Histoire des Montagnards
XV
Marat alité.—Le docteur Charles.—Députation du club des Jacobins.— Mort de l'Ami du peuple.—Emotion des patriotes.—Les funérailles.—Le tableau de David. Les honneurs posthumes rendus à Marat.—Son entrée triomphale au Panthéon.
Depuis quelques jours, Marat était malade et sa maladie faisait événement dans les clubs.
Dès le 17 avril 93, il écrivait à la Convention: «Accablé d'affaires, chargé de la défense d'une foule d'opprimés, et détenu chez moi par une indisposition très-grave, je ne puis quitter mon lit pour me rendre à l'Assemblée.»
Après le 2 juin, le mal fit des progrès. La fièvre du patriotisme, l'excès de travail, les inquiétudes morales le dévoraient; la rage du bien public était la robe de Déjanire collée sur sa chair: elle le consumait à petit feu.
Marat n'était d'ailleurs plus Marat. Depuis le 2 juin, comme nous l'avons dit, l'époque des grandes agitations révolutionnaires s'était fermée. Son rôle dès lors se trouvait amoindri, son influence s'évanouissait de jour en jour. Il avait même été obligé de combattre Jacques Roux, chef des enragés. Camille Desmoulins disait: «Au delà de Marat, dans l'océan de la Révolution, on n'aperçoit plus que l'infini, l'inconnu, terra incognita.» Cet infini était dépassé. Marat descendu au second rang des exaltés, Marat conservateur, Marat borne, Marat défendant la société contre les utopistes, n'avait plus de raison d'être: c'est surtout de cela qu'il se mourait.
Sans quitter le lit, il continuait d'écrire son journal, le Publiciste de la République, d'adresser lettre sur lettre à la Convention, de lui tracer une ligne de conduite, de correspondre avec les clubs, de suivre la marche des événements, et de recevoir la visite de quelques amis.
L'un d'eux lui ayant apporté une dénonciation en règle contre un savant nommé Charles, le visage du malade s'enflamma. Ce M. Charles, professeur de physique, avec lequel Marat s'était battu en duel dans sa jeunesse, n'avait cessé toute sa vie de se montrer l'ennemi acharné de l'auteur des Recherches sur la lumière et sur l'électricité; il le persifflait autrefois dans ses cours publics, le tournait en ridicule dans ses écrits, lui faisait fermer la porte des journaux et des académies, le piquait en un mot de mille coups d'épingle à cet endroit de l'amour-propre que les savants, comme les écrivains, ont tous si sensible et si irritable. Le moment était venu de lui faire payer cher ces vexations. Marat avait sa vengeance sous la main.—«Pour qui me prenez-vous donc? dit-il en éclatant. Me croyez-vous l'âme assez basse pour me laisser conduire dans une accusation capitale par le ressentiment d'une injure faite à ma personne. Vous comprenez bien mal l'épreuve d'épuration que conseille l'Ami du peuple. Ce Charles est un misérable qui m'a lâchement maltraité dans ma jeunesse. Je méprise les méchants, mais je les plains encore plus que je ne les méprise; tant qu'ils restent hommes privés, tant que leurs menées n'entraînent pas la ruine des autres, je gémis tout bas sur leur corruption; mais je serais au désespoir de faire tomber un cheveu de leur tête. Je vais écrire au ministre pour qu'on mette cet homme en liberté, s'il est détenu; pour qu'on évite de le poursuivre, s'il est libre.»
Le 23 juin, le bruit courut que les volontaires des départements marchaient sur Paris. «Qu'ils viennent! écrivit-il dans son journal; ils verront Danton, Robespierre, Panis, etc., etc., si souvent calomniés; ils trouveront en eux d'intrépides défenseurs du peuple. Peut-être viendront-ils voir le dictateur Marat; ils trouveront dans son lit un pauvre diable qui donnerait toutes les dignités de la terre pour quelques jours de santé, mais toujours cent fois plus occupé du malheur du peuple que de sa maladie.»
La femme de grand coeur qui remplissait auprès de l'Ami du peuple les devoirs d'épouse et de garde-malade lui ayant apporté du lait dans une modeste tasse de faïence, il se tourna vers quelques visiteurs et leur dit en souriant:
—Vous voyez si ceux qui me représentent comme un ambitieux se trompent! J'ai, au contraire, des goûts simples et sévères qui s'allient mal avec les grandeurs; en bonne santé, je sais être heureux avec un potage au riz, quelques tasses de café, ma plume et des instruments de physique. D'autres m'ont prêté des vues d'intérêt; mais ceux qui me connaissent savent que je ne pourrais voir souffrir un malheureux sans partager avec lui le nécessaire. J'aime, d'ailleurs, la pauvreté par goût et parce qu'elle conseille les vertus plébéiennes. J'arrivai à la Révolution avec des idées faites. Les moeurs que notre gouvernement s'efforce d'établir étaient depuis longtemps dans mon caractère, et je ne voudrais par pour tout au monde les changer.
Cependant la maladie de Marat répandait l'inquiétude parmi les sociétés populaires.
Le 12 juillet, après midi, la Société des Jacobins, dont il était président honoraire, décida que deux délégués, Maure et David, iraient recueillir des nouvelles certaines de sa santé. Marat, quoique très-dangereusement malade, était entouré dans ce moment-là de papiers et de journaux. Sa main échappée tenait une plume, écrivait ses dernières pensées:
—Vous voyez, mes amis, leur dit-il, je travaille au salut public.
Il demeurait presque toute la journée et toute la nuit dans le bain; la fraîcheur de l'eau calmait un peu les douleurs cuisantes qui s'étendaient sur tous ses membres. L'activité indomptable de Marat, son énergie de caractère défiaient vaillamment la souffrance. Ce petit homme, hâve et amaigri jusqu'aux os, semblait le spectre du peuple travaillant jusque dans la mort.
—L'homme, dit-il aux deux députés qui étaient ses amis, n'est pas fait pour le calme. La nature nous montre, tout au contraire, qu'elle l'a formé pour le travail et le mouvement, puisque, au terme de cette vie bien courte, elle lui a préparé un lit où il doit si longtemps reposer; le cercueil nous avertit de nous hâter et de nous agiter le plus possible vers le bien public, avant que le sommeil ne vienne nous surprendre.
Les deux députés se retirèrent sous le coup de l'admiration et de la douleur.
—Nous venons de voir notre frère Marat, dit Maure en rentrant à la séance; la maladie qui le mine ne prendra jamais les membres du côté droit: c'est beaucoup de patriotisme pressé, resserré dans un petit corps. Voilà ce qui le tue.
Le lendemain 13 juillet, Marat se réveilla de belle humeur: il se trouvait mieux et le dit à Simonne Évrard. Dans la matinée, vers onze heures, il reçut d'une main inconnue le billet suivant: «Citoyen, j'arrive de Caen. Votre amour pour la patrie me fait présumer que vous connaîtrez avec plaisir les malheureux événements de cette partie de la République. Je me présenterai chez vous vers une heure. Ayez la bonté de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien; je vous mettrai à même de rendre un grand service à la France.» Pas de réponse; on insiste: «Je vous ai écrit ce matin, Marat; avez-vous reçu ma lettre? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refusé votre porte. J'espère que ce soir vous m'accorderez une entrevue. Je vous le répète, j'arrive de Caen; j'ai à vous révéler les secrets les plus importants pour le salut de la République. D'ailleurs je suis persécutée pour la cause de la liberté; je suis malheureuse; il suffit que je le sois pour avoir droit à votre protection.»
Il était sept heures du soir. Un grand cri sortit tout à coup du cabinet où était Marat: «A moi, ma chère amie, à moi!» Simonne Évrard, Albertine, la soeur de Marat, et quelques femmes de la maison, se précipitent vers la baignoire. Marat était dans un bain, perdant le sang à gros bouillons. Les yeux ouverts, il remuait la langue et ne pouvait tirer aucune parole. Il tourna la tête de côté et expira. Un couteau était sur le plancher. Le commissionnaire Laurent Basse, qui était occupé dans la maison à plier les numéros du journal de Marat, accourt aux cris que poussent les femmes. Il aperçoit alors dans l'ombre une jeune et belle fille qui tournait le dos à la baignoire. Pour l'empêcher de sortir, il lui barre le passage avec des chaises et lui en porte même un coup à la tête. Elle chancelle et fait un pas vers la fenêtre: les femmes se précipitent sur elle et lui tiennent les mains. Un chirurgien-dentiste qui logeait un étage au-dessus dans la maison, le citoyen Lafondée, était descendu en toute hâte. Il s'approcha de la baignoire teinte de sang. Marat avait la tête enveloppée dans un mouchoir blanc, un drap vert le couvrait jusqu'à mi-corps. L'Ami du peuple avait les yeux fixes et une large blessure s'ouvrait entre le sein gauche et la naissance du cou. Le bras droit traînait à terre. Le chirurgien chercha quelque signe de vie et n'en trouva aucun. Plus de pouls, plus de mouvement. On tira Marat hors de la baignoire; les gouttes qui tombaient une à une de son corps mouillé marquèrent du cabinet à la chambre à coucher une longue traînée d'eau mêlée de sang. On posa le cadavre sur un lit.
Un autre chirurgien, Jean Pelletan, était attendu; il vint et déclara que le couteau avait pénétré sous la clavicule du côté droit; le tronc des carotides avait été ouvert. Nul espoir, tout secours était inutile.
Le commissaire de la section du Théâtre-Français, ayant été instruit par la clameur publique qu'un assassinat avait été commis rue des Cordeliers, 33, arriva sur-le-champ. Il trouva au premier étage, dans l'antichambre, plusieurs hommes armés et une femme dont on étreignait fortement les poignets. Il entra ensuite dans un cabinet où était une baignoire dont l'eau, rougie et agitée au moment où l'on avait levé le corps, commençait à se calmer. Il vit une mare de sang sur le carreau; un homme venait d'être tué là.
Et cet homme était un représentant du peuple.
Le commandant du poste voisin était monté avec ses hommes de garde; sur l'ordre du commissaire, il fit passer la prévenue dans le salon pour procéder à l'interrogatoire. Elle déclara se nommer Marie-Anne-Charlotte de Corday, native de la paroisse Saint-Saturnin-des-Ligneries, diocèse de Séez, âgée de vingt-cinq ans moins quinze jours et demeurant à Caen.
Cependant Maure, Legendre, Drouet, Chabot et quelques autres députés de la Convention étaient accourus au bruit de la mort de Marat. Le moment était venu de faire subir à l'accusée la confrontation avec le cadavre. Elle passa accompagnée des hommes de justice dans la chambre à coucher. Chabot éclaira, un chandelier à la main, le lit où était étendu Marat. Cette chose nue et morte se détachait dans l'ombre, sous une lumière blafarde qui la rendait encore plus horrible. A cette vue, la femme se troubla. La plaie ouverte à la gorge du mort avait cessé de jeter du sang; elle était là béante et morne, sous les yeux de Charlotte Corday, comme une bouche qui l'accusait. «Eh bien! oui, dit-elle, avec une voix émue et pressée d'en finir, c'est moi qui l'ai tué!» A ces mots, elle tourna le dos au cadavre et traversa le salon d'un pas résolu.
Dans la rue des Cordeliers, un rassemblement formidable grossissait de moment en moment. Des cris menaçants retentissaient sous les fenêtres de l'Ami du peuple, et demandaient la tête de l'assassin. Les visages se montraient, à la clarté des réverbères, sombres, bouleversés par la colère et l'indignation. Il était minuit, l'interrogatoire était terminé. On avait envoyé prévenir le Comité de salut public et le conseil de la Commune. Enfin la prévenue devait être transférée de la maison de Marat à la prison de l'Abbaye; mais ne serait-elle point massacrée en route?
Voici le récit de Drouet:
«J'ai conduit l'assassin à l'Abbaye. Lorsque nous sommes sortis, on la fit monter dans une voiture où nous entrâmes avec elle, et tout le peuple se mit à faire éclater les sentiments de sa colère et de sa douleur. On nous suivit. Craignant que l'indignation dont on était animé ne portât le peuple à quelques excès, nous prîmes la parole et nous lui ordonnâmes de se retirer; à l'instant, on nous laissa passer. Ce beau mouvement opéra un effet singulier sur cette femme; elle tomba d'abord en faiblesse, puis, étant revenue à elle, elle témoigna son étonnement de ce qu'elle était encore en vie.»
Quoique l'heure fut très-avancée dans la nuit, tous les citoyens zélés du quartier Saint-André-dés-Arts commençaient à s'émouvoir; la nouvelle de l'assassinat parvint bientôt aux Cordeliers. Une pièce de vers, où Marat était égalé aux demi-dieux et à tous les grands bienfaiteurs de l'humanité, fut affichée à la porte et couverte pendant la nuit de cent vingt signatures.
Le lendemain, au point du jour, on voyait ces mots placardés sur tous les murs: «Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami.» Ces paroles se répétaient sur un ton lugubre de la ville aux faubourgs: «Marat est mort!» Les hommes du peuple avaient une figure désolée; les enfants versèrent des pleurs; les femmes de la halle poussèrent des cris de désespoir; les sans-culottes frémirent; ce fut une tristesse amère et terrible, la tristesse d'une armée qui a perdu son chef. Marat était aimé. Il lui ne manquait plus qu'une chose pour accomplir jusqu'au bout sa mission de sauveur du peuple, c'était d'être tué. Qu'on s'étonne de la grande popularité de cet homme, soit; mais le pauvre aime qui le défend, qui a souffert pour lui, qui lui ressemble par sa manière de vivre. La superstition fit un dieu de Marat, une sorte de culte s'établit autour de sa mémoire. On attachait son buste et son portrait jusque sur le devant des maisons; des images, représentant un coeur percé, coururent entre les mains des patriotes avec cette inscription: «Coeur de Jésus, coeur de Marat, ayez pitié de nous!»
La valeur du divin Marat était rehaussée aux yeux de la multitude par le don de seconde vue et de prophétie qu'on lui attribuait. Qui serait à présent l'oeil du peuple?
Le lendemain 14 juillet, la Convention s'était réunie dès le matin. Le président, Jean-Bon-Saint-André, dit d'une voix basse et fortement émue: «Citoyens, un grand crime a été commis sur la personne d'un représentant du peuple: Marat a été assassiné chez lui.»
Ces douloureuses paroles tombèrent une à une dans le silence lugubre de la salle des séances. Tous les membres de la Montagne étaient consternés.
A cet instant, plusieurs délégués des sections de Paris vinrent témoigner à l'Assemblée leur poignante douleur. Celle du Panthéon réclamait pour Marat les honneurs dus aux grands hommes. L'orateur parlant au nom de la section du Contrat-Social s'écria: «Où es-tu, David? Tu a transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant; il te reste un tableau à faire.»
David, de sa place.—Aussi le ferai-je!
Le 15, sur la proposition de Chabot, la Convention décide qu'elle assistera tout entière aux funérailles de Marat.
Le peintre David fut chargé de tracer le plan de la cérémonie funèbre. «Sa sépulture, dit-il à la Convention, aura la simplicité convenable à un républicain incorruptible, mort dans une honorable indigence. C'est du fond d'un souterrain qu'il désignait au peuple ses amis et ses ennemis; que mort il y retourne et que sa vie nous serve d'exemple. Caton, Aristide, Socrate, Timoléon, Fabricius et Phocion, dont j'admire la respectable vie, je n'ai pas vécu avec vous, mais j'ai connu Marat, je l'ai admiré comme vous; la postérité lui rendra justice.»
On n'a point assez remarqué la sagesse des hommes de 93 en appelant les arts aux secours des grandes scènes de deuil ou de réjouissance publique. Un peuple accoutumé à croire par les yeux ne renonce point en un jour à ses habitudes traditionnelles. Si l'on veut rompre avec les anciens cultes, il faut du moins les remplacer par des fêtes nationales. L'élément dramatique est dans la nature humaine; il touche et passionne les masses. Prétendre qu'une nation franchisse tout à coup l'intervalle qui sépare les anciennes croyances, de la philosophie nue et insensible est une pure chimère. Les idées ont besoin de s'incarner dans certaines formes matérielles pour parler à l'imagination et au coeur des multitudes. On ne saurait surtout environner la mort de trop de pompes et de solennité. La Société des Cordeliers, dont Marat avait été l'oracle, réclama énergiquement l'honneur de posséder ses restes, en attendant qu'il fût admis au Panthéon. Le 16, après cinq heures du soir, commença la cérémonie funèbre. Au moment où l'on descendit le cercueil dans la cour de la maison pour le conduire à l'église des Cordeliers, la soeur de Marat, dans le délire de la douleur, apparut à l'une des fenêtres, tendant ses deux bras vers le ciel. De jeunes filles vêtues du blanc et de jeunes garçons, portant des branches de cyprès, environnaient la bière portée par douze hommes. La Convention suivait dans un silence religieux, puis venaient les autorités municipales, puis les sections, puis les sociétés populaires, puis la foule. Le cortége chantait des airs patriotiques: de cinq minutes en cinq minutes, la sombre voix du canon grondait et se mêlait à la douleur publique. La marche funèbre dura depuis six heures du soir jusqu'à minuit.
Le corps embaumé de Marat fut exposé dans l'église. On voyait aussi la baignoire où l'Ami du peuple avait reçu le coup mortel, et à côté de la baignoire le drap et la chemise tout rouges de sang. Quelques femmes fondaient en larmes. De rares flambeaux éclairaient l'église. Marat, étendu dans sa bière comme sur un lit de repos, avait gardé dans les traits altérés de sa figure ce cri de douleur dans lequel il avait laissé sa vie. La Convention vint en masse jeter des fleurs sur le cadavre. On entendit un grand nombre de discours. «Hommes faibles et égarés, s'écria Drouet, vous qui n'osiez élever vos regards jusqu'à lui, approchez et contemplez les restes sanglants d'un citoyen que vous n'avez cessé d'outrager pendant sa vie!»
Il était une heure du matin; une belle lune d'été éclairait la voûte obscure du ciel quand le moment vint de procéder à l'inhumation. Il fut enterré dans le jardin des Cordeliers. Sur la pierre du caveau, on lisait cette épitaphe: Ici repose Marat, l'Ami du peuple, assassiné par les ennemis du peuple, le 13 juin 1793.
Le lendemain, son coeur, enfermé dans l'un des plus beaux vases d'or du garde-meuble, fut transporté solennellement aux Cordeliers et suspendu à la voûte de l'église.
[Note: Il existe sur les dépenses faites pour les funérailles de Marat un document curieux qui n'a jamais vu le jour; je l'extrais des Archives:.
DÉPENSES PUBLIQUES.
Mémoires relatifs aux frais qu'ont occasionés les funerailles de Marat, vendémiaire an II.
Lettre du maire de Paris au ministre de l'intérieur Paré. Paris, le 30 août 1793, l'an IIe de la République.
Noms des entrepreneurs et fournisseurs. Liv. / s. / d.
MARTIN, sculpteur. Pour la construction du tombeau 2.400
BLAN, plombier. Pour la fourniture du cercueil 315
MOGINOT, maçon. Pour la feuille de la fosse et la construction des murs du pourtour 108 / 12
LEGRAND, treillageur. Pour le treillage en quatre sens 226
HARET, maçon. Pour transport de matériaux et autres objets 58 / 18
GOSSE, menuisier. Pour objets relatifs à l'illumination 109
DOISSY, tapissier. Pour tenture 168
D'HERBELOT, architecte. Pour menues dépenses faites par lui 65 / 15
PITRON. Pour fourniture de vinaigre 30 / 16
BERGER. Pour journées 12
DUBOCQ. Pour fourniture de vin 11 / 9
SUIESSETIN. Pour fourniture de son 12
MELLIER, épicier 6 / 10
ROBERT, marchand de vin 7 / 10
MAILLE. Pour fourniture de vinaigre 4 / 13
Pour journées et nuits 12
Pour item 12
Pour houppe et pommade 2
Pour journées et boissons 13 / 10
Pour fourniture de satin turc 35
104 / 10
LOHIER, épicier. Pour fourniture de flambeaux, lampions et rats de cave, modéré, d'après les informations prises chez plusieurs épiciers, à la somme de 1.964 / 16
DANAUX. Pour différentes dépenses acquittés par lui, la somme de 16 / 12
Total dû aux entrepreneurs et fournisseurs 5.548 / 28
A laquelle il convient d'ajouter pour honoraires du citoyen Jonquet, qui a fait la vérification de tous les mémoires, pris les renseignements nécessaires des commissaires de la section, la somme de 60 liv.
Total général à payer, en attendant le mémoire réglé de l'embaumement du corps de Marat, cinq mille six cent huit livres deux sous huit deniers.
GIRAUX, Architecte du département de Paris. Le citoyen Deschamps demande 6 000 livres pour l'embaumement du corps de Marat.
Rapport au Directoire sur les funérailles du corps de Marat.
Le mémoire de l'embaumement n'était pas de ma compétence et étant néanmoins susceptible d'une réduction assez forte, autant que j'ai pu le conjecturer, j'ai cru devoir m'adresser à un homme de l'art (le citoyen Désault, chirurgien-chef de l'Hôtel-Dieu, connu par ses talents distingués) pour [illisible]]
Marat était mort comme il avait vécu, pauvre et martyr de ses convictions. On trouva chez lui vingt-cinq sous en assignats. «Je suis prêt, avait souvent répété Marat, à signer de ma mort ce que j'avance.» On trouva en effet, tachées de son sang, quelques pages écrites qu'il destinait à son journal.
[Illustration: Provocation d'Isnard, président de la Convention.]
Cependant David avait pris l'engagement de peindre Marat tué dans son bain. Nuit et jour, il était à l'ouvrage. Cette toile, qui est son chef-d'oeuvre, sortit enfin de l'atelier; il écrivit au bas d'une main ferme: DAVID A SON AMI MARAT. Le tableau fut exposé durant quelques jours sur un autel dans la cour du Louvre: on lisait au-dessus cette inscription: Ne pouvant le corrompre, ils l'ont assassiné. Un crêpe et une couronne d'immortelles surmontaient la peinture. «Voilà! dit David quand on eut découvert aux yeux de la foule curieuse et empressée l'image de Marat: je l'ai peint du coeur.»
Arrière le style académique! Sous la main révolutionnaire de l'artiste, le pinceau avait cette fois, libre de toute réminiscence classique, «reproduit les traits chéris du vertueux Ami du peuple». Le peintre a eu soin d'écarter de son sujet le personnage et le mélodrame. Au moment où se présente cette lugubre scène, le coup est porté. Marat a cessé de vivre; la femme a disparu, le couteau tombé à terre en dit assez. C'est dans les ressources de son art que David a cherché l'effet et le mouvement. Jamais le pinceau n'a poursuivi si avant la mort dans la vie, et cela sans effort, sans secousse, sans perte d'haleine; une lumière drue et fluide éclaire d'un seul jet les bras nus du cadavre; la poitrine pleine d'ombre s'obscurcit puissamment; la blessure fixée à la gorge s'ouvre comme une bouche saignante; la tête semble endormie dans un éternel et profond sommeil; l'art de ce temps-là était plus réaliste qu'on ne le croit généralement; la Révolution, quoique sortie avant tout d'un mouvement d'idées, fut jusqu'au bout pleine de logique et de vérité.
De tous les ouvrages sortis de la main de David, celui-ci est le plus naturel, le mieux conçu dans le sentiment moderne; c'est l'art comme nous le voulons, nous, fils du mouvement et de la forme, comme nous le sentons avec nos entrailles, émues et déchirées par les inquiétudes de l'avenir. A côté de la baignoire est le gros billot de bois où Marat exécutait les ennemis de la Révolution avec une plume trempée dans un encrier de plomb.
