Histoire des Montagnards
«Peuple, dont les forfaits jettent partout l'effroi,
Avec calme et plaisir j'abandonne la vie.
Ce n'est que par la mort qu'on peut fuir l'infamie
Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi.»
[Note: Ces vers avaient été écrite la veille dans l'auberge; les recueils du temps contiennent de lui quelques poésies légères. Deparis avait trente uns. On observa que le soir, en se couchant, il n'ôta point la clef de la serrure de sa porte. Le pistolet avec lequel il se donna la mort était chargé d'un double lingot mâché. Son frère cadet, parfait honnête homme d'ailleurs, fut placé sous la Restauration dans les bureaux de la préfecture de police, et son principal titre de recommandation était son nom de famille. Les Bourbons de la branche aînée approuvaient-ils donc l'assassinat?]
La mort de Lepelletior ne fut point le crime d'un fanatisme isolé: il y avait, comme nous l'avons dit, un complot sous l'attentat de Deparis. Qu'espéraient les conjurés? Intimider les juges du roi? Évidemment la Révolution n'aurait point reculé devant douze poignards, et la tête de Louis XVI, malgré les victimes choisies dans le sein de la Convention nationale, n'en fût pas moins tombée sur l'échafaud. Ce Deparis était un fanatique et un assassin; mais ce n'était point un lâche. Combien ceux qui se cachaient et complotaient dans l'ombre étaient-ils mille fois plus dangereux!
L'assassinat de Saint-Fargeau ne fit que démontrer la nécesssité d'une surveillance étroite pour comprimer les machinations du royalisme. Les départements s'associèrent par des adresses au vote de la Convention. Quatre membres de l'Assemblée qui étaient alors en mission envoyèrent à leurs collègues la lettre suivante:
«Nous apprenons par les papiers publics que la Convention doit prononcer demain sur Louis Capet. Privés de prendre part à vos délibérations, mais instruits par la lecture réfléchie des pièces imprimées, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise des trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c'est un devoir pour tous les députés d'annoncer leur opinion publiquement, et que ce serait une lâcheté de profiter de notre éloignement pour nous soustraire à cette obligation.
«Nous déclarons que notre voeu est pour la condamnation de Louis Capet par la Convention nationale, sans appel au peuple. Nous proférons ce voeu dans la plus intime conviction, à cette distance des agitations où la vérité se montre sans mélange, et dans le voisinage du tyran piémontais.»
«Signé: HÉRAUT, JAGOT, SIMON, GRÉGOIRE.»
La première rédaction portait: «Notre voeu est pour la condamnation à mort de Louis.» Grégoire, fidèle à ses principes, fit rayer ces deux mots. «Je ne blâme point, ajouta-t-il, ceux de mes collègues qui, dans leur conscience, voteront pour la mort; Louis est un grand coupable: mais ma religion me défend de verser le sang des hommes. Il suffit à la société que le coupable ne puisse plus nuire.» L'abbé Grégoire, quoique ayant refusé, le 19 janvier 1793, de salir sa robe de prêtre, n'en a pas moins été chassé, en 1819, de la Chambre des députés, comme indigne et comme régicide. Je livre à l'indignation des coeurs honnêtes les assassins de sa mémoire.
La Convention nationale venait de se montrer grande. Jamais le bras de la justice ne s'était révélé dans une assemblée humaine avec des signes plus évidents et un appareil plus redoutable. La nation croyait enfin à la République. Ce résultat, il est vrai, fut acheté par un acte terrible, dont se plaint l'indulgence, dont gémit la pitié. Si l'inexorable volonté du bien dirigeait la conscience de la grande majorité des représentants, la faiblesse, la peur, ou des passions cruelles, n'ont-elles pu aussi arracher à quelques-uns une sentence de mort? La tête de Louis, en tombant, ne jeta-t-elle pas dans le pays une cause d'effervescence et de bouillonnement? La terreur entre les citoyens ne fut-elle pas plus tard une suite de l'épouvante qu'on avait voulu diriger contre les rois? Tout cela est possible, mais tout cela était forcé. Le peuple, comme l'Océan, ne se soulève point sans remuer la vase de son lit. Quel remède? Aucun. Les orages sont nécessaires à la nature et les révolutions à l'humanité.
Un dernier mot sur le procès de Louis XVI. Parmi ceux qui votèrent la mort, presque tous périrent sur l'échafaud; quelques-uns seulement ont survécu. Dans l'exil ou à Cayenne, où ils avaient été transportés, pas un d'eux n'a jamais témoigné le moindre repentir. Nul remords. Ils emportèrent dans la tombe la conviction d'avoir fait leur devoir.
Le fait suivant fut raconté en Belgique à l'auteur de cette histoire. Un ancien Conventionnel avait pour ami un habitant de Namur qui venait de temps en temps lui rendre visite. Un jour, ce dernier trouva le régicide, comme on disait alors, entouré de papiers et relisant avec une attention profonde le Moniteur de 1793.
—Que faites-vous là? lui dit-il.
—Je refais le procès du roi.
—Eh bien…?
—Eh bien! je voterais aujourd'hui comme j'ai voté le 17 janvier; je voterais la mort!
VIII
Lutte entre la Convention et la Commune à propos de la liberté des théâtres.—Danton incline vers la Commune.—Exécution de Louis XVI.—Dernière entrevue avec la reine.—Son confesseur.—La maison Duplay durant le passage du lugubre cortége.—L'échafaud.—Dernières paroles de Louis.—Le soir du 21 Janvier.—Embarras que la royauté léguait à la Révolution.
Quiconque tient à bien comprendre l'histoire de la Révolution française ne doit jamais perdre de vue ces deux puissances rivales, la Convention et la Commune de Paris.
La Convention était certes le siége de la représentation nationale; mais Paris n'était-il point la tête de la France?
Pour ne point interrompre l'unité du récit, nous avons gardé le silence sur un incident qui se produisit durant le procès du roi. Le Conseil exécutif de la Commune avait jugé à propos de suspendre les représentations d'un drame de Loya, l'Ami des lois, qui se jouait au Théâtre-Français. Cette pièce médiocre, écrite dans un esprit réactionnaire, pouvait occasionner des troubles au milieu des circonstances graves qu'on traversait. Pétion, dans l'intérêt de la liberté, s'était opposé à cette mesure. De là conflit.
Ce conflit fut porté devant l'Assemblée nationale. Danton, comprenant sans doute le danger d'une lutte ouverte entre la Convention et la Commune, chercha tout de suite à détourner l'attention de l'incident pour la fixer tout entière sur le procès de Louis XVI.
«Je l'avouerai, s'écria-t-il, je croyais qu'il était d'autres objets que la comédie qui doivent nous occuper. (Quelques voix: Il s'agit de la liberté!) Oui, il s'agit de la liberté. Il s'agit de la tragédie que vous devez donner aux nations, il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d'un tyran (murmures) et non de misérables comédies. Mais puisque vous cassez un arrêt du Conseil exécutif, qui défendait de jouer des pièces dangereuses à la tranquillité publique, je soutiens que la conséquence nécessaire de votre décret est que la responsabilité ne puisse peser sur la municipalité.»
L'affaire en resta là. Ce fut un triomphe pour la liberté du théâtre; mais les haines s'envenimèrent. La Commune dévora l'affront, tout en se promettant bien de se venger de sa défaite.
Le théâtre n'avait jamais été plus suivi que dans ces jours de deuil et de misère. Une charmante actrice, Mlle Julie Condeille, jouait une pièce qu'elle avait composée elle-même: la Belle Fermière. Le contraste entre les sombres événements qui grondaient dans la ville et les moeurs douces, pastorales, en quelque sorte florianesques de cette idylle dramatique, produisit un effet de diversion extraordinaire. On se sentait transporté dans l'âge d'or. Le succès fut immense.
Mais la force des choses nous ramène à ce que Danton appelait la vraie tragédie du moment.
Le 18 et le 19, la Convention avait délibéré sur le sursis et l'avait rejeté. Le 20 était un dimanche: on n'exécute point ce jour-là.
C'est le lendemain (21 janvier) que la France allait punir son roi.
Le Conseil de la Commune avait arrêté les dispositions suivantes: «Le lieu de l'exécution sera la place de la Révolution, ci-devant Louis XV, entre le piédestal et les Champs-Elysées. Louis Capet partira du Temple à huit heures du matin, de manière que l'exécution puisse être faite à midi. Le commandant général fera placer lundi matin, 21, à sept heures, à toutes les barrières, une force suffisante pour empêcher qu'aucun rassemblement, de quelque nature qu'il soit, armé ou non armé, entre dans Paris ni n'en sorte.»
Louis XVI avait les défauts des rois qui appartiennent à des dynasties caduques; les races vieillissent comme les arbres, et les rejetons qui poussent sur ces troncs épuisés se ressentent de l'affaiblissement de la séve. Cet homme d'un caractère faible, que sa nature brutale portait à des exercices manuels et à la chasse, dont les appétits physiques étaient énormes, qui avait des caprices, mais pas de volonté, des connaissances, mais pas de talents; cet homme, dis-je, sut une seule chose dans sa vie, il sut bien mourir.
Louis avait soupé la veille, le 20 au soir, avec sa famille avant la séparation éternelle. Un municipal monta chez les femmes et dit à la reine:—Madame, un décret vous autorise à voir monsieur votre mari, qui désire vous embrasser ainsi que ses enfants.
A neuf heures du soir, toute la famille royale entra dans la chambre de Louis XVI. Il y eut des larmes, des sanglots entrecoupés, des déchirements de coeur. On se sépara à dix heures et demie.
Louis avait demandé pour confesseur M. Edgeworth de Firmont, un prêtre non assermenté qui logeait rue du Bac, n° 483. Le prêtre s'était tenu caché dans une tourelle pendant l'entrevue du roi avec sa famille. Il se remontra. Le conseil de la Commune permit à l'abbé Edgeworth de célébrer, pour le condamné, les cérémonies du culte. On se procura dans une église voisine le calice, l'hostie, la chasuble, les livres sacrés et deux cierges. Le roi éveillé à cinq heures du matin, après un sommeil tranquille, entendit la messe à genoux et communia.
Robespierre était rentré la veille, sans mot dire, dans la maison de Duplay: son silence et sa pâleur avaient été tout de suite compris par le menuisier et sa femme, mais non par les jeunes filles. Elles s'éveillèrent comme d'habitude au lever du soleil: une seule chose les inquiéta, c'est que depuis le matin la porte cochère de la maison demeurait fermée. Il y avait là-dessus des ordres positifs qui venaient du père de famille. Éléonore en demanda timidement la raison à Maximilien devant ses autres soeurs; Robespierre rougit.
—Votre père a raison, reprit-il d'un air grave et concentré: il passera aujourd'hui devant celle maison une chose que vous ne devez pas voir.
Puis il s'enfonça dans sa chambre tristement.—Vers neuf heures et demie du matin, on entendit jusque dans la cour un bruit de chevaux, le passage des troupes, et le roulement d'une voiture sur le pavé de la rue: c'était la chose qui passait.
Paris était tout entier sous les armes. La circulation des voitures se trouvait interrompue dans les quartiers qui avoisinaient le passage du cortége. Les fenêtres des maisons étaient fermées. Un calme imposant et triste régnait dans toute la ville. A dix heures et un quart, le roi arriva sur la place de la Révolution. Il était dans un carrosse vert. Arrivé au pied de l'échafaud, il resta quatre ou cinq minutes dans la voiture, parlant à son confesseur. M. Edgeworth était simplement en habit noir. La figure du roi ne paraissait pas altérée. Il était vêtu d'un habit couleur puce, veste blanche, culotte grise, bas blancs. Il descendit de voiture. Un silence inouï s'étendait de tous côtés; pas un souffle, pas un geste: les coeurs semblaient pétrifiés comme le ciel, un ciel gris et bas; les arbres étaient sans mouvement et sans feuilles; cette morne stérilité avait quelque chose de terrible. Il semblait que tout fût pétrifié dans les coeurs et dans la nature.
Louis ôta son habit lui-même, et resta couvert d'un simple gilet de molleton blanc. Un débat, eut lieu au pied de l'échafaud; Louis ne voulait pas qu'on lui liât les mains, il fit un mouvement de résistance terrible; mais alors son confesseur:
—C'est un trait de ressemblance de plus entre vous et Jésus-Christ qui va être votre récompense.
Louis se laissa faire. Il monta sur l'échafaud, s'avança du côté gauche, le visage très rouge:
—Peuple, s'écria-t-il, je meurs innocent! je pardonne à mes ennemis; je désire que mon sang soit utile aux Français et qu'il apaise la colère de Dieu.
A dix heures vingt-cinq minutes, il avait vécu. Au moment où la tête tomba, le profond silence qui couvrait la place se déchira violemment; il sortit de la multitude un cri immense, unique, infini, qui retentit dans toute la ville: «Vive la République! Vive la Nation!» Tous les chapeaux agités en l'air semblaient dire: Le sacrifice est consommé! Des bataillons, en défilant devant la guillotine, trempèrent leurs baïonnettes, le fer de leurs piques ou la lame de leurs sabres dans le sang du roi. Ici un trait digne du crayon de Tacite: au moment où le bourreau venait de quitter le théâtre de l'exécution, un homme d'un aspect effrayant monte sur la guillotine; on le regarde, on s'approche en silence; il plonge tout entier son bras nu dans le sang de Louis XVI qui s'était amassé en bondance, et en asperge par trois fois la foule des assistants, qui se pressent autour de l'échafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front.
—Frères, dit-il alors en continuant son horrible aspersion, frères, on nous a menacés que le sang de Capet retomberait sur nos têtes; eh bien! qu'il y retombe!
Cet homme faisait une chose horrible, mais logique; le sang du roi était bien le baptême de la Révolution.
On avait parlé de tirer le canon du Pont-Neuf au moment de l'exécution; il n'en fut rien: la Commune décida que la tête d'un roi, en tombant, ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un autre homme. Les travaux, suspendus durant la matinée, furent repris dans l'après-midi; les boutiques s'ouvrirent; il y eut beaucoup de monde le soir aux spectacles, surtout des femmes en grande toilette.
[Illustration: Funérailles de Lepelletier de Saint-Fargeau.]
La reine, ayant appris la mort de son mari, demanda pour elle, pour sa soeur et pour ses enfants, des habits de deuil. Les restes de Louis, enfermés dans une corbeille d'osier, avaient été conduits dans une charrette au cimetière de la Madeleine, et placés dans une fosse entre deux lits de chaux vive, pour y être consumés au plus vite, de telle sorte qu'il ne restât bientôt plus rien du tyran. On établit une garde, pendant deux jours, autour de la fosse.
Au Palais-Royal, la mort de Louis inspira des orateurs en plein vent. «Vous voyez, disaient-ils au peuple, vous voyez que l'espèce de talisman qui couvrait jusqu'ici une personne soi-disant inviolable vient de se rompre au pied de l'échafaud de Louis XVI. Nous venons de signer avec le sang d'un monarque la guerre à toutes les monarchies. Soyez fiers et tenez-vous debout devant l'Europe étonnée de votre audace!»
On compara le supplice de Louis XVI à celui de Charles 1er; mais le roi d'Angleterre avait rencontré dans la mort ces égards, cet appareil et ces pompes qui sentent encore la souveraineté; tandis qu'on avait appliqué au roi de France l'égalité du supplice avec le dernier de ses sujets. On fit d'autres rapprochements curieux, sous le titre d'Époques remarquables de la vie de Louis XVI: «Le 21 avril 1780, mariage à Vienne, envoi de l'anneau.—Le 21 juin de la même année, fête pour son mariage.—Le 21 janvier 1782, fête à l'Hôtel de Ville de Paris pour la naissance du dauphin.—Le 21 juillet 1791, fuite à Varennes.—Le 21 janvier 1793, mort sur un échafaud.—On assure que, soit par un sentiment superstitieux, soit par tout autre motif, Louis XVI ne permettait jamais qu'on jouât chez lui au vingt et un. Enfin les rapports qui ont constaté devant les juges les crimes du roi émanaient de la commission des vingt et un.» L'éternelle mélancolie de la nature humaine aime à trouver dans de tels calculs un mystère de plus aux vicissitudes du sort.
La mort du roi fut surtout envisagée comme une nécessité sociale. La Révolution avait ramené la nation française aux moeurs dures et austères de la race celtique. La liberté ressemblait, le 21 janvier 1793, à cette divinité des anciens druides, qu'on ne pouvait se rendre favorable qu'en lui offrant en sacrifice une grande victime.
La mort du roi porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris même, il y eut quelques mouvements qui indiquaient leur désespoir. Les révolutionnaires, d'un autre côté, croyaient toucher au port.
Combien leur illusion devait être déçue par la suite des événements!
«Il n'y a que les morts qui ne reviennent point,» disait Barère. Il se trompait: ce sont les morts qui reviennent. En montant sur l'échafaud, Louis XVI laissait derrière lui son testament, qui allait être lu dans toutes les petites églises, ses reliques, distribuées aux fidèles par son domestique Cléry, et la légende d'un roi martyr.
Mais les hommes de 93 se moquaient bien de tout cela; ils marchaient le front haut et le coeur plein d'espérance vers l'avenir.
IX
Mort de la première femme de Danton.—Sa mission en Belgique.—La réunion des deux pays.—Retour victorieux de l'ennemi.—La Belgique évacuée par nos troupes.—Avis de Danton sur l'état des choses.—Proclamation de la Commune de Paris.—Le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame.—Sublime dlscours de Danton.—Accusations contre sa probité.—Etablissement du tribunal révolutionnaire. —Elargissement des détenus pour dettes.—Envoi de commissaires aux départements.—Déclaration de guerre à l'Angleterre.
Les jours de l'affliction étaient venus pour les rois et les reines; mais croit-on que les révolutionnaires n'eussent point aussi leurs poignantes douleurs?
Le 31 janvier, sur un ordre de la Convention nationale, Danton avait dû repartir pour la Belgique, laissant à Paris sa femme malade.
Il avait épousé le 9 juin 1787 une charmante jeune fille, Antoinette-Gabrielle Charpentier, dont le père était contrôleur des fermes. Mariée à ce bouillant tribun, elle avait toujours honoré le toit conjugal par ses vertus. Les commotions politiques avaient fort ébranlé sa santé délicate. Elle fut surtout bouleversée par la lecture de feuilles girondines qui représentaient Danton comme l'auteur des 2 et 3 septembre.
«Il était là, il avait désigné les victimes qu'on devait égorger.» Ces infâmes journaux portèrent à la malheureuse femme, dans l'état de grossesse où elle était, le coup de la mort.
Danton n'était point un saint; il avait ses faiblesses; mais c'était un grand coeur. A cette femme si digne, il prodiguait une tendresse sincère. Elle avait conservé ses croyances religieuses, Danton la plaisantait sur sa dévotion, puis, bon et tolérant, il la conduisait bras dessus, bras dessous, à la porte de l'église, où il se gardait bien d'entrer lui-même. Leur séparation fut déchirante. Ils sentaient, hélas! l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Partir, s'arracher à une femme aimée, dans un pareil moment, pour obéir à un ordre de la Convention, pour voler au secours de la patrie, voilà ce dont étaient capables ces grands citoyens de 93.
Elle mourut le 11 février 1793 d'une fièvre puerpérale, huit jours après la naissance de son second fils. Danton apprit la fatale nouvelle en Belgique. Il était de ceux qui pleurent et rugissent en dedans sur leurs calamités personnelles.
Dès le 24 janvier, jour des funérailles de Lepelletier, Danton de son regard d'aigle avait envisagé les vraies conséquences de la mort de Louis XVI.
«Maintenant que le tyran n'est plus, s'était-il écrié, tournons toute notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre à l'Europe. Il faut, pour épargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, développer la prodigalité nationale. Vos armées ont fait des prodiges dans un moment déplorable; que ne feront-elles pas quand elles seront bien secondées? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut cent esclaves. Si on leur disait d'aller à Vienne, ils iraient à Vienne où à la mort…»
Terrasser la coalition des despotes, faire la guerre universelle, la guerre de délivrance, tel devait être le premier grand acte de la Convention. Sur ce terrain, tous les partis étaient d'accord entre eux. Il fallait déchaîner l'expansion de l'idée française. Le génie de la Révolution, embouchant la trompette guerrière, allait-il traverser nos discordes intestines, monté sur les chevaux ailés de la victoire? Un instant on put l'espérer, tant, le lendemain de la mort du roi, la Gironde et la Montagne semblaient unies dans le même sentiment patriotique.
Dumouriez avait conduit l'armée française à Liége. Là il reçut un décret de la Convention daté du 15 décembre:
«Dans tous les pays qui sont et seront occupés par les armées de la République, les généraux proclameront sur-le-champ l'abolition des impôts ou contributions existantes, la dîme, les droits féodaux, la servitude réelle ou personnelle, les droits de chasse exclusifs, la noblesse et généralement tous les priviléges existants.
«Ils proclameront la souveraineté du peuple.
«Tous les agents et officiers de l'ancien gouvernement, tous les réputés nobles, sont inadmissibles aux emplois de l'administration…»
C'était donc bien la liberté que la généreuse Convention offrait aux peuples sur lesquels se répandaient nos armées.
Heureuse défaite, qui remettait les provinces conquises en possession de leurs droits!
Dumouriez se refusa positivement à faire exécuter ce décret. Il vint à Paris, comme nous l'avons vu, pour savourer la fumée de l'encens qu'on brûlait en son honneur. Le 12 janvier 93, Lacroix, un ancien militaire, et Danton partirent pour Liége.
Quel était l'objet de leur mission? Une lutte opiniâtre s'était engagée entre le ministre des finances et le général Dumouriez. Cambon voulait que les frais de la guerre de délivrance entreprise hors du territoire français pour les peuples contre les rois fussent en partie couverts ou du moins garantis par les biens meubles et immeubles des gouvernements expulsés. Un décret de la Convention, rendu dans ce sens, déclarait propriété nationale tout ce qui avait appartenu aux rois, princes, nobles et prêtres, ainsi qu'aux émigrés français réfugiés dans les pays sur lesquels s'étendait la protection de nos armes.
Dumouriez résistait à ce système. Cambon indigné refusa les traites que le général tirait sur le Trésor. Les commissaires, Lacroix et Danton, étaient chargés de juger sur place le différend qui s'était élevé entre l'autorité militaire et l'autorité civile. Ils devaient en outre s'enquérir de l'état des vivres, des indemnités qu'il convenait d'accorder aux citoyens qui avaient été pillés, de la disposition des esprits, de l'assimilation de la Belgique à la France, des moyens les plus sûrs et les plus prompts d'appliquer à ces nouveaux Français les institutions républicaines, en un mot d'organiser une nation récemment affranchie d'après le type de gouvernement qu'avait inauguré, chez nous, la Révolution.
Danton, comme nous l'avons dit, était revenu de Liége à Paris pour voter la mort du roi.
Le 31 janvier, il s'exprimait ainsi devant la Convention:
«Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges, du peuple belge, que je viens demander la réunion de la Belgique. Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre raison, tout aux intérêts de la République française… Vous avez dit aux amis de la liberté: Organisez-vous comme nous. C'était dire: Nous accepterons votre réunion, si vous la proposez. Eh bien! ils la proposent aujourd'hui. [Note: Sur 9700 votants à Liége, 9660 avaient demandé la réunion à la République Française.] Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: à l'Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. On nous menace des rois! Vous leur avez jeté le gant, ce gant est la tête d'un roi, c'est le signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les tyrans de l'Angleterre sont morts… Quant à la Belgique, l'homme du peuple, le cultivateur veulent la réunion…»
L'annexion de la Belgique à la France républicaine n'était point le seul terrain sur lequel différassent d'avis Danton et Dumouriez. L'un était la Révolution faite homme, l'autre était la diplomatie, le vieil esprit militaire. Le chancre du cléricalisme rongeait la Belgique, cette Espagne du Nord. Danton avait compris tout de suite qu'il fallait «purger des aristocrates, prêtres et nobles, cette nouvelle terre de liberté».
