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Histoire des Montagnards

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XII

Les fédérations.—La bulle du pape.—Le clergé réfractaire.—Marat et
Robespierre royalistes.—Doctrines sociales de la Révolution.—Les
chevaliers du poignard.—Ce qui se passait au château des
Tuileries.—Théroigne de Méricourt.

Au moment où Mirabeau disparut de la scène, tout était à réorganiser, le clergé, la magistrature, l'armée. Pour entreprendre cette oeuvre gigantesque, il fallait des forces immenses; ces forces, on les trouvera dans le patriotisme de l'Assemblée nationale et dans l'union de tous les citoyens français.

En quelques mois, la France tout entière se couvrit d'un réseau de fraternité. Les villes se relièrent aux villes pour assurer la circulation des grains, défendre leurs droits, réprimer les excès. Ce fut la ligue du bien public. L'union fait la force: désormais, cette nation trop longtemps morcelée, divisée, n'avait plus qu'une âme et qu'un coeur.

Le grand écueil auquel venait sans cesse se heurter la Révolution était le clergé. Les historiens qui ont négligé ce point de vue ont trop souvent cherché les obstacles là où ces obstacles n'étaient point.

Les 10 mars et 13 avril 1791, le pape Pie VI lança une bulle, dans laquelle il déclarait nulles et illicites les nouvelles élections de curés et d'évêques faites par des laïques. Ces luttes de croyances reportèrent l'esprit français aux farces du moyen âge et aux moeurs de la Réforme. Luther, condamné par Rome, avait brûlé la bulle du pape sur un bûcher. La Révolution accueillit le bref de Sa Sainteté avec le même sans-façon; elle y mit seulement moins de colère et plus d'ironie. En 89, les rôles étaient changés; le pape n'était plus qu'un faible vieillard, tandis qu'une jeunesse vaillante pénétrait à la fois dans l'Église et dans la société. On fit un mannequin qui représentait Pie VI, et qui fut transporté au Palais-Royal; là un membre de quelque société patriotique lit, à haute voix, un réquisitoire dans lequel, après avoir notifié les intentions criminelles de Joseph-Ange Braschi, Pie VI, il conclut à ce que son effigie soit brûlée, après qu'on lui aura arraché la croix et l'anneau, et à ce que ses cendres soient jetées au vent. A peine dit, l'effigie du pape, son bref dans une main, un poignard dans l'autre, un écriteau sur la poitrine avec ce mot: Fanatisme, est livrée aux flammes.—Cette scène burlesque se passait au milieu des acclamations de nombreux spectateurs.

La bulle du pape donna encore lieu à une caricature qui obtint du succès; le saint-père, en grand costume, était représenté assis sur sa chaire pontificale, à l'un des balcons de son palais. Devant lui s'élevait un large bénitier rempli d'eau de savon que l'abbé Royou, un des chefs de la résistance ecclésiastique, faisait mousser avec un goupillon. Le pape, un chalumeau à la bouche, soufflait vers la France des bulles auxquelles il donnait sa bénédiction. Près de là étaient Mesdames, tantes du roi [Note: Les tantes du roi s'étaient enfuies à Rome, malgré les justes plaintes du peuple de Paris qui avait cherché à les retenir.], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux rouges, et Mesdames, avec leur éventail, agitaient l'air et dirigeaient les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur un nuage, entourée de son nouveau clergé. Appuyée sur le livre de sa Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les faisait disparaître.

Ne devait-on point s'attendre à cette résistance de la cour de Rome? La constitution civile du clergé rompait les vieux liens de l'unité hiérarchique, décrétait l'indépendance du clergé vis-à-vis du saint-siége, sinon en matière de dogme, du moins, en matière de discipline, créait, en un mot, une véritable Église gallicane dont le chef ne serait plus le roi, mais qui fonctionnerait sous la main du peuple.