Quand David eut terminé son tableau, quand il eut peint l'homme tué, quand il eut tiré de cette chair palpitante le dernier cri de l'agonie, quand il eut éclairé tout cela d'une lumière tragique, alors il écrivit au bas de la toile ces mots simples et touchants qu'on a eu tort d'effacer:
David à son ami Marat.
Charlotte Corday, en tuant Marat, lui rendit le plus grand service qu'on pût alors lui rendre. Il commençait à s'éteindre: son absence de la Convention où il ne joua jamais qu'un rôle secondaire, son idée fixe de dictature, la maladie qui le minait, tout contribuait à détourner de sa personne l'attention publique. Sa mort violente le ressuscita dans le coeur des multitudes.
Marat, remercie cette fille!
Une loi défendait d'accorder l'apothéose avant un certain nombre d'années à partir du jour du décès. A la séance du 14 novembre 1793, David avait demandé une exception en faveur de Marat. La Convention approuva, et décida que les restes de l'Ami du peuple seraient transportés an Panthéon; mais elle ne fixa point l'époque de cette cérémonie funèbre.
Vivant, Marat avait été désavoué par tous ses collègues; mort, c'était à qui ferait son éloge.
A plusieurs reprises et à divers points de vue, nous avons analysé ce caractère fertile en contrastes, mêlé de bien et de mal, terrible par excès de sensibilité nerveuse, cruel par une fausse vue de l'humanité. Il serait superflu d'y revenir; mais il faut pour la vérité de l'histoire dissiper une erreur beaucoup trop répandue. Un assez grand nombre de beaux esprits se représentent Marat comme le grand pourvoyeur de l'échafaud. On oublie qu'il n'exerçait aucune fonction publique, que son influence sur la Convention était très-restreinte et qu'à la Commune même il n'occupait qu'une tribune. Au moment où il disparut de la scène politique, le nombre des victimes était relativement peu considérable. Du 17 août 1792 au 17 juillet 1793 (onze mois), le tribunal révolutionnaire n'avait condamné à mort que soixante-quatre personnes: c'était trop sans doute; mais combien cette proportion s'accrut dans la suite! Or la liste des soixante-quatre suppliciés ne contient pas la moindre trace d'une dénonciation faite l'Ami du peuple.
Dira-t-on que s'il n'a pas eu le pouvoir entre les mains, ses écrits sanguinaires, ses provocations au meurtre, son délire de paroles violentes, ont puissamment contribué à l'établissement du régime de la Terreur? C'est une autre question; mais encore est-il bon de faire observer qu'en temps de révolution les feuilles volantes n'exercent point une action très-durable. Autant en emporte le vent. D'un autre côté, dans les derniers mois de sa vie, l'Ami du peuple, obligé de lutter contre les enragés, les Varlet, les Jacques Leroux, les Leclerc, etc., etc., avait beaucoup modifié son langage et ses opinions excentriques; qui sait jusqu'où il serait allé dans cette voie de modération et d'humanité?
Terminons tout de suite l'histoire de cette destinée bizarre:
On plaça le portrait de Marat, peint par David, dans la salle des séances de la Convention. Son ombre revenait, en quelque sorte, s'asseoir au milieu de la Montagne. Chaque jour on prononçait son nom. «Il y a quelque chose de terrible, s'écriait Saint-Just, dans l'amour sacré de la patrie. Il est tellement exclusif, qu'il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public; il précipite Manlius, il entraîne Régulus à Carthage, pousse un Romain dans un abîme, et jette Marat au Panthéon, victime de son dévouement!»
L'Ami du peuple reposait toujours dans le jardin des Cordelièrs, près de ces arbres qu'il avait connus, dans ce coin de terre qu'il avait aimé et où, plus d'une fois, il était venu chercher un refuge contre les poursuites des alguazils. Que ne l'a-t-on laissé dormir en paix sous ses chers ombrages? Mais non, tout devait être extraordinaire dans la vie comme dans la mort de cet homme qui s'était fait holocauste pour l'amour du peuple. Chose étrange! ce fut après le 9 thermidor, le 18 septembre 1794, que Léonard Bourdon annonça, pour le 21, le jour de la translation des restes de Marat au temple des grands hommes.
La veille, le corps de l'Ami du peuple avait été déposé dans le vestibule de la Convention, au pied de la statue de la Liberté.
Le lendemain, 21 septembre 1794, fut un jour de fête. Deux autels s'élevaient sur la place du Carrousel; il y avait aussi une sorte d'obélisque en bois, au pied duquel se creusait un caveau: là figuraient le buste de Marat, sa lampe, sa baignoire et son écritoire de plomb. La lampe était celle qui avait éclairé les veilles laborieuses de cet écrivain; elle s'était éteinte avant le jour, comme son maître, après avoir longtemps brûlé, comme lui, pour la Révolution. La Convention se rendit en silence au lieu où était le cercueil. La chemise sanglante de la victime, le corps couché tout de son long sur son lit funèbre et recouvert d'un drap noir; le couteau teint encore de son sang, la soeur du trépassé, morne et chancelante au pied de sa tombe; tout cela formait une scène imposante et triste. Après un instant de réflexion muette, le président monta près du mort et posa sur son cercueil une couronne de feuilles de chêne. C'était la seconde que l'on décernait à Marat. En sortant du tribunal révolutionnaire, n'avait-il point été ramené avec les mêmes honneurs sur les bancs de la Convention? mais, cette fois, le triomphateur manquait au triomphe.
Le cortége se mit en marche. Un détachement de cavalerie, précédé de sapeurs et de canonnièrs, ouvrit les voies; il était suivi de tambours voilés qui prolongeaient leurs roulements sourds de moment en moment; un grand nombre d'élèves de l'École de Mars marchaient derrière eux, pêle-mêle. Le char s'élevait pompeusement, ombragé de quatorze drapeaux, et s'avançait, au pas des chevaux, entre quatorze soldats blessés sur le champ de bataille. Des groupes de mères éplorées conduisant des enfants par la main, des veuves, des pauvres, des vieillards, suivaient lentement le cortége.
La foule était immense; de jeunes filles voilées se présentaient de distance en distance, devant le cercueil, pour y semer des fleurs; une femme qui avait de longs cheveux dénoués les coupa devant tout le monde et les jeta, comme un trophée, sur le drap noir! le coeur se remplissait, pendant cette marche lente et glorieuse, d'émotions diverses; la nouvelle d'une victoire remportée par les Français devant les murs de Maëstricht acheva de couronner la fête; il fallait le bruit du canon de l'ennemi à l'ovation de ce vainqueur pacifique, qui avait détrôné les rois par l'artillerie de la raison et de la justice. Il y eut plusieurs stations: on entendit un grand nombre de discours; quelques-uns retracèrent avec plus ou moins de bonheur les principaux traits de la vie de Marat; mais de tous ces orateurs, le plus éloquent dans son silence, c'était le mort.
Ce savant inquiet, parti d'en bas pour détrôner Newton, et qui était arrivé à renverser Louis XVI; ce juge d'un roi condamné à mort, qu'une femme à son tour avait jugé; cet enfant du peuple traîné avec des honneurs souverains par les mains de ses frères vers le Panthéon, au moment où l'on dispersait la cendre des majestés de Saint-Denis; tout cela remplissait la cérémonie funèbre de grandes et mélancoliques pensées.
Chemin faisant, un orateur harangua le mort pour lui demander s'il était satisfait des honneurs qu'on lui rendait. A ces mots, le cercueil fit semblant du S'ouvrir, un homme se dressa tout droit et à demi nu dans son linceul; c'était l'ombre de Marat qui venait remercier les Français et les encourager à mourir comme lui pour la Révolution. Ce coup de théâtre était ridicule, mais le cortége ne tarda pas à se remettre en route. Dans les intervalles de silence que marquait le bruit des caisses militaires, recouvertes d'un drap noir, on récitait à demi-voix et sur un ton de psalmodie lugubre: «Marat, l'ami du peuple, Marat, le consolateur des affligés, Marat, le père des malheureux.» Enfin on vit blanchir de loin la façade du Panthéon; le cortége arriva sur la place à trois heures et demie. Au moment où l'on descendait du char le cercueil de l'Ami du peuple, on rejetait du temple, par une porte latérale «les restes impurs du royaliste Mirabeau».
Marat avait toujours été l'ennemi acharné de Mirabeau; ces deux hommes se rencontraient maintenant face à face dans la mort, l'un poussant l'autre, 93 chassant devant lui 89: les hommes et les époques vont se détrônant, de nos jours, jusque dans la postérité. Mirabeau, les mains liées dans le linceul, céda sa place au nouveau venu, à ce folliculaire à peine remarqué de son temps, mais que le flux des événements avait amené peu à peu jusqu'aux marches du temple. S'il est permis de prêter un reste de vie sourde et latente aux cadavres, Mirabeau, qui connaissait les vicissitudes de la gloire et de la popularité, a dû recevoir son successeur avec un amer ricanement; car les tombeaux ont aussi leurs destinées: habent sua fata sepulcra. Marat, en effet, devait être à son tour chassé du Panthéon et sa dépouille mortelle jetée dans un égout.
Arrivé devant le Panthéon, le convoi s'arrêta. Un huissier de la Convention lut à haute voix le décret qui accordait à Jean-Paul Marat les honneurs du Panthéon: Le corps fut descendu du char et porté sur une estrade qui s'élevait sous le dôme du temple. Le président de la Convention fit un discours dans lequel il résumait les titres de l'Ami du peuple à l'immortalité. La cérémonie se termina par un hymne de Marie-Joseph Chénier, mis en musique par Chérubini.
Marat panthéonisé n'en était que plus redoutable aux ennemis de la République. Cette terreur tenait vraiment du merveilleux. L'Ami du peuple, l'implacable fléau des aristocrates, les poursuivait, disait-on, du fond de son sépulcre. On fit courir le bruit que son ombre revenait la nuit dans cette sorte de crypte où étaient gardés sa lampe, son buste, sa baignoire, et où l'on plaçait tous les soirs une sentinelle. La vérité est qu'un matin le poste du Louvre étant venu relever de faction un jeune gentilhomme nommé d'Estigny, qui avait passé la nuit dans le caveau, on le trouva mort.
A dater de ce jour, on cessa de garder la baignoire et les objets qui retraçaient aux yeux le souvenir de Marat.
XVI
Second mariage de Danton.—Il propose à la Convention un gouvernement révolutionnaire.—Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse mesure.—Opposition de Robespierre.—Soulèvement des enragés contre Danton.—Réorganisation du Comité de salut public.—Les souvenirs de Barère.
Le 17 juin 1793, Danton s'était remarié. Il y avait quatre mois, jour pour jour, qu'il avait perdu sa première femme. On sait s'il l'adorait. Sept jours après l'enterrement, il avait fait exhumer le cadavre et mouler la figure de cet être cher pour l'embrasser une dernière fois. C'était elle qui, en mourant, lui avait conseillé de s'unir à sa meilleure amie, voulant assurer par ce second mariage une mère à ses enfants.
La jeune fille qu'il devait épouser, mademoiselle Louise Gély, n'avait encore que seize ans et était sans fortune. Elle appartenait à une famille bourgeoise et royaliste. On comprend que le père, ancien huissier-audiencier, attaché aux préjugés de l'ancien régime, homme d'ordre, y regardât à deux fois avant de donner sa fille au fougueux révolutionnaire. La mère était dévote, elle refusa son consentement, si la cérémonie n'était point célébrée selon toutes les règles de l'orthodoxie.
Danton fit à l'amour le sacrifice de ses principes; il se maria selon le rite catholique devant un prêtre réfractaire.
La seconde femme de Danton était frêle et jolie. Il l'aima jusqu'à la passion; mais était-ce bien la compagne de son âme? Le spectre d'Antoinette-Gabrielle Charpentier ne hantait-il point avec tristesse ce lit de roses dans lequel le grand tribun s'amollissait au milieu des délices de la volupté?
Revenons aux événements politiques.
La Convention répugnait à se donner un maître, et elle avait bien raison; mais en fuyant Charybde elle s'était jetée dans Scylla. La crainte et l'horreur de la dictature conduisaient le pays tout droit à l'anarchie.
Nous allions périr sous le poids de nos revers. Toute la frontière du Nord était perdue, Cambrai bloqué, le Rhin forcé, Mayence rendu, Landau assiégé, l'ennemi aux portes de l'Alsace. Pour la seconde fois, les Vendéens avaient repoussé, dissipé l'armée de la Loire. La guerre civile disputait à la Convention les deux tiers du territoire. La disette faisait des ravages dans les campagnes. Les armées manquaient de tout. Nulle organisation, aucune discipline: l'incapacité s'était emparée de tous les services publics.
Ne fallait-il point à tout prix sortir de ce chaos? Oui, mais le moyen?
Ce fut Danton qui apporta le fiat lux. «Que la lumière soit!»
Dans un mâle discours, il proposa la création d'un gouvernement révolutionnaire.
«Le moment, dit-il, est arrivé d'être politique … nous n'aurons de succès que lorsque la Convention, se rappelant que l'établissement du Comité de salut public est une des conquêtes de la liberté, donnera à cette institution l'énergie et le développement dont elle peut être susceptible. Il a en effet rendu assez de services pour qu'on perfectionne ce genre de gouvernement.
«Eh bien! soyons terribles, faisons la guerre en liens. Pourquoi n'établissons-nous pas un gouvernement provisoire qui seconde, par de puissantes mesures, l'énergie nationale?
«Il faut que les ministres ne soient que les premiers commis de ce gouvernement.
«Je sais qu'on m'objectera que les membres de la Convention ne doivent pas être responsables. J'ai déjà dit que vous êtes responsables de la liberté, et que, si vous la sauvez, alors seulement vous obtiendrez les bénédictions du peuple.
«Qu'il soit mis cinquante millions à la disposition de ce gouvernement, qui en rendra compte à la fin de la session, mais qui aura la faculté de les employer tous en un jour, s'il le juge utile.
«Une immense prodigalité pour la cause de la liberté est un placement à usure. Soyons donc grands politiques partout.
«Si vous ne teniez pas d'une main ferme les rênes du gouvernement, vous affaibliriez plusieurs générations par l'épuisement de la population; enfin vous la condamneriez à l'épuisement et à la misère; je demande donc au nom de la postérité que vous adoptiez sans délai ma proposition.»
Certes, Danton était bien l'homme qu'il fallait pour proposer cette grave mesure de salut public. Tout le monde savait que, soit indépendance de caractère, soit fierté d'âme, soit paresse, il dédaignait le pouvoir. Marat, qui se connaissait en hommes, avait écrit de lui: «Il réunit et les talents et l'énergie d'un chef de parti; mais ses inclinations naturelles l'emportent si loin de toute idée de domination qu'il préfère une chaise percée à un trône.» L'image n'est point heureuse; toutefois à la chaise percée substituez la tribune et l'idée sera juste.
L'orateur avait d'ailleurs pris soin de prévenir la Convention qu'il n'entrerait dans aucun comité responsable, qu'il conserverait sa liberté tout entière, qu'il se réservait la faculté de stimuler sans cesse les membres du gouvernement. «Étant peu propre à ce genre de travaux, disait-il, je ferai mieux en dehors du comité; j'en serai l'éperon au lieu d'en être l'agent.»
Après tout, Danton ne proposait rien de nouveau: ce Comité de salut public existait; nous avons dit quels en étaient les statuts. De quoi donc s'agissait-il? d'étendre ses attributions, de lui soumettre les ministres et tous les autres agents du pouvoir exécutif, de lui confier des fonds, en un mot, d'en faire une machine de gouvernement.
Il y a deux mois, ce projet eût sans doute été rejeté avec horreur; mais dans les circonstances critiques où l'on se débattait, lorsque tout s'en allait à la dérive, lorsque la révolte des Girondins et la guerre étrangère menaçaient d'emporter la France dans un déluge de sang, à quelle autre branche se raccrocher? Couthon, Saint-André, Lacroix, Cambon, Barère appuyèrent la motion: un seul la combattit, Robespierre.
Depuis le 26 juillet, Maximilien faisait partie du Comité avec Barère, Thuriot, Couthon, Saint-Just, Prieur (de la Marne), Robert Lindet, Hérault de Séchelles; avait-il peu de goût pour l'exercice direct du pouvoir? craignait-il de compromettre sa popularité en se chargeant des conséquences de cette dictature à neuf têtes?
«Vous redoutez la responsabilité, s'écria fièrement Danton. Souvenez-vous que, quand je fus membre du conseil, je pris sur moi toutes les mesures révolutionnaires. Je dis: Que la liberté vive; et périsse mon nom!» Il n'en est pas moins vrai que sa proposition fut très-mal accueillie en dehors de l'Assemblée par les Vincent, les Varlet, les Leclerc, les Roux, et autres amis d'Hébert. Toute la meute des enragés aboya contre Danton.
Ce Roux était un prêtre défroqué qui dès le premier jour avait décrié la Constitution et qui avait donné le conseil d'assassiner les marchands, les boutiquiers, parce qu'ils vendaient trop cher leurs denrées. Dénoncé par Marat vivant comme un saltimbanque, il avait trouvé le moyen de le voler dans sa tombe. Sous le titre de Publiciste de la République française, par l'ombre de Marat, l'Ami du peuple, il continuait le journal du défunt. Même format, même épigraphe; nulle ressemblance dans les doctrines. Marat eût rougi de son ombre.
Leclerc était un intrigant venu de Lyon pour chercher fortune dans la boue sanglante des ruisseaux.
Vincent, secrétaire général de la guerre, brouillon et avide, âgé de vingt-cinq ans, se croyait homme et n'était qu'une bête féroce.
Hébert, ancien vendeur de contre-marques à la porte des théâtres, éditeur du Père Duchesne qu'il avait trouvé moyen de faire subventionner par le ministre de la guerre, orateur à la parole facile, membre de la Commune, exerçait une influence malsaine qui, à juste raison, inquiétait déjà Robespierre.
Tous ces hommes étaient trop intéressés à perpétuer l'anarchie, dont ils se servaient comme d'un moyen d'intimidation et de tyrannie personnelle; ils tenaient trop, ainsi qu'on dit, à pêcher en eau trouble pour ne point exécrer toute idée de gouvernement. La proposition de Danton fut donc dénoncée par eux comme un attentat à la souveraineté du peuple. Le vieux lutteur des Cordeliers n'était plus à leurs yeux qu'un traître, un vendu marchant sur les traces de Mirabeau.
Quoique cette mesure de haute politique fût alors repoussée, ou tout au moins ajournée, l'avenir prouva que Danton avait frappé juste. C'est en concentrant, plus tard, ses pouvoirs dans un comité souverain que la Convention put abattre l'insurrection, discipliner les armées et déconcerter les manoeuvres des royalistes.
Peu à peu les membres du Comité de salut public se partagèrent les rôles. Hérault de Séchelles et Barère surveillèrent les affaires étrangères. Billaud et Collot-d'Herbois s'attribuèrent la correspondance des départements et des représentants en mission dans l'intérieur. Lindel et Prieur de la Marne furent chargés des approvisionnements et des subsistances; Jean-Bon-Saint-André prit pour lui la marine. Saint-Just s'occupa des institutions et des lois constitutionnelles, Couthon, étant infirme, venait peu au Comité; il se réserva la police. Le Comité de salut public, ainsi réorganisé, prit l'initative de toutes les mesures qui devaient affermir le gouvernement républicain.
[Illustration: Défilé du cortége sur les boulevards.]
Le 28 mars 1832, Barère affligé d'un asthme, était couché sur un sopha; il appelait cela mener la vie horizontale. L'ancien conventionnel logeait alors dans une petite chambre près des halles. Beau parleur et se sentant en verve ce jour-là, il causait volontiers avec un ami de la grande épopée révolutionnaire. Un jeune visiteur l'écoutait religieusement, et recueillait les paroles de Barère sur des morceaux de papier, écrits au crayon, dans le fond de son chapeau; voici une de ces notes:
«Il y a de grandes choses qui ne se reproduiront jamais, au moins sous les mêmes formes.—Je voudrais voir un tableau représentant la petite salle où se réunissait le comité de Salut public; là neuf membres travaillaient jour et nuit sans président, autour d'une table couverte d'un tapis vert; la salle était tendue avec un papier de même couleur. Chacun avait sa spécialité. Souvent, après un sommeil de quelques instants, je trouvais à ma place un monceau énorme de papiers, composé de bulletins des opérations militaires de nos armées. Leur lecture me servait à faire le rapport que je lisais à la tribune de la Convention.—Quand un soldat avait fait un trait remarquable, on lui donnait un morceau de papier sur lequel était transcrit le décret de la Convention qui lui déclarait qu'il avait bien mérité de la patrie.—Nos soldats battaient les ennemis de la France avec des épaulettes de laine.
«Autour de notre petite salle de réunion, nous avions formé nos bureaux dans la salle de Diane: c'étaient là nos bras.—Nous voulions donner à la France des idées d'économie: sans cela elle n'aurait jamais pu faire toutes les grandes choses qui étonneront l'univers.—C'est moi, qui ai fait placer les figures des consuls romains sous les portiques de la galerie des Tuileries, qui donne sur le jardin, ainsi que les bustes qui sont dans les niches de la façade.
«Il y a de grandes choses, je le répète, qui ne reparaîtront jamais; la France n'aura jamais toute l'Europe à combattre; le régime de la terreur ne reviendra pas plus que le despotisme exclusif.
«Visconti me disait: «Ce que les hommes de votre époque ont fait ne peut pas être comparé avec les grands événements de l'antiquité; Démosthène à la tribune luttait contre ses compatriotes pour les engager à repousser les séductions de Philippe; Caton contre Catilina; vous, vous avez lutté contre l'intérieur et contre toute l'Europe.»
Barère avait fait preuve d'un caractère ondoyant et pusillanime; acteur consommé, il avait joué tous les rôles; mais ce beau vieillard, cet éloquent orateur, n'en était pas moins un témoin curieux et imposant de la grande époque à laquelle il survivait.
XVII
La fête du 10 août 1793.—L'éducation publique par les beaux-arts.—Retour à la nature.—La fontaine de la Régénération.—David et Hérault de Séchelles.—Défilé du cortége sur les boulevards.—Egalité des rangs et des conditions humaines.— Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-trouvés, aux Vieillards.—Deuxième station: L'arc de triomphe élevé en l'honneur des citoyennes.—Troisième station: La statue de la Liberté.—Quatrième station: Les Invalides.—Cinquième station: Le Temple funèbre.
Le peuple aime les fêtes. La Convention le savait bien et ne négligeait aucune occasion de fonder le culte de la Patrie.
Les armées coalisées marchent sur Paris: célébrons avec pompe l'anniversaire du 10 août.
Le trésor public est aux abois: dépensons un million deux cent mille francs dans une grande cérémonie publique.
J'entends d'ici les économistes, les hommes d'affaires, les vieux bureaucrates crier à la prodigalité, au gaspillage. Cet argent n'eût-il point été beaucoup mieux employé à équiper les troupes, à leur fournir des vivres, à les solder? Nos pères ne raisonnaient point ainsi et ne regardaient point l'éducation du peuple par les beaux-arts, par les signes extérieurs comme une défense inutile; sans négliger le matériel de guerre et la paye du soldat, ils croyaient que le meilleur moyen de rappeler la victoire sous nos drapeaux était de relever le moral de la nation.
David était l'ordonnateur de la fête. De ses puissantes mains il avait pétri dans le plâtre trois statues colossales, trois symboles qui devaient expliquer aux yeux l'esprit de la Révolution française.
