Histoire des Montagnards
V
Suite de l'émotion populaire.—La détente.—Nuit du 4 août.—Quelle est sa portée.—Abolition des dîmes.—Conduite du roi et de la cour.
L'ancien régime avait semé la servitude; il récoltait la révolte.
Seule l'Assemblée constituante était à même de ramener le calme et la paix: unique pouvoir dans lequel on eût confiance, elle surnageait au milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions. Malheureusement, les membres de l'Assemblée n'étaient guère d'accord entre eux. Malgré l'apparente fusion des ordres, il restait toujours dans l'Assemblée le parti des intérêts et le parti des idées, l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le régime féodal s'écroulait. Les droits prélevés par la noblesse et le clergé sur le travail de la classe agricole avaient été dénoncés comme injustes, dans les cahiers de doléances, et les députés du Tiers avaient reçu le mandat impératif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit public avait, comme toujours, devancé l'Assamblée: il finit par l'entraîner.
Nous sommes à la nuit du 4 août. Quelques voix éloquentes et désintéressées sonnent le tocsin d'une Saint-Barthélémy des abus. Bientôt l'enthousiasme et l'émulation du renoncement gagnent tous les coeurs. C'est à qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales; celui-là, les corvées, les droits de chasse, de pêche et de colombier, le droit de retrait féodal, les banalités, les cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes personnelles est décrété: qui croirait que le nombre des serfs montait encore à quinze cent mille? Un curé, Thibault, apporte à la patrie le denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il ne s'agit encore que des priviléges de la noblesse.
Les titres féodaux étant abolis, viennent les titres des provinces; plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunités, de certains avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle immolation. Elles déclarent se résigner à rentrer dans le droit commun. Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs députés, elles vinrent, l'une après l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques chartres. Ainsi l'arbre féodal tombait feuille par feuille, branche par branche; ainsi s'abaissaient les barrières qui s'étaient opposées trop longtemps à l'unité nationale. Il n'y avait plus de classes ni de provinces; il y avait une seule famille, une seule et même patrie.
La séance avait commencé à huit heures du soir; elle se prolongea jusqu'à deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme; se démunir, se dévouer, tel était le véritable esprit de la Révolution Française, et cet esprit souffla, celle nuit-là, sur toutes les têtes de l'Assemblée. C'était beau, c'était grand. La conscience des nobles semblait soulagée d'un poids énorme: ne venait-elle point de rejeter le fardeau des anciennes iniquités sociales?
Tous les coeurs étaient attendris. L'archevêque de Paris demande qu'on chante, dans quelques jours, un Te Deum pour remercier Dieu d'avoir inspiré aux élus du peuple un tel acte de désintéressement et de justice.
Au moment où tombait pierre à pierre l'édifice de la féodalité, un vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: «Ils ne laisseront rien debout!» Ce vieillard se trompait: ils ont laissé après eux la France une et régénérée.
Quand les débats de la séance du 4 août furent connus, la France entière tressaillit. «L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des Révolutions de Paris, s'est aussitôt répandue dans tous les coeurs; on se félicitait réciproquement; on nommait avec enthousiasme nos députés les Pères de la Patrie. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France… Il s'est formé des groupes dans presque toutes les grandes rues. Près de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-être ignoré jusqu'au lendemain. On était aise de partager sa joie, de la répandre. La fraternité, la douce fraternité régnait partout. C'était surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes-françaises que les démonstrations de joie étaient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des années de douleur et de calamité.» On voit à quel degré le sentiment national était ému. La Révolution Française fut par-dessus tout un épanouissement du coeur.
La nuit du 4 août n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdiqué leurs priviléges avant la révolte des paysans, avant le pillage des châteaux, avant les attaques à main armée contre les armoires de fer dans lesquelles ils conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'éclatât l'incendie pour qu'ils se décidassent à faire la part du feu? Ne peut-on leur reprocher d'avoir lâché une proie qui leur échappait?
D'un autre côté, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de réparation et d'humanité. Lors de l'ouverture des États généraux, Louis XVI, faisant allusion au cri général des communes et au voeu des cahiers, disait, le 23 juin 1789: «Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées, et, sous le nom de propriété, nous comprenons expressément les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux personnes.»
Le roi, instruit par les événements, avait-il depuis ce temps-là changé d'avis?
[Illustration: Danton.]
Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse séance du 4 août porta le deuil et la consternation à la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des priviléges contre le bien public, crurent tout perdu, et ils appelèrent le monarque au secours des institutions de l'ancien régime.
«J'invite l'Assemblée nationale, déclarait Louis XVI le 18 septembre 1789, à réfléchir si l'extinction des cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'État.»
Ces paroles, bien claires, furent interprétées comme un désaveu des résolutions prises par l'Assemblée nationale. Les intentions personnelles du roi, ses sympathies secrètes, se dévoilent encore mieux dans une lettre écrite à l'archevêque d'Arles:
«Je ne consentirai jamais, lui disait-il, à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction à des décrets qui les dépossèdent.»
Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence pour jeter, comme on dit, des bâtons dans les roues. Elle voulait que l'Assemblée revînt sur ses déclarations du 4 août, ou tout au moins qu'elle les modifiât. Parmi les représentants de la noblesse, plusieurs avaient peut-être été dupes de leur générosité; on espérait les ramener au bon sens, à l'intelligence de leurs véritables intérêts. Les résolutions adoptées dans un élan d'enthousiasme devaient maintenant passer par la longue filière des travaux législatifs. Le système féodal était bien mort; il restait toutefois à chercher les moyens de liquider sa succession. Un comité fut constitué: il se composait des juristes les plus versés dans le droit des fiefs. Après bien des lenteurs sortit enfin de leurs débats cette conclusion:
«Le régime féodal est aboli en tant que constitutif des droits seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils dérivent du droit de propriété.»
Un décret des 3 et 4 mai 1790 déterminait en conséquence le mode et le taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire abolis. C'était une dérision. Comment des paysans écrasés, ruinés, sucés jusqu'à la moelle des os par l'ancien régime, auraient-ils jamais pu se racheter?
De tous les impôts, le plus lourd et le plus impopulaire dans les campagnes était la dîme ecclésiastique. Ce fut pourtant celui que les membres du clergé défendirent à l'Assemblée constituante avec le plus d'opiniâtreté. La discussion se rouvrit le 6 août 1789. Sieyès parla contre l'abolition de la dîme sans rachat. Un autre prêtre, qu'on s'étonna de voir prendre en main les intérêts de l'Église, fut l'abbé Grégoire.
Curé d'Emberménil, petite commune rurale située sur le ruisseau des Amis (Meurthe), il avait appris à aimer les humbles, les paysans, étant né lui-même de parents pauvres. Janséniste, il avait souvent pleuré sur les ruines de Port-Royal. Ses principes étaient ceux de Pascal et de Fénelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la tolérance. Tous les réprouvés de l'Église étaient ses enfants de prédilection. La solitude avait fortifié les méditations de cet esprit austère et droit. Il admirait, en désirant l'imiter, la bonté du Créateur, qui étend sa prévoyance aux oiseaux du ciel et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de l'esprit, il cherchait à communiquer ses lumières aux ignorants. Les jours de fête, sa simple et fraîche éloquence jetait plus de fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par les vitres cassées jusque dans l'église. Il avait formé une bibliothèque pour ses paroissiens; aux enfants, il distribuait des ouvrages de morale; il leur expliquait surtout le grand livre de la nature. L'alliance du christianisme et de la démocratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas l'Évangile sans le renoncement aux priviléges. Tout le travail de son esprit était de mettre le sentiment religieux en harmonie avec les institutions républicaines. Aimé, il l'était de tous ses paroissiens, qu'il chérissait lui-même comme des frères. Quand le moment de nommer des représentants aux États généraux fut venu, il partit chargé de leurs recommandations et de leurs doléances. L'abbé Grégoire avait, dans sa démarche et dans toutes ses manières, cette rare distinction qui vient de la noblesse de l'âme. Assis sur les bancs de l'Assemblée, il s'efforça d'améliorer le sort des nègres, des enfants trouvés, des domestiques. Allant avec un zèle héroïque au-devant de tous les proscrits, il osa même défendre la cause des Juifs: Jésus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner une seconde fois à ses bourreaux.
Comment donc se fait-il que la dîme n'inspirât point à cet honnête homme la même horreur qu'aux autres citoyens? Grégoire était prêtre; il avait épousé l'Église; le moyen d'échapper aux noeuds des serpents qui étouffèrent Laocoon!
Malgré la résistance du clergé, après trois jours d'aigres discussions, la dîme fut abolie sans rachat, pour l'avenir.
L'acte qui consacrait l'abolition des droits féodaux et des dîmes fut porté au roi par l'Assemblée tout entière. Louis XVI l'accepta et invita les députés à venir avec lui rendre grâces à Dieu, dans son temple, des sentiments généreux qui régnaient dans l'Assemblée.
Était-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les priviléges étaient abolis; la justice, exilée depuis des siècles, venait de redescendre sur la terre.
VI
Adoucissement des moeurs.—Le journalisme.—Marat et Camille Desmoulins.—Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.—La prérogative royale et le véto.—Système des deux Chambres.—Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.—Brissot et Danton.
O Révolution! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi dont le premier battement de coeur fut pour l'humanité tout entière? Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la première tiré le glaive du fourreau. Tu as commencé par éclairer le monde, par lui donner le baiser de paix; mais le monde ne t'a point connue. Les maîtres du passé se sont cachés dans leur ombre, pour ne point voir la lumière de tes bienfaits; ils ont voulu te mettre à mort, parce que ta clarté importune révélait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient éclairés à leur tour, et toi, Révolution, sois saluée par la reconnaissance de toutes les nations de la terre.
La Révolution avait en quelques mois renouvelé le caractère français, adouci les moeurs. Un criminel devait être exécuté à Versailles: déjà la roue était disposée; pâle, consterné, défait, le misérable était déjà étendu sur l'échafaud, lorsque des cris de: Grâce! Grâce! s'élèvent de toutes parts: voilà l'homme sauvé. On chercherait à tort une contradiction entre cette démence du peuple et les actes de cruauté qui venaient de répandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de telles voies de fait des exemples, des justices armées qui passent, comme la foudre, sans même laisser après elles la trace du sang.
De l'agitation prodigieuse des esprits, tournés vers les affaires publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricité de son talent, l'autre de son caractère, c'étaient Camille Desmoulins et Marat.
Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilité même, un peu femme, mais surtout homme du peuple. Écrivain, il manie comme admirablement l'arme à deux tranchants du sarcasme! Je vois errer sur ses lèvres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert; son arbre nerveux frissonne à tous les vents, vibre à toutes les émotions. Trop d'esprit, pas assez de tête.
«Mon cher Camille, lui écrivait l'Ami du peuple, vous êtes encore bien neuf en politique. Peut-être cette aimable gaieté, qui fait le fond de votre caractère, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au sérieux de la réflexion. Je le dis à regret, combien vous serviriez mieux la patrie si votre marche était ferme et soutenue; mais vous vacillez dans vos jugements; vous blâmez aujourd'hui ce que vous approuverez demain; vous paraissez n'avoir ni plan ni but.»
Cette légèreté faisait à la fois le charme et le principal défaut de
Camille, l'enfant gâté de la Révolution:—elle le perdit.
Né de parents obscurs, Marat avait apporté en venant au monde, dans ses membres faibles et maladifs, des souffrances invétérées. Voyageur, il n'avait rencontré, le long de son chemin, qu'esclaves fouettés de verges, que pauvres servant à essuyer les pieds des riches, que nations pressurées selon le bon plaisir d'un seul, comme la grappe sous la vis du pressoir. Plongé au fond de l'Océan amer, sa nature molle et absorbante s'emplit des misères du peuple comme l'éponge de la bourbe de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus tard, il secoua de ses mains crispées et rebelles les haillons de l'indigent, pour en chasser la poussière sur le front des privilégiés; médecin, il revêtit la chemise mouillée de sueur froide et tâchée de sang. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un: dans l'Ami du peuple, l'exagération du sentiment de la justice va quelquefois jusqu'à la fureur. Un homme se portait-il à des violences contre son semblable plus faible que lui, Marat eût tout donné pour punir de mort ce lâche agresseur. Bonne ou mauvaise, sa feuille était nécessaire: sans elle, quelque chose aurait manqué à la Révolution, et si le rédacteur de l'Ami du peuple n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer. Il fallait à la crise sociale ce phénomène nerveux. Inégal, emporté, lui seul avait la conscience de sa logique. [Note: On retrouva, en fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre écrite en 1763, et adressée à un Anglais: «Si la nation française, y dirait-on, est avilie, c'est par le défunt d'autrui; souvenez-vous, mylord, qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans.»—Qui avait écrit cette lettre? Jean-Jacques Rousseau.]
«La chaleur de son coeur, écrivait-il en parlant de lui-même, lui donne l'air de l'emportement; l'impossibilité où il est presque toujours de développer ses idées et les motifs de sa démarche l'a fait passer, auprès des hommes qui ne raisonnent pas, pour une tête ardente; il le sait: mais les lecteurs judicieux et pénétrants qui le suivent dans ses bonds savent bien qu'il a une tête très-froide. La crainte extrême qu'il a de laisser échapper un seul piége tendu contre la liberté le réduit toujours à la nécessité d'embrasser une multitude d'objets, et à les indiquer plutôt que de les faire voir.»
Après la prise de la Bastille, après la nuit du 4 août, d'où pouvaient donc venir les alarmes des écrivains populaires? Le voici: le 14 juillet avait été le triomphe de la classe moyenne; la Constituante était son assemblée, la garde nationale sa force armée, la mairie son pouvoir actif; il y avait en un mot une infusion de sang nouveau dans les veines du gouvernement du pays; mais il n'y avait pas de peuple souverain. Les ombrageux voyaient dans les institutions naissantes le germe d'une aristocratie qui voulait se substituer à l'ancienne noblesse. Qu'avait gagné le peuple à la Révolution du 14 juillet? Le travail, déjà languissant, venait de tomber tout à coup; les principaux consommateurs étant passés à l'étranger, le commerce se trouvait frappé de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces paroles navrantes: «Il a été aujourd'hui très-difficile de se procurer du pain.» Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'état s'agitèrent; la garde nationale, d'accord avec la municipalité, dissipa leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enflées par un premier succès, voulurent mettre la police dans le jardin du Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontrèrent des résistances, soulevèrent des murmures. Les feuilles démocratiques rendirent Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient été commises envers les citoyens. On crût voir dans les attaques de la classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait à la domination. Le froid et doux Bailly n'avait à coup sûr rien d'un tyran; la pauvre tête de Lafayette fléchissait déjà sous son laurier; mais leur autorité n'en éveilla pas moins des défiances parmi les sentinelles avancées de l'opinion publique.
L'Assemblée nationale discutait, pendant ce temps, la Déclaration des droits. C'était le fondement de toute la Constitution. L'abbé Grégoire voulait qu'on plaçât en tête le nom de la Divinité. «L'homme, disait-il, n'a pas été jeté au hasard sur le coin de terre qu'il occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient.» Il demandait aussi une déclaration des devoirs: «On vous propose de mettre en tête de votre Constitution une déclaration des droits de l'homme: un pareil ouvrage est digne de vous; mais il serait imparfait si cette déclaration des droits n'était pas aussi celle des devoirs. Il faut montrer à l'homme le cercle qu'il peut parcourir et les barrières qui doivent l'arrêter.»
En parlant ainsi, le curé d'Emberménil était sans doute d'accord avec son caractère et avec ses convictions; mais ne poursuivait-il point une chimère? Nous avons déjà dit ce qui manquait à l'esprit religieux pour réveiller chez l'homme le sentiment de l'indépendance.
«Le plaisir d'être libre, déclare Bossuet, quand il s'attache à nous-mêmes, étant un fruit de notre amour-propre, le chrétien doit craindre de s'abandonner à cette douceur trop sensible.»
La théologie avait fait de l'homme un être dépendant; masquant partout les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc reprendre les choses par un autre côté. La philosophie, s'appuyant sur la nature, déclarait, au contraire, l'homme un être doué de forces imprescriptibles: être, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit celle des droits. La Révolution Française consacra tout le travail de l'esprit humain au XVIIIe siècle; elle fut le triomphe de la philosophie sur le mysticisme, des idées sur les croyances, de l'avenir sur le passé. [Note: Le voeu de l'abbé Grégoire fut néanmoins réalisé en partie. «L'Assemblée nationale, dit le préambule de la Déclaration, reconnaît et déclare, en présence de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.»]
Une autre question divisait l'Assemblée: il s'agissait de limiter les pouvoirs, jusque-là mal définis, de la représentation nationale et ceux de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi put opposer son véto aux décrets de l'Assemblée qui n'auraient point son assentiment: c'était simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance législative. Les deux souverains se trouvaient en présence, je veux dire le roi et la nation. Entre les deux, l'opinion publique n'hésitait pas: elle se disait que la volonté d'un seul ne peut pas balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. C'était la doctrine du Contrat social qui s'élevait fière, menaçante, contre les envahissements du trône constitutionnel: Jean-Jacques, du fond de sa tombe, présidait aux débats.
Le véto était évidemment l'arme du despotisme. Aussi une lutte violente éclata dans l'Assemblée. D'un côté étaient ceux qui espéraient regagner par le roi ce qu'ils avaient perdu par la victoire du peuple. De l'autre se rangeaient les ennemis déclarés de l'arbitraire. La Constituante se déchira en deux camps, et cette scission passa dans tout le royaume.
Une autre question divisait les esprits: l'Assemblée nationale resterait-elle une et indivisible, ou aurait-on deux Chambres? Le haut clergé et une partie de la noblesse tenaient pour ce dernier système. Les uns réclamaient un Sénat à vie, les autres un Sénat à temps, tiré de la Constituante elle-même. Enfin l'Assemblée décréta, à la majorité de neuf cents voix contre quatre vingt-dix-neuf, qu'il n'y aurait qu'une seule Chambre. Elle statua, en outre, que le Corps législatif se renouvellerait tous les deux ans par de nouvelles élections.
De pareilles discussions n'étaient point de nature à calmer l'opinion publique. L'inquiétude et la défiance persistaient malgré les assurances pacifiques du roi. A Paris, la fermentation augmentait chaque jour en raison même des moyens employés pour rétablir l'ordre. La garde nationale montrait trop de zèle. Ce déploiement de forces irritait les citoyens désarmés; ces patrouilles de nuit, ces mesures inutiles prises contre l'émeute absente, blessaient les susceptibilités des esprits ombrageux. «Quand je rentre à onze heures du soir, écrivait Camille Desmoulins, on me crie: Qui vive?—Monsieur, dis-je à la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je suis Français, en appuyant la pointe de sa baïonnette. Malheur aux muets! Prenez le pavé à gauche! me crie une sentinelle; plus loin, une autre crie: Prenez le pavé à droite! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles crient: Le pavé à droite! le pavé à gauche! J'ai été obligé, de par le district, de prendre le ruisseau.» Les noms de Lafayette et de Bailly se trouvaient mêlés aux soupçons du mécontentement public. Les écrivains du parti démocratique demandaient à la nation si elle avait détruit les priviléges de la noblesse pour leur substituer les priviléges de la bourgeoisie. «Le droit d'avoir un fusil et une baïonnette, ajoutait le sémillant Camille, appartient à tout le monde.»
D'un autre côté, la famine sévissait toujours: la porte des boulangers était assiégée du matin au soir. Dans plusieurs quartiers de Paris, on faisait des distributions de riz pour suppléer au pain qui manquait. L'Assemblée nationale, sur laquelle la multitude s'était reposée, n'avait point amélioré l'état des subsistances. «Le Corps législatif, écrivait Marat dans sa feuille, ne s'est occupé qu'à détruire, sans réfléchir combien il était indispensable de construire le nouvel édifice avant de démolir l'ancien. Abolir était chose aisée: mais aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun impôt qu'il ne connaisse son sort, comment les remplacer? Et comment, dans ces jours d'anarchie, pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion? Comment soutenir le poids des charges publiques? Comment faire face aux dépenses de l'État? Un autre inconvénient est d'avoir négligé le soin des choses les plus urgentes: le manque de pain, l'indiscipline et la désertion des troupes, désordres portés à un tel degré que, sous peu, nous n'aurons plus d'armée, et que le peuple est à la veille de mourir de faim.» Ces réflexions très-sages étaient semées par toute la France. L'Assemblée nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens la mauvaise humeur de l'impuissance irritée. La grande voix de Mirabeau s'était-elle donc endormie? Le bruit courait déjà que cet homme débauché était à la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient tout haut dans les groupes: «Il faut un second accès de révolution.» Le corps politique était malade de la division des volontés; il ne pouvait sortir de là que par une crise.
Quelques accapareurs de l'ancien régime, furieux de voir la France leur échapper, ne cessaient de faire sur la misère publique des spéculations honteuses: ils espéraient prendre la Révolution par la famine. Les accaparements, les manoeuvres de l'industrie usuraire, désolaient la population aux abois. «Quoi! s'écriait Desmoulins, en vain le ciel aura versé ses bénédictions sur nos fertiles contrées! Quoi! lorsqu'une seule récolte suffit à nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consécutives aura écarté la faim de la chaumière du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colère céleste! Nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine, un fléau vivant.»
