. Non; mais ces hommes étaient des dissidents. Leur opposition, relative au temps où ils vivaient, inquiéta les maîtres de la société. L'Église et l'État condamnèrent la cabale comme la racine amère de toutes les hérésies et de toutes les nouveautés. La vérité est que l'orthodoxie sentait par cette voie ténébreuse les meilleures intelligences du temps lui échapper. Quoique l'esprit des sciences occultes fût très-indéterminé, le clergé jugea nettement que cet esprit n'était pas le sien. Qu'était-il donc? une tendance à se rapprocher de la nature, cette grande excommuniée que les docteurs déclaraient être la fille de Satan.

Moins la science est avancée, plus elle se nourrit de chimères et de folles illusions, plus elle croit déjà tenir sous sa main tous les secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues n'avait d'égale que leur inexpérience. Ils affichaient la prétention de faire de l'or, de prolonger indéfiniment la vie au moyen d'un élixir dont ils disaient avoir la formule, de créer un homme «en dehors et sans le secours du moule naturel», de dérober aux astres qui roulent au-dessus de nos têtes les arcanes de la destinée et de prédire ainsi à chacun les événements futurs, la grandeur ou la décadence des royaumes. Que ne promettaient-ils point à leurs adeptes? En agissant ainsi, étaient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient eux-mêmes. La base de la méthode expérimentale leur manquant, ils n'échappaient au mysticisme chrétien que pour se jeter dans les rêveries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait séduire les imaginations et que le nombre des affiliés était considérable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs ouvrages) se montraient très-préoccupés de palingénésie sociale. Ils s'attendaient à de grands événements, à des guerres durant lesquelles le sang coulerait à flot, «à des mutations de royaume et à des révolutions,» après lesquelles la paix et le repos retourneraient sur la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits inquiets, aspirant à un ordre de choses meilleur que celui sous lequel ils vivaient.

Non contents de voiler leurs idées sous les pages symboliques du grimoire, les alchimistes les avaient fixées dans la pierre. Il y avait à Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la science hermétique; mais il fallait être initié pour déchiffrer le sens des figures. C'était le cimetière des Innocents. Sur l'un des murs on voyait un lion accroupi et enroulé d'une banderole avec ces mots: Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum? «Mon fils est couché comme un lion; qui le fera lever?»

Le lion s'est levé le 14 juillet 1789; il a aiguisé ses ongles sur les pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la terre.

Mal vus, mais redoutés à cause de la puissance infernale dont le vulgaire les croyait investis, les initiés aux sciences occultes exercèrent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule ignorante crut s'égaler à eux en se donnant au diable. Il y eut des confréries de sorciers. Dans ces âges d'ignorance et de superstition, une idée tourne tout de suite en épidémie morale. Le nombre de tels insensés devint considérable; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, propose qu'on coupe la tête à trois cent mille, et demande «que chacun prête la main à un si bon office». Les moins coupables étaient conduits «à la fosse» pour y faire pénitence au pain et à l'eau. [Note: J'ai trouvé une ancienne gravure sur bois qui représente bien les idées du temps sur la Justice: une femme assise sur un siége de fer, la tête couverte d'un voile noir, les pieds enveloppés d'un suaire, la place du coeur vide et une balance à la main. C'est cette Justice qui expédiait les sorciers et les hérétiques.] La société d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, juré entre eux de détruire les chefs de l'Église et de la monarchie.

«S'il advient, dit Juvénal des Ursins, que… icieux innovateurs de diables idolàtres soient mis en prison, ils doivent être punys comme trahistes du roy et crimineux de léze-majesté.» Les magistrats, aux XVe et XVIe siècle, firent arrêter un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni les exécuter, quoiqu'on y allât très-vite. De la mauvaise physionomie d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer à la question. Le fils était appelé à porter témoignage de ce crime contre le père, le père contre le fils. Le châtiment des sorciers était la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en France, plus d'un légiste, était de savoir s'ils devaient être brûlés tout vifs ou s'il convenait premièrement de les étrangler. Ces deux opinions réunissaient des partisans.—Je recommande de tels faits aux historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du tribunal révolutionnaire; les excès provoquent toujours, dans l'avenir, d'autres excès; l'abîme appelle l'abîme; le bûcher appelle l'échafaud.

Les aveugles étaient, jusqu'en 1450, protégés par la loi: la peine de mort passait muette et désarmée devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien à faire là où la justice divine s'était arrêtée si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas moins au feu, pour crime de magie, un aveugle des Quinze-Vingts. Ce parlement célèbre fit exécuter en moins de trois mois (c'est lui qui s'en vante) un nombre presque innombrable, numerum pene innumerum, de sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans les flammes du bûcher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils sont féconds en enseignements.

Si la magie n'eût pas été, dans la pensée des juges, une insurrection contre l'ordre religieux et politique, elle n'eût pas été soumise à de semblables atrocités. Les délits relatifs aux institutions établies étaient en effet les seuls que l'État, menacé dans sa forme, dans sa durée, dans son repos, frappait à coups redoublés et à travers toutes les lois humaines, per fas et nefas.

Les anciens cabalistes rêvaient l'exécution du grand oeuvre; ils demandaient pour cela du feu, du métal et du sang. Précurseurs de la science, vous serez satisfaits! Le grand oeuvre s'accomplira; j'aperçois un inconnu qui, le visage masqué, les bras nus, la poitrine haletante et penchée sur la fournaise, remue les éléments d'une transmutation future: cet alchimiste, c'est le Progrès.

L'astrologie était une chimère; mais elle n'en servit pas moins à élargir pour l'homme la notion de l'univers. Mélange de fatalisme et de chaldéisme, elle reliait du moins notre globe à l'ensemble de la mécanique céleste: son erreur était d'y attacher aussi nos destinées. Les rois et les reines s'étaient fait longtemps tirer leur horoscope; en 92, ce fut le tour de la République Française.

«Heureuse France! s'écriait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au signe de la Balance entrait dans le point équinoxial d'automne, quand tu jurais l'égalité et fondais la République; une concordance parfaite régnait, en ce moment, entre le ciel et la terre; c'est sous ces beaux auspices que tu disais anathème à la royauté et donnais à la liberté cette égalité sainte, que le soleil, à pareille époque, établit entre les jours et les nuits. République des Francs, tes hautes destinées sont écrites sur le livre même de la nature. Nation puissante et fortunée par-dessus toutes les autres, tous les ans à pareil jour tu trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'égalité.»

Hélas! cet oracle ne fut guère plus vrai que ceux de Nostradamus; mais si la République meurt quelquefois étouffée dans le sang de ses héros, elle renaît toujours.

Aux sciences occultes, à la société secrète des cabalistes succéda plus tard la franc-maçonnerie, poursuivant à peu près le même but, mais par des moyens beaucoup plus pratiques. Réduite durant des siècles à dissimuler sa marche, la libre pensée prit successivement différents masques. Elle se cacha sous le boisseau, sachant bien que le moment viendrait où elle pourrait poser dessus la lumière. Un des chefs de la franc-maçonnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler lui-même le fouet des princes, flagellum principum. Les deux colonnes de cette grande institution étaient l'égalité et la fraternité. Les signes, les symboles, les initiations étaient autant de formes protectrices sous lesquelles s'exerçaient sa propagande et son action bienfaisante. Dans le temple s'effaçaient toutes les distinctions de naissance, de couleur, de rang, de patrie. La maçonnerie encourut à plusieurs reprises les disgrâces de l'Église et de plusieurs gouvernements. Laissons parler un inquisiteur romain: «Parmi ces assemblées, formées sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la société ou d'études sublimes, les unes professent une irréligion effrontée ou une licence abominable, les autres cherchent à secouer le joug de la subordination et à détruire les monarchies. Peut-être, en dernière analyse, est-ce là l'objet de toutes: mais ce secret ne se communique pas en même temps ni à toutes les loges.» [Note: Extrait de la procédure instruite à Rome en 1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesnier et de Cagliostro se trouvent mêlés, sur la fin du dix-huitième siècle, aux préludes de la Révolution française. Ce n'est pas que ces deux hommes aient jamais exercé sur ce grand événement une influence directe; mais la tournure cabalistique de leurs idées les fit ranger à tort ou à raison du côté des novateurs.] Cette accusation ne manque pas d'un fond de vérité; la Révolution serpenta durant des siècles par des chemins obscurs, jusqu'au jour où, transmise de la cabale aux loges maçonniques et des loges maçonniques aux clubs, elle apparut enfin la face découverte.

Tous les historiens royalistes qui ont écrit vers la fin du dernier siècle signalent d'ailleurs le rôle important que joua la maçonnerie dans le mouvement de 89. Presque tous les chefs révolutionnaires appartenaient à différentes loges. De même que les francs-maçons, les illuminés, les martinistes, préparaient le monde aux fêtes de l'égalité, à cette célèbre confédération du Champ-de-Mars où tous les Français se réunirent sous le soleil en un peuple de frères. Quels transports de joie! Une même nation, un même coeur. L'élément mystique est inséparable du travail de l'esprit humain et, cette fois du moins, malgré quelques écarts, il seconda l'élan général vers la vérité.

D'un autre côté, ne perdons point de vue qu'avec le temps la science réelle, positive, exacte, avait fait son chemin dans le monde. Elle s'était délivrée des langes du merveilleux et de l'utopie. Après bien des tâtonnements et des essais malheureux, elle s'était enfin trouvée sur son terrain: la méthode expérimentale. A chaque découverte qu'elle faisait se dissipait une erreur, s'évanouissait une superstition.

Galilée, Képler, Newton avaient trouvé la loi qui préside au mouvement des corps célestes. Ce n'est point le soleil qui tourne, c'est la terre. Que devenait alors la légende de Josué? Harvey avait pénétré dans le mystère de la circulation du sang. Descartes, Pascal, Leibniz avaient de beaucoup reculé les bornes des connaissances humaines. Chaque conquête sur la matière est une victoire pour l'esprit. L'industrie, le commerce, la navigation avaient largement profité des progrès de la chimie et de l'astronomie. Grâce aux recherches d'un protestant français, Denis Papin, et d'un Anglais, Watt, la puissance de la vapeur était presque conquise.

L'associé de Watt assistait un jour au lever du roi d'Angleterre;
Georges III le reconnut.

—Ah! Boulton, s'écria-t-il, voici longtemps qu'on ne vous a vu à la cour; que faites-vous donc?—Sire, je m'occupe de produire une chose qui est le grand désir des rois.—Et laquelle?—La force.

Les peuples en ont autant besoin que les souverains.

Il existe d'ailleurs un lien étroit entre la science et l'affranchissement de l'esprit humain. Quand les intelligences s'accoutument à chercher des lois dans la nature, elles en demandent bientôt à la société. L'arbitraire ne peut se soutenir qu'en face de l'ignorance. Aussi la Révolution fut-elle généralement saluée avec enthousiasme par les savants. Tous ceux qui avaient cherché dans l'univers un ordre appuyé sur les rapports naturels des choses ne pouvaient logiquement souffrir, dans les institutions civiles et politiques, un ordre imposé par la volonté d'un seul.

III

Les prisons d'État.—Le Prévôt de Beaumont.—Décadence de l'ancien régime.

On peut caractériser l'état des institutions monarchiques dès le milieu du XVIIIe siècle: une grande impuissance d'être.

Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent; la royauté est salie; le peuple se désaffectionne; la noblesse elle-même tourne aux philosophes; le numéraire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent encore; mais leur secret est découvert. Le voile s'est déchiré sur l'abîme des iniquités de la justice humaine. Les geôliers ont beau faire, leurs victimes sont connues et pleurées. La bouche comprimée se tait, les pierres crient.

Chaque règne a son prisonnier célèbre:—sous Louis XIV, le masque de fer;—sous Louis XV ou plutôt sous madame de Pompadour, Latude;—sous Louis XVI, Le Prévôt de Beaumont.

Le crime de ce dernier était d'avoir découvert par hasard l'existence du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines le fit incarcérer. Transporté de la Bastille au donjon de Vincennes, de Vincennes à Charenton, de Charenton à Bicêtre, il défia successivement, dans une captivité de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre prisons d'État. Couché nu, les chaînes aux pieds et aux mains, sur un grabat en forme d'échafaud, couvert d'un peu de paille réduite en fumier puant, la barbe longue de plus d'un demi-pied, condamné à la faim pour avoir dénoncé les auteurs de la famine qui ravageait la France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau pour tout aliment, il vécut. La Providence, comme on dit, veillait sur cet homme, car il devait un jour révéler au monde un mystère d'iniquité.

Vainement de Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de Vincennes, Rouge-Montagne,—quel nom de geôlier!—s'épuisent à étouffer cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa conscience, Le Prévôt de Beaumont écrit dans la nuit du cachot, écrit toujours. On saisit les papiers; on les détruit; il recommence. Les persécutions des geôliers redoublent; cet homme est une tête de fer incorrigible, on n'aura plus de bontés pour lui. On le change de cachot; plus d'air, plus de jour. «De Sartines, raconte-t-il lui-même, avait essayé de me faire périr, en ne me délivrant tous les huit jours que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je ne savais où placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux que mon geôlier, ils m'avaient, par leur travail, dessous les portes de mon cachot, procuré un filon d'air qui m'empêchait d'étouffer dans un lieu hermétiquement fermé; car le défaut d'air fait aussi promptement périr que la faim.» Dieu et les rats aidant, ce prisonnier réussit encore à vivre. Louis XV, sous le règne duquel il avait été arrêté, meurt; Louis XVI monte sur le trône; les ministres se succèdent. De temps en temps l'un d'eux venait faire, par manière de cérémonial, une visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit retentir la prison de ses cris et de ses révélations foudroyantes.

—Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu!

Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'éloigna. Sa famille réclamait au dehors, on lui répondait avec la brutalité du laconisme administratif:

—Rien à faire.

Il espérait, il attendait, il écrivait toujours du fond de sa fosse; il accusait sans relâche les affameurs de la France et les siens. Une toile d'araignée en fer obscurcissait la fenêtre de son cachot; l'encre lui manquait; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des caractères sur du linge avec du jus de réglisse ou du sang. La soif ni la faim n'ayant pu amortir cet indiscret témoin des horreurs d'un tel règne, on compta sur le scorbut: le voilà transporté à Bicêtre. Cet homme était indomptable et immortel comme la conscience; rien n'y fit: il avait vu, il devait révéler. La vérité, celle surtout qui est destinée à faire révolution dans le monde, a besoin de s'épurer au creuset d'une adversité persévérante. Cependant les idées marchaient; un souffle de liberté avait pénétré jusqu'aux pierres de la Bastille et du donjon de Vincennes. Les geôliers, Lenoir en tête, sentaient le sol chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'épuisaient ni la vie ni le courage de Le Prévôt, on capitula. Le nouveau lieutenant de police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier et le fit transférer à Bercy, dans une maison de force. Il espérait que le prisonnier, dont le sort allait être amélioré, finirait par s'oublier lui-même dans cette nouvelle détention. C'était le moyen de dérober son secret à la connaissance du monde. Heureusement les prévisions et les intrigues des hommes de police furent déjouées. Il comptait les jours après les jours dans une fiévreuse angoisse, trompant les heures de sa longue captivité (vingt-deux ans!) par le travail et par la foi inébranlable en la justice de sa cause. N'était-il point appelé à rendre un grand service aux malheureux qui mouraient de faim? Enfin il respire.—Le 11 juillet 1789, Le Prévôt aperçut de Bercy, à l'aide d'une lunette, une fumée noire sur le faubourg Saint-Antoine; il vit le peuple foudroyer une masse hideuse et sombre: c'était la Bastille qu'on prenait.

Pendant trois jours, il regarda tomber cette forteresse où il avait passé treize sans air et presque sans nourriture. Quelle joie! La Bastille était une ennemie personnelle dont on le délivrait; chaque pierre qui tombait, c'était un douloureux souvenir dont sa mémoire était allégée.

[Illustration: Necker.]

La liberté de cet homme suivit de près la ruine de son ennemie; les verrous ne tenaient plus. Le Prévôt était un revenant qui accusait l'ancien régime en face de la Révolution. Le terrible secret qu'on avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait à la lumière. Qu'était donc ce secret qui, découvert par mégarde, avait coûté à un malheureux vingt-deux ans de martyre? Le voici: il existait un projet arrêté, signé entre quelques hommes, ministres et directeurs généraux, «1re de vendre Louis XV dans le temps présent, avec son autorité, et Louis XVI pour l'avenir; 2e de donner la France, à bail de douze années, à quatre millionnaires désignés par noms, qualités et domiciles, lesquels masquaient toute la ligne; 3e d'établir méthodiquement les disettes, la cherté en tout temps, et, dans les années de médiocre récolte, les famines générales dans toutes les provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand monopole des blés et des farines.» Ce pacte avait été conclu; les auteurs en avaient reçu le prix,—le prix du sang.