Ce n'est point ici le lieu ni le moment pour écrire une histoire de la papauté; il est néanmoins permis de se demander si elle n'a point contribué, elle-même, au déclin des croyances. En protégeant le mouvement de la Renaissance, Léon X favorisa, sans le savoir, l'avénement de l'esprit nouveau. L'antiquité reparut et devant son soleil se dispersèrent les nuages du mysticisme. La recherche du beau était un premier pas vers la recherche du vrai. Dans la marche du genre humain, les progrès s'enchaînent avec une logique admirable. Aussi la renaissance des lettres et des arts ne fut-elle étrangère ni à la philosophie ni à la Révolution Française.

Quoi qu'il ça soit, le bref du pape ne fit qu'envenimer les divisions entre le clergé réfractaire et le clergé assermenté. Les laïques prirent naturellement parti pour l'un ou pour l'autre. Des courtisans athées, de grandes dames sans moeurs, d'anciens esprits forts qui se vantaient naguère d'avoir, dans un coin de leur bibliothèque, la Pucelle et l'Encyclopédie, tinrent à honneur de fréquenter immodérément les églises clandestines, entraînant après eux de bonnes femmes et des hommes simples fermement attachés à la tradition. Les intérêts de l'aristocratie, les passions les plus étrangères au sentiment religieux, se couvrirent du masque de l'orthodoxie.

D'un autre côté, à Paris, dans les grandes villes et même dans quelques campagnes, la majorité des habitants se déclara en faveur des prêtres qui avaient prêté serment à la nation; les insermentés, autour desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de sarcasmes, d'insultes, et bientôt de voies de fait. Le peuple voyait avec tristesse la solitude des églises réputées schismatiques, tandis que la foule dorée s'empressait autour des autels que la loi ne reconnaissait plus comme légitimes. A Paris, il y eut des désordres regrettables: on força l'entrée de cloîtres et de communautés religieuses; la virginité de quelques saintes filles fut livrée aux verges, et à d'autres outrages plus abominables encore. Très peu de personnes prirent part à ces excès, qui d'ailleurs ont déshonoré, dans tous les temps, les guerres de religion.

Il importe de bien établir que Marat et les autres révolutionnaires extrêmes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante, demeurèrent étrangers à toute provocation d'actes semblables. Le sage Robespierre alla plus loin: à propos de troubles très-graves qui venaient d'éclater à Douai, et dans lesquels des prêtres insermentés avaient, disait-on, joué un rôle, il fit entendre ces dignes paroles: «Il est houteux de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens; des considérations particulières ne doivent jamais prévaloir sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours; il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ministres de l'Église… J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté; ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires religieuses.» Ces sentiments, je n'hésite pas à le dire, étaient ceux de la majorité des vrais révolutionnaires: s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion, c'est que derrière cette figure auguste se cachaient alors l'hypocrisie et l'athéisme aristocratique.

Une autre considération qu'il ne faut point perdre de vue, sous peine de ne rien comprendre à la suite des événements, c'est qu'à cette époque (avril et mai 1791) la plupart des démocrates étaient encore royalistes. Marat, malgré ses boutades contre Louis XVI, engageait fort à le conserver sur le trône. «J'ignore, disait-il, si les contre-révolutionnaires nous forceront à changer la forme du gouvernement; mais je sais bien que la monarchie très limitée est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la dépravation et la bassesse des suppôts de l'ancien régime, tous si portés à abuser des pouvoirs qui leur sont confiés. Avec de tels hommes, une république fédérée dégénérerait bientôt en oligarchie. On m'a souvent représenté comme un mortel ennemi de la royauté, et je prétends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses ministres, les prêtres factieux et autres suppôts du despotisme; car ils l'exposent continuellement à perdre la confiance du peuple, et ils le poussent par leurs conseils à jouer la couronne, que j'affermis sur sa tête en dévoilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au glaive des lois. Quant à la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les défauts de son éducation, et que la nature en a fait une excellente pâte d'homme, qu'on aurait cité comme un digne citoyen, s'il n'avait pas eu le malheur de naître sur le trône. Tel qu'il est, c'est, à tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons bénir le ciel de nous l'avoir donné; nous devons le prier de nous le conserver: avec quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous! Je vais lui donner une marque d'intérêt, qui vaudra mieux que le serment de fidélité prescrit par l'Assemblée traîtresse, et dont on ne suspectera pas la sincérité, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les courtisans contre-révolutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle à la réussite de leurs projets désastreux: eh bien! cette bonhomie, devenue la qualité la plus précieuse du monarque, est à mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois que la justice aura son cours, je ferai des voeux pour que Louis XVI soit immortel.»