A côté du mal était le bien. La détresse générale ouvrait les coeurs à des actes continuels de désintéressement. Les citoyens venaient en aide à l'État, cet être de raison auquel la Révolution de 89 a véritablement donné naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de la France sur le bureau du président de l'Assemblée nationale. Les femmes détachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie nue.—La noblesse avait abdiqué; maintenant, c'était le tour de la coquetterie. Parmi ces présents, il y avait quelquefois le denier de la veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles envoya ses bijoux avec cette lettre:
«Messeigneurs, j'ai un coeur pour aimer; j'ai amassé quelque chose en aimant: j'en fais, entre vos mains, l'hommage à la patrie. Puisse mon exemple être imité par mes compagnes de tous les rangs.»
L'esprit de la Révolution avait touché ces nouvelles Madeleines: émues, elles venaient répandre à l'envi les parfums de la charité sur la tête du peuple.
Deux des principaux acteurs de la Révolution, quoique dans des rôles bien différents, commençaient dès lors à se dégager de l'obscurité de la foule: l'un était Brissot, l'autre Danton.
Dans les temps de révolution, toute déclaration imprudente s'attache, si l'on ose ainsi dire, à la chair et aux os de l'homme d'État. C'est pour lui la robe de Nessus. Brissot, rédacteur du Patriote français, venait de communiquer aux commissaires de l'Hôtel de Ville un plan de municipalité, avec un préambule dans lequel on remarquait le passage suivant:
«Les principes sur lesquels doivent être appuyées ces administrations municipales et provinciales, ainsi que leurs règlements, doivent être entièrement conformes aux principes de la constitution nationale. Cette conformité est le lien fédéral qui unit toutes les parties d'un vaste empire.»
Pourquoi l'autour a-t-il souligné lui-même le mot fédéral?—Nous nous souviendrons de ce fait, quand Brissot sera devenu le chef du parti de la Gironde.
Danton, lui, naquit à Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759. Son père était procureur au bailliage de la ville. La plupart des révolutionnaires sortaient des mains du clergé: le futur Conventionnel fit ses études chez les Oratoriens. On ne sait presque rien de son enfance, très-peu de sa jeunesse, sinon qu'il exerçait la profession d'avocat. En 1787, il se maria et, avec la dot de sa femme, acheta une charge aux conseils du roi.
[Illustration: Barère.]
«Avocat sans cause,» dit madame Roland. Pourquoi pas? Son genre d'éloquence n'était guère fait pour plaider en faveur du mur mitoyen. A ce fougueux orateur, il fallait la tribune ou la place publique. Lors des élections aux États généraux de 89, il avait été choisi comme président par l'un des soixante districts de Paris. Ce district était celui des Cordeliers qui faisait trembler les modérés. Danton était déjà, dans son quartier, l'âme des hommes d'action. Tout en lui respirait la force et l'audace: une crinière de lion, une large face ravagée par la petite vérole, des épaules d'Atlas;—il est vrai qu'il portait un monde!
VII
Orgie des gardes-du-corps.—La contre-révolution secondée par les déesses de la cour.—Le peuple meurt de faim.—Il va chercher le roi à Versailles.—Les femmes de Paris.—Le sang coule.—Le roi et la reine au balcon.—Lafayette.—Réconciliation.—Retour à Paris.
L'esprit public était arrivé à ce degré d'effervescence où il suffit de la moindre étincelle pour allumer l'incendie. La provocation ne se fit pas attendre. La cour méditait une seconde tentative de contre-révolution et l'appuyait encore sur l'armée. Depuis quelques jours se montraient, au Palais-Royal, des cocardes noires, des uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible après le 14 juillet, relevait insolemment la tête. Que se passait-il à Versailles? Le régiment de Flandre, reçu avec inquiétude par les habitants, est fêté au château, caressé. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er octobre, un grand repas se prépare dans la magnifique salle de l'Opéra, qui ne s'était point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Au nom des gardes-du-corps, on invite les officiers du régiment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des gardes-Suisses, des cent-Suisses, de la Prévôté, de la Maréchaussée, l'état-major et quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Dans cette belle salle tout étincelante de lumières, d'uniformes, de joie militaire, les visages s'animent, les vins pétillent, la musique joue des airs entraînants. Le moment vient où les pensées qui dormaient au fond des coeurs doivent s'éveiller sous la clarté d'une pareille fête.
Dès le second service, on porte avec enthousiasme les santés de toute la famille royale. Et la santé de la nation? omise, rejetée. Des grenadiers de Flandre, des gardes-Suisses, des dragons entrent successivement dans la salle: ils sont éblouis, charmés. Une familiarité insidieuse règne entre les chefs et leurs subalternes. Tout à coup les portes s'ouvrent: le roi, la reine! Il se fait un silence de quelques instants.
Louis XVI entre avec ses habits de chasse; Marie-Antoinette, vêtue d'une robe bleu et or. Elle s'était ennuyée, tout le jour, au château: on voit encore errer dans ses yeux un léger nuage de mélancolie attendrissante. Le moyen de ne pas s'intéresser à cette femme: reine, elle retient sa couronne qui tombe; mère, elle porte son enfant dans ses bras! A cette vue, les convives perdent la tête. Une fureur d'acclamations, de trépignements, à demi contenue par la présence de la famille royale, ébranle toute la salle. L'épée nue d'une main, le verre de l'autre, les officiers boivent à la santé du roi, de la reine. Au milieu de tous ces transports, Marie-Antoinette sourit en faisant le tour des tables. Au moment où la famille royale se retire, la musique exécute l'air: O Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne…
Cet appel à la vieille fidélité des soldats français ne retentit pas en vain: on y répond par des cris insensés. Les vins coulent; l'ivresse du fanatisme éclate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les voilà donc passés à l'Autriche.
La cocarde tricolore, c'est-à-dire le serment, la nation, est foulée aux pieds.
Au même instant, l'orchestre se met à jouer la marche des Uhlans. Nouveaux transports. On sonne la charge: ici les convives ne se connaissent plus. Ils s'élancent tout chancelants, escaladent les loges. Ces hommes, dans les fumées du vin, rêvent qu'ils font le siége de quelque chose, de Paris, sans doute, et de la Révolution. Bientôt l'orgie ne peut se contenir dans la salle, elle déborde, elle se répand au grand air, dans la cour de Marbre. Tout le château s'agite.
Les jours suivants, des dames de la cour, des jeunes filles, coupent les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent aux soldats: «Prenez celle cocarde, disent-elles, c'est la bonne.» Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fidélité: à ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies têtes encadrées dans des fleurs et des édifices de plumes troublent tous les sentiments autour d'elles: on boit à longs traits, dans leurs yeux, le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtrières, les plus dangereuses, dans l'état actuel des esprits. Innocemment terribles, elles sèment par leurs charmes le germe de la discorde et du carnage. On tremble à les voir si belles, si douces, à côté de la reine: n'est-ce pas là cette étrangère, dont la bouche a des sourires de miel et des paroles séduisantes, mais dont les pieds, dit la Bible, conduisent aux souterrains de la mort?
La nouvelle de l'orgie des gardes-du-corps fit pâlir les citoyens. Il y avait donc réellement un complot ourdi contre la nation. Marat vole à Versailles, revient comme l'éclair, fait à lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier, et crie: «O morts, levez-vous!» Danton, de son côté, sonne le tocsin aux Cordeliers; Camille agite la crécelle. La fermentation s'accroît d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines du moulin de Corbeil arrivait matin et soir, dans le commencement de la Révolution; il n'arriva dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que toutes les trente-six heures. Ces retards présagent le moment où il ne viendra plus du tout. Ne serait-il pas temps de prévenir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes, c'est-à-dire l'initiative, se chargèrent du salut de la patrie.
L'Assemblée discutait pesamment à Versailles sur le consentement incertain, ambigu, que le roi venait de donner à la déclaration des droits de l'homme. De moment en moment une inquiétude sourde se répandait dans la salle. L'air était chargé de pressentiments et de terreurs confuses. Le sol tremblait sous la tribune. Plusieurs députés sentaient distinctement le souffle de quelqu'un qui allait venir. Les pas assourdis d'une armée invisible agitaient devant elle le silence même.
—Paris marche, disait Mirabeau à l'oreille de Mounier.
Tout à coup les portes s'ouvrent; une bande de femmes se répand dans l'Assemblée comme une nuée de sauterelles.
—Femmes, que venez-vous demander?
—Du pain et voir le roi.
Voici ce qui était arrivé:
Une jeune fille entre, le 5 au matin, dans un corps de garde, s'empare d'un tambour, et parcourt les rues en battant la générale. Quelques femmes des halles s'assemblent. Après de courtes explications, le cortége se dirige vers l'Hôtel de Ville, et grossit en marchant. On ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on pénètre même dans les maisons.
«Accourez avec nous: les hommes ne vont pas assez vite; il faut que nous nous en mêlions.»
Il n'était encore que sept heures du matin: la Grève présente un spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des ouvrières, des actrices, couvrent le pavé. Quatre à cinq cents femmes chargent la garde à cheval qui était aux barrières de l'Hôtel de Ville, la poussent jusqu'à la rue du Mouton et reviennent attaquer les portes. Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques dégâts, brûler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une d'entre elles et renverse la torche. On veut le mettre à mort.
—Qui es-tu?
—Je suis Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille.
—Il suffit!
Cependant les femmes ont enfoncé le magasin d'armes: elles sont maîtresses de deux pièces de canon et de sept à huits cents fusils.
—Maintenant, s'écrient-elles, marchons à Versailles! Allons demander du pain au roi! Mais qui nous conduira?
—Moi, dit Maillard.
On l'accepte pour guide.
Jamais on n'avait vu une pareille affluence; sept à huit mille femmes sont réunies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes aux pièces d'artillerie: mais ce sont des pièces de marine, et elles roulent difficilement. Les voyez-vous arrêtant des charrettes, et y chargeant leurs canons qu'elles assujettissent avec des câbles? Elles portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes conduisent les chevaux, les autres, assises sur les affûts, tiennent à la main une mèche allumée. Au milieu de toute cette foule que personne ne dirige, mais qui paraît obéir au même mobile, on distingue ça et là de poétiques figures. Voici la jolie bouquetière, Louison Chabry, toute pimpante, toute fraîche de ses dix-sept ans. Là, c'est la fougueuse Rose Lacombe; actrice, elle a quitté le théâtre pour la Révolution, le drame des tréteaux et des papiers peints pour le grand drame de l'humanité. Mais où donc est Théroigne?—Son panache rouge au vent, le sein gonflé, la narine ouverte, elle prophétise sur un canon.
«Le peuple a le bras levé, s'écrie-t-elle; malheur à ceux sur qui tombera sa colère, malheur!»
A ces mots, nouvelle Velléda, elle agite dans ses mains des faisceaux d'armes qu'elle distribue à ses compagnes.
La colonne s'ébranle, précédée de huit à dix tambours, et suivie d'une compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arrière-garde. Cependant le tocsin sonne de toutes parts; les districts s'assemblent pour délibérer; les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la garde soldée se rendent à la place de l'Hôtel de Ville. On les applaudit.
«Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que nous demandons: la nation est insultée; prenez les armes et venez avec nous recevoir les ordres des chefs.»
Au Palais-Royal, des hommes armés de piques formaient des groupes et tenaient conseil: tels les anciens Gaulois délibéraient à ciel ouvert, et les armes à la main, sur les affaires communes. En remuant la population de Paris, la Révolution avait fait remonter à la surface la vieille race celtique avec ses moeurs, et sa physionomie inaltérable.
Il était sept heures du soir lorsque Lafayette, entraîné par l'impulsion générale, se laissa conduire, lui en tête, à Versailles. Les murmures avaient fini par vaincre sa résistance. Au moment où il s'avança, monté sur son cheval blanc, des cris de: Bravo! Vive Lafayette! se firent entendre. Le bon général sourit à ces cris de satisfaction; il semblait dire:
«Ce n'est pas moi qui vais; c'est vous qui le voulez absolument, j'obéis.»
La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours et que l'on vit flotter les étendards; mais quand cette expédition se fut éloignée, l'inquiétude et le silence tombèrent lourdement sur la ville de Paris.
Les femmes qui étaient parties le matin pour Versailles avaient traversé sans obstacle le pont de Sèvres. Maillard était toujours à leur tête; il avait su préserver Chaillot du pillage et des désordres qu'entraîne d'ordinaire une marche précipitée. Au Cours, le cortége rencontre un homme en habits noirs qui se rendait à Versailles; les esprits étaient ouverts à tous les soupçons: on le prend pour un espion du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait à Paris. Tumulte: on veut le retenir, le faire descendre de voiture. L'inconnu protestait, se défendait.
—Mais enfin, qu'allez-vous faire à Versailles dans un pareil moment?
—Je suis député de Bretagne.
—Député! ah! c'est différent.
—Oui, je suis Chapelier.
—Oh! attendez.
Un orateur harangue les femmes:
—Ce voyageur est le digne M. Chapelier, qui présidait l'Assemblée nationale pendant la nuit du 4 août.
Alors toutes:
—Vive Chapelier!
Plusieurs hommes armés montent devant et derrière sa voiture pour l'escorter.
Versailles! voici Versailles!—Maillard arrête ses femmes, les dispose sur trois rangs.
—Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville où l'on n'est prévenu ni de votre arrivée ni de vos intentions: de la gaieté, du calme, du sang-froid. Toutes ces femmes lui obéissent. Les canons sont relégués à l'arrière-garde. Les Parisiennes continuent leur marche pacifique, entonnant l'air Vive Henri IV, et entremêlant leurs chants des cris de Vive le roi! Grand spectacle pour les habitants de Versailles, que cette armée de femmes et cet appareil extraordinaire! Ils accourent au-devant d'elles en criant: Vivent les Parisiennes!
Elles se présentent sans armes, sans bâtons, à la porte de l'Assemblée nationale; toutes veulent s'introduire: Maillard n'en laisse entrer qu'un certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet intrépide huissier et l'Assemblée. Respectueux, calme, sévère, il somme les députés de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans la salle, une seule voix appuya brièvement celle de Maillard, la voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se répondent: l'un est le représentant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-même.
L'Assemblée décide qu'une députatîon sera envoyée au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris.
Mais où est le roi?
Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute.
Cependant les députés, Mounier en tête, sortent de la salle des séances.
«Aussitôt, raconte-t-il lui-même, les femmes m'environnent en me déclarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine à obtenir, à force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'empêcha point un grand nombre d'entre elles de former notre cortége.
«Nous étions à pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule considérable d'habitants de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremêlés d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant des cris sinistres; ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés, ou de grandes gaules ayant à leur extrémité des lames d'épées ou de couteaux.
«De petits détachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, à travers les cris et les huées. Une partie des hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s'approchent de nous pour escorter la députation. L'étrange et nombreux cortége dont les députés étaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue; et l'on sent bien quel excès de rage durent éprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous avançons ainsi vers le château. Nous trouvons, rangés sur la place, les gardes-du-corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus avec honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine à empêcher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entrée du château, il fallut en introduire douze.»
Une narration royaliste appelle ces femmes des créatures sans nom; elles en avaient un: la Faim.
Quelques aristocrates, mêlés au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple.
—Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorité, la France ne manquerait jamais de pain.
Les femmes répondent à ces insinuations perfides par des injures.
—Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la liberté.
Dégageons, à ce propos, un fait général: ce n'est pas le besoin qui a été le nerf le plus énergique des actes révolutionnaires; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui déterminèrent l'expédition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait; parmi les femmes qui étaient là, un grand nombre n'avaient pas mangé depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait parlé, se seraient-elles exposées, sur la place d'Armes, à être étouffées entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en avait qui étaient grosses ou incommodées, elles n'en suivaient pas moins le courant; d'autres étaient jeunes, jolies, et ne souffraient pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des modèles, quelques-unes un peu follement vêtues, allaient et venaient dans les groupes. C'étaient les plus animées contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lançait ainsi sur le pavé de Versailles, entre les sabres et les mousquetons? L'instinct du bien public, le dévouement à un ordre d'idées qu'elles ne comprenaient pas très-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur.
Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait aussi la Constitution, la parole vivante.
Cependant Louis XVI est de retour au château. Suivons les femmes chez le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est chargée de présenter au roi les doléances des Parisiens. Pour tout exorde, la voilà qui s'évanouit. Louis XVI se montre fort touché. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller à l'état des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi; mais celui-ci avec bonté:
—Venez, mon enfant, vous êtes assez jolie pour qu'on vous embrasse.
Les femmes ont la tête perdue; elles sortent en criant: Vive le roi et sa maison! La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre très-éloignée de partager leur enthousiasme. On les accuse de s'être laissé gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent déjà leur jarretière au cou de Louison pour l'étrangler. Babet Lairot, une autre jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la délivrent.
La garnison de Versailles était toujours sous les armes. Les soldats du régiment de Flandre et les dragons inspiraient des inquiétudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent.
—Ton nom?
—Citoyenne.
—Le tien?
—Français.
On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse d'avoir assisté au fameux banquet.
—Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous engage en rien; nous sommes à la nation pour la vie; nous avons crié Vive le roi! comme vous le criez vous-mêmes tous les jours: rien de plus.
Les femmes approuvent:
—Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos frères?
Pour toute réponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point chargées. Quelques-uns offrent même de leurs cartouches aux plus jolies.
La soirée était noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes-du-corps exécutent leur retraite; mais les ténèbres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils tirent ça et là quelques coups de feu. Sans cette malheureuse provocation, le sang n'eût pas coulé dans Versailles. Les gardes devaient prêter, le lendemain, serment à la nation et prendre la cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussitôt de proche en proche; la nuit était chargée de ténèbres et de mauvais conseils. Au château, la reine voulait entraîner le roi dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, la multitude fatiguée, mouillée, campée au hasard, rêvait à l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des colères.
C'est cette nuit-là qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre son roi.—Le fait est qu'il dormit.
Les idées se matérialisent dans les institutions, les institutions dans les édifices. Le palais de Versailles, c'était l'image grandiose d'une monarchie absolue; c'était Louis XIV n'ayant plus d'ennemis à craindre; mais ce château ouvert de tous côtés ne pouvait pas tenir devant la Révolution.
[Illustration: Un homme fut tué par les gardes-du-corps.]
Dès la pointe du jour, le peuple se répand dans les rues. Il aperçoit un garde-du-corps à une des fenêtres de l'aile droite du château; huées, provocations, défis; un coup de fusil part; un jeune volontaire tombe dans la cour.
Qui a tiré? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de colère, se précipite: la grille est escaladée, le château envahi. On cherche partout le coupable. Des forcenés—d'autres disent des voleurs— profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et à demi vêtue chez le roi. Les gardes-françaises arrivent, et poussent devant leurs baïonnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte: le château est évacué; deux gardes-du-corps ont été massacrés pendant l'attaque. Tout à coup le cri de Grâce! Grâce! succède à cet accès de fureur. Silence! voici le roi au balcon.
A cette vue, un cri immense, un seul, s'élève, comme par inspiration, de toute cette masse d'hommes: Le roi à Paris! Le roi à Paris! Louis XVI hésite; une oppression violente arrête sa voix. «Mes enfants, dit-il enfin, vous me demandez à Paris; j'irai, mais à condition que ce sera avec ma femme et mes enfants.» On applaudit: le cri de Vive le roi frappe mille fois les airs. La reine paraît, à son tour, au balcon: Lafayette la conduit et lui baise respectueusement la main. Alors le peuple, pour la première fois: Vive la reine! La paix était faite; non pas encore: Lafayette paraît une seconde fois avec un garde-du-corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple s'écrie: Vivent les gardes-de-corps! [Note: Au même moment, le peuple embrasse les gardes-du-corps qu'il tient prisonniers dans la cour de Marbre. «En les arrêtant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux avaient reçu leurs épées, et leur avaient par égard présenté la leur. Les gardes-du-corps, rassemblés sur la place d'Armes, prêtent le serment national; alors on veut leur rendre leurs épées dont la poignée est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale; plusieurs de ces messieurs la refusent et demandent comme une grâce de marcher indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait à Paris.»] Tout est pardonné.
On a voulu rattacher aux événements des 5 et 6 octobre certaines manoeuvres odieuses: quelques historiens attribuent les violences commises dans le château à la faction du duc d'Orléans, cet ambitieux vulgaire qui n'osa jamais ni le crime ni la vertu. Il est possible qu'une autre main travaillât dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, cette manifestation populaire fut féconde en résultats. Les deux journées détruisirent les anciens usages, autour desquels se ralliaient les intrigues de l'aristocratie. Malgré la Révolution, l'étiquette du règne de Louis XIV s'était toujours maintenue à Versailles. Les journées des 5 et 6 octobre dispersèrent la cour; le 10 août détrônera la royauté.
La famille royale partit pour Paris, escortée de toute cette cohue naguère menaçante, à présent joyeuse. Les femmes criaient en chemin: «Nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron.» Dans leur naïveté, elles croyaient que tenir le roi, c'était avoir trouvé les moyens de se procurer du pain. La marche fut lente. Louis XVI alla coucher le soir même au château des Tuileries. En le plaçant au milieu de son peuple, on s'imaginait avoir soustrait le roi aux intrigues et aux mauvaises influences de son entourage.
Les 5 et 6 octobre furent les journées des femmes de Paris. Le sentiment venait en aide à la raison. Ce qui rendit la Révolution irrésistible, c'est que, dans les plis de son drapeau, elle enveloppait toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les misères, allégées par l'espoir d'un avenir meilleur.
VIII
L'Assemblée nationale à Paris.—Ses travaux.—Régénération des moeurs.—Un assassinat.—Le marc d'argent.—Le docteur Guillotin.—Opinion de Marat sur la peine de mort.—Robespierre grandit.