Idée infernale! organiser la disette, faire la faim! La terre, de son côté, semble épuisée comme la monarchie; elle ne donne qu'à regret. Une mauvaise année succède à une année mauvaise; il paraît qu'on touche à la fin du monde; l'abomination de la désolation est dans les affaires de l'État. Les abus débordent; l'argent passe aux lieutenants de police, aux favorites et aux geôliers. Un Lenoir se fait, par ses machinations, 900,000 livres de revenu. A Vincennes, comme à la Bastille, une compagnie de cent quatre hommes coûte, depuis soixante-dix ans, trois millions et demi chaque année, pour ne garder dans ces deux prisons que les murailles et les fossés.

Le commerce des lettres de cachet produit des bénéfices énormes; les arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les espionnages, les délations mangent la fortune publique et le bien des familles; d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la liberté des individus. On assure que Lenoir a vendu plusieurs fois des Français, arrêtés par lettres de cachet, à des marchands hollandais, qui les emmenaient pour être revendus comme esclaves à Batavia. Ces hommes de police se livraient à des monstruosités sous le voile de la sûreté de l'État; et quand plus tard le peuple indigné voulut mettre la main sur ces accapareurs et ces traîtres,—rien: ils s'étaient enfuis à l'étranger avec le fruit de leurs rapines.

Cependant les signes du temps et les présages annonçaient une catastrophe. Une maladie hideuse avait frappé Louis XV, et ce galant monarque n'était plus que la figure de la lèpre avec l'odeur du sépulcre. Les premiers-nés des maisons royales mouraient. La moisson était dévorée en herbe par la sécheresse du sol et les grains par les accapareurs qui se jetaient sur cette proie comme une nuée de sautereiles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies d'Egypte, mais le coeur des grands était endurci. Il ne restait plus qu'à changer en sang l'eau des puits. La catastrophe était inévitable. Les prophètes ne manquaient pas: la Révolution était prédite, annoncée dans les termes les plus clairs. Rousseau écrivait en 1770: [Note: Émile, livre III.] «Nous approchons de l'état de crise et du siècle de révolution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps à durer; toutes ont brillé, et tout État qui brille est sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime; mais il n'est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop..» Voltaire écrivait en 1762: «Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront bien des choses.» [Note: Lettre à M. de Chauvelin.] Ainsi le voile qui couvrait l'avenir était transparent; seuls les privilégiés s'obstinaient à ne pas voir.

La cognée était à la racine de la monarchie, que les classes nobles s'enivraient encore follement, à l'ombre de cet arbre rongé par mille abus. Les gentilshommes de la cour plaisantaient des cerveaux alarmés. Les oisifs reprochaient gaiement aux penseurs et aux écrivains de détourner le peuple de son travail et de ses devoirs.

Cependant tout déclinait. La beauté elle-même était vieillotte: du fard et de la poudre. L'état des moeurs rappelait la corruption des Romains sous les Empereurs. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers. La coquetterie remplaçait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les abbés effeuillaient des roses aux divinités de l'Opéra: le bréviaire était devenu dans leurs mains l'almanach des Grâces. Voilà de quelle manière passait son temps cette société frivole, à la veille du jour où le châtiment allait éclater, où la Justice allait revendiquer ses droits.

Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba la foudre de l'irritation populaire. Cette parole de Moïse fut une fois de plus vérifiée: «Les pères seront punis dans leurs enfants.» La noblesse transmit à ses descendants la responsabilité de ses actes, et Louis XV fut guillotiné dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de la Pompadour, le digne élève de l'infâme Dubois.

La foi n'existait plus que dans le clergé inférieur, et ça et là dans quelques campagnes. Sorti d'une étable, le christianisme était retourné aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes religieux. A côté des orgies d'une société mourante, une âpre école de libres penseurs, avocats, écrivains, rhéteurs, médecins, tabellions, travaillaient dans le silence à reconstituer les titres perdus de l'humanité. La conscience troublée révélait ses inquiétudes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir.

IV

La Révolution pouvait-elle être évitée?—Louis XVI et Marie-Antoinette.—Affaire du collier.—Personne ne voit de salut que dans la convocation des États généraux.

Il y en a qui se demandent encore si la Révolution de 89 pouvait être éludée par des réformes. Turgot et Malesherbes l'ont essayé; l'un et l'autre ont échoué devant les obstacles. Le bras d'un homme n'était pas assez fort pour s'opposer aux excès d'une caste puissante et nombreuse; il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-être même était-il inévitable que cette réformation du vieux monde fût produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la société entraînent des châtiments exemplaires qui épouvantent la Justice elle-même. On ne déracine pas les chênes sans remuer le sol autour d'eux.

Au moment où s'ouvre l'histoire de la Révolution, les deux derniers règnes ont détrompé la France royaliste. Les prisons d'État, les lettres de cachet, la censure, les impôts, livrés au caprice d'une courtisane ou d'un favori, ont créé dans les populations des villes l'esprit de résistance. Les iniquités des droits féodaux et des justices féodales, la corvée, les aides, la dîme, la milice, avaient soulevé les classes agricoles. Sans doute les abus étaient grands; mais, il faut en convenir, la Révolution Française fut surtout provoquée par les nouveaux instincts du peuple.

La première moitié de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde moitié à la liberté. A côté du sommeil de la cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles du peuple, avaient marché: la parole mise au bout des doigts du sourd-muet; la foudre dérobée aux nuages; l'aérostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'océan de l'air; tout cela avait donné aux hommes, jusque-là timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation étouffait de pensées; le moment de les écrire était venu, et quand les idées sont semées il faut qu'elles lèvent. Les philosophes sortaient en général de la classe inférieure ou moyenne. De toutes parts les larges têtes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les fronts bas et renversés des petits-maîtres de la cour.

On touchait à l'année mémorable qui devait décider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son avènement, avait essayé successivement à la France plusieurs ministères que des obstacles nouveaux et imprévus venaient toujours renverser. Les circonstances étaient insurmontables; elles usaient les hommes. Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du trésor public, dans lequel les maîtresses de Louis XV avaient puisé à pleines mains. [Note: La Dubarry reçut, en quinze mois, du trésor public 2,400,000 fr.]

Comme l'or est, dans les États monarchiques, le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, instrumentum regni, Calonne, en agitant les finances, avait réveillé pour un instant autour du trône un éclat factice qui ne tarda pas à s'éteindre. On avait dépensé beaucoup trop d'argent; il crut que le remède était d'en dépenser davantage. Illusions!—Bientôt le numéraire manqua dans les caisses. Le cardinal de Brienne, élevé au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progrès d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamité prochaine. Le mauvais état des finances creusait de plus en plus, sous les marches du trône, un gouffre dévorant, dans lequel devait s'engloutir l'ancien régime. Dans le mauvais état où étaient les affaires, un grand roi eût-il sauvé la monarchie en se mettant à la tête des réformes? J'en doute. Les abus avaient dépassé la mesure; la coupe débordait; la réaction contre l'ancien régime devait donc malheureusement être entachée d'excès. En pareil cas, on n'arrive à la modération qu'après un temps de violence. Louis XVI, d'un autre côté, n'était pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les événements. Il ne savait pas vouloir. Élevé dans les traditions de la cour, il ne comprenait absolument rien à l'état des esprits ni aux tempétueuses exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance sérieuse avec le tiers-état eût peut-être été le moyen de tout sauver; il n'y songea même point. Engagé comme roi par des liens séculaires envers la noblesse de France et le clergé, il s'obstinait à compter sur leur concours pour défendre la majesté du trône. Ne sachant trop de quel côté attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir l'exercice du pouvoir arbitraire. Effrayé du rôle que lui imposaient les événements, il se réfugia dans les devoirs de la vie privée qui sont après tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le Régent, homme d'esprit, libéral, mais sceptique, et avec lequel Louis XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure à une table chargée de montres, quand il eût dû la demander au cadran de son siècle. Au milieu du réveil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait plus volontiers à des travaux manuels qu'à des plans de régénération politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit et exécuta plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles. Quelle dérision! Quelle amère critique des institutions monarchiques! Le culte du trône était en France une véritable idolâtrie. Le roi se montrait à distance comme une sorte d'être surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour où se tournant vers ce fétiche pour lui demander aide et protection, à la place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron?

Cependant la nation, mal servie par ses ministres, mécontente du roi qui demeurait irrésolu, entendait bien ne plus prendre conseil que d'elle-même. Le voeu unanime réclamait la convocation des États généraux. Ces grandes assemblées étaient depuis longtemps suspendues: la dernière avait eu lieu en 1614. Formés à la vie politique par les écrits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire, beaucoup d'orateurs et d'hommes d'État qui n'avaient point encore fait leurs preuves, brûlaient du désir d'attaquer en face les priviléges et les abus. N'était-on pas à bout d'expédients? N'avait-on pas eu recours vainement à l'Assemblée des notables (1787)? Quel autre moyen que la convocation des États généraux pour remédier aux embarras dans lesquels les profusions des deux derniers règnes avaient jeté les finances?

On avait réduit les Français à l'état de servitude et de silence en les isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se réunir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop réfléchir: le plus grand événement que le monde ait encore vu, entrant sur la scène par la porte basse et étroite d'une question d'argent. Sans le déficit légué par Louis XIV à Louis XV et par Louis XV à son successeur, il ne se fût pas rencontré de motif assez impérieux aux yeux de la cour pour convoquer la nation et l'ériger en conseil. La Révolution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'éloigner et attendre encore un demi-siècle. La royauté, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagné; mais Louis XVI aurait conservé sa tête.

Tout le monde tournait les yeux vers l'assemblée future comme vers une arche de salut. Le peuple affamé lui demandait du pain; la cour, embarrassée du poids des affaires, espérait y trouver des lumières pour sortir d'une situation difficile; le tiers état y voyait un moyen de ressaisir son existence politique.

A peine la déclaration du roi relative à l'assemblée des États généraux (23 décembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle éclata. Cette déclaration était arrachée à Louis XVI par la nécessité des circonstances. Il avait plusieurs fois écarté le fantôme d'une assemblée nationale comme une ombre importune qui en voulait à son autorité. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorité, ce n'était guère la peine de tant marchander, mais enfin il la tenait et il ne voulait pas s'en défaire. Le projet d'une convocation des États généraux, envisagé d'abord avec effroi, quitté, puis repris, avait fini par s'imposer. La Révolution, en germe dans ce projet, devait courber bien d'autres obstacles que la résistance du faible monarque. Au fond, ses craintes personnelles n'étaient pas chimériques. Du jour où l'existence des États généraux fut décidée, le peuple français comprit qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais beaucoup compté; il ne comptait plus du tout. Ni aimé ni haï, il passait cependant pour bonhomme. Le roi est excellent, disait la cour; le roi est bon, répétait la bourgeoisie; le roi est très-bon, s'avisa de demander un jour le peuple: mais à quoi?

Il y avait quelqu'un de plus étranger en France que le roi. Si Louis XVI n'était pas l'homme qui convenait à la gravité des circonstances, la reine Marie-Antoinette s'accordait encore moins avec les idées et les tendances nouvelles. Quoique jolie, elle manquait de charmes. Se montrait-elle en public, son air hautain soulevait dans la foule un sentiment qui ressemblait à de l'aversion. Une aventure acheva de la perdre: je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable? Je n'assure pas qu'elle le fût; mais de tels scandales n'éclatent jamais autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien à dire. Le cardinal de Rohan, esprit faible et ambitieux, grand dépensier, était tombé en disgrâce à la cour. La comtesse de La Motte lui persuada qu'elle avait le moyen de le remettre à flot. Elle alla jusqu'à lui promettre une entrevue de nuit avec Marie-Antoinette, dans le parc de Versailles. Le cardinal donna dans le piége. Une fille, dit-on, qui ressemblait beaucoup à la reine, couverte d'un mantelet blanc et la tête enveloppée d'une thérèse, joua le rôle que madame de La Motte lui avait appris, et de Rohan se crut au comble de la faveur.

L'intrigante insinua alors au cardinal que la reine avait grande envie d'un collier de diamants et qu'elle le chargeait de l'acheter en secret. De Rohan alla chez les joailliers de la couronne et en rapporta ce précieux talisman qui valait 1,600,000 livres. Le collier passa par les mains de la comtesse qui devait le remettre à la reine, mais qui se hâta de le vendre à son profit. De jour en jour les joailliers attendaient leur argent qui ne venait pas; c'est alors que se découvrit le pot aux roses. Le cardinal fut envoyé à la Bastille revêtu de ses habits pontificaux, et le parlement fut saisi de l'affaire. Cagliostro, impliqué dans cette intrigue et confronté avec madame de La Motte, nia intrépidement toute participation à ces coupables manoeuvres. Ne pouvant ébranler la force des arguments qu'il fit valoir pour sa défense, cette femme irritée lui jeta un chandelier à la tête en présence des juges. Cagliostro fut acquitté comme innocent et le cardinal de Rohan comme dupe. La comtesse, condamnée au fouet, à la marque et à la réclusion perpétuelle, fut enfermée à l'hospice de Bicêtre, dans un quartier qui servait alors de prison d'État. Vers 1840, feuilletant dans cet hospice l'ancien registre des écrous, je tombai sur la note suivante: 21 juin 1786, Jeanne de Valois, de Saint-Rémy de Luz, épouse de Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, âgée de 29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arrêt de la Cour: (à perpétuité), flétrie d'un V sur les deux épaules. Et plus bas, écrit par une autre main: Évadée de la maison de force le 5 juin 1787.

Nous avons raconté cette scandaleuse histoire du collier, d'après les témoignages des écrivains les plus favorables à la reine; mais l'affaire ne reste-t-elle point chargée de ténèbres? Quoi! des lettres fausses dans lesquelles l'écriture de la reine était imitée à s'y méprendre, une entrevue derrière une charmille, dans laquelle une soubrette est prise pour la reine par un cardinal habitué du château, un grand seigneur ayant tous les moyens de vérifier s'il a été dupe et qui persiste dans son mutisme, une rose donnée et reçue sans que le courtisan honoré d'une telle faveur ait cherché à lever le masque qui couvrait toute l'intrigue, tout cela peut être utile pour bien mener l'action d'un roman ou d'une comédie; mais, quand il s'agit d'un épisode de la vie réelle, l'histoire exige plus de vraisemblance. Aussi l'opinion publique resta-t-elle partagée en deux camps. A tort ou à raison, Marie-Antoinette était déjà fort décriée; elle avait marché d'un pied léger sur toutes les règles de l'étiquette et se livrait à mille caprices. Le Petit-Trianon était son séjour favori. «Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille étaient la seule parure des princesses. Le plaisir de voir traire les vaches, de pêcher dans le lac enchantait la reine. On y jouait la comédie: le Devin du village de Rousseau, le Barbier de Séville de Beaumarchais y furent représentés. La reine remplissait le rôle de Rosine.» [Note: Mémoires de madame Campan.]

Tout cela était sans doute fort innocent; mais cette idylle convenait-elle bien à la tragique solennité des événements qui déjà obscurcissaient l'horizon politique? Les excentricités de la reine trouvaient du moins une excuse dans la froideur du roi à son égard. Ce gros homme était très-peu voluptueux: il fallut cinq ans de mariage, les murmures de la cour et une conversation secrète entre lui et le frère de Marie-Antoinette, avant qu'il sût donner un dauphin au royaume de France.

Dans la même année où s'ébruita l'affaire du collier (1786), une autre aventure sentimentale se passait en haut lieu, qui ne fut point connue du public et du moins ne déshonora personne.

La lecture de la Nouvelle Héloïse avait grisé jusqu'aux princesses du sang; la tête disputait encore contre les idées philosophiques, mais le coeur était pris; quelques femmes de la cour furent, à leur insu, les anges précurseurs de la Révolution. Elles allumaient dans leur propre sein la flamme qui allait régénérer la France. Au moment où le peuple devait abattre l'édifice monstrueux de la noblesse, l'amour effaçait de son côté les inégalités sociales.