Le 23 avril, à propos d'une lettre écrite par le ministre des affaires étrangères à toutes les cours de l'Europe, et dans laquelle il déclarait que Sa Majesté avait librement accepté la nouvelle forme du gouvernement Français, des cris de Vive le roi retentirent dans la salle des séances de l'Assemblée.

Alexandre Lameth proposa l'envoi d'une députation chargée d'offrir des remerciements à Louis XVI. Biauzat voulait que l'Assemblée se rendit, en corps, auprès du souverain. Robespierre crut bon de rappeler les représentants de la nation au sentiment des convenances; mais il n'en affirma pas moins, dans ce discours, son respect pour la royauté constitutionnelle. «Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et digne de la circonstance. Il reconnaît la souveraineté de la nation et la dignité de ses représentants, et sans doute il verrait avec peine que l'Assemblée nationale, oubliant cette dignité, se déplaçât tout entière. Je ne m'éloigne pas de la proposition de M. Lameth, je me borne à une légère modification. Il vous a proposé de remercier le roi; mais ce n'est pas de ce moment que l'Assemblée doit croire à son patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la Révolution il y est resté constamment attaché. Il ne faut donc pas le remercier, mais le féliciter du parfait accord de ses sentiments avec les nôtres.»

Il était même arrivé à quelques écrivains du parti démocratique d'en appeler à Louis XVI contre l'Assemblée nationale. Loustalot engageait le roi à faire usage du véto suspensif que lui accordait la Constitution, pour paralyser l'effet des lois dictées par l'aristocratie bourgeoise: ç'aurait été le moyen de rendre quelque popularité à un pouvoir affaibli. La vérité est que ces écrivains attachaient alors peu d'importance à la forme du gouvernement. Le roi était en outre, à leurs yeux, l'otage de la Révolution. De là les efforts du peuple pour le retenir à Paris; et quand Louis XVI voulut, par des motifs qu'il est difficile d'éclaircir, se rendre à Saint-Cloud, un commencement d'émeute lui fit comprendre qu'il devait renoncer à tout projet de départ.—Ainsi les révolutionnaires tenaient à garder le roi.

Et c'était le moment où, d'accord avec Marie-Antoinette, Louis XVI (nous le savons aujourd'hui) recherchait l'alliance de tous les rois de l'Europe, pour attirer en France les armées étrangères.

Un mot sur les doctrines économiques de la Révolution. Il y avait deux écoles: la première résumait ainsi ses tendances: «Honorables indigents! malgré les injustices et les dédains de la classe opulente, contentez-vous de lui avoir inspiré un moment la terreur. Persévérez dans vos travaux; ne vous lassez point de porter le poids de la Révolution; elle est votre ouvrage; son succès dépend de vous; votre réhabilitation dépend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour, et peut-être bientôt, dans le domaine de la nature, dont vous êtes les enfants bien-aimés. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous devenir propriétaires, un jour, mais pour l'être il vous faut acquérir des lumières que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction à vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos droits et vos devoirs.» Honorables indigents! qui ne reconnaîtrait à ce langage une magnifique réparation des inégalités sociales? Messeigneurs les pauvres! cette école voulait l'augmentation du bien-être individuel par le travail, par des lois justes, par la transformation régulière du travailleur économe en propriétaire éclairé.