Les événements qui venaient de s'accomplir à Versailles, cette émeute de femmes, la majesté royale forcée dans ses derniers retranchements, le roi gardé à vue, tout cela jeta la stupeur dans les rangs de l'aristocratie. Les courtisans prirent aussitôt le parti des lâches, la fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assemblée nationale qui se rattachait aux intrigues du château partagea les mêmes alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exilèrent; la ville était, au contraire, livrée à la joie: l'abondance parut renaître; la cour avait laissé tomber son faste; la curiosité des habitants se portait en masse au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabité, où maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI et Marie-Antoinette témoignaient une extrême répugnance à fixer leur séjour dans la capitale. Il fallut pourtant s'y résoudre. L'Assemblée suivit aussitôt le roi à Paris. Les députés se réunirent les premiers jours dans la chapelle de l'archevêché.
«On les eût pris, raconte Barère, pour un concile ou un synode plutôt que pour une assemblée politique, en jetant les yeux sur les banquettes et les ornements de la salle des séances.»
C'était, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe siècle.
L'Assemblée siégea ensuite dans la salle de l'ancien manége des Tuileries. Cette nouvelle résidence favorisait les communications avec le château; l'Assemblée et le roi formaient alors, dans les idées constitutionnelles, les deux moitiés du souverain.
La classe moyenne avait intérêt à croire la Révolution terminée: elle venait de prendre dans l'État toute la place que la défaite de l'aristocratie avait laissée vide. Ici se dressa, entre le vainqueur et le vaincu, un nouveau réclamant qu'on n'attendait pas, le peuple.
La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter un coup mortel à la domination de la cour; mais, à présent que le succès était obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les envahissements: l'ordre. La bourgeoisie voulait modérer la Révolution pour l'organiser à son profit. L'Assemblée nationale, où le Tiers était en majorité, commença par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns actifs, les autres qui ne l'étaient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, étaient pourvus de droits et de fonctions politiques; les autres non. Le pays actif—nous dirions maintenant le pays légal—ne songea plus dès lors qu'à se constituer. La réaction bourgeoise s'annonça en outre par une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale. Comme toujours, on se servit d'un prétexte pour justifier les mesures contre-révolutionnaires.
Le boulanger François venait d'être injustement massacré par des furieux; [Note: Ici des détails d'une férocité révoltante. On force un autre boulanger qui passait dans la rue à donner son bonnet; on en couvre la tête coupée du malheureux François, qui est ensuite portée de boutique en boutique, pesée dans des balances. Sa jeune femme, enceinte de trois mois, accourt: des monstres lui présentent cette tête à baiser, la malheureuse tombe évanouie, le visage baigné de sang. Son enfant meurt dans son sein.—François avait sa boulangerie près de l'Archevêché où l'Assemblée nationale tenait encore ses séances. Un assez grand nombre de pains saisis chez lui firent croire à un système d'accaparement.] une vengeance particulière, plus encore que la faim, l'impitoyable faim, nous semble avoir déterminé les circonstances atroces d'un tel meurtre.
La vérité est qu'une bande très-peu nombreuse de malfaiteurs trempa les mains dans ce sang. La presse démocratique n'eut qu'une voix pour flétrir un si lâche assassinat.
«Des Français! des Français!… s'écriait Loustalot; non, non, du tels monstres n'appartiennent à aucun pays; le crime est leur élément, le gibet leur patrie.»
On ne saurait évidemment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni à aucun des partis qui agitaient alors la Révolution: c'est le fait d'une poignée de misérables.
Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du régime absolu, Paris fût livré au brigandage et à l'assassinat?
Au contraire; les propriétés se défendaient elles-mêmes par la sainteté du droit. Il existait une véritable conspiration générale contre les vices, les principes de la Révolution avaient moralisé toutes les classes de la société. Quoiqu'il y eût très-peu de police, les désordres avaient diminué. Écoutons le plus lu des journaux de cette époque:
«Les cabriolets, dit-il, n'écrasent plus personne; messieurs les aristocrates ne rossent plus leurs créanciers; on entend très-peu parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enlèvent plus des filles de treize ans des bras de leurs mères pour les conduire dans le lit d'un lieutenant de police.»
Cette réforme morale contrastait singulièrement avec les iniquités de l'ancien régime que la presse révélait de jour en jour. Au moment où le soleil de la monarchie vint à décliner, les abus des hautes fonctions qui l'entouraient projetèrent une ombre plus grande, altis de montibus umbrae. Le Livre rouge dévoila le scandale des pensions.
«L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'était créé des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les latrines: toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures étaient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa place, aurait dû être magister morum, le gardien des moeurs; enfin il avait su mettre la lune à contribution et assigner à une de ses femmes une pension connue sous le nom de pension de la lune. Je sais un ministre qui a signé à sa maîtresse une pension de 12 000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des galériens.»
A ces énormités, la démocratie naissante opposait la régénération des moeurs, la diminution des délits. En vérité, le moment était mal choisi pour jeter le blâme et l'injure à la face d'une population si raisonnable.
Robespierre s'éleva énergiquement contre le projet de loi qui séparait la nation en deux groupes; l'un exerçant tous ses droits politiques, l'autre exclu de toute participation aux affaires de l'État. Il parla aussi contre la loi martiale.
«Les députés de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des soldats, pourquoi? pour repousser le peuple, dans ce moment où les passions, les menées de tout genre cherchent à faire avorter la Révolution actuelle.»
Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux principes. Il échoua, quoique la raison et la justice fussent de son côté. La thèse qu'il soutenait plut peut-être à Caton, mais elle déplut aux dieux de l'Assemblée nationale. La promulgation de la loi martiale se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette cérémonie avait quelque chose d'imposant, mais aussi de triste et de lugubre: elle dura depuis huit heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Des hommes revêtus d'un costume antique et étrange, en manteau, à cheval, suivis et précédés de soldats, de tambours, s'arrêtèrent sur toutes les places, et firent la lecture du décret, à haute voix. Loin de calmer les habitants, une telle lecture, ce cortége théâtral, laissèrent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de colère et d'impatience. Quant à la force armée, sans discipline, il est vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lancée deux fois, depuis l'ouverture des États généraux, sur la prérogative royale, il n'était plus question maintenant que de l'anéantir. On venait, solennellement et brusquement, de licencier le peuple. L'irritation de la masse des citoyens fit craindre un mouvement insurrectionnel. La cour et la municipalité s'apprêtèrent à se servir de la loi martiale avant que les vingt-quatre heures fussent écoulées. Il suffisait de trois sommations, après lesquelles le canon d'alarme devait être tiré, le drapeau rouge arboré sur l'Hôtel de Ville. Le maire marchait alors en tête de la force armée, et adressait aux groupes d'une voix haute et solennelle cet avertissement:
—On va faire feu! que les bons citoyens se retirent!
Le parti démocratique voyait avec horreur cette violation de la souveraineté du peuple. A ses yeux, il ne pouvait y avoir deux classes de citoyens. La nation étant indivisible, elle devait être admise tout entière à l'exercice de ses droits politiques.
La garde nationale était composée de citoyens appartenant à la classe moyenne. Aussi commençait-elle à devenir suspecte.
«Voici, s'écrie l'un des journaux du temps, tout le système qui convient à la France: la nation ne peut être assurée de sa liberté civile et politique qu'autant que les forces militaires, entre les mains des citoyens, formeront la balance des forces de l'armée… On voit à quoi tient l'existence de cette garde nationale, si brillante dès son aurore, et à laquelle je ne connais qu'un défaut, c'est qu'elle ne comprend pas la totalité des habitants qui sont en état de porter les armes.»
La distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs révoltait les sincères partisans de la doctrine du Contrat social; être, c'est agir; voilà donc plusieurs millions d'hommes rejetés, de par la loi, dans le néant. Toute restriction imposée à la volonté générale des citoyens limitait l'esprit même des institutions nouvelles. Quelques districts de Paris réclamèrent, au nom de ces principes, contre la loi martiale: Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces gens de rien, que la Révolution avait promis de rendre à l'existence civile. La doctrine de la souveraineté nationale, à laquelle se ralliaient les démocrates sincères, n'était autre chose que le sens commun, ou, en d'autres termes, le consentement universel appliqué à la politique.
L'Assemblée nationale continuait à discuter, et le compte rendu de ses séances retentissait d'un bout à l'autre du pays. Après de longs débats, elle fixa les conditions d'éligibilité. La capacité politique fut évaluée à un marc d'argent, c'est-à-dire à huit écus de six livres trois dixièmes. Prieur de la Marne proposa un amendement:
«Substituez, dit-il, la confiance au marc d'argent.»
Mirabeau appuya.
«Je demande la priorité pour l'amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est le seul conforme au principe.»
Rejeté.
Robespierre fit entendre quelques vérités incontestables.
«Rien n'est plus contraire, dit-il, à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilége, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est pas vrai que tous les hommes soient égaux en droits, que tout homme soit citoyen.»
L'orage du sentiment public éclata surtout dans les journaux.
«Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'écriait l'incendiaire Camille Desmoulins, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le décret du marc d'argent: il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas été éligibles… Pour vous, ô prêtres méprisables, ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible? Jésus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille! et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d'un Dieu prolétaire et qui n'était pas même un citoyen actif! Respectez donc la pauvreté qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de citoyen actif tant répété? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille; ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à cet arbre de votre Évangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu.»
Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de verve que Camille, mais avec la même âpreté de raisonnements; ils y voyaient tous le germe d'une féodalité nouvelle, un corps électoral privilégié.
Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assemblée nationale poursuivait ses travaux.
Le docteur Guillotin vint lire à l'une des séances un long discours sur la réforme du Code pénal. Cette question préoccupait déjà les esprits; car l'échafaudage de la vieille Thémis venait de s'écrouler.
L'orateur proposa d'établir un seul genre de supplice pour tous les crimes qui entraînent la peine de mort, et de substituer au bras du bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce nouveau système d'exécution.
«Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la tête en un clin d'oeil et vous ne souffrez point.»
L'Assemblée se mit à rire.—Combien parmi ceux qui avaient ri devaient plus tard faire l'épreuve du fatal couperet!
La philanthropie du docteur Guillotin obtint du succès dans le monde: une machine qui vous tue sans vous faire souffrir, sans même vous laisser le temps de dire merci, quel progrès! Mais les hommes destinés à former un jour le parti de la Montagne étaient d'un autre avis; il ne s'agissait pas tant, d'après eux, de perfectionner l'instrument du supplice que d'abolir la peine de mort. Marat, dans son Plan de législation, avait déjà fait entendre sur ce sujet le langage de la raison et du l'humanité.
«C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices: leur image est sitôt effacée!… L'exemple des peines modérées n'est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu'on n'en connaît pas de plus grandes. En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment, et on l'a réellement diminuée. Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manqué le but d'une autre manière: l'admiration qu'inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, inspire ce même mépris aux scélérats déterminés… Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les leçons de l'expérience, à verser sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles, il faut tourner leur châtiment au profit de la société. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, malsains, dangereux.»
Robespierre et les plus inflexibles parmi les hommes de 93 avaient commencé par réclamer l'abolition de la peine de mort et des peines infamantes. Comment donc se fait-il, dira-t-on, qu'ils aient demandé plus tard la tête des grands coupables envers la nation? C'est qu'à tort ou à raison ils regardaient les crimes politiques comme indignes de toute pitié, et que la Révolution étant pour la France une question de vie ou de mort, ils crurent pouvoir s'affranchir des règles du droit commun. «Le salut du peuple, a dit un ancien, est la loi suprême.» Nous apprécierons cette doctrine dans le cours de l'ouvrage.
La motion du docteur Guillotin eut, en définitive, un grand résultat: elle introduisit dans la loi l'égalité du supplice quels que fussent le rang et l'état du coupable. «Le criminel, ajoutait l'article 2, sera décapité; il le sera par l'effet d'un simple mécanisme.» C'est ainsi qu'on désignait alors la guillotine.
Cette invention témoignait du moins d'un certain adoucissement dans les moeurs: la société n'osait plus tuer l'homme officiellement par le ministère de son semblable; elle employait pour cette horrible tâche quelque chose de sans coeur et sans entrailles, une machine insensible, aveugle, brutale comme la destinée. Désormais le bras qui frappe se cache pour donner la mort; le couteau est censé avoir tout fait. Grâce à cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est la force. La Révolution avait réellement remué la nature humaine dans ses profondeurs. La compassion envers le malheur s'était accrue. Les anciens supplices, si cruels, si prolongés, semblaient presque aussi coupables que les crimes mêmes; ils les faisaient naître quelquefois en mettant sous les yeux de la multitude des tableaux hideux et des exemples de férocité légale. «C'est, disait Loustalot, parce que M. le président, M. le prévôt et M. le lieutenant-criminel assassinent dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassiné Foulon et Bertier.» Les bons citoyens reconnaissaient l'importance d'humaniser le peuple par un Code pénal moins sévère. La Vieille Thémis était jugée à son tour; et si l'échafaud lui-même ne s'écroula pas sous la malédiction publique, ce fut plutôt alors la faute des royalistes que celle des révolutionnaires. La réforme politique sonna le réveil de la conscience humaine: les sensibles, les doux, les miséricordieux s'élevaient, au nom de la justice, contre un régime de sang qui avait duré des siècles.
La réaction bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manoeuvres de l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom d'auteur, où l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique, qui avait osé mettre l'Assemblée nationale entre le roi et le pays. Ces écrivains anonymes menaçaient la France d'un retour aux anciennes institutions. «Tu nous cites toujours la nation, la nation! Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le droit de dissoudre les États, et que c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux?» L'opinion publique, de son côté, ne laissait échapper aucune circonstance pour flétrir les intrigues de la cour et des courtisans. Je ne parlerais pas du Charles IX de M.-J. Chénier, si cette pièce n'avait été un véritable événement politique lors de son apparition sur le théâtre. Elle avait rencontré mille obstacles pour arriver à la scène: le succès fut orageux. C'était tout un passé de notre histoire que le public, ce soir-là, écrasait, anéantissait, en quelque sorte, sous les trépignements de l'enthousiasme. «Des allusions fréquentes et faciles à saisir, dit un critique du temps, toutes les grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en vers, voilà le secret du succès de cette pièce. Elle fait exécrer le despotisme ministériel, les intrigues féminines des cours; elle prouve la nécessité de mettre un frein aux volontés d'un roi, parce qu'il peut être ou faible ou cruel; elle apprend que le clergé et l'État ne sont pas la même chose: elle est utile, très utile dans le moment.» La Révolution venait de trouver son poëte. M.-J. Chénier mêlait à la passion du beau l'amour de la patrie régénérée.
[Illustration: Le club des Cordeliers.]
L'Assemblée nationale semblait sommeiller: cette imposante réunion de talents, telle que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la confusion même de ses lumières.
Une chose manquait à ces hommes, la foi: ils marchaient au milieu de l'orage sur une mer soulevée par la tempête et de temps en temps ils se sentaient faiblir; le découragement s'emparait de leur âme.
Un seul était fort comme le peuple: il croyait à la justice de la cause dont il avait embrassé la défense. Cet homme était Robespierre. Né dans la ville d'Arras, le 6 mai 1758 [Note: Il paraît que la maison où il naquit est encore debout. On lit dans l'excellente Histoire de Robespierre par Ernest Hamel: «A quelques pas de la place de la Comédie, à Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui débouche presque en face du théâtre, on voit encore, gardant fidèlement son ancienne empreinte, une maison bourgeoise de sévère et coquette apparence. Élevée d'un étage carré et d'un second étage en forme de mansarde, elle prend jour par six fenêtres sur la rue, sombre et étroite comme presque toutes les rues des vieilles villes du moyen âge…»] il perdit sa mère lorsqu'il n'avait encore que sept ans. Quelque temps après, son père, avocat au conseil d'Artois, mourut de chagrin. A neuf ans, Maximilien était orphelin avec deux frères et une soeur; sa famille l'envoya suivre les cours du collége d'Arras. Doué d'une mémoire heureuse et d'un goût très prononcé pour l'étude, il se trouva bientôt à la tête de sa classe. Ses maîtres le regardaient comme un bon élève, seulement un peu concentré en lui-même. Après tout, les succès d'école ne prouvent rien, et les parents sont trop souvent déçus par ces fleurs précoces de l'intelligence. Maximilien eut bientôt appris tout ce qu'on enseignait au collége d'Arras; pour aller plus loin, il lui fallait changer de milieu, entrer dans l'Université de Paris; mais où trouver de l'argent pour payer sa pension? Il existait alors dans la capitale de l'Artois une abbaye célèbre, l'abbaye de Saint-Waast, qui disposait de quatre bourses au collége Louis-le-Grand. A la sollicitation des parents et des amis du jeune Robespierre, l'évêque du diocèse, M. de Conzié, obtint l'une de ces bourses pour son protégé. En 1769, Maximilien vint donc à Paris.
L'instruction du collége Louis-le-Grand devait beaucoup élargir la sphère de ses idées. Les souvenirs de l'antiquité grecque et romaine exerçaient alors une grande influence sur l'esprit de la jeunesse. Robespierre redoubla d'ardeur au travail. Deux de ses camarades étaient Camille Desmoulins et Fréron, l'Orateur du peuple.
Les études classiques étant terminées, Robespierre se livra tout entier à l'étude du droit; son père lui avait tracé le chemin du barreau; a vingt-quatre ans, il fut reçu avocat.
De tous les grands écrivains et philosophes du XVIIIe siècle, celui que Maximilien admirait le plus était J.-J. Rousseau. Il professait pour l'auteur du Contrat social et de l'Émile une sorte de culte. Un beau jour il se rendit à Ermenonville et frappa, le coeur serré d'émotion, à la porte de l'ermitage. Que se passa-t-il dans cette entrevue? [Note: «Nul ne le sait,» répond M. Ernest Hamel auquel nous devons le récit de cette anecdote.] Rousseau était alors vieux, cassé, mélancolique, ne sachant guère à qui il parlait ni ce que deviendrait plus tard ce jeune homme; il était à coup sûr très loin de se douter qu'il avait devant les yeux le plus fervent et le plus redoutable de ses disciples, celui qui, armé du glaive de la terreur, devait appliquer un jour ses doctrines et mourir sur l'échafaud.
Robespierre revint dans sa ville natale où il s'établit comme avocat. [Note: «Ce jeune homme, avait écrit Ferrière à l'un de ses amis, n'est pas ce que vous pensez. Ses succès de collége vous ont trompé. Il ne fera jamais plus que ce qu'il a fait; il ne saura jamais plus que ce qu'il sait. Sa tête n'est point bonne; il a peu de sens, nul jugement. Il est dépourvu de toute disposition non-seulement pour le barreau, mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point à Paris.» Évidemment Ferrière l'avait mal jugé.] Une occasion lui permit de sortir de l'obscurité. Franklin avait mis à la mode les paratonnerres; mais cette merveilleuse invention rencontrait plus d'un obstacle dans les préjugés des dévotes et les ténèbres de l'ignorance. Un riche habitant de Saint-Omer avait fait élever sur sa maison une de ces pointes de fer. Une dame voulut le contraindre à renverser «la machine», sous prétexte qu'un tel appareil mettait en danger les maisons du voisinage. De là, procès. L'affaire fit beaucoup de bruit. Une émeute éclata presque dans la ville. Tout l'Artois prit parti dans la querelle, les uns pour, les autres contre le paratonnerre. Robespierre plaida en faveur de celui qui avait inauguré à Saint-Omer la découverte de Franklin, défendit fermement la cause de la science et les vrais intérêts de la sécurité publique. Il gagna son procès. Cet esprit intrépide avait bien quelque chose à démêler avec la foudre.
Robespierre était avocat; mais il était aussi homme de lettres et membre de l'Académie d'Arras. Son Eloge de Gresset (1788) montre qu'il aimait alors la poésie légère. La Révolution l'entraîna bientôt vers des sujets plus graves. A la veille des élections, il écrivait une Adresse aux Artésiens sur la nécessité de réformer les États d'Artois. Envoyé par le Tiers à l'Assemblée nationale, il monta plusieurs fois à la tribune, parla en faveur de la liberté individuelle et de la liberté de la presse, demanda qu'à la nation seule appartint le droit d'établir l'impôt, combattit la loi martiale, s'éleva contre le marc d'argent et réclama l'application du suffrage universel; son langage était clair et correct; ses raisons étaient péremptoires; mais à ses discours fort travaillés manquait ce rayon qui illumine la parole des grands orateurs.
Jusqu'ici Robespierre s'était fait surtout connaître de la nation par une persistance inflexible dans sa ligne de conduite, une conviction austère qui résistait à toutes les épreuves, à tous les froissements de l'amour-propre blessé. Seul il plaide la cause de tous, la souveraineté de la raison publique, l'unité de la famille humaine. Inaccessible aux passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute une salle, il n'écoute jamais que son idée. Sa parole, son geste se dégagent péniblement; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui soulève le couvercle d'une compression énorme. Rien n'échappe à sa pénétration obstinée. Merlin de Thionville racontait que, pendant les séances, Robespierre faisait usage de deux paires de lunettes; les verres de l'une lui servaient à distinguer les objets éloignés, les autres étaient pour les objets rapprochés. C'est aussi à l'aide d'un double point de vue que son esprit fut à même de suivre les faits qui se passaient à courte distance, tout en appréciant, dans le lointain, les causes et les conséquences probables des événements.
Mirabeau disait de lui: «Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il dit.»
Laissons-le donc grandir dans la lutte et dans la tempête.
IX
Apparition des clubs.—Les Jacobins.—Les Cordeliers.—Poursuites exercées contre les journaux démocratiques.—Marat raconté par lui-même.—Favras.—Les biens de l'Église.—Projets des émigrés.—L'Ami du peuple.—Abolition des titres de noblesse.—Opinion de Marat à cet égard.—Division de la France en 83 départements.—Les juifs, les protestants et les comédiens.