Louise de Bourbon, petite-fille du grand Condé, belle et pieuse, avait toujours mené une vie irréprochable. Elle avait été élevée au couvent (le couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce temps-là: mais, différente de beaucoup d'entre elles, madame Louise avait conservé une réputation sans tache et toute blanche comme sa robe de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on était venu dire alors: Cette vertu, cette sainte, cette grande fille de trente-deux ans a une affection dans le coeur que vous ne connaissez pas; Son Altesse Sérénissime la princesse de Condé aime un homme que son rang et sa naissance lui défendent d'épouser.—Cet homme obscur était le marquis de La Gervaisais. Leur liaison donna lieu à un commerce de lettres très-tendres qui demeurèrent secrètes jusqu'après 1830. Le marquis, simple officier de carabiniers, était grand admirateur de Werther, de la Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Impérieux, tracassier, original, grand discuteur, il s'éloignait presque en tout des routes battues. Madame Louise l'adora malgré ou peut-être pour ses singularités. Le coeur de cette princesse était excellent. «Comme il m'aime! s'écriait-elle dans ses lettres; vraiment, si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse, ce serait cela!» Fuir et s'unir à l'étranger par les liens du mariage, on y pensait quelquefois. Oh! combien dans ces moments-là une petite maison au bord d'une rivière, un bateau, une vigne et quelques pigeons flattaient leur imagination troublée! Vains songes! Il fallait qu'elle refoulât son coeur, emprisonnée dans la grandeur comme dans une cage d'or, inquiète et consolée, heureuse et malheureuse à la fois du seul sentiment naturel qui fût entré jusque-là dans son âme: elle n'avait pas connu sa mère. Des scrupules de conscience interrompirent après un an cette correspondance si douce et si contraire aux règles de l'étiquette. Je vis le marquis de La Gervaisais en 1836: c'était un grand vieillard, obsédé par une idée fixe. Dans son enthousiasme nébuleux il parlait sans cesse d'Elle, de l'Être, de l'Âme; on comprenait bientôt à qui s'appliquaient ces désignations mystiques.

Après la Restauration, la princesse se retira dans le couvent du Temple! Tout enfant, je fus conduit dans cette chapelle par ma grand'mère. Au moment de l'élévation, un grand rideau qui voilait tout le choeur s'ouvrait; on distinguait alors dans un clair-obscur des têtes de religieuses et de novices étagées dans des stalles de bois, puis tout au fond, à genoux sur un prie-dieu, une figure immobile et enveloppée: c'était madame Louise. Triste temps que celui où les princesses du sang royal n'avaient à choisir qu'entre une cour frivole ou le cloître!

[Illustration: Serment du Jeu de-Paume.]

Au début d'un événement qui finit par inscrire sur son drapeau la Terreur, je dois me demander une dernière fois s'il n'y avait pas un moyen de sauver la France sans traverser une mer de sang. J'ai beau chercher, je ne vois que le clergé dont la main aurait pu intervenir d'une manière efficace. Si, renonçant aux biens temporels, l'Église avait courageusement séparé sa cause de celle des privilégiés et des riches; si, prévenant le tumulte des esprits, elle eût elle-même ramené dans l'État l'égalité qui est dans l'Évangile; si, abandonnant au siècle les parties usées de son vêtement, elle eût reconnu la nécessité de régénérer le christianisme, de renouveler l'idée de Dieu, j'estime que son action sur la société aurait encore pu être féconde. Au lieu de cela, les prêtres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de complots, resserrant le lien qui les rattachait au temple vermoulu des vieilles institutions, s'obstinèrent à mourir sous des débris. C'est pour avoir manqué à leur mission que la justice humaine les châtia si cruellement et que la main du peuple s'appesantit sur eux.

Ministres de la paix, ils laissèrent s'engager la guerre: la guerre les tua. Et cependant ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux. Déjà plusieurs fois, du haut de la chaire chrétienne, des avertissements leur avaient été donnés. J'entends gronder les murmures du peuple derrière ces paroles du P. Bridaine: «C'est ici où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanité souffrante, ou des pécheurs audacieux et endurcis; c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d'un côté la mort, de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger.» Si cette voix eût été alors celle de tout le clergé de France, l'édifice des priviléges et des abus qui s'écroula, quelques années plus tard, sous la main du peuple, serait tombé sans le secours de la hache. L'égoïsme du haut clergé s'opposait à cet heureux dénouement.

On se demande comment une Révolution née de la justice a pu, dans l'ivresse de la colère et du succès, reculer quelquefois jusqu'à l'injustice même. Autant demander pourquoi le reflux succède au flux. Les hommes de la Terreur avaient commencé par vouloir presque tous l'abolition de la peine de mort; les circonstances seules leur avaient mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient sans doute des blessures que la Révolution portait de temps en temps à l'humanité; mais comme ils croyaient sincèrement cette Révolution nécessaire au bonheur du monde entier et qu'ils s'y dévouaient eux-mêmes corps et âme, ils se firent une volonté de fer.

La situation des affaires était d'ailleurs tellement extrême que, d'une part comme d'une autre, on poussait également aux violences. Le langage des défenseurs de la cour ne différait guère, en 1789, de celui de Marat. Que disaient-ils au roi? Un peu de sang impur versé à propos fait souvent le salut d'un empire.—Si le sang des révolutionnaires était impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas être plus sacré pour les révolutionnaires. De tous les côtés, je vois les partis entraînés à l'agression et les épées à demi tirées du fourreau. Il faut donc nous résoudre à un cataclysme. Les fléaux régénérateurs qui agitent, à un moment donné, la vie des nations, rentrent-ils dans les lois qui président aux destinées du genre humain?—Demandez aux crises géologiques qui ont préparé l'économie actuelle du globe! De près, ce ne sont que convulsions et ravages; il semble que les éléments saisis de terreur se précipitent vers une grande ruine, et que la création touche à son dernier jour. Attendons. A peine la face agitée des choses s'est-elle reposée, que les agents de destruction se changent visiblement en des agents de formation et de progrès. Le dépouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir, après les jours de déchirement et d'angoisses, la figure d'un monde nouveau qui lui succède. La mort, la féconde mort, n'a fait que renouveler encore une fois le spectacle de la vie; rien n'a fini que ce qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas tout de suite appréciés; longtemps une grande voix sort du sépulcre, et l'on entend retentir dans l'âge suivant comme un bruit d'ossements qui s'agitent.

Que répondre aux élégies sentimentales des adversaires de la Révolution? Ils ressemblent à Laban qui poursuivait Jacob et lui reprochait de lui avoir volé ses dieux: Cur furatus es deos meos?—Hé! bonnes âmes, le grand mal, si ces dieux étaient des idoles! Depuis plus d'un siècle, le ver du doute commençait à ronger vos croyances monarchiques; vous aviez mis la Divinité dans des images de chair; la religion même du Christ expirait sous les chaînes d'or d'une politique athée. Le dix-huitième siècle, sensuel et corrompu, avait amené le paganisme dans nos moeurs; l'esprit allait de nouveau châtier la chair. Des hommes parurent qui, traitant la matière pour ce qu'elle est, exagérèrent envers les autres, comme envers eux-mêmes, le mépris du corps et de la vie. Entraînés par la tourmente à immoler les ennemis de la Révolution et à s'immoler après eux, ils se couvrirent stoïquement de l'immortalité de l'âme. Écoutez Saint-Just: «Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux!» Quel langage! Fort de ces convictions, il mourut sur l'échafaud, bravant la calomnie et l'injure.

Parmi les adversaires systématiques de la Révolution Française, il en est sans doute de considérables par le talent; leur jugement ne saurait toutefois prévaloir contre le sentiment national. A l'avènement du christianisme, ceux qui ont voulu contrarier la marche de la nouvelle doctrine ont été brisés. Le plus grand de tous, Julien, qui était pourtant un sage et un penseur, n'a réussi qu'à flétrir son nom d'une épithète odieuse. La postérité traitera de même les hommes qui résistent aux principes de la Révolution; lutter contre elle, c'est lutter contre l'esprit moderne. Le jour viendra où, blessés à leurs propres armes, ces ennemis de la lumière jetteront eux-mêmes leur sang vers le ciel en s'écriant: «Révolution, tu as vaincu!»

V

Le clergé, la noblesse et le tiers état.—La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards.

Un mot sur les trois ordres qui vont représenter la nation aux États généraux.

Au moyen âge, le clergé, étant seul en possession des lumières, jouissait d'une autorité incomparable. Il perdit cette autorité à mesure que l'éducation se répandit dans le royaume. «C'est la clergie qui a fait le clergé, écrivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clergé.» Le titre d'ecclésiastique avait disparu dans le sens de lettré; il ne subsistait plus que pour désigner un ministre de la religion. Or, comme l'Église était alors menacée, d'un côté par l'esprit sceptique du siècle, de l'autre par la corruption intérieure des ordres religieux, il en résulta que la puissance du clergé n'avait plus de grandes racines dans le pays. Il en est de même de toutes les institutions; elles se détruisent avec le temps et s'évanouissent en inoculant leur supériorité morale à la nation tout entière.

On a beaucoup écrit sur l'origine militaire de la féodalité. A vrai dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est la conquête; mais la conquête fut suivie du partage des terres entre les envahisseurs, et c'est sur la propriété foncière que l'aristocratie féodale s'est établie. Le cadre de notre travail nous interdit toute excursion sur le terrain des premiers siècles de la monarchie. Il suffira donc de savoir que l'importance de chaque seigneur était alors déterminée par le rang qu'occupaient ses ancêtres dans la hiérarchie sociale, et par l'étendue des domaines qu'ils lui avaient transmis. Se regardant comme d'une race supérieure à celle des autres mortels, les nobles adoptèrent pour eux-mêmes le titre de gentilshommes, par opposition aux roturiers qui furent appelés vilains. La division des classes s'appuyait donc, à l'origine, sur des caractères physiologiques. C'était du moins quelque chose de tracé dans la nature. Avec le temps, les races se croisèrent, le sang des conquérants fut mêlé à celui de la population conquise. Les priviléges de la noblesse n'eurent plus alors d'autres raisons d'être que la force, l'usage et la tradition. Tout cet édifice s'appuyait sur l'ignorance et la dépendance des vassaux comme sur une base inébranlable.

Ce qu'il nous importe surtout de connaître est l'histoire du tiers état.

Grâce à une infatigable économie, la classe bourgeoise était arrivée à sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite. Éclairée, avide, envahissante, elle se remuait pour saisir la part d'influence qui lui revenait, en toute justice, dans les affaires de l'État. Son seul tort fut de vouloir limiter les résultats de la Révolution; elle voulait bien améliorer le sort du peuple, mais non l'admettre à la participation des droits qu'elle réclamait pour elle-même. Cet égoïsme de caste devait être puni. La borne qu'elle avait marquée fut emportée par le courant. L'isolement et la résistance du tiers firent de plus avorter une partie des résultats moraux que la Révolution Française devait produire.

Le peuple était cette masse obscure, laborieuse, féconde, qui alimentait depuis des siècles l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'armée. Son origine remontait à la vieille couche celtique. Recouverte par des invasions successives qui s'étaient superposées à la population des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses traits au caractère national. Incomparablement plus nombreux que les trois autres ordres, le peuple était la nation même. «C'est le peuple, écrivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de le compter.» Ce si peu de chose néanmoins était tout dans l'État, tandis que le reste n'était rien. Voilà l'injustice que le mouvement de 89 allait sans doute réparer.

Le peuple servait d'assise à la Montagne; c'est par lui qu'elle domina toute la Révolution; qu'elle a fait la loi, soutenu la guerre, dompté les factions. La France était à la veille de sa perte: les Montagnards la sauvèrent; les ennemis du dedans furent comprimés et les ennemis du dehors furent repoussés la baïonnette dans les reins. Il y avait, comme toujours, un troupeau d'hommes qui rapportent tout à eux-mêmes et à des jouissances sensibles, indifférents pour la vertu et pour l'honneur national, lâches, égoïstes, avides; mais alors, du moins, ils se cachaient. Des législateurs moins convaincus auraient pris le genre humain en pitié; ceux de la Montagne s'indignèrent. Comme Moïse, ils voulurent faire un peuple.

Des institutions monarchiques, fondées sur la corruption et la bassesse, aux institutions républicaines, assises sur le devoir et la dignité humaine, il y avait la distance d'un désert à traverser; aucun obstacle ne les arrêta. Le sol de la Révolution était brûlant; il s'entr'ouvrait de lui-même sous les pieds des mécontents et des traînards pour les engloutir. De regrettables excès ternirent cette grande époque; mais au-dessus et par delà les mauvais jours, les chefs du mouvement révolutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils marchaient à la fraternité à travers la discorde et le châtiment, mais ils y marchaient; la peine de mort elle-même allait disparaître, quand, arrêtés dans leur rêve sublime par la trahison et l'intrigue, condamnés, non jugés, les Montagnards tombèrent.

La Révolution Française ne ressemble à aucune des révolutions qui ont agité le monde: les autres étaient des déplacements de la force; celle-ci fut un avènement d'idées. Ce qu'il importe surtout de dégager dans cette grande tentative de régénération morale, c'est la pureté des motifs. Que parle-t-on de représailles? Le sang de toute la noblesse de France n'aurait point suffi à laver les plaies que l'ancien régime avait faites au peuple et à la liberté. Non, l'ivresse de la colère ni de la vengeance n'a point dirigé, quoi qu'on en dise, les mesures énergiques (trop énergiques souvent) dont la Révolution a frappé ses ennemis; la raison des coups terribles qu'elle leur porta est dans la résistance qu'ils opposaient à ses principes et à ses droits.

Est-il plus vrai que la Convention ait maîtrisé par le glaive la volonté du pays? Jamais gouvernement n'a démontré, au contraire, d'une façon plus éclatante, l'impuissance de la force matérielle. Où était-elle en effet, cette force? Dans la Vendée, dans les départements révoltés, surtout dans la coalition étrangère. Sans doute l'Assemblée nationale a répondu au canon par le canon; à défaut d'armée dans l'intérieur, l'échafaud consterna les rebelles: qu'est-ce que cela auprès du système compliqué d'armes offensives et défensives dont les gouvernements dits réguliers se servent pour assurer leur existence? La puissance de la Convention, avant tout, appartenait à l'ordre moral; elle envoya des armées sur les frontières,—pauvres armées de volontaires, sans fusils et sans pain!—elle décréta la terreur dans le pays soulevé par d'odieuses manoeuvres; mais ce fut bien plutôt l'artillerie des idées nouvelles qui foudroya au dehors l'étranger, et le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les traîtres.

Je repousse le système historique de la force et de la nécessité. La force ne donne pas le droit; la nécessité n'excuse que les consciences douteuses. Il faut s'élever vers un autre ordre d'idées. Le peuple français accomplit dans la Révolution Française une grande mission: désigné par son caractère au rôle d'initiateur du genre humain, il a conquis, pour lui et pour les autres nations, à force de sacrifices et de larmes, une vérité, une existence nouvelle. A sa tête se sont trouvés, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes extraordinaires, des hommes prévus, qui, faisant taire dans leur coeur les sentiments de la nature, étouffant jusqu'à la pitié, ont mis les principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui devaient régénérer les institutions. Il en est des peuples comme des hommes: les uns sont nés pour l'égoïsme, les autres pour le dévouement. La France est douée d'une force d'expansion merveilleuse; elle travaille, meurt et renaît sans cesse pour le salut du monde. Voilà sa destinée, son devoir. Si les hommes de 93 ont défendu la patrie avec un héroïsme qui tient du prodige, soit à la tribune, soit sur le champ de bataille, c'est que la France était à leurs yeux le sol d'une idée; ôtez cette idée, et le territoire, malgré les intérêts qui s'y attachent, malgré le sang martial de ses enfants, le territoire eût été envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient pro aris et focis, ces conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue à la mitraille? Des autels? ils étaient renversés. Des foyers? ces hommes-là n'en avaient pas encore.—Pour qui donc combattaient-ils? Oh! nous le savons tous, ils combattaient pour la Révolution. C'est l'esprit de la liberté qui a gardé nos frontières.

La Montagne était le Sinaï de la loi nouvelle; terrible et foudroyante, avec des éclairs aux flancs, un peuple prosterné à ses pieds et Dieu au sommet.