A l'apparition des premiers rayons du soleil, la Convention nationale, les envoyés des assemblées primaires accourus de tous les départements, les autorités constituées de Paris, les sociétés populaires et la foule des citoyens étaient réunis sur la place de la Bastille. Un monceau de ruines marquait l'endroit où se dressait celle ancienne prison d'état. Sur ces débris, ces blocs détachés étaient gravées des inscriptions qui rappelaient par un mot l'histoire des victimes de la monarchie. L'une de ces pierres disait: Il y a quarante ans que je meurs; d'autres criaient: Le corrupteur de ma femme m'a plongé dans ces cachots—mes enfants, à mes enfants!
Sur l'emplacement de la Bastille, au milieu de ces décombres, s'élevait la fontaine de la Régénération, dominée par une colossale statue de la Nature. A la base de cette figure allégorique étaient inscrits ces mots: Nous sommes tous ses enfants. De ses riches mamelles qu'elle pressait avec ses mains, s'épanchaient dans un vaste bassin deux sources d'eau pure, toute frémissante des premières clartés du jour. Cette onde abondante était une image de l'inépuisable fécondité de la mère suprême, alma parens.
Le bruit des canons s'était fait entendre; puis, une musique douce, des champs harmonieux sortirent du milieu de ce tonnerre. Alors le président de la Convention nationale, Hérault-de-Séchelles, placé devant la statue de la nature et la montrant au peuple.
«Souveraine du sauvage et des nations éclairées, ô nature! ce peuple immense rassemblé aux premiers rayons du soleil devant ton image, est digne de toi. Il est libre, c'est dans ton sein, c'est dans les sources sacrées qu'il a recouvré ses droits, qu'il s'est régénéré. Après avoir traversé tant de siècles d'erreurs et de servitude il fallait rentrer dans la simplicité de tes voies pour retrouver la vérité. O Nature, reçois l'expression de l'attachement éternel des Français pour tes lois. Que ces eaux fécondes qui jaillissent de tes mamelles, que cette boisson pure qui abreuva les premiers humains, consacrent dans cette coupe de la fraternité et de l'égalité les serments que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait éclairé le soleil, depuis qu'il a été suspendu dans l'immensité de l'espace.»
Ce n'était point un discours; c'était un hymne.
Le président remplit alors une coupe de l'eau qui tombait du sein de la Nature, il en fait des libations autour de la statue, il boit dans cette coupe de forme antique et la présente aux quatre-vingt-sept vieillards, dont chacun par le privilége de l'âge, avait obtenu de porter la bannière sur laquelle était écrit le nom de son département. Tous montent successivement les degrés qui conduisaient autour du bassin et s'approchent l'un après l'autre de la coupe sainte de l'égalité et de la fraternité. En la recevant des mains du président, qui vient de lui donner le baiser de paix, un vieillard s'écrie: «Je touche aux bords de mon tombeau; mais en pressant cette coupe de mes lèvres, je crois renaître avec le genre humain qui se régénère.» Un autre dont le vent fait flotter les cheveux blanchis: «Que de jours ont passé sur ma tête! O Nature, je te remercie de n'avoir point terminé ma vie avant celui-ci!»
Ce spectacle était vraiment solennel. A chaque fois que la coupe passait d'une main dans une autre main, les yeux se remplissaient des larmes de l'attendrissement et de la joie.
Et le canon grondait.
La cérémonie était terminée à la fontaine de la Régénération. Alors la foule tout entière se mit en mouvement. Le cortége défila et s'allongea sur les boulevards. Les sociétés populaires ouvraient la marche. Leur bannière présentait un oeil ouvert sur les nuages qu'il pénétrait et dissipait. La Convention venait ensuite précédée de la déclaration des Droits de l'homme et de l'acte constitutionnel. Elle était placée au milieu des envoyés des assemblées primaires, noués les uns aux autres par un léger ruban tricolore, image du lien qui les unissait à la République une et indivisible. Chacun des représentants portait à la main un bouquet d'épis de blé et de fruits, en mémoire de Cérès législatrice des sociétés. Les envoyés des assemblées primaires tenaient d'une main une pique, arme de la liberté contre les tyrans, et de l'autre une branche d'olivier, symbole de la paix et de l'union fraternelle entre tous les citoyens.
Après les envoyés des assemblées primaires, il n'y avait plus aucune distinction de personnes ni de fonctionnaires. L'écharpe du maire ou du procureur de la Commune, les plumets noirs des juges se confondaient avec les attributs des corps d'états, le marteau du forgeron ou le métier du tisserand. L'africain à la figure noircie par le soleil donnait la main à l'homme blanc comme à son frère. Tous marchaient égaux.
Cependant le Chant du Départ éclate comme une fanfare et répond au son des tambours. C'est bien une marche triomphale; mais où donc sont les triomphateurs? Les voici: regardez! Traînés sur un plateau roulant, les élèves de l'institution des Aveugles font retentir l'air de leurs chants. Portés dans de blanches barcelonnettes, les nourrissons de la maison des Enfants trouvés annoncent que la République est leur mère, que la nation entière est leur famille. Sur une charrue transformée en char de triomphe, un père à cheveux blancs et sa vieille épouse s'avancent traînés par leurs enfants. L'esprit et le coeur de la Révolution française étaient dans ce touchant hommage rendu au malheur, à la vieillesse et à toutes les infirmités humaines.
Au milieu des honneurs rendus aux vivants, on n'a point oublié les morts. Huit chevaux blancs, ornés de panaches rouges traînent dans un char qui n'a rien de funèbre, deux urnes cinéraires. Sur l'une sont inscrits ces mots: Aux mânes des citoyens morts au Champ-de-Mars; et sur l'autre: Aux mânes des citoyens morts le 10 août. La Commune avait eu soin d'écarter ces pompes lugubres dont le catholicisme attriste le dernier acte de la vie humaine. Le sombre cyprès ne penchait point autour de l'urne ses branches mélancoliques; aucun insigne de deuil, pas de larmes d'argent semées sur un voile noir, une douleur même pieuse aurait en quelque sorte profané cette apothéose. Des guirlandes et des couronnes, les parfums d'un encens brûlé dans les cassolettes, un cortége de parents, le front orné de fleurs, une musique dans laquelle dominaient les sons guerriers de la trompette, tout dans cette cérémonie dérobait à la mort ce qu'elle a de sinistre. Elles participaient en quelque sorte à l'allégresse générale, ces mânes sacrées des citoyens qui étaient tombés dans les combats pour se relever immortels.
A une certaine distance du char, au milieu d'une force armée, roulait avec un fracas sec et importun, un tombereau semblable à ceux qui conduisent les criminels au lieu du supplice. Il était chargé des attributs de la royauté et de l'aristocratie. Une inscription gravée sur ce tombereau portait: Voilà ce qui a toujours fait le malheur de la société humaine.
Mais quelle est cette arche de feuillage?
Vers le milieu des boulevards, toute cette pompe s'arrête devant un arc de triomphe érigé en mémoire des journées du 4 et 5 octobre, alors que les femmes de Paris marchèrent sur Versailles. L'architecture, la peinture et la sculpture s'étaient réunies pour donner à ce fragile monument un caractère antique. De belles figurantes assises sur des affûts de canon représentaient tant bien que mal l'attitude des vraies héroïnes qui avaient traîné ces machines de guerre jusqu'à la cité de Louis XIV.
Cet arc de triomphe, élevé par David en l'honneur des femmes inspira les paroles suivantes à Hérault de Séchelles: «O femmes, la liberté attaquée par tous les tyrans, pour être défendue a besoin d'un peuple de héros. C'est à vous à l'enfanter. Que toutes les vertus guerrières et généreuses coulent avec le lait maternel dans le coeur des nourrissons de la France. Les représentants du peuple souverain, au lieu de fleurs qui parent la beauté, vous offre le laurier, emblème du courage et de la victoire. Vous le transmettrez à vos enfants.» Après avoir prononcé ces derniers mots, le président donne aux femmes l'accolade fraternelle, pose sur la tête de chacune d'elles une couronne de laurier, puis le cortége continue sa marche le long des boulevards au milieu des acclamations universelles.
La place de la Révolution était marquée pour la troisième halte. Là s'élevait la statue de la Liberté sur le même piédestal qui avait exhaussé la statue de Louis XV. Fille de la Nature, la liberté paraissait à travers le feuillage de jeunes peupliers dont elle était environnée comme d'un rideau de verdure, les rameaux de ces arbres ployaient sous le poids des tributs présentés par les artistes, les écrivains, les patriotes. Toutefois il ne suffisait pas de ces offrandes, il fallait un sacrifice à la déesse.
Presque à ses pieds se dressait un immense bûcher; mais où donc est la victime? On n'a pas oublié ce tombereau qui faisait partie du cortége et roulait pesamment et tristement sur le pavé des boulevards. Il s'est arrêté devant la statue avec la foule qui s'arrêtait.
Alors Hérault de Séchelles:
«Hommes libres, peuple d'égaux, d'amis et de frères, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents et de vos vertus; que la pique et le bonnet de la liberté, que la charrue et la gerbe de blé, que les emblèmes de tous les arts par lesquels la société est enrichie, embellie, forment désormais toutes les décorations de la République! Terre sainte, couvre-toi de ces biens réels qui se partagent entre tous les hommes et deviennent stériles pour tout ce qui ne peut servir qu'aux dépenses exclusives de l'orgueil.»
Le tombereau des condamnés à mort verse sous les yeux de la déesse tous les hochets de la monarchie. Le président saisit une torche enflammée, l'applique contre le bûcher couvert de matières combustibles et soudain, trône, couronne, sceptre, fleurs de lis, manteau ducal, écussons armoriés, drapeaux souillés des signes de la féodalité, tout disparaît, tout s'évanouit en fumée, au bruit des acclamations de huit cent mille citoyens. Emblèmes des anciens âges historiques, vous avez troublé l'humanité. Que le feu vous dévore!
Au même instant, comme si tous les êtres vivants devaient participer à l'affranchissement de notre race, trois mille oiseaux de toutes espèces portant autour du cou de minces banderolles tricolores, colombes, passereaux, hirondelles, s'élancent dans les vastes et radieux espaces de l'air: «Allez, leur dit la déesse, je vous délivre! plus de captifs, plus d'esclaves. Le soleil et le mouvement pour tous. L'homme affranchi, l'oiseau libre.»
Et le canon gronde.
La quatrième station était fixée devant l'hôtel des Invalides. Sur la cime d'un rocher se détachait une statue gigantesque représentant le peuple français. Tandis que d'une main forte cet Hercule moderne renouait le faisceau des départements, un monstre dont les extrémités inférieures se terminaient en dragon de mer, s'efforçait d'atteindre au faisceau pour le rompre. Le colosse, écrasant sous ses pieds la poitrine du monstre, balançant sa massue, allait le frapper d'un coup mortel.
Hérault de Séchelles se chargea d'expliquer l'allégorie:
«Ce géant, dit-il, dont la puissante main réunit et rattache en un seul faisceau les départements qui sont sa grandeur et sa force, peuple, c'est toi! Ce monstre dont la main criminelle veut briser le faisceau et séparer ce que la nature a uni, c'est le fédéralisme.»
L'entrée seule du Champ-de-Mars offrait aux yeux et à l'imagination plus d'un enseignement utile. On avait placé sur un tertre une presse, une charrue et une pique pour rappeler à tous les Français l'union qui doit exister entre l'artisan, le laboureur et le défenseur de la patrie.
Mais c'est surtout au cortége que s'adressaient les grandes leçons. Il s'avançait toujours, le président en tête. A deux poteaux placés vis-à-vis l'un de l'autre comme les deux colonnes de l'ouverture d'un portique était suspendu un ruban tricolore, et au ruban un niveau qui représentait bien l'égalité sociale. Après avoir tous courbé la tête sous ce niveau, les représentants de la nation, les quatre-vingt-sept commissaires des départements, les envoyés des assemblées primaires gravissent les degrés de l'Autel de la Patrie. Une foule immense couvrait la vaste étendue du Champ-de-Mars. Ayant à ses côtés le vieillard le plus chargé d'années parmi les commissaires des départements, Hérault de Séchelles parvient au point culminant de la Montagne. De cette hauteur, comme du véritable Sinaï des temps modernes, il proclame la Constitution.
Alors le président de la Convention nationale dépose dans l'arche placée sur l'Autel de la Patrie l'acte constitutionnel et le recensement des votes du peuple français. Les parfums brûlent, l'encens fume, la terre tremble, ébranlée par les salves d'artillerie et par le mugissement d'un million d'hommes criant: «Vive la Constitution! vive la République!»
Les quatre-vingt-sept vieillards, nous l'avons dit, durant toute la marche du cortége portaient chacun une pique. Chacun d'eux vint la remettre successivement entre les mains du président qui les réunit toutes en un seul faisceau noué d'un ruban tricolore. Liées entre elles, ces piques représentaient le faisceau des quatre-vingt-sept départements armés pour la défense du territoire national.
Il restait une dette à acquitter. Descendue de l'Autel de la Patrie, la Convention traverse une portion du Champ-de-Mars et se rend, vers l'extrémité, au Temple funèbre, couvert de décorations antiques, dans lequel attendait la cendre des défenseurs de la République. La grande urne dépositaire de ces restes vénérés avait été transportée sur le vestibule du Temple, élevée à tous les regards. La Convention nationale se répand sous les portiques; tous les spectateurs placés dans le Champ-de-Mars se découvrent. L'émotion est extrême quand, d'une voix triste, solennelle, attendrie, Hérault s'écrie: «Cendres chères, urne sacrée, je vous embrasse au nom du peuple.»
Et le canon gronde.
La fête était terminée. Le peuple se disperse aux premières ombres du soir. Des groupes assis sur l'herbe jaunissante ou sous des tentes partagent fraternellement avec d'autres groupes la nourriture qu'ils avaient apportée. Repas frugal et digne des beaux jours de Sparte!
Ces fêtes patriotiques élevaient l'âme, réveillaient les saintes ardeurs du dévouement, inspiraient à tous le sentiment du devoir. La fédération du 14 juillet 1791 avait célébré l'alliance de tous les Français dans la liberté; plus complète, celle du 10 août 1793 consacra l'alliance de tous les citoyens dans la liberté et dans l'égalité.
Le peuple se retira sous une émotion grave et profonde. Les mille devises flottant sur les banderoles et dont chacune contenait une leçon; la voix du canon répondant comme un défi au canon lointain de l'ennemi, la Révolution se racontant elle-même à tous les citoyens dans une trilogie digne d'Eschyle, la Nature, la Liberté, le Peuple, n'en était-ce point assez pour électriser un grand peuple?
Un monde nouveau apparaissait, consolait des maux et des tristesses du présent, un monde nouveau appuyé sur l'esprit de la Révolution, et dont le génie des beaux-arts venait d'entrouvrir les portes d'or.
[Illustration: Fontaine de la Régénération.]
XVIII
Siége de Lyon.—Décret de la Convention nationale.—Clémence de Couthon.—Atroce conduite de Collot-d'Herbois et Fouché.—Le Girondin Rebcequi à Marseille.—Les royalistes s'emparent du mouvement.—Terreur blanche.—Siége et prise de la ville par l'armée républicaine.—Origine de la révolte à Toulon.—Les royalistes, cachés derrière les Girondins, se rendent maîtres des sections et fondent un Comité général.—Leur tribunal soi-disant populaire.—Le couronnement de la Vierge.—Paméla. Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la réaction.—La guillotine et le gibet.—Arrivée de l'armée de Cartaux.—Attaque et victoire des Montagnards.—Panique des royalistes.—Incendie de nos arsenaux.—Noble conduite des forçats.
Oh! c'était un beau rêve; mais qu'il était loin de la réalité!
A l'Est, à l'Ouest, au Nord, au Midi, le fédéralisme triomphait. Le vainqueur n'était point Hercule, c'était le Dragon. Gardienne de la République une et indivisible, la Convention avait besoin de toute son énergie pour soutenir la lutte et terrasser le monstre. Ce qu'il y avait de plus affreux, c'est que tous les départements révoltés appelaient l'étranger à leur secours. «A nous les Anglais! à nous les Espagnols! à nous les Prussiens! à nous les Italiens! vous voulez notre sol, nous vous le livrons. Venez, délivrez-nous de la République! Vive Louis XVII!»
Trois villes du Midi ralliaient le faisceau de la révolte, Lyon,
Marseille, Toulon.
A Lyon, les maîtres de fabriques, les gros négociants, plus ou moins Girondins, d'accord avec quelques nobles déguisés qui cachaient soigneusement l'épée de leurs pères sous la blouse ou sous un pantalon de gros drap, avaient trompé, séduit une partie des ouvriers et les avaient entraînés dans un soulèvement formidable. Le sang des patriotes et des Jacobins avait coulé à flots sur l'échafaud royaliste. Celui de Chalier, immolé par la faction girondine, fumait encore et criait vengeance. La Convention en fut réduite à faire le siége de la ville. On a lieu d'être étonné de la longanimité qu'elle déploya: cette Assemblée qui passe pour avoir été dure et implacable, usa d'abord d'une extrème tolérance envers les rebelles. Robespierre, Couthon, Saint-Just, Carnot et Barère avaient par une lettre spéciale recommandé la clémence aux représentants Dubois, Crancé et Gauthier, chargés de surveiller les opérations du siége. On espérait que Lyon se rendrait et dans cette prévision le Comité de Salut public rappelait aux Commissaires un vers latin: Parcere subjectis et debellare superbos: «Épargnez ceux qui se soumettent; punissez les orgueilleux qui résistent.» Telles étaient leurs instructions, qui n'avaient rien de bien terrible.
Cependant Lyon tenait toujours; quand ce siége finirait-il? Les citoyens de la ville restés fidèles à la loi, à la représentation nationale, étaient dénoncés, injuriés, jetés dans les cachots. A la nouvelle de ces retards et de ces outrages, une sourde fureur s'empara de la Convention.
Dans la nuit du 8 au 9 octobre, Lyon est emporté de vive force, et le 9 au matin, les troupes de la Montagne, noires de poudre, tambour battant, enseignes déployées, entrent dans la cité rebelle. Vont-elles mettre tout à feu et à sang?
Ni représailles, ni pillage. Un ordre du jour signé des représentants en mission, Couthon, Laporte et Maigret, avait recommandé aux vainqueurs le respect des personnes et des propriétés.
L'intention des commissaires était très-certainement de frapper les superbes et les grands coupables, les chefs de l'insurrection, et d'épargner les humbles qui s'étaient laissés entraîner par faiblesse ou par erreur. Deux systèmes de tribunaux bien distincts devaient juger à part ces deux catégories d'insurgés.
A Paris, combien fut différente l'impression produite par la prise de Lyon, après une longue et sanglante résistance! «Qui osera réclamer votre indulgence pour cette ville rebelle?» s'écria Barère, parlant le 12 octobre au nom du comité de Salut public. «Elle doit être ensevelie sous ses ruines. Que devez-vous respecter dans votre vengeance? la maison de l'indigent, l'asile de l'humanité, l'édifice consacré à l'instruction publique; la charrue doit passer sur tout le reste. Le nom de Lyon ne doit plus exister.»
Et la Convention, voulant donner un terrible exemple aux villes révoltées, décréta qu'une commission extraordinaire ferait punir militairement et sans délai les contre-révolutionnaires, que la ville serait détruite; qu'on ne laisserait debout que les maisons des pauvres, les habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices consacrés à l'industrie, les hôpitaux, les écoles; que la réunion des maisons conservées prendrait désormais le nom de Commune Affranchie; enfin que sur les ruines de la ville rebelle s'élèverait une colonne portant l'inscription suivante: «Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n'est plus.»
Ce décret ne fut jamais appliqué à la lettre. Couthon, l'homme de Robespierre, se contenta d'un simulacre de démolition légale. Infirme, il se fit transporter dans un fauteuil sur la place de Bellecour; là, armé d'un petit marteau d'argent, il donna deux ou trois coups à l'une des maisons de la place, en disant la loi te frappe! La maison resta debout, et ne s'en porta pas plus mal pour avoir été démolie moralement.
La ville de Lyon perdit son nom, il est vrai; mais «Qu'y a-t-il dans un nom?» dit le grand poëte Shakspeare.
Il faut ajouter que beaucoup de Conventionnels, parmi ceux-mêmes qui avaient voté le décret, encourageaient Couthon à persévérer dans cette voie d'indulgence et de sagesse. «Sauvez Lyon à la République, lui écrivait Hérault de Séchelles; arrachez ce malheureux peuple à son égarement; punissez, écrasez les monstres qui l'asservissent, vous aurez bien mérité de la patrie. Ce nouveau service sera un grand titre de plus dans votre carrière politique.»
Non content d'épargner la population ouvrière de Lyon, Couthon cherchait à l'éclairer. «Je vis, écrivait-il à Saint-Just, dans un pays qui avait besoin d'être entièrement régénéré; le peuple y avait été tenu si étroitement enchaîné par les riches, qu'il ne se doutait pour ainsi dire pas de la Révolution. Il a fallu remonter avec lui jusqu'à l'alphabet, et quand il a su que la déclaration des droits existait, et qu'elle n'était pas une chimère, il est devenu tout autre.»
Cette modération déconcerta les enragés, les hébertistes, les vengeurs de Chalier; ils s'indignèrent et crièrent au scandale. Couthon n'en persévéra pas moins dans sa politique de clémence. Sauveur de Lyon, il revint à Paris.
A peine s'était-il éloigné, que l'incendie mal éteint, se ranima. Le Comité de salut public eut alors la malheureuse idée d'envoyer à Lyon Collot d'Herbois et Fouché, le futur duc d'Otrante. Qui oserait défendre les atrocités commises par ces deux hommes, leur règne odieux, leurs fureurs de tigres? Collot essaya pourtant de se justifier après le 9 thermidor. «Lorsqu'il arriva à Lyon, dit-il, la première chose qu'il apprit, c'est qu'à Montbrison on pendait les patriotes à leurs fenêtres. On brûlait les soldats dans les hôpitaux. Eux aussi, les aristocrates, poussaient le cri sauvage: A la lanterne. Précy, le général de la contre-révolution, faisait fusiller des femmes pendant qu'il était à table. On tuait à coup de pistolets les républicains dans les rues, on citait les noms d'officiers municipaux qu'on avait enfermés dans les caves et laissés mourir de faim. La populace réactionnaire avait écrasé, sous une meule de moulin, des soldats de l'Ardèche, et dansé tout autour une carmagnole royaliste.»
Debout sur un pareil volcan, il avait été pris de vertige, la tête lui avait tourné; il était devenu fou furieux.
En était-il arrivé à rougir de ses actes, ou redoutait-il, au lendemain du 9 thermidor, la hache des modérés? Toujours est-il qu'il ne renonçait point à sa défense: il niait avoir fait attacher des hommes et des femmes à la bouche des canons. Il avouait bien avoir employé 15 000 travailleurs, individus sans ouvrage, à détruire les forts de Saint-Jean et de Pierre-Cise; mais détruire les nids crénelés de l'insurrection n'était point saccager la ville.
Avait-il donc oublié la lettre écrite par lui en 93 à la Convention? «Les démolitions sont trop lentes; il faut des moyens plus rapides à l'impatience républicaine. L'explosion de la mine, l'activité dévorante de la flamme, peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple.»
Admettons que la légende ait exagéré les crimes dont se souillèrent à Lyon Collot-d'Herbois et Fouché; le vertige de peur et de vengeance dont ils furent saisis: il n'en reste pas moins certain que ces deux fléaux avaient épouvanté les citoyens tranquilles, détruit l'industrie et le commerce, paralysé le travail, tari dans cette cité florissante une des sources vives de la prospérité nationale.