L'autre école, à la tête de laquelle se plaça l'ancienne loge maçonnique des Amis de la Vérité, contenait en germe la doctrine du communisme socialiste, moins les mots, qui n'étaient pas encore trouvés: elle réclamait, comme une conséquence de la Révolution, la propriété pour tous. Cette proposition, quoique confuse, déplut aux Jacobins, qui accusèrent les Amis de la Vérité de vouloir la loi agraire: on n'avait pas alors d'autre terme pour désigner une répartition égale de la richesse publique. Le sort de la classe ouvrière était, aux deux points de vue, l'objet d'une active sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport des questions politiques à la question du travail et des salaires; c'était Marat. L'Ami du Peuple devait sans doute à ces articles, où il osait se parer fièrement des guenilles de la misère, une influence que d'autres feuilles beaucoup mieux rédigées n'acquéraient pas alors. Il revêtit le sac et le cilice de la classe déshéritée pour laquelle il réclamait des droits, des soulagements et une justice. Le dédain avec lequel les écrivains royalistes parlaient de la classe inférieure l'entraînait quelquefois à se faire leur avocat officieux. Voici l'un de ces plaidoyers:

«Toute la canaille anti-révolutionnaire s'est accordée à traiter de brigands les citoyens de la capitale armés de piques, de lances, de haches, de bâtons; c'est une infamie: ils faisaient partie de l'armée parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'étaient pas moins soldats de la patrie que les citoyens en uniforme; et, aux yeux du philosophe, ils étaient la fleur de l'armée. Je le répète, la classe des infortunés, que la richesse insolente défigure sous le nom de canaille, est la partie la plus saine de la société; la seule qui, dans ce siècle de boue, aime encore la vérité, la justice, la liberté; la seule qui, consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant aux élans du coeur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni séduire par les cajoleries, ni corrompre par la vanité; la seule qui soit inviolablement attachée à la patrie, et dont maître Motier (Lafayette) n'eût jamais fait des cohortes prétoriennes. Lecteurs irréfléchis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortunés serait la moins corrompue de la société, apprenez que, forcée de travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le temps de se dépraver, elle est restée plus près que vous de la nature.»

C'était, dira-t-on, provoquer à la guerre des pauvres contre les riches. Je n'en disconviens pas; mais dans les écrits de Marat lui-même on ne découvre rien qui ressemble à la théorie du communisme.

Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assemblée nationale se disputèrent son influence. Robespierre, qu'on avait surnommé la chandelle d'Arras, par allusion au flambeau qui venait de s'éteindre, n'avait, dans son éloquence, ni l'éclat ni la chaleur de Mirabeau; mais la conscience de l'homme d'État concourt souvent plus que le génie au salut des nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser était d'ailleurs forte, solide, carrément taillée dans le marbre. A propos du droit de pétition, l'orateur s'éleva à la véritable éloquence. «Plus un homme est faible et malheureux, s'écria-t-il, plus il a besoin du droit de pétition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui ôteriez! Dieu accueille les demandes, non seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables.» Robespierre fut soutenu par l'abbé Grégoire: «Le mot pétition signifie demande. Or, dans un État populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui rende le droit de pétition dangereux? Ne serait-il pas étrange qu'on défendît à un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on voulût se priver de ses lumières? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais, à Paris, des citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent à un sixième, et qui sont cependant en état de donner des lumières, des avis utiles.»

L'Assemblée murmure; les tribunes applaudissent. Le parti des courtisans voulait refuser au malheureux la faculté de faire entendre ses plaintes, il niait à la brebis qu'on égorge le droit de geindre sous le couteau. Robespierre reparut trois fois à la tribune, au milieu de la rage des modérés: «Je demande, s'écria-t-il, je demande à monsieur le président que l'on ne m'insulte pas continuellement autour de moi, lorsque je défends les droits les plus sacrés des citoyens.» La sonnette était impuissante à rétablir l'ordre. Au milieu de ces violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre était appuyé par les tribunes: sa parole allait plus loin que l'enceinte législative; ce qui faisait surtout la force de ce député, c'est qu'il s'adressait toujours à la nation. Il n'y avait plus guère de discussion à laquelle Maximilien ne mêlât sa parole obstinée. Il s'était formé, à Paris, une société d'Amis des noirs, qui travaillait à l'abolition de l'esclavage et de la traite des nègres. Quand la question des colonies s'agita devant l'Assemblée nationale, Grégoire, qui était membre de cette société philanthropique, éleva la voix en faveur des hommes de couleur. Malonet déclara que si l'Assemblée persistait à vouloir élever un trophée à la philosophie, elle devait s'attendre à le composer des débris de vaisseaux, et du pain d'un million d'ouvriers.