D'un autre côté, prévoyant une volte-face de la part de l'Autriche, Lacroix et Danton ne cessaient de réclamer des forces: «Rappelez, disaient-ils, à tous les citoyens en état de porter les armes, les serments qu'ils ont prêtés et sommez-les, au nom de la liberté et de l'égalité, de voler au secours de leurs frères dans la Belgique.»
Les prévisions des deux commissaires n'étaient que trop fondées. Le 1er mars 1793, pendant que Dumouriez, enivré de ses premiers succès, s'avançait tranquillement en Hollande, l'héroïque ville de Liége, toute française de coeur, sur laquelle Danton avait soufflé le feu sacré de la Révolution, allait être reprise par les Autrichiens. Les patriotes liégeois, hommes, femmes, enfants, vieillards, se virent obligés de fuir; il gelait, la terre était couverte de neige. Plus d'espoir; la Meuse était forcée, l'armée française battait en retraite.
Ces sinistres nouvelles arrivèrent à Paris vers le 5 ou le 6. La population tout entière frémit: la honte le disputait au courroux. Les Girondins prétendirent qu'on avait exagéré nos revers, grossi le danger de la situation. On perdit ainsi quelques jours.
Le 7 au soir, arrivée de Lacroix et de Danton. Le 8, ils se rendent à la Convention. Lacroix parle le premier, accuse le ministre de cacher nos désastres. C'est à présent le tour de Danton.
«Nous avons plusieurs fois, s'écrie-t-il, fait l'expérience que tel est le caractère français, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son énergie. Eh bien! ce moment est arrivé. Oui, il faut le dire à la France entière: si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé en Hollande, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs d'un pareil événement? La fortune publique anéantie, la mort de 600 000 Français pourraient en être la suite.
«Citoyens, vous n'avez pas une minute à perdre… nous ne devons pas attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son exécution sera nécessairement lente, et des résultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent à l'imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée, il faut que cette cité dont nos ennemis redoutent le brûlant civisme, qu'ils auraient renversée, contribue par son exemple à sauver la patrie… S'il est bon de faire des lois avec maturité, on ne fait la guerre qu'avec enthousiasme. Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter détruit cet enthousiasme, et reste souvent sans succès. Vous voyez déjà quelles en sont les misérables conséquences.»
Dans le même discours, Danton défend les généraux que pourtant il n'aimait guère. Il n'hésite même point à couvrir Dumouriez, dont il devine la situation critique.
«Nous leur avions promis qu'au 1er février l'armée de la Belgique recevrait un renfort de 30 000 hommes. Rien ne leur est arrivé. Il y a trois mois qu'à notre premier voyage dans la Belgique ils nous dirent que leur position militaire était détestable et que s'ils étaient attaqués au printemps ils seraient peut-être forcés d'évacuer la Belgique entière. Hâtons-nous de réparer nos fautes…»
L'orateur concluait en demandant que la Convention nommât à l'instant des commissaires: le soir même, ils se rendraient dans toutes les sections de Paris, convoqueraient les citoyens, leur feraient prendre les armes et les engageraient, au nom de la liberté et de leurs serments, à voler au secours de la Belgique.
Toutes les mesures que réclamaient Lacroix et Danton furent votées par l'Assemblée nationale.
Qu'on se figure, au milieu de pareils événements, les transes de la population parisienne! Les murailles elles-mêmes parlèrent, et voici ce qu'elles dirent au nom de la Commune:
«Aux armes, citoyens, aux armes!
«Si vous tardez, tout est perdu.
«Une grande partie de la Belgique est envahie; Aix-la-Chapelle, Liége, Bruxelles doivent être maintenant au pouvoir de l'ennemi. La grosse artillerie, les bagages, le trésor de l'armée, se replient avec précipitation sur Valenciennes, seule ville qui puisse arrêter un instant l'ennemi. Ce qui pourra suivre sera jeté dans la Meuse…
«Parisiens, c'est contre vous surtout que cette guerre est dirigée… Il faut que cette campagne décide du sort du monde; il faut épouvanter, exterminer les rois. Hommes du 14 juillet, du 5 octobre, du 10 août, réveillez-vous!
«Vos frères, vos enfants, poursuivis par l'ennemi, enveloppés peut-être, vous appellent… Levez-vous: il faut les venger!
«Que toutes les armes soient portées dans les sections; que tous les citoyens s'y rendent; que l'on y jure de sauver la patrie; qu'on la sauve; malheur à celui qui hésiterait!
«Que dès demain des milliers d'hommes sortent de Paris; c'est aujourd'hui le combat à mort entre les hommes et les rois, entre l'esclavage et la liberté.»
La Commune de Paris décida en outre que le même étendard arboré après le 10 août, et déployant ces mots: «La patrie est en danger,» flotterait de nouveau sur l'Hôtel de Ville et le drapeau noir sur les tours de Notre-Dame.
Ne perdons pas de vue que les Girondins dirigeaient alors les affaires du pays. En vain cherchèrent-ils à dissimuler, à nier le danger. Contre eux, l'explosion du sentiment public fut terrible. Les presses de quelques-uns de leurs journaux furent brisées. Beurnonville, ministre de la guerre, donna sa démission. Des bruits sinistres se répandirent dans Paris. Touchait-on à un second massacre? La hache était-elle suspendue sur la tête de la Convention? Il y eut, un instant, tout lieu de le craindre.
L'analogie entre la situation de la Convention au 10 mars et celle de
Paris au 2 septembre était évidente. Qui sauva la Convention? Ce fut
Marat: «Je couvrirais, dit-il, de mon corps les représentants du
peuple.»
De jour en jour se déchirait le voile que les Girondins avaient essayé de jeter sur l'étendue de nos désastres. Ni la Commune de Paris, ni Lacroix, ni Danton ne s'étaient trompés. Notre armée rétrogradait. On avait dû lever le siége de Maastricht. Nous étions en pleine déroute.
C'est au milieu de l'indignation générale, du grondement de l'émeute, que la Convention nationale tint la séance du 13 mars. Divers orateurs cherchèrent la cause des événements désastreux qui frappaient la France. Le front chargé d'orages, le coeur gonflé de tristesse, Danton apparaît à la tribune:
«Il s'agit moins, dit-il, de rechercher la cause de nos malheurs que d'y appliquer promptement le remède. Quand l'édifice est en feu, je ne m'attache point aux fripons qui enlèvent les meubles; j'éteins l'incendie. Je dis que vous devez être convaincus plus que jamais, par la lecture des dépêches de Dumouriez, que vous n'avez pas un instant à perdre pour sauver la République…
«Faites donc partir vos commissaires; soutenez les par votre énergie; qu'ils partent ce soir, cette nuit même; qu'ils disent à la classe opulente: «Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang, il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses!» (De vifs applaudissements éclatent.)
«Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde! (Les applaudissements redoublent.)
«Il faut pour cela des caractères, et la vérité est qu'on en a manqué. Je mets de côté toutes les passions, elles me sont parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: «Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi.» (Nouveaux applaudissements.)
«Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie! Je vous mets tous sur la même ligne. Je leur disais: «Eh! que m'importe ma réputation! Que la France soit libre et que mon nom soit flétri! Que m'importe d'être appelé buveur de sang! Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut; combattons, conquérons la liberté!»
«On parait craindre que le départ des commissaires affaiblisse l'un ou l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portons notre énergie partout…. Conquérons la Hollande; ranimons en Angleterre le parti républicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux à la postérité. Remplissons ces grandes destinées; point de débats, point de querelles, et la patrie est sauvée.»
Ces belles, ces grandes paroles sont aujourd'hui pour nous lettre morte. Des discours de Danton il ne reste que le squelette. D'abord la sténographie était alors dans l'enfance et le Moniteur ne nous donne trop souvent qu'un résumé plus ou moins exact. Et puis l'action est au moins la moitié de l'orateur. Pour avoir une idée de Danton à la tribune, tous nos pères le disent, il eût fallu voir cette face de lion, ce geste terrible, ce soulèvement d'épaules menaçant; il eût fallu entendre cette voix, tantôt grave et calme, tantôt sévère et tonnante.
Et pourtant voilà l'homme contre lequel s'élevaient déjà d'odieux soupçons. Il avait plongé les mains dans la caisse de la Belgique, murmuraient les journaux; il a dilapidé les fonds publics. Nous examinerons en temps et lieu de telles accusations, lancées d'abord par la Gironde, recueillies plus tard par une partie de la Montagne; mais exprimons tout d'abord le sentiment que nous inspirent ces indignes calomnies.
Exposez donc votre vie et votre honneur, organisez une armée en pays étranger, forgez dans un atelier de cyclopes les foudres de la Révolution, assurez au soldat ses moyens de subsistance, sa solde, son habillement, son équipement, surveillez les hôpitaux, fondez la police et l'instruction militaires, contenez dans le devoir les officiers et les généraux encore si hésitants à cette époque, veillez à la défense des places fortes et à la garde des frontières, pour qu'après avoir accompli cette tâche de géant, vous receviez en pleine poitrine cette épithète flatteuse: Voleur!
A supposer que Danton eût des vices, ces vices n'étaient point de ceux qui déshonorent un homme. On ne s'élève d'ailleurs point vers la région des idées et des grandes préoccupations nationales sans s'y régénérer. Danton s'était épuré au feu du patriotisme. Le moyen d'admettre qu'une âme de cette trempe, entraînée par le tourbillon des affaires publiques, ait cédé à de basses et viles convoitises?
Les nuages s'amassaient de moment en moment sur la France. L'Angleterre venait d'entrer dans la coalition. Aux dangers extérieurs se joignaient les déchirements intérieurs. Un mouvement contre-révolutionnaire avait éclaté à Lyon. La Bretagne presque tout entière était soulevée. La conquête de la Belgique nous échappait.
[Illustration: Pillage de l'imprimerie Gorsas.]
Pour réagir contre de pareils désastres, il fallait des mesures énergiques, ou la France était perdue.
Le 11 mars 1793, la Convention décréta l'établissement d'un tribunal révolutionnaire, spécialement destiné à juger les conspirateurs. Les Girondins eux-mêmes, Isnard en tête, avaient demandé qu'il en fût ainsi, mais ils n'avaient conclu à rien. Cette mesure était cependant réclamée par les sections, et par les volontaires qui parlaient pour l'armée. La proposition, nettement formulée par Levasseur, appuyée par Jean Bon-Saint-André, fut adoptée presque sans débats par la Convention. Combien parmi ceux qui la votèrent devaient comparaître un jour devant le terrible tribunal établi pour juger et contenir les traîtres, les mauvais citoyens! «Quiconque aiguise la hache, dit un proverbe arabe, court grand risque de s'y couper les doigts.»
Le principe était admis; mais il restait à organiser cette cour de justice on plutôt ce tribunal de guerre. Ici les avis se partageaient. Les Girondins voulaient que les juges fussent élus par le peuple; les Montagnards tenaient à ce qu'ils fussent nommés par la Convention. L'Assemblée aurait ainsi sous la main une arme formidable; elle serait à la fois le glaive et la loi. La confusion du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire est très-certainement contraire aux vrais principes; mais avait-on le temps d'y regarder de si près quand le sol même de la patrie tremblait sous le poids de nos désastres? Il fut décidé qu'un jury serait nommé par la Convention, qu'on le tirerait de tous les départements, et que les jurés opineraient à haute voix.
C'était la terreur; mais cette terreur qui donc l'imposait à la France?
L'étranger, les émigrés, les royalistes.
Une autre mesure (celle-ci clémente, politique) fut l'abolition de la contrainte par corps, l'élargissement des prisonniers pour dettes. Ce fut Danton qui la proposa, l'appuya de motifs très-graves.
«Je viens vous demander, dit-il, l'abolition d'une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère…
«Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Français s'arment pour la défense commune. Eh bien! il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a souillée, qui a des bras, mais qui n'a pas de liberté, c'est celle des malheureux détenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanité, pour la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse hypothéquer et sa personne et sa sûreté…
«Les principes sont éternels, et tout Français ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société.
«Que les propriétaires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus se seront portés à des excès; mais la nation, toujours juste, respectera les propriétés. Respectez la misère, et la misère respectera l'opulence.» (Vifs applaudissements.)
Cette famille des détenus pour dettes était alors nombreuse et intéressante. Beaucoup de petits négociants dont les affaires avaient sombré dans les commotions politiques, des artisans que la guerre privait de travail, des clercs d'avoué ou de notaire, étaient tenus à la gorge par la main de leurs créanciers.
L'usure vit et s'engraisse de la misère sociale.
Troisième mesure: quatre-vingts membres de la Convention devaient se répandre dans les départements pour y ranimer l'élan du patriotisme.
D'autres partirent pour l'armée: «Nous n'enverrons pas seulement les autres à la frontière, disaient-ils; nous irons nous-mêmes.»
L'installation du tribunal révolutionnaire était décrétée. Les principaux traits de son organisation étaient ébauchés; mais depuis quelques jours la discussion traînait. La Gironde opposait des réserves, élevait des obstacles. On allait se séparer, lorsque le 12 au soir Danton se lève, s'élance à la tribune, et d'un geste cloue chacun des représentants à sa place:
«Je somme, s'écrie-t-il, tous les bons citoyens de ne point quitter leur poste!»
Tous les membres de la Convention rejoignent leurs bancs; un calme profond règne dans l'Assemblée.
«Quoi! citoyens, reprit-il, au moment où notre position est telle que si Miranda était battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez enveloppé serait obligé de mettre bas les armes, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique! Je sens à quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires: car c'est pour eux que ce tribunal est nécessaire; c'est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l'artisan occupé dans ses ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité: eh bien! arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne…
«Faisons ce que n'a pas fait l'Assemblée législative: soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être; organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de tous ses ennemis.
«Ce grand oeuvre terminé, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au ministère que vous devez organiser… Soyons prodigues d'hommes et d'argent, déployons tous les moyens de la puissance nationale… Si, dès le moment où je l'ai demandé, vous eussiez fait le développement des forces nécessaires, aujourd'hui l'ennemi serait repoussé loin de nos frontières.
«Je demande donc que le tribunal révolutionnaire soit organisé séance tenante…
«Je demande que la Convention juge mes raisonnements et méprise les qualifications injurieuses et flétrissantes qu'on ose me donner. Je demande qu'aussitôt que les mesures de sûreté générale seront prises, vos commissaires partent à l'instant, qu'on ne reproduise plus l'objection qu'ils siégent dans tel ou tel côté de cette salle…
«Je me résume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du pouvoir exécutif; demain mouvement militaire; que vos commissaires soient partis, que la France entière se lève, coure aux armes, marche à l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre; que le commerce de l'Angleterre soit ruiné; que les amis de la liberté triomphent de cette contrée; que nos armes apportent partout aux peuples la délivrance et le bonheur; que le monde soit vengé!»
Belles et nobles paroles! ces héros de 93 prenaient leurs voeux pour des réalités: comment la Fortune eût-elle pu se refuser au triomphe de la Justice?
S'il fallait en croire quelques historiens, une poignée de scélérats s'était alors emparée des destinées de la France; eux seuls conduisaient tout; l'immense majorité demeura étrangère au mouvement qui abolissait la royauté et aux mesures sévères de défense nationale. Si les choses se passèrent ainsi, où donc étaient alors les honnêtes gens? Ils étaient, dit-on, découragés, frappés de stupeur, ils s'étaient retirés des élections, et abdiquèrent volontairement leur part d'influence dans les affaires publiques, renonçant par crainte à toute résistance au mal. Alors qui les plaindra? Misérables et lâches, ils méritaient bien d'être châtiés par la verge de fer. Mais non, il n'en fut point ainsi: la France entière se leva comme un seul homme: nulle contrainte n'aurait alors réussi à mettre sur pied ces bandes de volontaires qui, se dégageant des bras de leurs femmes et de leurs enfants, volaient à la défense du territoire. Il semblait que ces jeunes soldats eussent deux coeurs, l'un pour la famille et l'autre pour la patrie. Danton bouillonne; sa voix enfante des bataillons; les ossements de tous les Français qui, même sous la monarchie, avaient versé leur sang pour la gloire de nos drapeaux, ces ossements tressaillent et crient: Aux armes! Enfin la nation n'a pas seulement pour attaquer l'ennemi ses huit cent mille volontaires et la résolution désespérée de vaincre, elle a un chant de guerre qui vaut, à lui seul, une armée, la Marseillaise. [Note: Vers 1830, le statuaire David, lui qui recueillait pieusement tous les débris de notre grande épopée militaire et politique, se rend chez l'auteur de la Marseillaise, Rouget de Lisle. C'était alors un vieillard maussade et cacochyme. Il composait encore des airs. Ses amis lui faisaient passer quelque argent qu'ils lui disaient provenir de la vente de sa musique; leur délicatesse voilait ainsi l'aumône sous un hommage rendu au talent nécessiteux. David voulut faire le médaillon du Tyrtée révolutionnaire; mais il ne rencontra d'abord qu'une figure effacée sous les rides et sous la maladie. Rouget de Lisle était au lit, tout enveloppé de couvertures. David lui parle de la France de 91 et de la grande campagne qu'elle soutint contre les rois coalisés: il lui récite, avec l'accent de l'enthousiasme, une ou deux strophes de la Marseillaise; aussitôt une imperceptible rougeur colore le front du vieillard; le feu reparaît sous la cendre, et une dernière étincelle jaillit de ce visage éteint; c'est cette étincelle que l'artiste a fixée dans le marbre.]
La France républicaine, dans sa lutte avec tous les royaumes de l'Europe, a aussi pour elle la Convention; mais à cette assemblée de Titans manque l'unité des vues, l'harmonie de principes qui est une des garanties de la victoire.
L'Europe tout entière s'ébranle contre nous; quatorze armées étreignent ou menacent nos frontières. Quelle sera l'issue de ce duel entre le vieux despotisme et la Révolution?
A tous ces dangers du dehors s'ajoutaient les troubles intérieurs. Un nid de conspirateurs et de vipères mordait dans l'ombre la République naissante au talon.
Chacun n'avait-il point lieu de trembler pour sa tête, sa famille, son foyer? Trembler! allons donc! nos pères ont eu cela de grand qu'ils n'ont pas un instant désespéré du succès de nos armes.
La coalition formée contre nous embrassait tous les États de l'Europe, moins la Suède et le Danemark. La France prit bravement l'offensive: elle déclara la guerre à l'Angleterre, la guerre au stathouder de Hollande, la guerre à l'Espagne; le front haut, elle reçut sans broncher la déclaration de guerre de l'empire d'Allemagne. La Convention décréta une levée de 300 000 hommes et de nouvelles émissions d'assignats hypothéqués sur les biens du clergé. Puis elle sembla dira en défiant toutes les armées de la monarchie: «Attaquez-nous maintenant; nous vous répondrons!»
X
Marat rit.—Pillage des boutiques.—Dénonciation de Barère et de Salles.—Décret d'arrestation contre Marat.—Il échappe.—Sa lettre à la Convention.—Il est décrété d'accusation à la suite d'un appel nominal.—Défection de Dumouriez.—Opinion de Thibaudeau sur les intrigues orléanistes.—La Vendée.—Marat devant le tribunal révolutionnaire.—Son acquittement.—Son triomphe.—Sa rentrée à la Convention.—Marat chez Simonne Evrard.
Voici longtemps qu'on n'a entendu parler de l'Ami du peuple. Il ne faut pourtant pas croire qu'il fût resté inactif. Quelques jours après la mort du roi, il fit allusion aux projets de dictature qu'on lui supposait. «Je charge par ces présentes, écrivait Sa Majesté Marat 1er, je charge mes lieutenants généraux d'ouvrir un emprunt de 45 livres pour payer une maison politique, diplomatique, civile et militaire… Je me propose d'employer ladite somme à me donner une paire de bottes, car aussi bien les miennes commencent à être à jour.» Marat riant, et surtout riant de lui-même, c'était grave.
Qu'allait-il donc arriver?
Occupée tout entière de la défense nationale et des moyens de ressaisir la victoire, la Convention avait beaucoup trop négligé la question des subsistances. Cependant depuis quelques jours la ville de Paris trahissait la plus profonde inquiétude; on faisait courir le bruit que la farine allait manquer. Les vivres de première nécessité avaient augmenté de prix; qui accuser de cette hausse? Les accapareurs. Plus en rapport que les autres députés avec les classes pauvres et laborieuses, recevant le contre-coup de toutes leurs douleurs, Marat poussait depuis quelques jours le cri d'alarme. On l'accusa d'avoir provoqué au pillage des boutiques. La vérité est que des scènes déplorables eurent lieu dans Paris. Le 25 février, plusieurs femmes, ayant des pistolets à la ceinture, se portèrent aux magasins de vivres. On taxa toutes les denrées, le sucre, le savon, la chandelle, au-dessous du prix de revient. Un épicier de l'île Saint-Louis distribua sa marchandise sans vouloir être payé, à la condition de n'en céder qu'une livre à chaque personne. Croirait-on qu'il fut accusé de ne pas donner le poids? La boutique de quelques épiciers jacobins fut respectée. Plusieurs femmes fort bien ajustées, en chapeaux à fleurs et à rubans, se mêlaient aux groupes des indigents, et profitaient de la bagarre pour faire leurs provisions. Un épicier de la rue Saint-Jacques, seul dans son comptoir, s'arma d'un couteau pour défendre sa propriété; il allait succomber dans une lutte inégale, si sa femme, tenant ses deux enfants par la main, ne fût accourue: cette intervention touchante désarma les pillards.
Il y avait de fortes raisons pour croire que les meneurs étaient des royalistes déguisés. Telle fut d'ailleurs l'opinion du maire de Paris. On arrêta quarante personnes environ, parmi lesquelles se trouvaient des hommes titrés, des abbés, des domestiques de nobles, une ci-devant comtesse, qui distribuait des assignats. Vers minuit, l'émeute était apaisée.
Le lendemain 26 février, des pétitionnaires se présentaient à la barre de la Convention pour protester contre les voies de fait qui avaient épouvanté le commerce de Paris.
Barère, qui cherchait sans cesse d'où venait le vent pour déployer sa voile en conséquence, vit tout de suite de quel côté il fallait manoeuvrer. Il rejette la responsabilité des désordres qui ont éclaté la veille sur des instigateurs «qui veulent légitimer le vol comme à Sparte… qui excitent une partie du peuple contre les représentants… et si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insensé, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que sans être sorcier ni prophète on pouvait présager ce qui vient d'arriver.»
Tous les regards se tournent vers Marat.
Salles, plus hardi, le dénonce par son nom comme l'instigateur du pillage. Bancal veut qu'on l'expulse de l'Assemblée. Brissot propose un décret qui déclare Marat en démence. Fonfrède demande qu'on le condamne par ordre à être saigné à blanc. Lesage incline pour que la parole soit ôtée à Marat comme à un monstre qui n'a plus même le droit d'élever la voix. Il veut qu'on n'entende que ses défenseurs.
Alors toute la droite de l'assemblée: «Eh! qui oserait défendre Marat?»
Celui-ci, de son banc: «Je ne veux pas de défenseurs.»