Quelques députés bretons avaient formé un club à Versailles, après la séance royale du 23 juin: on y admit Sieyès, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres députés. Quand la représentation nationale se fut transportée à Paris, le club Breton choisit, pour tenir ses séances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honoré. On y préparait la discussion des matières qui devaient être soumises, le lendemain, à la délibération de l'Assemblée. «La liste des membres de ce club, dit l'abbé Grégoire qui en faisait partie, était ornée de noms recommandables, et ses séances étaient un cours de saine politique.»
En avant de la nation et de la plupart des députés, il éclairait la marche des idées révolutionnaires. Quand une proposition était de nature à effaroucher l'Assemblée, on commençait par lui ouvrir l'entrée du club des Jacobins, où elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure fût venue de se présenter au congrès de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse ni le caractère exclusif qu'il acquit dans la suite.
Une réunion bien autrement bruyante, originale et curieuse était celle qui siégeait au district des Cordeliers. De même que le club des Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom à un ancien couvent de moines, dans lequel les réunions populaires avaient succédé aux exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils devaient bien s'étonner à chaque fois que les mots de liberté, progrès, souveraineté nationale, Révolution, retentissaient dans la salle.
Nul autre qu'un témoin occulaire et un grand artiste ne pouvait dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand rôle dans l'histoire de la Révolution Française.
«La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatiguée que celle de l'Assemblée nationale. Il y a quelquefois des séances que prolongent bien avant dans la nuit l'intérêt des matières et l'éloquence des orateurs. Ce district a, comme le congrès, ses Mirabeau, ses Barnave, ses Pétion, ses Robespierre; solemque suum sua sidera nôrunt. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'étais venu habiter dans cette terre de liberté, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les pères de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'écrivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de baptême, qui ne pouvaient nous défendre ni du despotisme prévôtal ni du despotisme féodal, et d'où les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effaçaient si aisément et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce véritable livre de vie, fidèle et incorruptible dépositaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me défendre d'un sentiment religieux; je croyais renaître une seconde fois; comme chez les Romains mon nom était inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me débitait, avec la gravité d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac:
«Ces noms pour le tyran sont écrits sur le cuivre;
Il ne déchire point les pages de mon livre.»
«J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu, sinon comme Panglosse d'être dans le meilleur des mondes, au moins d'être dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au président qu'une jeune dame veut absolument entrer au sénat.
«On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des Français et des Cordeliers, personne ne propose la question préalable; mais c'était une opinante. C'était la jeune, la jolie, la célèbre Liégeoise, Théroigne de Méricourt. Tout en elle respire l'énergie, la grâce et la sensibilité. Elle s'avance avec un éclair dans les yeux; comme les pythonisses de l'antiquité qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol chargé d'influences volcaniques, elle s'inspire, montée sur une Révolution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'écrie: «C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!»
«—Oui, reprend Théroigne, avec un petit accent liégeois qui donnait encore plus de charme et d'originalité à son discours, c'est la renommée de votre sagesse qui m'amène au milieu de vous. Prouvez que vous êtes Salomon; que c'est à vous qu'il était réservé de bâtir le temple, et hâtez-vous d'en construire un à l'Assemblée nationale: c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir exécutif logé dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir législatif habite sous des tentes, et tantôt aux Menus-Plaisirs, tantôt dans un Jeu-de-Paume, tantôt au Manége, comme la colombe de Noé qui n'a point où reposer le pied. La dernière pierre des derniers cachots de la Bastille a été apportée au pied du sénat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, déposée dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous? Hâtez-vous d'ouvrir une souscription pour élever le palais de l'Assemblée nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France entière s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus célèbres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les cèdres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont dû se mouvoir d'elles-mêmes, ce n'est pas pour bâtir les murs de Thèbes, mais pour construire le temple de la Liberté. C'est pour enrichir, pour embellir cet édifice qu'il faut nous défaire de notre or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la première. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes extérieurs auxquels s'attache son culte. Détournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le véritable temple de l'Éternel, le seul digne de lui, c'est le temple où a été prononcée la Déclaration des droits de l'homme. Les Français, dans l'Assemblée nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voilà sans doute le spectacle sur lequel l'Être Suprême abaisse ses regards avec complaisance.»
Camille était ébloui.
«On conçoit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si animé, et ce mélange d'images empruntées du récit de Pindare et de ceux de l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calmée, plusieurs honorables membres discutèrent la motion, l'examinèrent sous toutes ses faces, et conclurent comme la préopinante, après lui avoir donné de justes éloges, qu'on nommât des commissaires pour rédiger l'arrêté et une adresse aux 59 districts et aux 83 déparrements. Sur la demande de mademoiselle Théroigne d'être admise au district avec voix consultative, l'Assemblée a suivi les conclusions du président, qu'il serait voté des remerciements à cette excellente citoyenne pour sa motion; qu'un canon du concile de Maçon ayant formellement reconnu que les femmes ont une âme et la raison comme les hommes, on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la préopinante; qu'il sera toujours libre à mademoiselle Théroigne, et à toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux à la patrie; mais que sur la question d'État, si mademoiselle Théroigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assemblée est incompétente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu à délibérer.»
Le district des Cordeliers avait pour président Danton, qui fut renommé quatre fois, malgré les efforts des royalistes. Cette présidence continuée donna l'éveil à la calomnie: le bruit se répandit qu'une telle élection était entachée de brigue. La susceptibilité des électeurs s'émut des accusations qu'on faisait courir. L'Assemblée tout entière répondit par une délibération qui fut communiquée aux 59 autres districts. On y déclare «que la continuité et l'unanimité des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donné les preuves les plus fortes et les plus éclatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assemblée pour ce chéri président (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualités, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des suffrages à chaque réélection, rejettent bien loin toute idée de séduction et de brigue. L'Assemblée se félicite de posséder dans son sein un aussi ferme défenseur de la liberté, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.»
Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entraîner: Danton, lui, possédait une force d'attraction considérable. Le magnétisme de son regard, l'entraînement de sa parole et de son geste, était irrésistible. Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, l'aimaient comme un dieu, comme une maîtresse. Un tempérament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une âme accessible à toutes les passions fortes, une énergie quelquefois brutale, voilà l'homme. Des scrupules, aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la Révolution Française, il représentait l'animation robuste du peuple, Hercule avec son éloquence pour massue. La Régence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inférieures et moyennes: les vices de Danton avaient le caractère des circonstances troublées au milieu desquelles il vécut; fougueux, emporté par ses instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut non-seulement un grand homme: il fut son époque.
Le parti des modérés ne tarda point à s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des écrivains, le rempart de la liberté de la presse. Marat avait lancé de terribles attaques contre le Châtelet,—un tribunal de sang qui écrasait le moucheron et ménageait l'éléphant.—Le Châtelet venait, en conséquence, de décerner un mandat d'amener contre l'Ami du peuple.
Laissons-le raconter lui-même ses tribulations: «Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes après, je vis d'une croisée toute l'expédition.—A onze heures et demie s'avancèrent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Comédie, par celle Saint-André, plusieurs détachements de huit hommes très-peu éloignés les uns des autres. Après le mot d'ordre donné à l'officier qui commandait le corps de garde qui est à ma porte, ses détachements s'y rassemblèrent, et, lorsque le dernier fut arrivé, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochère, se répandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se présentèrent à la porte de mon appartement qu'ils trouvèrent fermée, puis ils descendirent à mon imprimerie, demandèrent à mes ouvriers où j'étais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits où je pouvais me trouver, et enlevèrent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une Dénonciation en règle contre le ministère des finances, prête à paraître. Ils avaient certainement à leur tête quelque espion bien au fait des personnes qui sont à mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arrivèrent à la porte de ma retraite, et je les aperçus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrèrent dans plusieurs pièces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'étais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous à la fois, sans laisser un seul homme en arrière. Dès qu'ils furent éloignés, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient présenté au corps de garde un décret du Châtelet, portant ordre de m'enlever partout où je serais. Cet ordre était écrit sur un chiffon de papier non timbré. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs témoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'était passé rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forcé la portière de leur ouvrir mon appartement. Fâchés de ne rien trouver, on les a entendus dire: «Ce b….., nous l'aurons mort ou vif.»
Marat aurait sans doute succombé dans sa lutte avec le Châtelet, si le district des Cordeliers ne fût venu à son secours et n'eût fait suspendre les poursuites en interposant un arrêté ainsi conçu: «Considérant que dans ces temps d'orage, que produisent nécessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par conséquent, de tous les districts de Paris, qui se sont déjà signalés si glorieusement dans la Révolution, de veiller à ce qu'aucun individu de la capitale ne soit privé de sa liberté sans que le décret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caractère de vérité capable d'écarter tout soupçon de vexation ou d'autorité arbitraire.»
L'affaire alla au Châtelet, du Châtelet à la Commune, de la Commune à l'Assemblée générale des représentants. La résistance du district fut jugée illégale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et, dans la prévision d'une nouvelle tentative contre la sûreté d'un citoyen, ils posèrent deux sentinelles à la porte de Marat. Cependant une petite armée, infanterie et hommes à cheval, précédée d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comité civil du district de remettre entre ses mains le citoyen décrété de prise de corps; refus. Le comité déclare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et députe quatre de ses membres à l'Assemblée nationale. L'Assemblée improuve la conduite du district, déclare ses prétentions téméraires. Pendant ce temps, la cavalerie, divisée en plusieurs corps, se range sur la place du Théâtre-Français (aujourd'hui le café Procope) et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy et toute la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés; une réserve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voilà bien du monde sur pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment pour le défendre. Le district refuse de se rendre à l'arrêté de l'Assemblée nationale et envoie une députation à Lafayette. Les têtes s'échauffent; des figures menaçantes s'amassent autour de la force armée, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, élèvent fortement la voix. «Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, était assez lâche pour vouloir arrêter l'Ami du peuple, je lui brûlerais la cervelle moi-même.» Le bataillon du district était tout entier sous les armes, prêt à repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, écoutant les conseils de la prudence, se retirèrent. Le lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire: Marat s'était échappé.
[Illustration: Marat.]
Le journal l'Ami du peuple fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence pour étudier le caractère d'un des hommes les plus étranges, les plus calomniés, les plus influents de la Révolution. La conscience de Marat! qui osera regarder dans cet abîme? Rassurons-nous et voyons froidement.—Je le laisse raconter lui-même son enfance: «Né avec une âme sensible, j'ai encore reçu de ma mère une éducation parfaite; cette femme, tant aimée et tant regrettée, m'inspira, quand j'étais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-même aux bonnes moeurs, et écarta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'étais vierge à vingt ans. La seule passion qui dévorât alors mon âme était celle de la gloire. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit ans, génie créateur avant ma vingtième année. Pendant ma première enfance, mon organisation était très-débile; aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie, ni l'amour du jeu. Mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur; je me révoltais au contraire devant un châtiment injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en conçus fut ineffaçable. Vous allez juger de la fermeté de mon caractère: j'avais alors onze ans; on voulut me faire rentrer à l'école, je résistai. On essaya de me dompter par la faim; je jeûnai deux jours entiers sans me rendre à la volonté de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire fléchir par la faim, essayèrent de la prison; ils m'enfermèrent dans une chambre où il y avait une fenêtre. Je ne pus alors résister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée et me précipitai dans la rue, où je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le goût de l'étude; à part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'ai passé ma vie dans la retraite, à m'écouter en silence, à chercher les destinées de l'homme au delà du tombeau, et à porter une inquiète curiosité sur l'histoire de la nature.»
Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion était l'amour de la gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers ouvrages. Son livre sur l'homme est écrit dans un style décoloré, fade, déclamatoire, qui se réchauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau. Son esprit mobile s'essayait à tout. Marat se livra pêle-mêle à divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumière; ses ambitieuses expériences n'allaient à rien de moins qu'à détrôner les idées de Newton. Les Académies dédaignèrent ses travaux: il se récria; un des savants de cette époque, M. Charles, le traita avec une ironie méprisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engagé dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'était pas assez ouvert pour embrasser tous les éléments de la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie n'était pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le démon des découvertes le tourmentait. Ses moeurs étaient réglées; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de café à l'eau lui suffisaient. Sa manière de vivre était bizarre, son tempérament volcanique. Il écrivait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouillée sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale à cause de la concordance du titre avec le caractère de l'homme: Recherches sur l'électricité médicale.—Marat fut dans la suite l'étincelle électrique de la Révolution.
Avant l'ouverture des États généraux, Marat n'était point demeuré étranger à la politique. Né en Suisse, il se vit entraîné tout jeune, par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le mouvement qui se préparait. Il avait plusieurs fois voyagé; l'étude qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des peuples courbés sous le poids de la misère et soumis à des lois iniques, fortifia son horreur innée du despotisme. Il s'intéressa dès lors à l'affranchissement de toutes les nations du globe.
En 1774, il avait couru en Angleterre. «J'avais été, dit-il, pour influencer, au moyen d'un écrit, les élections du Parlement; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; à peine si j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir éveillé, je fis un usage si excessif de café à l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'anéantissement; toutes les facultés de mon âme étaient étonnées; je restai treize jours en ce triste état dont je ne sortis que par le secours de la musique.» Cet ouvrage était intitulé les Chaînes de l'esclavage; mal écrit et d'une érudition commune, il était cependant plein d'aperçus.
Le champ de la discussion sur les réformes sociales était ouvert: en 1778, Marat, toujours remuant, adressait à une société helvétique le plan d'une législation criminelle. «A mesure, écrivait-il, que les lumières se répandent, elles font changer l'opinion publique; peu à peu les hommes viennent à connaître leurs droits; enfin ils veulent en jouir; alors, alors seulement ils cherchent à devenir libres.» Marat se montre surtout frappé, dans cet ouvrage, de l'inconvénient des inégalités sociales qui s'opposent à l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la toile d'araignée: elle retient le moucheron et laisse passer le chameau; c'est-à-dire que les délits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches échappent à la répression. Cet écrit est d'ailleurs un modèle de raison et d'humanité; s'agit-il de rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature gémissante, son coeur se serre, la plume lui tombe des mains. Marat était donc préparé à une rénovation politique et sociale: il l'attendait depuis des années.
«J'arrivai, dit-il, à la Révolution avec des connaissances très-variées et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me révolter; la vue des mauvais traitements exercés par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Genève, où je suis né; à Londres, où j'ai demeuré longtemps; à Bordeaux, où j'ai vécu dix années; à Dublin, à Edimbourg, à la Haye, à Utrecht, à Amsterdam, où j'ai voyagé; à Paris, où je mourrai sans doute, j'ai toujours appelé de mes voeux une révolution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits.» Elle vint, cette Révolution tant désirée.
«Le jour de l'ouverture des États généraux, s'écrie-t-il, fut pour moi un jour de délivrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir frères et mon coeur s'ouvrit à toutes les joies de l'espérance. J'écrivis alors que la Révolution pouvait se faire sans verser une goutte de sang.» L'organisation physique de Marat l'appelait bien plutôt à la douceur et à la compassion qu'à la cruauté bestiale. Il avait la fibre délicate, les joues tendues, les lèvres épaisses et molles, les narines enflées, quelque chose d'un peu égaré dans les yeux, mais sans colère.
«Marat, dit Fabre d'Églantine qui l'a connu, était fortement sensible, et Marat était très-faible.»
Comme toutes les natures chétives, il avait un caractère crédule, inquiet et soupçonneux; disposé à l'amour du genre humain, il gémissait sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se rendent coupables. Il serait sans doute plus court de déclarer ici, avec la plupart des écrivains, que Marat était un tigre altéré de sang; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine.
Dans les premiers temps de la Révolution, Marat avait fondé une tribune pour y défendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprimés. Il plaida d'abord cette cause avec une énergie modérée par l'espérance du succès: mais bientôt il crut voir le mouvement dévier; des obstacles, qu'il n'avait point prévus, surgirent l'un après l'autre; les nobles dépossédés cherchèrent à entraver la marche de la Révolution naissante: à cette vue, Marat, impatient et déconcerté, frémit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilité convulsive de cet être frêle donnait, par instants, aux articles de l'Ami du peuple la couleur d'une feuille imprimée avec du sang. On voudrait détruire ces pages que regrettait peut-être, le lendemain, l'auteur revenu au calme et à la conscience de ses devoirs.
Aucun sacrifice ne lui coûta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. «Vous accusez le destin, écrivait-il au ministre Necker, de la singularité des événements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, dès l'instant de votre guérison, vous lui aviez consacré votre repos, vos veilles, votre liberté! Si vous vous étiez réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez! Si, pour défendre le peuple, vous aviez fait la guerre à tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortunés, vous étiez brouillé avec tout l'univers sans même vous ménager un seul asile sous le soleil! Si, accusé tour à tour d'être vendu aux ministres que vous démasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'État auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, décrété tour à tour par les jugeurs iniques dont vous auriez dénoncé les prévarications, par le législateur dont vous démasqueriez les erreurs, les iniquités, les desseins désastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, à ce prix, vingt-cinq millions d'hommes à la tyrannie, à l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux.»
Cette feuille était nécessaire pour surveiller et démasquer les principaux acteurs de la contre-révolution. Sans cesse sur la brèche, Marat empêchait de relever les pierres de l'ancien régime; ombrageux, il se piquait de connaître les hommes; d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs. La vérité est qu'il ne se méprit guère sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traités secrets de ce tribun avec le château. Marat, c'était l'âme de la défiance populaire.
A côté du fanatisme révolutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Châtelet avait à juger le marquis de Favras, qui avait formé le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a Péronne. Voici le plan du complot: rassembler les mécontents des différentes provinces, donner entrée dans le royaume à des troupes étrangères, et se mettre ainsi à la tête d'une contre-révolution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'était mêlé sourdement et timidement à cette conspiration contre l'État. Favras fit preuve de courage et de fidélité en ne dénonçant pas son auguste complice. Les papiers relatifs à cette affaire furent remis plus tard à Louis XVIII par madame du Cayla, et brûlés dans le tête-à-tête.]
Favras avait vécu en aventurier, il mourut en héros. Lorsqu'il sortit du Châtelet, après s'être confessé, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arrivé à la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arrêt de mort qu'il lut lui-même d'un ton de voix assuré, nu-pieds, nu-tête, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamné avait pâli, mais sa contenance était toujours ferme. De la Grève, Favras monta à l'Hôtel de Ville: il écrivit cinq à six lettres et dicta lui-même son testament avec la tranquillité d'un homme qui ne toucherait pas à ses derniers moments. La nuit était survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hôtel de Ville ne cessait de crier: Favras! Favras! On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamné descendit de l'Hôtel de Ville, marchant d'un pas assuré. Au pied du gibet, il éleva la voix, en disant: Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi. Arrivé à la moitié de l'échelle, il dit d'un ton aussi élevé:
Citoyens, je vous demande le secours de vos prières, je meurs innocent. Au dernier échelon, Favras répéta une troisième fois: Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi; alors, se tournant vers le bourreau: Et toi, fais ton devoir.
Une question commençait à jeter le trouble dans le sein de l'Assemblée nationale, c'était celle des biens ecclésiastiques. Déjà plusieurs membres avaient demandé qu'une partie des richesses du clergé fût employée à l'amélioration des finances de l'État: rien de plus conforme que ce projet à l'esprit de désintéressement et de sacrifice qui est l'esprit même de l'Évangile. Tous les prêtres de bonne foi le reconnurent. «L'Église, écrivait l'un d'eux, nous est représentée comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est là notre modèle. Allons faire notre prière et disons: Grand Dieu, vous aviez donné beaucoup de biens à nos frères, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons à la nation de qui nous les tenons.» La masse des ecclésiastiques se montrait fort éloignée de partager ces généreux sentiments; la résistance venait surtout de la part des évêques, entre les mains desquels étaient les richesses de l'Église de France. Jusque-là le clergé n'avait point trop ouvertement opposé son influence aux décisions de la majorité du pays: la concordance des principes chrétiens et des idées révolutionnaires était assez manifeste pour qu'on n'osât pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progrès de l'esprit humain. Mais quand la Révolution eut tenu aux ministres du culte le langage que Jésus lui-même tenait à un riche; quand elle leur eut dit: «Laissez à l'État ce que vous possédez, puis venez et suivez-moi,» oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clergé s'en alla triste, courroucé.
La discussion sur les biens ecclésiastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789.
Il y avait alors dans l'Église une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des aisés et des pauvres; tout cela contraire à l'esprit de l'institution. Comment des prélats entourés d'un faste insultant, des abbés coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur à un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres léguées par les âges d'ignorance et de superstition? L'ambition des dépositaires infidèles de l'Évangile ne savait pas même se renfermer dans le cadre des dignités ecclésiastiques: ils avaient brigué partout les premières places. «La religion veut, au contraire, déclarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Étain, après avoir cité une foule de textes: Que leur règne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent être les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez à votre Évangile, mettez-vous à la dernière place qu'il vous assigne; soyez du moins nos égaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, très-révérendissime père en Dieu, monseigneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: Quidquid dixeris argumentabor.»
Le haut clergé aima mieux se retirer de la Révolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amené dans l'Église le déclin des croyances et la corruption des moeurs.
Des hommes de loi, profondément versés dans la science des décrétales et des conciles; des abbés jansénistes, des ecclésiastiques connus par la rectitude de leur jugement, démontrèrent que le clergé n'était pas propriétaire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient été donnés au culte et non aux prêtres; l'État pouvait donc en exiger la restitution: mais quand même l'Église eût été réellement dépouillée, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'être allégée du fardeau de ces richesses qui lui aliénaient le coeur des populations? Ne devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas écrit dans l'Évangile: «Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau?»