Le tour de Robespierre était venu; jamais il ne se montra ni plus libre de préjugés, ni mieux inspiré par un sentiment de justice. «S'il fallait, s'écria-t-il, s'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe… Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre déshonneur. (Nombreux murmures; l'orateur continue impassible.) L'intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les bases de la liberté! Périssent les colonies (nouvel orage dans la salle), s'il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre indépendance! Je le répète, périssent les colonies, si les colonies veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts! Je déclare que nous ne leur sacrifierons ni la nation ni l'humanité entière.»

Ces mots: «Périssent les colonies plutôt qu'un principe,» ont été souvent reprochés à Robespierre. Il faut pourtant se dire que nul ne prévoyait alors les massacres de Saint-Domingue. Les horreurs de l'esclavage n'ont-elles point, d'ailleurs, amené ces épouvantables représailles? Il existe deux sortes d'hommes d'État: ceux qui s'accommodent aux circonstances, et ceux qui poursuivent un système. Maximilien était de ces derniers. Les ruines d'un monde peuvent frapper le citoyen armé d'une conviction; elles ne l'ébranlent point.

La nation, malgré la vente des biens du clergé, qui ne pouvait se faire que successivement, se trouvait alors sans argent et sans armée! Les caisses vides, les frontières ouvertes, où allions-nous? Cet état de choses désastreux se trouvait étroitement lié au travail de destruction et de recomposition qui s'opérait alors dans la société. La discipline militaire était à reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de l'immobilité voulaient, au contraire, qu'on conservât les abus de l'ancien système. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la discussion: «Législateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec obstination des choses contradictoires, de vouloir établir l'ordre sans justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants que la nature.» On avait parlé de lier les soldats à l'ancien régime militaire par un serment sur l'honneur. «Quel est, s'écria-t-il, cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais gloire de ne pas connaître un pareil honneur.» L'oratear proposait le licenciement de l'armée. Un membre du côté droit, Cazalès, lui succède à la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre, qu'il traite de diatribe calomnieuse. Ici des cris à l'ordre! à l'Abbaye un vacarme horrible du côté gauche.—Le souffle des hommes forts se reconnaît à cela, qu'il soulève des orages.

[Illustration: Collot-d'Herbois.]

Cependant la contre-révolution faisait chaque jour des progrès, à la cour et dans certaines classes de la société. Le ciel se montrait chargé de nuages. A l'intérieur du pays, le clergé réfractraire, ce ver rongeur de la Constitution, annonçait avec triomphe le retour de l'ancien régime; les émigrés adressaient, de l'étranger, des sommations menaçantes. La reine cherchait un appui dans l'intervention de l'Autriche. L'épidémie de la liberté commençait à gagner les nations voisines; les monarques le savaient et, autour de la France, se nouait, à petit bruit, le cordon sanitaire qui devait l'étrangler.

Dans le château même des Tuileries, la garde nationale s'était trouvée, plusieurs fois, aux prises avec une garde secrète, dont les membres furent plus tard surnommés les Chevaliers du Poignard. Ces don Quichotte de la monarchie guettaient l'heure et l'occasion de faire quelque coup de tête. Une circonstance se présenta qui favorisait leurs desseins. Le 28 février, le faubourg Saint-Antoine se porte au château de Vincennes et veut détruire le donjon de ce frère de la Bastille. Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de prisonniers qu'il ramène à l'Hôtel de Ville.

Au retour de son expédition, le général apprend que les appartements du roi sont remplis de gens armés de cannes à épée, de pistolets et de poignards. C'étaient des hobereaux et des châtelains qu'on avait appelés de la Bretagne et des provinces méridionales, au secours de la monarchie. Déjà M. de Gouvion, major de la garde nationale, avait prévenu le roi. Louis XVI ayant demandé pourquoi plus de quatre cents personnes se trouvaient ainsi rassemblées dans son château, avec des armes secrètes, on lui répondit que la noblesse, effrayée de l'événement de Vincennes, s'était ralliée autour de Sa Majesté pour la défendre. Il désapprouva, mais faiblement, le zèle indiscret de ces messieurs. La garde les fouillait, les désarmait, les huait, les chassait, quand Lafayette arrive, qui termine cette comédie de dévouement provincial par une complète déroute. Le général lança fort rudement les ducs de Villequier et de Duras, que le lendemain, dans un ordre du jour, il qualifia de «chefs de la domesticité du château.»