«Ah! si le vertueux Couthon fut resté à Commune-Affranchie, écrivait Cadillot, de Lyon, que d'injustices de moins! Six mille individus n'auraient pas tous péri. Le coupable seul eût été puni… Mais Collot… ce n'est pas sans raison qu'il a couru à Paris soutenir son ami Ronsin! Il a fallu des phrases bien empoulées pour couvrir de si grands crimes.»
Et ce sont ces mêmes hommes, ces proconsuls, tous dégoûtants de sang et enivrés des excès de la tyrannie, ces Collot-d'Herbois, ces Fouché qui osèrent plus tard accuser Couthon et Robespierre de viser à la dictature.
Lyon était soumis, terrassé; mais que se passait-il à Marseille, à
Toulon?
La vieille cité phocéenne portait en quelque sorte la peine de son dévouement et de son patriotisme. Le sang de ses meilleurs enfants s'était dispersé. Les volontaires avaient couru au champ d'honneur, au péril, à la mort. Il ne restait plus dans ses murs que des négociants, des courtiers, des armateurs, des calfats, des étrangers. Le commerce était républicain; mais il voulait une République modérée. Les monarchistes, ne se sentant point assez forts pour découvrir tout à coup leurs projets, se cachèrent derrière le parti qui s'éloignait le moins de leurs idées. Ils flattèrent les modérés, les excitèrent à prendre l'avant-garde. Le Girondin Rebecqui prêcha d'abord la révolte, mais quand il vit les royalistes s'emparer du mouvement pour le diriger contre la République, le désespoir s'empara de sa personne et il se précipita dans la mer.
Une fois maîtres du terrain, les partisans de l'ancien régime n'hésitèrent plus [Note: Ce Ronsin, homme d'esprit, grand, beau hâbleur, était la plus terrible machine de répression qu'on pût imaginer. Il ne rêvait que faire sauter par la mine des rues entières. Se croyant l'exécuteur des vengeances populaires il eût voulu inventer la foudre. Ce fou dangereux appartenait aux hébertistes, dont il était l'épée.] à jeter le masque. Profitant de l'indifférence des uns, de l'ignorance des autres, ils arborèrent d'une main résolue l'étendard de la terreur blanche. Les Jacobins, enfermés au fort Saint-Jean, en sortaient tous les jours par douzaine pour marcher à la guillotine.
La Convention envoya contre Marseille l'armée de Cartaux. Aix et Avignon l'attendaient pour l'anéantir; six mille fédérés lui barraient le passage; elle dissipa, chemin faisant, ces bandes mercenaires comme une nuée de sauterelles. Marseille est cernée, les pièces de siége tonnent, les bombes éclatent contre les remparts des royalistes. Il faut que la ville se rende ou qu'elle meure.
Le 31 août, un aide de camp du général Cartaux paraît à la barre de la Convention. Il annonce qu'on peut regarder Marseille comme tout près de tomber aux mains de l'armée républicaine. Porteur de trois drapeaux enlevés aux rebelles, il présente en outre à l'Assemblée deux boulets de plomb tirés sur les représentants du peuple, Albète et Nioche, puis il réclame un renfort pour en finir avec la révolte du Midi.
C'est Robespierre qui lui répond: «Renvoyez à vos ennemis les boulets lancés par des mains coupables; achevez la défaite de l'aristocratie hypocrite que vous avez vaincue. Que les traîtres expirent! que les mânes des patriotes assassinés soient apaisées, Marseille purifiée, la liberté vengée et affermie!… Dites à vos frères d'armes que les représentants du peuple sont contents de leur courage républicain; dites-leur que nous acquitterons envers eux la dette de la patrie; dites-leur que nous déploierons ici contre les ennemis de la République, l'énergie qu'ils montrent dans les combats.»
Au moment où l'aide de camp de Cartaux déclarait la victoire sûre et prochaine, la ville de Marseille était, sans qu'il le sût, au pouvoir des assiégeants.
Tout cédait, tout ployait sous la main de fer du Comité de salut public, tout, excepté Toulon.
Là était le quartier général de la résistance. Pendant quelque temps les Jacobins avaient été maîtres de la ville, grâce aux ouvriers de l'arsenal; mais de jour en jour déclinait leur puissance. Des menées sourdes et ténébreuses minaient à petit bruit l'autorité de la Convention nationale. La réaction s'enhardit jusqu'à faire arrêter les représentants du peuple Beauvais et Pierre Bayle, qui furent conduits au fort Lamalgue et lâchement outragés. Un gouvernement organisé par les Girondins s'empara des affaires de la ville. Jusqu'ici c'était la République modérée qui triomphait; mais aussi bien à Toulon qu'à Marseille, sous ce simulacre, se cachait, comme sous un voile, la tête hideuse du royalisme. Dans la ville se trouvait alors un homme de haute taille, simple bridier de son état actif, intelligent, véritable sphinx, cachant on ne savait quelle énigme sous un front d'airain, son nom était Roux.
Il rassemblait aux Minimes quelques fidèles, les haranguait et, tout en se couvrant encore des couleurs nationales, n'était au fond qu'un royaliste déguisé.
Le 18 juin 93, parut un manifeste contre-révolutionnaire tiré à plusieurs milliers d'exemplaires.
«Les anarchistes écument de rage. Mais, citoyens, voire victoire n'est point encore complète, et ne nous flattons point d'en assurer les effets tant que l'homme abusé par la scélératesse et l'impiété affichera les principes de l'athéisme, et osera porter des mains sacriléges sur les ouvrages de la divinité.
«Il est temps de rendre à l'humanité souffrante ses droits, sa religion, ses ministres… Ah! il n'est que trop vrai que les principes philosophiques ont été la cause de l'irréligion et de nos malheurs!…»
Ce manifeste avait été rédigé par Roux. Tartufe l'eût signé.
Enhardi par le succès qu'obtenaient les manoeuvres de Roux l'orateur des Minimes, le Comité général usurpait peu à peu le pouvoir des sections, composé de membres plus ou moins royalistes, bientôt il jeta le masque du girondisme. Jouant sur les mots, il institua d'abord un tribunal populaire dont il fit l'instrument de ses projets et de ses vengeances. Le moyen de rassurer les timides, les indécis, est de leur offrir la protection d'une épée; aussi les proclamations du général royaliste Wimpffen furent-elles répandues à profusion dans la ville. Ne fallait-il point d'un autre côté réveiller le zèle des dévots? Ne sont-ils point du bois dont on fait les autels et les trônes? Les sections étaient vaincues, démoralisées; elles votaient ce que voulait le Comité général. On leur fit décréter le couronnement de la Vierge, cérémonie entourée d'une pompe extraordinaire et que suivit un Te Deum chanté au bruit du canon. Une grande procession termina la fête. Pour quiconque connaît les populations du Midi, il est facile de deviner l'effet produit sur ces têtes de feu par une telle représentation théâtrale. La Vierge couronnée demandait un roi.
Seuls les marins et les patriotes regardaient d'un oeil sombre une manifestation dont ils prévoyaient les conséquences.
Cependant la ville commençait à souffrir de la faim. Les communications du côté d'Aix et de Marseille étaient coupées par l'armée de Cartaux, et du côté de la mer, par les flottes combinées des Espagnols et des Anglais croisant devant la rade. Notez d'ailleurs que tous les nobles du midi, tous les chevaliers errants de l'ancien régime s'étaient réfugiés, entassés au pied de ces chaînes de montagnes qui dominent Toulon. Là, du moins, ils se croyaient en sûreté; là ils pouvaient braver les foudres de la Convention nationale.
D'un autre côté, le peuple grondait et guettait l'occasion d'agir.
La situation du comité général ne laissait donc point que d'être très-perplexe. Obligé de lutter au dehors contre la Montagne et au dedans contre les tentatives renouvelées des patriotes toulonnais, il reconnut bientôt son impuissance. C'est alors que les membres de ce comité, Chaussegros, commandant des armes, Puissant, ordonnateur en chef de la marine, l'amiral Trogoff et Dournet mirent à exécution l'infâme projet qu'ils avaient conçus depuis longtemps. Après avoir proclamé Louis XVII roi de France, ils traitèrent, le 27 août, avec l'amiral anglais, Hood, et s'engagèrent à lui livrer les forts et la rade. Voilà donc où devaient aboutir les prédications hypocrites de Roux: le couronnement de la Vierge, les processions, les hymnes et les bénédictions du clergé!
Quand cet exécrable marché fut connu, tout ce qui avait un coeur français à Toulon frémit d'indignation et de rage. Fidèles à la patrie, les marins brûlaient de s'élancer contre la flotte anglaise; mais partout, la réaction avait paralysé chez les officiers l'énergie et le sentiment du devoir. Dans l'arsenal, sur les vaisseaux, on chercha un homme capable de se mettre à la tête du mouvement; on ne le trouva point. S'il se fût rencontré, il est probable que la flotte anglaise n'aurait jamais tourné le cap Cépet.
Où donc étaient alors les Girondins? accablés sous le poids de leurs fautes, évincés, ils laissaient faire les royalistes.
Au milieu de la nuit du 28 août, nuit lugubre, nuit maudite, lord Elphinstone débarquait sans bruit au port des Ilettes, à la tête de quinze cents Anglais portant des lauriers à leurs shakos, les lauriers de la trahison!
Guidé par un détachement royaliste de garde nationale, il s'avance vers le fort Lamalgue dont un membre du perfide comité lui remet les clefs. Le lendemain les équipages de vingt-huit navires portant le pavillon tricolore voient le drapeau anglais flotter sur le parapet supérieur du fort et l'amiral Hood entrer avec ses vaisseaux dans cette magnifique rade de Toulon. A ce moment un cri terrible, immense, sort de tous les entreponts: «Trahis!… Les scélérats!»
Les marins français demandent le combat avec fureur. Ils bondissent dans les vaisseaux comme des lions dans leur cage. Les officiers les retiennent, les supplient, se jettent à leurs genoux. La plupart d'entre eux avaient servi sous l'ancien régime. La Révolution leur faisait peur. Ils déshonorèrent ce jour-là leur uniforme. Cependant un navire du guerre, le Commerce de Marseille, embossé en tête de la rade montrait fièrement ses canons aux Anglais, c'est vers lui que se tournent les regards et le dernier espoir des marins fidèles à la patrie. Sept mille d'entre eux, le coeur palpitant d'émotion attendaient pour courir à l'ennemi la bordée du vaisseau resté immobile à son poste. Le feu ne partit pas. Que dis-je? On aperçut bientôt une chaloupe faisant force de voiles et dans laquelle brillaient des uniformes. C'était le capitaine du Commerce de Marseille Saint-Jullien, un noble, qui passant avec ses officiers devant le vaisseau le Patriote, cria au brave capitaine Bouvet: «Tout est perdu.»
Le lâche! et il fuyait sans combattre.
Le lendemain sept mille matelots indignés parlaient pour aller rejoindre l'armée de Cartaux, tandis que des canots pavoisés aux couleurs étrangères débarquaient devant l'hôtel de ville, l'amiral espagnol Langara, les généraux Goodal, Gravina, Malgrave, Moreno, et Hood qui, reçu avec de grands honneurs par le comité général des sections, prit possession de Toulon au nom de Sa Majesté Britannique.
La nouvelle de ces sinistres événements arriva vers le 1er ou le 2 septembre à Paris. Les aristocrates, les royalistes se réjouirent et, qui plus est, ils eurent l'imprudence d'afficher publiquement leur joie. L'invasion, la ruine de la France, le drapeau de l'étranger flottant sur notre première ville de guerre maritime, c'était leur victoire à eux.
Or, à ce moment même, les comédiens du Théâtre-Français jouaient une mauvaise pièce intitulée Paméla, dans laquelle l'auteur, François de Neufchâteau, faisait un pompeux éloge du gouvernement britannique. L'opinion publique s'émut; le Comité de salut public donna l'ordre à la municipalité de suspendre les représentations, et se fit immédiatement remettre le manuscrit.
Le lendemain l'auteur de Paméla se présenta lui-même au comité. Il fit valoir en sa faveur une circonstance atténuante: cet ouvrage datait de 1788; enfin il proposa des changements qui étaient de nature à modifier le caractère de sa comédie. Le comité rapporta son arrêté de la veille, et le pièce fut reprise le 1er septembre.
Grande attente. Salle pleine. Tout ce que Paris comptait alors de beau monde se rendit au Théâtre-Français. Les moindres allusions qui n'entraient pas même dans la pensée de l'auteur furent saisies avec des transports d'enthousiasme. Des Français croyaient la France perdue, et ils applaudissaient. Un officier d'état-major de l'armée des Alpes, qui avait figuré au siége de Lyon et se trouvait alors en mission à Paris, se leva. Les mots de calomnie, de scandale s'échappèrent de ses lèvres. A l'instant même interrompu par des clameurs, abreuvé d'outrages, il fut obligé de quitter la salle. Il court aux Jacobins, raconte ce qui venait de se passer, Robespierre présidait: il engage l'officier à s'adresser au comité de Salut public et à dénoncer les faits dont il avait été témoin. Le lendemain 2 septembre, le comité de Salut public ordonne la fermeture du théâtre, l'arrestation des acteurs et de l'auteur de Paméla. Cette sévérité à laquelle s'associa la Convention tout entière, dans sa séance du 3, après la lecture d'un rapport de Barère, s'explique assez par les sentiments hostiles des ci-devant comédiens ordinaires du roi. Ils en voulaient à la Révolution de les avoir dépouillés de certains priviléges et des faveurs de la cour. Les actrices surtout ne pardonnaient point au 10 août de leur avoir enlevé leurs plus riches protecteurs, les vieux marquis de la Régence et du règne de Louis XVI.
Ce théâtre était, selon la parole de Robespierre, «le repaire de l'aristocratie».
Ce qu'il y a de piquant est que l'auteur de Paméla, François de Neufchâteau, membre de l'Assemblée législative, avait conquis par ses votes l'estime et l'amitié de Maximilien. Est-ce à cette circonstance qu'il dut d'être mis en d'état d'arrestation chez lui?
Toutefois les renseignements sur le désastre de Toulon étaient encore vagues, incertains, lorsque le 2 septembre Soulès, un ami de Chalier, le martyr de la démocratie lyonnaise, se présente à la barre de la Convention, raconte tout, dévoile la noire trahison des Royalistes et des Girondins. Les représentants demeurèrent foudroyés sur leur banc. Barère craignant sans doute pour le ministère et pour le Comité de Salut public, dont il était membre, soutient hardiment, qu'il n'en peut être ainsi, quelques députés demandent même l'arrestation de Soulès comme porteur de fausses nouvelles. C'est égal, le trait avait porté, tout Paris s'émut.
La Convention ne tarda point à connaître toute la vérité. Frémissante d'une juste et noble colère, elle adressa aux départements du Midi la proclamation suivante:
«Français, une des principales villes, le port le plus important et la plus considérable escadre de la République ont été lâchement livrés aux Anglais par les habitants de Toulon.
[Illustration: Merlin de Douai donne lecture de son rapport.]
«Des Français se sont donnés aux Anglais! cette trahison infâme, dont la pensée seule aurait pénétré d'indignation et d'horreur des Français esclaves d'un roi, a été conçue, méditée, exécutée par des Français qui se disaient républicains.—Les scélérats! Et c'était nous qu'ils accusaient d'être les ennemis de la République et de vouloir être les restaurateurs de la royauté! Et ces paroles qu'ils osent nous adresser aujourd'hui, ils les datent de l'an 1er du règne de Louis XVII!
«Vengeance, citoyens! Qu'ils périssent, tous ceux qui ont voulu que la République périt! Et vous, départements du Midi, vous serez tous complices de ce déchirement de la France, si vous ne vous empressez d'en punir les auteurs.»
Cette proclamation, ainsi que le décret qui mettait hors la loi l'amiral Trogoff, l'ordonnateur Puissant et le capitaine des armes, fut adressée au Comité général de Toulon. Le président en donna lecture à quelques convives, car il était à diner avec les généraux anglais, puis il envoya les deux pièces au bourreau pour être brûlées sur la place publique.
Sous le canon de leurs amis les ennemis, les ci-devant, les Girondins et les royalistes étaient désormais les maîtres de la ville. En moins de huit jours, les escadres coalisées avaient vomi sur le sol provençal 2500 Anglais, 14 500 Espagnols ou Napolitains et 3 000 Piémontais.
Les royalistes avaient déjà versé beaucoup de sang; mais, enhardis par la présence des forces étrangères, ils redoublèrent de cruauté.
Les deux représentants du peuple Bayle et Beauvois moururent dans les cachots; l'un succomba aux mauvais traitements, l'autre, voulant abréger, se poignarda!
Le 13 septembre 93, on lisait sur les murs de la ville:
«An 1er du règne de Louis XVII. Vu l'arrêté pris par le tribunal populaire, le Comité général ordonne que le gibet sera placé, les jours d'exécution, au milieu de la place d'armes, et qu'il sera enlevé tout de suite après l'exécution; qu'à cet effet la municipalité sera invitée à faire travailler sans délai à un gibet qui puisse être placé et déplacé au fur et à mesure des exécutions.»
Le gibet et non l'échafaud! Pourquoi? L'échafaud eût été un instrument de supplice trop noble pour cette canaille de Jacobins. Le gibet était assez bon pour eux, et puis ne rappelait-il pas beaucoup mieux l'ancien régime?
On s'était pourtant servi dans les commencements de ce qu'on avait trouvé sous la main. Dès les premiers jours d'août, la Commission martiale avait fait jeter pêle-mêle sous le couteau de la guillotine l'ancien maire démocrate de Toulon, le président du tribunal criminel, celui des Jacobins, le commandant de la garde nationale patriote et autres victimes. Calme et fier, le jacobin Silvestre, avant d'être attaché sur la planche fatale, se tourna vers le peuple et s'écria d'une voix solennelle:
«Les paroles d'un mourant sont prophétiques: infâmes royalistes, la
République nous vengera.»
Pendant ce temps-là, un jeune homme, Gueit, du fond de son cachot, adressait à sa mère la lettre suivante:
«C'est au moment où je vais mourir que je vous écris; je n'ai qu'à vous inviter à vous consoler: je vous embrasse un million de fois, mes frères et soeurs, tous mes parents ainsi que mes amis, s'il m'en reste. Je vous avoue à tous que le seul crime qu'on puisse m'imputer est celui d'avoir vécu et de mourir patriote; le ciel seul me vengera. Adieu, adieu, adieu pour toujours!»
Il disait vrai: la seule charge qu'un tribunal de sang eût pu découvrir contre lui était d'être entré le 10 août, à main armée, dans le château des Tuileries.
Quel crime abominable! La réaction appelait cela violer le palais des rois. Il fut guillotiné.
Vu l'arrêté du 13 septembre, l'échafaud se repose; mais le gibet fonctionne: à chacun son tour.
Le 14 septembre, au milieu de la place d'armes, on pend l'officier municipal Blache, prévenu d'avoir profané les lieux saints [Note: Cette profanation consistait à tenir entassée dans une vieille chapelle des sacs de grains qui servaient à nourrir la population affamée.]; le directeur de la poste aux lettres Pavin, pour avoir participé aux émeutes, et une femme nommée Marie Coste, accusée d'espionnage, parce qu'elle avait reçu des nouvelles de l'armée de Carteaux.
Trouvant bientôt que les exécutions n'allaient point assez vite, le tribunal martial appela simultanément à son secours le gibet et la guillotine. Il jugeait et condamnait avec une activité à rendre jaloux Fouquier-Tinville. Les patriotes avaient été entassés dans les flancs d'un navire républicain, le Thémistocle. Toutes les nuits, des barques allaient chercher sur cette prison flottante une fournée de prévenus qui passaient immédiatement du tribunal à l'échafaud. Le nombre des victimes devint si considérable que les Anglais eux-mêmes s'en émurent. L'amiral Hood arrêta ces massacres, accomplis sous le masque de la loi, et enjoignit aux royalistes de laisser reposer le bourreau.
La vengeance venait d'un pied lent, mais elle venait. L'armée de la Convention s'avançait à travers de grands obstacles. Il lui fallait franchir des chaînes d'arides montagnes se succédant les unes aux autres, et dont les lignes ondoyantes figurent assez bien une mer de lave pétrifiée. Carteaux était déjà maître des gorges d'Ollioules, lorsque le 2 septembre il fut chassé de cette formidable position par une avant-garde d'Anglais et d'Espagnols. Deux jours après, les braves patriotes s'engagent en colonnes serrées dans ces Thermopyles que barrent de chaque côté d'effrayantes murailles de pierre brute; ils enlèvent Ollioules à la baïonnette, s'emparent d'Evenos et de Sainte-Barbe les deux clefs occidentales de Toulon. D'un autre côté, le général républicain Lapoype occupe avec trois mille hommes le littoral de l'Est.
Il faut avoir vu Toulon pour se faire une idée exacte de ses moyens de défense. Enfoncée dans un amphithéâtre d'énormes montagnes blanchâtres et nues qui la cachent de trois côtés, cette ville s'ouvre du côté du midi, et fait face à la mer qu'elle louche par les bassins de la marine marchande et de la marine militaire, liés entre eux au moyen d'un chenal. Sur le plateau méridional s'élève le fort Lamalgue, où flottait alors le pavillon anglais. A l'opposite, la redoute de Faron couronne les hauteurs du nord. Protégés par d'autres remparts naturels et par d'autres travaux militaires, les royalistes croyaient la ville imprenable.
Cependant rien n'était imprenable pour ces fils des géants, qui, dans leur marche forcée, se mesuraient chaque jour avec les rochers. Instruits du manque de numéraire et de la division qui commençait à fermenter entre les traîtres, les républicains pressaient les opérations du siége avec une extrême vigueur. Un jeune officier corse avait élevé vis-à-vis de Malbousquet une formidable batterie, dite de la Convention, dont les boulets, lancés avec une précision mathématique, menaçaient de raser les forts. Les alliés firent une sortie avant le jour pour éteindre le feu; ils réussirent d'abord à s'emparer des pièces et se disposaient à les enclouer lorsque, repoussés par le général Dugommier, qui fut blessé au bras et à l'épaule, ils s'enfuirent laissant le terrain couvert de cadavres.
Le 18 décembre commença l'attaque décisive. Trente pièces de 24 tonnèrent toute la journée, huit mille bombes éclatèrent contre les fortifications royalistes, et à quatre heures du soir les colonnes d'attaque se mirent en marche par le village de la Seyne. Le temps était affreux; la pluie tombait par rafales. On montre encore le chemin par lequel déboucha l'armée républicaine.
Le 18 au matin, quand les royalistes aperçurent le drapeau tricolore flottant sur les hauteurs de la ville, ils furent glacés de terreur. Toulon était, nous l'avons dit, l'égout dans lequel toute la contre-révolution du Midi avait déversé ses flots boueux. Les familles compromises, les nobles, les prêtres réfractaires, ne songèrent plus qu'à la fuite. Le port, sur lequel s'élève l'hôtel de ville, soutenu par les magnifiques cariatides du Puget, était encombré de meubles, de ballots, de valises, d'objets précieux. Vingt mille individus serrés, bousculés, haletants, se disputaient une chaloupe, un canot, un mât de navire, une planche pour rejoindre la flotte anglaise. Quelques-uns se jetèrent à la nage. Beaucoup périrent dans les flots.