Le haut clergé ne voulait rien céder: il réclama, protesta; au langage irrité des évêques, on eût dit que rendre les biens, pour eux, c'était rendre l'âme. Jésus se relevait à demi du tombeau tout chargé de liens, et criait à ces indignes ministres: «Vous me déshonorez! Je vous ai dit que mon royaume n'était pas de ce monde, et vous avez établi un État dans l'État. Je vous ai dit: N'amassez point de trésors, nolite thesaurisare, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confié. Je vous renie devant mon père comme vous m'avez renié devant la nation.»
Ce langage, quelques bons prêtres le firent entendre à la tribune: «Qui oserait me dire, s'écriait le curé de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'Église a été donné aux pauvres; que l'autre tiers a été consacré à l'entretien des églises; que les prêtres du second ordre ont été équitablement salariés? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clergé a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'était pas propriétaire.»
L'abbé Gouttes s'écriait au milieu des murmures: «Vous n'y gagnerez rien; je dirai la vérité. Je dirai qu'on aurait moins calomnié le clergé et qu'on aurait béni la religion, si les ecclésiastiques se fussent respectés davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les persécutions, les prêtres, n'ayant pas l'administration de leur église, étaient vraiment vertueux; mais les persécutions cessèrent. Alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de leur troupeau, et l'abandonnèrent aux loups… Quand les législateurs réprimeront les abus, quand ils supprimeront les bénéfices simples, quand ils réduiront les ecclésiastiques à un traitement particulier… les législateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoyés sur la terre pour rétablir dans l'Église les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exilées.»
La droite de l'Assemblée interrompait, trépignait, murmurait… «O hommes de peu de foi! s'écria-t-il on se tournant de ce côté de l'Assemblée, prenez-vous donc Jésus-Christ pour un avare ou pour un voleur, que vous liiez si fort sa cause à celle des intérêts matériels? Je vous dis, moi, que votre cupidité le dégoûte; vous faites rougir Dieu!»
Les membres du haut clergé s'indignaient qu'on comparât leur richesse à l'indigence des apôtres: les temps, selon eux, étaient changés; autres moeurs; il fallait suivre le courant des sociétés humaines.—Et pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilité des institutions de l'Église, quand on vous presse de marcher avec le siècle?
A bout de raisons, le haut clergé insinuait qu'on en voulait à la racine même du christianisme. Ici Charles Lameth rapproche très-heureusement la Révolution et l'Évangile: il montre que l'une et l'autre se rencontrent sur certains points: «Lorsque l'Assemblée s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de présenter une motion (la motion de dom Gerle) [Note: Dom Gerle, chartreux, membre du club des Jacobins, bon coeur, mais tête faible, avait demandé que, pour fermer la bouche à ceux qui calomniaient les sentiments religieux de l'Assemblée, on déclarât la religion catholique, apostolique et romaine, religion de la nation.] qui peut faire douter de ses sentiments religieux? Ne les a-t-elle pas manifestés, quand elle a pris pour base de ses décrets la morale et la religion? Qu'a fait l'Assemblée nationale? Elle a fondé la constitution sur la fraternité et sur l'amour des hommes; elle a, pour me servir des termes de l'Écriture, «humilié les superbes»; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits étaient méconnus, elle a enfin réalisé, pour le bonheur des hommes, ces paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il a dit: «Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers.» Elle les a réalisées; car, certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la société, qui possédaient les premiers emplois, ne les posséderont plus.»
L'abolition des ordres monastiques, la vente des biens de l'Église et la suppression des voeux furent décrétés; la nation se chargea des frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un pas à faire; il fallait reconstituer l'Église sur ses antiques bases. Une refonte générale de la discipline ecclésiastique était devenue nécessaire. Les idées avaient pris, depuis deux siècles, une direction nouvelle; les peuples avaient besoin d'une notion plus démocratique de la Divinité; la formidable hiérarchie du clergé catholique avait fini par masquer le ciel comme l'échelle de Jacob. Quel beau moment pour l'Église, si, au lieu d'associer la foi à ses ambitions, à ses intérêts, et de mêler Dieu dans sa querelle, elle eût renouvelé de fond en comble l'édifice religieux! Se renouveler par les institutions, c'est vivre.
Une singulière recrue vint au secours de la philosophie et du bon sens. Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du Périgord; elle ne venait pas, comme Jeanne d'Arc, sauver la France, mais l'Église. Visionnaire, un peu folle, elle avait passé son enfance dans la retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses: son coeur se fondait au son des cloches, à un chant d'église ou à la vue d'un crucifix. Elle entendait des voix qui l'avertissaient de sa mission. La voilà qui abandonne tout, famille, pays; elle renonce à l'amour; elle foule aux pieds les coquetteries et les délicatesses de son sexe: plus de moelleuses étoffes, de la bure; plus de parures, de la cendre. Elle éteint sa beauté, sa fraicheur, pour ne pas tenter les regards profanes qui s'arrêteraient sur une enveloppe trop séduisante.
[Illustration: Les Cordeliers avaient posé deux sentinelles à la porte de Marat.]
Cependant, que lui disait l'esprit? «L'Église doit rentrer dans sa vérité primitive: toutes les cours romaines et épiscopales, ouvrages de la cupidité des hommes, vont s'écrouler au premier jour. Dieu ne veut plus tolérer ce colosse qui a effrayé les nations.» Les grands événements qui commençaient à étonner l'Europe remuaient depuis longtemps son cerveau halluciné. Elle arrive un jour à Paris, pieds nus: «Le temps, dit-elle, où il faut que toute justice se fasse est arrivé. Il ne résultera d'autre destruction que celle des préjugés et de la cause des maux qui inondent toute la terre… Si on met du retard à seconder mes vues, une saignée cruelle s'ensuivra.»
Le prodige fit du bruit: les évêques de l'Assemblée nationale, et plusieurs membres du clergé de France, consultèrent Suzette Labrousse. «Pour savoir la marche à tenir, leur disait-elle, il ne faut point être savant: il ne faut qu'être bon. Le moment est venu de renoncer aux bénéfices, aux dîmes, aux richesses, qui sont à l'Église ce que l'ivraie est au bon grain. Réchauffons tous nos coeurs sans délai pour réédifier à l'Être Suprême un nouveau corps resplendissant de lumière.» La foi naïve de cette paysanne confondit l'orgueil et la sagesse des docteurs.
Il s'agit bien de mysticisme! Pour juger sainement les faits, il faut nous placer à un tout autre point de vue. La vente des propriétés ecclésiastiques fut une question de droit. Les biens dont l'Église n'était que dépositaire devaient retourner à la nation qui avait fait le dépôt. De quel droit l'État s'emparait-il de ces biens? Les juristes répondaient: Du droit de déshérence. Le clergé cessant d'être une corporation avait perdu la qualité de propriétaire; l'État lui succédait. Le gouvernement fut donc autorisé, par un décret de la Constituante, à vendre les domaines de l'Église jusqu'à concurrence de quatre cents millions. L'État s'engageait, de son côté, à pourvoir aux besoins des ministres du culte et au soulagement des pauvres.
La France courait-elle à l'abîme? La Révolution était entourée d'ennemis: les membres de l'aristocratie, détruite et dispersée, cherchaient à se reformer au delà du Rhin en un corps d'armée. Trop faibles pour agir seuls, les émigrés prétendaient soulever en leur faveur les puissances voisines et rentrer avec elles, en France, les armes à la main. Leur plan était de délivrer Louis XVI, qu'ils affectaient de croire prisonnier de la Révolution: le pays insurgé devait alors être sévèrement puni et le gouvernement rendu à sa forme primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains étrangers envers les révolutionnaires favorisaient beaucoup les entreprises de la noblesse française. L'horizon diplomatique était chargé de nuages. Un cordon sanitaire se formait de tous côtés, sur les frontières, pour empêcher le développement du mal français; on appelait ainsi cet enthousiasme de la liberté qui, pour des spectateurs froids, avait les caractères d'une véritable fièvre. La France cependant ne pouvait reculer. Un homme peut bien, quand la paix générale du monde l'exige, retenir la vérité en lui-même; un peuple, non. L'existence de la Révolution importait à l'univers; il fallait que la France se sacrifiât, au besoin, pour propager ses idées. Les peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-mêmes: mais il était à craindre qu'une longue pratique de la servitude n'étouffât dans leur coeur la voix des intérêts les plus sacrés.
Ces réflexions roulaient dans la tête des révolutionnaires, quand l'Assemblée nationale ouvrit sa discussion sur le droit du déclarer la paix ou la guerre. A qui ce droit doit-il appartenir? Les courtisans répondaient: Au roi; les démocrates disaient: A l'Assemblée législative.
A la tête de ceux qui professaient cette dernière opinion était
Robespierre.
«Pouvez-vous ne pas croire, s'écria-t-il, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se présenter différents partis à prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyiez devoir faire une grande démarche et montrer une grande loyauté. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant les principes bien différents de ceux qui ont fait le malheur des peuples, la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre, avec toutes les nations, dans cette fraternité qu'avait commandée la nature. Il est de l'intérêt des nations de protéger la nation française, parce que c'est de la France que doivent partir la liberté et le bonheur du monde.»
Paix avec tous les peuples de la terre, tant que la France ne serait point attaquée, tel était, comme on le verra plus tard, l'idée fixe de toute sa vie. La guerre offensive était contraire à tous les principes de la démocratie. La France d'alors n'avait nulle intention d'étendre son territoire, nulle ambition de race; elle voulait se donner pour forteresses la paix et la fraternité.
La Révolution naissante voulait étendre les principes de la justice aux relations internationales. Les peuples doivent se traiter en frères; l'un d'eux ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit.
Dans cette discussion solennelle, certains hommes mirent au jour leurs pensées secrètes, et la discussion du droit de paix et de guerre eut pour résultat de démasquer Mirabeau. Ce grand homme indigne de ce nom passa timidement à la cour et à la contre-révolution. Les feuilles publiques le dénoncèrent; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui l'avait le plus aimé, se déchaîna contre lui: «Tu as beau me dire que tu n'as pas été corrompu, que tu n'as pas reçu d'or, j'ai entendu la motion. Si tu en as reçu, je le méprise; si tu n'en as pas reçu, c'est bien pis, je l'ai en horreur.» Pendant ce temps-là, Mirabeau louait un hôtel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte.
L'Assemblée nationale avait eu la délicatesse d'inviter Louis XVI à fixer lui-même sa liste civile: il lui demanda 25 millions; le pauvre homme! Quatre députés seulement osèrent, dans le vote par assis et levé, refuser une somme si exorbitante; l'un de ces quatre était l'abbé Grégoire.
La nuit du 4 août avait mis la cognée à l'arbre du régime féodal; mais la noblesse se soutenait encore par le prestige de ses titres nobiliaires, stat magni nominis umbra. Cette ombre même devait disparaître devant la Constitution. L'aristocratie de l'ancien régime légua, cette fois, un grand exemple à toutes les aristocraties futures: elle s'exécuta elle-même simplement, gravement, et avec ce je ne sais quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un de Noailles, un Montmorency, combattre les pâles arguments d'un petit abbé Maury, avec toute la supériorité que donne la dignité du sacrifice et du désintéressement.
«Anéantissons, s'écriait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de l'orgueil et de la vanité. Ne reconnaissons de distinction que celle des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte Washington, le baron Fox? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont pas besoin de qualification pour qu'on les retienne; on ne les prononce jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses propositions qui ont été faites. Je demande en outre que désormais l'encens soit réservé à la Divinité. [Note: L'usage d'encenser le seigneur du lieu était établi dans les paroisses.] Je supplierai aussi l'Assemblée d'arrêter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'à présent avilie, et je demanderai qu'à l'avenir on ne porte plus de livrée.»
Parmi les plus ardents révolutionnaires, il y en avait d'engagés personnellement au maintien de ces titres. Ils ne daignèrent pas même parler contre ces distinctions antisociales, qui étaient mortes depuis longtemps dans leur coeur; ils laissèrent faire. Le décret passa au milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces claquements de mains, une voix qui retentit du bout du monde à l'autre. «Elle est tombée, elle est tombée, la grande Babylone des nations, cette féodalité qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux pieds d'argile, qui s'affaisse lui-même sous le poids de son injustice!»
Un homme blâma pourtant la décision de l'Assemblée, relative aux titres nobiliaires, et, qui le croirait? cet homme était Marat.
Voici ses raisons: «C'était bien fait, sans doute, écrivait-il dans l'Ami du peuple, d'anéantir les ordres privilégiés; rien de mieux que de les avoir dépouillés de leurs prérogatives oppressives; mais il fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait été décrétée pour entretenir dans l'État un foyer de discordes? C'est à la prochaine législature de l'éteindre en rétablissant ces hochets. La plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms de terres titrées: ces noms sont à leurs yeux la plus chère portion de l'héritage de leurs pères; ils font leur gloire et leur consolation dans l'adversité; plutôt que de se soumettre à les quitter, ils braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs décorations et de leurs titres. Quelle démence de vouloir les contraindre à les abandonner! Quoi! l'Assemblée nationale, avant que les lumières de la philosophie aient pénétré tous les esprits de la vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un édifice pompeux qu'a élevé la gloire et qu'a respecté le temps! Elle veut que, sans frémir de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B….., et cesse de se qualifier du titre de premier baron chrétien; elle veut que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin! Non, non! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne détruiront jamais ni les rapports de la nature ni les rapports de la société. Un duc sera toujours un duc pour ses valets. Sans doute la doctrine de l'égalité parfaite devait être reçue avec enthousiasme de l'aveugle multitude, toujours menée par des mots; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur d'eau, qui se croit l'égal d'un duc ou d'un maréchal de France… Mais ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouvé personne dans le sénat de la nation, qui ait senti les inconvénients de cette doctrine, et qui en ait prévu les funestes effets sur la sûreté et la tranquillité publiques. Qu'y a gagné, d'ailleurs, le pauvre peuple? Il n'a cessé de ramper devant l'héritier d'un grand nom que pour ramper devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne… Ah! puisqu'il est né pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un maréchal de France qui avait reçu de l'éducation que devant un grippe-sous paré de son écharpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie, elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'anéantir les ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'éteindre… Voici ma profession de foi: La Révolution a rendu ennemis du peuple tous les ordres privilégiés… Je dis qu'il faut les ramener par la justice, qu'il faut empêcher les jadis nobles de se regarder comme des étrangers dans l'État, en cessant de les dépouiller de leurs titres. Je sais qu'en proposant ce conseil je m'expose à la défaveur du peuple; mais je serais indigne du glorieux titre de son défenseur, si un lâche retour sur moi-même me fermait la bouche en présence de la justice et de la vérité.» Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de royalisme; ses ennemis répandirent même le bruit qu'il s'était vendu à la cour. La vérité est que l'Ami du peuple, comme tous les écrivains démocrates, voyait avec peine se former, sur les ruines du régime féodal, une aristocratie d'argent. Il réclamait une fusion réelle de tous les citoyens en un corps de nation, non un simple déplacement des anciens priviléges.
L'Assemblée nationale, nous devons le reconnaître, ne perdait point son temps en discussions frivoles: quelques mois lui avaient suffi pour réorganiser la France; elle l'avait divisée (15 janvier 1789) en 83 départements, qui tiraient leurs noms de la configuration même du sol, des montagnes et des rivières; elle avait couvert le pays de municipalités et d'assemblées électorales, où devaient être admis tous ceux qui payaient, en contribution, la valeur de trois journées de travail, créé un papier-monnaie pour faciliter la vente des biens ecclésiastiques, détruit les parlements, délégué le pouvoir judiciaire à des juges salariés par la nation. Au milieu de ces travaux, elle fut plus d'une fois interrompue par les troubles des provinces; l'esprit royaliste agitait le Midi; la lutte des croyances religieuses commençait à remuer l'Ouest; de tous ces côtés, l'ancienne constitution des provinces, encore mal effacée, servait de ferment aux germes d'une guerre civile. «A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire, ecclésiastique et judiciaire a fait périr, dans un quart d'heure, plus de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immolé dans une grande révolution où ils avaient à se venger de quatre siècles de malheurs et d'outrages.» Incroyable aveuglement des préjugés: la France se soulevait contre son propre bonheur.
Malgré les maux inséparables de tout enfantement politique, la situation du plus grand nombre des citoyens s'était améliorée: dans l'ordre civil, le paysan n'était plus un être taillable et corvéable à merci; dans l'Église, si les bénéficiers et les prélats avaient été obligés de retrancher leur luxe, les curés de campagne jouissaient au moins du nécessaire: c'est la Révolution qui a donné du pain au clergé inférieur. De toutes parts, les inégalités sociales, causes de la misère et de l'ignorance, disparaissaient. La France courait à une nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les bornes des États ne limitaient même plus cette secousse vers l'unité. Franklin mourut: l'Assemblée nationale porta le deuil pendant trois jours. En s'associant à la douleur de l'Amérique, les révolutionnaires français montrèrent qu'ils étaient citoyens du monde entier: un grand homme n'appartient pas seulement à son pays mais au genre humain qu'il éclaire de ses lumières.
Comment s'expliquer qu'au milieu de cette diffusion de lumières on continuât de faire la guerre aux écrivains? Fréron était emprisonné, Marat traqué, Loustalot inquiété; une amende de dix mille livres, nouvelle épée de Damoclès, était suspendue sur la tête de Camille. Ne pouvant les vaincre, on essaya de les séduire. Les ouvriers de corruption en furent pour leur peine; Camille, cette tête si facile à griser, résista aux narcotiques et aux promesses; ivresse pour ivresse, il préféra celle de la Révolution. Jamais Desmoulins n'avait montré tant de verve, d'originalité, d'assurance, qu'en face de cette conspiration contre la presse. «Je vois bien, dit-il, que pour faire un journal libre, et ne point craindre les assignations ni les juges corrompus, il faut renoncer à être citoyen actif, suivre le précepte de l'Évangile, donner ce qu'on a, ne tenir à rien, et se retirer dans un grenier ou dans un tonneau insaisissable, et je suis bien déterminé à prendre ce parti, plutôt que de trahir la vérité et ma conscience. —Oui, je viens de prendre ce parti; je me suis débarrassé du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un pécule que je puis bien appeler quasi castrense. A présent, viennent les huissiers! Quand ils viendront, j'échapperai à l'inquisition, comme le moucheron à la toile d'araignée, en passant au travers. Je bénis la tempête qui m'a fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude; maintenant je me sens libre comme Bias. Je révélerai toute la corruption de l'Assemblée nationale. Je déclare, je jure qu'ils m'ont offert une place dans la municipalité, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de Talon et de son Châtelet, et, par leurs promesses, qu'ils disposaient des places de la municipalité et des grâces de la cour. Oui, citoyens, je vous dénonce que déjà vous êtes à l'encan; on marchande le silence ou l'appui de vos défenseurs. A la suite d'un repas où l'on avait affaibli ma raison, en prodiguant les vins, et amolli mon courage, en m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils ne voient pas que le dédommagement ne peut être que dans la probité, le témoignage de la conscience et l'estime de soi-même; après m'avoir ainsi préparé à recevoir les impressions qu'on voulait me faire prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on m'a proposé une place de mille écus, de deux mille écus… Pardon, chers concitoyens, si je ne me suis point levé avec horreur, et si je n'ai point dénoncé ces offres. J'aurais trahi l'hospitalité, la sainteté de la table… Que le peuple soit averti qu'on marchande les journalistes, qu'on dispose à l'avance des places de la municipalité, qu'on engage la parole de Bailly et de Lafayette.» Loustalot fit aussi son manifeste. «Voyons qui de nous, s'écriait-il, sera le meilleur citoyen?» Camille releva le gant: «Je veux lutter avec vous de civisme. Il ne reste plus de sacrifices à faire après ceux que j'ai faits; mais je sacrifierais, s'il le faut, au bien public jusqu'à ma réputation. Qu'on m'assigne, qu'on me décrète, qu'on m'outrage, qu'on me calomnie indignement, j'immolerai jusqu'à l'estime des hommes, je ne craindrai ni les coups d'autorité ni le coup des lois; je serai au-dessus des honneurs et de la misère; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de la vérité et des bons principes; la lâche désertion de quelques journalistes, la pusillanimité du plus grand nombre, ne m'ébranlera pas, et je vous suivrai jusqu'à la ciguë.» Tel était alors le dévouement de quelques journalistes.