Au peuple français se rattachaient les destinées des autres peuples, à la Révolution, était lié le renouvellement de l'esprit humain. Qui pouvait résister à cela? Trop près des hommes et des choses pour voir la main qui poussait les événements, d'insensés agitateurs demandèrent au passé et aux ténèbres de les couvrir. Ils se plongèrent d'eux-mêmes dans la mort. Quant aux chefs de la Révolution, ils luttèrent jusqu'au bout l'épée haute. Dépositaires de la puissance, ils voulurent hâter le terme des douleurs, enfanter l'avenir. Ils périrent aussi dans l'action; mais leur oeuvre ne périra pas. La Révolution désormais n'a plus de violences à exercer; elle forcera l'entrée des esprits par la lumière et ouvrira les coeurs par l'amour. Déjà ses ennemis se sentent fléchir. Le moment viendra, je l'espère, où nous nous réconcilierons tous au pied de l'arbre de la liberté dont elle a enfoncé les racines dans un sol nouveau et parmi des débris tachés de sang.

Mais n'anticipons point sur la marche des événements: nous n'en sommes encore qu'aux débuts de la Révolution Française. Louis XVI règne à Versailles entouré du respect de son peuple; tout le monde le félicite d'avoir enfin convoqué les États généraux; Necker, son premier ministre, est l'idole de la classe moyenne. Le ciel, naguère chargé de nuages, s'est éclairci; tout le monde espère en l'avenir.

CHAPITRE DEUXIÈME

L'ASSEMBLEÉ CONSTITUANTE

I

Les élections.—Convocation des Etats généraux.—Serment du
Jeu-de-Paume.

L'élection des députés aux États généraux fut la préface de la Révolution Française; qui ne la trouve digne de l'oeuvre? Le pays, las de l'arbitraire, réclamait, par la voie des cahiers, une manière fixe d'être gouverné, une constitution. Les communes entendaient qu'on les délivrât de ces formes surannées qui classaient la nation en deux espèces d'hommes: les oppresseurs et les opprimés. Dans ces cahiers, dits de condoléance, on se plaignait des abus du système féodal, de l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des priviléges qui pesaient sur l'industrie, de l'inégalité des impôts et contributions territoriales. Tout était incertain, abandonné au hasard, c'est-à-dire au caprice des puissants. Le moyen qu'on indiquait pour remédier à ce mal dans la société, c'était de substituer la loi à l'arbitraire et d'armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute autre volonté. Déjà l'esprit de la Révolution était mûr; sa marche était tracée. L'autorité se déplaçait naturellement et sans bruit. De toutes parts, on sentait le besoin de limiter les anciens pouvoirs et d'en créer de nouveaux dans la nation même. Jusqu'ici le roi avait dit: «Nous voulons»; maintenant le pays voulait. [Note: Voyez les Cahiers de la Révolution, par Chassin, et le Bonhomme Jadis, par l'auteur des Montagnards éditeur Dentu.]

Les obstacles à cette heureuse rénovation étaient grands, mais ils ne semblaient point insurmontables. Les intérêts privés, en contradiction ouverte avec l'intérêt général, étaient de plus divisés entre eux. La guerre éclatait au sein même des priviléges et des privilégiés. La noblesse comptait sur les États généraux pour lier les mains du roi et pour appauvrir le clergé, qui, de son côté, songeait à humilier l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clergé: quel contre-sens parmi les ministres de Celui qui n'admettait pas qu'on fît acception des personnes! Le haut clergé voulait conserver tous les abus; le clergé inférieur consentait à certaines réformes. Le tiers état seul s'entendait pour détruire les inégalités dans l'Église et dans l'aristocratie. Les cahiers du clergé et de la noblesse contiennent d'ailleurs quelques voeux significatifs; on se reconnaissait mutuellement des torts. La conversion de l'ancien régime devait commencer par un examen de conscience et par une confession publique.

Ces importantes élections se firent dans les circonstances les plus critiques. L'année 1788 avait affligé la France d'une nouvelle disette. La terre se resserrait comme le coeur des riches dans cette société égoïste. L'été avait été sec, l'hiver fut froid: ni pain, ni feu. L'inactivité des travaux entraînait la baisse des salaires, qui, combinée avec la cherté des subsistances, répandait la tristesse et la misère dans les familles. Il faut sans doute que toutes les grandes choses germent dans le besoin et la pauvreté: la Révolution eut pour langes le déficit et la disette.

Le peuple supportait héroïquement tous ces maux. En présence de la démoralisation effroyable de la noblesse et du clergé, il avait les vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque tous suscités par l'aristocratie ou par la cour, traversèrent, dans les provinces, les opérations des électeurs. A Paris, Réveillon, ancien ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il se proposait de réduire la paie des ouvriers à quinze sous par jour, disant tout haut que le pain était trop bon pour ces gens-là, qu'il fallait les nourrir de pommes de terre. Sa maison fut saccagée. Après un simulacre de jugement, il fut pendu lui-même en effigie sur la place de Grève. [Note: L'impartialité veut que je recueille tous les avis; voici celui de Barère: «Des intrigants excitèrent et ameutèrent les ouvriers pour avoir le prétexte de se plaindre officiellement des troubles de Paris et provoquer le déploiement violent de la force armée contre cette émeute de fabrique. On accusait alors un grand personnage d'avoir voulu effrayer les députés, produire une commotion populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilité de convoquer les États généraux.»]

Depuis quelques années, en France, les esprits étaient malades, comme il arrive presque toujours à la veille des transformations sociales. L'annonce de la convocation des États généraux fut pour tous un grand soulagement, une détente. Le 4 mai eut lieu à Versailles la messe du Saint-Esprit. Les députés du tiers état, en modestes habits noirs, mais acclamés par la faveur publique; la noblesse en grande pompe, avec ses chapeaux à plumes, ses dentelles et ses parements d'or, accueillie par un morne silence; le clergé divisé en deux classes: les prélats en rochet et robe violette, puis les simples curés dans leur robe noire, défilèrent devant une foule immense. Le roi fut applaudi; c'était pour le remercier d'avoir convoqué les États. Au passage de la reine s'élevèrent quelques murmures; des femmes crièrent: «Vive le duc d'Orléans!» Marie-Antoinette pâlit et chancela; la princesse de Lamballe fut obligée de la soutenir.

Ce jour-là, Versailles était Paris, la nation semblait étonnée d'avoir recouvré la parole après un silence forcé de soixante-quinze années. L'enthousiasme ne peut se décrire. Les vieillards pleuraient de joie, les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fenêtres et jetaient des fleurs sur les députés des communes. Tous les coeurs s'ouvraient à une vie nouvelle. Les Français n'avaient été jusqu'ici que des sujets, le moment était venu pour eux de se montrer citoyens. L'évêque de Nancy, M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla contre le luxe et le despotisme des cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du peuple. Les idées de liberté, enveloppées dans les formes chrétiennes, avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui pénétrait toutes les âmes. On appellerait volontiers ce 4 mai le jour de la naissance morale d'une grande nation.

[Illustration: Camille Desmoulins.]

Le 5, les douze cents députés se réunirent dans la salle des Menus, convertie en salle des séances.

Le clergé fut assis à la droite du trône, la noblesse à gauche et le tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des discussions politiques; il craignait d'en déchaîner les vents et les tempêtes. La frayeur perçait dans son langage embarrassé, diffus, ombrageux, et dans celui de son ministre, le garde des sceaux M. de Necker. On avait convoqué la nation, et on lui exprimait indirectement le voeu d'être délivré de son concours. La France prétendait hâter, par l'assemblée des États, les innovations nécessaires; la couronne comptait, au contraire, sur cette mesure pour les modérer. A des hommes rassemblés pour réformer et gouverner le pays, on ne parla que de finances, on ne demanda que des subsides. La cour ne voulant pas que la discussion s'élevât jusqu'aux idées, elle lui traçait d'avance un programme. Les représentants de la nation étaient encore attachés à la personne du roi, mais ils se retranchèrent derrière leur mandat pour lui résister. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses droits dans la souveraineté populaire: c'était d'abdiquer son pouvoir en entrant dans la salle des séances, pour le recevoir ensuite du libre consentement de l'Assemblée. Il n'en fit rien.

Une question préoccupait surtout les esprits: quelle serait enfin la situation du tiers relativement aux deux autres ordres? Le voeu des communes était formel: les Français devaient cesser d'appartenir à différentes classes; à l'avenir, l'ensemble des citoyens et du territoire constituerait l'État. Il ne doit y avoir qu'un peuple, qu'une Assemblée nationale. Les États se trouvèrent réduits, dès le début, à l'inaction. La noblesse et le clergé voulaient qu'on votât par ordres, et les communes par têtes. La noblesse montrait pour ses priviléges un attachement intraitable; le clergé ne voulait pas abandonner ses prétentions; la vieille France hésitait à se fondre dans la France nouvelle. Composée d'éléments hétérogènes, l'Assemblée ne pouvait vivre qu'en les ramenant à l'unité. Le tiers état se trouvait être le lien de cette unité nécessaire, le médiateur des pouvoirs particuliers qui allaient se réunir dans un grand pouvoir national.

Je passe sur bien des lenteurs et des retards; je ne puis pourtant omettre les résistances qui amenèrent la ruine de ce qu'on espérait sauver. Ces fluctuations (on perdit tout un grand mois à négocier pour la réunion des trois ordres) réjouissaient la cour. Les défiances du pouvoir souverain croissaient avec l'énergie des communes. En même temps, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers du roi éclatait par des actes significatifs: le Journal des États généraux, dont Mirabeau avait publié la première feuille, venait d'être supprimé. Quel moment choisissait-on pour mettre le scellé sur les idées? Celui où la nation, impatiente, s'était réunie pour rompre le silence violent qu'on lui imposait depuis des siècles! La liberté de la presse, mère de toutes les autres libertés, venait d'être frappée: c'est toujours la première à laquelle s'attaquent les réactions.

La cour espérait rencontrer peu de résistance à l'exécution de ses projets. Quels étaient ces projets? Louis XVI avait-il l'intention de frapper un grand coup? Voulait-il attaquer ou se défendre? Mais se défendre contre qui? Le peuple et l'Assemblée tenaient encore pour le roi. Cette conduite louche et ténébreuse entretenait une inquiétude profonde. «Que la tyrannie se montre avec franchise, s'écriait Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête!» Mirabeau! qu'était cet homme?—Un monstre d'éloquence.—Que venait-il faire?—Détruire. Il reprochait à la société les meurtrissures qu'elle lui avait faites, et les vices dont il était gangrené. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit, mais, comme les rugissements du lion imposent silence, dans la forêt, aux cris lugubres du chacal et aux hurlements de la hyène, cet homme allait écraser la médisance sous la puissance de son organe.

Le jour où il parut aux États généraux fut pour lui, de même que pour le pays, un jour de rénovation. Mirabeau avait eu à souffrir de la tyrannie de la famille et de celle du pouvoir; il allait envelopper son ressentiment dans la colère d'un grand peuple.

La situation devenait périlleuse. La cour, livrée à une agitation extrême, n'osait ni frapper ni céder. Dans des conjonctures si difficiles, l'Assemblée sentait le besoin de lier son sort à celui du peuple. «Que nos concitoyens nous entourent de toutes parts, s'écriait Volney, que leur présence nous anime et nous inspire!» D'un autre côté, les royalistes répétaient à outrance que la société allait périr sous le débordement de la démocratie. Au milieu de tant d'ennemis, l'Assemblée ne disposait que d'une force morale; à la vérité, cette force commençait à être immense. La voix des députés du tiers était grossie par tous les échos de l'opinion publique. Les têtes bouillonnaient, et le volcan dont on entendait déjà les grondements sourds et profonds ouvrait son cratère à quatre lieues de Versailles. La cour avait pour elle l'armée; l'Assemblée avait Paris. Là, l'exaspération était au comble: les aristocrates indignaient le peuple par le retard qu'ils apportaient à l'organisation de l'Assemblée. Au milieu du jardin du Palais-Royal s'élevait une sorte de tente en planches où l'on discutait sur les affaires publiques. Chaque café était un club; chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis déclaraient que si la cour persistait dans sa résistance, la noblesse dans son refus de se joindre aux deux autres ordres et l'Assemblée des États dans son immobilité, le peuple ferait bien d'agir par lui-même. La disette contribuait à entretenir cette fermentation. Des nouvelles inquiétantes circulaient de bouche en bouche. Les troupes se massaient entre Paris et Versailles. Pourquoi ce déploiement de forces? Pourquoi dans l'état de détresse où étaient les finances de la nation, faisait-on venir des frontières, à grands frais, des trains formidables d'artillerie? Il fallait du pain, on apportait des boulets!

A Versailles, le sentiment national était plus calme; mais il était aussi ferme. On s'attendait à un acte d'autorité royale, à un coup d'État. La situation était telle qu'elle ne pouvait se prolonger. L'entêtement et la violence des conservateurs devait, d'un jour à l'autre, provoquer la lutte. Le bien allait-il sortir de l'excès du mal? Les Communes, entravées dans leur marche par la résistance passive des deux autres ordres, le haut clergé et la noblesse, enveloppées par les intrigues de la cour, à bout de patience, mettaient une lenteur désespérante dans la vérification des pouvoirs.

Les députés du tiers, comme étant les plus nombreux, avaient pris possession de la grande salle. C'est là qu'ils sommaient les deux autres ordres de se réunir à eux; mais toutes les tentatives de rapprochement avaient échoué. L'Assemblée existait depuis un mois, et elle n'avait pas encore de nom. On en proposa plusieurs qui furent écartés. Enfin l'abbé Sieyès obtint qu'elle s'intitulât ASSEMBLÉE NATIONALE. Près de cinq cents voix consacrèrent cet acte de hardiesse.—Qu'était l'abbé Sieyès? Un esprit profond, marchant droit à son but par des voies souterraines, l'homme de la révolution bourgeoise, un grand logicien qui avait posé le fameux axiome du tiers état, entre tout et rien. Contrarié par la volonté de ses parents, dans le choix d'une carrière, il se soumit à épouser tristement l'Église. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion était dans la tête, le jeune homme se livra tout entier aux charmes austères de l'étude. Il contracta dans ce commerce une mélancolie sauvage et une morne insensibilité. Au sortir du séminaire de Saint-Sulpice où l'étude stérile de la théologie n'avait point absorbé toutes ses forces, il se livra à de profondes recherches sur la marche égarée de l'esprit humain. Ses méditations se tournèrent vers la politique. Quand les vieilles institutions sociales furent attaquées, il se montra tout à coup sur la brèche. Son caractère était timide, effet inévitable de la solitude dans laquelle il avait vécu; mais il possédait la hardiesse de l'esprit. Taciturne, il gardait en lui-même ses pensées, et quand le moment de les dire était venu, il les acérait comme des flèches.

L'Assemblée, réduite au tiers état par l'absence volontaire de la noblesse et du clergé, poursuivait ses travaux. Cette marche inquiéta sérieusement la cour, qui résolut de suspendre les séances. Une mesure aussi arbitraire était bien faite pour jeter la consternation dans Versailles et la guerre civile dans Paris. On annonça une séance royale pour le 23 juin. Puis, sous prétexte de travaux à faire pour la décoration du trône, un détachement de soldats s'empare de la salle des États, et en défend l'entrée: la nation est mise à la porte de chez elle.

Où aller?