Malgré la violence des attaques, malgré l'inégalité de cette lutte dans laquelle Marat est contraint de se colleter plutôt que de se mesurer avec ses ennemis, où les injures grossières pleuvent de tous côtés, l'avantage lui reste encore une fois; son sourire glacial, la terreur qu'il inspire aux uns, l'étonnement qu'il excite parmi les autres, et surtout le concours des tribunes, le soutiennent contre cette fureur des modérés.
Toutefois les Girondins avaient juré de se débarrasser de lui; ils guettent une nouvelle occasion de le prendre en défaut, et, avec Marat, ces occasions-là ne se font pas longtemps attendre. Le 12 avril, Guadet lit à la tribune un manifeste [Note: Ce manifeste était bien signé de Marat, mait n'avait pas été écrit par lui: il émanait de la Société des amis de la liberté, et était adressé à leurs frères des départements. Marat l'avait signé comme président du club des Jacobins.] sur lequel il appelle toutes les réprobations de l'Assemblée. «Le moment de la vengeance est venu, disait ce libelle; nos représentants nous trahissent. Allons, républicains, armons-nous et marchons!»—Ici, Marat ne peut plus se contenir; ses passions révolutionnaires, remuées par ce cri d'alarme, l'enlèvent de son banc; il éclate, il bondit, il s'écrie à haute voix: «Oui, c'est vrai, marchons!»
A ces élans séditieux, l'Assemblée répond par un affreux tumulte; les Girondins se tournent en masse du côté de Marat et poussent le cri formidable: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!»
Ce petit homme à l'oeil perçant, cet orateur qui parle par saccades, essaie cette fois encore de contenir l'Assemblée; mais un vacarme horrible couvre sa voix; la cravate dénouée, les cheveux en désordre, les gestes furibonds, les lèvres écumantes, il ne peut venir à bout de dominer le tumulte; malgré ses menaces foudroyantes, l'Assemblée lance sur sa tête un décret d'arrestation.
«Puisque nos ennemis ont perdu toute pudeur, s'écrie alors Marat d'une voix terrible, le décret est fait pour exciter un mouvement; faites-moi donc conduire aux Jacobins pour que j'y prêche la paix!»
Cette boutade est accueillie par des rires dédaigneux.
Danton se lève et dit: «Marat n'est-il pas représentant du peuple et ne vous souvenez-vous plus de ce grand principe que vous ne devez entamer la Convention qu'autant qu'une foule de preuves irréfragables en démontreraient la nécessité?…»
En brisant dans la personne de Marat l'inviolabilité du mandat législatif, les Girondins se condamnaient d'avance à subir eux-mêmes le sort qu'ils infligeaient au plus haineux de leurs adversaires. La proscription est entre les mains des Assemblées une mauvaise arme de guerre: tôt ou tard elle se retourne contre le parti qui l'a forgée.
Malgré le sage conseil de Danton, malgré la violente opposition de la
Montagne, le décret d'arrestation contre Marat est maintenu.
Alors les tribunes s'agitent avec des trépignements horribles; les hommes montrent le poing à l'Assemblée; les femmes poussent des cris d'alarme qui ne tardent pas à retentir au dehors. On s'amasse, on se presse à la porte de la Convention.
Les députés de la droite qui ont voté le décret, sont accueillis au passage par des huées, des injures et le terrible cri: «A la lanterne! à la lanterne!»
Marat sortait, quand un huissier de garde l'arrête à la porte de l'Assemblée. Les Girondins étaient partis: un groupe d'une cinquantaine de Montagnards offrent de le conduire et de lui faire cortége jusqu'à la prison.
—Mais je ne veux pas du tout y aller! s'écrie Marat.
Cependant les Maratistes étaient descendus des tribunes; ils entourent leur idole, le défenseur du peuple; ils l'emmènent… La sentinelle qui était à la porte de la Convention, et qui avait sa consigne, s'oppose à cette fuite triomphante. Qu'on appelle l'officier du poste! Celui-ci présente l'ordre d'arrestation; mais cet ordre est frappé de nullité: le président de la Convention et le ministre de la justice ont oublié de le signer. L'Ami du peuple passe à travers les gardes. La foule l'acclame, l'étouffe de ses empressements. Des forts de la halle lui prêtent la vigueur de leur bras: les femmes lui offrent leurs maisons comme un asile pour le soustraire aux cachots de l'Abbaye. On se le dispute, on se l'arrache de main en main jusqu'à ce qu'un gros de peuple, débouchant du pont de la Révolution, l'enveloppe et l'entraîne; Marat disparait dans ce tourbillon. L'Ami du peuple avait retrouvé l'anneau de Gygès, qui avait le don de rendre invisible. L'homme des ténèbres était-il rentré dans sa cave? Quoi qu'il en soit, la Convention reçut de lui une lettre dans laquelle il répétait à peu près les termes de sa défense. «Si les ennemis du bien public, écrivait-il, réussissaient à consommer leurs projets criminels à mon égard, bientôt ils viendraient à Robespierre et à Danton, à tous les députés qui ont fait preuve d'énergie… Je n'entends pas me soustraire à l'examen de mes juges, mais je ne m'exposerai pas sottement aux fureurs de mes ennemis… Je ne me constituerai pas prisonnier. Avant d'appartenir à la Convention, j'appartiens à la patrie…»
Il est donné lecture de la lettre, puis de l'adresse des Jacobins qui a motivé les poursuites contre Marat.
DUBOIS-CRANCÉ.—Si cette adresse est coupable, décrétez-moi aussi, car je l'approuve énergiquement.
Un assez grand nombre de Montagnards se levant: «Nous l'approuvons tous!»
DAVID.—Qu'on la dépose sur le bureau; nous la signerons.
Quatre-vingt-seize membres apposent aussitôt leur signature.
ROBESPIERRE.—Je demande qu'à la suite du rapport envoyé aux départements soit joint un acte qui constate qu'on a refusé d'entendre un accusé qui n'a jamais été mon ami, dont je n'ai point partagé les erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon citoyen, zélé défenseur de la cause du peuple, et tout à fait étranger au crime qu'on lui impute.
Marat baissait depuis quelque temps: ses ennemis se chargèrent de le relever en lui appliquant les formes du procès de Louis XVI. Ils réclamèrent l'appel nominal à la tribune. Chacun des représentants passait et disait son mot:
CAMILLE DESMOULINS.—Comme J.-J. Rousseau dit quelque part que M. le lieutenant de police aurait fait pendre le bon Dieu pour le Sermon de la montagne, je ne veux pas me déshonorer en votant le décret d'accusation contre un écrivain trop souvent prophète, à qui la postérité élèvera des statues.
LAVICOMTERIE.—J'ai toujours regardé Marat comme un homme nécessaire en temps de Révolution.
LANTHÉNAS.—Je pense qu'il y a lieu à commettre des médecins pour examiner si Marat n'est pas réellement atteint de folie, de frénésie. Mais sur le décret dont il s'agit il n'y a pas lieu à délibérer; je dis non.
ROBESPIERRE JEUNE.—Convaincu que les fauteurs de la tyrannie ont peint Marat non pas tel qu'il est, mais tel qu'ils le veulent, afin de déshonorer les patriotes en les couvrant de ce masque hideux; convaincu que cette accusation n'est qu'un prétexte pour perdre un patriote ardent, l'homme qui tant qu'il vivra fera trembler les fripons de toute couleur, je dis non.»
Cet appel nominal dura seize heures. Sur 360 députés présents, 220 votèrent pour le décret d'accusation, 92 votèrent contre, 41 s'abstinrent et 7 demandèrent l'ajournement.
[Illustration: Marat devant le tribunal révolutionnaire.]
Ce décret était impolitique. De deux choses l'une: si l'Ami du peuple était frappé, il devenait une victime intéressante pour tous les patriotes; s'il était acquitté, il sortirait de cette épreuve avec une importance et une autorité nouvelles. Les Girondins calculaient autrement: ou cet homme, se disaient-ils, sera condamné, et alors nous serons vengés de notre accusateur, ou le tribunal révolutionnaire l'absoudra, et, dans un pareil cas, nous dénoncerons aux départements ce même tribunal comme complice des crimes de Marat et de la faction d'Orléans.
Toutefois le moment était mal choisi pour lancer un décret d'accusaton contre Marat.
Le 18 mars 1793, Dumouriez, battu à Nerwinde par les Autrichiens, recula jusqu'à nos frontières du nord; c'est alors qu'il crut le moment venu de renverser le gouvernement républicain. La Convention fut instruite des projets du général, et lui envoya des commissaires pour le mander à sa barre. Il les livra aux Autrichiens, avec lesquels il avait conclu une suspension d'armes, et voulut marcher sur Paris; mais il ne put entraîner ses soldats et fut obligé de se réfugier dans le camp de l'ennemi.
La défection de Dumouriez donnait raison au prophète, au voyant. «Marat ne l'avait-il pas prédit?» se disaient les citoyens atterrés en apprenant la triste nouvelle.
Il est à propos de recueillir sur la conduite de Dumouriez l'opinion d'un homme qui a été à même de le connaître et qu'on n'accusera pas de prévention: c'est Thibaudeau.
«De retour à l'armée, dit-il, Dumouriez avait gagné la bataille de Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de manière à se faire accuser de vouloir être duc de Brabant et rétablir la monarchie en France en faveur du duc de Chartres (actuellement Louis-Philippe), qui servait alors dans nos armées. Alors Dumouriez montra beaucoup d'humeur, lutta ouvertement contre ses agents, dénonça avec aigreur le ministre de la guerre et les commissaires de la trésorerie, se permit des propos outrageants contre la représentation nationale et accrédita ainsi les soupçons qui s'étaient élevés contre lui. Il vint à Paris, sous prétexte de pourvoir aux besoins de son armée, mais réellement afin de juger par lui-même des appuis qui pouvaient y servir ses vues. Il y trouva presque tout le monde mal disposé, repartit bientôt, rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu à Nerwinde le 18 mars. Lorsque Dumouriez repartit pour l'armée, il voulait livrer une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une armée exaltée par la victoire, renverser la Convention et rétablir la monarchie constitutionnelle en faveur du duc d'Orléans; mais il fut battu à Nerwinde, et cette défaite, que l'on doit peut-être attribuer à la trahison de Miranda, qui commandait une division de son armée, anéantit tous ses plans. De là son irrésolution, son découragement, ses inconséquences et la fin déplorable de sa conduite politique. Dumouriez avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des succès.»
La trahison de Dumouriez, depuis si longtemps transparente pour l'oeil inquisiteur de Marat, tomba entre les partis comme la foudre. Chacun s'empressa de nier toute participation aux audacieuses manoeuvres de cet homme. Les Girondins surtout essayèrent, mais en vain, de secouer l'ignominie de son contact. «Si moi, écrivait alors Camille Desmoulins, qui n'avais jamais vu Dumouriez, je n'ai pas laissé, d'après les données qui étaient connues sur son compte, de deviner toute sa politique, quels violents soupçons s'élèvent contre ceux qui le voyaient tous les jours, qui étaient de toutes ses parties de plaisir, et qui se sont appliqués constamment à étouffer la vérité et la méfiance sortant de toutes parts contre lui! N'est-ce pas un fait que Dumouriez a proclamé les Girondins ses mentors et ses guides? Et quand il n'eût pas déclaré cette complicité, toute la nation n'est-elle pas témoin que les manifestes et proclamations si criminelles de Dumouriez ne sont que de faibles extraits des placards, discours et journaux brissotins, et une redite de ce que les Roland, les Buzot, les Guadet, les Louvet avaient répété jusqu'au dégoût?» Danton lui-même, qui avait été vu à l'Opéra dans une loge voisine de celle où était Dumouriez, n'eut d'autre souci que de blanchir ses relations avec le traître. On le vit alors exagérer, dans cette intention, les mesures énergiques, et enfler le sentiment révolutionnaire de toute la puissance de sa voix.
La défection de Dumouriez découvrit les intrigues du parti d'Orléans. Quoique Philippe-Égalité siégeât alors sur la Montagne, il avait très-certainement des intelligences dans la Gironde. «Il ne peut plus être douteux pour personne, disait encore Camille Desmoulins, de quel côté il faut chercher la faction d'Orléans dans la Convention. Les complices de d'Orléans ne pouvaient pas être ceux qui, comme Marat dans vingt de ses numéros, parlaient de Philippe d'Orléans avec le plus grand mépris; ceux qui, comme Robespierre et Marat, diffamaient sans cesse Sillery; ceux qui, comme Merlin et Robespierre, s'opposaient de toutes leurs forces à la nomination de Philippe dans le corps électoral; ceux qui, comme les Jacobins, rayaient Laclos, Sillery et Philippe de la liste des membres de la Société; ceux qui, comme toute la Montagne, demandaient à grands cris la République une et indivisible et la peine de mort contre quiconque proposerait un roi.»
On a sans doute prêté aux Girondins des projets imaginaires. On leur a supposé, je le veux bien, des intentions qu'ils n'avaient point, mais qui empruntaient aux événements un certain caractère de vraisemblance. En effet, ils ne pouvaient alors se couvrir, contre la puissance toujours croissante de la Montagne, qu'en relevant le trône constitutionnel, et ils ne pouvaient guère y asseoir que d'Orléans ou son fils. Voici ce qu'ajoute Thibaudeau: «Au moment où l'on croyait que Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une séance de la Convention (27 mars) où l'on discutait sur les dangers de la patrie, Robespierre, après une discussion de près d'une heure, reproduisit la proposition de Louvet qu'il avait d'abord combattue, et demanda avec chaleur qu'elle fût mise aux voix. [Note: Louvet, dans le jugement de Louis XVI, avait fait la motion d'expulser du territoire français tous les membres de la famille des Bourbons.] Mais la Montagne s'y opposa encore, et l'ordre du jour fut adopté à une très-grande majorité. Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune à sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'après avoir combattu dans le temps la motion de Louvet, il vint la reproduire aujourd'hui. Robespierre répondit: «Je ne puis pas expliquer mes motifs à des hommes prévenus et qui sont engoués d'un individu; mais j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres.» La conversation continuant sur ce sujet, Robespierre ajouta: «Comment peut-on croire qu'Égalité (le duc d'Orléans) aime la République? Son existence est incompatible avec la liberté; tant qu'il sera en France, elle sera toujours en péril. Je vois, parmi nos généraux, son fils aîné; Biron, son ami; Valence, gendre de Sillery. Il feint d'être brouillé avec Égalité; mais, ils sont tous les deux intimement liés avec Brissot et ses amis. Ils n'ont fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adoptée. Ils n'ont supposé à la Montagne le projet d'élever Égalité sur le trône que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite.—Mais où sont les preuves?—Des preuves! des preuves! veut-on que j'en fournisse de légales? J'ai là-dessus une conviction morale. Au surplus, les événements prouveront si j'ai raison. Vous y viendrez. Prenez garde que ce ne soit pas trop tard!»
La guerre de la Vendée, qui s'annonçait depuis quelques mois par des secousses et des soulèvements, éclata sur toute la ligne. Jamais coalition plus formidable que celle des royalistes et des prêtres ne s'éleva contre la liberté, dans un pays où la lutte des opinions et des croyances s'appuyait sur des intérêts locaux, sur des moeurs simples et sur une ignorance traditionnelle. La nouvelle de cette conflagration menaçante ne fit que redoubler l'énergie de la Montagne, et lui inspira des mesures impitoyables. Sans doute la main tremble, quand on remue cette page saignante de notre histoire: mais alors la France croyait devoir s'arracher le coeur et les entrailles pour sauver l'unité du territoire, conquérir la paix à l'intérieur et tourner toutes ses armes au dehors contre l'ennemi. Thibaudeau, envoyé sur les lieux, fut intimidé par la puissance formidable du soulèvement; il se demanda si, en ménageant les chefs de l'insurrection, en formant un cordon de troupes sur les limites de la Vendée, pour empêcher la guerre civile de s'étendre, et en prenant d'autres mesures modératrices, on n'arriverait point à comprimer les efforts coalisés du royalisme et de la superstition, sans verser des flots de sang. «A mon retour à Paris, dit-il, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai à Danton. Il me paraissait avoir, hors de l'Assemblée, de l'âme, de la franchise et de la loyauté. Je pris pour prétexte la mission que je venais de remplir, et la conversation nous eut bientôt conduits au point où je voulais en venir. «Es-tu fou? me dit-il. Si tu as envie d'être guillotiné, tu n'as qu'à en faire la proposition à l'Assemblée. Il n'y a point de paix possible avec la Vendée; l'épée est tirée, il faut que nous dévorions le chancre ou qu'il nous dévore. La République est assez forte pour faire face à tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une révolution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris les armes. Ils nous font beau jeu; ils nous donnent le moyen de les vaincre dans une bataille qui sera peut-être la dernière.»
A dater de ce moment, la Convention ne donna plus qu'un ordre aux commissaires et aux armées qu'elle envoyait contre les Vendéens: «Exterminez.»
D'un autre côté, Paris depuis le 10 mars était agité par de sourdes rumeurs. Les défiances, les terreurs touchaient presque à un état d'hallucination. Le bruit courut que la Commune avait formé le projet d'égorger sur leurs bancs un grand nombre de députés à la Convention nationale. Les Girondins, qui cherchaient toujours à déshonorer leurs ennemis sous l'accusation d'assassinat, accueillirent cette nouvelle avec empressement. Ils évitèrent de se rendre à la séance du soir, et donnèrent ainsi, par leur absence, une couleur de vérité à un complot plus ou moins chimérique. Tout se réduisit à une expédition contre un des leurs, Gorsas. Une bande d'hommes armés de pistolets, de sabres et de marteaux se présente à neuf heures du soir dans sa maison, rue Tiquetonne, enfonce les portes, brise les casiers et les presses de son imprimerie. Gorsas se fait jour au travers du rassemblement, gagne un mur, l'escalade, et passe dans une maison voisine. De tels désordres sont sans doute très-coupables; mais il faut dire que ce Gorsas, un des enfants perdus de la Gironde, ne cessait de verser le fiel sur les députés de la Convention nationale que le peuple aimait: de là cette vengeance personnelle. La moralité de l'homme n'était d'ailleurs pas de nature à le protéger contre la haine qu'il soulevait de toutes parts; on en jugera par la lettre suivante, adressée à Marat:
«Ami du peuple, je ne conçois pas comment le nommé Gorsas, infâme libelliste de la faction des hommes d'État, vendu à Pétion, Gensonné, Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps déchaînés contre les massacres du 2 septembre, a l'impudence de déclamer avec ces tartufes, lui qui était un des massacreurs de ces journées terribles, l'un des juges populaires à la Conciergerie.—Le dimanche 2 septembre, à onze heures du matin, il était au Palais-Royal avec des valets d'ex-nobles à prêcher le massacre au milieu des groupes; et dans la nuit du même jour, sur les deux heures du matin, il était à l'oeuvre, prêchant et égorgeant les victimes. Je défie ce scélérat d'oser nier ces faits: je peux lui en donner des preuves juridiques.
«Signé: LEGROS, de la section du Roule.»
Le tribunal révolutionnaire était entré en fonctions et jetait autour de lui l'épouvante. Cette institution était une arme à deux tranchants; elle eût pu aussi bien servir les desseins de la Gironde que ceux de la Montagne. Un des premiers, en effet, qui vint présenter sa tête à ce glaive nu fut Marat. Ceci explique le peu de résistance que l'établissement d'un tribunal institué pour connaître des crimes politiques rencontra dans les rangs des Girondins. Vergniaud s'éleva seul avec chaleur contre ce projet. Il avait le pressentiment du coup qui devait le frapper. Peu de députés montrèrent alors cette prévoyance: leur empressement funeste à faire décréter cette mesure de salut public montre bien que dès lors les deux partis, tout en y apportant quelques réserves, songeaient moins à écarter les violences qu'à se disputer la hache.
Deux griefs s'élevaient contre Marat: son numéro du 5 janvier dans lequel il demandait la dissolution de l'Assemblée nationale, et son numéro du 25 février où il provoquait, disait-on, au pillage des boutiques.
N'y avait-il pas toutefois quelque chose d'étrange à voir un tribunal institué pour punir les contre-révolutionnaires appeler à sa barre qui?… Marat.
Le 24 Avril 1793, une foule immense se presse aux abords de l'antre dans lequel siége cette justice beaucoup trop semblable à la Némésis antique.
La salle était occupée depuis le matin par des gardes et par du peuple. Une vive anxiété agitait tous les visages; il était facile de deviner que celui qui devait paraître ce jour-là à la barre du tribunal n'était point un accusé ordinaire. A dix heures, un petit homme mal vêtu s'avance d'un pas ferme et intrépide dans cette enceinte redoutable. Son arrivée produit sur l'assistance ce mouvement particulier aux grandes foules, mouvement mêlé de surprise et d'intérêt à la vue d'un personnage qui fait tourner toutes les têtes, lever tous les yeux, suspendre tous les entretiens à demi-voix.
C'était Marat.
Depuis le jour où il avait été frappé par le décret de la Convention, Marat avait tout à fait disparu. Son absence faisait croire à une défaite; son silence réjouissait la Gironde. Après ce fatal décret qui le constituait en état d'arrestation, il n'avait écrit à l'Assemblée qu'une seule lettre, dont on se souvient, pour expliquer les motifs de sa conduite: «Si j'ai refusé, disait-il, d'entrer dans les prisons de l'Abbaye, c'est par sagesse; depuis deux mois, attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose à la violence, je ne veux pas m'exposer dans ce séjour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des mouvements d'indignation qui pourraient entraîner à des malheurs.»
Ses ennemis n'avaient pas manqué de profiter de ce refus pour le déclarer rebelle à la loi.
Ce 24 avril allait donc être une journée décisive pour Marat. Il se tient debout sur la dernière marche du parquet, et, les yeux levés avec assurance vers le visage des juges: «Citoyens, s'écrie-t-il, ce n'est pas un coupable qui paraît devant vous; c'est l'Ami du peuple, l'apôtre et le martyr de la liberté.»
Des murmures favorables et des applaudissements étouffés accueillent, sur les bancs de l'auditoire, ces paroles de l'Ami du peuple.
Mais lui se tournant vers ses séides: «Citoyens, ma cause est la vôtre, je défends ma patrie; je vous invite à garder le plus profond silence, afin d'ôter aux ennemis de la chose publique les moyens de dire qu'on a influencé les juges.»
On lit l'acte d'accusation, on interroge quelques témoins, puis le président demande:
—Accusé, avez-vous des observations à faire?
Alors Marat:
—Citoyens membres du tribunal révolutionnaire, si je parais devant mes juges, c'est pour faire triompher la vérité et confondre l'injustice; c'est pour dessiller les yeux de cette partie de la nation qui est encore égarée sur mon compte; c'est pour sortir vainqueur de cette lutte, fixer l'opinion publique, mieux servir la patrie et cimenter la liberté…
«Je ne veux point d'indulgence, je réclame une justice sévère.
«Le décret d'accusation lancé contre moi l'a été sans aucune discussion, au mépris d'une loi formelle et contre tous les principes de l'ordre, de la liberté, de la justice. Car il est de droit rigoureux qu'aucun citoyen ne soit blâmé sans avoir été entendu…
«Prouvons maintenant que l'acte d'accusation est illégal. Il porte tout entier sur quelques-unes de mes opinions politiques. Ces opinions avaient presque toutes été produites à la tribune de la Convention avant d'être publiées dans mes écrits; car mes écrits, toujours destinés à dévoiler les complots, à démasquer les traîtres, à proposer des vues utiles, sont un supplément à ce que je ne puis toujours exposer dans le sein de l'Assemblée. Or l'article 7 de la 5e section de l'acte constitutionnel porte en termes exprès: «Les représentants de la nation sont inviolables; ils ne peuvent être recherchés, accusés, ni jugés en aucun temps, pour ce qu'ils auront dit, écrit ou fait dans l'exercice de leurs fonctions de députés.