La Révolution avait promis de relever tous les abaissements. Ne devait-elle point alors tendre la main aux juifs, aux protestants? ne devait-elle pas écarter de la tête des comédiens un préjugé funeste? Talma ayant rencontré, à propos de son mariage, de la part de l'Église, une résistance que n'avait pu vaincre le progrès des idées, saisit l'Assemblée nationale de sa plainte. «J'implore, lui écrivait-il dans une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je réclame les droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carrière du théâtre. J'ai fait choix d'une compagne à laquelle je veux m'unir par les liens du mariage; mon père m'a donné son consentement; je me suis présenté devant le curé de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Après un premier refus, je lui ai fait faire une sommation par acte extra-judiciaire. Il a répondu à l'huissier qu'il avait cru de sa prudence d'en référer à ses supérieurs, qui lui ont rappelé les règles canoniques auxquelles il doit obéir, et qui défendent de donner à un comédien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une renonciation à son état… Je me prosterne devant Dieu; je professe la religion catholique, apostolique et romaine… Comment cette religion peut-elle autoriser le dérèglement des moeurs?… J'aurais pu, sans doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon état; mais je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre moi, indigne du bienfait de la Constitution, en accusant vos décrets d'erreur et vos lois d'impuissance.» Robespierre dans un excellent discours défendit la cause des comédiens contre l'intolérance religieuse. «Il était bon, dit-il, qu'un membre de cette Assemblée vînt réclamer on faveur d'une classe trop longtemps opprimée. Les comédiens mériteront davantage l'estime publique, quand un absurde préjugé ne s'opposera plus à ce qu'ils l'obtiennent; alors les vertus des individus contribueront à épurer les spectacles, et les théâtres deviendront des écoles publiques de principes, de bonnes moeurs et de patriotisme.» Ce langage était celui de la raison et contribua sans doute à adoucir les préjugés qui régnaient autrefois contre les acteurs. Molière, du fond de sa tombe, dut remercier l'orateur et cette grande Révolution qui venait rappeler tous les Français, tous les habitants de la terre à la dignité d'hommes et de citoyens.
Une question encore plus grave que la vente des biens ecclésiastiques était la constitution civile du clergé.
X
Constitution civile du clergé.—Fête de la Fédération.
Une assemblée laïque avait-elle le droit de modifier les institutions religieuses, et de les mettre en harmonie avec les nouvelles institutions du pays? Les uns disaient oui; les autres, non. Les partisans de cette réforme s'appuyaient sur un argument très-fort: l'État pouvait-il tolérer, à côté de lui, une puissance rivale qui échappait à son contrôle? On crut tourner la difficulté en décidant que la constitution civile du clergé serait l'oeuvre du clergé lui-même. Le comité chargé de rédiger le projet de loi se composait presque tout entier d'ecclésiastiques, dont quelques-uns étaient jansénistes. Ce comité, je dirais presque ce concile de la foi nouvelle, délibérait presque tous les jours. Les vivants et les morts illustres, Fénelon, Pascal, Mably, assistaient en quelque sorte aux débats. De ce travail préparatoire sortit un plan de constitution ecclésiastique, calqué sur la constitution politique du pays. Enfin la discussion s'ouvrit au mois de juin 1790. Plusieurs membres du haut clergé cherchèrent à déplacer la question, en défendant des dogmes qui n'étaient point attaqués. Ces casuistes s'enveloppèrent dans une discussion obscure: les fantômes ne soulèvent que des ténèbres. Robespierre alors se leva: cet orateur avait autant de rectitude dans l'esprit que de droiture dans le coeur. Lui qu'on a souvent accusé d'avoir conservé un faible pour le clergé se montra, dans cette circonstance, un véritable homme d'État, parfaitement libre et dégagé de tout esprit de secte. «Les prêtres, dit-il, sont, dans l'ordre social, de véritables magistrats destinés au maintien et au service du culte. De ces notions simples dérivent tous les principes; j'en présenterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comité. Premier principe: toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la société; il s'ensuit qu'il ne peut exister, dans la société, aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les bénéfices et les établissements sans objet. On ne doit conserver en France que des évêques et des curés. Second principe: les officiers ecclésiastiques étant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Troisième principe; les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit être subordonnée à l'intérêt et à l'utilité générale, et non au désir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. Ces trois principes renferment la justification complète du projet du comité. J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-être dû présenter d'abord: quand il s'agit de fixer la constitution ecclésiastique, c'est-à-dire les rapports des ministres de cette public avec la société, il faut donner à ces magistrats, à ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particulièrement leur intérêt à l'intérêt public. Il est donc nécessaire d'attacher les prêtres à la société par tous les liens, en…
[Illustration: Fête de la Fédération au Champ-de-Mars.]
Ici l'orateur est interrompu par un mélange de murmures et d'applaudissements; il allait parler du mariage des prêtres.
Robespierre prit part deux autres fois à la discussion des matières ecclésiastiques: «Ni les assemblées administratives ni le clergé ne peuvent concourir à l'élection des évêques: la seule élection constitutionnelle, c'est celle qui vous a été proposée par le comité. Quand on dit que cet article contrevient à l'esprit de piété, qu'il est contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes élections, ne s'aperçoit-on pas que cet inconvénient est relatif à toutes les élections possibles, que le clergé n'est pas plus pur que le peuple lui-même? Je vote pour le peuple.»
Il faudrait citer tout au long ces deux discours, pour donner une juste idée de la manière dont le disciple de J.-J. Rousseau envisageait cette délicate question. Contentons-nous cependant de quelques extraits.
«L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion, dit-il, a recommandé au riche de partager ses richesses avec les indigents; il a voulu que ses ministres fussent pauvres; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses; il savait que les plus riches ne sont pas les plus généreux, que ceux qui sont séparés des misères de l'humanité ne compatissent guère à ces misères, et que par leur luxe et par les besoins attachés à leur richesse ils sont souvent pauvres au sein même de l'abondance.»
Robespierre, à la fin, fut simple et touchant; il s'agissait d'une question d'humanité. «J'invoque, s'écria-t-il, la justice de l'Assemblée en faveur des ecclésiastiques qui ont vieilli dans le ministère et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmités. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclésiastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que l'Assemblée déclare qu'elle pourvoira à la subsistance des ecclésiastiques de soixante-dix-ans, qui n'ont ni pensions ni bénéfices.» La Révolution était tenue d'établir la justice et la miséricorde dans l'Église, comme dans la société.
La discussion fut orageuse: les évêques n'attendaient que ce moment pour éclater. Ils crièrent à l'hérésie, au scandale; mais l'abbé Gouttes, au nom des membres du comité ecclésiastique: «Je fais profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut, tout mon sang pour elle.» Les curés de l'Assemblée font la même déclaration de foi. Au même instant, l'évêque de Clermont, furieux, sort de la salle à la tête des autres évêques et de tous les membres dissidents. «Je vote, dit alors l'abbé Grégoire, sous l'oeil de Dieu.» Le décret passa. «Nulle considération, s'écrie aussitôt ce prêtre vertueux, ne peut suspendre l'émission de notre serment. Nous formons des voeux sincères pour que, dans toute l'étendue de l'empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme, si propre à porter la paix dans le royaume, et à cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles!» Resté à la tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de l'Assemblée, le fameux serment constitutionnel: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi.»
L'Assemblée nationale venait de rappeler l'Église à la simplicité des premiers temps, à l'élection des évêques et des curés par les fidèles. Elle n'avait touché ni aux dogmes ni aux croyances, et pourtant une grande agitation cléricale se répandit dans toute la France. Les ministres d'une religion de paix ainsi, qu'ils s'intitulent eux-mêmes, fomentèrent dans l'Église un schisme qui devait déchirer l'unité de l'État. Un abîme de dissentiments séparait les prêtres assermentés des prêtres inassermentés. Les évêques sonnèrent l'alarme dans leurs diocèses. Un assez grand nombre de prélats émigrèrent à l'étranger. Des curés abandonnèrent leurs fonctions, aimant mieux vivre d'aumônes que de recevoir la rétribution accordée par le gouvernement constitutionnel. La pitié des femmes les accompagna dans leur retraite; elles suivaient avec attendrissement ces vieillards réduits à dire la messe dans le creux des rochers, dans les maisons particulières, au coin des bois. On en est même à se demander si la constitution civile du clergé ne fut pas une des fautes de la Révolution Française. Sans doute l'État avait le droit de courber sous sa main toutes les résistances; mais il s'attaquait, cette fois, à des hommes qui regardaient leurs croyances comme antérieures et supérieures à tous les droits politiques. Réconcilier le clergé avec les principes de 89 était un rêve; intervenir dans ses affaires était un danger. Y avait-il une autre solution? personne alors ne la proposa.
Au moment où cette querelle du clergé semait la discorde dans les villes et dans les campagnes, tous les esprits vraiment philosophiques tendaient, au contraire, vers l'unité. Une scène étrange et curieuse se passa au sein même de l'Assemblée constituante. Au moment où l'on s'y attendait le moins, les portes de la salle s'ouvrent: c'est une députation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suédois, d'Italiens, d'Espagnols, de Brabançons, de Liégeois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois, d'Indiens, d'Arabes, qui tous viennent, conduits par l'étoile de la liberté, adorer la Révolution au berceau.—Ces étrangers, à la tête desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'être admis à la fête qui se prépare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 11 juillet; «La trompette, dit Clootz, qui sonne la résurrection d'un grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de vingt millions d'hommes libres ont réveillé les peuples ensevelis dans un long esclavage.» Ainsi s'accomplissait le mot de Volney, dans la discussion du droit de paix et de guerre: «Jusqu'à ce moment vous avez délibéré dans la France et pour la France: aujourd'hui vous allez délibérer pour l'univers et dans l'univers.»
Ce cosmopolitisme n'était peut-être pas de très-bon aloi. Avant de constituer l'unité du genre humain, ne fallait-il point fonder l'unité national? Aussi la deputation fut-elle accueillie froidement.
Quel était pourtant le caractère de la grande solennité qui se préparait au Champ-de-Mars?
Depuis quelque temps, on avait conçu l'idée d'une confédération générale, qui devait réunir les drapeaux de toutes les gardes nationales du royaume.
Ce mouvement était parti des provinces: l'égoïsme de localité cédait dans toute la France à l'entraînement de l'esprit public: les citoyens régénérés avaient besoin de se voir, de se connaître; ils se cherchaient; plus de divisions; une grande famille liée par les mêmes sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le théâtre de la fête; mais ce théâtre était lui-même à construire. Quinze mille ouvriers travaillaient depuis quelques jours à relever les terres, de chaque côté du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas; l'inquiétude se répand dans tous les quartiers de la ville. On se transporte aussitôt sur les lieux. Il n'y a qu'un cri: «Mettons-nous-y tous.»
A l'instant même, une armée de cent cinquante mille travailleurs accourt; le Champ est transformé en un immense atelier national. Les bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout âge, arrivent armés de pelles et de pioches. Les invalides, auxquels il reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre; ceux d'entre eux qui sont aveugles aident à tirer les tombereaux. Les femmes, que l'oisiveté du dimanche avait amenées sur le théâtre de ces joyeux travaux, oublient tout à coup leur sexe, leurs atours; elles disputent aux hommes les instruments pénibles; de blanches et fines mains enfoncent la bêche, poussent la brouette. La nuit sépare cette laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la trouve déjà rassemblée. Les femmes reviennent; déjà leur teint est légèrement bruni au service de la patrie; elles mettent de la grâce dans leur ardeur à l'ouvrage; leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des prêtres, des moines se mêlent dans les bandes: les chartreux transportent la terre en silence et avec un pieux recueillement; les enfants font, à travers tout cela, l'école buissonnière; leurs bras tremblants ou débiles aident à charger les fardeaux; leur gaieté trompe la longueur des heures de travail.
Le nombre de travailleurs augmente d'heure en heure: les outils manquent; tout à coup les chapeaux, les tabliers suppléent aux brouettes; l'émulation du dévouement invente des instruments nouveaux. Au milieu de cette population ouvrière, on distingue les bras rompus depuis longtemps à la fatigue, les mains de fer créées par l'industrie.
Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau: Imprimerie, premier flambeau de la liberté! Ceux de Prudhomme s'étaient fait, pour se reconnaître, des bonnets de papier avec les couvertures des Révolutions de Paris; ils sont accueillis à leur arrivée par des applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et de leur oisiveté, les femmes de leur beauté craintive et douillette: le pauvre, chose plus grave, chose sainte! apporte son temps.
«Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant surpasser les autres corps, et voués plus particulièrement à la chose publique, ils avaient arrêté de consacrer toute une journée à l'amélioration des travaux. Paris s'étonna de ne point entendre, dès le matin, les cris familiers de ces douze cents réveille-matin, et ce silence avertit la ville et les faubourgs que ces patriotes piochaient dans la plaine de Grenelle.»
Un ordre admirable, suprême, règne dans toute cette foule: trois cent mille bras, une seule âme! Les outils remuent, bouleversent le Champ-de-Mars; le gazon du milieu est soulevé, les tertres latéraux se dessinent en amphithéâtre. Nulle police; à quoi bon? Un jeune homme arrive, ôte son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin.—Mais vos deux montres?—Oh! l'on ne se défie pas de ses frères!—Et ce dépôt, laissé au sable et aux cailloux, est gardé par la moralité publique. Les jeux se mêlent de temps en temps au travail: le tombereau qui part plein de terre revient orné de branchages, et chargé de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui auparavant aidaient à le traîner. Il pleut: l'eau du ciel, tout abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se rassemble avant de se retirer; une branche d'arbre sert d'étendard, un tambour, un fifre ouvre la marche. Les fêtes de Saturne et de Rhée étaient revenues: à la veille de jurer le pacte fédéral, les citoyens français contractent une alliance utile et sacrée, l'alliance avec la terre.
La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'à demi la joie et la confiance des travailleurs. «Surtout, leur disait-elle, n'adorez pas!» Cette recommandation s'adressait au caractère idolâtre des Français, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entraînement du coeur, se montrent trop souvent enclins à se prosterner devant quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'était la cour, le roi, la reine. Il était à craindre que ces fédérés, venus du fond de leur province, ne se laissassent tout à coup séduire.
La reine était belle; elle avait des yeux et des sourires de sirène. Un mot, et l'épée de la France, l'épée de la Révolution allait peut-être tomber entre les mains de cette Autrichienne. La vérité est que déjà les têtes s'enflammaient pour elle; la garder dans son château, l'escorter à la promenade, veiller la nuit près de son sommeil, il y avait là plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations neuves et romanesques. D'un autre côté, des rancunes farouches paraissaient survivre, chez quelques citoyens, à l'abolition de la noblesse: ces sentiments, la presse démocratique eut la générosité de les calmer. «Une chose, s'écriait Loustalot en rendant compte des travaux du Champ-du-Mars, une seule chose pourrait affliger un observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de citoyens étaient ornées de devises menaçantes contre les aristocrates. Frères et amis, le caractère d'un peuple libre est de dompter les superbes et de pardonner aux vaincus! Les aristocrates ne sont pas dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit troublé par aucune haine, par aucun excès, par aucune vengeance publique ni privée: vous goûterez le bonheur et vos ennemis seront assez punis.»
Enfin parut l'aube du 14 juillet. Le ciel ne répondait pas à la sérénité du sentiment public: c'était une matinée sombre et chargée de nuages. Dès le point du jour, tous les fédérés répandus dans la ville se réunirent; ils avaient reçu la plus cordiale hospitalité dans les couvents, les casernes, les maisons bourgeoises: depuis quelques jours, les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve d'artillerie annonça l'arrivée du cortége, qui traversait la Seine sur un pont de bateaux. Et quel cortége! La France entière, la France avec ses anciennes provinces qui, tout à coup, immolant leurs droits, leurs priviléges, leur amour-propre local, venaient se rallier au même symbole.
La foule était imposante: quatre cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous décorés de rubans aux couleurs de la nation, s'étageaient sur des gradins qui, partant d'un triple arc de triomphe, décrivaient un cintre incliné dont le haut se mariait avec les branches des allées d'arbres, et dont les pieds s'appuyaient sur une immense plate-forme au milieu de laquelle s'élevait un autel à la manière antique. Quatre cents prélats revêtus d'aubes flottantes, avec des ceintures tricolores, couvraient les marches de l'autel de la patrie, et attendaient la fin du cortége, la face tournée vers la rivière.
De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie couverte, ornée de draperies bleu et or, occupait le côté du Champ-de-Mars où se trouve l'École militaire; au milieu de la galerie s'élevait le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille étaient à la fête: il y était, ce brave et généreux Hulin, qui, par esprit de renoncement à toutes les distinctions honorifiques, avait détaché de sa boutonnière le ruban et la médaille accordée par la Commune. [Note: Je rencontrai Hulin en 1811, ce même 14 juillet; il se promenait au Champ-de-Mars par un beau soleil; mais ce soleil qui brûle les bastilles, Hulin ne le voyait plus; il était aveugle.]
A trois heures et demie, le cortége acheva d'entrer dans le Champ-de-Mars; une seconde salve d'artillerie se fit entendre… on commença la messe. L'évêque d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en habits pontificaux, au milieu de son clergé: la messe se célébra au bruit des instruments militaires; l'officiant bénit ensuite les bannières des quatre-vingt-trois départements. Le roi assistait à cette cérémonie sans sceptre, sans couronne, sans manteau; en homme qui se respecte, non en comédien.
Le moment solennel était venu: M. de Lafayette, nommé ce jour-là commandant général de toutes les gardes nationales du royaume, traverse les rangs au milieu des acclamations, appuie son épée nue sur l'autel, et dit d'une voix élevée, en son nom, au nom des troupes et des fédérés: «Nous jurons d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi; de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et de demeurer unis à tous les Français par les liens de la fraternité.» Au même instant, les trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus éclate; le ciel, jusque-la voilé, se découvre; et le soleil, ce Verbe de la nature, paraît pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes.
L'Assemblée, le roi, le peuple, s'unissent dans le même élan national. Quel moment! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants restés dans Paris, hommes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-de-Mars, et s'écrient aussi: «Oui, je le jure!» La France répète ce serment avec transport. Qui dira la joie et les embrassements de tout un peuple venant de naître à la liberté? Ah! ce fut un grand spectacle! Comment décrire l'effet produit par ces drapeaux qui flottent dans les airs, comme pour se confondre désormais en un seul, le drapeau de la France, les armes qui brillent comme une moisson de fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons d'enthousiasme sur toutes les têtes, la terre qui s'ébranle, le ciel qui semble lui répondre par une clarté subite, les formidables accents d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et le génie de la Liberté qui plane dans les airs?
«O siècle! ô mémoire! s'écriait alors Carra, nous avons entendu ce serment, qui sera bientôt, nous l'espérons, le serment de tous les peuples de la terre; vingt-cinq millions d'élus l'ont répété à la même heure dans toutes les parties de cet empire; les échos des Alpes, des Pyrénées, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au loin; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus reculées de l'Europe et de l'Asie. Divine Providence! je me prosterne devant toi, en regardant avec dédain tous les rois qui se croient des dieux et demandent l'amour des mortels; je leur dis: Qu'êtes-vous? Qu'avez-vous fait pour le bonheur des hommes? C'est aux nations assemblées à faire leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en écoutant ce récit, tombez à genoux devant la divine Providence, et puis, vous relevant avec la fierté de l'homme et l'enthousiasme du républicain, renversez le trône de vos tyrans; soyez libres et heureux comme nous.»
Pour se faire une idée des sentiments qui dictaient à la nation entière de telles paroles, il faut se reporter en esprit à ces jours de foi et d'espérance, où tous les hommes n'eurent qu'un nom, celui de frères. La liberté était une mer dont on ne connaissait pas encore les orages. Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manoeuvrer sur cet océan tranquille! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et illuminations jusque sur les ruines de la Bastille; à la porte, on avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait naître: Ici l'on danse. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le caractère de la primitive forteresse. Dans les anciens fossés, où la danse était fort animée, des restes de cachots, éclairés d'une sombre lumière, projetaient sur la fête des souvenirs bien faits pour entretenir le peuple dans l'horreur du despotisme dont cette forteresse avait été le rempart.
Les craintes qu'avaient conçues les écrivains démocrates furent en partie confirmées: l'enthousiasme des fédérés les emporta bien au delà des bornes de la réserve et de la convenance. Malgré ses querelles avec le roi et avec le clergé, la France était encore royaliste et catholique, Lafayette avait été enlevé dans les bras, étouffé; on avait baisé ses mains, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le peuple ne se livra plus qu'aux danses et aux divertissements; il s'abandonna, avec une facilité imprudente, à l'ivresse d'une joie sans mesure; la tribune était oubliée; il fallait que l'idolâtrie populaire fût bien prononcée pour que Mirabeau lui-même s'en indignât. «Que voulez-vous faire, dit-il, d'une nation qui ne sait que crier: Vive le roi?» Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donné sa main à baiser aux fédérés, sa belle main. Il paraît, au reste, que nos provinciaux laissèrent déchirer leur civisme et leur morale à des flèches moins délicates: on les vit rechercher publiquement les attraits des héroïnes du Palais-Royal.
Le puritanisme démocratique ne cessait de gémir sur ces désordres, sur les prodigalités scandaleuses de la fête, et sur cette fureur de spectacles et de nouveautés, si contraire à la dignité d'un peuple libre. Les écrivains se plaignaient surtout des offenses faites à l'égalité: le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme spectateur; les citoyens actifs avaient seuls l'uniforme, portaient les armes; on aurait désiré voir les formidables piques des faubourgs mêlées aux baïonnettes. Cette fête n'en laissa pas moins, dans la mémoire nationale, une trace que le temps n'a point effacée. Le vieux sang de nos pères se réchauffe quand on leur parle, à cette heure, de la Fédération et du 14 juillet.
Si incomplète que parût alors aux révolutionnaires cette fête philosophique, elle n'en fut pas moins le signe de la reconstitution de l'unité nationale. La poésie est presque toujours impuissante à traduire ces grandes émotions. M.-J. Chénier et Fontanes essayèrent pourtant: Chénier seul trouva quelques accents heureux:
Dieu du peuple et des rois, des cités, des campagnes,
De Luther, de Calvin, des enfants d'Israël,
Dieu que le Guèbre honore au pied de ses montagnes,
En invoquant l'astre du ciel;
Ici sont rassemblés sous ton regard immense,
De l'empire français les fils et les soutiens.
Célébrant devant toi leur bonheur qui commence,
Égaux à leurs yeux comme aux tiens!