Les députés ahuris ouvrirent entre eux des avis différents. Déjà plusieurs brochures avaient émis le voeu que l'Assemblée nationale eût son siége à Paris. S'y transporterait-on? Les sages reculèrent devant cette résolution extrême. Les uns voulaient s'assembler sur la place d'Armes et délibérer à ciel ouvert; invoquant en faveur de leur opinion les souvenirs de notre histoire, ils proposaient de tenir un champ de mai. D'autres criaient: «A la terrasse de Marly!» On flottait entre ces avis contradictoires, quand on apprit que Bailly, d'après le conseil du député Guillotin, avait choisi pour lieu de la séance la salle du Jeu-de-Paume.—Bailly avait la figure longue, grave et froide, un peu le profil calviniste. Son opposition à l'ancien régime était aussi calme qu'inflexible. Il avait obtenu très-longtemps le prix de sagesse; on désignait ainsi une pension accordée aux écrivains sérieux et tranquilles. Astronome, il avait étudié la marche de la Révolution tout en suivant le mouvement des corps célestes. De même que les mondes observés dans l'espace, l'esprit humain est soumis à des lois: c'est un équivalent de ces lois que Bailly, homme d'ordre, aurait voulu introduire dans la société de son temps. Revenons aux députés errants dans les rues de Versailles par une journée pluvieuse et triste. Le peuple escorte avec respect et en silence ces représentants de la nation blessés dans leurs droits et dans leur dignité. La salle du Jeu-de-Paume, triste et nue, convenait à la circonstance. Tous les membres influents des commumes étaient réunis. On remarquait surtout parmi eux un ministre protestant, Rabaud Saint-Etienne; un chartreux, dom Gerle; un curé, l'abbé Grégoire [Note: Un jour le statuaire David accompagnait à Versailles l'abbé Grégoire. L'ancien membre de l'Assemblée nationale voulait revoir cette salle du Jeu-de-Paume, muet témoin d'un si grand acte de courage. Il la retrouve. Tel ses souvenirs l'oppressent, il garde un religieux silence que son compagnon a la délicatesse de respecter. Quand David leva les yeux, il vit de grandes larmes rouler noblement sur les joues du vieillard. «Si jamais mon amour de la liberté pouvait s'affaiblir, s'écria l'abbé Grégoire, pour le rallumer, je tournerais les regards vers cette salle!»]. Ce fut un modéré, Mounier, de Grenoble, qui proposa le serment du Jeu-de-Paume: «Les membres de l'Assemblée nationale jurent de ne se séparer jamais jusqu'à ce que la constitution du royaume et la régénération de l'ordre public soient établies et affermies sur des bases solides.» Bailly, d'une voix distincte et haute, lit la formule du serment, et en sa qualité de président jure le premier. Alors tous les bras se lèvent. L'ivresse du patriotisme éclate de toutes parts; on s'embrasse; les mains cherchent les mains; tous les coeurs palpitent, l'enthousiasme déborde. Cependant le ciel fait fureur; de larges gouttes de pluie tombent sur le toit de l'édifice; à l'une des fenêtres défoncées un rideau est tordu par l'orage; le jour est si sombre qu'on y voit à peine dans la salle. Un éclair déchire cette obscurité sinistre; le tonnerre gronde. Quel moment et quelle grandeur! Un orage au dehors, une révolution dans l'assemblée. A peine les députés du tiers eurent-ils accompli cet acte de sagesse virile et d'autorité, qu'effrayés eux-mêmes de leur audace ils poussèrent le cri de Vive le roi! L'illusion de la monarchie constitutionnelle n'était point alors évanouie. Quoi qu'il en soit, l'effet de cette séance fut électrique; les curieux firent entendre au dehors leurs applaudissements prolongés qui allèrent se perdre dans les derniers éclats de la foudre. Les représentants s'étaient montrés dignes de la nation: tout était sauvé.

II

La séance royale—Paroles de Mirabeau—Necker—Troubles à
Paris—Conduite des députes—Pris de la Bastille.

Le lendemain (2l juin 1789) était un dimanche; on respecta le jour du repos. Le lundi, l'Assemblée n'avait point encore trouvé où s'abriter; la salle du Jeu-de-Paume ne convenait nullement comme lieu de réunion: ni siéges, ni banquettes. Le comte d'Artois l'avait d'ailleurs fait retenir pour son agrément. Le tiers tint séance dans l'église Saint-Louis.

L'Assemblée des communes ne cessait de sommer le clergé, au nom du Dieu de paix, de se réunir à elle. La noblesse était surtout attachée à ses titres, le clergé à ses intérêts; mais il y a tels moments où la force des doctrines désarme l'amour-propre des plus obstinés. L'abbé Grégoire, ce généreux transfuge, qui avait assisté la veille à la fameuse séance du Jeu-de-Paume, rejoignit son ordre dans l'intention de la ramener. Vers une heure, la majorité du clergé, l'archevêque de Bordeaux en tête, fut introduite dans le choeur. La joie et les applaudissements éclatèrent; lorsque l'on prononça le nom de l'abbé Grégoire, l'air retentît d'acclamations universelles. L'Assemblée fit entendre, par la bouche de son président, des paroles d'union. Bailly exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse siéger avec les communes et avec le clergé: «Des frères d'un autre ordre manquent à cette auguste famille.» Comment pouvait-on supposer des passions haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si conforme à l'esprit évangélique? L'Assemblée augmentait ses forces par la lutte et les délais; la cour épuisait les siennes. C'est la seule fois peut-être que l'inaction fut mise au service du progrès. Quelques semaines auparavant, le clergé avait voulu forcer cette inaction salutaire, en proposant à l'Assemblée de s'occuper de la misère publique et de la cherté des grains. Cette démarche n'était qu'un piége; l'Assemblée ne s'y trompa pas, et elle eut le courage d'y résister. Le clergé croyait le peuple disposé à vendre son droit d'hommes libres pour un morceau de pain; il se trompait. Les grandes conquêtes morales ne s'achètent que par le sacrifice; la France de la Révolution préférait encore à la nourriture matérielle le pain de la parole qui fait les justes, et le pain de la liberté qui fait les forts.—Le 9, l'Assemblée avait d'ailleurs institué un Comité de subsistances.

La séance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commença par humilier les communes. Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle?—Annoncez la nation!

Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut tout à coup sous des formes si odieuses, que les plus modérés furent contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage sévère, inconvenant: il menaça les députés, et leur fit entendre qu'il se passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une résistance inébranlable. Il cassa les arrêtés de l'Assemblée, qu'il ne reconnut que comme l'ordre du tiers; les libertés que la représentation nationale s'était données depuis un mois se trouvaient violemment reprises, confisquées. «Le roi veut, était-il dit, que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit conservée en entier, comme essentiellement liée à la constitution du royaume.» Ces déclarations furent accueillies comme elles devaient l'être, par le silence. Dans les temps de révolution, l'ombre du passé marche à côté du présent; elle le dépasse même quelquefois, mais c'est pour s'évanouir. «Je vous ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous séparer tout de suite.» Presque tous les évêques, quelques curés et une grande partie de la noblesse obéirent; les députés du peuple, mornes, déconcertés, frémissant d'indignation, restèrent à leur place. Ils se regardaient, cherchant, dans ce moment-là, non une résolution, mais une bouche pour la dire. Mirabeau se lève: «Messieurs, s'écrie-t-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature? l'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux! Qui vous fait ce commandement? votre mandataire! Qui vous donne des lois impérieuses? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d'un caractère politique et inviolable; de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté des voix délibératives est enchaînée: une force militaire environne les États! Où sont les ennemis de la nation? Catilina est-il à nos portes? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment: il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la constitution.» Alors le grand-maître des cérémonies, petit manteau, frisure à l'oiseau royal, surmonté d'un chapeau absurde, s'avançant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix basse et mal assurée: Plus haut! lui crie-t-on. «Messieurs, dit alors M. de Brézé, vous avez entendu les ordres du roi.» Bailly allait discuter; mais Mirabeau: «Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes!» Il accompagna ces paroles d'un geste de majesté terrible. Brézé voulut répliquer; il balbutia, perdit contenance et sortit. «Vous êtes aujourd'hui, ajouta Sieyès avec calme, ce que vous étiez hier; délibérons…» Mirabeau, pour couronner la séance, propose aux députés de déclarer infâme et traître envers la nation quiconque prêterait les mains à des attentats ordonnés contre eux. Par cet arrêté, l'Assemblée élevait une barrière morale entre l'arbitraire des ministres et sa sûreté personnelle. L'inviolabilité, ce caractère essentiel du souverain, passait aux élus de la nation.

Necker n'assistait point à la séance royale. Cette absence le rendit populaire. La nouvelle d'une disgrâce, encourue par ce ministre, augmenta le trouble des esprits. Il y eut émeute à Versailles. L'apparition de bandes armées jetait la terreur dans les provinces. Des hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces se perdaient dans les ténèbres, saccageaient les blés verts. La cour se montrait toujours prête à agir; mais la difficulté de déterminer le roi était extrême. La noblesse, abandonnée du clergé, résistait seule et refusait encore de se réunir au tiers. Son attachement à ce qu'elle appelait ses droits était fortifié chez elle par le sentiment de l'hérédité qui n'existait pas dans l'Église. Le 25, une minorité de la noblesse vint prendre siége dans l'Assemblée. Le 27, le roi écrivit lui-même aux Ordres, les invitant à ne point se séparer du noyau qui s'était formé dans la grande salle des séances. On assure que la veille Louis XVI avait fait appeler le duc de Luxembourg, président des députés de la noblesse. Celui-ci déroula aux yeux du roi un plan de défense. Le roi, frappé de l'incertitude du succès, aurait répondu: «Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme périsse pour ma querelle.» Ce mot, s'il est vrai, montre l'état d'isolement où la couronne s'était placée. Les intrigues de la reine et de sa cour n'avaient réussi qu'à mettre le souverain à la tête d'un parti. La noblesse ne se soumit à l'invitation du roi qu'avec une répugnance extrême. Quelques gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait préférer la monarchie au monarque. La réunion s'opéra néanmoins; à chaque membre de l'aristocratie qui allait se confondre, sur les banquettes, avec le reste de l'Assemblée, l'ancien régime s'évanouissait comme un fantôme.

Les craintes, les soupçons, les alarmes n'en continuaient pas moins d'augmenter à la vue des préparatifs de guerre civile qui frappaient les plus confiants dans la loyauté de Louis XVI. La royauté songeait-elle à se défendre? Tout l'indique et pourtant elle n'était pas encore attaquée; ce fut là son erreur et l'une des causes de sa perte. L'Assemblée en masse était alors royaliste. L'historien distingue bien ça et là, dans les profondeurs de la salle, des acteurs qui joueront tout à l'heure un autre rôle: pour les contemporains, cet avenir était voilé. La Montagne était en formation dans l'Assemblée nationale, mais c'était une formation latente. Que font là-bas ces trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite? Leur heure n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes prophétiques, il faut la préparation du silence. Alors les membres des communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble les abus de l'ancienne société. Les dissentiments devaient sortir de la victoire. En attendant, contentons-nous de résumer la situation présente. A peine les États généraux furent-ils constitués, qu'il se déclara tout de suite trois pouvoirs en France: la cour, qui voulait empêcher la Révolution de s'organiser;—l'Assemblée, qui marchait dans la voie des réformes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignité représentative;—l'opinion, qui, maîtresse d'elle-même, était toujours contre la cour et en avant de l'Assemblée. Ces trois pouvoirs avaient chacun leur siége: la cour tenait son quartier général au palais de Versailles; l'Assemblée rayonnait en dehors des murs du château; l'opinion trônait à Paris.

Necker, enivré des suites de cette séance royale, où son absence avait obtenu tant de succès, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La cour s'était en effet tournée contre lui; chassé, puis rappelé, il montrait une hésitation factice à reprendre les rênes embarrassées du gouvernement.

—Nous vous aiderons, s'écria Target se donnant le droit de parler au nom de tous, et pour cela même il n'est point d'efforts, de sacrifices que nous ne soyons prêts à faire.

—Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu.

—Restez, monsieur Necker, s'écria la foule, restez, nous vous en conjurons.

—Parlez pour moi, monsieur Target, dit le ministre sensiblement ému, car je ne puis parler moi-même.

—Hé bien, messieurs, je reste! s'écria alors Target; c'est la réponse de M. Necker.

Il resta.

[Illustration: Camille Desmoulins au Palais-Royal.]

Le peuple de Versailles était très-loin d'aimer l'ancien régime monarchique, il l'avait vu de trop près pour cela. Malgré quelques témoignages de reconnaissance donnés au roi, à la reine même, pour le maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque jour les frayeurs augmentaient avec l'arrivée continuelle des troupes. Une armée pesait sur l'Assemblée naissante. Celle-ci, de son côté, était réduite à l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet état critique sans l'intervention de la force.—Paris se leva.

Les mouvements commencèrent le 30. Le peuple est femme, plebs.—Accessible aux émotions, son premier acte est presque toujours dirigé par le coeur. Cette révolution, qu'on accuse d'avoir peuplé les cachots, commença par en ouvrir les portes. Onze soldats du régiment des gardes-françaises étaient détenus à la prison de l'Abbaye, comme faisant partie d'une société secrète dont les membres avaient juré d'épargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient être transférés, la nuit même, à Bicêtre, ainsi que de vils scélérats. On court à l'Abbaye, on les délivre. Quelques autres prisonniers militaires sont mis en liberté. On distinguait parmi eux un vieux soldat qui, depuis plusieurs années, était renfermé à l'Abbaye. Ce malheureux avait les jambes extrêmement enflées et ne pouvait que se traîner. On le mit sur un brancard et des bourgeois le portèrent. Accoutumé depuis un grand nombre d'années à n'éprouver que les rigueurs des hommes:—Ah! messieurs, s'écria le vieillard, je mourrai de tant de bontés!

Il y eut, dès ce moment, les soldats de la patrie (les gardes-françaises) et les soldats du roi,—qui étaient pour la plupart étrangers.

Le lendemain, une députation de jeunes gens se rendit à Versailles pour réclamer l'intercession de l'Assemblée nationale en faveur des braves qu'on venait de soustraire à la brutalité de leurs chefs. Cette démarche était alors contraire à tous les usages de la monarchie. C'était la première fois que des citoyens, dépourvus de tout caractère public, prenaient sur eux-mêmes l'initiative et la responsabilité d'une pareille démarche. Il y eut des murmures. On promit néanmoins d'invoquer la clémence du roi. [Note: Les gardes-françaises obtinrent en effet leur grâce du roi, après s'être reconstitués d'eux-même prisonniers.] La situation de l'Assemblée était difficile, placée qu'elle était entre une cour factieuse et un peuple à la veille de se révolter.

La contagion des idées nouvelles avait gagné l'armée. La cour ne pouvait plus compter que sur les régiments suisses, allemands; triste et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occupé par une milice étrangère! Paris était remué d'un souffle inconnu. Les royalistes consternés, stupéfaits, ne comprenant rien à ce soulèvement des grandes eaux populaires, se livraient à mille terreurs chimériques; les uns accusaient le duc d'Orléans, les autres Mirabeau; leurs imaginations malades voyaient partout des complots ourdis contre leurs priviléges. En fait de complots, il n'y en avait qu'un seul: la nation tout entière conspirait au grand jour contre un régime décrépit et abhorré.

A Paris, la disette croissait toujours. La présence des troupes augmentait encore la rareté des subsistances. On s'arrachait avec une sorte de rage, à la porte des boulangers, un morceau de pain noir, amer, terreux. Des rixes fréquentes éclataient entre les marchands et la population affamée. Les ateliers étaient déserts.

Le 6 juillet, l'assemblée des électeurs de Paris se réunit à l'Hôtel de Ville. La situation devenait de plus en plus menaçante. Trente-cinq mille hommes étaient échelonnés entre Paris et Versailles. On en attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les suivaient. Le maréchal de Broglie venait d'être nommé commandant de l'armée réunie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, des contre-ordres précipités, jetaient l'alarme dans tous les coeurs.

Il se préparait visiblement une attaque à main armée contre les citoyens. La stérilité avait déjà désolé la terre des campagnes; maintenant c'était la guerre qui allait promener la faux sur nos villes. La main qui semait tous ces maux était connue. «Je demande, disait l'abbé Grégoire, qu'on dévoile, dès que la prudence le permettra, les auteurs de ces détestables manoeuvres, qu'on les dénonce à la nation comme coupables de lèse-majesté nationale, afin que l'exécration contemporaine devance l'exécration de la postérité.» On nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Condé, le baron de Bezenval, le prince de Lambesc. A l'exemple de cet insensé despote qui faisait fouetter la mer, la cour voulait châtier la Révolution.

Paris était dans la plus grande fermentation; un écrit avait paru qui cherchait à calmer les esprits et à les armer de patience. «Citoyens, s'écriait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la sédition; vous déconcerterez leurs perfides manoeuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette précieuse harmonie qui règne à l'Assemblée nationale, la Révolution la plus salutaire, la plus importante se consomme irrévocablement, sans qu'il en coûte ni sang à la nation, ni larmes à l'humanité.» Cet écrit, plein de modération, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore soulevé de bruit que par ses livres de science, Marat.

La Révolution, faite sans une goutte de sang, était le rêve de toutes les âmes généreuses; mais au point où en étaient arrivées les animosités de la cour et celles de la ville, un conflit devenait inévitable. Du 11 au 12, le bruit court que les brigands (lisez le peuple) viennent de mettre le feu aux barrières de la Chaussée-d'Antin. Des ouvriers, que la cherté des vivres réduisait au désespoir, croyaient abolir ainsi les droits d'entrée. Des gardes-françaises, envoyés pour repousser les assaillants, restèrent tranquilles spectateurs du désordre. Le moyen de tirer sur des hommes qui, réduits à lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'étaient plus que des cadavres vivants!

La cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des régiments suisses et des détachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec de l'artillerie! Provence et Vintimille occupaient Meudon; Royal-Cravate tenait Sèvres. Ainsi serré, Paris ne bougerait pas. On espérait alors profiter de son inaction pour casser les États généraux. Les membres de l'Assemblée, enlevés pendant la nuit, devaient être dispersés dans le royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de proscription était arrêtée dans le comité de la reine. Soixante-neuf députés, à la tête desquels figuraient Mirabeau, Siéyès, Bailly, Camus, Barnave, Target et Chapellier, devaient être renfermés dans la citadelle de Metz, puis exécutés comme coupables de rébellion. [Note: On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une espèce de jugement contre les députés récalcitrants que la cour avait décidé de pendre, de rouer et d'écarteler; ce sont les termes mêmes de la sentence.]

Le signal convenu pour cette Saint-Barthélemy des représentants de la nation était le changement de ministère. Un événement ne tarda point à justifier ces bruits et à prouver qu'ils n'étaient pas dépourvus de fondement. Necker allait se mettre à table, quand il reçut l'ordre de quitter le royaume; il lut la lettre du roi et dîna comme à l'ordinaire; après dîner, sans même avertir sa famille, il monta dans sa voiture et gagna la route de Flandre. L'Assemblée se trouvait tout à fait découverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au milieu d'un camp, elle délibérait sous les baïonnettes. Un mouvement de plus, et la représentation allait périr. La nouvelle du renvoi de Necker arriva le 12 à Paris.

Le Palais-Royal était rempli d'une foule agitée. D'abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable s'y fit entendre.

—Qu'y a-t-il donc?

—Et que voulez-vous qu'il y ait de plus? M. Necker est exilé.

Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un; Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le mérite très-réel de sa disgrâce. L'opinion depuis quelques jours grondait; la fatale nouvelle mit le feu au volcan.

En ce moment, il était midi, le canon du palais vint à tonner. La foule était tellement préparée aux événements extraordinaires que ce bruit pénétra toutes les âmes d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monte sur une table. L'héroïsme de la liberté est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la tête à demi renversée, les yeux pleins d'une sainte indignation: «Citoyens, s'écrie-t-il, nous allons tous être égorgés, si nous ne courons aux armes!» A ces mots, il agite une épée nue et montre un pistolet. «Aux armes!» répète avec transport toute cette multitude entraînée. Il fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte à son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment, les marronniers du jardin sont dépouillés. Voilà le peuple debout!

On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles de danse. En même temps, un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un cabinet de figures en cire. On enlève les bustes de Necker et du duc d'Orléans, qu'on disait également frappé d'un ordre d'exil. On les couvre d'un crêpe noir en signe d'affliction publique, et on les porte dans les rues au milieu d'un nombreux cortége d'hommes armés de bâtons, d'épées, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Grenétat, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honoré, en désordre, mais avec une certaine solennité. On enjoint à tous les citoyens qu'on rencontre de mettre chapeau bas. Cette marche, tout à la fois funèbre, déguenillée et menaçante, était précédée de tambours voilés en signe de deuil. On arrive sur la place Vendôme. En ce moment, un détachement de dragons, qui stationnait devant les hôtels des fermiers généraux, fond sur cette foule. Le buste de Necker est brisé. Tout le monde se disperse: un garde-française sans armes demeure ferme et se fait tuer.

Une autre foule ayant été chargée, au milieu du jardin des Tuileries, par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri: «Aux armes!» Dans la soirée, les gardes-françaises se réunirent au peuple. Sous la blouse, sous l'uniforme, n'était-ce pas le même coeur? L'incendie des barrières continua. Terrible spectacle que la capitale si violemment agitée, et entourée d'une ceinture de feu! Quelle vision! Le Palais-Royal, cet oeil vigilant des opérations publiques, resta ouvert toute la nuit. On défonça quelques boutiques d'armuriers. Telle était, du reste, la grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloquée, sans tribunaux, sans police, à la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas un seul vol, un seul dégât. L'ordre venait de sortir du désordre; un pouvoir nouveau naissait de l'insurrection: quelques patrouilles bourgeoises se montraient dans les rues, et à six heures du soir les électeurs de Paris s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville, où ils tinrent conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le fusil sur l'épaule, montait bravement la garde à la porte de la grande salle.

Le même soir, six ou sept cents députés se réunirent, à Versailles, dans la salle des séances. En l'absence du président, l'abbé Grégoire, l'un des secrétaires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries étaient remplies de spectateurs; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris causait une inquiétude indescriptible; la plupart des physionomies étaient sombres. Grégoire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix. «Le ciel, s'écria-t-il, marquera le terme de leurs scélératesses; ils pourront éloigner la Révolution, mais, certainement, ils ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre résistance; à leurs fureurs, nous opposerons la maturité des conseils et le courage le plus intrépide. Apprenons à ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous…. Oui, messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle! Impavidum ferient ruinae!» Un applaudissement général couvrit ce discours. Il fut aussitôt décidé que la séance serait permanente: elle dura soixante-douze heures. Des vieillards passèrent la nuit sur leurs siéges. A chaque instant, la salle pouvait être militairement envahie; tous les membres de l'Assemblée étaient décidés à mourir plutôt que de quitter leur poste. Il est bon de se reporter à ces nuits d'alarmes: voilà pourtant ce que l'enfantement de la liberté coûta d'angoisses, de veilles et de dévouement aux conscrits de 89!

La journée du 13, à son lever, éclaire une ville menaçante. Le tocsin sonne, Paris demande toujours des armes; les serruriers forgent des piques; les plombiers coulent des balles: mais où sont les fusils? On va en demander à l'Hôtel de Ville, aux Chartreux: rien! on ne trouve rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enlèvent les armes qu'on y conservait: ces armes étaient en général fort belles, mais en petit nombre. L'épée de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de Louis XIV, passent aux mains obscures du peuple. Les engins du despotisme se retournent contre les oppresseurs. [Note: Ces armes, ainsi que celles qui avaient été prises dans la boutique des armuriers, furent fidèlement remises apres le combat.] Les prisons de la Force sont ouvertes et les prisonniers délivrés, excepté les criminels. Du fer et du pain, c'est tout le voeu de ces hommes qui courent les rues en chemise et la manche retroussée. Un amas de blé ayant été trouvé au couvent des Lazaristes, on le fait conduire à la halle dans des voitures.

L'événement de la journée est l'organisation d'une garde bourgeoise pour rétablir la sûreté dans la ville. «C'est le peuple, avait dit un député, qui doit garder le peuple.» Le curé de Saint-Étienne-du-Mont marche au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. «Mes enfants, leur dit-il, cela nous regarde tous; car nous sommes tous frères.» Un bateau chargé de poudre à canon ayant été découvert, un autre abbé se charge d'en faire la distribution au peuple. Les cloches mêmes des églises servent à donner au mouvement un caractère solennel: ces grandes voix d'airain qui convoquaient les hommes à la prière les appellent maintenant à la conquête de leurs droits et de leurs libertés.

La nuit descend sur Paris inquiet, éveillé. Des divisions de soldats du guet, des gardes-françaises, des patrouilles bourgeoises parcourent les rues; quelques bandes continuent à errer, demandant du pain et des armes. La sombre attitude de ces hommes dont les desseins sont inconnus, le bruit des crosses de fusil sur le pavé, les feux allumés sur les places publiques, tout redouble l'effroi des vieux royalistes. Les mots d'ordre échangés ça et là entre les patrouilles donnent quelquefois lieu à des méprises et à des fausses alertes qui se transmettent d'un quartier de la capitale à l'autre. Tout s'émeut, puis tout rentre dans le silence. Ce calme n'est plus interrompu que par le sinistre hoquet du tocsin. Un rang de lampions posés sur les croisées du premier étage borde toutes les maisons de chaque rue et aide à surveiller les manoeuvres des traîtres. De moment en moment, on entend retentir ce cri; «Soignez vos lampions; l'ennemi est dans les faubourgs.» Des signaux convenus indiquent quand il faut les éteindre et quand il faut rallumer. Des hommes armés de leviers, de sabres, de bâtons, de fourches, montés jusque sur le toit des maisons, guettent l'ombre même d'un danger possible. Des femmes, des jeunes filles presques nues, un jupon serré autour de la taille, arrachent péniblement tous les pavés de leur cour et, pliant sous le fardeau, les transportent dans leur chambre. Gare aux soldats qui passeront sous leurs fenêtres!

Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville fermement résolue à se défendre!

L'Assemblée, depuis deux jours, accusait hautement la cour et l'invitait à éloigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en agitation; mais elle n'en obtenait que des réponses vagues ou menaçantes.

«On nous fit attendre dans une salle, raconte Barère: le roi passa dans son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal fermés, nous laissèrent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements des princes, qui semblaient portés à des actes de sévérité. Tous les membres de la députation voyaient cette pantomime politique à travers les grands verres de Bohême qui sont à ces croisées.» L'irrésolution du roi tenait à son caractère; l'obstination de la reine à un orgueil de femme: l'ignorance où ils étaient tous les deux des forces réelles de l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien à ce qui se passait, depuis deux mois, autour de lui: son insouciance ne fut pas un instant ébranlée. Il écrivait un journal dont voici quelques feuillets:

«Le 1er juillet 1789.—Mercredi. Rien. Députation des États.

«Jeudi 2.—Monté à cheval à la porte du Maine, pour la chasse du cerf à
Port-Royal. Pris un!

«Vendredi 3.—Rien.

«Samedi 4.—Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tué vingt-neuf pièces.

«Dimanche 5.—Vêpres et salut.

«Lundi 6.—Rien.

«Mardi 7.—Chasse du cerf à Port-Royal. Pris deux.

«Mercredi 8.—Rien.

«Jeudi 9.—Rien. Députation des États.

«Vendredi 10.—Rien. Réponse à la députation des États.

«Samedi 11.—Rien. Départ de M. Necker.

«Dimanche 12.—Vêpres et salut. Départ de MM. de Montmorin,
Saint-Priest et de la Luzerne.

«Lundi 13.—Rien.» Il avait pris médecine.

Il est probable que le roi ne savait rien ou presque rien de ce qui se passait dans la capitale. Averti par les députés du tiers, il croyait que ces hommes avaient intérêt à le tromper, à grossir le caractère des événements. De perfides conseillers profitaient de cette faiblesse d'esprit pour obscurcir son jugement et lui déguiser la vérité. Il se trouva même un certain baron de Breteuil, qui, s'érigeant en messie royaliste, promit de raffermir, en trois jours, le temple de l'autorité ébranlé par les factieux. Or, le troisième jour, le peuple était maître de Paris et du roi.

Le 14 juillet 1789, la grande ville poussa deux cris; «Aux Invalides!—A la Bastille!» On alla d'abord à l'Hôtel des Invalides où l'on savait qu'il y avait des armes. Les volontaires du Palais-Royal, des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient en rangs serrés et le fusil sur l'épaule. La veille c'était une cohue, aujourd'hui c'est une armée. Cette armée, assemblée à la hâte, connaissait mal sans doute les règles de la discipline; mais la puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne commandait; tout le monde sut obéir. Ce n'était pas une expédition sans danger: on savait que trois régiments étaient campés au Champ-de-Mars; le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort détachement du régiment d'artillerie de Toul avec ses pièces. Qui prit tout cela? L'opinion. Le soldat se sentait circonvenu, caressé, supplié par ces hommes du peuple qui étaient ses frères, par ces jeunes filles qui étaient ses soeurs. L'ennemi n'était déjà plus l'ennemi; il riait, il buvait, il était charmé; les déserteurs sont désormais ceux qui restent sous le drapeau de la cour au lieu de se rallier aux couleurs de la patrie. On enleva de l'Hôtel 28 000 fusils et 20 pièces de canon: tout ce qui n'était pas arme de guerre fut respecté. On distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre: voilà le peuple armé.

Vers onze heures, le ciel, jusque-là voilé, se découvrit. Un soleil révolutionnaire chauffait toutes les têtes. Alors sortit de la foule une grande voix qui disait: «A la Bastille! A la Bastille!»

Cette forteresse était détestée. Le peuple se montra désintéressé dans la haine qu'il lui portait; car, après tout, elle ne lui avait rien fait à lui. Cette sombre prison d'État n'avait point été construite pour des manants. Il fallait être à peu près gentilhomme pour avoir l'honneur d'y être renfermé, ou comme Voltaire, Mirabeau et tant d'autres, avoir écrit pour la cause du peuple et de la liberté. C'était un des motifs de la haine du peuple. Cette forteresse inquiétait d'ailleurs les Parisiens à d'autres titres. Du haut de ses huit grosses tours ne pouvait-elle écraser la foule sous la mitraille de ses bouches à feu, foudroyer certains quartiers de la ville? Le faubourg Saint-Antoine avait cette citadelle-là sur le coeur. L'importance de la Bastille était grande au point de vue stratégique, mais bien plus grande encore était la signification qui s'y rattachait. Elle représentait la prérogative royale et l'ancien régime. C'était la contre-révolution énorme, massive et scellée dans la pierre. La destruction de tout autre édifice public n'eut été qu'un acte de vandalisme; la Bastille renversée, tout ce qui restait en France du pouvoir absolu s'écroulait. Cette vérité fut aussitôt comprise de tous: le peuple a des éclairs de génie; il ne raisonne point, il devine.

Parmi les assaillants, quelques hommes déterminés avaient réussi à rompre les chaînes du pont-levis qui gardait l'entrée de la première avant-cour de la Bastille; c'est alors que le feu commença. Tout le monde se lança dans un tourbillon de fumée. Devant ces remparts hérissés de canons, les citoyens se confondirent dans un même élan, dans la même détermination de vaincre ou de mourir. Des enfants (le gamin de Paris existait déjà), même après les décharges du fort, couraient ça et là pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et pleins de joie, ils revenaient s'abriter et présenter ces munitions de guerre aux gardes-françaises qui les renvoyaient, par la bouche du canon, aux assiégés. Les femmes, de leur côté, secondaient les opérations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en agile amazone, robe de drap bleu, chapeau à la Henri IV sur l'oreille, large sabre au côté, deux pistolets à la ceinture, une jolie Liégeoise. La fumée de la poudre l'enivre; elle pousse, elle exalte les assaillants. Son histoire était celle de toutes les femmes galantes: aimée, puis trahie. Dans ses emportements et ses fureurs de chatte, elle jette mille imprécations contre la Bastille. On voit à côté d'elle, dans la foule, d'autres grandes pécheresses, qu'un sentiment nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir. Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant: le peuple. Leur coeur est tout à la Révolution; et comme les anciennes Gauloises, elles inspirent les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et à figure livide: le feu purifie tout. La plupart se montrent héroïques. Frappés, ils tombent en criant: «Nos cadavres serviront du moins à combler les fossés!»

[Illustration: Robespierre.]

Au milieu de ce dévouement général et de cette ardeur, un trait particulier de courage sur mille mérite d'être signalé par l'histoire. Les assaillants avaient cessé le feu; à un signal donné, une planche est jetée sur l'un des fossés qui entouraient la Bastille: un citoyen s'élance et tombe; un autre, le fils d'un huissier, Maillard, s'avance sans broncher sur ce pont étroit et dangereux. Tout à coup un cri s'élève: «La Bastille se rend!» Elle, cette forteresse que Louis XI, Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable,—oui, la Bastille demande à capituler.

Pendant ce temps-là, les électeurs délibéraient à l'Hôtel de Ville; hommes de peu de foi, ils regardaient le siége de cette forteresse comme une entreprise téméraire. Soudain un autre grand cri s'élève dans les airs: «La Bastille est prise!»

Hommes, femmes et enfants se précipitent alors comme un torrent vers la place de Grève. Des citoyens bizarrement armés, noirs de poudre, portent en triomphe dans leurs bras un jeune officier des gardes-françaises, Élie, dont la conduite avait été magnanime. Les vainqueurs affectèrent de défiler devant le buste de Louis XIV qui était alors sur la place, en face de l'Hôtel de Ville. Lui absent, la fête n'eût point été complète; il fallait à la monarchie, pour témoin de sa défaite, le plus absolu des rois.

Bientôt toute cette tempétueuse foule pénètre dans la salle où un comité d'électeurs appartenant à la classe moyenne s'étaient réunis: les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et le drapeau de la Bastille; un autre, le règlement de la prison pendu à la baïonnette de son fusil. A la prière de l'intrépide Hullin, d'Élie et des gardes-françaises, qui s'étaient signalés pendant le siége, on couvre les prisonniers d'un généreux pardon.