Les alliés, voyant que tout était perdu pour eux, ne songèrent plus qu'à détruire notre matériel de guerre et de navigation. Les Anglais brûlèrent les grands magasins qui renfermaient la poix, le goudron, le suif et l'huile, les vastes dépôts de chanvre, l'atelier des mâtures. L'incendie se propagea; plusieurs milliers de tonneaux de poudre sautèrent. Nos vaisseau brûlés, nos armements détruits: ce fut une perte immense pour la France. Une réverbération rougeâtre s'étendait à perte de vue sur la mer. Et le feu montait toujours.
Qui donc éteignit l'incendie? Les forçats.
Il y avait alors dans le bagne de Toulon six cents galériens. Horrifiés, courroucés, ils jetaient à l'ennemi des regards farouches. Sydney Smith jugea sage de pointer sur eux le canon des chaloupes anglaises. Vaine menace! on n'entendit bientôt dans le bagne que le bruit des coups de marteaux avec lesquels ces malheureux brisaient leurs fers. Libres, ils s'élancèrent comme des lions, apaisèrent le feu et sauvèrent plusieurs navires. Les forçats, d'après le témoignage du réprésentant Salicetti, étaient alors les seuls honnêtes gens de la ville.
Les commissaires de la Convention se montrèrent sans pitié pour les Toulonnais. Fréron, homme cruel et vindicatif, voulait détruire la ville. On se contenta de démolir quatre maisons ayant appartenu à des membres du Comité des sections, quatre grands coupables. Le Champ-de-Mars fut abreuvé de sang. Ce que rien ne justifie, c'est l'horrible conduite de Barras et de Fréron sur un autre théâtre. Pourquoi confondre dans le châtiment Marseille avec Toulon qui s'était livré aux Anglais? Toulon traité en ville conquise fut appelé le port de la Montagne, c'était la juste punition de son crime; mais la vieille cité phocéenne, qui avait rendu tant de services à la cause de la République, méritait-elle l'affront qu'on lui infligea, celui de ville sans nom?
Avertie trop tard, la Convention adoucit la rigueur des mesures prises par ses commissaires; toutefois la mitraillade avait abattu de nombreuses victimes, et la clémence tardive ne ressuscite point les morts.
Ainsi de tous les côtés tombaient les remparts de l'insurrection girondine. Bordeaux était rentré dans le devoir. Lyon, Marseille, Toulon avaient été enlevés de vive force. Le Midi royaliste, tout mutilé par le fer, se repliait en rugissant sur lui-même, ou s'enfuyait tremblant au delà des mers. La Montagne restait maîtresse du champ de bataille; mais la dure nécessité de vaincre lui avait imposé une série de conditions d'où allait surgir la Terreur.
XIX
Le règne de la Terreur.—Quels sont ceux qui l'ont provoqué.—Comment il s'est formé par une sorte d'incubation lente.—Séance du 5 septembre.—Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Barère.—Aggravation du Tribunal révolutionnaire.—Institution d'une armée spéciale chargée de contenir Paris.—Considérations générales sur les mesures prises par la Convention.—Ce qui serait arrivé si les Montagnards eussent faibli.—Ne pas confondre le système avec ses excès.—La Terreur comparée à l'Empire.—Dernier mot des Conventionnels.
La Terreur! à ce mot qui réveille tant de pénibles souvenirs, la mémoire s'assombrit, le coeur se serre et la pitié se voile la tête.
Il faut pourtant bien reconnaître que ce sombre régime fut amené par les fautes mêmes de ceux qui avaient tout intérêt à le conjurer. Charlotte Corday, après avoir assassiné Marat, datait sa lettre à Barbaroux du second jour de la préparation de la paix, et par son coup de couteau elle venait de faire déclarer aux Girondins une guerre à mort. Ceux-ci de leur côté, en soulevant les villes et les campagnes, appelèrent volontairement sur leur tête les inexorables rigueurs de la loi. Après le 10 août, les royalistes n'avaient qu'un moyen pour conquérir l'oubli de leur passé, c'était de se serrer autour du drapeau national, et ces misérables venaient de tendre lâchement la main à l'étranger. Y avait-il des châtiments trop sévères contre un pareil crime?
Rompre l'enchaînement des faits, isoler la Terreur des causes qui l'ont préparée, c'est en faire un monstre. L'historien impartial doit rétablir le lien des événements, montrer la progression des mesures révolutionnaires, les motifs qui les ont produites: si, entrevu à cette lumière nouvelle, le monstre reste effrayant, il acquiert du moins une raison d'être.
Dès le 30 juillet 93, la Convention, sur la proposition de Prieur (de la Marne), réorganisait le Tribunal révolutionnaire afin d'accélérer la marche de la justice et frappait d'accusation le président du même tribunal, Montané. Cette machine à condamnations ne fonctionnait déjà plus assez vite ni avec assez de vigueur en face de la gravité toujours croissante des dangers et des complots qui menaçaient la République. Le surlendemain, à la suite d'un rapport de Barère, l'Assemblée décrétait l'incendie des bois, des taillis et des genêts dans lesquels s'abritaient les Vendéens, la destruction des forêts qui leur servaient de repaire, le transport des femmes et des enfants dans l'intérieur du pays. Elle votait, en outre, le renvoi de Marie-Antoinette devant le Tribunal révolutionnaire et son transfèrement de la tour du Temple à la Conciergerie. Que les tombeaux et mausolées des anciens rois s'élevant dans l'Abbaye de Saint-Denis soient détruits; ainsi le voulait le jugement dernier du peuple. Tout Français qui placerait des fonds sur les banques des pays en guerre avec la République était déclaré traître à la patrie. La Convention entrait dans une ère nouvelle dont elle avait banni la pitié.
Danton qui, plus d'une fois, avait invoqué la clémence en faveur des rebelles, sentit lui-même qu'en face des scènes tragiques dont la ville de Toulon était le théâtre, il fallait se montrer implacable. «Il n'est plus temps, s'écria-t-il le 31 juillet, d'écouter la voix de l'humanité qui nous criait d'épargner ceux qu'on égare. Nous ne devons plus composer avec les ennemis de la Révolution; ne voyons en eux que des traîtres; le fer doit venir à l'appui de la raison.»
Le surlendemain de la fête du 10 août, Danton revient à la charge. Son oeil étincelle, sa crinière s'agite; il y a du tonnerre dans sa voix. «Point d'amnistie, rugit-il, point d'amnistie à aucun traître: la terreur! l'homme juste ne fait point de grâce au méchant. Signalons la vengeance populaire par le glaive de la loi promené sur les conspirateurs de l'intérieur!»
Mais ce fut surtout dans la séance du 5 septembre que le système de la Terreur apparut avec tout son caractère. Dès le début, un grave jurisconsulte, Merlin, de Douai, présente à l'Assemblée un rapport sur la nécessité de diviser le Tribunal révolutionnaire en quatre sections. Surchargé d'affaires, le tribunal, dit le rapporteur, ne peut suffire à tout. «Cependant, ajoute-t-il, il importe que les traîtres, les conspirateurs reçoivent le plus tôt possible le châtiment dû à leurs crimes; l'impunité, ou le délai de la punition de ceux qui sont sous la main de la justice, enhardit ceux qui trament des complots; il faut que prompte justice soit faite au peuple.» Merlin, de Douai, parlait au nom du Comité de constitution. Et, sans discussion, l'Assemblée vote le redoutable décret.
A partir de ce moment, ce ne fut qu'une série de propositions violentes, furieuses. Pache, maire de Paris, et Chaumette, procureur général de la Commune, se sont introduits dans l'Assemblée à la tête d'une députation. Ils viennent au nom de Paris affamé par les agioteurs. «Plus de quartier, s'écrie Chaumette, plus de miséricorde aux traîtres!… Si nous ne les devançons pas, ils nous devanceront: jetons entre eux et nous la barrière de l'éternité.» Le sang monte à la tête de la Convention, elle applaudit avec délire.
A la tribune apparaît la face menaçante de Danton. Toute la salle retentit d'applaudissements; car c'est de lui qu'on attend le coup de foudre sur la tête des conspirateurs royalistes. L'orateur appuie toutes les mesures les plus énergiques faites par ses collègues. «Il reste à punir, s'écrie-t-il, et l'ennemi intérieur que vous tenez, et ceux que vous aurez à saisir. Il faut que le tribunal révolutionnaire soit divisé en un assez grand nombre de sections pour que tous les jours un aristocrate, un scélérat, paye de sa tête ses forfaits.» Et l'Assemblée redouble d'enthousiasme.
Billaud-Varenne demande l'arrestation immédiate de tous les ennemis de la Révolution, la peine de mort contre tout administrateur coupable de négligence dans l'exécution d'une loi quelconque, le rapport d'un décret qui interdisait les visites domiciliaires pendant la nuit, le renvoi devant le Tribunal révolutionnaire des anciens ministres, Lebrun et Clavières.
Raffron, du Trouillet, insiste pour qu'il soit enjoint au ministre de l'intérieur d'organiser, dans la journée même, une armée révolutionnaire, chargée de comprimer les mauvais citoyens, d'exécuter partout où besoin serait les lois et les mesures de salut public prises par la Convention nationale, et de protéger les subsistances. Cette proposition appuyée par Billaud-Varennes, par Danton et par plusieurs autres membres, est aussitôt convertie en décret.
Merlin de Douai veut que toute personne convaincue d'avoir tenu des discours étant de nature à discréditer les assignats, de les avoir refusés en paiement, et donnés ou reçus à personne, soit punie de mort.
Au milieu de ce déchaînement de propositions violentes s'élève une belle parole de Thuriot: «Loin de nous l'idée que la France soit altérée de sang; elle n'est altérée que de justice.» Et cette même assemblée, qui tout à l'heure applaudissait les mesures les plus sévères, s'associe par un élan d'enthousiasme au noble sentiment de l'orateur.
Il fallait conclure; Barère s'en charge, et résume avec son rare talent les conséquences de la journée. «Les royalistes, s'écrie-t-il, ont voulu organiser un mouvement. Eh bien! ils l'auront. (Applaudissements.) Ils l'auront organisé par l'armée révolutionnaire, qui mettra la terreur à l'ordre du jour… Ils veulent du sang… eh bien! ils auront celui des leurs, de Brissot et d'Antoinette.»
Cette séance du 5 septembre fut décisive; mais il serait vraiment puéril de n'y voir qu'un coup de théâtre monté par la Commune. Il nous faut chercher plus haut la cause des sombres péripéties qui vont obscurcir le ciel naguère si pur de la Révolution. A-t-on donc oublié qu'à l'Assemblée législative les Girondins eux-mêmes avaient forgé cette arme de la terreur dont ils comptaient bien se servir contre les nobles et les prêtres réfractaires? Depuis leur chute, la nécessité de la répression à outrance n'avait-elle point grandi avec l'audace des conspirateurs? Le fédéralisme qui n'était d'abord qu'un nuage, un rêve, une utopie, n'aurait-il point démembré la République sans l'indomptable énergie de la Convention? Les royalistes, que les Girondins couvrirent un instant de leur popularité, n'avaient-ils point versé à flots le sang des patriotes? n'avaient-ils point vendu aux Anglais la terre sacrée de la patrie?
Rêvée, invoquée, pratiquée par les partis, la Terreur ne devait-elle point tomber comme un glaive entre des adversaires implacables?
—Que ce glaive s'éloigne! s'écriaient au fond du coeur les hommes miséricordieux et sensibles.
—Je ne passerai pas, disait le glaive, que je n'aie exterminé les ennemis du peuple, les traîtres à la patrie.
A coup sûr, le système inauguré dans la séance du 5 septembre était détestable. L'Inquisition, en jetant dans les flammes du bûcher des millions de victimes, s'appuyait du moins sur une fiction, le droit divin. Elle punissait en vertu d'une autorité antérieure et supérieure à toutes les sociétés humaines. Fille du droit et de la réalité, la Révolution française, au contraire, n'avait à invoquer d'autres excuses que la raison d'État, la nécessité des temps, la loi suprême du salut public; mais qui ne voit que tous les gouvernements peuvent se couvrir des mêmes armes contre leurs adversaires? C'était, en outre, une erreur de croire que la hache fut à même de vaincre toutes les résistances, de rompre certaines associations de faits et d'idées, d'en finir avec la religion des regrets et des souvenirs. Il est plus facile de supprimer les hommes que de détruire les partis et surtout d'anéantir les causes qui en déterminent l'existence. On s'étonne vraiment de la confiance de Robespierre, disant le 5 septembre: «Aujourd'hui l'arrêt de mort des aristocrates est prononcé, et demain l'aristocratie cessera d'être.» Elle fut le lendemain ce qu'elle était la veille.
Ce système, je le répète, était mauvais; mais la difficulté consistait à en présenter un autre. La Révolution s'était tout d'abord montrée douce et débonnaire; elle s'était appuyée sur l'amour, non sur la force et l'intimidation; elle avait convié tous les Français à se réunir autour de l'autel sacré de la patrie. Comment ses adversaires lui avaient-ils tenu compte d'une telle magnanimité? Ils avaient soulevé contre elle le monstre sanglant de la Vendée. A ses déclarations pacifiques et fraternelles, ils avaient répondu par des défis audacieux, par des menées sourdes, par la guerre civile, par l'alliance avec l'étranger, par la trahison et par les insultes contre la souveraineté du peuple. La coupe était pleine: il fallait qu'elle débordât.
Saiut-Just se fit l'interprète du sentiment national, le jour où il dit devant la Convention: «Si les conjurations n'avaient point troublé cet empire; si la patrie n'avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de gouverner par des maximes de paix et de justice naturelle; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus de commun que la glaive. Il faut régir par le fer ceux qui ne veulent pas être régis par la justice; il faut opprimer les tyrans.»
Les royalistes avaient repoussé la clémence; la Convention en fut donc réduite à contenir l'intérieur par l'échafaud et à faire garder nos frontières par la Mort.
Quoi qu'il en soit, la Terreur n'est point sortie tout armée du cerveau d'un seul homme, comme la sombre Pallas de la tête de Jupiter; elle est sortie d'un enchaînement de faits.
Les grandes mesures révolutionnaires demandent à être jugées à distance et avec tout le sang-froid de la réflexion. Les contemporains qui, ruinés dans leur fortune, frappés dans leur famille, ont traversé, les pieds dans le sang, cette époque terrible, sont excusables sans doute de l'envisager à travers un voile d'horreur. On s'explique ainsi l'amertume des Mémoires écrits après le 9 thermidor et la fureur des vieux historiens royalistes. Mais il nous faut, fils d'un autre siècle, étouffer cet égoïsme de la sensibilité et nous placer dès maintenant dans l'avenir. En histoire, le mal est souvent un bien dont nous ne saisissons pas les rapports. A mesure que les faits se succèdent, ces rapports s'établissent, et l'anathème s'efface alors peu à peu des événements et des hommes auxquels nous l'avions appliqué. Tout en donnant des regrets bien légitimes aux victimes de ces temps orageux, nous devons nous soumettre à la loi du progrès, si dure qu'elle soit, et reconnaître que ces plaintes, ces réprobations tardives, ces invectives des royalistes tombent devant un mot tranchant et inflexible comme la hache: ils l'ont voulu. Donc, finissons-en, une fois pour toutes, avec ces élégies à froid et ces panégyriques inutiles des victimes, de peur de ressembler aux anciens peuples de l'Egypte qui passaient toute leur vie à embaumer les morts.
[Illustration: Rassemblement devant l'Hôtel de Ville.]
Combien d'ailleurs ils se tromperaient, ceux qui voudraient rendre la République responsable de ces violences! En France, de même que dans les États du Nouveau-Monde, le gouvernement républicain aurait pu s'introduire par des voies pacifiques. Nous avons indiqué le moment où cette substitution de la République à la monarchie se serait accomplie sans verser une goutte de sang.
Si, après le 10 août, elle fut contrainte de lutter pour son existence et de se couvrir de la Terreur comme d'une armure de géant, à qui la faute? A vous, chouans et Vendéens, à vous, éternels suppôts de la tyrannie, à vous, modérés et Girondins. Ce n'était d'ailleurs pas la République, c'était la Révolution qui avait besoin de faire peur. A la force elle résista par la force, au glaive par le glaive, à l'insurrection par l'échafaud. Et puis la Révolution n'était pas seulement un pouvoir, c'était une idée. Comme gouvernement, elle avait le droit de se défendre; comme idée, elle se devait à elle-même de sauver la France. Les hommes de mauvaise foi qui, à distance des événements, ont le facile courage d'attaquer les actes de la Convention nationale ne tiennent aucun compte du but vers lequel la France s'avançait toute palpitante d'enthousiasme. C'est une erreur de croire que, dans la pensée des hommes de 93, elle put être un moyen durable de gouvernement. Poussés à bout par les circonstances les plus tragiques, ils avaient été forcés de jeter sur la justice et la liberté un voile sanglant; mais derrière ce voile se cachait une philosophie douce et amie de l'humanité.
Soyons justes envers le gouvernement révolutionnaire: tenons-lui compte enfin du peu de ressources qu'il avait sous la main pour comprimer les rebelles et pour assurer son existence. Ici la conservation était sainte, car elle sauvait une propriété morale, la propriété du genre humain tout entier. Occupée à la frontière par les armées ennemies, à l'intérieur par la Vendée et par toutes les insurrections partielles, la Convention n'avait pas quatre cent mille baïonnettes appuyées, comme dans les gouvernements réguliers, sur la poitrine frémissante de l'émeute; pour se maintenir sans soldats à l'intérieur, sans police organisée, sans argent, au milieu de tant de haines déchaînées, de tant de résistances écumantes, de tant d'ennemis avoués ou latents, la République n'avait que l'échafaud. Si l'on réfléchit à la situation désarmée où elle se trouvait vis-à-vis des partis décidés à tout entreprendre, on sera moins étonné, je crois, de l'usage violent et immodéré qu'elle fit de la peine de mort. Le nombre des victimes effrayait, consternait les hommes d'État eux-mêmes qui étaient à la tête du mouvement: mais l'énergie et la fermeté de leurs convictions masquaient le remords dans ces coeurs stoïques.
Est-il, oui ou non, reconnu que la France avait besoin d'une révolution profonde, complète, pour sortir de l'état d'avilissement et de malaise dans lequel elle languissait depuis des siècles? Si l'on nie cette vérité, qu'on ait le courage de blâmer la convocation des États généraux, le consentement donné par Louis XVI à la réunion des trois ordres et à la Constitution de 89. Si au contraire la nécessité d'une grande réforme sociale ne trouve plus guère de contradicteurs, où voulait-on que cette réforme s'arrêtât? Il y aurait de l'inconséquence à croire qu'une telle secousse pût être imprimée à la nation sans froisser bien des intérêts, sans susciter des résistances à main armée? Dans l'ordre des temps, Mirabeau était le glaive dont Robespierre fut la pointe.
Ceux qui acceptent avec amour les idées de 89 et qui reculent ensuite devant les conséquences pratiques de la fameuse déclaration des Droits nous semblent des esprits honnêtes, mais faibles. Si vous admettez la Révolution, il faut l'admettre pleine, entière, logique, entourée de toutes les conditions nécessaires qui devaient l'établir et la perpétuer, malgré les attaques de ses ennemis. Il n'y a rien de plus mortel aux nations que les demi-mouvements vers une rédemption sociale, qui agitent tout sans rien détruire ni rien fonder. S'est-on bien demandé ce qui serait advenu si par la force et l'épouvante la Convention n'eût point arraché aux rebelles l'espérance même de la victoire? Le sol de la France eût été livré à l'ennemi. La guillotine et le gibet eussent fonctionné du nord au midi, de l'Est à l'Ouest, comme ils sévissaient à Lyon, à Marseille, à Toulon contre les révolutionnaires. La bande des émigrés fût rentrée dans les vieux châteaux, altérée de vengeance. Les acquéreurs des biens nationaux eussent été dépossédés, flétris, exterminés, la Constitution de 89 eût été déchirée, brûlée par la main du bourreau. Toutes les conquêtes de l'esprit moderne eussent disparu sous un ukase daté du palais de Versailles. Paris, la ville du 10 août, n'eût plus été qu'un monceau de cendres. Le peuple des campagnes, réduit de nouveau à la taille, à la corvée et à la dîme, retombé plus bas qu'il n'était sous l'ancien régime, eût à jamais maudit les Duport, les Sieyès, les Barnave et autres constitutionnels qui l'avaient encouragé à défendre ses droits.
Tel est le mur de fer dans lequel les royalistes avaient enfermé la Révolution, qu'elle devait choisir entre ces deux alternatives: détruire ou être détruite.
Qu'on ne confonde pas toutefois le système de la Terreur avec ses excès. Le système sortit tout formé de la coalition étrangère et de la guerre civile; les excès furent particuliers à quelques hommes. Le gouvernement révolutionnaire avait-il le droit de se défendre? Oui, puisqu'il était sans cesse attaqué. Mû par un besoin de conservation, il remit entre les mains de ses agents des armes terribles, dont plusieurs abusèrent. Les commissaires de la Convention, étant investi d'une sorte de dictature locale, exagéraient trop souvent les mesures de sévérité: à la pluie vive, ils opposaient le fer rouge. Carrier à Nantes, Tallien à Bordeaux, Collot-d'Herbois et Fouché à Lyon, Fréron et Barras à Marseille, Joseph Lebon à Arras, dépassèrent toutes les bornes. La Terreur, qui n'aurait dû être qu'un moyen pour faire rentrer la contre-révolution dans le néant, devint sous le règne de ces hommes sanguinaires une épée à deux tranchants qui frappait les innocents et les coupables. Il y aurait d'ailleurs de la mauvaise foi à prétendre que ces rigueurs fussent approuvées par le gouvernement de la République. La plupart des Montagnards les détestaient, et les auteurs de ces actes injustifiables furent rappelés par la Convention.—Trop tard, dira-t-on; oui, trop tard pour l'humanité; mais le moyen d'arrêter ces commissaires dans l'exécution de leur oeuvre de sang, quand le sol tremblait sous leurs pieds et quand leur révocation, en flattant l'audace des royalistes, eût rallumé l'incendie mal éteint?
Ce qui étonne est l'indulgence, souvent même le délire d'enthousiasme avec lequel les historiens de l'Empire parlent des victoires du grand Napoléon. En quoi ce despotisme militant différait-il beaucoup du système de la Terreur? Pour intimider des adversaires redoutables, la Convention leur montrait le couteau de la guillotine; et l'empereur, pour effrayer les pays voisins, pour gagner des batailles, envoyait ses masses de soldats à la gueule du canon de l'ennemi. Les hommes, je le sais, préfèrent de beaucoup cette dernière manière d'être tués; mais en définitive les campagnes de l'Empire ont immolé cent mille fois plus de victimes que l'échafaud de 93. Cette arme frappait d'ailleurs des individus jugés, des coupables aux yeux de la loi, et non de dignes enfants de la patrie sans peur et sans reproche. Et puis, que découvre l'oeil du penseur derrière ces grandes tueries césariennes? Rien, absolument rien, sinon le despotisme byzantin appuyé sur une monstrueuse féodalité militaire, tandis que derrière les luttes et les rigueurs de la Convention se dévoile l'avènement prochain de la démocratie. Ajoutons que l'Empire, après nous avoir étreints tout saignants entre ses serres et nous avoir enlevés dans son vol ambitieux jusqu'aux extrémités de l'Europe, nous a laissés retomber blessés, meurtris, bien en deçà de nos anciennes limites. La Convention avait sauvé le territoire, et par deux fois ce sombre génie du mal a déchaîné sur nous le fléau de l'invasion étrangère.