«Sans ce droit inaliénable, la liberté pourrait-elle se maintenir un instant contre les entreprises de ses ennemis conjurés? Sans lui, comment, au milieu d'un sénat corrompu, le petit nombre de députés qui restent invinciblement attachés à la patrie démasqueraient-ils les traîtres qui veulent l'opprimer et la mettre aux fers?…
«Enfin cet acte est un tissu de mensonges et d'impostures. Il m'accuse d'avoir provoqué le meurtre et le pillage, le rétablissement d'un chef d'État, l'avilissement et la dissolution de la Convention, etc., etc. Le contraire est prouvé par la simple lecture de mes écrits. Je demande une lecture suivie des numéros dénoncés, car ce n'est pas en isolant et en tronquant les passages qu'on rend les idées d'un auteur; c'est en lisant ce qui les précède, ce qui les suit, qu'on peut juger de ses intentions.
«Si après la lecture il restait quelques doutes, je suis ici pour les lever.»
Cette défense était habile. Marat glissait sur les charges de l'accusation et se retranchait fermement derrière un des meilleurs articles de la Constitution de 89. Il dut pourtant ajouter quelques mots pour émouvoir ses juges:
—On m'accuse de prêcher la terreur. Citoyens, j'ai essayé mille fois d'en revenir aux mesures modérées; mille fois, dans ma feuille, j'ai annoncé que je sacrifiais mes vues au désir de la paix; mais j'ai toujours reconnu ensuite l'inutilité de ces transactions. Si, dans les époques ordinaires, il faut laisser faire le temps et suivre le mouvement naturel de l'humanité, dans les moments de crise comme celui où nous sommes, il faut hâter, par des moyens violents et convulsifs, la marche des événements. Plus vite nous serons hors de la Révolution, et plus vite nous jouirons de la paix, du calme, de la modération et de la justice. Hâtons-nous donc d'en sortir par de grands coups; au lieu de nous amuser à réformer peu à peu le sort de l'humanité, au milieu des chances, des mouvements et des hasards qui peuvent déranger notre oeuvre, changeons une bonne fois et par une secousse terrible, mais nécessaire, les destinées du monde. Cette oeuvre sanglante une fois achevée, nos fils nous béniront. Craignez qu'ils ne disent, au contraire, que leurs pères ont commencé une Révolution généreuse et qu'ils n'ont pas eu le courage de la soutenir. La terreur n'est à mes yeux et ne peut être dans nos moeurs un état durable; c'est un coup de tonnerre tombé des mains de notre grande Révolution sur la tête de tous les méchants.
«Sans doute le présent est sombre: la ville manque de pain, nos soldats soutiennent, affamés et presque nus, le feu de l'ennemi; mais il faut nous armer de courage et de confiance en l'avenir. Sans doute les descentes à main armée dans les maisons, les alarmes nocturnes, les prises de corps sont des attentats aux franchises des citoyens; mais il faut savoir que les libertés générales, en s'établissant, écrasent d'abord autour d'elles bien des libertés particulières.
«Nous sommes contraints maintenant de combattre la servitude par l'arbitraire, d'opposer, pour fonder la République, les chaînes aux chaînes, le glaive au glaive.
«Qu'est-ce après tout que quelques boutiques pillées, quelques misérables accrochés à la lanterne, quelques magistrats éclaboussés dans la rue, comparé aux grands bienfaits que notre Révolution doit amener dans le monde? Ces petits désagréments s'effaceront un jour devant les principes éclatants et lumineux que cette Révolution a proclamés à la face de l'univers: la fraternité humaine, l'unité et la liberté.»
Le président pose alors au jury du tribunal révolutionnaire les questions d'usage: «Est-il constant que dans les écrits intitulés, l'Ami du peuple, par Marat, et le Publiciste, l'auteur ait provoqué au pillage et au meurtre, à l'établissement d'un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple, à l'avilissement et la dissolution de l'Assemblée?—Jean-Paul Marat est-il l'auteur de ces écrits?—A-t-il eu dans lesdits écrits des intentions criminelles et contre-révolutionnaires?»
Le jury se retire pour délibérer.
Nous avons vu que les Girondins avaient les premiers émis l'idée d'un tribunal révolutionnaire; mais soit incurie, soit dégoût, soit inconséquence, ils n'avaient point su se l'approprier. Le choix des jurés appartenait, à l'Assemblée nationale, où les Girondins avaient encore la majorité; ils commirent la faute de s'abstenir… Aussi le personnel du tribunal avait-il été nommé par la Montagne et sous l'influence de Robespierre…
Une curiosité inquiète se manifestait dans l'auditoire.
Après quarante minutes de délibération, les jurés rentrent à l'audience, et l'un d'eux, le citoyen Dumont, déclare que le jury à l'unanimité a trouvé que les faits reprochés à Marat n'étaient point prouvés.
En conséquence, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, propose que Jean-Paul Marat étant acquitté de l'accusation portée contre lui soit mis sur-le-champ en liberté.
Le tribunal décide dans le même sens.
Marat alors se tournant vers le tribunal:
—Citoyens jurés et juges qui composez le tribunal révolutionnaire, le sort des criminels de l'ex-nation est dans vos mains; protégez l'innocent et punissez le coupable, et la patrie sera sauvée.
[Illustration: Triomphe de Marat.]
A ces mots, la salle retentit d'applaudissements qui sont répétés dans les salles voisines, dans les vestibules et dans la cour du palais. On se précipite sur Marat. Deux fanatiques veulent l'emporter sur leurs épaules. Il résiste; il se retire au fond de la salle; où il cède enfin aux instances d'une multitude empressée à l'embrasser. Des femmes déposent plusieurs couronnes de feuilles sur sa tête.
Des officiers municipaux, des gardes de la nation, des canonniers, des gendarmes, des hussards l'entourent et forment une haie, craignant qu'il ne soit étouffé par cette foule dans le tumulte de la joie.
Arrivés au haut du grand escalier, ils font halte et élèvent Marat sur leurs bras pour le montrer au peuple. Au dehors des cours, une multitude immense salue l'acquitté par des battements de mains et par des cris sans cesse répétés de:
—Vive la République! vive Marat!
Du Palais à la Convention, il fallut fendre une mer agitée et bruyante. Marat, élevé sur les bras de quatre sapeurs, le front ceint d'une large couronne, traverse en triomphe les quais et les ponts. C'était sur son passage un cri forcené et sans relâche de: «Vive l'Ami du peuple!» Les royalistes, mêlés par hasard à cette cohue, sont obligés de suivre l'entraînement et d'applaudir. Des spectateurs, aux fenêtres, répètent les acclamations; les jeunes filles lui jettent des fleurs. Sur les marches des églises, le peuple formé des amphithéâtres où hommes, femmes et enfants sont étagés pêle-mêle, et d'où s'élancent des applaudissements sans fin qui montent, de degré en degré, jusqu'aux architraves chargées de monde. Une procession d'hommes à mine bourrue s'avance à travers toute cette foule vers la Convention. Ce sont des ouvriers da faubourg Saint-Antoine, des portefaix des halles, des sans-culottes, des septembriseurs, des clubistes, des fédérés, multitude sombre et sauvage. Ils marchent en désordre et tumultueusement. On les nommait, à cause de leur fanatisme pour l'Ami du peuple, les Maratistes. Cette pompe, tout à la fois grotesque et majestueuse, avait je ne sais quoi d'étrange dont devaient bien s'étonner les murs de la grande ville, trop longtemps habituée à voir défiler les cortéges de la monarchie. Or ceci se passait à la face du soleil, sur les quais et dans les rues de Paris, quelques années après l'entrée d'un roi et d'une reine reçus aux acclamations de ce même peuple.
On eût dit, au premier coup d'oeil, une de ces processions du pape des fous, en usage au moyen âge; mais ici la chose était prise au sérieux: cet homme mal vêtu et difforme, dans lequel le peuple s'adorait lui-même, comme dans un simulacre vivant de ses infirmités, de ses misères, de ses souffrances, était véritablement le pape de la classe déshéritée. Ce petit être maladif, porté comme un enfant sur les bras des forts de la halle, représentait la victoire de l'intelligence sur la matière, de la Révolution sur l'aristocratie de naissance ou de fortune.
Aux approches de la Convention, le cortége détache un gros de citoyens, et à leur tête le sapeur Rocher, pour annoncer dans la salle des séances l'arrivée de Marat. Rocher était un terrible révolutionnaire, à barbe épaisse, à l'air menaçant et aux bras formidablement robustes. L'Assemblée tenait séance. A la nouvelle de l'acquittement de Marat et de son entrée en triomphe dans le sein même de la Convention, plusieurs Girondins quittent précipitamment leurs places pour se soustraire, disent-ils, aux scandales de cette scène. Le sapeur s'avance fièrement dans l'enceinte de l'Assemblée jusqu'au fauteuil du président:
—Citoyen président, dit-il avec une voix de tonnerre, je demande la parole pour vous annoncer que nous amenons ici le brave Marat. Marat a toujours été l'ami du peuple et le peuple sera toujours l'ami de Marat. On a voulu faire tomber ma tête à Lyon pour avoir pris sa défense: eh bien! s'il faut qu'une tête tombe, celle du sapeur Rocher tombera avant celle de Marat, nom de Dieu!
A ces mots, Rocher agite formidablement sa hache.
—Nous demandons, président, la permission de défiler devant l'Assemblée; nous espérons bien que vous ne refuserez pas cette récompense à ceux qui ramènent ici l'Ami du peuple.
Aussitôt le cortége se répand sur les gradins. La salle s'ébranle, le plancher craque, et toute cette foule pousse le cri mille fois répété de:
—Vive la République! vive Marat!
Quelques députés gardent devant cette explosion d'enthousiasme et de joie un silence consterné; d'autres cherchent, s'il en est temps encore, à s'enfuir de la salle; mais des applaudissements et des cris de plus en plus forcenés annoncent en personne l'arrivée de Marat. Il entre dans l'Assemblée, porté en triomphe et une couronne de feuilles de chêne sur le front: son regard rayonne, son pied semble fouler la tête de ses ennemis, sa poitrine se soulève gonflée d'orgueil et de joie. Cet homme est, dans ce moment-là, d'une laideur sublime. Toutes les passions bonnes ou mauvaises, remuées par cette marche glorieuse et sauvage, agitent extraordinairement sa physionomie. Le peuple le dépose au milieu de la Montagne, où quelques députés amis l'accueillent avec des embrassements; on se le passe de main en main, on le porte à la tribune. Marat fait signe qu'il réclame le silence: «Législateurs du peuple français, dit-il, je vous présente en ce moment un citoyen qui vient d'être complètement justifié. Il vous offre un coeur pur. Malgré les trames odieuses de ses ennemis, il continuera à défendre la patrie avec toute l'énergie que le ciel lui a donnée. O France! tu seras heureuse, ou je ne serai plus!» Un cri unanime tombe avec des applaudissements sur les dernières paroles de Marat; on bat des mains avec furie, les soldats agitent leur piques, les Montagnards serrent l'Ami du peuple dans leurs bras.
Le soir, d'autres honneurs l'attendent encore aux Jacobins. Les femmes avaient tressé, pendant la journée, des guirlandes, des couronnes de feuilles; à l'entrée de Marat dans la salle des séances, le président lui présente, au nom de toute l'Assemblée, une de ces couronnes, et un enfant de quatre ans, monté sur le bureau, lui en pose une autre sur la tête. Marat écarte ces honneurs d'une main sévère. «Citoyens, dit-il, ne vous occupez pas de décerner des triomphes, défendez-vous l'enthousiasme. Je dépose sur le bureau les deux couronnes que l'on vient de m'offrir. J'engage mes citoyens à attendre la fin de ma carrière pour me juger.»
Cette conduite redouble l'enthousiasme des assistants; on ne voit plus que lui dans la salle; l'Assemblée ne s'aperçoit même pas, ce soir-là, de Robespierre, qui se retire en silence d'une enceinte occupée tout entière par le grand succès de Marat. Ce dut être un événement bien fait pour attendrir le coeur d'un tribun, que cette journée mémorable après une vie d'humiliation, de souffrance et de terreur du fond des caves. Marat n'était pourtant pas satisfait. L'ambition farouche de cet homme visait à d'autres honneurs qu'une marche triomphale et une couronne de feuilles: elle aspirait toujours à la dictature avec une chaîne de fer au pied et le couteau de la guillotine suspendu au-dessus de la tête.
Celle même nuit, l'Ami du peuple rentra fort tard dans la maison où il demeurait, rue des Cordeliers, n° 30 (aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine, n° 22). Il habitait sous le même toit que Simonne Évrard, qui avait loué l'appartement du premier étage en son nom. Cette Simonne Évrard, que Marat «avait épousée par un beau jour, à la face du ciel, dans le temple de la Nature», passait pour sa soeur et était en réalité sa femme.
C'est ici le lieu et le moment de repousser une calomnie des Girondins. La pauvreté de Marat était proverbiale. «Quelle édifiante pauvreté! s'écrie Mme Roland dans ses Mémoires. Voyons donc son logement: c'est une dame qui va le décrire. Née à Toulouse, elle a toute la vivacité du climat sous lequel elle a vu le jour, et, tendrement attachée à un cousin d'aimable figure, elle fut désolée de son arrestation… Elle s'était donné beaucoup de peines inutiles, et ne savait plus à qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait annoncer chez lui; on dit qu'il n'y est pas; mais il entend la voix d'une femme, et se présente lui-même. Il avait aux jambes des bottes sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc. Sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante; des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon très-frais, meublé en damas bleu et blanc, décoré de rideaux de soie élégamment relevés en draperies; il y avait un lustre brillant et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix. Il s'assied à côté d'elle sur une ottomane voluptueuse, écoute le récit qu'elle veut lui faire, s'intéresse à elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux et lui promet la liberté de son cousin. Je l'aurais tout laissé faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte à me baigner après, pourvu qu'il me rendit mon cousin. Le soir même, Marat se rendit au Comité, et le lendemain le cousin sortit de l'Abbaye.»
Cette anecdote est invraisemblable et ne mérite même point qu'on s'y arrête; mais il est bon de savoir à quoi s'en tenir sur l'intérieur de Marat. L'appartement se composait de cinq pièces. Dans l'une, éclairée par une fenêtre s'ouvrant sur la cour et tout encombrée de feuilles imprimées, se tenaient trois femmes employées comme plieuses. La seconde était une chambre à coucher ayant vue sur la rue par deux croisées en verre de Bohême. Entre ces deux pièces, un cabinet servait de salle de bain. Enfin la cinquième n'était pas du tout l'Eldorado rêvé par l'imagination romanesque de Mme Roland, mais c'était un salon élégant dans lequel on devinait le goût et la main d'une femme. Le mobilier appartenait à Simonne. Nous avons dit ailleurs que Marat n'avait pas de patrie; on pourrait ajouter qu'il n'avait point de chez lui.
Quant à la malpropreté, à la crasse dont parle Mme Roland (et beaucoup d'historiens l'ont crue sur parole), il est facile de répondre par un fait à cette autre calomnie: Marat, pour des raisons de santé, prenait un bain tous les jours.
Ce grand coupeur de têtes, cet homme dont l'ombre était rouge, n'entrait en fureur que quand il était assis devant son écritoire; dans la vie privée, il était naïf et presque bonhomme. A côté de sa table de travail étaient deux serins en cage qui becquetaient des grains de mil. Comme il souffrait souvent d'une inflammation du sang, Simonne Évrard le soignait avec le zèle d'une vraie garde-malade, avec la dévotion d'une soeur de charité. C'était une nature hystérique et sibylline, une femme aux yeux et aux cheveux noirs, qui dans l'Ami du peuple adorait la Révolution en chair et en os. Il reconnaissait ses bons services, son attachement, par une tendresse sans bornes. Jamais un mot offensant ne s'échappait de ses lèvres sans qu'il en demandât aussitôt pardon à sa compagne. Le pardon n'était pas difficile à obtenir; car elle l'aimait. «Marat, dira plus tard Saint-Just, était doux dans son ménage: il n'épouvantait que les traîtres.»
XI
Parallèle entre la Gironde et la Montagne.—Ce qui manquait aux
Girondins.—Eloquence des orateurs.—Camille Desmoulins réprimandé par
Prudhomme.—Causes de la décadence des Girondins.—Ils n'étaient point
de leur temps.
A la veille des grandes luttes qui vont s'engager entre la Gironde et la Montagne, il importe de bien caractériser l'esprit, les tendances et la conduite des deux partis.
Certes la Gironde comptait parmi ses membres beaucoup d'hommes remarquables; quelques-uns même étaient des orateurs ou des écrivains éminents: Vergniaud, Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-Étienne, l'abbé Fauchet.
Que leur a-t-il donc manqué pour diriger la Révolution? Ils ne savaient point gouverner. Avant et après le 10 août, ils étaient au pouvoir: qu'en ont-ils fait? Ils avaient déclaré la guerre, et, faute d'avoir établi tout d'abord l'harmonie entre les officiers et les soldats, ils paralysèrent le succès de nos armes; ils avaient horreur du sang, et ils laissèrent faire les journées de Septembre; ils voulaient sauver le roi, et ils votèrent sa mort; ils avaient proposé l'établissement d'un tribunal révolutionnaire, et cette arme redoutable, ils l'abandonnèrent aux mains de leurs ennemis. Ils disposaient des fonctions publiques, et ils négligèrent d'y placer leurs créatures.
N'a pas qui veut le sens politique. C'est un don de nature. On naît homme d'État comme on nait orateur, poëte ou artiste. Malgré le nom qu'on leur avait donné par ironie, les Girondins n'étaient pas de vrais hommes d'État. Pour mériter ce titre, il faut savoir exactement ce que l'on veut, où l'on va. Ils voulaient, dit-on, réduire l'importance de Paris au profit des départements, décentraliser la France; mais cette vague intention, ils la désavouaient eux-mêmes, tant ils sentaient qu'elle s'adaptait mal aux nécessités de la guerre.
A part Roland, les quelques-uns d'entre eux qui exercèrent des fonctions publiques n'arrivèrent aux affaires que pour y donner la mesure de leur insuffisance. Pétion, qui n'était pas précisément un des leurs, quoiqu'ils se servissent de lui en pleine confiance, pouvait être un très-honnête citoyen, mais il ne possédait ni l'étendue d'esprit ni l'énergie qui conviennent en temps de Révolution. Cet homme manquait de tout: il n'avait pas même d'ennemis.
Les Girondins, c'est une justice à leur rendre, désiraient fonder la République; mais tenaient-ils bien à l'asseoir sur la large base de la démocratie? Il est permis d'en douter quand on considère attentivement leurs actes, leurs propres déclarations et leur manière de vivre. Sans doute ils avaient raison de ne proscrire ni les beaux-arts, ni les plaisirs, ni les conquêtes de la civilisation; on applaudit de tout coeur à ces paroles de Vergniaud: «Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements nous disent que l'égalité de la démocratie s'évanouit là où le luxe s'introduit, que les Républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes… doivent être appliquées rigoureusement et sans modification à la République française? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue; comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez à jamais les métaux, brûlez même les assignats; étouffez l'industrie; ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache; flétrissez par l'infamie l'exercice de tous les métiers utiles; déshonorez les arts et surtout l'agriculture… ayez des étrangers pour cultiver vos terres, et faites dépendre votre subsistance de vos esclaves.»
Tout cela est juste et bien pensé; mais la question est toujours de savoir dans quelle proportion la masse des citoyens participera aux jouissances du luxe. Les Girondins avaient la noble passion de la liberté; avaient-ils au même degré le sentiment de la justice? se préoccupaient-ils de la réciprocité des intérêts, des droits sacrés du travail, des moyens de réduire la misère et d'accroître le bien-être des classes tout récemment affranchies? Ils ne voulaient point de la République de Sparte, et certes ils avaient bien raison; mais celle d'Athènes valait-elle beaucoup mieux? ne s'appuyait-elle point aussi sur le travail des esclaves pour la production des richesses? Mme Roland, la nymphe Égérie de la Gironde, était née, comme elle le disait elle-même, pour la volupté. Je n'attaque point ses moeurs. Il est néanmoins vrai de dire que son imagination s'égarait beaucoup trop dans les gracieuses et molles utopies. On ne fonde point un état de choses nouveau avec des réminiscences ni des fictions. Le tort de Mme Roland et du parti dont elle était le chef fut de faire le roman de la politique.
Les orateurs de la Gironde avaient pour eux l'éclat du talent; mais il faut bien reconnaître qu'en temps de révolution, quand une nation marche sur le bord des précipices, lorsque son territoire est menacé par l'ennemi, on ne la sauve point avec des paroles. Il y faut des actes virils. Ce qui fait, en pareil cas, la force des hommes d'État est encore moins l'éloquence que l'entêtement calme et la foi inébranlable dans une idée. Le succès en politique n'appartient pas toujours à ceux qui s'agitent le plus (les Girondins se donnaient beaucoup de mouvement); il n'appartient pas même à ceux qui ont le plus de génie; il finit par se ranger du côté des hommes tout d'une pièce, marchant vers un but fixe et déterminé avec la roideur inflexible du somnambule qui abaisse devant lui tous les obstacles.
On a beaucoup vanté, et avec raison, l'éloquence des Girondins; mais pourquoi rabaisser injustement celle des Montagnards? La parole de Maximilien Robespierre est toujours l'écho fidèle de sa pensée. Dans plusieurs de ses discours se détachent, d'un fond un peu grisâtre, quelques traits hardis, des apostrophes véhémentes, des mouvements pathétiques, des images fortes et graves. Quand Robespierre dit: «La voix de la vérité qui tonne dans les coeurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne réveillent pas les cadavres…» il parle la langue de son maître J.-J. Rousseau. Charles Nodier, qui s'y connaissait, était un admirateur du talent oratoire de Maximilien. Il aimait à citer cette phrase: «Oui, citoyens, les rois étrangers sont à craindre,—je ne parle pas de leurs armées,—je parle de leurs intrigues, de leurs complots, etc., etc.» Ce je ne parle pas de leurs armées, ajoutait Nodier, est sublime.
Quoique trop Romain, trop drapé dans la toge de Brutus, Saint-Just avait l'étoffe du génie. Au moment où les Girondins attaquaient Paris avec autant de légèreté que d'injustice, il prenait la défense de cette ville héroïque; mais avec quelle fierté de style! «Paris, s'écriait-il, doit être maintenu; il doit l'être par votre sagesse. Paris n'a point soufflé la guerre dans la Vendée; c'est lui qui court l'éteindre avec les départements. N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le rendre suspect à la République, rendons à cette ville en amitié les maux qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est mêlé parmi le sang de tous les Français; ses enfants et ceux de la France sont enfermés dans le même tombeau. Chaque département veut-il reprendre ses cadavres et se séparer?» Cette dernière image est digne du Dante.
Quel orateur que Danton! Sa parole imite au besoin le mugissement de la foule, les éclats du tonnerre, tandis qu'elle s'élève d'autres fois, grave et majestueuse, vers les sommets de la raison humaine.
S'agil-il de communiquer aux masses l'élan patriotique, sa bouche torse, sa voix de taureau, son oeil enflammé, tout ressemble en lui au dieu de la guerre. Faut-il, au contraire, discuter les grands intérêts de la République, les questions de droit et de salut public, il se montre constamment à la hauteur de son rôle. Ses ennemis eux-mêmes l'avaient surnommé le Pluton de l'éloquence. Et ce n'est pas seulement comme orateur qu'il est grand, c'est aussi comme homme d'État.