Quelques représailles avaient eu lieu dans l'intérieur de la forteresse: le misérable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui avait fait tirer sur le peuple, fut mis à mort; un traître, Flesselle, prévôt de Paris, qui avait amusé depuis deux jours les Parisiens, pour se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une main restée inconnue. L'horreur de ces exécutions disparut dans l'ivresse de la victoire.

Un architecte, le citoyen Palloy, qui était au siége de la terrible forteresse, fut chargé de détruire le repaire de la tyrannie. Cet homme, qui n'est guère connu, fit une grande chose dans sa vie, une seule: il démolit la Bastille.

La chute de cette célèbre prison d'État eut dans le monde un retentissement prodigieux. En France, on crut entendre tomber, d'une extrémité du territoire à l'autre, le pouvoir monstrueux de la force. Dès que la nouvelle s'en répandit à Versailles, [Note: Dans la nuit du 14 juillet, une députation s'était rendue chez le roi sans rien obtenir. Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau. Le roi du passé regardait tout étonné le roi de la Révolution.] la cour, qui tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut anéantie. La terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les régiments, campés au Champ-de-Mars, déguerpirent pendant la nuit et prirent la fuite, comme si l'épée de la colère divine s'était étendue sur eux. On ramena, de ces lieux occupés naguère par une armée, plusieurs voitures chargées de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succès au contraire fit de tous les citoyens un peuple de frères. On s'embrassait, on était heureux. Les religieux de divers couvents avaient pris la cocarde aux couleurs de la nation, blanc, bleu et rouge; ils formèrent des détachements; le temps de la Ligue et de la Fronde était revenu. Le curé de Saint-Étienne-du-Mont avait marché tout le temps à la tête de ses paroissiens. Ces guerriers, en soutane, en froc et en capuchon, attestaient l'unanimité de sentiments qui faisait agir toute la ville. Il se trouvait là des nobles, des bourgeois, des abbés, des hommes du peuple: ils n'avaient tous qu'une volonté, qu'une âme. Comme on n'était pas encore rassuré sur les intentions de la cour, on dépava les rues, on éleva des barricades; précautions très-sages sans doute: mais que pouvait désormais la faction royaliste en face d'une Assemblée souveraine, d'un peuple en insurrection, d'une armée évanouie?

Pendant que l'on se battait encore à la Bastille, un nombreux détachement de dragons et de cavalerie allemande, reçu dans Paris aux acclamations de la multitude, venait de reconnaître le quartier Saint-Honoré et traversait le Pont-Neuf. Un chef d'escadron commande alors à ses soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens: il annonce comme une bonne nouvelle la prochaine arrivée du corps de dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient, dit-il, se réunir au peuple. Un applaudissement, mêlé de cris de joie, accueille son discours. Un seul assistant remue la lèvre en signe de doute. Il s'élance du trottoir, fend la foule jusqu'à la tête des chevaux, saisit par la bride celui de l'officier et somme celui-ci de mettre pied à terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu, quoique petit et grêle, exige que le chef remette ses armes et celles de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence qui donne à penser. Ce refus tacite confirme dans ses soupçons le citoyen ombrageux, qui se met alors à semer l'alarme parmi les assistants. Ses gestes et ses paroles répandent la méfiance. La foule enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les conduit à l'Hôtel de Ville d'où le comité les renvoie tous à leur camp sous bonne garde.

Cet homme, dont le coup d'oeil vigilant avait peut-être éventé une ruse et déjoué une entreprise perfide des royalistes, était Jean-Paul Marat.

Le 14, Louis XVI avait écrit sur ses tablettes: «Rien.»

La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp de l'aristocratie un tel découragement que les choses à Versailles changèrent de face: le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir lui-même au milieu de l'Assemblée nationale. La Bastille prise, il se rendait: l'insurrection de Paris consacra définitivement la victoire des droits sur les priviléges; sans elle, tout ce qui avait été fait jusque-là manquait d'une sanction décisive. Le serment du Jeu-de-Paume, l'opposition à la fameuse séance royale étaient des actes courageux; mais ces germes auraient pu être stériles: il fallait le concours de Paris pour les féconder et pour leur donner les caractères d'une révolution. L'Assemblée avait mis dans sa résistance la force du raisonnement; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action: alors tout fut dit. Les révolutions se font encore plutôt par le coeur que par la tête.

Le roi vint à Paris. Il traversa une foule immense: deux cent mille citoyens formaient sur son passage une haie hérissée de baïonnettes, de piques, de faux, de bâtons ferrés: gardes-françaises, milice bourgeoise, religieux, tous étaient confondus sous les armes, tous étaient amis. On se traitait de frères: les riches accueillaient les pauvres avec bonté; les rangs n'existaient plus, tous étaient égaux. Quel beau jour! les femmes du haut des balcons, des croisées, jetaient à pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La fraternité respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la paix dans cette ville, où, quelques jours auparavant, il avait fait entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer sévère; il fut clément. On reçut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel, les armes hautes; mais quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde nationale, quand surtout il sortit de l'Hôtel de Ville où il était entré sans gardes et avec confiance, la sérénité revint sur tous les visages, et les armes s'abaissèrent. Il fut reconduit avec tous les honneurs militaires par les vainqueurs de la Bastille. Les femmes de la halle crièrent le long du chemin: Vive le roi!

Cependant il devenait clair que cet homme indécis, épousant tour à tour la cause de la noblesse par inclination, celle du peuple par raison et par nécessité, était un grand obstacle à la marche des événements. Or les révolutions n'ont qu'une manière d'agir avec les obstacles; elles les suppriment.

Deux pouvoirs démocratiques étaient sortis de l'insurrection, la municipalité de Paris et la garde nationale; deux hommes avaient dû leur élection aux circonstances, Bailly et La Fayette.

La vieille France, rajeunie par le sentiment du droit, aimait à tourner ses regards vers le Nouveau-Monde. Le marquis de La Fayette, qui avait concouru à l'affranchissement des États-Unis, fut le héros du jour. Triste rayon de popularité qui pâlit bientôt sur son front!

L'élan de Paris se communiqua comme l'étincelle électrique aux provinces; de toutes parts, les citoyens se réunirent et s'associèrent.—Je m'arrête: la France, depuis l'ouverture des États généraux, a fait une belle étape dans la voie qui conduit à la liberté. La Révolution est demeurée pure d'excès. Sa première victoire n'a point coûté une larme; en sera-t-il ainsi dans la suite?

Vain espoir! Ses ennemis ne négligent rien pour la provoquer et lui mettre le glaive à la main.

III

Etat des esprits.—Première émigration.—La disette.—Mort de Foulon et de Bertier.—Conduite du clergé français dans les premiers temps de la Révolution.

Paris livré à lui-même, Paris lâché dans l'ivresse de sa victoire, inspirait de graves inquiétudes à certains membres de l'Assemblée nationale. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait à calmer l'effervescence des habitants de la grande ville. Réprimer trop tôt l'esprit public, dans les temps de révolution, c'est quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve, dans les premiers mots qu'il fit entendre, les principaux traits de son caractère politique: respect et amour de la nation, horreur de l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de la cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des Girondins. Cet homme arrivait à la Révolution, armé de toutes pièces par l'intégrité de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le désigne à l'attention; il se confond, il s'efface dans la pâle multitude des orateurs. Le dénouement de la Révolution était dans cet homme à part; mais il se montrait encore trop couvert d'ombre pour qu'on pût distinguer toute sa valeur.

Un autre député, alors inconnu, tour à tour ami et ennemi de Robespierre, siégeait sur les mêmes bancs; son nom était Barère. Voici le portrait qu'en trace madame de Genlis: «Il était jeune, jouissait d'une très-bonne réputation, joignait à beaucoup d'esprit un caractère insinuant, un extérieur agréable, et des manières à la fois nobles, douces et réservées. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa province avec un ton et des manières qui n'auraient jamais été déplacés dans le grand monde et à la cour. Il avait très-peu d'instruction, mais sa conversation était toujours aimable et toujours attachante: il montrait une extrême sensibilité, un goût passionné pour les arts, les talents et la vie champêtre. Ses inclinations douces et tendres, réunies à un genre d'esprit très-piquant, donnaient à son caractère et à sa personne quelque chose d'intéressant et de véritablement original.» Enfant des Pyrénées, il aimait la constitution de ces montagnes, décrétée il y a des siècles par la nature, ces vallées embellies par des moeurs candides et pastorales; il aimait jusqu'aux torrents et aux ours, car tout cela c'était le pays. Son enfance avait été rêveuse; sa jeunesse fut mélancolique. «On ne fait pas, écrit-il lui-même, assez attention aux préliminaires des grands accidents de la vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne, mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inaperçus, soit qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage, en 1785, qui fut une grande fête de famille à Vic et à Tarbes, j'allais à l'autel avec ma jeune fiancée; c'était au milieu de la nuit; l'église était resplendissante de lumières; une société nombreuse de parents et d'amis nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le coeur, et, lorsque je prononçai le oui solennel, des larmes coulèrent involontairement sur mes joues décolorées. Il n'y eut que ma mère qui s'en aperçut, et qui, après la messe des épousailles, me prit la main et la serra contre sa poitrine.» Ce mariage fut malheureux: attachée à la cause de l'aristocratie par goût et par tradition de famille, la jeune femme ne pardonna pas à son mari d'avoir embrassé la cause de la nation. Barère exerçait la profession d'avocat quand le mouvement de la France l'envoya aux États généraux. Il était alors pour la monarchie tempérée. Doué d'une imagination vive, mobile, chauffée au soleil du Midi, il avait essayé sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronnés par l'Académie de Toulouse. A Paris, il rédigeait, depuis l'ouverture des États, une feuille intitulée le Point du Jour. Nature vive, sémillante, la variété des impressions s'opposait chez lui à la durée. Barère avait dans l'esprit la grande qualité des femmes, la pénétration. Le mouvement rapide de ses idées et de ses sentiments ne lui permit point de se fixer à un principe. Fin, rusé, grand comédien, voulant à tout prix sauver sa tête, cet homme d'État fut, selon le cours des événements, le caméléon des diverses nuances révolutionnaires.

Dans son journal, le Point du Jour, il attaquait avec ardeur le parti de la cour, dénonçait à l'indignation publique les menées et les conduites occultes d'un parti qui préférait renoncer à la France que d'abandonner ses prétentions et ses priviléges. Déjà, en effet, le mouvement de l'émigration avait commencé. Le frère de Louis XVI, le comte d'Artois, les Condé et les Conti, les Polignac, les Vaudreuil, les de Broglie, les Lambesc et d'autres étaient passés à l'étranger. Une lourde responsabilité pèse sur la tête de ces hommes. Déserter son pays parce que la cause à laquelle on avait rattaché ses intérêts est en péril, se faire étranger par le coeur, se fermer volontairement la France, quel triste exemple donnait alors la haute aristocratie! Ce sauve qui peut avait d'ailleurs une autre signification: ces princes, ces nobles, passaient avec toute vraisemblance pour bien connaître la pensée de Louis XVI.

Le roi trompait-il donc le peuple de Paris quand il lui disait: «Vous pouvez avoir confiance en moi?»

Revenons à Paris. La ville était calme à la surface, mais, sous le repos même, on distinguait les dernières agitations de l'orage. Une circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les accapareurs de blés, qu'on accusait d'être les auteurs de la misère et de la disette, la clameur publique dénonçait surtout un nommé Foulon. Abhorré dès le dernier règne, il n'avait vécu jusqu'à soixante ans que pour entasser sur sa tête les accusations les plus graves. Ses monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique: c'était son vêtement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se jugeât lui-même bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait répandre partout le bruit de sa mort et enterrer, à sa place, le cadavre d'un de ses domestiques. Bien vivant, il avait quitté Paris le 19 juillet et s'était caché dans une terre de M. de Sartines, à Viry, petit village situé sur la route de Fontainebleau. C'est là qu'il fut aperçu et saisi par des paysans qui lui attachèrent sur le dos, par dérision, une botte de foin avec un bouquet de chardons. C'était une allusion à un propos atroce qu'avait tenu le misérable: «Ces gens-là, avait-il dit en parlant de ses vassaux, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes chevaux en mangent.» Il avait ajouté «qu'il ferait faucher la France».

Conduit en cet état à l'Hôtel de Ville de Paris, il fut confronté, interrogé. On trouva sur lui les morceaux d'une lettre qu'il avait déchirée avec ses dents. Pas une voix ne s'éleva pour le justifier, Bailly, La Fayette, les membres du Comité de l'Hôtel de Ville, tout le monde le jugeait très-coupable; et d'un autre côté ces honorables citoyens voulaient éviter l'effusion du sang. Il avait été décidé qu'au tomber de la nuit il serait transféré secrètement dans les prisons de l'Abbaye-Saint-Germain.

—Foulon! nous voulons Foulon! N'a-t-il pas lui-même signé sa sentence en passant pour mort?

Voilà ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier sur la Grève. Au milieu de cette multitude hâve, affamée, il y avait des hommes qui avaient vu mourir une soeur, un enfant, une femme, d'épuisement et de misère: la nature les rendait féroces. Le malheureux entendait gronder à ses oreilles ce mugissement terrible d'un peuple justement irrité.

Le Comité de l'Hôtel de Ville insistait toujours, et avec raison, pour qu'il fût jugé. «Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, jugé sur-le-champ et pendu!» Un simulacre de tribunal s'improvisa; il était composé de sept membres; mais quelle impartialité devait-on attendre de juges délibérant sous la pression de telles circonstances? La Fayette intervint: il était encore dans tout l'éclat de sa popularité.

—Je ne puis blâmer, dit-il, votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais aimé. Je l'ai toujours regardé comme un grand scélérat, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui…. Mais il a des complices; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire à l'Abbaye. Là nous instruirons son procès et il sera condamné à la mort infâme qu'il n'a que trop méritée.

Vains efforts! La foule grossissait toujours; l'impatience croissait; bientôt des murmures, ensuite les fureurs. C'est sans résultat que des citoyens, émus de pitié et voulant qu'on respectât les formes de la justice, traversent les groupes et représentent qu'il ne faut pas verser le sang.

—Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude indignée, et le traître l'a bu; il s'est nourri, engraissé de la faim publique!

Des groupes nouveaux débordent du dehors; cette marée vivante pousse devant elle la foule qui emplissait la salle. Tous s'ébranlent, tous se portent avec l'impétuosité de l'océan vers le bureau et vers la chaise où Foulon était assis. La chaise est renversée.

—Qu'on le conduise en prison! commande La Fayette d'une voix qui cherchait encore à dominer la tempête.

Des mains implacables ont déjà saisi le malheureux qui demandait grâce; on lui fait traverser la place de l'Hôtel de Ville. Arrivé sous le réverbère qui se trouvait en face de l'édifice, il est attaché à une corde. La corde casse: «Qu'on en cherche une autre!» On recommence jusqu'à trois fois pour le hisser à ce gibet improvisé. Une bande de furieux met à prolonger les horreurs du supplice cette sorte d'obstination et d'acharnement qu'on déploie contre un fléau public. Ce qu'ils s'imaginaient pendre dans cet homme, c'était la famine.

Le même jour, Bertier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait de Compiègne par la porte Saint-Martin. Le peuple avait divers motifs de haine contre lui. Bertier passait pour avoir donné à Louis XVI le conseil de faire avancer les troupes sur Paris. C'était en outre un administrateur dur et hautain, un coeur de bronze. Il parut tout à coup entouré d'un rassemblement formidable, assis dans un cabriolet dont on avait brisé la capote, afin qu'il demeurât exposé à la vue de tous. Un électeur, Étienne de La Rivière, le protégeait au péril de sa vie contre l'indignation populaire. Des morceaux de pain noir tombaient dans la voiture.

—Tiens, criaient des voix étouffées par la colère, tiens, brigand! voilà le pain que tu nous as fait manger!

Il fut conduit à l'Hôtel de Ville, où Bailly l'interrogea. Sur l'avis du bureau, le maire dit:

—A l'Abbaye!

Il était plus facile de donner un pareil ordre que de le faire exécuter. Traîné sous la lanterne où l'on avait pendu Foulon, Bertier résiste, saisit un fusil et tombe percé de cent coups de baïonnette.