J'ai connu quelques-uns des anciens Conventionnels; voici ce qu'ils m'ont dit:
«Des petits hommes d'État, assis tranquillement dans leur fauteuil et adoucis par nos rigueurs, parlent bien à leur aise d'humanité; mais s'ils avaient eu comme nous sur les bras à la fois la guerre étrangère, l'insurrection, la disette, la banqueroute, des provinces révoltées à soumettre, des factions intérieures à contenir, des armées étrangères à frapper de stupeur, un roi à juger, ils auraient peut-être voté des mesures encore plus sévères que celles de la Convention. Notre nom sera exécré ou béni selon que les principes pour lesquels nous avons combattu seront effacés de la mémoire des hommes ou inscrits dans le code de toutes les nations civilisées. Mais l'avenir dira que si nous avons fait violence à l'humanité, c'était pour la remettre en possession de ses droits et assurer le bonheur de vingt-quatre millions de Français. Assassins du mal, nous avons levé le fer sur les ennemis du peuple et vengé le ciel outragé dans la personne des esclaves. La royauté faisait obstacle à nos desseins; elle était la clef de voûte du vieux monde; nous l'avons détruite. L'aristocratie, cette hydre des temps modernes, cherchait à ramasser ses tronçons; nous lui avons écrasé la tête. Pour nous juger, il faudrait se reporter à ces jours lugubres où le bruit courait par les rues épouvantées que les armées vendéennes marchaient sur Paris, où la lueur sanglante des torches incendiant nos arsenaux éclairait une multitude pâle de colère, où la Bretagne faisait signe aux navires anglais d'accourir sur nos côtes. Nous avons été calomniés, insultés, outragés: grâce à l'indomptable énergie de la Convention nationale, un affront nous a du moins été épargné par le destin. Nous avions tous juré de mourir avant de voir le sol sacré de la patrie souillé par la présence des armées satellites du despotisme, et ce serment, nous l'aurions tenu.»
XX
Procès et mort de Custine.—Procès et mort de Marie-Antoinette.—Procès des Girondins.—Robespierre arrache à la mort soixante-treize députés.—Condamnation à mort des Vingt-et-un.—Suicide de Valazé.—Exécution de Brissot et de ses complices.—Sort des autres Girondins.—Mort de Mme Roland.—Supplice de Bailly et de Barnave.—Châtiment de la Dubarry.—Un mot sur le Tribunal révolutionnaire.—Souberbielle.—Duplay.—Prostration.—La victoire ranime tous les courages.
On était en automne: les feuilles et les têtes tombaient. Les jugements succédaient aux jugements, les exécutions aux exécutions.
Dès le 27 août, le jour même où Toulon s'était vendu aux Anglais, Custine, général de l'armée du Rhin, payait de son sang le crime de n'avoir point assez battu l'ennemi. «Jamais la Convention n'admit que des troupes françaises républicaines pussent succomber sans que ce fût la faute de leur chef.» Sur sa tête, il répondait de la victoire.
Après un siége de quatre mois «sous une voûte de feu» (le mot est de Kléber), la garnison de Mayence avait héroïquement résisté au roi de Prusse qui l'attaquait en personne; mais elle était à bout de force, décimée par les bombes et par les balles dont elle rentrait criblée après des sorties fougueuses. Custine, jugeant qu'il était hors d'état de la secourir, fit passer le 26 avril un billet dans lequel il engageait le commandant de la place à capituler. Ce conseil fut reçu avec horreur: «Faites arrêter Custine, c'est un traître,» écrivent de concert au Comité de salut public les représentants du peuple Soubrani et Montant, ainsi que le général Houchart. Le 28 juillet, il est décrété d'accusation par la Convention nationale.
Les plus jolies femmes de Paris, s'il faut en croire Hébert, s'intéressaient au général et sollicitaient en sa faveur. Le Tribunal révolutionnaire lui-même hésitait à frapper cette grande victime. Le 23 août, Robespierre se rend au club des Jacobins: «Un général, dit-il, qui paralyse ses troupes, les morcelle, les divise, ne présente nulle part à l'ennemi une force imposante, est coupable de tous les désavantages qu'il éprouve: il assassine tous les hommes qu'il aurait pu sauver.»
Le surlendemain, Custine était condamné a mort. Après un tel acte de sévérité, les généraux de la République savaient ce qu'ils avaient à attendre s'ils capitulaient devant l'ennemi. Ne pas vaincre, c'était trahir.
A-t-on oublié Marie-Antoinette?
Nous avons vu que l'ex-reine avait été transférée du Temple à la Conciergerie. Des tentatives de séduction avaient motivé cette mesure. Même à la Conciergerie, elle possédait une sorte de talisman pour faire passer de ses cheveux, des billets écrits de sa main, des gants à travers les murs de son cachot, elle recevait des déclarations d'amour et des promesses de délivrance. L'un de ces chiffons de papier était soigneusement caché dans un oeillet.
Dès le 13 août 1793, Lecointre réclamait impérieusement à la Convention le jugement sous huitaine de la veuve de Louis Capet.
Il n'eut lieu, ce triste procès, que le 14 octobre et dura deux jours. La reine était plus coupable encore que Louis XVI, car elle avait abusé de la faiblesse du roi pour attirer les armées étrangères sur la France. Des documents authentiques, des témoignages accablants, les lettres mêmes de Marie-Antoinette ne laissent plus aucun doute sur ses démarches et son insistance pour obtenir le secours de l'Autriche. Ces faits n'étaient point alors connus; l'accusation manquait de preuves; mais le sentiment public est doué d'un tact très-sûr pour découvrir les crimes de lèse-nation.
Comme reine, elle était coupable; mais comme femme et surtout comme mère n'était-elle point sacrée? Tarir par le fer dans les entrailles d'une créature, qu'elle soit reine ou bergère, la source vive de l'amour et de la fécondité, n'est-ce point violer les lois de la nature? Cette tête coupée était d'ailleurs inutile à la Révolution; la mort de la reine n'ajoutait rien à la mort du roi. Or tout ce qui sans raison majeure blesse l'humanité est préjudiciable à la cause du bien public et à la grandeur des États.
Amenée devant le tribunal révolutionnaire, elle s'assit sur un fauteuil, et le président Hermann lui adressa les questions d'usage.
—Votre nom?
—Je m'appelle Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche.
—Votre état?
—Je suis veuve de Louis Capet, ci-devant roi de France.
—Votre âge?
—Trente-huit ans.
Deux avocats, Chauveau et Tronson-Ducoudray, furent nommés d'office par le tribunal pour défendre Marie-Antoinette.
On lut un long acte d'accusation qui ne relevait guère contre la reine que des faits connus: sa présence au banquet des gardes-du-corps dans l'orangerie de Versailles, les conciliabules tenus entre elle et les femmes de l'aristocratie, ses relations secrètes avec les cours étrangères, sa conduite au 10 août; puis on entendit les témoins.
L'un d'eux était Hébert. Plus cruelle mille fois que la peine de mort fut la calomnie portée par cet homme contre Marie-Antoinette. Le dauphin, âgé de huit ans, dépérissait de jour en jour. Simon, son gardien, un cordonnier, l'aurait surpris se livrant à un acte honteux et l'enfant aurait avoué qu'il devait cette funeste habitude à sa mère et à sa tante. Cette déclaration avait été renouvelée par lui en présence du maire de Paris et du procureur de la Commune. Ici de cyniques détails que la plume se refuse à transcrire. Marie-Antoinette garda d'abord le silence; mais comme le président insistait pour avoir une réponse: «La nature, dit-elle très-émue, se révolte devant une telle supposition. J'en appelle à toutes les mères qui sont ici.» Ce cri parti du fond des entrailles la releva très-haut en face de la guillotine.
Robespierre se montra indigné de l'odieuse accusation d'Hébert. «Le misérable! s'écria-t-il; non content de la présenter comme une Messaline, il veut en faire une autre Agrippine.»
Vis-à-vis des autres témoins, l'ex-reine se renferma dans un système de dénégations: «Je ne sais rien; je n'ai jamais entendu parler de pareilles choses; je ne me souviens pas…» Elle se donna devant le tribunal pour une épouse soumise, qui laissait à son mari le soin des affaires politiques.
Au président qui lui disait: «Vous faisiez faire au ci-devant tout ce que vous vouliez.»
Elle répondit: «Je ne lui ai jamais connu ce caractère.»
Son dernier mot fut: «Je finis en disant que j'étais la femme de Louis
XVI et qu'il fallait que je me conformasse à ses volontés.»
C'est donc sur lui qu'elle rejetait toute la faute.
Les témoignages révélèrent un fait insignifiant au point de vue de la culpabilité, mais qui intéresse l'historien. Étant à la tour du Temple, Marie-Antoinette s'était fait peindre en pastel par Goëstier, un artiste polonais. Était-ce pur caprice de femme? Ou, sous prétexte de poser pour ce portrait, voulait-elle se ménager quelques heures de conversation avec un étranger qui lui apportât les nouvelles, du dehors?
Pendant son long interrogatoire, Marie-Antoinette conserva beaucoup de calme et d'assurance. On la vit promener ses doigts sur la barre du fauteuil comme si elle eût joué du forte-piano. Ce mouvement nerveux, que les journalistes d'alors prirent pour un signe de distraction ou d'indifférence, était au contraire l'indice d'une grande émotion intérieure.
Elle entendit prononcer le jugement sans que son visage trahit la moindre trace de faiblesse. Aucune parole ne s'échappa de ses lèvres. Elle se leva et sortit de la salle d'audience. Il était quatre heures et demie du matin. On la reconduisit à la prison de la Conciergerie, dans le cabinet des condamnés à mort.
A cinq heures, le rappel bat dans toutes les sections; à sept heures, la force armée est sur pied; des canons sont braqués aux extrémités des ponts, depuis le palais des Tuileries jusqu'à la place de la Révolution; à neuf heures, de nombreuses patrouilles circulent dans les rues. A onze heures, Marie-Antoinette, en désbabillé de piqué blanc, sort de la Conciergerie, conduite dans une charrette, accompagnée par un prêtre constitutionnel et escortée de nombreux détachements à pied et à cheval.
Antoinette parut indifférente au déploiement de forces qu'on avait, dans toutes les rues, alignées sur son passage.
On ne lisait, sur son visage, ni abattement ni fierté. Elle parlait peu à son confesseur. Arrivée sur la place de la Révolution, ses regards se tournèrent vers le jardin des Tuileries, dont les masses de feuillage rouillées par l'automne, se dispersaient sous les coups de vent. A cette vue, son émotion fut extrême, et une larme, dans laquelle se résumait toute sa vie, coula secrètement sur ses joues pâles. Elle monta légèrement les degrés de l'échafaud.
A midi et un quart, sa tête tomba.
Sa mort fit peu de bruit. Les événements étaient tellement graves, la guerre tonnait si haut sur nos frontières, la tribune retentissait avec tant d'autorité, les souvenirs de la monarchie s'enfonçaient déjà si loin dans le passé, qu'on entendit à peine le coup sourd, tranchant sur la place de la Révolution une existence royale.
Oh! que les morts vont vite!
C'est à présent le tour des Girondins. Parmi les députés internés chez eux, après le 2 juin, une douzaine environ était tombée aux mains de la justice. La question était de savoir si l'on s'en tiendrait à ce nombre ou si l'on élargirait au contraire le cercle des accusés. Le Père Duchesne et d'autres journaux de la rue réclamaient hautement un grand acte de sévérité nationale.
Le 3 octobre, Amar lut à la Convention un rapport foudroyant dans lequel il demandait que quarante-six inculpés fussent traduits devant le Tribunal révolutionnaire. Était-ce tout? non: il proposait en outre d'envelopper dans le même ostracisme beaucoup d'autres membres de la Convention, coupables d'avoir signé contre les événements du 31 mai et du 2 juin une protestation restée secrète. C'était en tout une hécatombe de soixante-treize modérés qu'on demandait à la Convention nationale; pâles, interdits, muets, ils siégeaient cloués sur leurs bancs. Pour comble d'horreur, dès le commencement de la séance, Amar avait fait décréter par l'Assemblée qu'aucun de ses membres ne pourrait se retirer avant la fin du rapport et avant qu'une décision eût été prise. Et les portes de la salle s'étaient fermées. En sorte que ces soixante-treize condamnés à mort (on pouvait d'avance les considérer comme tels) se trouvaient déjà murés dans leur sépulcre.
Telle était pourtant la fureur soulevée par l'indigne conduite des Girondins et de leurs amis que la Convention accueille d'abord cette monstrueuse proposition avec un morne enthousiasme. Figure austère, coeur d'acier, Billaud-Varennes s'écrie: «Il faut que chacun se prononce et s'arme du poignard qui doit frapper les traîtres.» Osselin regarde comme de vrais coupables ceux qui avaient signé des protestations contre l'Assemblée quand la République était en feu. «Qu'ils soient tous renvoyés devant le Tribunal révolutionnaire!» Les malheureux étaient perdus; dans un instant, leurs noms allaient être appelés pour qu'ils descendissent à la barre, lorsqu'un député se lève et s'avance vers la tribune.
Cet homme était Robespierre.
Il commence par flétrir cette «faction exécrable» qu'il avait combattue pendant trois ans et dont plusieurs fois il avait failli être la victime. Une telle précaution oratoire était nécessaire pour préparer l'Assemblée aux conseils de la sagesse. «La Convention, dit-il enfin, ne doit pas chercher à multiplier les coupables. C'est aux chefs de la faction qu'elle doit s'attacher; la punition des chefs épouvantera les traîtres. Je dis que parmi ces hommes mis en état d'arrestation il s'en trouve beaucoup de bonne foi, mais qui ont été égarés par la faction la plus hypocrite dont l'histoire ait jamais fourni l'exemple; je dis que parmi les nombreux signataires de la protestation il s'en trouve plusieurs, et j'en connais, dont les signatures ont été surprises.»
[Illustration: Valazé.]
La Convention sentit elle-même qu'elle faisait fausse route et abandonna les poursuites. Robespierre venait d'arracher soixante-treize victimes à la main du bourreau. On a dit que c'était de sa part un appel à la clémence, une restauration du droit de grâce: non, c'était un acte de justice.
Vingt et un accusés comparurent le 24 octobre devant le Tribunal révolutionnaire. Si quelque chose intéressait en leur faveur, c'était leur jeunesse. Fonfrède n'avait que vingt-sept ans, Ducos vingt-huit, Vergniaud et Gensonné trente-cinq, Brissot trente-neuf. L'acte d'accusation relevait contre eux des faits authentiques et d'autres absolument erronés. Il était faux qu'ils eussent été les amis de Lafayette, du duc d'Orléans et de Dumouriez, qu'ils eussent voulu étouffer le mouvement du 10 août, qu'ils eussent alors rêvé le rétablissement de la monarchie. La vérité est qu'ils avaient provoqué à la guerre civile.
La pente est glissante du modérantisme au royalisme, et plus tard, lancés sur cette pente, entraînés par des alliances funestes, quelques Girondins avaient roulé jusqu'à l'appel aux armes, jusqu'à la trahison, jusqu'à la révolte contre la souveraineté du peuple.
Le président du Tribunal était l'homme à l'oeil louche, Hermann, celui qui avait conduit le procès de la reine.
Il y avait sept jours que duraient les débats judiciaires. Dans la séance du 29 octobre, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, requit la lecture d'une loi émanée de la Convention nationale sur l'accélération des procès criminels.
Alors le président: «Citoyens jurés, en vertu de la loi dont vous venez d'entendre la lecture, je vous demande si votre conscience est suffisamment éclairée.»
Les jurés se retirent pour en délibérer.
A leur retour dans la salle des audiences, Antonnelle déclare en leur nom «que leur religion n'est pas suffisamment éclairée».
Cependant une députation du club des Jacobins court à la Convention nationale et obtient d'elle un décret qui fermait les débats après le troisième jour. Les jurés pressés d'en finir déclarent que cette fois leur conviction est faite.
Le président ordonne aux gendarmes de faire sortir les accusés et adresse aux jurés les deux questions suivantes:
«Est-il constant qu'il a existé une conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la République, contre la sûreté et la liberté du peuple français?
«Brissot et ses coaccusés sont-ils convaincus d'en être les auteurs ou les complices?»
Après trois heures de délibération, les jurés reviennent. Leur réponse est affirmative. En conséquence, le tribunal condamne à la peine de mort Jean-Pierre Brissot et les vingt autres impliqués dans ce procès.
Les accusés sont ramenés à l'audience. Le président leur donne lecture de la déclaration des jurés et du jugement du tribunal. Ils n'y pouvaient pas croire; un grand mouvement se fait à la barre; Gensonné demande la parole sur l'application de la loi. Le tumulte redouble parmi les condamnés. Plusieurs invectivent leurs juges; d'autres crient: «Vive la République!» Le président ordonne aux gendarmes de faire sortir les turbulents; mais la scène était si terrible que les gendarmes eux-mêmes demeurent comme paralysés. Quelques sourds frémissements font croire à un lâche parmi les condamnés: ce qu'on avait pris pour des plaintes était le dernier râle de l'agonie. Valazé, qui venait de se percer le coeur d'un coup de canif, tombe sur le plancher du tribunal. On le relève; on l'emmène; il était mort.
Il était près de minuit. Les Girondins s'engloutirent dans le sombre escalier voûté qui conduit du Tribunal à la Conciergerie. On entendit alors des voix d'hommes qui chantaient avec énergie en descendant de marche en marche:
Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé!
Contre nous de la tyrannie
Le couteau sanglant est levé.
De moment en moment, ce sombre refrain décroissait dans l'éloignement.
On n'entendit bientôt que l'écho de leurs voix, puis plus rien.
Rentrés dans la prison, ils soupèrent tous ensemble. Qui dira jamais ce que fut ce dernier banquet des Girondins, éclairé par les rayons de l'éloquence, la grave cordialité des convives, l'admirable talent de Vergniaud, la science de Brissot, la haute raison de Gensonné, l'esprit et la jeunesse de Fonfrède, mais surtout les lueurs sublimes de la mort?
Deux d'entre eux se confessèrent dans la nuit: ce furent Claude Fauchet, évêque du Calvados, et le marquis de Sillery, Girondin douteux.
Le matin, cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la Conciergerie. Dans l'une d'elles était un cadavre. Le président du Tribunal révolutionnaire l'avait ordonné ainsi: «Dans le cas, avait-il dit, où le condamné se serait par la mort soustrait à l'exécution de son jugement, son cadavre sera porté sur une charrette et exposé au lieu du supplice.» La vue de cette chose pâle et inerte, de ce pauvre corps étendu sur un banc, la tête pendante, était bien faite pour glacer d'horreur.
Les Girondins allèrent à l'échafaud avec fierté, chantant la Marseillaise. Ils moururent le coeur haut, l'auréole au front, comme tout le monde mourait alors, qui avait un idéal et une foi politique. En face d'une pareille immolation, on oublie leurs erreurs, on oublie leurs fautes, on oublie tout pour ne se souvenir que des services qu'ils avaient rendus à la patrie. [Note: Danton s'était retiré pour quelques semaines à Arcis-sur-Aube lorsque eut lieu le procès des Girondins. Il se promenait dans son jardin avec M. Doulek qui, sous l'Empire, fut longtemps maire de la ville. Arrive une troisième personne tenant un journal à la main. «Bonne nouvelle! bonne nouvelle!—Quoi? dit Danton.—Les Girondins sont condamnés et exécutés.—Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux! s'écrie Danton dont les yeux se remplirent aussitôt de larmes.—Sans doute; n'étaient-ils pas des factieux?—Des factieux! Est-ce que nous ne sommes pas tous des factieux? nous méritons tous la mort autant que les Girondins; nous subirons tous, les uns après les autres, le même sort qu'eux.» (Raconté par les fils mêmes de Danton.)]
Ceux des Girondins qui, le 30 octobre, manquaient au supplice de leurs frères ont rencontré presque tous une fin tragique. Guadet, Salles et Barbaroux, découverts dans les grottes de Saint-Émilion, périrent de la main du bourreau. Buzot et Pétion, après avoir erré quelque temps, de ville en ville, de tanière en tanière, proscrits, vaincus, désillusionnés, se frappèrent eux-mêmes; on les trouva morts dans un champ et à moitié dévorés par les loups. Roland, ayant appris que sa femme venait d'être guillotinée à Paris, se donna la mort.
Mme Roland, on s'en souvient, avait été arrêtée par ordre de la Commune, à la suite du 31 mai. Un instant les portes de la prison s'étaient ouvertes pour elle; mais, saisie de nouveau et plongée dans les cachots de Sainte-Pélagie, elle attendait son sort. Du fond de sa solitude, elle eut l'idée d'écrire une lettre à Robespierre; c'était plutôt une lettre adressée à la postérité, car elle ne lui demandait rien, lui donnait des conseils, lui adressait des leçons. Cette lettre écrite, elle renonça elle-même au projet de l'envoyer. Condamnée à mort par le Tribunal révolutionnaire, le 8 novembre, elle arriva vers cinq heures et demie du soir au pied de l'échafaud, dont elle monta fermement les degrés. Se tournant alors vers une colossale statue de la Liberté assise sur la place:
—O Liberté, lui dit-elle, que de crimes on commet en ton nom!
Sa mort fut en effet un des actes les plus odieux de la Révolution. Mme Roland avait 39 ans; elle était encore belle. Quand une pareille victime tombe sous l'acier, l'échafaud n'est plus l'échafaud; c'est une tribune et un autel.
Telle fut la fin de ce parti qui entraîna dans sa chute les plus hautes espérances et les plus belles figures de la Révolution.
La hache ne se reposait pas: après les Girondins, ce fut le tour des royalistes constitutionnels. Bailly monta sur l'échafaud le 9 novembre. «Pauvre Bailly! me disait Lakanal; nous aurions tous voulu le sauver; mais il nous aurait fallu pour cela d'autres lois que celles qui étaient alors en vigueur; or il eût été impossible de les faire, ces lois nouvelles, sans affaiblir le nerf du gouvernement révolutionnaire, dont nous avions besoin pour vaincre les ennemis intérieurs et extérieurs. Détendre l'arc, c'eût été tout perdre. Nous gémissions en secret, nous faisions violence à notre coeur, et cette violence même n'était pas un des moindres sacrifices offerts par nous à la Révolution.»
Il y avait contre Bailly un fait qui criait vengeance, le massacre du Champ-de-Mars; toutefois, guillotiner cet homme, n'était-ce point décapiter le serment du Jeu-de-Paume?
Barnave le suivit de près dans la mort. Pourquoi toucher à ces grandes têtes de la Révolution qui avaient promulgué la Déclaration des droits?
A supposer que la Terreur eût besoin de victimes, n'eût-elle pas alors mieux fait de les choisir parmi les odieuses célébrités de l'ancien régime? Il était une femme dont le nom rappelait les orgies, les profusions et les scandales de l'avant-dernier règne; cette femme, la Commune l'avait fait jeter sous les verrous et certes le Tribunal révolutionnaire n'était point disposé à lui faire grâce.
—Femme Dubarry, à la charrette!
Tel est le cri qui par une sombre matinée de décembre retentit sous les voûtes sonores de la Conciergerie. Une masse de curieux se formaient sur le quai, le visage collé au guichet, pour voir sortir cette ancienne maîtresse de Louis XV, cette buveuse d'or qui ruinait l'État, cette courtisane qui personnifiait tous les vices de la cour, cette gardienne du Parc-aux-Cerfs, l'antre de la débauche, cette proxénète qui achetait des filles sur le pavé de Paris pour réveiller les sens blasés de son royal amant. On la vit partir avec des huées; mais en route arriva une chose que ni la Commune ni le Tribunal révolutionnaire n'avaient prévue. Vieille, usée, fardée, la vie de cette femme n'était plus qu'une guenille; mais cette guenille lui était chère; elle y tenait éperdument. Aussi, arrivée sur la place de l'exécution, fut-elle saisie d'horreur à la vue de la fatale machine, qui la regardait fixement comme un monstre doué d'une puissance automotrice. Cette nature charnelle se roidissait contre la destruction; son désespoir, ses cris, ses défaillances, ses traits bouleversés par les affres de la mort, ses supplications au bourreau, tout changea les dispositions de la foule, qui était venue pour maudire et qui s'attendrissait malgré elle. «A quoi bon tuer cette femme? Valait-elle les honneurs du supplice? que ne l'avait-on laissée s'éteindre dans son oubli et son abjection?» Ainsi raisonnait la multitude, quand le couteau tomba.