Aux départements, il montre la face de Paris irrité. La France entière remue sous sa main. Obligé de se créer à la hâte un personnel, il fait, comme on dit, flèche de tout bois. Lui reproche-t-on, durant son passage aux affaires, d'envoyer dans les départements des hommes farouches pour exciter l'opinion publique: «Et qui donc enverrai-je? répond-il avec un sourire terrible; des demoiselles?» Les Girondins n'avaient plus alors qu'un moyen de salut, c'était de s'attacher Danton. Ce fougueux tribun, qu'on représente comme le démon de l'anarchie, était au contraire un homme de gouvernement. Les chefs de la Montagne voulaient tous constituer un pouvoir redoutable; le sang qui coula dans ces jours de ténèbres ne fut point répandu par les mains de la liberté, mais au nom du droit et dans l'intérêt de l'ordre. Pour réprimer les excès d'un affranchissement convulsif, pour désarmer les factions toujours défaites, jamais vaincues, pour maintenir l'autorité de la représentation nationale sur le terrain chancelant de l'émeute, pour écraser l'hydre du royalisme, il fallait entourer fortement la loi du canon et de la hache. Danton aurait apporté aux Girondins l'énergie qui leur manquait; il leur eût donné le sentiment de l'unité, seule force d'un gouvernement républicain; nos hommes d'État le négligèrent. Ainsi tout fut perdu pour eux.
Danton les avait pourtant avertis: «Ah! tu m'accuses, moi! avait-il dit à Guadet; tu ne connais pas ma force: je prouverai tes crimes!»
La Montagne n'avait pas seulement de grands orateurs; elle avait aussi des écrivains de talent: Fréron, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins. Ce pauvre Camille, si pétulant, si éminemment sympathique, n'en était pas moins dans ce moment-là en butte à de graves accusations. Il faut se reporter aux circonstances: Dumouriez venait de passer à l'ennemi.
Au milieu de cette fermentation des esprits, dans un moment où la trahison d'un chef pouvait livrer la France à l'étranger et éteindre la Révolution dans le sang de ses enfants, on conçoit que la presse se montrât inquiète, ombrageuse. La conduite des généraux et celle des représentants de la nation était surveillée. Les actes les plus innocents dans un temps de tranquillité prenaient à la lumière des circonstances où se trouvait alors le pays une couleur sinistre. Toute relation avec un général suspect était considérée comme une désertion des principes. Le luxe même de la table était dénoncé comme contraire à la morale républicaine. L'homme le moins fait pour observer cette réserve était alors Camille Desmoulins; il avait le coeur démocrate; mais, par une mollesse de caractère qui lui devint funeste, Camille ne se refusait ni au plaisir ni à la bonne chère.
«Qu'eût dit le brave Santerre, écrivait alors Prudhomme, s'il eût assisté au repas splendide du mardi 5, donné par le général Dillon? Il y avait trente de nos législateurs républicains, dont plusieurs de la Montagne, Bazire, Chabot, Fabre d'Églantine, Merlin, Camille Desmoulins avec sa charmante femme, Carra, etc., etc. Ce n'était point un banquet de Spartiates; on n'y mangea pas que des pommes de terre et du riz à l'eau. Le luxe de ce repas fut porté jusqu'à l'indécence.»
Camille Desmoulins répondit à Prudhomme, avec son esprit ordinaire: «En vérité, austère Prudhomme, voilà bien du bruit que vous faites dans votre dernier numéro pour une dinde aux truffes mangée dans le carnaval chez un général qui a sauvé la France à la côte de Brienne. Vous dites que jamais Choiseul ne donna un pareil dîner. Je ne sais comment Choiseul donnait à dîner; mais je me souviens d'avoir fait chez vous-même, citoyen auteur, un dîner aussi somptueux, je vous jure, que celui du citoyen général, et ce que j'en dis n'est pas pour vous le reprocher. J'adresse la même réponse à Marat, qui est venu faire également charivari à ma porte sur mon estomac aristocrate. Que n'ai-je encore mon journal! je ferais un beau chapitre sur certains curieux, qui apprennent au public qu'ils étaient vierges à vingt et un ans, et qui montrent avec ostentation leurs pommes de terre, comme Brissot montrait au Comité de surveillance de la Commune la paillasse sur laquelle il était couché. Plût au ciel que le jésuite piémontais dormit sur le duvet et sur des feuilles de rose, et qu'il ne fût pas le premier levé et le dernier couché de la République. Pitt dormirait bien moins, si Brissot dormait davantage. J'aime bien mieux les fourberies de Xénophon, qui, dans son roman de Cyrus, met ces paroles dans la bouche du grand-père Astyage: Eh! quoi, mon fils, n'y a-t-il point de mardi-gras chez les Perses?—Jamais, répondit Cyrus.—Par Jupiter et par Vesta, eh! comment vivent-ils donc?… Comme il était permis aux docteurs de Sorbonne de lire les livres à l'index, il peut bien être permis à Chabot et à moi de dîner avec les généraux à l'index. Vous étiez au corps électoral, et il doit vous souvenir que, lorsque je fus discuté avant mon ballottage avec Kersaint, un membre m'avait reproché mes dîners avec Suleau et Peltier; il lui fut répondu par Danton, en une seule phrase qui me fit nommer à la presque unanimité.»
[Illustration: Logement de Marat rue des Cordeliers.]
Prudhomme répliqua: «Prenez garde, mon cher Camille; ou votre mémoire vous trompe, ou bien je croirai que, pour justifier le dîner du général, vous ne vous faites pas scrupule de calomnier celui que vous et votre aimable moitié acceptâtes rue des Marais. Nous n'étions que quatre à ce dîner, nos deux femmes et nous deux. Je vous traitai en patriote; ce n'était pas le moment de se réjouir. A cette époque, vous vous dérobiez aux poursuites qu'on faisait pour l'affaire du Champ-de-Mars.»
Prudhomme avait cité en outre un proverbe latin: Omne animal capitur esca; tout animal se prend par l'appât de la nourriture.
Camille, comme son ami Danton, mordit avec insouciance aux voluptés plus ou moins innocentes, sans se douter que, sous cette perfide amorce, il y avait alors un hameçon de fer.
L'austérité de Marat, la sévérité avec laquelle il blâmait les franches lippées de son jeune ami, s'expliquent assez bien par la rigueur des temps. Les vivres étaient rares; le numéraire se cachait; une bonne partie de la fortune publique s'était enfuie à l'étranger avec les émigrés; les frais de la guerre épuisaient le Trésor; le manque de sécurité amenait la dépréciation des assignats. Comment, au milieu de ce malaise général, la grande classe des travailleurs n'eût-elle point aimé la pauvreté chez ses défenseurs? D'un autre côté, on sortait des petits soupers de la Régence, des orgies de Louis XV, des bacchanales de ce frivole XVIIIe siècle. La plupart des Montagnards croyaient fermement que, pour fonder la République, il était nécessaire de régénérer les meurs; et d'où partirait l'exemple, sinon des chefs auxquels la nation avait confié ses destinées? Tout homme doit porter la livrée de l'idée qu'il représente; aux démocrates de 93, il fallait le cilice du désintéressement et la sobriété du puritain.
Bien plus que Camille Desmoulins, dont on regrette les écarts, les Girondins étaient les païens de la Révolution Française. Leurs goûts, leur manière de vivre, qui, dans d'autres circonstances, n'auraient rien eu de très-blâmable, contrastaient beaucoup trop avec les sacrifices que s'imposait alors la nation tout entière. Les dures époques exigent des vertus rigides.
Danton lui-même qui par goût, par tempérament, n'était nullement ennemi des plaisirs ni des beaux-arts, sentait très-bien qu'il fallait avant tout sauver le territoire national et achever la Révolution. «Quand le temple de la liberté sera assis, disait-il, le peuple saura bien le décorer. Périsse plutôt le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! mais qu'on ne croie point que nous devenions barbares; après avoir fondé la paix, nous l'embellirons: les despotes nous porteront envie…»
Dans un temps calme, les Girondins auraient été l'ornement d'une Chambre républicaine. Ils y auraient apporté des lumières, des vues justes et quelquefois profondes, de la distinction, de la finesse et, sans contredit, du courage. Mais ne perdons jamais de vue que la République ne pouvait alors se fonder que sur le triomphe définitif de la Révolution et de la démocratie. Or, c'est vis-à-vis du mouvement révolutionnaire que les Girondins furent atteints et convaincus d'impuissance. Il fallait d'autres poignets que les leurs pour manier la crinière du lion. Les mesures qu'ils proposaient à tour de rôle avaient l'apparence de l'audace; mais ils forgeaient des armes dont s'emparaient immédiatement leurs adversaires.
Loin de nous toute prévention: les partis peuvent bien s'insulter de près avec violence et se mépriser les uns les autres; mais, à distance, ils prennent tous une valeur dans l'ensemble des faits accomplis. Chaque idée a sa place dans l'histoire, et la marche des choses est logique. Vues d'un peu haut, toutes les factions révolutionnaires étaient bonnes dans ce sens qu'elles concouraient toutes à une oeuvre; il faut tenir compte maintenant aux royalistes constitutionnels de leur amour de l'ordre et de la liberté; aux Girondins, de leur modération et de leur horreur du sang, quoique chez quelques-uns cette modération fût un masque et cette humanité une hypocrisie; aux Montagnards, de leur surveillance, de leur fermeté, de leurs vertus civiques, de leur audace, de leur désintéressement. Nous n'apporterons devant la mémoire de ces partis ni injustice, ni colère. Défendons-nous pourtant d'un éclectisme historique sans conscience et sans portée. Entre les Montagnards et les Girondins, il y a la distance d'une vérité à une erreur relative; il faut donc opter nécessairement. Les uns auraient perdu la Révolution; les autres l'ont sauvée. Or, comme à nos yeux il fallait que la Révolution s'accomplît, nous abandonnons à l'inéluctable courant des faits ce qui devait malheureusement périr.
Le grand chef d'accusation qui s'élèvera toujours contre les Girondins est leur haine de Paris.
Attaquer Paris, c'était attaquer l'unité de la Révolution. Eh bien! l'animadversion des hommes d'État envers celle ville était telle, qu'on ne pouvait plus à la Convention nommer Paris la capitale sans leur arracher des murmures. «Si les Girondins n'étaient pas fédéralistes par principe, dit Thibaudeau, ils l'étaient par ambition, par amour-propre et par nécessité, car ils sentaient que Paris était leur tombeau. D'un autre côté, les grandes villes, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, étaient humiliées du joug insupportable de la capitale; elles embrassaient avec un orgueil légitime l'espoir de s'y soustraire et de devenir chacune un centre dans la République. Des esprits spéculatifs et des ambitieux souriaient à l'idée des républiques de la Gironde, du Rhône, des Bouches-du-Rhône, du Calvados… C'était un rêve séduisant, mais ce n'était qu'un rêve, et le réveil fut terrible et sanglant.» C'est donc en vain qu'on chercherait à nier les tendances fédéralistes des Girondins; ils étaient appelés par leur talent à jouer un tout autre rôle. Plus fermes, ils eussent saisi et gardé l'arme de la terreur; plus égoïstes ou plus avides, ils auraient posé des bornes au mouvement révolutionnaire, qu'ils auraient exploité au profit de la classe moyenne; plus généreux, ils eussent incliné, avec la Montagne, du côté du peuple. Se croyant forts, ils voulurent opprimer leurs ennemis; l'attaque provoqua l'attaque; le fer rencontra le fer, et les conspirateurs furent anéantis sous une conspiration.
Quoi qu'il en soit, par les diverses causes que nous venons d'indiquer, la Gironde déclinait, tandis que la Montagne s'élevait de jour en jour, comme autrefois la chaîne des Alpes, grâce au mouvement naturel des forces volcaniques. L'esprit de la Révoluticn se retirait sur les hauteurs.
XII
Installation du Comité de salut public.—Son caractère.—Appel à la conciliation et à la fraternité.—Les frais de la guerre payés par les riches.—Le maximum.—Lyon et Marseille soulevés contre la Convention.—La Constitution de 93.—Opinion de Vergniaud sur l'inspiration divine.—Opinion de Danton sur la liberté des cultes.—La Convention siége aux Tuileries.—Isnard président.—Histoire des Brissotins.—Commission des douze.—Arrestation d'Hébert.—Invective d'Isnard.—Agitation de Paris.
Le 5 avril 1793, la Convention créa le fameux Comité de salut public.
Jusqu'à celle date, les opérations militaires et les grandes mesures de sûreté nationale étaient dirigées par un Comité de défense. La trahison de Dumouriez, qui eût pu entraîner la chute du gouvernement républicain, dévoila la profondeur du mal et fit naître l'idée d'y porter un remède. Ce fut le même Girondin qui avait déjà proposé d'instituer un tribunal révolutionnaire, ce fut Isnard qui fit décréter la création du Comité de salut public.
Il se composait de neuf membres dont les premiers nommés furent Barère,
Cambon, Guyton-Morveau, Treilhard, Danton, Delmas, Lindet.
Ce conseil des neuf délibérait en secret et formait un véritable pouvoir exécutif qui s'élevait même au-dessus de l'autorité des ministres. On se demande si cette dictature anonyme, agissant sous un voile, frappant des coups dans l'ombre, n'était pas plus terrible que le dictateur rêvé par Marat. Ce dernier était du moins responsable; le Comité de salut public ne l'était pas, car le moyen d'admettre une responsabilité divisée entre neuf membres qui s'entourent de ténèbres.
Et pourtant c'est cette institution formidable qui a sauvé la France de l'invasion étrangère et de l'anarchie.
L'état déplorable des armées du Nord, depuis la bataille de Nerwinde, laissait la frontière presque découverte. Le nouveau Comité n'eut d'abord que des désastres et de sinistres événements à annoncer devant la Convention. La prise de Thouars, emportée d'assaut par les Vendéens, la mort du général Dampierre, héros foudroyé sur le champ de bataille par une batterie autrichienne, la démission offerte par Custine, le général en chef de l'armée de l'Est. L'intérieur était déchiré, à l'ouest et au midi, par la guerre civile. C'était le moment de déployer les grandes mesures. Plus nous avançons, plus la force mécanique de la justice révolutionnaire s'organise. La peine de mort devient dans les départements insurgés un moyen de sûreté publique, une arme dont les partis se servent pour régner tour à tour. La sombre fantasmagorie des mots donne alors aux instruments aveugles du supplice une puissance et une animation nouvelles. La guillotine se transforme en un être: cela vit, cela fonctionne, cela mange.—On lui confie la garde des principes et le salut de la République.
La Convention n'inventa point cette nécessité horrible, elle la trouva toute tracée d'avance par la marche inflexible des événements. Courbé sous le poids de ses fautes, l'ancien régime courait comme de lui-même au-devant de l'immolation. La Révolution punit surtout ces pasteurs des peuples, les rois, les prêtres, les écrivains, les magistrats, les philosophes, qui, ayant charge d'âmes, avaient laissé, par négligence ou par calcul, dévier le troupeau humain.
Notons d'ailleurs un fait très-important: les Girondins ne résistèrent pas plus que les Montagnards aux mesures de terreur. Ils les jugeaient eux-mêmes nécessaires, inévitables. D'un autre côté, il faut dire à l'honneur de la Convention qu'avant de frapper les grands coups sur les départements révoltés elle avait eu recours à tous les moyens de conciliation et de clémence.
Que disait Danton le 9 mai?
«La France entière va s'ébranler. Douze mille hommes de troupes de ligne, tirés de vos armées, où ils seront aussitôt remplacés par des recrues, vont s'acheminer vers la Vendée. A cette force va se joindre la force parisienne. Eh bien! combinons avec ces moyens de puissance les moyens politiques. Quels sont-ils? Faire connaître à ceux que des traîtres ont égarés que la nation ne veut pas verser leur sang, mais qu'elle veut les éclairer et les rendre à la patrie.» (On applaudit.)
Le 12, il remonte à la tribune.
«Il y a parmi les révoltés, s'écrie-t-il, des hommes qui ne sont qu'égarés et contraints. Il ne faut pas les réduire au désespoir. Je demande qu'on décrète que les peines rigoureuses prononcées par la Convention nationale ne porteront que sur ceux qui seront convaincus d'avoir commencé ou propagé la révolte.»
La proposition de Danton est aussitôt décrétée.
Cette double guerre, l'une à l'intérieur contre la Vendée, l'autre à l'extérieur contre toute l'Europe, exigeait évidemment de grands sacrifices d'hommes et d'argent. Mais, cet argent, où le trouver?
«Que le riche paye, répondait Danton, puisqu'il n'est pas digne, le plus souvent, de combattre pour la liberté; qu'il paye largement et que l'homme du peuple marche dans la Vendée.»
Ainsi que les autres membres de la Montagne, Danton était un ardent défenseur de la propriété; c'est dans l'intérêt des opulents eux-mêmes qu'il voulait frapper l'opulence de fortes contributions. Un département du Midi, l'Hérault, avait donné l'exemple en décrétant sur les riches un emprunt forcé. Danton s'arme de ce précédent:
«On ne parle plus, dit-il, de lois agraires; le peuple est plus sage que ses calomniateurs ne le prétendent, et le peuple en masse a plus de génie que beaucoup qui se croient des grands hommes. Dans un peuple, on ne compte pas plus les grands hommes que les grands arbres dans une vaste forêt.
«On a cru que le peuple voulait la loi agraire; cette idée pourrait faire naître des soupçons sur les mesures adoptées par le département de l'Hérault; sans doute on empoisonnera ses intentions et ses arrêtés; il a, dit-on, imposé les riches; mais, citoyens, imposer les riches, c'est les servir; c'est un véritable avantage pour eux qu'un sacrifice considérable; plus le sacrifice sera grand sur l'usufruit, plus le fonds de la propriété est garanti contre l'envahissement des ennemis. C'est un appel à tout homme qui a les moyens de sauver la République. Cet appel est juste. Ce qu'a fait le département de l'Hérault, Paris et toute la France veulent le faire.
«Voyez la ressource que la France se procure. Paris a un luxe et des richesses considérables: eh bien! par votre décret, cette éponge va être pressée…
«Paris, en faisant un appel aux capitalistes, fournira son contingent, il nous donnera les moyens d'étouffer les troubles de la Vendée; et, à quelque prix que ce soit, il faut que nous étouffions ces troubles. A cela seul tient votre tranquillité extérieure.
«Il faut donc diriger Paris sur la Vendée. Cette mesure prise, les rebelles se dissiperont. Si le foyer des discordes civiles est éteint, l'étranger vous demandera la paix, et nous la ferons honorablement.
«Je demande que la Convention nationale décrète que, sur les forces additionnelles au recrutement voté par les départements, 20 000 hommes seront portés par le ministre de la guerre sur les départements de la Vendée, de la Mayenne et de la Loire.»
La Convention approuve et vote à l'unanimité.
La Vendée était certes le danger de la situation; mais il y en avait un autre, la guerre civile au coeur même de l'Assemblée nationale.
La Montagne, nous l'avons dit, gagnait chaque jour du terrain sur la Gironde. Roland avait quitté le ministère; Pache avait remplacé Cambon à la mairie. Les Girondins, voyant le flot de l'impopularité monter autour d'eux de moment en moment, cherchèrent à réparer leurs défaites en poussant des cris de détresse. A les en croire, le glaive de l'assassinat était levé sur leurs têtes et sur la Convention tout entière. Ils se servaient de la menace d'un danger public pour attirer à eux les modérés de la Plaine, les crapauds du Marais. Qu'y avait-il de vrai dans ces alarmes? Il serait téméraire de soutenir que les appréhensions de la Gironde fussent absolument chimériques; mais elles étaient à coup sûr exagérées.
De quoi en effet s'agissait-il? De deux pétitions, l'une insignifiante et vague dans laquelle on dénonçait Brissot, Guadet et la plupart des Girondins comme complices de Dumouriez, l'autre présentée par le quartier de la Halle-au-Blé, menaçante et furieuse, mais désavouée, condamnée par la Montagne elle-même. Les appels de la Gironde au sentiment de la peur étaient d'ailleurs imprudents et maladroits. Crier sans cesse: Au loup! au loup! c'est le moyen d'éveiller la bête au fond des bois. Dénoncer l'insurrection comme un péril imminent, c'est la provoquer. La crainte de la multitude, la crainte de Paris, quel signe de décadence pour un grand parti politique!
Les difficultés assiégeaient de toutes parts la Convention. La dépréciation des assignats amenait chaque jour renchérissement des vivres. Le gage du papier-monnaie était les biens des émigrés, mais ces biens ne se vendaient pas ou se vendaient mal. On payait l'État avec son propre signe fiduciaire, c'est-à-dire avec la monnaie du diable, des feuilles sèches. D'un autre côté, les marchands, les boutiquiers, profitaient de l'abondance des assignats et de la rareté du numéraire pour vendre leurs denrées à des prix exorbitants. Que faire? quel remède apporter au mal?
C'est alors qu'on eut l'idée du maximum, en vertu duquel l'État devait fixer lui-même le prix des marchandises.
Au point de vue de l'économie politique, cette mesure était détestable; beaucoup parmi les Montagnards eux-mêmes le reconnurent; mais en temps de révolution il n'y a rien d'absolu. Il fallait à tout prix sortir de l'abîme où la monarchie avait plongé la France, nourrir les armées, payer les frais de la guerre, assurer à la classe la plus nombreuse les moyens de vivre; et comment y arriver quand la multiplication des assignats amenait de jour en jour cette conséquence inévitable, l'enchérissement des moyens de subsistance? Le maximum n'était-il point le seul frein que l'on put alors imposer au débordement du papier-monnaie? Un mal ne guérirait-il point l'autre? Mais, d'un autre côté, ce remède violent n'était-il point la ruine du commerce et de l'agriculture? Ainsi de toutes parts ténèbres, incertitude, menaces de mort pour la République naissante.
Le maximum fut repoussé par la Gironde qui fort injustement accusa la
Montagne d'en vouloir à la propriété.
Si encore la Convention avait disposé des forces et des ressources de toute la France! mais les deux grandes villes, Lyon et Marseille, lui échappaient.
Boisset et Moïse Bayle, représentants du peuple, avaient été envoyés en qualité de commissaires près les départements de la Drôme et des Bouches-du-Rhône.
Que trouvèrent-ils à Marseille? Dans cette héroïque cité, dont la guerre avait arraché les meilleurs enfants partis le sac au dos, il ne restait que le haut commerce et la tourbe, hélas! trop nombreuse, des indifférents. Toutes les réactions ont un flair admirable pour découvrir à propos les hommes qui peuvent seconder leurs projets. Qu'elle le voulût ou non, la Gironde était condamnée à servir d'avant-garde aux royalistes. L'épithète de modérée que lui donnèrent à tort les Montagnards lui gagna dans les villes du Midi la classe moyenne, le parti des riches. Les tièdes, les timides, les monarchistes honteux se cachèrent derrière les Girondins, de même qu'ils s'étaient réfugiés d'abord derrière les Constitutionnels.
En ce qui regarde la vieille cité phocéenne, ils mirent tout en usage pour dominer dans les sections, qui étaient composées de négociants, pour avilir les autorités constituées et prendre des mesures contraires à l'esprit d'égalité. C'est ainsi qu'ils instituèrent un Tribunal populaire et un Comité central, véritable gouvernement marseillais qui résistait aux ordres et aux décrets de la Convention.