Quoiqu'un affreux souvenir s'attache à ces deux exécutions sommaires, il faut pourtant reconnaître que les auteurs de ces actes à jamais regrettables se montrèrent désintéressés. «Les meurtriers, dit Bailly, respectèrent la propriété et les effets de ceux à qui ils s'étaient permis d'ôter la vie. Tous ces effets, même les plus précieux, et l'argent, ont été rapportés.» [Note: Ce qui étonne est la froideur des écrivains du temps vis-à-vis de ces exécutions sommaires. Voici tout ce qu'elles inspirent à l'un d'entre eux: «En voyant ces restes dégoûtants, je me disais: Qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et de Bertier), maintenant horribles, ont été tant de fois baignés, étuvés, embaumés, et que ce qui révolte la nature a si souvent prononcé des actes d'autorité, tant humilié d'honnêtes gens, et fait souffrir un si grand nombre de malheureux!»]

L'ancien régime n'a-t-il point d'ailleurs, dans ces massacres, sa part de responsabilité? N'est-ce point lui qui avait entretenu le peuple dans l'ignorance, mère de toutes les barbaries? La vue des supplices ordonnés par les juges du roi n'était-elle point bien faite pour endurcir le coeur des masses? Se souvient-on de Ravaillac et de tant d'autres, tenaillés en place de Grève, aux mamelles et aux gras des jambes, la main droite brûlée, les plaies injectées de plomb fondu, d'huile bouillante, de poix résine et de soufre, puis reconduits en prison, pansés et médicamentés, jusqu'au jour où leurs membres étant renouvelés de manière à endurer de nouvelles tortures, on les ramenait en Grève pour y être roués vifs ou tirés à quatre chevaux? Les douces moeurs que devaient inspirer au peuple de tels spectacles!

Détournons nos regards de ces scènes sanglantes et reportons-les sur la
France.

Il est un fait qu'il importe de bien établir, c'est que le bas clergé ne se montra point hostile à la Révolution naissante; des services furent célébrés dans les églises pour les citoyens morts au siége de la Bastille. L'abbé Fauchet leur prodigua les trésors de son éloquence. Il avait choisi pour texte de son sermon ces paroles de saint Paul: Vocati estis ad libertatem, fratres: «Frères, vous êtes tous appelés à la liberté.»

L'orateur faisant allusion à l'état général des esprits s'écriait du haut de la chaire: «C'est la philosophie qui a ressuscité la nation…. L'humanité était morte par la servitude; elle s'est ranimée par la pensée; elle a cherché en elle-même et elle y a trouvé la liberté. Elle a jeté le cri de la vérité dans l'univers; les tyrans ont tremblé; ils ont voulu resserrer les fers des peuples…. Ils auraient égorgé la moitié du genre humain, pour continuer d'écraser l'autre…. Les faux interprètes des divins oracles ont voulu, au nom du Ciel, faire ramper les peuples sous les volontés arbitraires des chefs. Ils ont consacré le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans! Ces faux docteurs triomphaient, parce qu'il est écrit: Rendez à César ce qui appartient à César. Mais ce qui n'appartient pas à César, faut-il aussi le lui rendre? Or la liberté n'est point à César, elle est à la nature humaine.» Ce fier langage fut diversement apprécié; les princes des prêtres et les pharisiens modernes crièrent au scandale; mais un tel discours transporta d'enthousiasme tous ceux qui tenaient encore pour l'alliance du christianisme et de la Révolution. Une compagnie de garde nationale reconduisit l'abbé Fauchet jusqu'à sa sortie de l'église. On portait devant lui une couronne civique.

[Illustration: Prise de la Bastille.]

Prêtre janséniste et mystique, il avait embrassé de bonne foi et avec tout l'élan d'une imagination ardente le nouveau dogme de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Son tort, et il l'expia cruellement, fut de croire qu'on put allier deux ordres d'idées inconciliables.

L'influence de cette erreur propagée par quelques autres ecclésiastiques, tels que le curé de Saint-Étienne-du-Mont, fit reculer l'esprit public jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus naïves. On mit la Révolution naissante sous la protection de sainte Geneviève; on la voua au blanc. Chaque jour, c'étaient des processions solennelles: le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes du marché, les jeunes filles, allaient porter des actions de grâces et un bouquet à la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez le maire.

«Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des brioches; j'étais bien fêté et bien baisé par toutes ces demoiselles.»

Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se réunirent quand leur tour fut venu: à leur tête marchaient les jeunes vierges vêtues de blanc; tout le cortége allait faire bénir un modèle de la Bastille. Les vainqueurs entouraient fièrement ce simulacre d'une forteresse détruite par la main du peuple; quelques-uns portaient en trophée les drapeaux et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces dépouilles ne fussent agréables au dieu de la liberté.

Il est aujourd'hui permis de se demander si ces gages de sympathie donnés par le clergé de 89, au réveil d'un grand peuple, étaient bien sincères. Nous avons mille motifs pour en douter. Un contemporain, Rabaut-Saint-Étienne, ministre protestant, est d'ailleurs plus à même que tout autre de nous renseigner à cet égard. «Le clergé, dit-il, cherche encore, dans une religion de paix, des prétextes et des moyens de discorde et de guerre; il brouille les familles dans l'espoir de diviser l'État: tant il est difficile à ce genre d'hommes de savoir se passer de richesses et de pouvoir!»

Nous verrons d'ailleurs plus tard jusqu'où le bas clergé suivit la
Révolution Française et à quelle borne il s'arrêta.

IV

Troubles et soulèvements dans les campagnes—Henri de Belzunce—Un épisode de la Révolution à Caen.

Une grande nouvelle se répandit, le 19 juillet, dans les rues de Paris: les campagnes s'agitent; des bandes armées viennent de se montrer jusque dans les districts ruraux qui avoisinent la capitale. «Les paysans sont ici! ils sont là!» On y courait; on battait les champs: que découvrait-on? Rien. Pas même la trace des pieds nus ou des sabots. C'était une armée invisible qui sortait de terre et qui rentrait sous terre.

Ces bruits étaient-ils appuyés sur des faits? Ces terreurs étaient-elles chimériques? Ces fausses alertes faisaient-elles partie d'un plan qui consistait à tenir en haleine les forces de la répression dans toute l'étendue du royaume? Il est assez difficile de le dire. Constatons seulement que l'esprit public était malade, par suite du système d'accaparement et de monopole qui avait trop longtemps pesé sur les subsistances; chacun croyait découvrir partout une main qui brûlait et ravageait les moissons; un tourbillon de poussière devenait tout à coup, pour les imaginations hallucinées, une bande de malfaiteurs. A la moindre alarme, on sonne le tocsin dans les campagnes; les villes y répondent par le cri de guerre, une garde nationale s'élance tout organisée à la poursuite des brigands. En quelques jours, la France se montre, d'une extrémité à l'autre, sous les armes.

Le système féodal avait trop longtemps lassé la France pour que l'explosion révolutionnaire ne fût pas terrible envers quelques privilégiés insolents. Comme un arbre courbé par la force qui, en se relevant, se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction opposée, l'esprit public allait violemment du respect servile à une révolte impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple tout entier formait une ligue pour détruire les châteaux, briser les armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales étaient en dépôt. Ici, c'est une princesse de Bauffremont qui a été obligée, par ses paysans, de déclarer qu'elle renonçait aujourd'hui et pour toujours à tous ses droits seigneuriaux. Là, c'est un homme dur envers ses vassaux qui est poursuivi par eux à coups de fourches. «Il est difficile, s'écriait Loustalot dans ses Révolutions de Paris, de ne pas croire que les ravages dont plusieurs châteaux viennent d'être les théâtres ne soient pas les effets des vexations passées des seigneurs et de l'animosité de leurs tenanciers… Que l'on nous cite un seul seigneur humain, charitable, qui ait été exposé à ces excès!» Le peuple montra en effet un sens très-sûr; il sut parfaitement distinguer entre les abus des vieilles institutions et le caractère des gentilshommes qui, nés dans les rangs de la noblesse, atténuaient, par leur manière de vivre et leur générosité, l'injustice de leurs priviléges.

Au plus fort de cette fièvre de destruction, quelques seigneurs recommandables, ayant visité leurs terres, furent accueillis par leurs paysans avec des marques de respect et d'estime personnelle. Les autres nobles, maltraités, pillés, injuriés, furent généralement ceux qui avaient témoigné du mépris pour la Révolution naissante. On cite le mot d'une femme de qualité qui, se trouvant à Paris, pendant que le peuple faisait le siége de la Bastille, disait à ses domestiques:

—Conduisez-moi à mon donjon, que je voie s'égorger celle canaille.

La caste privilégiée regardait les gens de la classe inférieure comme appartenant à une autre espèce humaine.

L'aristocratie, depuis des siècles, avait tenu les populations rurales dans l'ignorance et la misère; elle avait semé la haine dans leur coeur, elle récoltait la dévastation, le meurtre. Ces hommes, endurcis aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du talion; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient aux châteaux oeil pour oeil, dent pour dent. Les pierres étaient ici complices des abus qui s'y réfugiaient. On se disait que, le nid détruit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve ces ravages; la destruction est un supplice trop doux pour les monuments de la tyrannie; il faut les condamner à vivre.

Au milieu de ce soulèvement général contre un ordre de choses maudit, fixons nos yeux sur un point de la France qui servira plus tard de quartier général aux entreprises de la Gironde.

En ce temps-là, deux régiments stationnaient à Caen, dans la caserne dite de Vaucelles; c'étaient le régiment d'Artois et le régiment de Bourbon. L'un portait une médaille qu'il avait reçue quelques jours auparavant comme signe de récompense pour son dévouement à la cause commune: il tenait pour le peuple, dont il était aimé; l'autre, composé de jeunes officiers attachés au parti royaliste et de soldats gagnés, inspirait dans la ville une grande défiance. [Note: On assure que des soldats du régiment de Bourbon auraient arraché la médaille nationale à des soldats d'Artois qui étaient sans armes.] La haine et les soupçons des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon.

Les troubles qui avaient agité Paris, dans les journées du 13 et du 14 juillet, avaient produit dans toute la France un ébranlement général. La disette des blés tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de Caen, persuadé que les accapareurs étaient cause de la famine, vint en armes et avec menaces demander qu'on les lui livrât. Les autorités de la ville lui permirent de brûler, s'il en trouvait, les magasins où de riches propriétaires entassaient les grains. Une bande de turbulents se répandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux maisons. Cela fait, la colère du peuple se calma, et le conseil ayant pourvu à l'approvisionnement des marchés, tout rentra dans l'ordre. Le comte Henri de Belzunce, avec la témérité d'un jeune homme de dix-huit ans, se montra, dans cette journée, pour les mesures violentes. La conduite sage des autorités lui fit pitié; il eût voulu que l'on comprimât du tels mouvements par la force des armes.

Une pyramide ayant été élevée à Caen, devant l'église Saint-Pierre, en l'honneur du rappel de Necker, le ministre à la mode, toute la ville vint assister à l'inauguration. Ce jour-là, M. le comte de Belzunce passa à cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire insultant. Nargué dans ses affections, le peuple poursuivit le comte d'un long et sourd murmure; mais l'officier donna de l'éperon à son cheval, et tint ferme, ce jour-là, contre l'orage. Cette conduite ne manqua pas cependant d'attacher au major du régiment de Bourbon cette terrible note qui s'écrivait dès lors en lettres rouges: Aristocrate!

Quelques amis d'Henri de Belzunce engagèrent le comte d'Harcourt à mettre cet imprudent aux arrêts dans le château. C'était un moyen de calmer le peuple. Le comte n'en fit rien. Il y a dans certains événements une force qui entraîne fatalement les hommes vers une catastrophe et que les plus sages conseils ne sauraient paralyser. Les rivalités entre le régiment de Bourbon et les bourgeois de la ville en étaient venues à un point extrême qui rendait le choc inévitable.

Voici maintenant de quelle manière la lutte s'engagea: le 10 août, à dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le poste bourgeois, était de faction au pont de Vaucelles; un officier du régiment de Bourbon se présente dans l'ombre. La sentinelle crie trois fois: «Qui vive!»

Nuit et silence!

L'officier avait dans ses mains un fusil de chasse; il veut tirer, mais le coup manque; il arme de nouveau. Avant qu'il ait eu le temps de faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre terre. A la vue de l'agresseur justement puni, le poste de la garde nationale pousse un cri d'alarme; on sonne le tocsin; le tambour bat dans toutes les directions; le canon tonne. Surprise au milieu de son sommeil, la paisible population de Caen est bientôt sur pied. Les lumières étoilent à toutes les fenêtres; une foule compacte encombre déjà toutes les issues.

Le bruit court que la garnison va faire un mouvement sur la ville et qu'il faut la prévenir. Le cri: «Aux armes!» se fait entendre de toutes parts; on court au château dont les portes sont forcées, et tout ce qui s'y trouve, en poudre, fusils, sabres, pistolets, canons, passe dans les mains du peuple. Le régiment d'Artois se joint à la milice bourgeoise; des torches servent à éclairer la marche. Cette foule armée se dirige vers la caserne et arrive devant les grilles qu'elle trouve soigneusement fermées. Le régiment de Bourbon était rassemblé dans la cour et déjà sous les armes.

—Vive la nation! crie le peuple.

—Vive Bourbon! répond le régiment.

Un silence de mort succéda à ces deux cris; qu'allait-il se passer? La caserne était dominée sur ses derrières par les hauteurs de la ville, sur lesquelles on avait déjà traîné des canons. Henri de Belzunce jugea d'un coup d'oeil que la résistance était impossible; quelques-uns de ses militaires commençaient à se détacher; le comte se rendit.

Deux bourgeois furent laissés en otage au régiment pour lui répondre de son chef.

Il était une heure du matin. On conduit le comte à l'hôtel de ville; un gros de garde bourgeoise le serrait étroitement: le peuple suivait.

Le comité voulant mettre la tête de Henri de Belzunce à l'abri des fureurs de la multitude, et jugeant l'hôtel de ville trop peu fortifié, donna ordre de le conduire au château. Le château de Caen, bâti par Guillaume le Conquérant dans la seconde moitié du XIe siècle, était une citadelle entourée de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une église.

Les têtes s'échauffaient de moment en moment. On parlait de dénonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient déposé contre leur chef; il s'en trouva même qui déclarèrent avoir reçu du comte l'ordre d'arracher la médaille aux militaires du régiment d'Artois qui en étaient décorés. Tous ces bruits étaient encore envenimés par des propos de femmes: une fille du quartier Saint-Sauveur déclara tenir de son amant, sergent au régiment de Bourbon, que l'intention de leur chef était depuis longtemps de faire un mouvement sur la ville. Les familiarités du comte avec ses soldats étaient l'objet d'accusations graves. Tous avouèrent qu'il couchait à côté d'eux, au corps de garde, sur des bottes de paille, qu'il buvait même quelquefois à leur santé, et qu'il leur tenait des discours contre la Révolution.

Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tiré sur l'officier, était portée en triomphe comme un sauveur.

Le peuple serrait de plus en plus les abords du château; les flots pressés et turbulents de celle marée humaine battaient à grand bruit les portes solidement fermées. Il commençait à faire jour. Deux soldats du régiment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur chef, furent amenés sur ces entrefaites, et par ordre du comité, dans la prison du château. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple, amassé à l'entrée, profita de cette occasion pour faire irruption dans la cour. Le cri: «A la prison! à la prison!» se détache alors de ce râle lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'émeute. Toute cette foule se précipite dans le donjon du château.

Le comte Henri de Belzunce, pâle et défait par les horreurs d'une pareille nuit, reçoit au fond de son cachot le choc impétueux de ce courant qui a brisé ses écluses. Il demande d'une voix ferme à être conduit à l'hôtel de ville, devant le comité. Le cri: «A l'hôtel de ville!» ayant aussitôt gagné toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arrivé sur la place Saint-Pierre, devant l'hôtel de ville, le cortége s'arrêta à cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'église, les maisons, la place étaient noires de têtes. L'hôtel de ville regardait avec ses fenêtres entr'ouvertes. Il était dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'où; le comte Henri de Belzunce tomba. Au même instant, on dépouille le mort; on l'insulte, on lui crache à la face; sa tête est coupée et mise au bout d'une pique; ses membres, divisés et attachés à des bâtons, sont promenés par ces furieux dans toutes les rues de la ville. Une femme (c'était la haine d'un amour trahi) lui ouvré la poitrine avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglantées et l'emporte.

Si j'ai décrit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques détails, c'est que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves historiens du temps ont prétendu avoir été armé par le souvenir de cette sanglante tragédie, et par l'horreur des citoyens de cette ville pour les excès de la Révolution.

Passant, il y a quelques années, à Caen, j'avisai dans la cour de l'hôtel de ville une colossale statue de Judith.—Je songeai malgré moi, dans le moment, à une autre vengeance de femme.

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