Triste nature humaine! La lâcheté de cette femme attira de la part du vulgaire une sorte de compassion que n'avaient obtenue ni Mme Roland ni Charlotte Corday, ces deux grandes âmes.
La Dubarry avait avili l'échafaud; Rabaud Saint-Étienne le réhabilita. Descendant d'une des familles bannies par la révocation de l'édit de Nantes, ministre protestant, il avait du fond du coeur salué une Révolution qui consacrait la liberté de conscience. Son rôle, aux États généraux où il fut envoyé comme député, avait été irréprochable. Il écrivit sur l'Assemblée constituante une très-bonne histoire. Plus tard son tort fut de s'allier aux Girondins. Après le 2 juin, il avait couru à Nîmes pour soulever ses concitoyens contre la Convention nationale. C'est la tache qu'il devait laver de son sang.
Et le couteau frappait toujours. Sur la liste des condamnés à mort, on ne rencontre point que des noms d'ex-nobles, de prêtres réfractaires et d'autres individus fort compromis; on y lit avec surprise et horreur les noms d'hommes et de femmes du peuple, des manouvriers, des domestiques, des porteurs d'eau, de vieilles couturières. En vain dira-t-on que les classes pauvres et ignorantes comptaient alors dans leurs rangs les plus violents suppôts de l'ancien régime, ceux qui criaient le plus fort, surtout après boire. Tout cela doit être vrai; mais punir de mort ces pauvres diables n'en était pas moins un acte contraire à tous les principes de la Révolution, et qui eût fait bondir de courroux Marat lui-même.
Il semblait que l'échafaud eût besoin de dévorer des victimes quelconques pour ne point mâcher à vide, et que la première venue lui était bonne.
La division, si l'on veut même l'anarchie des pouvoirs, augmentait beaucoup le nombre des supplices. Le Comité de salut public, la Commune de Paris et d'autres autorités constituées tenaient la clef des prisons, pouvaient ouvrir ou fermer la tombe.
Il n'entre point dans notre pensée de justifier les actes du Tribunal révolutionnaire. Tout ce qu'on peut dire est que plusieurs parmi les membres du jury étaient d'honnêtes gens qui croyaient fermement juger d'après leur conscience. Qu'ils se soient trompés, l'avenir en décidera; mais les circonstances étaient assez troublées pour obscurcir la vue des esprits les plus droits. Le chef du jury au Tribunal révolutionnaire, celui qui apporta la réponse de mort contre la reine, se nommait Souberbielle. Il existait encore vers 1840; je l'ai connu et j'ai rarement trouvé un coeur plus sensible aux souffrances de l'humanité. Médecin, il avait pour spécialité d'opérer les individus atteints d'une affection cruelle, la pierre. Ses bons services s'adressaient de préférence aux malheureux. «Je ne demande point d'argent à mes pauvres malades, disait-il; mais je paierais volontiers pour les guérir.»
Un autre membre du jury, le citoyen Duplay, revenait un soir du Tribunal révolutionnaire, où il avait siégé dans une affaire importante. Robespierre, son hôte et son ami, l'interrogea, pendant le souper, sur le vote qu'il avait émis dans la délibération à huis clos.
—Maximilien, lui répondit gravement le menuisier, je ne vous demande jamais ce que vous avez fait au Comité de salut public; respectez de même le silence que je garde sur l'exercice de mes fonctions.
—C'est juste, dit Robespierre.
Et il changea de conversation.
Ce qui contribuait beaucoup à exaspérer les jurés, c'étaient les détails qu'on recevait, de jour en jour, sur les cruautés commises par les royalistes, dans les villes et les départements où ils avaient un moment saisi, tenu le pouvoir. A Marseille les détenus patriotes avaient été assassinés dans les cachots du fort Saint-Jean. Une vénérable femme, une mère, partie de Toulon à la nouvelle de ce massacre, arrive à pied, exténuée de fatigue, folle de douleur, au guichet de la prison. Elle frappe, on ouvre, et le visage pâle, s'adressant aux geôliers ou aux exécuteurs: «Où est mon fils?» s'écrie-t-elle. Ceux-ci la conduisent dans une salle basse et, lui désignant du doigt dans l'ombre un tas de cadavres étendus pêle-mêle sur la dalle: «Cherchez!» répondent-ils froidement.
Ainsi, de part et d'autre, même soif de sang. La Terreur blanche excitait, aiguillonnait la Terreur rouge.
Disparaissez, jours de haine et de vengeance! fuyez, spectres livides! dissipez-vous, ombres de la nuit, et laissez-nous entrevoir enfin un rayon de gloire! Carnot était entré au Comité de salut public le 14 août. Le 5 septembre, Danton réclamait au milieu d'applaudissements frénétiques l'armement de tous les citoyens.
«Il est bon, s'écriait-il, que nous annoncions à tous nos ennemis que nous voulons être continuellement et complètement en mesure contre eux. Vous avez décrété 30 millions à la disposition du ministre de la guerre pour des fabrications d'armes; décrétons que ces fabrications extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donné à chaque citoyen un fusil. Annonçons la ferme résolution d'avoir autant de fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. Que ce soit la République qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai patriote; qu'elle lui dise: La patrie te confie cette arme pour sa défense; tu la représenteras tous les mois et quand tu en seras requis par l'autorité nationale. Qu'un fusil soit la chose la plus sacrée parmi nous; qu'on perde plutôt la vie que son fusil. Je demande donc que vous décrétiez au moins cent millions pour faire des armes de toute nature; car si nous avions eu des armes nous aurions tous marché. C'est le besoin d'armes qui nous enchaîne. Jamais la patrie en danger ne manquera de citoyens.»
Paris devint, en effet, une vaste fabrique d'armes, un atelier de cyclopes. Les entrailles des caves furent fouillées et vomirent du salpêtre. Le plomb des cercueils s'arrondit en balles. Le fer battu sur l'enclume devint sabre ou fusil. Et vous, cloches des églises, que ferez-vous? «Nous sommes lasses de faire un vain bruit dans l'air, disaient-elles; nous voulons marcher contre l'ennemi, un tonnerre dans le ventre.» C'était parmi les métaux, ces enfants du sol, à qui lancerait la foudre, à qui rendrait la mort pour la mort, à qui sauverait entre les mains des vrais patriotes l'honneur national.
Quand il crut qu'il y avait assez de fusils pour armer tous les citoyens et assez de pain pour les nourrir, Danton se fit le grand levier de la levée en masse. Dès le 21 août 93, il s'expliquait ainsi sur les devoirs de chacun envers l'État: «N'altérons pas le principe que tout citoyen doit mourir, s'il le faut, pour la liberté, et qu'il doit être toujours prêt à marcher contre les ennemis extérieurs et intérieurs de sa patrie.»
Ce principe avait déjà été posé; la levée en masse avait, elle-même, été plusieurs fois proclamée, mais elle n'avait presque rien produit. Le succès de cette mesure dépendrait exclusivement des moyens d'exécution. Danton le savait; aussi, quand Robespierre lui-même tremblait, quand le Comité de salut public hésitait, différait, il ne balança point à demander que le droit de réquisition fût remis aux mains du peuple. Pour assurer le succès de cette grande opération, il fallait de l'argent, et où le trouver, sinon dans les caisses des riches? Voulant les sauver d'eux-mêmes, il crut qu'il était bon de les effrayer:
«Si les tyrans mettaient notre liberté en danger, nous les surpasserions en audace, nous dévasterions le sol français avant qu'ils pussent le parcourir, et les riches, ces vils égoïstes, seraient les premiers la proie de la fureur populaire. (Vifs applaudissements: OUI, OUI, s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle et dans les tribunes.) Vous qui m'entendez, répétez ce langage à ces mêmes riches de vos communes; dites-leur: Qu'espérez-vous, malheureux? Voyez ce que serait la France si l'ennemi l'envahissait. Prenez le système le plus favorable: une régence conduite par un imbécile, le gouvernement d'un mineur, l'ambition des puissances étrangères, le morcellement du territoire, dévoreraient vos biens; vous perdriez plus par l'esclavage que par tous les sacrifices que vous pourriez faire pour soutenir la liberté.
«Il faut au nom de la Convention nationale qui a la foudre dans ses mains (applaudissements), il faut que les envoyés des assemblées primaires, là où l'enthousiasme ne produira pas ce qu'on a droit d'en attendre, fassent des réquisitions à la première classe. En réunissant la chaleur de l'apostolat de la liberté à la rigueur de la loi, nous obtiendrons pour résultat une grande masse de forces.
«C'est une belle idée que celle que Barère vient de vous donner quand il vous a dit que les commissaires des assemblées primaires devraient être des espèces de représentants du peuple, chargés d'exciter l'énergie des citoyens pour la défense de la Constitution. Si chacun d'eux pousse à l'ennemi vingt hommes armés, et ils doivent être à peu près huit mille commissaires, la patrie est sauvée. Je demande qu'on les investisse de la qualité nécessaire pour faire cet appel au peuple; que, de concert avec les autorités constituées et les bons citoyens, ils soient chargés de faire l'inventaire des grains, des armes, la réquisition des hommes, et que le Comité de salut public dirige ce sublime mouvement. C'est à coups de canon qu'il faut signifier la Constitution à nos ennemis. J'ai bien remarqué l'énergie des hommes que les sections nationales nous ont envoyés; j'ai la conviction qu'ils vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs foyers, cette impulsion à leurs concitoyens. (On applaudit.—Tous les commissaires présents à la séance se lèvent en criant: Oui, oui, nous le jurons!) C'est l'instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous à la mort et que nous anéantirons les tyrans.»
De nouvelles acclamations se font entendre. Tous les citoyens se lèvent et agitent en l'air leur chapeau. «Oui, nous le jurons!» Ce cri est plusieurs fois répété sur tous les bancs de la salle et dans les tribunes.
L'orateur concluait au milieu de l'enthousiasme général en disant: «Je demande que la Convention donne des pouvoirs plus positifs et plus étendus aux commissaires des assemblées primaires et qu'ils puissent faire marcher la première classe en réquisition. (Applaudissements.) Je demande qu'il soit nommé des commissaires pris dans le sein de la Convention pour se concerter avec les délégués des assemblées primaires, afin d'armer cette force nationale, de pourvoir à sa subsistance et de la diriger vers un même but. Les tyrans, en apprenant ce mouvement sublime, seront saisis d'effroi, et la terreur que répandra la marche de cette grande masse nous en fera justice. Je demande que mes propositions soient mises aux voix et adoptées.»
Elles le furent.
Les fédérés, les délégués des assemblées primaires, dont on avait vu dans la fête du 10 août les figures rustiques et vénérables, étaient donc investis du droit de lever les hommes, sous l'autorité des représentants. Les citoyens de 18 à 25 ans devaient marcher les premiers. Les autres étaient chargés de diverses fonctions. «Les hommes mariés, disait le décret, forgeront des armes et transporteront des subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards sur les places animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unité de la République.»
De tels sacrifices méritaient certes une récompense. L'armée française ayant attaqué les Anglais le 7 septembre, devant Dunkerque, força le duc d'York, après un combat de vingt-quatre heures, à battre en retraite et à se retirer par les dunes.
Ce n'était point encore un succès éclatant pour nos armes, puisqu'il n'y avait point eu de déroute dans les rangs de l'ennemi; mais du moins la glace était rompue. La fortune nous revenait. Cinquante canons abondonnés, la levée du siége, la retraite des Anglais, tout releva le moral de la population abattue.
Le 16 octobre, Jourdan gagnait sur Cobourg la bataille de Wattigaies.
Ce nouveau fait d'armes fut accueilli avec transport. La disette, les privations journalières, l'échafaud, tout fut oublié, tout s'évanouit dans le rayonnement de la victoire. On ne poussa qu'un cri d'un bout de la France à l'autre: «Vive la République!»
L'ennemi repoussé de notre territoire, c'était la Révolution sauvée, c'était l'idée française maîtresse du monde.
[Illustration: Le General Custine est conduite devant le Tribunal révolutionnaire.]
XXI
La ligue des philosophes de la Convention pour propager les lumières.—Lakanal.—Les services qu'il rendit aux savants.—Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton.—Calendrier républicain.—Chappe Inventeur du télégraphe.—Deux ans de fers contre quelconque dégradera les monuments publics.—Progrès du Muséum d'histoire naturelle.—Les écoles normales.—Vengeance de Lakanal.—L'abbé Sicard ami de Couthon.—Le docteur Pinel.—Etat des foux jusqu'en 1793.—Visite de Couthon à Bicêtre.—Libération des fous.—Le Conservatoire de musique.—Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanité.
93 avait à lutter contre deux fléaux, l'ignorance et le vandalisme. Heureusement, au sein de la Convention, cette assemblée unique dans l'histoire, qui fait peur et qui rayonne, il se rencontra un groupe de citoyens dévoués aux beaux-arts, aux sciences, aux lettres, qui se donnèrent pour mission de sauver l'héritage de l'esprit humain.
L'un d'entre eux était Lakanal.
Depuis 1789, les nobles, follement attachés à l'ancien régime, avaient déserté le sol de la patrie: une autre émigration plus regrettable et bien plus dangereuse eût été celle des savants et des écrivains, car elle eût appauvri la France des lumières qui sont la véritable richesse d'un grand peuple. Lakanal fit tout pour la conjurer. Attaché du fond de l'âme à la Révolution, il lui cherchait un point d'appui dans le concours des intelligences d'élite. Persuadé que l'éducation était nécessaire au peuple pour exercer dignement la souveraineté qui lui était rendue, il croyait ne devoir négliger aucun moyen de répandre les connaissances sur toute la France. Il était de ces républicains qui voulaient, ce sont ses termes, soumettre la démocratie à la raison. Grand partisan des idées nouvelles, ce n'est pas au minimum qu'il entendait placer l'égalité, mais au maximum; il cherchait non à rabaisser les classes éclairées, mais à élever le niveau moral et intellectuel de la nation tout entière. C'est avec ces idées faites que Joseph Lakanal arriva sur les bancs de la Convention.
Nous avons eu entre les mains un volumineux recueil de ses lettres inédites, que nous avait confié, vers 1845, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Elles étaient accompagnées des réponses de ses amis, et quels amis! les noms les plus illustres de la fin du dernier siècle dans les sciences, dans les arts et dans les lettres; Lavoisier, Vicq-d'Azyr, Laplace, Daubenton, Desfontaines, Lacépède, Volney, Grétry, Bernardin de Saint-Pierre. Le sujet de ces lettres diffère peu: Lakanal était de ces hommes que tout le monde remercie, parce qu'ils obligent sans cesse à la reconnaissance. Lalande lui écrit: «Vous m'avez fait donner 3 000 francs; je vous réitère le serment de les employer pour l'astronomie, ainsi que tout ce que j'ai.» Bossut, Sigaud de Lafond, Mercier, Pougens, lui en marquent autant: «Je venais de perdre 24 000 livres de rentes, ajoute ce dernier, et j'étais sans pain.»
Quand le trésor public était à sec, quand les incessantes requêtes de Lakanal en faveur des savants et des hommes de lettres étaient repoussées, il s'en prenait à ses propres deniers. L'auteur de Paul et Virginie se trouvait pressé d'un besoin d'argent, Lakanal lui prête 20 000 livres en assignats. Voici le billet qui accuse réception de la somme:. «Citoyen et ami, je n'oublierai jamais le dernier service que vous m'avez rendu. Ma femme, à qui j'en ai fait part, me charge de vous témoigner le plaisir qu'elle aura de vous recevoir dans son ermitage. Profitez donc de la première arrivée du rouge-gorge pour visiter notre solitude.»
Le patriarche de l'histoire naturelle, le berger Daubenton, ainsi qu'on le désignait dans les clubs, avait employé une partie de sa fortune et plusieurs années de sa vie à faire croître sur le sol de la France des laines aussi fines que celles de l'Espagne. Sa bergerie de Montbard est demeurée célèbre. Ce savant, appauvri par le bien même qu'il avait fait, était hors d'état de continuer ses expériences: Lakanal obtient de la Convention qu'un ouvrage de Daubenton, déjà connu et ayant pour titre le Traité des moutons, soit réimprimé au nombre de quatre mille exemplaires, qui seront vendus an profit de l'auteur. Après de tels actes, on comprend le mot de Ginguené: «Je veux faire passer en proverbe: Servir ses amis comme Lakanal.» Ses amis étaient ceux de la chose publique. L'ambition de ce citoyen éclairé était d'orner sa patrie et la Révolution de l'éclat que les grands hommes répandent autour d'eux.
Pour conserver le génie et pour le former, il sentait la nécessité de lui prêter l'assistance de l'État. «Je n'ignore pas, disait-il, que les gens de lettres sont en général d'illustres nécessiteux: il faut les soutenir.» Fort de cette idée, il soumit à la Convention un décret qui plaçait les oeuvres des orateurs et des artistes à l'abri de la contrefaçon: ce décret fut voté.
Le Comité des finances, accablé de demandes, s'intéressant peu du reste à tout ce qui regardait les sciences et les arts, ne goûtait pas du tout cette théorie qu'il fallût arroser les germes du talent par des secours pécuniaires. Aussi nos pédagogues étaient-ils souvent renvoyés sans façon aux calendes grecques. Lakanal venait alors à la rescousse et ne se tenait pas aisément pour battu; il ne cessait de rappeler à la Convention que les savants étaient nécessaires pour établir l'uniformité des poids et mesures, suivant le système décimal, pour refaire le calendrier, pour créer une École polytechnique.
La nation française, non contente de renouveler les institutions sociales, était sur le point de changer dans le ciel la marche de l'année. Il lui fallait donc atteindre à une mesure exacte du temps. Une telle entreprise demandait une base arithmétique et astronomique. Lalande, auquel on eut recours, fut de nouveau encouragé. Un autre protecteur que Lakanal s'intéressait vivement au succès de ce calendrier républicain. Romme y travaillait avec une passion austère. Fabre d'Églantine couronna le tout: il fit le poëme de l'année. L'ordre, le nom des mois sortirent pour ainsi dire des gracieuses analogies de la nature. Jamais plus aimable symphonie ne lia le faisceau des saisons; les désinences en al désignèrent les semailles, les fleurs, les prairies; celles en dor les fruits, les moissons, la chaleur; celles en maire les vendanges, les brumes, les premiers frimas; celles en ôse la neige, les vents, la pluie. L'année fut divisée en douze mois, les mois en trente jours. La décade, nouveau dimanche, coupait les mois en trois parties.
Ce fut le 20 septembre 1793 que le citoyen Romme, au nom d'un comité nommé par la Convention, lut son magnifique rapport sur le calendrier républicain. L'article 1er, qui instituait cette nouvelle mesure du temps, était ainsi conçu: «L'ère des Français compte de la fondation de la République, qui a eu lieu le 22 septembre 1792 de l'ère vulgaire, jour où le soleil est arrivé à l'équinoxe vrai d'automne, en entrant dans le signe de la Balance, à neuf heures dix-huit minutes trente secondes du matin pour l'Observatoire de Paris.»
Le rapport de Romme ajoutait que l'égalité des jours aux nuits était le prototype de l'égalité civile et morale, proclamée par les représentants du peuple français.
Puis il dit cette grande parole: «Le temps enfin ouvre un livre à l'histoire.»
Eh bien! ce calendrier a été abandonné, oublié par les générations nouvelles, qui en sont revenues par la force de l'habitude au plus barbare et au moins logique des systèmes. La vieille année reparut avec la vieille France.
Un savant modeste travaillait à une découverte qui devait l'immortaliser et servir son pays. Cet homme était Chappe, l'inventeur du télégraphe: ses premiers essais avaient été accueillis, comme toujours, avec indifférence: «Si vous n'étiez pas là, écrivait-il à Lakanal, je désespérerais du succès.» Mais Lakanal trouva devant le comité un très-bon argument ad rempublicam. «L'établissement du télégraphe, dit-il, est la meilleure réponse à ceux qui pensent que la France est trop étendue pour former une république. Le télégraphe abrége les distances et réunit en quelque sorte une immense population sur un seul point.» Ce raisonnement, appuyé des démarches les plus pressantes et les plus énergiques, finit par abaisser tous les obstacles. La Convention, sur les instances de Lakanal, se décida à revêtir d'un caractère public l'invention de Chappe. A peine le télégraphe est-il installé que la première nouvelle qui arrive est celle-ci: «Condé est restitué à la République; la reddition a eu lieu ce matin à six heures.» Cet instrument inconnu des anciens venait de réaliser le rêve des poêtes: il avait donné une voix et des ailes à la Victoire.
Lakanal voulait détruire l'ignorance, c'était son delenda est Carthago; contre elle, il eût volontiers décrété la terreur. C'est en effet sur l'ignorance et sur le vandalisme, frère de l'ignorance, qu'il appelait les foudres de l'Assemblée. On était aux jours caniculaires de la Révolution; des statues, des ornements de sculpture tombaient sous la main des démolisseurs; le marteau des dévastateurs attaquait des marbres précieux jusque dans le jardin des Tuileries. A la vue de ces actes de barbarie, Lakanal fait aussitôt entendre un cri de détresse: «Citoyens, les figures qui embellissaient un grand nombre de bâtiments nationaux reçoivent tous les jours les outrages du vandalisme. Des chefs-d'oeuvre sans prix sont brisés ou mutilés. Les arts pleurent ces pertes irréparables. Il est temps que la Convention arrête ces funestes excès par une mesure de rigueur.» Et la Convention, cette assemblée sévère, qu'on se figure toujours la main armée de la foudre, indignée elle-même devant de telles mutilations, décrète la peine de deux ans de fers contre quiconque dégradera les monuments des arts dépendant des propriétés nationales. On voit qu'au lieu de détruire, cette Assemblée-là, dans certains cas, conservait à outrance.
On a vu quel intérêt prenait Lakanal au Jardin des Plantes, et quel mouvement il s'était donné pour transformer, en l'agrandissant, le caractère primitif de l'institution. Désormais ce ne sera plus un simple jardin destiné à la culture des végétaux, indigènes ou exotiques; les pages du livre de la nature vont en quelque sorte s'ouvrir dans les divers départements du nouveau Muséum. Que parle-t-on ensuite de 93 comme d'une ère de barbarie? Tout au contraire, la Convention féconda dans toutes les branches les germes spéciaux et les branches utiles de la science.
La Montagne, dans un moment de crise, avait improvisé un gouvernement et une armée; elle décréta des professeurs. Douze chaires furent créées pour répandre les lumières de la nature: on y appela des hommes inconnus pour la plupart et dont la gloire était à faire: les de Jussieu, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, les Lacépède, les Latreille et d'autres. Geoffroy Saint-Hilaire ne s'était encore occupé que de chimie; mais la Convention lui dit: «Tu seras professeur de zoologie,» et quand la Convention avait parlé, il fallait devenir ce qu'elle avait dit.