Les deux commissaires, usant des pouvoirs qui leur étaient délégués, cherchèrent à dissoudre ce gouvernement local. Ils lancèrent un arrêté en vertu duquel le Tribunal populaire et le Comité central «étaient et demeuraient cassés». Les contre-révolutionnaires n'en tinrent aucun compte et, pour toute réponse, signifièrent aux deux représentants du peuple qu'ils eussent à sortir du département dans les vingt-quatre heures. Paralysée par l'influence des Girondins et déçue par Barbaroux qui présenta les faits sous un faux jour, la Convention, le 12 mai 1793, eut la faiblesse de ne point soutenir ses commissaires et suspendit leurs arrêtés. Ainsi se développa sous la cendre cet incendie qu'il eût été facile d'éteindre à l'origine et qui dévora plus tard le Midi de la France.
A Lyon, la situation était à peu près la même, avec cette différence que le parti démocratique résistait intrépidement. Un vrai tribunal révolutionnaire avait été établi; des suspects avaient été arrêtés. Grand tumulte à la Convention, quand on y apprit ces actes arbitraires. La Gironde s'indigna, tempêta; l'un de ses membres, Chasset, proposa un décret ainsi conçu: «Ceux que l'on voudrait arrêter ont le droit de repousser la force par la force.» Ce décret fut voté.
Certes, le respect de la légalité mérite tous nos égards; mais faut-il qu'il aille jusqu'à encourager la guerre civile? Le parti des modérés, que défendait la Gironde, se composait d'hommes, nous le verrons bientôt, qui, à Lyon et à Marseille, aimaient modérément la République, la patrie et la liberté.
Au milieu de ces déchirements, de ces embarras, de ces sinistres présages, la Convention avait commencé à poser les bases de la Constitution. Calme dans l'orage, elle délibérait sur les plus grandes questions qui intéressent l'humanité.
Admettrait-elle en faveur de son oeuvre une sorte d'inspiration surnaturelle dont elle serait l'interprète?
[Illustration: Fouquier-Tinville, accusateur public.]
Tel ne fut pas l'avis de Vergniaud, l'esprit le plus élevé, l'orateur le plus éloquent et le plus honnête de la Gironde: «Les anciens législateurs, dit-il, faisaient intervenir quelque dieu entre eux et le peuple. Nous qui n'avons ni le pigeon de Mahomet, ni la nymphe du Numa, ni même le démon familier de Socrate, nous ne pouvons interposer entre le peuple et nous que la raison.»
A ceux qui voulaient que la Constitution de 93 consacrât ou proscrivit la liberté des cultes, Danton répondait avec beaucoup de sagesse: «Quoi! nous leur dirons: Français, vous avez la liberté d'adorer la divinité qui vous paraît digne de vos hommages! mais la liberté du culte que vos lois ont pour objet ne peut être que la réunion des individus assemblés pour rendre, à leur manière, hommage à cette divinité. Une telle liberté ne peut être atteinte que par des lois de police; or, sans doute, vous ne voudrez pas insérer dans une déclaration des droits une loi réglementaire. La raison humaine ne peut rétrograder; nous sommes trop avancés pour que le peuple puisse croire n'avoir point la liberté de son culte, parce qu'il ne verra pas le principe de cette liberté inscrit sur les tables de la Constitution.
«Si la superstition semble encore avoir quelque part aux mouvements qui agitent la République, c'est que la politique de nos ennemis l'a toujours employée; mais regardez que partout le peuple, dégagé des impulsions de la malveillance, reconnaît que quiconque veut s'interposer entre lui et la divinité est un imposteur. Partout on a demandé la déportation des prêtres fanatiques et rebelles. Gardez-vous de mal présumer de la raison nationale; gardez-vous d'insérer un article qui contiendrait cette présomption injuste!»
De ces hauteurs sereines où s'épurent les intelligences, où se dissipent les haines personnelles, où Montagnards et Girondins se trouvaient presque d'accord, la Convention était malheureusement ramenée vers les sombres nécessités du présent, vers l'antagonisme des partis.
Le 10 mai 1793, la Convention quitta la salle des Feuillants pour une autre salle enfermée dans le palais des Tuileries. En principe, c'était logique: les représentants de la souveraineté du peuple devaient siéger dans l'ancienne résidence des souverains.
Au point de vue parlementaire, cette salle avait néanmoins tous les défauts: elle était trop petite et on y arrivait par les escaliers étroits du pavillon de l'Horloge et du pavillon Marsan. Accès difficile, nuls dégagements, aucun moyen de fuir ou d'appeler à soi la force armée.
Le 16, l'Assemblée choisit pour président Isnard, le plus violent, le plus colérique des Girondins.
En face de cette menace (il est difficile de donner un autre nom à un pareil choix) se dressait dans l'ombre le comité de l'Évêché, plus robespierriste que Robespierre, plus maratiste que Marat, plus hébertiste qu'Hébert lui-même. Il se composait d'hommes atrabilaires et vindicatifs, de citoyens aigris par l'indigence, qui parlaient ouvertement d'en finir avec les vingt-deux. C'est ainsi qu'on désignait les membres de la Gironde.
De ce côté néanmoins le danger n'était pas très-sérieux. Bien autrement terrible fut le brûlot lancé contre la Gironde par Camille Desmoulins. Son Histoire des Brissotins est un libelle implacable, une satire à la fois sérieuse et bouffonne, une dénonciation rehaussée par tous les artifices du style et du plus incontestable talent. Après un tel réquisitoire et un tel jugement, il ne manquait plus que le bourreau.
Pourquoi cette haine des Girondins? Comme eux, Camille était du parti des indulgents. Comme eux, il ne dédaignait point de s'asseoir à la table des riches et des généraux. Pourquoi? Un mot suffira pour tout expliquer. Malgré quelques faiblesses dont il riait et s'accusait lui-même, entre la Gironde et Camille Desmoulins il y avait un abîme, Camille avait le coeur plébéien: par raison, par sympathie, par toutes les inclinations de sa bonne et riche nature, il appartenait à la classe souffrante. Et puis il aimait Paris: attaquer sa chère ville, c'était attaquer la Révolution.
Profitant d'une émeute de femmes qui avait fait quelque tapage aux portes et dans les tribunes de la Convention, le 18 mai, Guadet fit trois propositions audacieuses: «1° Les autorités de Paris sont cassées; 2° les membres suppléants de la Convention se réuniront à Bourges, pour y délibérer d'après un décret précis qui les y autorisera, ou sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention; 3° ce décret sera envoyé aux départements par des courriers extraordinaires.»
La Gironde comptait sur l'absence de quatre-vingts membres de la Montagne, partis en mission auprès des armées, pour faire passer ce coup d'État. La Convention, quoique maniée, travaillée par toutes sortes d'influences personnelles, n'osa point voter une mesure qui déchirait si ouvertement l'unité de la République et outrepassait tous les droits de l'Assemblée. Barère, l'homme des atermoiements et des demi-résolutions, l'orateur à deux faces et à deux discours dont l'un disait oui et l'autre non, conseilla de prendre un parti moyen: l'Assemblée décréta sous son influence qu'il serait formé une commission de douze membres pour examiner la conduite de la municipalité, rechercher les auteurs des complots ourdis contre la représentation nationale et s'emparer, au besoin, de leurs personnes. Les douze furent choisis exclusivement parmi les Girondins.
Bien loin de se conduire avec sagesse, cette commission, établie pour rechercher la cause des troubles et les apaiser, ne fit qu'irriter les esprits. Elle inventa, poursuivit des attentats imaginaires. Son intention était évidemment de jeter l'alarme dans le pays et d'attirer ainsi les faibles, les peureux à la Gironde, comme au seul rempart de l'ordre et de la sécurité publique. Pauvre stratagème! Beaucoup ne virent dans ses violences et ses attaques que le tourment d'un parti démasqué.
Le 25 mai, la Commission des douze soumet à l'Assemblée un projet de décret ainsi conçu: «La Convention nationale met sous la sauvegarde spéciale des bons citoyens la fortune publique, la représentation nationale et la ville de Paris.»
Alors Danton: «Je dis que décréter ce qu'on vous propose, c'est décréter la peur.
N…—Eh bien! j'ai peur, moi!»
Il est heureux pour cet inconnu que le Moniteur n'ait pas conservé son nom.
Les Girondins, réunis en comité secret chez Valazé, dirigeaient la conduite des douze, qui ne tardèrent point à frapper des mesures rigoureuses.
Hébert (le Père Duchêne) avait écrit dans son journal que les Girondins, à plusieurs reprises, enlevaient le pain des boulangers pour occasionner la disette.
Dénoncé à la Commission des douze, il est illégalement arrêté le 24 mai. Peu nous importe l'homme: Hébert était substitut du procureur de la Commune; il avait été élu aussi bien que les représentants du peuple; avait-on le droit de l'arracher à la mairie?
Le lendemain, une députation de la Commune se présente devant l'Assemblée nationale et demande la liberté ou le prompt jugement du magistrat enlevé à ses fonctions.
Isnard s'emporte. De son siége de président, où depuis quelques jours il ne cessait de braver et d'injurier les tribunes, il lance cette imprudente menace:
«Vous aurez prompte justice. Mais écoutez les vérités que je vais vous dire. La France a mis dans Paris le dépôt de la représentation nationale. Il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention était avilie, je vous le déclare au nom de la France entière (bruit), Paris serait anéanti…»
Des murmures, des interruptions, un tumulte affreux couvrent la voix du président.
MARAT.—Lâche, trembleur, descendez du fauteuil!
ISNARD, d'une voix sépulcrale.—On chercherait sur les rives de la
Seine si Paris a existé.
Ce sont là de ces mots qui en temps de révolution tuent un parti. Une telle insulte, un tel blasphème, avait le tort de trahir, en l'accentuant, le voeu secret des Girondins, l'anéantissement de la capitale.
Quel contraste, d'ailleurs, entre le ton violent d'Isnard et le langage modéré de l'orateur qui réclamait l'élargissement d'Hébert!
«Les magistrats du peuple, dit-il, qui viennent vous dénoncer l'arbitraire, ont juré de défendre la sûreté des personnes et des propriétés. Ils sont dignes de l'estime du peuple français.»
Des acclamations enthousiastes saluent ces paroles et retombent comme une pluie de feu sur la tête des Girondins.
Il ne manquait plus à cette tempête que la voix de Danton.
«Je me connais aussi, moi, en figures oratoires. Il entre dans la réponse du président un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'un jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a existé? Loin d'un président de pareils sentiments! il ne lui appartient que de présenter des idées consolantes.»
Avec un art prodigieux, l'orateur attaque les Girondins sans les nommer, ces hommes d'un modérantisme perfide. Il venge Paris des calomnies sous lesquelles on veut l'accabler.
«La nation saura apprécier la proposition qui lui a été faite de transporter le siége de la Convention dans une autre ville. Paris, je le répète, sera toujours digne d'être le dépositaire de la représentation nationale. Mon esprit sent que partout où vous iriez, vous y trouveriez des passions parce que vous y porteriez les vôtres. Paris sera bien connu; le petit nombre de conspirateurs qu'il renferme sera puni. Le peuple français, quelles que soient vos opinions, se sauvera lui-même, s'il le faut, puisque tous les jours il remporte des victoires sur les ennemis, malgré nos dissensions. Le masque arraché à ceux qui jouent le patriotisme (on applaudit successivement dans toutes les parties de la salle) et qui servent de rempart aux aristocrates, la France le lèvera et terrassera ses ennemis.»
Les paroles d'Isnard avaient eu dans tout Paris un retentissement d'horreur: celles de Danton sont accueillies avec des transports d'enthousiasme.
«Jupiter, dit un ancien, aveugle ceux qu'il veut perdre.» Plus les Girondins sentaient le terrain de la popularité fuir sous leurs pieds, plus ils se plongeaient dans l'arbitraire. Franchissant toutes les bornes, la Commission des douze, outre Hébert, Varlet, Marino, venait de faire enlever nuitamment Dobsent, le président de la section de la Cité. Grande rumeur. Une nouvelle députation accourt aux portes de l'Assemblée nationale. Le président Isnard défend la commission, Robespierre demande la parole, elle lui est refusée.
Alors Danton, de son banc:
«Je vous le déclare, tant d'impudence commence à nous peser; nous vous résisterons.»
TOUS LES MEMBRES DE L'EXTRÊME GAUCHE.—Oui, nous résisterons. (On applaudit dans les tribunes.)
DANTON.—Je demande la parole.
Il monte à la tribune.
«Je déclare à la Convention et à tout le peuple français que si l'on persiste à retenir dans les fers des citoyens qui ne sont que présumés coupables; si l'on refuse constamment la parole à eux qui veulent les défendre, je déclare, dis-je, que s'il y a ici cent bons citoyens, nous résisterons. (Oui! oui! s'écrie-t-on à l'extrême gauche.) Je déclare en mon propre nom, et je signerai cette déclaration, que le refus de la parole à Robespierre est une lâche tyrannie.»
LES MÊMES VOIX.—Oui, oui, un despotisme affreux.
Et comme des murmures s'élevaient du côté droit:
DANTON.—Voilà ces amis de l'ordre qui ne veulent pas entendre la vérité; que l'on juge par là quels sont ceux qui veulent l'anarchie. J'interpelle le ministre [Note: C'était Garat] de dire si je n'ai pas été plusieurs fois chez lui pour l'engager à calmer les troubles, à unir les départements, à faire cesser les préventions qu'on leur avait inspirées contre Paris; j'interpelle le ministre de dire si, depuis la Révolution, je ne l'ai pas invité à apaiser toutes les haines, si je ne lui ai pas dit: Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutôt que l'autre, mais que vous prêchiez l'union. Il est des hommes qui ne peuvent se dépouiller d'un ressentiment. Pour moi, la nature m'a fait impétueux, mais exempt de haine. Je l'interpelle de dire s'il n'a pas reconnu que les prétendus amis de l'ordre étaient la cause de toutes les divisions, s'il n'a pas reconnu que les citoyens les plus exagérés sont les plus amis de l'ordre et de la paix.
Qu'on compare ces belles paroles aux invectives de la Gironde et que l'on dise de quel côté se trouvaient la modération, la sagesse, de quel côté, au contraire, éclatait la violence.
Cependant Paris bouillonnait; l'état d'agitation était extrême. Des groupes se formaient aux abords de la Convention. Le maire entre lui-même dans la salle des séances, précédé du ministre de l'intérieur. Garat parle le premier et jure que la Convention n'a rien à craindre. Pache répète les mêmes déclarations rassurantes. Il explique comment les arrestations ordonnées par la Commission des douze ont donné lieu aux rassemblements et révélé un fait nouveau, c'est que cette même commission avait envoyé aux sections de la Butte-des-Moulins, de Quatre-Vingt-Douze et du Mail, connues pour leur esprit contre-révolutionnaire, l'ordre de tenir trois cents hommes prêts à marcher.
Il était tard. Hérault de Séchelles prit le fauteuil. Deux députations vinrent demander encore une fois la liberté d'Hébert, de Marino, de Dobsent. Devant elles s'avançait au bout d'une pique un bonnet rouge recouvert d'un crêpe.
L'Assemblée réduite à un très-petit nombre de membres décréta que les prisonniers étaient élargis, que les douze étaient cassés et que le Comité de sûreté publique aurait à examiner leur conduite.
Était-ce une surprise? Les Girondins avaient quelque droit de l'affirmer. Le lendemain, ils demandèrent avec rage que le décret fût rapporté. On alla aux voix. La Montagne fut battue, mais par une faible majorité, 238 voix contre 279. Décidément, elle avait beaucoup accru ses forces; à l'origine, elle ne comptait pas cent membres; on l'appelait dédaigneusement l'extrême gauche. Les minorités qui ont pour elles l'opinion publique et qui répondent aux besoins de leur temps ne doivent jamais désespérer du succès.
La Commission des douze fut rétablie, mais la Montagne obtint l'élargissement provisoire d'Hébert et des autres détenus.
Comme c'était surtout à la Commission qu'en voulait le peuple de Paris, le maintien des douze ne fit qu'exaspérer les haines, envenimer les soupçons. On parlait vaguement de forces armées qui allaient fondre sur Paris. D'où viendraient-elles? Des départements où les Girondins avaient conservé toute leur influence.
La Montagne pourtant hésitait encore à se servir de l'insurrection pour se débarrasser de ses ennemis. Danton menaça plus d'une fois, comme on l'a vu, la conduite aveugle et violente de la Commission des douze. Toutefois il ne désirait pas perdre les Girondins, mais les effrayer. Il voulait les dérober aux coups de leurs ennemis, en les couvrant des éclats de sa voix. Les Girondins eurent l'imprudence de dédaigner cette fureur tutélaire qui les eût sauvés en les meurtrissant. Mal vus du peuple, ils essayèrent pourtant d'en appeler à la multitude. Ils firent la terreur; mais ils la firent en hommes étrangers aux instincts et aux passions des masses. On assure même que, pour se protéger, ils eurent l'idée d'en appeler à l'émeute. Les agitateurs de la Gironde n'avaient ni la figure ni le vêtement de leur rôle; ils enrégimentaient des domestiques, des hommes de confiance, des désoeuvrés: cette pâle contrefaçon des mouvements populaires ne fit que hâter le réveil du lion. Les Girondins ne cessaient, en même temps, d'exagérer aux yeux du pays les dangers de leur situation personnelle; Nous sommes sous le couteau, écrivaient-ils, dans un moment où leur Commission des douze tenait encore Paris sous le fer des baïonnettes. A force d'agiter l'ombre d'un complot, les Girondins donnèrent à leurs ennemis l'idée d'entreprendre sur l'inviolabilité des membres de la Convention.
Leur grand tort fut d'avoir provoqué la lutte, d'avoir jeté le défi à la population parisienne. Si les Montagnards les avaient épargnés, les Girondins n'eussent point épargné les Montagnards. Guerre pour guerre, dent pour dent, tête pour tête.
Le glaive tremblait dans le fourreau: qui osera s'en servir?—Moi, dit Marat, dont la conscience ne recule devant aucun scrupule. Ce qu'il hait, ce qu'il poursuit dans les Brissotins, c'est la tyrannie des importants et des parvenus. Entre lui et ces hommes, c'est une lutte à mort… Oui, à mort; car le fer, après avoir frappé les victimes, se retournera contre le sacrificateur.
XIII
Insurrection pacifique du 31 mai.—Danton et le canon d'alarme.—L'Evêché.—La Convention envahie.—La Commission des douze est cassée.—Promenade aux flambeaux.—L'Insurrection recommence le 2 juin.—Mauvaises nouvelles de la Vendée et du théâtre de la guerre.—Le tocsin de Notre-Dame et la générale.—Ce qui se passe à la Convention.—Henriot et les canonniers.—Mise en accusation des vingt-deux.—Fin de Théroigne de Méricourt.
—Hé bien, père François, il y aura du grabuge aujourd'hui; on dit le peuple terriblement en colère.
—Contre qui?
—Contre les Girondins.
—Pour qui tenez-vous: les Girondins ou les Montagnards?
—Moi? je ne sais pas… Je suis pour la bonne cause.
Tel est le dialogue qui, le matin du 31 mai, se tenait entre deux bourgeois du faubourg Saint-Marceau.
La vérité est que depuis quelque temps une moitié de la population se désintéressait des affaires publiques. Il était si difficile pour la masse des citoyens de voir clair dans les questions qui divisaient les hommes d'État et les animaient les uns contre les autres.
La Convention nationale offrait alors aux esprits les moins prévenus un triste et perpétuel déchaînement d'animosités impuissantes. La Révolution allait avorter dans ces crises et ces conflits d'homme à homme, de parti à parti, si l'insurrection ne fût intervenue. Il y avait sans doute à franchir une barrière sacrée—la loi. Le peuple de Paris n'hésiterait-il point à porter la main sur sa propre souveraineté en mutilant la représentation nationale? Il hésita en effet. Depuis une quinzaine de jours que se préparait le mouvement, les sections reculaient devant une prise d'armes, une attaque directe contre la Convention. La Commune était divisée. Les comités révolutionnaires eux-mêmes ne pouvaient se mettre d'accord entre eux. Les clubs parlaient très-haut et n'agissaient pas. Les Jacobins (lisez Robespierre) étaient pour une insurrection morale, c'est-à-dire sans doute pour une imposante manifestation de l'esprit public qui eût forcé les Girondins à donner leur démission. Seul l'Évêché tenait pour un coup de main; mais ce petit groupe de fanatiques ne pouvait rien faire par lui-même. D'un autre côté, entre la Gironde et la Montagne, les vrais patriotes s'étaient depuis longtemps décidés pour celui des deux partis qui représentait le mieux la force et l'idée de la Révolution; néanmoins, soit lassitude, soit respect du droit, ils refusaient de marcher.
Qui donc ébranlera la masse?… Ce fut une poignée d'agitateurs.
Le vendredi 31 mai, à trois heures du matin, le tocsin sonna dans les tours de Notre-Dame, et se propagea de clocher en clocher. A ce signal, le rappel fut battu dans tous les quartiers de Paris. A huit heures, il y avait cent mille hommes sous les armes. La Convention s'était rassemblée dès le point du jour. Le commandant du poste du Pont-Neuf est à la barre, il dit qu'on était venu lui proposer de tirer le canon d'alarme. Il s'y était refusé; mais pendant qu'il acceptait les honneurs de la séance, le canon d'alarme part. Il est neuf heures du matin. A ce bruit, Danton s'écrie: «Quelques personnes paraissent craindre le canon d'alarme. Celui que la nature a créé capable de naviguer sur l'océan orageux n'est point effrayé lorsque la foudre atteint son vaisseau. Sans contredit, vous devez faire en sorte que les mauvais citoyens ne mettent pas à profit cette grande secousse; mais si elle n'a été imprimée que parce que Paris vous porte ses justes réclamations, si, par cette convocation peut-être trop solennelle, il ne vous demande qu'une justice éclatante contre ses calomniateurs, il aura encore bien mérité de la patrie. Dans un temps de révolution, le peuple doit se produire avec toute l'énergie qui annonce la force nationale.»
Cette voix plus imposante et plus terrible que le canon d'alarme fait courir dans toute la salle des séances un frisson d'enthousiasme.
A la fois impétueux et profondément habile, l'orateur ajoute:
«Vous avez créé une commission impolitique…»
PLUSIEURS VOIX.—Nous ne savons pas cela.
DANTON.—Vous ne le savez pas, il faut donc vous le rappeler. Cette Commission des douze a jeté dans les fers les magistrats du peuple, par cela seul qu'ils avaient combattu dans des feuilles cet esprit de modérantisme que la France veut tuer pour sauver la République. Pourquoi avez-vous donc ordonné l'élargissement de certains fonctionnaires publics? Vous y avez été engagés sur le rapport d'un homme que vous ne suspectez pas, un homme que la nature a créé doux, sans passion, le ministre de l'intérieur (GARAT). En ordonnant de relâcher un des magistrats du peuple (HÉBERT), vous avez été convaincus que la commission avait mal agi sous le rapport politique. C'est sous ce rapport que j'en demande, non pas la cassation, car il faut un rapport, mais la suppression.»
[Illustration: Carrier.]
Jusqu'ici, par conséquent, il ne s'agissait que de la Commission des Douze. Qu'elle soit dissoute et tout rentrera dans l'ordre. «C'est le seul moyen de sauver le peuple de ses ennemis, de le sauver de sa propre colère.» Si au contraire les Girondins se montrent sourds aux conseils de la prudence, «le peuple fera pour sa liberté une insurrection entière».