Ces deux strophes obtinrent un succès inouï, d'abord parce qu'elles sont réellement belles, ensuite parce qu'elles sont l'expression de la philosophie de la Révolution.
Les fêtes et les réjouissances se prolongèrent durant quelques jours; les théâtres furent fréquentés par les cent mille fédérés venus de leurs provinces. Le Théâtre-Français donna une pièce en deux actes de Collot-d'Herbois, la Famille patriote ou la Fédération. Cette comédie de circonstance n'eut qu'un succès d'allusion et de patriotisme. La Révolution avait commencé par la littérature; Voltaire, Diderot, Beaumarchais étaient reconnus au théâtre pour les précurseurs de la régénération morale et politique, mais au moment où la secousse se déclara les grands écrivains avaient disparu. Au milieu de cette disette de beaux-esprits, la Révolution regarda en arrière: elle retrouva toute une chaîne de grands hommes qui l'avaient annoncée et préparée. Il y en a surtout un parmi eux qu'elle reconnut pour sien. Molière n'était guère connu jusqu'alors que de l'aristocratie et des hommes lettrés; 89 le révéla au peuple.
Lisez les journaux du temps: l'acteur que Louis XIV avait fait enterrer la nuit dans un coin de cimetière se trouve, sur-le-champ, porté aux nues. La vengeance que l'auteur a voulu exercer devient palpable pour tout le monde; ses pièces sont des satires qui attaquent tous les ridicules des grands seigneurs déchus. Le peuple, à la fin du XVIIIe siècle, aime à mesurer la distance qui le sépare de Sganarelle, fin, intelligent, plein de mépris envers la noblesse, mais gagé, pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son maître en face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du cinquième acte de Don Juan est comprise de tous, et appliquée aux événements. Cette statue du commandeur qui, à la fin du souper, saisit avec une majesté sombre et terrible le bras du seigneur libertin qu'elle entraîne, figure bien la Révolution après la Régence. Entendez-vous retentir les pas lourds de ce fantôme de marbre? C'est le peuple qui s'avance!
[Illustration: Fabre d'Eglantine]
La nouvelle division de la France en départements n'avait point été étrangère à la fête de la Fédération. Les anciennes provinces s'étaient effacées et avec elles avaient disparu les priviléges du clergé et de la noblesse, abolis de droit, mais non de fait, dans la nuit du 4 août.
On s'arrêterait volontiers à ce beau jour d'enthousiasme, de confiance et d'élan patriotique; beau jour sans lendemain! Mais la marche des événements nous entraîne. Qu'il vive cependant à jamais dans l'histoire, le souvenir de ce moment trop court où le coeur de tout un peuple battit d'amour pour la Justice et pour la Liberté!
XI
Le parti des indifférents.—Marat éclate.—Camille Desmoulins dénoncé par Malouet.—Apparition de Saint-Just.—Désorganisation de l'armée.—Mort de Loustalot.—Une séance du club de Jacobins.—Mariage de Camille Desmoulins.—Mort de Mirabeau.
Sous tous les gouvernements et à toutes les époques, quelle que soit la gravité des circonstances, quels que soient les troubles qui agitent le pays, il se rencontre des hommes qui se font une règle de conduite de demeurer étrangers aux événements, de rester insensibles aux plus nobles enthousiasmes; ils ne s'arrêtent jamais à une détermination qu'après avoir pris conseil de leur amour-propre ou de leurs intérêts personnels: à qui les comparerons-nous, sinon à ces anges neutres, dont parle Dante, «qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan, êtres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse, que la justice et la miséricorde les dédaignent également»? Ces hommes-là se nommèrent alors, eux-mêmes, les impartiaux. Toute leur impartialité n'était qu'un masque, sous lequel se couvrit le royalisme. Nuls principes! ces hommes ramenaient tous les devoirs à l'égoïsme; c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. «L'égoïste vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti, d'aucune faction, d'aucun complot. Ses supérieurs le considèrent, ses égaux l'aiment, ses inférieurs le respectent: il est heureux.»
Toute cette morale épicurienne contraste singulièrement avec l'esprit et le langage des révolutionnaires. Je lis, dans un discours prononcé a l'assemblée fédérative de Valence, les paroles suivantes:
«Quelque assurée que paraisse la conquête de notre liberté, gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances à satisfaire; c'est, au contraire, par des privations qu'il nous faudra la consolider.»
Qu'on compare ces deux manières de voir, et qu'on juge!
Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses excès: l'amour de la liberté se montre jaloux, ombrageux, alarmé comme tous les autres amours. Marat était ainsi fait, que le moindre bruit d'infidélité à la patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traqué, il avait pris le parti de s'évanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille Desmoulins, pour se faire une idée de l'existence fabuleuse de cet être bizarre, qui semblait avoir dérobé l'anneau de Gygès. Pour se soustraire à la nuit des cachots, il s'était réduit à vivre au fond d'une cave; là du moins il pouvait écrire, continuer la rédaction de l'Ami du peuple. Ce qui l'effrayait le plus était l'idée du repos.
Marat luttait contre le Châtelet, contre la Municipalité, contre l'Assemblée nationale. Aux poursuites, il répondait par des défis. Tout dernièrement, nouvel esclandre; grande perquisition chez l'invisible Marat; à défaut du coupable, on saisit ses papiers, les numéros de son journal, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles. A minuit, on emmène le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc? Marat avait, dit-on, lancé un nouveau pamphlet anonyme: C'en est fait de nous. Rien de plus irrité que l'auteur de cet écrit; il dépasse toutes les bornes; mais, il faut bien le dire, les journaux étaient presque tous montés, depuis quelque temps, au diapason de la violence la plus extraordinaire. Marat, dont on a voulu faire la personnification de la démence, se montrait souvent plus modéré que Fréron et autres. Peut-être cette exagération était-elle nécessaire pour réveiller l'esprit public; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or nous verrons plus loin que la Révolution courait alors des dangers réels. Il est toujours mal, sans doute, de provoquer au désordre; la vie de l'homme est inviolable et sacrée dans tous temps: mais l'Ami du peuple voulait-il réellement qu'on prît ses provocations à la lettre? On peut en douter. Dans son adresse aux citoyens, je découvre moins de conseils réfléchis que de véhémentes hyperboles.
«Citoyens de tout âge et de tout rang, s'écrie-t-il, les mesures prises par l'Assemblée nationale ne sauraient vous empêcher de périr; c'en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur héroïque, qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France. Volez à Saint-Cloud [Note: Il paraît que Louis XVI habitait alors, pour quelques jours, le château de Saint-Cloud.], s'il en est encore temps; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous répondent des événements; renfermez l'Autrichienne et son beau-frère: qu'ils ne puissent plus conspirer; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis; mettez-les aux fers; assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants de mairie; gardez à vue le général; arrêtez l'état-major; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte; emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre; que les canons soient répartis entre tous les districts, que tous les districts se rétablissent et restent à jamais permanents; qu'ils fassent révoquer les funestes décrets. Courez, courez, s'il en est encore temps, ou bientôt de nombreuses légions ennemies fondront sur vous: bientôt vous verrez les ordres privilégiés se relever, le despotisme, l'affreux despotisme, reparaîtra plus formidable que jamais. Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu vos coups: elle va couler la vie à des millions de vos frères; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à grands flots; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront vos femmes; et, pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le coeur dans les entrailles de vos enfants.» Ce style est atroce; ces soupçons et ces conseils font horreur, à nous surtout qui lisons de pareilles lignes avec sang-froid et à distance des événements. Mais alors les esprits étaient enflammés par la lutte; le langage se chargeait de teintes sinistres; la défiance colorait tout en noir; et l'esprit public était assiégé de fantômes. Marat était le type de l'hypocondrie sociale. Son esprit se nourrissait d'alarmes, son imagination effarée donnait aux événements la figure glaciale de la trahison et de la perfidie; il représentait réellement l'inquiétude de tous les nouveaux affranchis, qui croient partout revoir le bout de la chaîne. La lecture du C'en est fait de nous souleva l'Assemblée nationale. Dénoncé par Malouet, Marat rendit guerre pour guerre. Voici le curieux manifeste qu'il lança au plus fort de l'orage:
«J'ai un si souverain mépris pour ceux qui ont rendu le décret qui me déclare criminel de lèse-nation, et plus encore pour ceux qui ont été chargés de l'exécuter, j'ai tant de confiance dans le bon sens du peuple, qu'on s'est efforcé d'égarer, et tant de certitude de l'attachement qu'il a pour son ami, dont il connaît le zèle, que je suis sans la plus légère inquiétude sur les suites de ce décret honteux, et que je ne balancerais pas à aller me remettre entre les mains des jugeurs du Châtelet, si je pouvais le reconnaître pour tribunal d'État, si j'avais l'assurance de ne pas être emprisonné, et d'être interrogé à la face des cieux, certain qu'ils seraient plus embarrassés que moi. S'ils n'étaient pas mis en pièces, avant que l'Ami du Peuple eût achevé de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de tête, qui ne s'en laisse point imposer, qui ne prête point le flanc à la marche de la chicane, qui sait relever des juges prévaricateurs, les ramener au fond de l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude; ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de coeur, fier de sa vertu, brûlant de patriotisme, [Note: Une circonstance risible vint croiser cette boutade: «Le président, raconte Camille Desmoulins, annonça que Marat, le criminel de lèse-nation, faisait hommage à l'Assemblée de son plan de législation criminelle. On crut d'abord que c'était un tour de Marat, qui envoyait ses élucubrations patriotiques, enrichies de son portrait, pour persiffler les noirs (les membres du côté droit) et le Châtelet, qui ne pouvaient pas mettre la main sur l'original. Mais il faut entendre l'Ami du Peuple dans son numéro suivant se défendre de cet envoi. «Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis à une dame pour te faire passer au président de l'Assemblée. Je regrette beaucoup qu'il ait été présenté dans une conjoncture pareille. Je ne sais point faire de platitudes; loin de rendre dorénavant à l'Assemblée aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice sévère; je ne lui donnerai aucun éloge.» Marat concluait en déclarant, à son tour, l'Assemblée criminelle de haute trahison, le tout au grand amusement de Camille, qui s'égayait de son ami Marat comme d'un phénomène politique.] exalté par le sentiment de la grandeur des intérêts qu'il défend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art d'amener les scènes tragiques.»
L'un des moindres défauts de Marat était de faire, sans cesse, l'éloge de lui-même.
Camille Desmoulins avait, lui aussi, été dénoncé par Malouet, comme le digne émule de Marat. Il réclama par voie de pétition. «S'il y a quelque reproche à me faire, disait Camille, ce serait plutôt d'être idolâtre de la nation et non d'être criminel envers elle.» Alors Malouet: «Camille Desmoulins est-il innocent? il se justifiera. Est-il coupable? je serai son accusateur et celui de tous ceux qui prendront sa défense. Qu'il se justifie, s'il l'ose.» A ces mots, une voix s'élève des tribunes: «Oui, je l'ose.» Tumulte: une partie de l'Assemblée surprise se lève. Le président donne l'ordre d'arrêter l'interrupteur, qui n'était autre que Camille. Robespierre prend une grave initiative: «Je crois que l'ordre provisoire donné par M. le président était indispensable: mais devez-vous confondre l'imprudence et l'inconsidération avec le crime? Il s'est entendu accuser d'un crime de lèse-nation; il est alors difficile à un homme sensible de se taire. On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au corps législatif. L'humanité, d'accord avec la justice, réclame en sa faveur. Je demande son élargissement et qu'on passe à l'ordre du jour.» Pendant ce temps, Camille avait filé d'une tribune à l'autre, et les inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est échappé.
On oublie l'incident pour continuer la délibération sur l'adresse. Robespierre revient plusieurs fois à la charge. Pétion présente fort adroitement un projet de décret qui annule celui de la veille: Camille est excepté de la dénonciation qui se trouve maintenue seulement contre Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-même, dans son style charivarique, l'issue de cette affaire: «Victor Malouet avait assez bien arrangé son plan de procédure, mais il n'a pas joui longtemps de sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage
«D'une nuit qui laissait peu de place au courage.»
M. Dubois de Crancé a rallié les patriotes, et j'ai eu la gloire immortelle de voir Pétion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Decroix, Biauzat, etc., confondre les périls d'un journaliste famélique avec la liberté, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opiniâtres, pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif; maints beaux faits surtout ont signalé mon cher Robespierre. Cependant la victoire restait indécise, lorsque Camus, qu'on était allé chercher au poste des archives, accourant sans perruque et le poil hérissé, se fit jour au travers de la mêlée, et parvint enfin à me dégager des aristocrates, qui, malgré l'inégalité des forces et les embuscades inattendues de Dubois et de Biauzat, se battaient en désespérés. Il était onze heures et demie; Mirabeau-Tonneau était tourmenté du besoin d'aller rafraîchir son gosier desséché, et je fus redevable du silence qu'obtint Camus, moins à la sonnette du président, qui appelait à l'ordre, qu'à la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et les ministériels à souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la retraite. Ils abandonnèrent enfin le champ de bataille, je fus ramené en triomphe; et à peine ai-je goûté quelque repos, que déjà un chorus de colporteurs patriotes vient m'éveiller du bruit de mon nom, et crie sous mes fenêtres: Grande confusion de Malouet; grande victoire de Camille Desmoulins; comme si c'était la victoire de celui qui, les mains chargées de chaînes, ne pouvait combattre, et non pas la victoire de cette cohorte sacrée des amis de la Constitution, de cette foule de preux Jacobins, qui ont culbuté les Malouet, les Desmeuniers, les Murinais, les Foucault, et cette multitude de noirs et de gris, d'aristocrates vétérans et de transfuges du parti populaire.»
Camille, tiré d'un mauvais pas, n'en devint guère plus sage: cet écolier de génie écoutait plutôt son immense mémoire, son amour de la plaisanterie et du trait que sa sûreté personnelle, et même que la dignité de la Révolution.
Un nouveau caractère allait entrer sur la scène, et prendre une part active aux événements.
Le 19 août 1790, Robespierre reçut de Blérancourt, près de Noyon, une lettre; l'écriture en était nette et hardie, il lut:
«Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse à vous, monsieur, pour vous prier de vous réunir à moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait transférer (ce bruit court ici) les marchés francs du bourg de Blérancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les priviléges des campagnes? Il ne restera donc plus à ces dernières que la taille et les impôts! Appuyez, s'il vous plaît, de tout votre talent, une adresse que je fais par le même courrier, dans laquelle je demande la réunion de mon héritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on conserve à mon pays un privilége sans lequel il faut qu'il meure de faim. Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n'êtes pas seulement le député d'une province, vous êtes celui de l'humanité et de la république. Faites que ma demande ne soit pas méprisée.
«Signé: SAINT-JUST,
«Électeur au département de l'Aisne.»
Robespierre demeura longtemps absorbé; l'émotion s'empara de tout son être, il lui sembla que son âme se séparait de la matière et se trouvait en contact avec une âme soeur: ces deux hommes s'étaient compris à distance.
Au moment où venait de se former, entre Robespierre et ce jeune inconnu, un lien que le fer seul de leurs ennemis devait trancher plus tard, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entraîner dans une lutte à mort. «Monsieur Brissot, écrivait-il, m'avait toujours paru vrai ami de la liberté: l'air infect de l'Hôtel de Ville, et plus encore le souffle impur du général (Lafayette), influèrent bientôt sur ses principes; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de canevas à celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un petit ambitieux, un souple intrigant, et la voix du patriotisme étouffa dans mon coeur la voix de l'amitié.» Intrigue et intrigants, c'est le fer rouge dont la Montagne marquera, plus tard, tout le parti de la Gironde.
Il existait dans l'armée un principe de dissolution: Mirabeau proposa de la licencier pour la réorganiser sur de nouvelles bases. On n'osa prendre cette mesure. Dans l'ancien système, l'armée était une simple machine de guerre; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Composée, comme le clergé, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait, sous l'uniforme, la plus entière séparation des castes: d'un côté, les officiers; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand les bases de l'ancienne société s'ébranlèrent, toutes les institutions avaient été obligées de s'ouvrir à l'élément démocratique: il n'en fut pas de même de l'armée. Abattue partout ailleurs, l'aristocrati levait encore la tête sous les drapeaux. Appuyée sur l'obéissance passive qu'imposent les lois militaires, elle bravait, en quelque sorte, le torrent des idées nouvelles. Les opinions étaient déterminées par la place que chacun occupait dans cette formidable hiérarchie: les officiers, tous d'origine noble, se montraient généralement opposés à la Révolution; les sous-officiers et les soldats se déclaraient, au contraire, très-favorables au mouvement: de là deux partis dans l'armée comme dans la nation. Les soldats, quoique gardés à vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre eux les écrits publics; l'esprit de liberté pénétrait à travers l'uniforme.
Telle était la situation, lorsqu'une étincelle mit le feu aux poudres. A Nancy éclata un soulèvement général qui faillit dégénérer en une guerre civile. Trois régiments s'insurgèrent; Bouillé marcha sur eux, à la tête de la garnison et des gardes nationales de Metz; il les soumit. Le sang avait coulé: cette victoire fit horreur à ceux mêmes que la loi de la subordination mettait dans la nécessité de vaincre. Quand cette nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exaspération terrible. Quarante mille hommes entourent la salle du Manége, et poussent des cris d'imprécations contre Bouillé, jusque dans les Tuileries; ils veulent arrêter le ministre de la guerre. L'Assemblée nationale n'en décerne pas moins des remerciements à M. de Bouillé et à l'armée victorieuse, et des honneurs funèbres aux citoyens morts pour le maintien de la discipline.
Un conseil de guerre, composé d'officiers appartenant aux divisions de Vigier et de Castella, avait condamné vingt-trois soldats de Château-Vieux à la peine de mort, quarante et un aux galères; soixante et onze furent renvoyés à la justice de leur régiment. Robespierre fit un appel à la clémence de l'Assemblée. Remontant des effets aux causes, il accusa les mauvais traitements dont l'armée était victime de la part de ses chefs. «Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre attention sur la garnison de Nancy; il faut, d'un seul coup d'oeil, envisager la totalité de l'armée. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'État ont voulu la dissoudre: c'est là leur but. On a cherché à dégoûter les bons; on a distribué des cartouches jaunes; [Note: C'était une punition et une marque d'infamie.] on a voulu aigrir les troupes pour les forcer à l'insurrection, faire rendre un décret, et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas nécessaire de plus longs développements pour vous prouver que les ministres et les chefs de l'armée ne méritent pas votre confiance.»
Signalons un trait de dévouement et d'humanité: la femme Humberg, concierge de la porte de Stanislas, à Nancy, voulant éteindre le feu de la guerre civile, prit un seau d'eau et le renversa sur la lumière d'un canon, malgré l'opposition des canonniers.
La nouvelle des massacres de Metz et de Nancy eut un retentissement sinistre dans les feuilles publiques. Marat ne se connaît plus; il s'emporte, il délire.
«Juste ciel! s'écrie-t-il. Tous mes sens se révoltent, et l'indignation serre mon coeur. Lâches citoyens! verrez-vous donc, en silence, accabler vos frères? Resterez-vous donc immobiles, quand des légions d'assassins vont les égorger? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents; ils sont opprimés, ils résistent à la tyrannie; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups: l'Assemblée nationale elle-même, par le vice de sa composition, par la dépravation de la plus grande partie de ses membres, par les décrets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui arrache journellement, ne mérite plus votre confiance.»
Ces accès de colère qui faisaient affluer tout son sang vers le coeur, à la vue de l'injustice, avaient, plus d'une fois, valu à Marat une réputation de folie; il ne s'en laissa pas ébranler. Toute la vengeance qu'il exerça fut de renvoyer la même accusation à ses ennemis.
«Rien n'égale, poursuit-il, l'horreur que j'ai pour les noirs projets des ennemis de la Révolution, si ce n'est le mépris que m'inspiré leur démence! Qu'un prince ou des ministres accablés de regrets d'avoir, par leurs concussions et leur tyrannie, amené les choses au point où elles en sont, et furieux de ne pouvoir les rétablir, perdent la tête, et se conduisent en insensés, il n'y a rien là d'étrange. Mais qu'un sénat nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si l'on ignorait que ses membres sont presque tous agités des mêmes passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouvé, parmi eux, un seul homme qui les ait rappelés à la raison, à la prudence? Quel aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les troupes réglées, les maximes de l'ancien régime! Sont-ce des hommes, dont les écrits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de la liberté a élevé l'âme, et qui craignent moins la mort que le déshonneur, que l'on peut encore traiter en serfs? Est-ce en cherchant à couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la violence à l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage à outrage, que l'on peut espérer de les rendre dociles à la voix de leurs oppresseurs? Est-ce par des traitements iniques et honteux qu'on peut se flatter de les plier au devoir? Non, jamais!»
Quelques jours après, le journalisme fit une perte cruelle. Loustalot, le rédacteur des Révolutions de Paris, venait de mourir à l'âge de vingt-huit ans. C'était un grand coeur et un écrivain de talent, dévoré par le feu sacré du patriotisme. Sa feuille se tirait à un nombre considérable d'exemplaires, et, toute palpitante de l'émotion de la semaine, elle exerçait une énorme influence dans les faubourgs. Il tomba au champ d'honneur, ferme, vaillant, la plume à la main: certes, cette plume valait bien une épée. Il se rencontre des hommes chez lesquels se résume l'instinct et le bon sens des masses; Loustalot était de ceux-là. Au moment où le journalisme, ce nouveau pouvoir, succédait à la royauté, l'auteur des Révolutions de Paris fit mieux encore que de gouverner le peuple: il l'éclaira. La presse devint, alors, un véritable sacerdoce.