Ces douze savants formèrent une petite république qui subsiste encore au moment où nous écrivons. Chaque professeur est chargé de l'administration de détail qui se rapporte directement à sa spécialité. Tout ce qui s'élève au-dessus des mesures ordinaires est décidé par le corps des professeurs réuni en conseil, sous la présidence d'un membre qui peut être élu une première et seconde année, mais jamais plus. Daubenton fut nommé président à l'origine. Le traitement de chaque professeur-administrateur est de cinq mille francs. Leur habitation paisible, située au sein même de l'établissement qu'ils dirigent, autour de l'ombre séculaire du cèdre du Liban, entretient autour d'eux ce calme et ce demi-jour favorables à la science. C'est dans le commerce doux et retiré de cette nature dont il était l'interprète que Daubenton atteignit les limites de la plus homérique vieillesse. Sa femme mourut centenaire au milieu des mêmes feuillages.
La grande Assemblée nationale avait du premier coup appliqué au règlement du Muséum d'histoire naturelle les idées philosophiques et les principes mêmes de la Révolution française: «Tous les officiers du Jardin des Plantes porteront le titre de professeurs et jouiront des mêmes droits.» Ce règlement, voté en une seule séance, quelques jours après le 31 mai, a été jugé si excellent par les hommes d'État et par les professeurs eux-mêmes, que tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis 93 l'ont respecté. Les savants attachés au Muséum, voulant témoigner leur reconnaissance à Lakanal, lui firent présent d'une clef des serres. Ce privilége unique, décerné au fondateur du nouvel établissement du Jardin des Plantes, fut le seul que le républicain Lakanal voulut accepter dans toute sa vie.
Père du Muséum d'histoire naturelle, Lakanal n'abandonna point son enfant au berceau. L'intérêt qu'il lui portait était si vif qu'il choisit une petite maison située à côté du Jardin des Plantes. Ses confrères ne partagaient pas ses bonnes intentions pour le vrai temple de la science. L'ancienne organisation monarchique de l'établissement, son vieux nom de Jardin royal des Plantes, mal effacé par son nouveau titre de Muséum d'histoire naturelle, tout contribuait à entretenir contre lui des préjugés aveugles, qu'il fallait sans cesse combattre par de bonnes raisons. La pomme de terre, qui venait d'être naturalisée en France et qui promettait de rendre de si grands services, fournissait à Lakanal l'occasion d'appeler l'intérêt de l'Assemblée nationale sur d'autres végétaux qui pouvaient également varier et accroître l'alimentation publique: l'histoire naturelle n'avait-elle point aussi conservé le nom et le souvenir d'arbres à fruit, qui, transportés dans nos régions, ont beaucoup ajouté aux plaisirs de la table du pauvre? Se tournant alors vers les ennemis de la nouvelle institution scientifique: «L'arbre de la Liberté, s'écriait Lakanal, serait-il le seul qui ne pût s'acclimater au Jardin de Plantes?»
Ainsi fut fondé, malgré l'agitation des temps, ce Muséum qui, comme on a dit du cerveau de Buffon: Naturum amplectitur omnem, «embrasse toute la nature.»
Depuis l'ouverture des États généraux, la grande question à l'ordre du jour était un nouveau plan d'instruction publique. Tous les grands esprits de la Constituante, de la Législative et de la Convention avaient touché à ce grave problème; mais nul ne l'avait encore résolu. Il ne restait dans les cartons que de vagues ébauches, effacées et en quelque sorte flétries par les retards des commissions qui s'en étaient saisies et n'avaient rien mis en pratique.
L'état des études était déplorable. D'inutiles professeurs rassemblaient sur les ruines des anciens colléges quelques élèves nonchalants; l'ignorance menaçait les générations nouvelles. Tout était à refaire: la Convention refit tout.
Engagé autrefois dans la Congrégation de la Doctrine chrétienne, ayant successivement occupé diverses fonctions dans plusieurs branches d'enseignement, Lakanal occupait pour la quatrième année une chaire de philosophie à Moulins, quand se leva l'aurore de la Révolution.
Envoyé par le département de l'Ariége à la Convention nationale, il votait le plus souvent avec la Montagne, quoiqu'il n'appartint du fond des entrailles qu'à la Révolution et à la science. Avec d'autres membres de cette Assemblée grandiose qui versait le sang et répandait la lumière, il se dit qu'il fallait prendre par en haut la régénération des études. Avant de faire de bons élèves, ne fallait-il point avoir de bons professeurs? Certes, le zèle ne manquait point; mais les méthodes et les hommes, où les trouver? «Existe-t-il en France, s'écriait Lakanal, existe-t-il en Europe, existe-t-il dans le monde deux ou trois cents hommes (et il nous en faudrait davantage) en état d'instruire?» Ces hommes, il fallait les inventer. Tel fut le but qu'on se proposa d'atteindre en fondant une École normale où les jeunes maîtres venaient apprendre à enseigner.
Malheureusement cette institution, préparée depuis des mois, ne s'ouvrit qu'après le 9 thermidor.
Les littérateurs les plus distingués, les philosophes les plus indépendants jetèrent sur cette oeuvre naissante un éclat qui se continue encore de nos jours.
A la fondation de l'École normale succéda plus tard l'établissement des écoles centrales et des écoles primaires. Aujourd'hui que ces temps d'orage se sont éloignés et que notre système d'éducation est encore si imparfait, comment retenir notre admiration pour ce qu'ont créé nos pères de 93 entre le canon et l'échafaud? «Pour la première fois sur la terre, s'écriait Lakanal, auteur du rapport sur la création de l'École normale, la nature, la justice, la vérité, la raison et la philosophie vont donc avoir un séminaire!»
Tout en s'étant fait, comme membre du Comité d'instruction publique, une spécialité de la diffusion des lumières, dans ses missions comme représentant du peuple sur la rive gauche du Rhin, Lakanal montra la même élévation de caractère. On ne connaît guère la lettre écrite par lui à un misérable qui l'avait bassement dénoncé:
«Au citoyen L… père.
«J'avais reçu la mission expresse de te faire arrêter, parce que tu avais signé une pétition calomnieuse contre moi. Mais lorsque Lakanal est juge dans sa propre cause, ses ennemis sont assurés de leur triomphe. Je t'obligerai lorsque je le pourrai. C'est ainsi que les républicains repoussent les outrages. Tu as cinq enfants devant l'ennemi: c'est une belle offrande faite à la liberté. Je te décharge de la taxe révolutionnaire.
«LAKANAL.»
[Note: L'autographe de cette lettre est conservé à la bibliothèque de
Périgueux.]
Les voilà donc, ces coupeurs de têtes, ces régicides, ces buveurs de sang! Quelle fierté de langage! quelle grandeur d'âme! Jamais Rome vit-elle de plus grands caractères?
Nous ne voudrions pas anticiper sur les événements, mais comme nous n'aurons plus l'occasion d'y revenir, signalons un dernier trait de générosité qui rachète un peu la conduite de Lakanal au 9 thermidor.
L'abbé Sicard, le célèbre instituteur des sourds-muets, quoique attaché par goût à l'ancien régime, avait cru utile à sa considération personnelle et aux intérêts de son école de flatter les maîtres du pouvoir, quels qu'ils fussent. Il était de ces hommes mobiles qui suivent toujours la fortune, même dans ses écarts. Son étoile voulut qu'en évitant un danger il fût tombé dans un pire. Le 9 thermidor, cette triste et fatale journée, avait changé la face des choses. Or on avait trouvé chez Couthon des éloges, des dédicaces de livres, des lettres très-compromettantes pour l'abbé Sicard. La chute de Couthon rendait ses amis suspects aux yeux des thermidoriens. Lakanal, instruit du danger qui menaçait un homme aussi distingué par ses talents, court chez le Conventionnel qui avait entre les mains les papiers saisis chez Couthon. Ce confrère est absent; Lakanal l'attend tranquillement assis dans un fauteuil et lui dit à son retour: «Vous n'avez plus rien contre Sicard; s'il y a un coupable, c'est moi qui le suis maintenant, vous pouvez accuser.» Le collègue, voyant que la pièce incriminée a été soustraite, entre d'abord en grande colère; mais, saisi bientôt de l'estime qu'on doit à une noble action, il se radoucit et dit à Lakanal: «Vous n'en faites pas d'autres!»
L'abbé Sicard témoigna sa reconnaissance à Lakanal dans une lettre que j'ai eue entre les mains, et communiquée par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Cet écrit fait plus d'honneur à la finesse de l'abbé qu'à la sincérité de ses convictions. Il tâche par mille moyens de s'excuser. «Aussi, qui aurait pu croire, s'écrie-t-il sur un ton piteux et comique à la fois, qui aurait pu croire, il y a deux mois, que ce Couthon fût un aussi grand scélérat?»
Les rapports de Couthon avec l'abbé Sicard, le directeur de l'École des sourds-muets, s'expliquent aisément. Couthon était philanthrope. Il avait protégé Haüy, l'auteur de la méthode pour instruire les aveugles-nés. Il s'était intéressé à Pinel, médecin en chef de Bicêtre.
En 1789, l'Hôtel-Dieu était le seul hôpital qui admit dans la ville de Paris des aliénés en traitement: relégués vers la partie la plus reculée, la plus triste, la plus malsaine de cet établissement, transformé pour eux en une nouvelle prison, les dernières lueurs de leur raison achevaient de s'éteindre dans la solitude et dans l'ennui. Pas de cours égayées d'un peu de verdure pour servir de promenoir, ni pour reposer un cerveau malade; mais, dans l'intérieur, deux «allés, l'une de dix lits à quatre personnes, l'autre de six grands lits et huit petits; au dehors, des murs affligeants de vieillesse, des toits sombres, et le voisinage éternel de cette grande infirmerie, où les maladies du corps étaient confondues avec les maladies de l'esprit. Les pauvres aliénés traînaient dans ces lieux leur mélancolie et leur langueur, jusqu'à ce que, déclarés incurables, ils fussent conduits à Bicêtre, à la Salpêtrière ou à Charenton.
Là commençait pour eux une nouvelle vie de réclusion et de délaissement; la société les oubliait; la science avait jeté sur eux sa sentence, et l'administration ouvrait alors devant ces damnés vivants les portes de la cité des larmes.
Cette ville de malédiction et de souffrance, à la porte de laquelle on laissait l'espérance en entrant, se composait, à Bicêtre, de deux rues, formées par des rangs de loges, et dont l'une était appelée la rue d'Enfer et l'autre la rue des Furieux. Dans le langage vulgaire, qui a bien sa poésie et sa couleur, on se servait, au XVIII siècle, de l'épithète de bicêtreux pour caractériser un visage malsain, terreux et morne. C'était bien l'hospice tout entier qui inspirait cette image, mais surtout le quartier des fous. Les loges, au nombre de cent onze, étaient destinées à recevoir les fous les plus agités, ceux qui, murés sans être morts, jetaient des cris du fond de leur sépulcre. L'indifférence la plus stupide rôdait autour de ces malheureux dans la personne d'un surveillant connu sous le nom de gouverneur des fous. L'homme regardait et passait. Il faut avoir vu la dernière de ces cages, dont les ruines existaient en 1840, et existent peut-être encore aujourd'hui, pour se faire une idée de ce qu'étaient ces loges à peine faites pour abriter des animaux immondes. An niveau, quelquefois même au-dessous du sol, s'ouvrait un guichet par lequel entrait un pâle rayon de jour et qui servait à passer quelques aliments. Une eau glaciale, surtout pendant l'hiver, ruisselait presque continuellement le long des murailles, où elle déposait un limon verdâtre, que l'on grattait de temps en temps et qui se remontrait toujours. Ni feu ni lumière. Au fond de ce cachot, de cet in-pace, se remuait, hurlait, écumait quelque chose de lamentable, qui était le fou.
Les mauvais traitements auxquels les employés de la maison se livraient envers les aliénés étaient absous par l'habitude. Que vouliez-vous qu'on en fit?
C'étaient des possédés du diable. Non content d'outrager la folie, on l'exploitait. Il y a des gens qui s'amusent de tout, même de la folie. Les garçons de service qui accompagnaient les visiteurs se faisaient un jeu cruel d'exciter les aliénés à commettre des actes extravagants, afin d'attirer dans leur bourse quelques pièces de monnaie, quitte à punir ensuite ces mêmes insensés, jouets de leur cupidité, avec une brutalité révoltante. Chaque loge avait une chaîne fixée dans le mur; à l'extrémité de cette chaîne était attaché un collier en fer pour maintenir les malades agités, et le nombre en était considérable. Quand le carcan ne suffisait pas à la cruauté des surveillants, on avait recours à de fortes cordes, et souvent à d'autres chaînes qui laissaient d'affreuses traces sur les membres meurtris de ces pauvres diables. Déclarés incurables, ils étaient abandonnés de la science. Jamais de chirurgien ou de gagnant maîtrise (c'est ainsi qu'on désignait le médecin en chef) ne faisait de visite dans le quartier des fous. Il n'y avait que quand ces malheureux étaient à la veille de mourir, qu'on les conduisait à l'infirmerie, où ils recevaient quelques soins tardifs et inutiles.
[Illustration: Les Hébertistes à la Conciergerie.]
Tel était l'état de Bicêtre et des autres hospices de fous, lorsqu'un grand homme dans sa spécialité, le fondateur de la médecine aliéniste, Pinel, commença la réforme de ces établissements. L'école du docteur Quesnoy avait avancé, sur le traitement des fous, quelques idées humaines et généreuses; Tençon avait dénoncé les abus dont souffraient de son temps les aliénés dans les hospices; La Rochefoucauld avait réclamé pour eux devant l'Assemblée constituante: vains efforts! la voix du bon sens et de l'humanité n'avait pu vaincre la force inerte des préjugés: il fallait pour cela une autre Assemblée que la Constituante et que la Législative, il fallait la Convention.
A Dieu ne plaise que nous enlevions rien à la gloire de Pinel! mais tel était le mouvement des esprits vers la justice et la bienveillance que si Pinel eût laissé échapper cette réforme, un autre que lui l'eût entreprise. Était-ce en vain que la philosophie du XVIIIe siècle avait relevé la dignité de notre nature? La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'impliquait-elle point le respect de l'aliéné, cet homme déchu? Ce n'était point le simple médecin Pinel qui apparut comme un libérateur dans le bagne de Bicêtre, c'était la Révolution.
Mais que pouvait un homme seul? Il fallait le concours de l'État; et le moyen de l'obtenir, quand les comités étaient surchargés d'affaires, quand il s'agissait chaque jour de la perte ou du salut de la patrie? Nommé depuis quelque temps médecin en chef de Bicêtre, Pinel avait plusieurs fois, mais inutilement, demandé à la Commune de Paris l'autorisation de supprimer l'usage des fers dont on chargeait les aliénés furieux. Le bruit courait, à tort ou à raison, que des royalistes avaient trouvé le moyen de se glisser dans le compartiment des fous et de tromper la surveillance du gouvernement de la République en mettant leur liberté sous les chaînes. On comprend que de pareils soupçons eussent mal préparé les esprits ombrageux de la Convention et de la Commune en faveur de Bicêtre.
Fort de sa conscience, Pinel brave ces vaines rumeurs et se présente devant un des membres du Comité de salut public. Répétant ses plaintes avec une chaleur nouvelle, il réclame au nom de l'humanité la réforme du vieux traitement qui pèse sur les aliénés. «Citoyen, lui dit un membre qu'il ne connaissait pas, j'irai demain à Bicêtre te faire une visite; mais malheur à toi si tu nous trompes et si tu recèles les ennemis du peuple parmi tes furieux!» Celui qui parlait ainsi était Couthon. Le lendemain, il arrive à Bicêtre; Couthon veut voir et interroger lui-même les fous; on le conduit dans leur quartier; il ne recueille que de sanglantes injures, et n'entend, au milieu de cris confus et de hurlements forcenés, que le bruil glacial des chaînes sur les dalles humides et dégoûtantes. Quoique habitué par les événements à de sombres visages, Couthon, qui avait entendu plus d'une fois rugir l'émeute, se sentit troublé par ces voix et ces figures du délire. Fatigué bientôt de l'affreuse monotonie de ce spectacle et de l'inutilité de ses recherches, le représentant du peuple se retourne vers Pinel:
—Je vois qu'on nous a trompés, lui dit-il; ces murs ne renferment que des insensés, et de l'espèce la plus dangereuse. Que demandes-tu maintenant?
—Je demande à faire tomber leurs fers, à les traiter en hommes.
—Ah ça! citoyen, es-tu fou toi-même de vouloir lâcher de pareils lions prêts à tout dévorer?
—On en a fait des bêtes furieuses en les traitant comme tels; j'ose espérer beaucoup de moyens tout différents.
—Eh bien! fais-en ce que tu voudras, l'humanité ne peut qu'applaudir à tes intentions généreuses…
Reconnaissant bien que ces hommes n'étaient pas des royalistes, mais des fous, Couthon examina cette fois leurs loges avec une compassion douloureuse. La plupart d'entre eux étaient couchés dans des auges, les pieds et la tête serrés contre des murs humides; la paille sur laquelle ils dormaient était à moitié pourrie. Plus de quarante furieux avaient déchiré leurs vêtements et demeuraient presque nus. La nourriture était insuffisante et mauvaise; une seule distribution se faisait toutes les vingt-quatre heures, de telle sorte que les malheureux dévoraient leur maigre pitance d'un seul coup et demeuraient ensuite tout le reste du jour dans un état de délire famélique. A la vue de toutes ces horreurs, Couthon frémit:
—Quoi, s'écria-t-il, la Révolution est venue, et il existe encore de pareilles traces de la barbarie du moyen âge!
«Tombez, fers, menottes, carcans! L'heure de la liberté doit sonner même pour les esclaves du délire. Citoyen Pinel, si tu ne peux leur rendre la raison, rends-leur du moins une liberté relative, et, je te le dis au nom de la Convention, tu auras bien mérité de la patrie!»
Le lendemain, Chaumette vint lui-même visiter les divers hospices d'aliénés, et, le 17 brumaire, on inscrivait dans les registres du conseil général de la Commune: «A Bicêtre et autres hôpitaux, on séparera désormais des malades les fous et les épileptiques (17 brumaire). A la Salpêtrière, on détruira les cabanons horribles où l'on enfermait les folles (21 brumaire). On améliorera le logement des fous de Bicêtre (26 brumaire). Les deux rues connues à Bicêtre sous le nom de rue d'Enfer et de rue des Furieux seront démolies.»
Ainsi que Couthon, à la vue de ces deux cités maudites, de ces cages dans lesquelles avaient croupi depuis les deux derniers règnes les victimes du délire, Chaumette avait été touché au coeur. Prenant les mains de Pinel entre les siennes:
—Tu es un bon citoyen, lui dit-il; la République aime les savants qui ont du respect pour le malheur.
Libre désormais de ses actions, encouragé même par les pouvoirs révolutionnaires, Pinel fit selon sa volonté, selon la justice. On n'avait jamais rien osé de semblable. Peu rassuré lui-même, il se décida à ne déchaîner que douze fous le premier jour; cette mesure ayant réussi, il fit tomber, les jours suivants, les fers de cinquante-trois autres aliénés furieux qui, satisfaits de recouvrer la liberté de leurs mouvements, se calmèrent aussitôt. Ces malheureux, qui chaque semaine brisaient des centaines d'écuelles en bois, renoncèrent à leurs habitudes de destruction et d'emportement; d'autres, qui déchiraient leurs vêtements et se complaisaient dans la plus sale nudité, parurent renaître à la décence. En peu de temps, l'hospice de Bicêtre changea de face.
Chaumette était accusé de vandalisme. On lui reprochait avec raison d'avoir proposé à la Convention, dans la fameuse séance du 3 septembre, de défricher et de cultiver les jardins de tous les domaines nationaux renfermés dans Paris. Plus de fleurs; des légumes, des pommes de terre! Cette idée de convertir le jardin des Tuileries en un potager souriait très-peu aux membres du Comité de salut public. Il y avait parmi eux des hommes de goût qui avaient au contraire commandé des statues, des arbustes rares et d'autres embellissements pour orner les abords de la représentation nationale.
Mais en agissant ainsi Chaumette était-il bien lui-même? Ne sacrifiait-il pas à la popularité? Dans l'état de disette où était Paris, il crut faire acte politique en conseillant une des mesures les plus propres à calmer et à flatter la multitude. Le vieux Dussoulx, qui n'était pourtant point un barbare, opina pour que non-seulement les Tuileries, mais encore les Champs-Elysées, fussent transformés en culture alimentaire. Pour l'honneur de la Révolution et la gloire du peuple de Paris, une telle proposition ne fut pas même discutée.
Il faut pourtant reconnaître que Chaumette, en sa qualité de procureur de la Commune, rendit de véritables services aux arts.
La Convention avait décrété l'ouverture de deux musées: l'un, le Musée du Louvre, qui embrasse les chefs-d'oeuvres de toutes les nations; l'autre, le Musée des monuments français. Chaumette prêta volontiers son concours à ces deux moyens d'instruction populaire: l'histoire universelle écrite par les peintures, l'histoire nationale écrite par les statues tirées des palais, des abbayes, des églises. A la porte du Musée du Louvre, il plaça une garde de dix hommes pour la nuit. Il arrive trop souvent que des toiles de grand prix, confiées aux mains d'un maladroit, soient gâtées sous prétexte d'être restaurées. La Commune demandait à la Convention qu'un concours fût institué pour désigner les hommes capables et sauver de la destruction les grandes pages de l'art. Combien cette mesure eût sauvée de chefs-d'oeuvre, si elle eût été appliquée!
Chaumette s'intéressait surtout à la musique dont il avait besoin pour les fêtes populaires. Il obtint de l'Assemblée nationale la création de cette grande école, le Conservatoire. Un digne vieillard, Gossec, dirigea l'institution naissante.
Somme toute, la parole mise au bout des doigts du sourd-muet, et la vue au bout des doigts de l'aveugle; l'aliéné rendu à la dignité d'homme; le respect pour les femmes en couche; les enfants adoptés par la nation; les secours aux infirmes, aux malheureux, voilà les trésors d'humanité que, dans son vol effrayant, la Terreur portait sur ses ailes.
L'invention du télégraphe, l'ouverture de deux musées consacrés aux arts, un temple dédié aux sciences et à la nature, la création du Conservatoire, cette grande école de musique, une loi sévère contre les dévastations des monuments publics et des statues, l'introduction d'un calendrier raisonnable, les travaux du Comité d'instruction publique pour fonder une école normale et des écoles primaires, voilà ce que la Convention, accusée par les royalistes d'avoir voulu ramener le monde à la barbarie, versait de lumières sur les esprits.
Est-ce à dire que la main de fer elle-même de la Convention ait toujours été assez forte pour arrêter les fureurs du vandalisme? Non vraiment: à ces rois de pierre dont on connaissait l'histoire, à ces saints de bronze qui, dans les vieilles abbayes, avaient reçu les prémices de la dîme, s'attachait une haine vivace. On punissait dans le signe les abus que le signe avait consacrés. Chacun sentait d'ailleurs que ce vieux monde avait fait son temps, que l'ancien régime tombait de lui-même en ruines. Qu'on regrettât la perte de certaines oeuvres d'art, certes, c'était bien naturel. Il y avait dans ces chefs-d'oeuvre du passé de quoi émouvoir tous ceux qui ont le sentiment du beau; mais le dieu Temps n'est pas pour nous comme l'ancien porte-faux des Grecs. Ses ailes n'indiquent point la fuite, mais le progrès. Les débris et les dépouilles dont il couvre la terre cachent des germes de développement. En même temps qu'il fauche, il sème.
Là est la grandeur de la Révolution française. Ce qu'elle détruit devait périr; ce qu'elle fonde est aussi éternel que le droit.