D'un autre côté, l'amour-propre de la Gironde, sa dignité, si l'on veut, l'engageait à ne pas céder devant les premiers signes de l'émeute.
«Il faut, dit Vergniaud, que la Convention prouve qu'elle est libre; il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la commission… Il faut qu'elle sache qui a donné l'ordre de tirer le canon d'alarme… S'il y a un combat, il sera, quoiqu'en soit le succès, la perte de la République… Jurons tous de mourir à notre poste.»
S'il y a un combat…Ces mots prouvent bien que la Gironde s'attendait à une lutte dans laquelle elle espérait encore ressaisir l'avantage sur ses adversaires.
«Vous nous accusez, s'écriait à son tour Rabaut-Étienne. Pourquoi? parce que vous savez que nous allons vous accuser.»
La Convention, il y a tout lieu de le croire, ignorait le travail qui s'était fait pendant la nuit, travail de taupe qui avait creusé une mine profonde.
La veille au soir, il y avait eu réunion à l'Évêché. Quelques rares quinquets éclairaient d'une lumière brumeuse la salle où se tenaient les séances. On distinguait ça et là dans cette pénombre d'étranges têtes révolutionnaires; Dobsent, l'un de ceux qui avaient été arrêtés par ordre de la commission des Douze, prit la parole. Son discours est une répétition exacte de ce que pensait et disait Marat dans sa feuille, et pourtant Dobsent n'était point maratiste, il travaillait pour lui-même.
«Citoyens, s'écria-t-il, depuis longtemps la division est au sein de la Convention nationale. Comment voulez-vous que l'ordre s'établisse dans la nation, si le désordre et l'anarchie règnent dans l'Assemblée de ses représentants? La faction qui trouble dans ce moment-ci l'union et l'harmonie de vos mandataires, citoyens, vous la connaissez tous, c'est la Gironde. Les Girondins sont des hommes qui voudraient arrêter la Révolution à leurs idées, afin de s'en emparer et de la régir. Or, quelles sont les idées de ces hommes? Ils veulent faire succéder à l'ancienne aristocratie qui pesait sur vos têtes une aristocratie nouvelle mille fois plus accablante. Vous n'aurez quitté le joug des anciens nobles que pour tomber sous celui des parvenus insolents et mal élevés. Qu'on juge du vertige de ces valets de l'ancien régime, devenus maîtres à leur tour! Ils ont toutes les passions des anciens suppôts de la tyrannie, et ils ont moins qu'eux les bienséances. Vous êtes plus éloignés de la liberté que jamais, car vous êtes asservis au nom de la liberté même. Avec des dehors brillants ou des formes séduisantes, ces hommes amollis par la bonne chère, par les femmes, par l'oisiveté, demeurent faibles et indécis devant les grandes mesures; or, en révolution, il faut agir révolutionnairement.
«Les Girondins résistent à l'unité de notre gouvernement, entravent notre marche, troublent la paix et le bon accord de l'Assemblée. Si vous les laissez faire, citoyens, de nos dissentions intestines naîtront plusieurs républiques fédérées: les hommes les plus audacieux ou les plus adroits usurperont l'empire, soumettront la multitude à un nouveau joug, et le gouvernement aura changé de forme sans avoir rétabli la liberté. Croyez-moi, dans tout État où quelques classes s'opposent avec acharnement à la tranquillité et à la félicité publiques, c'est folie de vouloir s'entêter à les convertir; il faut les retrancher. Dans des temps de révolution comme celui où nous sommes, détruire les factions est un devoir; derrière les Girondins se cachent les royalistes, les fédérés, les mécontents, en un mot, tous ces hommes avec lesquels votre gouvernement n'est pas possible. Je vous engage donc à prendre d'assaut la Gironde, comme une forteresse qui couvre de sa protection les projets sinistres et les menées sourdes de nos ennemis. Aux armes! citoyens, levons-nous, et montrons que si nous savons exterminer les rois, nous n'ignorons pas non plus la manière de détruire la tyrannie des factions. Demain, présentez-vous armés aux portes de la Convention nationale, et exigez qu'on vous livre les vingt-deux (les Girondins).»
Se tournant du côté d'Henriot: «Henriot, tu es un brave citoyen et un homme de coeur; je te confie le commandement de l'insurrection. A demain!»
L'Évêché avait un pied dans la Commune. Il forma un Comité révolutionnaire ou Conseil général qui siégea le 31 dès le matin à l'Hôtel-de-Ville; mais la direction du mouvement lui était disputée par les Jacobins qui, de leur côté, avaient institué chez eux une assemblée des commissions de sections, ou de Salut public. Entre ces deux centres d'action l'émeute flottait indécise.
Vers cinq heures du soir néanmoins le faubourg Saint-Antoine s'ébranle. Une sombre multitude entoure le palais des Tuileries; le souffle enflammé de cent à deux cent mille hommes se répand dans les airs. Des flots après des flots battent les épaisses murailles derrière lesquelles siége la Convention.
La salle est d'abord envahie par une députation de Jacobins, à la tête de laquelle s'avance Lhuillier, un ancien cordonnier, alors procureur de la Commune et homme de loi. Il rappelle l'anathème d'Isnard lancé contre Paris; il demande qu'on mette en accusation des représentants derrière lesquels les royalistes du Midi et de la Vendée abritaient leurs espérances, leurs criminelles manoeuvres.
Des hommes armés de piques, de bâtons se répandent jusque sur les bancs des députés. Pouvait-on délibérer sous la pression des envahisseurs? Le temple de la souveraineté nationale n'était-il point violé?
Vergniaud propose de lever la séance. Le centre demeure immobile.
Vergniaud sort, nul ne l'accompagne. Il rentre et voit la figure de
Robespierre à la tribune.
L'orateur (j'allais écrire l'accusateur public) fut amer, pénétrant, mais diffus.
VERGNIAUD, de son banc.—Concluez!
ROBESPIERRE.—Je conclus et contre vous: contre vous qui, après la révolution du 10 août, vouliez mener à l'échafaud ceux qui l'avaient faite; contre vous qui provoquez la destruction de Paris.
Nouveau débordement de la multitude. C'est l'Évêché qui arrive. La salle est de plus en plus envahie. Jusqu'ici pourtant nulle violence. Pas un coup de fusil ne fut tiré dans cette journée. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine apportent même à la Convention des paroles de paix.
«Législateurs, s'écrie l'un d'eux, la réunion vient de s'opérer, la réunion du faubourg, de la Butte des Moulins et des sections voisines. On voulait que les citoyens s'égorgeassent, ils viennent de s'embrasser.»
Tout cela était vrai. Ces sections soupçonnées de royalisme et réunies au Palais-Royal venaient, en effet, de parlementer, de s'entendre et de se confondre dans le même cri: «Vive la République!»
Il fallait pourtant conclure, ainsi que l'avait dit Vergniaud. La commission des Douze fut cassée; on décréta que ses papiers seraient réunis au comité de Salut public. Ce comité fut chargé d'en rendre compte «sous trois jours.»
Barère qui avait rédigé le décret ajouta qu'on «poursuivrait les complots.»
O Janus! O Tartufe! que dites-vous de ce tour de force? Des complots, mais lesquels? Des coupables, mais était-ce les hommes de l'Évêché ou les Girondins? Barère se gardait bien de le dire.
Tout était-il fini? Oui, pour ce jour-là. Vergniaud lui-même, voulant dissimuler la défaite de son parti, avait déclaré, au commencement de la séance, que le peuple de Paris avait bien mérité de la patrie. Jamais il ne fut plus beau, plus grand comme orateur. C'était le chant du cygne.
La Convention sortit, descendit sur la terrasse des Feuillants et parcourut aux flambeaux les Tuileries, le Carrousel. Les députés Girondins, dont on avait réclamé la proscription et dont la chute était si prochaine, assistaient eux-mêmes à cette fête.
Le lendemain arrivèrent des nouvelles sinistres de la Vendée, de Lyon, de Valenciennes, de Mayence, de la frontière d'Espagne: partout la Convention était trahie, attaquée, menacée par l'ennemi du dedans et du dehors. Dira-t-on que ces désastres n'étaient point connus de la population, que le comité de Salut public les dévorait en silence? L'étincelle électrique n'est point une vaine figure de langage. Paris en savait assez pour tressaillir de fureur et d'indignation.
Sur qui devait tomber la responsabilité de ces malheurs? Avant le 10 août, on accusait la Cour, les constitutionnels. La Cour ayant disparu, les constitutionnels étant rentrés sous terre, on s'en prenait désormais à ceux qui se rapprochaient le plus de leurs principes, c'est-à-dire aux Girondins.
Cette accusation était-elle injuste? En ce qui regardait l'étranger, peut-être; mais en ce qui concernait Lyon, Marseille, non pas. C'est sous le masque du girondisme, du modérantisme que ces deux grandes villes, en pleine révolte, avaient bravé, défié la Convention.
Les Girondins n'avaient alors qu'un parti à prendre: donner leur démission, hésitaient-ils par un sentiment d'honneur? Espéraient-ils ressaisir la majorité de la Convention? Comptaient-ils encore sur la plaine?
Si telle était leur illusion, ils connaissaient bien peu les grandes assemblées politiques. Dans chacune d'elles, il y a les éléments d'une majorité stagnante à la surface, mais qui se déplace par des courants sous-marins selon que le vent du succès souffle à droite ou à gauche. Le centre appartenait à la Gironde, tant que la Gironde était la plus forte; il se portait à présent vers la Montagne.
Le chef de la Gironde, madame Roland venait d'être arrêtée par ordre de la commune.
Dans la nuit du 1er au 2 juin, les comités révolutionnaires ne négligèrent aucun moyen pour soulever la population. Cependant la nuit s'avançait et rien ne bougeait encore. Marat était à l'Hôtel de Ville: impatient, fougueux, inquiet, il promenait ses regards sur les quais endormis. A la vue de ce calme, le sang bouillonnait dans ses veines; il frappait du pied. Il y a ceci de remarquable que lui, si déclamateur, si verbeux d'ordinaire, parla très-peu durant ce sombre drame, dont il fut pourtant le principal acteur par son journal, ses menées sourdes et l'influence qu'il exerçait sur la commune.
Vers deux heures du matin un petit homme qui ressemblait à l'Ami du peuple était suspendu avec trois ou quatre acolytes à la corde d'une des cloches dans les tours Notre-Dame. La cloche était lourde; ils tirent, ils s'acharnent, ils s'enragent. On dirait ces gnomes que le moyen âge se figurait suspendus la nuit aux flèches dea vieilles cathédrales. Enfin la cloche s'ébranle; le marteau soulevé à grand peine retombe sur les parois d'airain; le tocsin sonne. C'est le glas de la mort pour le parti de la Gironde.
Les coups de ce tocsin nocturne tombent sur les faubourgs indécis. On bat la générale dans toutes les rues, les autres cloches de la ville s'éveillent, les cris d'alarme se répondent dans les ténèbres. Au milieu de tout ce mouvement, de ce cliquetis d'armes, de ce bruit de tambours, on entend l'impassible marteau des monuments publics qui frappe les heures de distance en distance. Il n'est personne qui n'ait remarqué dans une nuit d'émeute ou de révolution, l'indifférence solennelle de l'horloge. Cette voix d'airain qui marque sur le même ton l'heure de la révolte ou de la tranquillité publique, étrangère aux passions, aux souffrances, aux agitations de l'homme, calme ainsi que tout ce qui sort de l'éternité pour y rentrer aussitôt, elle paraît dire: «Tuez-vous, égorgez-vous, si bon vous semble, vous n'aurez point l'honneur de troubler dans les espaces célestes la marche des astres à laquelle j'obéis.»
La veille, le 1er juin, les Girondins avaient soupé ensemble pour la dernière fois. Louvet leur proposa de fuir dans leurs départements, et de revenir à la tête d'une armée de Fédérés pour délivrer la Convention. Délivrer, c'est le mot dont tous les partis politiques couvrent leurs attentats contre le droit et la liberté. On assure qu'ils rejetèrent avec horreur cet appel à la guerre civile: soit; mais pourquoi faut-il pour leur honneur, pour leur mémoire, pour leur justification devant la postérité qu'ils n'aient point toujours repoussé un moyen aussi criminel de rétablir dans le pays leur autorité méconnue? Le soir ils se réfugièrent rue des Moulins chez leur confrère Meillan, dans les vastes appartements duquel ils purent entendre les sombres rumeurs de la rue, le rappel des tambours, les proclamations lues à la clarté des torches, le bruit des armes, les allées et venues des patrouilles dans les ténèbres.
Se rendraient-ils le lendemain à la Convention? Cette question fut agitée, leurs amis les détournèrent de cet acte d'héroïsme, leur conseillèrent l'absence, les gardèrent en quelque sorte de force. Barbaroux, Lanjuinais et deux ou trois autres échappèrent seuls à ces obsessions d'une tendresse aveugle.
Au point du jour on tira le canon d'alarme. Des colonnes de citoyens armés de piques et de fusils se portent vers le palais de l'Assemblée nationale; Henriot marche à leur tête avec de l'artillerie. Toute cette multitude serre d'une triple haie, hérissée de lances et de baïonnettes, l'enceinte où la Convention tient ses séances. Henriot fait tourner la bouche des canons vers le château des Tuileries. Marat, aux premières blancheurs du jour, parcourt le jardin, haranguant les ouvriers, ramenant doucement par la manche de la blouse les hommes du peuple qui semblent vouloir s'écarter de ses conseils et de son mot d'ordre, communiquant à tous ce même esprit de défiance qui était si bien dans sa nature.
La séance s'ouvre, Malarmé préside. Les bancs de la droite sont presque déserts. Où était Vergniaud? Où se trouvaient alors Condorcet, Brissot, Louvet? chez Meillan, sans doute. Malheur aux partis qui en temps de révolution désertent le terrain de la lutte! Dira-t-on que leur présence eût été inutile, que la Convention n'obéissait plus qu'à la force? Ce serait injuste; l'Assemblée garda jusqu'au dernier moment un certain souci de sa dignité. Si elle finit par céder aux sommations du dehors, c'est qu'elle ne considérait plus elle-même les Girondins comme étant à la hauteur du mouvement révolutionnaire. Leur absence n'en fournissait-elle point la preuve?
La séance débute mal pour les Girondins. Lecture est donnée d'une lettre adressée à la Convention par les administrateurs de la Vendée. Cette lettre désespérée annonce que tout est perdu, que tout tombe au pouvoir des rebelles. «Voilà, conclut-elle, où nous ont mené vos divisions et vos querelles dont vous vous êtes plus occupés que des secours dont nous avions besoin.»
De tous les côtés affluent de sinistres nouvelles. On écrit de Wissembourg: «Jamais les aristocrates ne levèrent plus audacieusement le masque. Nous périrons en combattant; mais vous, législateurs, ces puissants motifs ne devraient-ils pas vous faire abjurer toute haine particulière pour ne vous occuper que du salut de la patrie.»
Les mêmes cris d'alarme partaient à la fois de la Lozère, de la Haute-Loire, de Lyon, où huit cents patriotes venaient d'être massacrés par des réactionnaires qui arboraient le drapeau de la Gironde.
Cette lecture faite au nom du Comité de salut public par Jean-Bon-Saint-André était encore plus terrible pour les Girondins que le glas de l'agonie qui sonnait dans toute la ville.
Une députation de la Commune se présente à la barre:
«Mandataires, dit l'orateur, en s'adressant aux membres de la Convention, le peuple de Paris n'a pas quitté les armes. Les colonnes de l'égalité sont ébranlées; les contre-révolutionnaires lèvent la tête, la foudre gronde, elle est prête à les pulvériser. Les crimes des factieux de la Convention sont connus; nous venons pour la dernière fois vous les dénoncer. Décrétez à l'instant même qu'ils sont indignes de la confiance publique, qu'ils soient mis en état d'accusation.»
La lutte s'engage terrible, implacable. De part et d'autre on s'accable de paroles brutales, de récriminations violentes. Le bruit du tambour qu'on bat dans toute la ville pénètre, retentit jusque dans la salle des séances. Lanjuinais monte à la tribune:
«C'est contre la générale que je veux parler.»
Profitant d'un moment de silence, il s'élève avec force contre la tyrannie de l'émeute, contre les usurpations de la commune, contre la nouvelle pétition «traînée dans la boue des rues de Paris.»
Plusieurs voix: «Il insulte le peuple!»
Legendre: «Descends de la tribune, ou je t'assomme.
Lanjuinais: «Commence par faire décréter que je suis un boeuf.
Tout le monde sait que Legendre était boucher.
Le tumulte redouble. Les galeries avaient été envahies de bonne heure par les Jacobins qui ébranlent la salle de cris et de trépignements.
Il ne restait plus aux Girondins qu'une chance de salut, c'était de s'immoler eux-mêmes sur l'autel de la Concorde, de donner leur démission. Isnard, Fauchet, le vieux Dussaulx, Lanthenas, offrent successivement de se poser en victimes expiatoires. Hélas! il était trop tard. Cette résolution qui, deux jours auparavant, aurait pu sauver la Gironde, ne servit qu'à l'amoindrir. «C'est un piége,» murmura Robespierre. Marat qui ne voulait à aucun prix que sa proie lui échappât, s'écrie. «C'est l'impunité pour les traîtres.» Il s'élance à la tribune et déclare qu'il donne sa démission, si l'on consent au sacrifice de quelques membres se dévouant eux-mêmes en holocauste.
De leur côté Lanjuinais et Barbaroux protestent avec héroïsme contre cette concession faite à l'émeute.
Cependant la salle est cernée, gardée à vue, entourée d'énergumènes qui empêchent les députés de sortir. La Convention reconnaît avec horreur qu'elle est prisonnière. Le sentiment de sa propre dignité se révolte devant cet outrage. Retrancher les Girondins, passe encore; mais les livrer, mais subir, séance tenante, la pression de l'émeute, mais se déshonorer elle-même aux yeux de la France et de la postérité, oh! non, mille fois non!
Barère s'élance à la tribune: «Prouvons, dit-il, que nous sommes libres. Allons délibérer au milieu de la force armée; elle protégera sans doute la Convention.»
Plusieurs voix: «Oui, oui; on veut nous opprimer: sortons d'ici et faisons baisser devant nous les baïonnettes.»
Le président (Hérault de Séchelles qui venait de remplacer Malarmé), descend du fauteuil; presque tous les membres de la Convention le suivent. Une trentaine de Montagnards restent seuls immobiles sur leurs bancs.
Les députés du centre et de la droite, sans compter beaucoup, du côté gauche, se précipitent vers la porte de bronze; la garde leur livre passage. Le président conduit l'Assemblée en procession dans les cours et dans le jardin des Tuileries. Elle se présente à toutes les issues qu'elle trouve fermées; elle ordonne qu'on lui ouvre une des grilles: refus. A l'entrée de la place du Carrousel, elle rencontre l'artillerie qui barre le passage, soutenue qu'elle était d'un triple rang de piques et de baïonnettes. Hérault de Séchelles, avec une noble attitude, signifie aux chefs de l'insurrection qu'ils doivent se retirer et laisser à la Convention son libre vote: «Nous voulons bien, ajoute-t-il, juger les vingt-deux; nous ne voulons pas qu'on nous les arrache par la force. Henriot, répond par un mot:
«Canonniers, à vos pièces!»
Le canon cette dernière raison des rois, était maintenant celle de l'émeute.
La Convention, cette assemblée si grande, si fière, qui jugeait et punissait les rois, qui défiait toutes les cours de l'Europe, baisse la tête devant la tyrannie de la force et recule frémissante de colère. C'était assez d'humiliations ainsi. Dans l'intérieur de l'Assemblée les tribunes murmuraient. Marat qui était d'abord resté à son poste, mais qui se leva de son banc et sortit, quand il craignit que la masse des députés ne se fût échappée, rencontra la Convention dans un piteux état de désarroi au Pont-Tournant.
—Je somme l'Assemblée, dit-il, de rester dans la salle des séances.
Honteuse, vaincue, consternée, la Convention reprend le chemin du
Palais des Tuileries.
A partir de ce moment, Marat est l'âme de l'Assemblée. Décrété naguère d'accusation, hué, honni, persiflé quelques jours auparavant, il dispose maintenant à son gré du sort de ses ennemis; il recommande d'élaguer trois Girondins de la liste des vingt-deux: Dussaulx «vieillard radoteur, trop incapable pour être chef de parti; Lanthénas, pauvre d'esprit, qui ne méritait pas l'honneur que l'on songeât à lui; Ducos, à qui l'on ne pouvait reprocher que quelques opinions erronées», et l'on efface ces noms, il conseille d'en inscrire d'autres à leur place, et on les inscrit.
Le décret d'arrestation passa à une grande majorité, il est vrai que beaucoup de députés s'abstinrent.
Dès que cette nouvelle est connue, l'insurrection débarrasse les abords du Palais national, toute cette multitude armée se retire au chant de Ça ira. Femmes, enfants, vieillards, s'en vont en mêlant leurs voix au terrible refrain. L'émeute rentre dans les faubourgs comme la lionne dans son antre. Ivres de vin et de patriotisme, ces farouches sans-culottes se quittent en jurant de mourir pour la liberté; les mains serrent les mains, tous les coeurs battent dans un seul coeur. On croyait enfin que la Convention délivrée de ses luttes intestines marcherait d'un pas ferme vers les grandes mesures qui devaient assurer le bonheur public à l'intérieur et la victoire de nos armées sur les champs de bataille.
Il y avait alors près d'Avignon un jeune officier d'artillerie, qui s'appelait quelque chose comme Buonaparte ou Bonaparte. Il écrivit ces mots quelques mois après la chute des Girondins: «Pour voir lequel des Fédérés ou de la Montagne tient pour la République, une seule raison me suffit, la Montagne a été un moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle cependant jamais parlé d'appeler les ennemis? Ne savez-vous pas que c'est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe?… Je ne cherche pas si vraiment ces hommes, qui avaient bien mérité du peuple dans tant d'occasions, ont conspiré contre lui: ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les Brissotins étaient perdus sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi à leurs ennemis. S'ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté leurs armes à l'aspect de la Constitution; ils auraient sacrifié leurs intérêts au bien public; mais, il est plus facile de citer Décius que de l'imiter. Ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes: ils ont, par leur conduite, justifié leur décret… Le sang qu'ils ont fait répandre a effacé les vrais services qu'ils avaient rendus.» Ces reproches s'adressaient à la conduite que les Girondins tinrent après le 2 juin, à l'esprit de désordre que ces proscrits semèrent bientôt dans toute la France.
[Illustration: Comité de salut public.]
Méfions-nous pourtant des appréciations du césarisme. De quel côté qu'il vint, l'événement qui supprima les Girondins était un coup d'État, et tous les coups d'État sont mauvais; celui du 2 juin 93 contenait en germe le 18 brumaire et le 2 décembre. Était-ce d'ailleurs impunément que la Convention venait de se déchirer elle-même. Tout acte porte avec lui ses conséquences… La barrière de la loi était franchie; l'ère de la proscription était ouverte; le droit venait de succomber devant la force. Les vainqueurs avaient, ce jour-là même, signé leur arrêt de mort. Ils y passèrent tous, Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes. Le 2 juin devait fatalement aboutir au 9 thermidor.
Les Girondins mis en état d'arrestation chez eux furent: Gensonné,
Vergniaud, Brissot, Guadet, Gorsas, Pétion, Salles, Chambon, Barbaroux,
Buzot, Biroteau, Rabaut, Lasource, Lanjuinais, Grangeneuve, Lesage,
Louvet, Valazé, Doulcet, Lidon, Lehardy, les ministres Clavière et
Lebrun, les membres de la Commission des douze, Fonfrède et
Saint-Martin exceptés.