[Illustration: Une séance du club des Jacobins.]
Le 4 septembre 1790, Necker se retira du ministère. Sa retraite eut tous les caractères d'une fuite; la popularité l'avait séduit; elle le trompa. On lisait sur la porte de son hôtel: Au ministre adoré; l'inscription est enlevée; une défaveur générale succède à l'ancienne idolâtrie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous étonner; dans les temps de révolution, les idées sont tout, les hommes rien.
Necker n'avait jamais été que le masque de la volonté nationale, à un moment donné; il s'évanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards se fortifiaient et grandissaient à chaque pas; c'est qu'ils avaient derrière eux le peuple.
La lutte des croyances continuait, quoique la Révolution ne cessât d'appeler à elle les membres désintéressés du clergé.—La résistance des ecclésiastiques était en raison inverse du rang qu'ils occupaient dans la hiérarchie; les évêques se montrèrent plus opposés à la réforme que les curés, les curés que les simples vicaires. Il y eut ça et là, dans le bas clergé, des exemples remarquables d'adhésion au nouvel ordre de choses; un prêtre de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit entendre du haut de la chaire les paroles suivantes: «Interdit des fonctions sacrées du ministère, par les vicaires généraux de Saintes, pour m'être déclaré l'apôtre de la Révolution; forcé de quitter mon diocèse et mes foyers, pour échapper à la fureur des méchants qui avaient mis ma tête à prix, la joie que je ressens de prêter le serment décrété le 27 novembre dernier, par la loi sur la constitution civile du clergé, cette consolation inappréciable me fait oublier que, depuis seize ans, je n'ai vécu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure donc, messieurs, en présence du ciel et de la terre, que je serai fidèle à la nation, à la loi et au roi, qui sont indivisibles. J'ajouterai même que je suis prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang, pour le soutien d'une révolution qui a changé déjà, sur la face du globe, le sort de l'espèce humaine, en rendant les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu.»
Pour la plèbe du clergé, le serment exigé par la loi était un rempart contre la tyrannie des grands-vicaires et des évêques, ils pleuraient d'attendrissement et de joie en le prononçant en face de l'autel. Les citoyens les entouraient de leur affection. Cependant, en beaucoup d'endroits, les églises étaient désertées par les ministres du culte: à Paris, des curés, pour intéresser le peuple à leur cause, avaient fait vendre leurs meubles à la porte de l'église; d'autres s'étaient coalisés pour faire manquer les offices. A la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, il ne s'était pas trouvé un seul prêtre pour commencer les vêpres. On fait venir un religieux, et les gardes nationaux, de service à la maison commune, accourent en grand nombre pour chanter les vêpres. Les paroissiens affluent: depuis longtemps on n'avait prié d'aussi bon coeur.
On n'a point assez appuyé sur un fait singulier: c'est que la Révolution naissante, bien loin d'éteindre le sentiment religieux chez les laïques, l'avait au contraire ravivé.
Le même jour, à Saint-Gervais, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, des citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient à voix déployée les louanges du Créateur.
D'un autre côté se développait un mouvement en dehors des anciens cultes. A la tête d'une des loges maçonniques de Paris figuraient quelques philosophes; la loge se changea en club, sous le nom de Cercle social. Les membres de cette association se distinguaient par des sentiments de bienveillance réciproque et par la pratique de la charité universelle.
Les hommes frères, les hommes rattachés à toutes les créatures, qui forment elles-mêmes le lien de la vie, les hommes unis d'esprit et de sentiment au souverain ordonnateur des êtres, à l'Architecte de l'Univers, tel était leur idéal, leur rêve philosophique. La conséquence de cette doctrine, qui avait le tort de flotter un peu dans les nuages, était le changement de toutes les existences, de toutes les relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen, était, d'après eux, de joindre sa volonté à celle de l'Être Suprême, pour créer, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au dessein primitif, un monde où régneraient la justice et la vérité.
Toute grande réforme politique ou sociale traîne à sa suite une nuée de métaphysiciens, de rêveurs, de mystiques. Le peuple, en 90, eut le bon esprit de ne pas les suivre, de s'attacher fermement, comme à un roc, aux faits positifs, à la loi, aux principes. Il avait un amour passionné pour la discussion; mais il la voulait nette, précise. Ses héros étaient les hommes pratiques, ceux qui cherchaient à incarner le vrai et l'utile, dans les institutions nouvelles. Ce n'est pas lui qui aurait lâché la proie pour l'ombre.
De jour en jour, les opinions se dégagent: les clubs se multiplient; celui des Jacobins s'était démembré. Sieyès, Lafayette, Bailly, Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fondé à l'extrémité du Palais-Royal, près le passage Radziwil, une société connue sous le nom de Club de 89. Les députés s'y réunissaient pour lire les journaux et pour faire d'excellents dîners, au sortir des séances de l'Assemblée. Dans la soirée, on préparait, par une discussion régulière et paisible, les travaux législatifs. L'ancien club des Jacobins avait gagné, à la retraite des modérés, de s'accroître en force et en influence; il devint plus nombreux et plus tumultueux; les Lameth et Barnave le dirigeaient, mais leur autorité tendait à décroître. Mirabeau, quoique haï, était également recherché des deux clubs, où sa parole remuait des passions bien différentes.
Derrière ces notabilités commençait à poindre l'opiniâtre génie de Robespierre. Appuyé au dehors sur la presse, il n'attendait qu'une occasion pour s'imposer lui-même à la faveur populaire. Cette occasion se présenta: l'Assemblée nationale venait de rendre un décret, portant que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le rôle des gardes nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre; il fit, au club, un discours trouvé admirable par Camille. Les applaudissements éclatèrent. Mirabeau, président des Jacobins, rappela l'orateur à l'ordre. Cette interruption excita un soulèvement orageux. Vainement l'athlète aux poumons d'airain usait les forces de sa voix contre le tumulte; le bruit même de la sonnette était étouffé.
«Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de mettre son chapeau, comme le président de l'Assemblée nationale, monta sur son fauteuil. «Que tous mes confrères m'entourent!» s'écria-t-il, comme s'il eût été question de protéger le décret en personne. Aussitôt une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau. Mais, de son côté, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et à cette séance si éloquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les âmes républicaines, toute l'élite du patriotisme. Le silence que n'avait pu obtenir la sonnette et le geste théâtral de Mirabeau, le bras en écharpe de Charles Lameth [Note: Lameth s'était battu en duel avec un membre du côté droit, M. de Castries. Barnave s'était auparavant rencontré avec Cazelès. Le peuple, irrité des provocations qu'on adressait depuis quelque temps à ses députés, s'était mis en mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force à l'hôtel de Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pièces et jeta tout par les fenêtres. Ces luttes personnelles alarmèrent la conscience des révolutionnaires; ils engagèrent fortement les bons citoyens à réserver toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins donna lui-même l'exemple en refusant un duel; les écrivains de son parti le félicitèrent d'avoir le coeur de paraître lâche. Ainsi le sentiment puritain de la démocratie condamnait ce préjugé barbare de l'assassinat par les armes et devant témoins.] parvint à le ramener. Il monte à la tribune où, tout en louant Robespierre de son amour pour le peuple, et en l'appelant son ami très cher, il le colaphisa un peu rudement et prétendit, comme M. le président, qu'on n'avait pas le droit de faire le procès à un décret, sanctionné ou non. Mais M. de Noailles concilia les deux partis, en soutenant que le décret ne comportait point le sens qu'on lui prêtait, qu'il s'était trouvé au Comité de constitution lorsqu'on avait discuté cet article, et qu'il pouvait attester que ni lui ni le comité ne l'avaient entendu dans le sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficulté étant levée, la parole fut rendue à Robespierre, qui acheva son discours au milieu des applaudissements, comme il l'avait commencé.
Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette puissance formidable que Robespierre devait bientôt exercer aux Jacobins.
La régénération politique entraîna la régénération des moeurs. Avant la Révolution, la femme était avilie, le lien conjugal fort relâché. La réforme des idées fit de l'amour un sentiment qui s'épure en se réglant, et rendit au mariage la dignité qui lui est propre.
Le mercredi 29 décembre 1790, une cérémonie touchante était célébrée dans l'église Saint-Sulpice: Camille Desmoulins s'unissait à Lucile Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un étudiant en droit, maître ès arts, rencontre un soir, dans le jardin du Luxembourg, deux femmes, dont l'une, la mère, avait les traits nobles et empreints d'une majesté tragique; l'autre était une jeune fille de douze ans, fort gracieuse et fort bien élevée. Ce jeune homme était très modestement vêtu, point beau; la parole hésitait sur ses lèvres comme embarrassée d'un léger bégaiement, ses politesses semblaient un peu gauches: tel qu'il était, il plut d'abord à la mère, puis à la jeune fille. Camille se trouvait redevable de son éducation au chapitre de Laon; sa famille était sans fortune, et les chanoines l'avaient fait entrer, comme boursier, au collége Louis-le-Grand, où il avait achevé ses études pour entrer à l'École de droit.
Tous les soirs, Camille allait courtiser ses chers feuillages; ce coin de nature, encadré dans le faubourg Saint-Germain, était le pays de son coeur; les deux femmes y revinrent aussi… par hasard. La conversation étant tombée sur quelques idées qui commençaient dès lors à fermenter, Camille bégaya des paroles éloquentes; on lui trouva l'esprit orné; l'accès de la maison lui fut donné. Le coeur a ses troubles comme la vue: Camille avait d'abord cru aimer la mère; mais, de jour en jour, ses sentiments se détournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient déjà, parmi ses jeux, un parfum de tendresse et de sensibilité délicate. C'était une âme charmante; toute troublée, elle ignorait la cause et l'objet de ces soupirs séditieux, qui soulevaient, par instants, sa poitrine émue. Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien gardé; rien de bavard comme des yeux de seize ans; sa mère lut dans ces yeux-là. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en droit avait été reçu avocat au parlement de Paris, mais, jusqu'ici, quel espoir fonder sur son avenir? D'un autre côté, Lucile avait quelque fortune. Cependant la Révolution avait fait son chemin dans le monde, et Camille s'était poussé avec elle; il était alors une des voix les plus écoutées du pays. Aimé de la France, pour le tour incisif de son esprit original et pétulant, les qualités de son esprit et de son coeur en firent l'idole de la femme qu'il recherchait.
«Aujourd'hui décembre, écrivait-il à son père, je me vois enfin au comble de mes voeux. Le bonheur, pour moi, s'est fait longtemps attendre; mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant qu'on peut l'être sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant parlé, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas. Tout à l'heure, sa mère vient de m'annoncer cette nouvelle en pleurant de joie… Quant à Lucile, vous allez la connaître par ce seul trait. Quand sa mère me l'a donnée, il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre rire, je lève les yeux; les siens n'étaient pas en meilleur état que les miens; elle était tout en larmes, elle pleurait même abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes!» O pressentiment! rire à travers les larmes, n'est-ce pas toute la vie?—Ce fut celle de Lucile.
Rien ne manquait à leur bonheur que la cérémonie du mariage. L'abbé Denis Bérardier, grand-maître du collége de Louis-le-Grand, fit la célébration à Saint-Sulpice. Les témoins furent Pétion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. Bérardier, qui était membre de l'Assemblée constituante, prononça un discours dans lequel il recommandait à Camille de respecter la religion dans ses écrits. «Si l'on peut, lui dit-il, être assez présomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle, dans toutes les infortunes inséparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours à tant de malheureux, qui n'ont d'autre ressource, dans leurs peines, que la consolation qu'elle leur procure, et d'autre espoir que les récompenses qu'elle promet. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos écrits; j'en serais volontiers le garant; j'en contracte même ici, pour vous, l'engagement au pied des autels, et devant Dieu qui y réside. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure… Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera que plus épuré, plus ferme, plus vrai; car si la loi peut forcer à paraître citoyen, la religion oblige à l'être.»
La voix du bon abbé s'était attendrie, en s'adressant à son ancien élève; les larmes coulèrent. Lucile, cependant, attirait tous les regards; il n'y avait qu'une voix dans l'église: «Qu'elle est belle!»—«Je vous assure, écrivait Camille quelques jours plus tard, que cette beauté est son moindre mérite. Il y a peu de femmes qui, après avoir été idolâtrées, soutiennent l'épreuve du mariage; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle.» Le charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluaient pas chez elle l'énergie. Lucile appartenait bien à la race des femmes de la Révolution, douce et terrible, la grâce du cygne avec des réveils de lionne.
Soulèverons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique? Oh! le charmant nid risqué au milieu de l'orage! On jouait avec la politique, comme les enfants des pêcheurs d'Étretat avec la mer. Camille avait d'ailleurs abrité sa vie des tempêtes du forum. Lucile, quand son mari avait terminé son numéro de journal, voulait qu'on le lui lût; aux endroits plaisants, c'étaient des éclats de rire et des folies qui animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le mettait en colère: les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu du travail, qui prenait à Camille les plus longues heures du jour, Lucile, ennuyée du silence, lui jouait quelquefois un charivari, en faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle finissait, tout en jurant, par l'égratigner en ut, ré, mi, fa.
Comme ces gracieux enfantillages se détachent en lumière, sur le fond sérieux d'une Révolution! Quelle douce et charmante insouciance! Hélas! la fureur des événements allait emporter bien loin ces jours de bonheur. Quand il raconte de tels enfantillages, Camille ressemble à un poëte qui, menacé lui-même par les dangers de l'éruption, s'amuserait à jeter des fleurs dans la bouche du Vésuve.
Il avait de la poésie dans l'âme, mais il avait surtout la verve de la critique, l'esprit satirique de Voltaire. Il ne tarda point à plaisanter sur le serment qu'avait exigé de lui l'abbé Bérardier, de ne point toucher au spirituel. «C'était, dit-il, gêner un peu la liberté des opinions religieuses, et porter atteinte à la déclaration des droits; mais qu'y faire? Je n'étais point venu là pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et obligé, par serment, à ne me mêler, dans mes numéros, que de la partie politique et démocratique, et à en retrancher l'article théologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment, accessoire au principal, n'est pas d'obligation étroite comme l'autre.» Voilà l'homme; chez lui, le premier mouvement venait du coeur et le second de l'esprit.
Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser de scepticisme; il est vrai que Camille lança plus d'une fois ses flèches contre les ordonnances de l'Église, et contre les abus du clergé: mais les vrais sceptiques sont ceux qui acceptent tout sans s'attacher à rien, couvrant ainsi du manteau des formes, et du respect extérieur, le néant de leurs convictions.
«Mirabeau est mort!» Telle fut la grande nouvelle qui, le 2 avril 1791, courut d'un bout à l'autre de Paris. Ses relations avec la cour, ses intrigues, ses manoeuvres honteuses, ne sont plus, aujourd'hui, un secret pour personne. L'armoire de fer a parlé; des confidences, des écrits authentiques, ont trahi le mystère de sa conduite, dans les derniers temps de sa vie. Il avait proposé à la cour un plan de conspiration d'où devait sortir la guerre civile, et à l'aide de la guerre civile il espérait que le roi recouvrerait son autorité. Les contemporains n'avaient guère sur son compte que des soupçons. Marat l'avait bien dénoncé comme traître; mais qui Marat n'avait-il point accusé? On oublia, un instant, ses faiblesses, ses vices, pour ne se souvenir que du grand orateur. Quel malheur que son caractère ne fût point à la hauteur de son génie!
La mort refit Mirabeau. Le linceul couvrit les taches trop réelles de son existence dépravée. Le directoire du département proposa de lui donner pour tombe la nouvelle église de Sainte-Geneviève; l'Assemblée nationale délibéra sur-le-champ; Robespierre alors, qui avait plusieurs fois essuyé les démentis et les colères oratoires de Mirabeau, Robespierre se leva: «Ce n'est pas, dit-il, au moment où l'on entend, de toutes parts, les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer à ce qu'il lui fût décerné des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon pouvoir ou plutôt de toute ma sensibilité.» De ces deux hommes, Mirabeau et Robespierre, l'un était le premier, l'autre le dernier mot de la Révolution.
L'édifice de Sainte-Geneviève, transformé en Panthéon, devait réunir les dépouilles de tous les grands hommes. Pensée sublime, qui fut répudiée plus tard comme tant d'autres, quand la France s'affaissa sur elle-même:—«Convoquer les ombres, faire un concile de morts, leur demander, en mettant sous leurs yeux la Constitution de 89; Êtes-vous contents de notre oeuvre?»—Place à Voltaire, à J.-J. Rousseau, aux grands hommes du XVIIIe siècle, dans ce temple élevé à la philosophie, mère de la Révolution! Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le chemin.
Le peuple, qui aime les grands hommes malgré leurs faiblesses, suivit les funérailles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement que ces hommes-là doivent périr; tant l'idée de l'âme et du génie s'allie intimement à celle de l'immortalité!
La rumeur publique fit circuler mille contes invraisemblables. On parla vaguement de poison; il n'y en avait d'autre que celui de la débauche à laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune firent le reste. Mirabeau commençait à avoir peur de la Révolution; sa tonnante voix criait aux flots de reculer; les flots se brisent, mais ne reculent pas. Emporté dans cette lutte avec un élément sourd et inexorable, il se raidit contre les débris du drâme; il se fit de la royauté une ancre à laquelle, d'une main désespérée, il cherchait à rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts!
Comme ses besoins étaient énormes et que la cour était riche, il vendit sa parole.—L'éloquence de Mirabeau? Une grande prostituée!—Longtemps son audace le couvrit; sa défection, entourée d'abord des obscurités de l'incertitude, ne se dévoila que quand il n'était plus là pour se défendre. Le voici donc couché dans les ténèbres du sépulcre, cet homme, digne des gémonies par sa conduite, digne du Panthéon par ses vastes talents! La poésie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu rehausser chez lui l'éclat des lumières par l'opposition des ombres: pas de ces jeux-là, s'il vous plaît! ayons le courage de dire que la probité est le seul piédestal du vrai génie.
Le jour de sa mort, tous les spectacles furent fermés. L'accablement, la consternation, la stupeur étaient sur presque tous les visages. La voix des journaux exprima des sentiments divers, mais, en général, les regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent oublier l'immoralité de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes: «Peuple, s'écriait-il, rends grâces au ciel! ton plus redoutable ennemi, Riquetti, n'est plus.»
La nouvelle destination donnée à l'église Sainte-Geneviève fut encore, pour Marat, l'objet de vives critiques; il ne vit dans cet édifice, consacré à honorer les lumières sans les vertus, qu'un monument de pure ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais dire de prophétique, c'est la déclaration suivante: «Si jamais la liberté s'établissait en France, et si jamais quelque législature, se souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, était tentée de me décerner une place dans Sainte-Geneviève, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront.» (Marat entendait dire par là qu'il y serait en trop mauvaise compagnie.) «Oui, j'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir que d'avoir à redouter un si cruel outrage.» Ce dernier trait est assez beau: «J'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir!»—Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Panthéon; il est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau.
Les plus acharnés contre Mirabeau étaient alors les royalistes, soit qu'ils ignorassent ses engagements avec la cour, soit qu'ils ne voulussent point lui pardonner d'avoir, dès le principe, mis son éloquence au service de la tempête révolutionnaire. Au milieu du deuil général, quand sa cendre était encore tiède, ils l'attaquèrent avec fureur dans leurs journaux. Après l'avoir traité d'escroc, de coureur de filles, de gredin, l'un de ces pamphlétaires mêle à ses injures des anecdotes assez piquantes:
«Logé en chambre garnie, rue et hôtel Coq-Héron, en proie à la plus affreuse misère, Mirabeau est réduit à la triste ressource de voler son garçon perruquier; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il prend sa montre et la lui emprunte sous le prétexte d'en acheter une pareille le même jour; et, quand le coiffeur a voulu la réclamer, Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre garçon. Voici comment il se défaisait de ses domestiques, après qu'il leur avait mangé le fruit de leurs épargnes et de vingt années de servitude. La veille de son départ pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle sur un oubli de papiers qu'il a laissés à Bignon. Il caresse son domestique, à qui il devait déjà quatorze cents livres, le conjure, le presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer par lui-même, et, dès que le domestique est parti, Riquetti dévalise la malle de ce crédule serviteur, et dérampe.—Une autre fois, il s'appropria une bague de cent louis, de la même façon qu'il avait escamoté la montre…—Sa valeur est parfaitement connue dans le régiment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le dessein de déguerpir, tandis que l'armée était aux prises avec les Corses.»
[Illustration: Brissot]
Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire:
«Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des Desrues; reprenez vos dépouilles humaines, et accourez siéger aux États-généraux; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un triple airain, vous que souillèrent tous les forfaits, venez vous asseoir au milieu de cette assemblée d'élite où doit présider le comte de Mirabeau. Ah! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui; vous n'avez pas plus démérité que lui d'être à votre poste de citoyens; vous ne fûtes que des scélérats, Riquetti fut quelque chose de pis.»
Vendez-vous donc au parti des honnêtes gens, pour en être traité de la sorte après votre mort!
On assure que Mirabeau aurait dit: «J'emporte avec moi la monarchie.» Notre ferme conviction est que, vivant, il ne l'eût point sauvée. Il ne faut ni amoindrir ni exagérer la part d'influence de certains hommes, dans le grand drame de la Révolution Française. Ceux qui parlent de mener les événements s'abusent ou veulent en imposer; les événements ont leurs phases, leur époque de maturité. Ils sont réglés d'avance par la logique et par la force des choses. Toutes les résistances sont impuissantes contre les lois de la nature, la marche des idées, et les impulsions de la volonté nationale.