La chute des Girondins entraîna la perte de quelques victimes qui tenaient fort indirectement à leur parti. Théroigne, au plus fort de la lutte, voulut s'élancer entre les deux camps, comme autrefois les femmes sabines se jetèrent entre les combattants armés qui allaient déchirer le berceau de Rome. «Citoyens, s'écriait-elle, écoutez-moi: où en sommes-nous? Toutes les passions qu'on a eu l'art de mettre aux prises nous entraînent et nous conduisent au bord du précipice… A mon retour d'Allemagne, il y a à peu près dix-huit mois, je vous ai dit que l'empereur avait ici une quantité prodigieuse d'agents pour nous diviser, afin de préparer de loin la guerre et de la faire éclater au moment où ses satellites feraient en même temps irruption sur notre territoire. Déjouons ces intrigues; ne justifions pas par nos querelles intestines cette calomnie des rois et de leurs esclaves, qu'il n'est pas possible à un peuple de tenir lui-même les rênes de la souveraineté; ne les autorisons pas à venir nous mettre d'accord.»
Cette charmante voix qui, cette fois, était celle de la sagesse, se perdit dans le cri de guerre des partis déchaînés. Vers l'époque du 31 mai, Théroigne se trouvait au jardin des Tuileries, sur le passage de Brissot. Un groupe de femmes entoure le chef de la Gironde avec des huées et des trépignements de colère. La jolie Liégeoise, écoutant plutôt son coeur que sa raison, se jette sur ces furies pour défendre le député qu'on insulte. Ce généreux mouvement, plus prompt que l'éclair, attire sur elle toute la tempête.—Ah! tu es brissotine, s'écrient-elles en la saisissant; ah! tu es l'amie des fédéralistes et des traîtres! Attends! attends! attends! Aussitôt les forcenées de relever sa robe et…—Je m'arrête: sous cet indigne traitement, sa figure se couvrit d'un nuage pourpre, et sa raison d'un voile de ténèbres. A dater de ce jour, on ne la revit plus. On apprit plus tard qu'elle avait été renfermée dans une maison de santé au faubourg Saint-Marceau.
La veille du 9 thermidor, elle écrivit à Saint-Just la lettre suivante:
«Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation; j'ai perdu un temps précieux. Envoyez-moi deux cents francs, et venez me voir; je vous ai écrit que j'avais des amis jusque dans le palais de l'empereur. J'ai été injuste à l'égard du citoyen Bosgue. Pourrai-je me faire accompagner chez vous? J'ai mille choses à vous dire. Il faut établir l'union. Il faut que je puisse développer tous mes projets, continuer d'écrire ce que j'écrivais: j'ai de grandes choses à dire; j'ai fait de grands progrès. Je n'ai ni papier, ni lumière, ni rien; mais, quand même, il faut que je sois libre pour pouvoir écrire. Il m'est impossible de rien faire ici.
Mon séjour m'y a instruite; mais, si j'y restais plus longtemps sans rien faire et sans rien publier, j'avilirais les patriotes et la couronne civique. Vous savez qu'il est également question de vous et de moi, et que les signes d'union demandent des effets. Il faut beaucoup de bons écrits, qui donnent une bonne impulsion. Vous connaissez mes principes; j'espère que les patriotes ne me laisseront pas victime de l'intrigue. Je puis encore tout réparer, si vous me secondez; mais il faut que je sois partout où je suis respectée. Je vous ai déjà parlé de mon projet; je demande qu'on me remette chez moi. Salut et fraternité.»
Elle était folle.
Théroigne paya cruellement ses excentricités. L'expiation la visita sous la forme de la maladie, et quelle maladie, grand Dieu! Elle vécut longtemps, reléguée à la Salpêtrière dans le quartier des incurables.—Réduite à ne pouvoir supporter sur ses membres aucun vêtement, pas même de chemise, ombre d'elle-même, la malheureuse se cherchait dans les brouillards épais de ses rêves. Couchée au fond d'une cellule petite, sombre, humide, sans meubles, elle répondait à ceux qui l'interrogeaient: «Je ne sais pas; j'ai oublié.» Insistait-on, elle s'impatientait, parlait seule à voix basse, et l'on entendait sur ses lèvres les mots entrecoupés de fortune, liberté, comité, révolution, coquin, décret. Toute sa vie de courtisane et d'héroïne se reflétait dans son délire.—Elle conserva jusqu'à la fin des restes de beauté: on remarquait, surtout, la perfection de ses pieds et de ses mains. Elle mourut le 9 mai 1817, à l'âge de cinquante-huit ans. Pauvre Théroigne!
Revenons aux Girondins. Plus que tout autre, nous plaignons, nous admirons ces hommes remarquables par leur éloquence, intéressants par leur jeunesse et leur ardent caractère. Qui pourrait néanmoins se dissimuler qu'ils ne fussent devenus un obstacle à la marche de la Révolution? Ils voulaient lui résister; elle les entraîna, les broya sous les roues de son char.
Les Girondins avaient le tempérament, les idées et les tendances de la bourgeoisie éclairée. Avec eux tomba le dernier rempart de la classe moyenne. La Montagne en se soulevant sur leurs débris inaugura le règne de l'élément populaire. L'unité de la représentation nationale était rompue; l'Assemblée avait été humiliée par l'émeute; un précédent fatal menaçait la liberté de la tribune: malgré tout, le drapeau de la Révolution sortit encore une fois de la lutte, indigné, déchiré, mais triomphant.
La responsabilité du coup d'État qui frappa les Girondins se partage entre la Commune, l'Évêché, le Club des Jacobins et quelques membres de la Montagne; Robespierre certes n'y fut point étranger; mais, d'après le témoignage de tous les contemporains que j'ai pu consulter, le 2 juin fut surtout la journée de l'Ami du peuple.—Prends garde, Marat, la ligue vaincue aboutit à Ravaillac; les partis décimés se vengent par un coup de couteau.
Causant un jour avec Lakanal, je lui demandais: «Et que pensez-vous des
Girondins?
—C'étaient des intrigants, répondit le grave vieillard.
Cette épithète dont on abusait en 93 n'avait pas tout à fait le sens qu'elle a maintenant; elle voulait dire des hommes d'expédients et non des hommes de principes, des parlementaires cherchant plutôt le succès que le bien public et la vérité, des esprits à combinaisons subtiles et déliés qui transigeaient trop aisément avec les partis monarchiques quand ils avaient besoin d'y trouver un point d'appui.
XIV
Incapacité des Girondins en fait de gouvernement.—Physionomie de la Convention après le 2 juin.—Lettre de Marat.—Déclin de l'Ami du peuple.—Système de bascule adopté par Robespierre.—Activité de la Convention après la chute des Girondins.—Fondation du Muséum d'histoire naturelle.—La Constitution de 93.—Alliance de la Gironde avec les royalistes.—Ce qui se passait dans le Calvados.
La Gironde laissait, en s'évanouissant, la preuve de son impuissance. Après avoir longtemps dirigé les affaires, elle n'avait su ni vendre les biens des émigrés et du clergé, ni soutenir la valeur des assignats, ni créer pour le trésor des ressources nouvelles, ni relever le moral de l'armée, ni ressusciter le travail et l'industrie, ni rassurer le commerce, ni encourager l'agriculture, ni apaiser les mouvements populaires, ni éteindre les foyers de la guerre civile, ni vaincre la contre-révolution, rien, elle n'avait rien fait: huit grands mois s'étaient perdus en querelles fratricides.
Et pourtant à droite de la Convention il y avait un creux. Les regards se portaient involontairement sur ces siéges vides, hier si bien remplis et d'où s'élevaient tant de voix éloquentes. A présent, quel silence! quelques-uns des ardents Montagnards regrettaient du fond du coeur la chute de leurs adversaires. Garat raconte que Danton lui disait un jour: «Vingt fois, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue; ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre; ce sont eux qui nous ont forcé de nous jeter dans le sans-culotisme qui les a dévorés, qui nous dévorera tous, qui se dévorera lui-même.» (Mémoires de Garat.)
Le lendemain du jour où la Convention avait livré les vingt-deux, elle reçut de Marat une lettre dont il fut fait lecture. «Citoyens, mes collègues, disait-il, quelques-uns me regardent comme une pomme de discorde, et étant prêt, de mon côté, à tout sacrifier au retour de la paix, je renonce à l'exercice de mes fonctions de député, jusqu'après le jugement des représentants accusés. Puissent les scènes scandaleuses qui ont si souvent affligé le public ne plus se renouveler au sein de la Convention! Puissent tous ses membres immoler leurs passions à l'amour de leurs devoirs, et marcher à grands pas vers le but glorieux de leur mission! Puissent mes chers confrères de la Montagne faire voir à la nation que, s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que les méchants entraînaient leurs efforts et retardaient leur marche! Puissent-ils prendre enfin de grandes mesures pour écraser les ennemis du dehors, terrasser les ennemis du dedans, faire cesser les malheurs qui désolent la patrie, y ramener la joie et l'abondance, affermir la paix par de sages lois, établir le règne de la justice, faire fleurir l'État et cimenter le bonheur des Français! C'est tout le voeu de mon coeur.» L'Assemblée ne voulut point accepter la démission de Marat; elle donna ses motifs par la bouche de Chasles: «Le parti de la Gironde, dit-il, ayant réussi à faire passer Marat dans les départements pour un monstre, pour un homme de sang et de pillage, afin de le séparer d'une ville qui adoptait ses principes, ce serait donner gain de cause aux ennemis de la Révolution que de consentir à sa retraite.» Il resta; mais, comme il arrive trop souvent aux hommes d'opposition et de lutte, Marat avait laissé sa force dans le succès.
A dater du 2 juin, l'astre de Robespierre continue à croître dans le ciel de la Révolution, et celui de l'Ami du peuple s'amoindrit de jour en jour. Le moment était venu pour la Révolution de se calmer. Marat, cette fièvre ardente, qui communiquait ses pulsations à la multitude; cette seconde vue, qui dévoilait la trahison des chefs militaires et les complots des hommes d'État; ce porte-voix de toutes les fureurs démocratiques, Marat désormais n'était plus du tout l'homme qu'il fallait à la situation.
Le bronze en fusion devait passer par la tête de Robespierre pour s'y figer et y recevoir l'empreinte de la froide raison d'État. La Révolution allait entrer dans une voie nouvelle: en détruisant l'ancien régime, elle avait pris l'engagement de tout réorganiser.
Robespierre était, qu'on nous passe le mot, un homme de juste milieu. Expliquons tout de suite dans quel sens. Est-ce à dire, comme le prétendait Proudhon, que l'avocat d'Arras eût fait un assez bon ministre de Louis Philippe en 1830? Ne confondons point les temps et les époques; ne badinons pas avec l'histoire. Ce que nous affirmons, c'est qu'en 93 Maximilien s'empara d'une position haute, inexpugnable, entre les modérés d'une part et de l'autre ce qu'on appelait alors les enragés. De cette ligne de conduite il ne se départit jamais. Lorsque plus tard les circonstances lui donnèrent un pouvoir, d'autant plus fort que ce pouvoir n'était point défini, aux plus mauvais jours de la terreur, il sut maintenir la hache en équilibre frappant à droite et à gauche sur les retardataires et les exagérés. «Nous avons, disait-il dès le 14 juin aux Jacobins, deux écueils à redouter: le découragement et la présomption, l'excessive défiance et le modérantisme, plus dangereux encore. C'est entre ces deux écueils que les patriotes doivent marcher vers le bonheur général.»
Tout était à créer: le code civil, l'uniformité des poids et mesures, le système décimal, un plan d'instruction publique, le partage des biens communaux, la régénération des moeurs, l'organisation des armées et des services militaires, l'administration du télégraphe, mille autres organes du nouvel ordre social. La Convention n'avait guère été jusqu'ici qu'une arène de gladiateurs; à peine les Girondins ont-ils disparu qu'elle se met courageusement à l'oeuvre. Débarrassée des luttes personnelles qui retardaient et entravaient son élan, cette grande Assemblée s'avance désormais avec une rapidité foudroyante vers la réalisation des principes démocratiques. Le 10 juin 1793, huit jours après s'être arrachée vingt-d'eux de ses membres, elle fonde, sur la proposition de Lakanal, le Muséum d'histoire naturelle, véritable monument élevé à la philosophie et à la science, vaste encyclopédie de la création se racontant elle-même par des spécimens du règne organique ou inorganique, empruntés à tous les climats, à tous les continents, à tous les âges du globe terrestre.
Les orateurs venaient de se précipiter dans le gouffre qu'ils avaient eux-mêmes creusé; mais ils étaient remplacés par des hommes d'exécution, des esprits pratiques, des citoyens à la fois énergiques et calmes, portant devant eux la loi et la lumière. L'artifice des historiens réactionnaires consiste à insister sur le côté tragique de la Révolution française, et à passer sous silence les éminents services qu'elle a rendus aux arts, aux sciences, aux belles-lettres, à l'agriculture, à l'industrie. Et c'est sur un sol ébranlé par la guerre civile, convoité par l'ennemi, cerné d'un cercle de feu que se posaient les fondements de la société moderne. Le Rhin, les Pyrénées, les Alpes, toutes les frontières naturelles de la vieille Gaule sont forcées; qu'oppose la Convention à ce débordement de forces royalistes? Le fer et l'idée française.
A l'intérieur les événements se précipitent. Le fédéralisme gagne chaque jour du terrain. Le midi de la France s'ébranle; la Bretagne tout entière se soulève; le Calvados s'agite; le Jura menace; l'Isère gronde; Toulouse bouillonne; Bordeaux résiste; les deux grandes villes, Lyon et Marseille, nagent dans le sang. Paris est désigné au feu du ciel par les départements révoltés; au milieu de cette conflagration générale, la Montagne ne s'émeut point: contre les ennemis du dedans et du dehors elle élève un rempart moral, la Constitution.
Dans la séance du 30 mai, la Convention avait adjoint au Comité de Salut public Hérault de Séchelles, Couthon, Saint-Just, Ramel et Mathieu, en les chargeant de poser les bases de l'acte constitutionnel. Le 9 juin, dans la soirée, ils soumirent à leurs collègues du Comité le projet qu'ils avaient rédigé. Le lendemain, Hérault de Séchelles en donna lecture à l'Assemblée nationale. Le 11, la discussion s'ouvrit; elle fut grave, solennelle, profonde. «Nous sommes entourés d'orages, s'écria Danton, la foudre gronde; eh bien, c'est du milieu de ses éclats que sortira l'ouvrage qui immortalisera la nation française.»
Quelques chapitres de la Constitution donnèrent lieu à des incidents pathétiques. «Le peuple français, dit l'article IV, ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire.» A ces mots, le Girondin Mercier demanda si l'on se flattait d'avoir fait un pacte avec la victoire. «Du moins, nous en avons fait un avec la mort,» s'écrie tout d'une voix la Montagne.
Oeuvre de sentiment plutôt qu'oeuvre de science, la Constitution de 93 a donné lieu de nos jours à beaucoup de critiques parmi lesquelles il s'en trouve sans doute de fondées. Le mieux est de n'envisager que les grandes lignes et les proportions générales du monument élevé à l'exercice universel et constant de la souveraineté populaire. Pour la première fois, les droits du faible, du pauvre, de l'opprimé furent inscrits dans nos institutions politiques. Elle proclamait, cette Constitution, le triomphe du dévouement sur l'égoisme, de l'intérêt général sur l'intérêt particulier, le moyen pour tous les citoyens de se faire rendre justice, la mobilité des fonctions et des magistratures électives. Elle consacrait le droit inaliénable pour chaque citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, mais elle définissait la propriété le fruit du travail et de l'industrie. Non contente de prêcher vaguement la charité, la fraternité, elle déclarait que la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de vivre à ceux qui sont hors d'état de travailler. En même temps que le pain matériel, elle assurait aux classes souffrantes le pain de l'esprit, l'instruction commune. Çà et là, se détachaient des traits touchants: un étranger pouvait acquérir le droit de citoyen français «en adoptant un enfant, en nourrissant un vieillard.» La plupart des principes sur lesquels reposait l'édifice de la Constitution étaient visiblement empruntés à la philosophie du XVIIIe siècle. Rédigée, votée au milieu des éclats de la foudre, elle était très-certainement l'oeuvre la plus démocratique et la plus humaine qui fût jamais sortie des décisions d'une assemblée.
On l'attendait avec une impatience fiévreuse. Tout le monde croyait alors qu'elle serait le palladium de la liberté, qu'elle rétablirait la paix à l'intérieur en détruisant parmi les Français les viles passions qui les divisent; on se disait qu'à la lecture de cette feuille de papier, les armes tomberaient de la main des ennemis et que les satellites des tyrans nous tendraient des bras fraternels. Illusion, sans doute; mais qui aurait le courage de blâmer cette foi naïve dans la vertu des principes, dans la toute-puissance des idées? C'est au contraire par là que nos pères furent grands et qu'ils ont résisté, seuls contre tous, à l'anéantissement de la France.
Robespierre qui n'était certes ni un esprit ingénu, ni même un caractère enthousiaste, partagea lui-même cette confiance. «La seule lecture du projet de Constitution, s'écriait-il dès le premier jour, va ranimer les amis de la patrie et épouvanter tous nos ennemis. L'Europe entière sera forcée d'admirer ce beau monument élevé à la raison humaine et à la souveraineté d'un grand peuple.»
On a dit que la Constitution de 93 était inapplicable; il serait plus juste de dire qu'elle ne fut point appliquée, et de s'en tenir là. Les sections de Paris, les assemblées primaires, l'immense majorité des citoyens l'avaient reçue et consentie par acclamation. D'où vient donc qu'elle fut suspendue et ajournée à des temps meilleurs? Parce qu'on était alors en guerre, et que la guerre réclame des mesures exceptionnelles, arbitraires, rigoureuses; parce qu'on était en révolution et que l'acte constitutionnel avait été rédigé en vue d'une République assise sur des bases régulières et stables. Telle est la raison pour laquelle, après avoir découvert au peuple cette auguste statue, les législateurs de 93 reconnurent le besoin de la voiler jusqu'à la paix.
Hélas! la paix ne devait point luire pour les hommes de cet âge de pierre, tous voués au sacrifice, à l'échafaud, et l'idéal qu'ils avaient un instant dérobé aux sommets de la raison humaine remonta vers les temples sereins de la philosophie, du droit et de la justice.
Au milieu de ce mouvement des esprits qu'était devenue la Gironde?
Il serait injuste de croire qu'au 2 juin, la Convention voulut la mort des vingt-deux. Leurs ennemis les plus acharnés tenaient seulement à les écarter de la lutte politique. On s'était contenté de les consigner chez eux sous la surveillance d'un gendarme. Quelques députés Girondins, Vergniaud, Valazé, Gensonné, restèrent à Paris; mais, prisonniers volontaires, ils ne cessèrent d'adresser à la Convention des lettres violentes, de récriminer contre l'arrêt qui les avait frappés. Beaucoup d'autres se sauvèrent, c'était leur droit. La facilité avec laquelle ils s'échappèrent prouve d'ailleurs qu'ils étaient très mal gardés. Fuir pour se soustraire à la main du tribunal révolutionnaire, passe encore; mais fuir pour attiser dans les départements le feu de la guerre civile, là était le crime.
Buzot, Gorsas, Barbaroux, Guadet, Meilhan, Duchâtel s'élancèrent sur l'Eure, le Calvados, la Bretagne. Dans cette partie de la France le terrain de l'insurrection était tout préparé pour les recevoir. Peu de jours après le 2 juin, deux Montagnards, deux représentants du peuple, envoyés par la Convention à l'armée des côtes, Romme et Prieur, avaient été arrêtés par des Girondins du Calvados.
L'outrage était sanglant et méritait un châtiment exemplaire.
Par un sentiment d'abnégation personnelle, digne des héros de l'antiquité, les deux captifs avaient adressé le message suivant à leurs collègues: «Confirmez notre arrestation et constituez-nous otages pour la sûreté des députés détenus à Paris.»
Elle était venue à la tête de plusieurs, cette noble idée: pour désarmer l'indignation des départements, pour calmer leurs alarmes, en leur fournissant des garanties, plusieurs citoyens de Paris, des membres de la Convention nationale, Danton, Couthon et quelques autres s'étaient, dès les premiers jours, offerts comme otages.
L'attitude de la plupart des Montagnards n'avait alors rien de très hostile pour les Girondins. On les plaignait, on leur eût volontiers accordé tous les moyens de sécurité personnelle. Qui changea ces dispositions favorables? La conduite des Girondins eux-mêmes.
Quand on sut que Chasset et Biroteau couraient à Lyon où la guillotine royaliste était dressée contre les patriotes; quand on apprit que Rabaut-Saint-Étienne volait à Nimes et Brissot à Moulins; quand on annonça que des comités réactionnaires, ayant de vastes ramifications, s'organisaient à Caen, à Évreux, à Rennes, à Bordeaux, à Marseille; quand on eut tout lieu de soupçonner que la Gironde tendait la main à la Vendée; quand arriva la nouvelle de la prise de Saumur par les Vendéens, coïncidant avec le soulèvement du Calvados, la fureur, l'exaspération ne connurent plus de bornes. Danton éclata, Robespierre refusa tout compromis avec les rebelles. Legendre proposa de détenir comme otages, jusqu'à l'extinction de la guerre civile, les membres du côté droit.
Louvet, Lanjuinais, Kervélégan, Pétion, qui étaient d'abord restés à Paris, allèrent fortifier leurs amis dans le Calvados et s'appuyer à l'armée du Nord, qui était commandée par le général de Wimpfen, un royaliste.
Un grand parti politique ne répond pas que de lui-même; il répond aussi de ses alliés. Or, quand on voit les royalistes de toutes les nuances se cacher sous le masque du girondisme, le drapeau de la modération servir d'étendard à la guerre civile et aux représailles sanglantes, les vaincus du 2 juin accepter eux-mêmes toutes ces transactions de conscience, le moyen de croire à la sincérité de leur profession de foi républicaine?
[Illustration: Assassinat de Marat.]
Que faisaient à Caen les Girondins? Ils prêchaient l'insurrection, la révolte contre la représentation nationale, la désobéissance aux lois. La peinture qu'ils faisaient des événements du 2 juin et de la situation de Paris était chargée des plus sombres couleurs. A les en croire, la Convention était une caverne de brigands et de scélérats, un antre de bêtes fauves. Ils désignaient surtout à la vengeance des honnêtes gens le farouche Robespierre, Danton, le vil Marat. Heureusement le règne de ces buveurs de sang allait finir. Les terroristes étaient eux-mêmes frappés de terreur. Paris écrasé, asservi par une poignée de tyrans, n'opposerait aux armées provinciales aucune résistance; Paris ne demandait qu'à être délivré. «Montrez-vous, s'écriaient-ils, sous les murs de cette orgueilleuse capitale, et les citoyens, les soldats, les canonniers eux-mêmes viendront sans armes à votre rencontre; ils vous tendront les bras, ils vous accueilleront comme des sauveurs!»
Certes, la provocation à l'assassinat politique était à cent lieues de la pensée des Girondins; mais cette parole ardente, enflammée, exaltait surtout l'imagination des femmes. Beaucoup d'entre elles se figuraient que l'existence de trois ou quatre monstres était le seul obstacle au bonheur de la France et, dans leur illusion, elles appelaient sur ces têtes maudites l'épée de l'ange exterminateur.
Comment donc s'étonner que de Caen partît une nouvelle Judith?