Que signifiait pourtant la conduite ambiguë de Louis XVI? Où voulait-on en venir? Quel ténébreux dessein, quelle intrigue se cachait sous le manteau des conspirateurs royalistes? Le temps va dévoiler ce secret.

Les mains pleines de vérités, la France les avait courageusement ouvertes; elle inondait le monde de ses lumières. A la diffusion des principes de 89, elle avait même sacrifié, pour un temps, cette ardeur belliqueuse qui était un des apanages de notre vieille race celtique. «La nation française, disait la Constitution, renonce à entreprendre aucune guerre, dans la vue de faire des conquêtes, et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.» D'où vient donc que, non contentes de se tenir sur leurs gardes, les monarchies étrangères avaient formé entre elles une ligue offensive et défensive? Pourquoi appuyaient-elles ouvertement les desseins et les manoeuvres des émigrés?—Elles craignaient encore plus les idées de la Révolution que ses armées.

Déjà plusieurs étrangers, nous l'avons vu, étaient accourus en France et se ralliaient, de toute leur âme, à un mouvement qui, tôt ou tard, devait affranchir leur patrie. Parmi ces étrangers se distinguait au premier rang une jeune fille, une Liégeoise.

Théroigne de Méricourt voyait, avec frémissement, le pays où elle était née, sa bonne ville de Liége, sous le joug des préjugés et de l'arbitraire; elle résolut, un peu follement, de courir les chances d'une lutte en faveur des principes révolutionnaires. Ce rôle lui souriait; hirondelle du printemps de la liberté, elle irait annoncer, aux peuples du Nord, que le moment de soulever les glaces du despotisme était venu. Peut-être s'exagérait-elle (Théroigne était toujours femme) ses moyens d'influence; elle comptait secrètement sur ses yeux noirs, sur sa taille de fée, sur sa main petite et d'une perfection incroyable, pour gagner le coeur du peuple. Elle avait une éloquence naturelle et toute débordante; son babil amusait, charmait, tournait les têtes; c'est ainsi qu'elle avait désarmé le régiment de Flandre. Théroigne était partie avec Bonne-Carrère, secrétaire au club des Jacobins; ils arrivèrent à Bruxelles et dans le pays de Liége. Jusqu'ici tout allait bien: mais nos zélés émissaires étaient suivis à la piste par deux Français, dont les projets masqués éventèrent le complot. Carrère fut assez heureux pour s'évader; Théroigne tomba au pouvoir de l'Autriche et fut conduite à Vienne, dans la forteresse de Kulstein, sous la double accusation de propagande et de régicide; on entendait ainsi flétrir la conduite qu'avait tenue Théroigne à Versailles, dans les journées des 5 et 6 octobre.

Cette héroïne des faubourgs, si horriblement décriée pour ses moeurs, s'était renouvelée dans l'amour de la Révolution. Avant son départ de Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux meneurs; Théroigne faisait sa société intime du rigide abbé Sieyès et du républicain Gilbert Romme, une espèce de quaker affectant la plus austère modestie, la malpropreté même, et d'une figure à faire peur. Ce Romme était un métaphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les dissertations bizarres s'échappaient comme les fumées d'un cerveau en ébullition. Rien n'était plus amusant que de voir la petite Théroigne l'écouter d'un air grave, et renchérir encore sur la mysticité de son maître, dans son aimable jargon moitié flamand moitié français: ils travaillaient ainsi, l'un et l'autre, à la découverte de la nouvelle pierre philosophale. L'amour de la Révolution lui refit une virginité: elle vendit ses parures, ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de l'obscurité, les idées, les destins, les mouvements de la France, pesaient sur son âme opprimée. Elle subit plusieurs mois d'une captivité très-dure.

Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait, chaque jour, son autorité souveraine. La reine lui soufflait secrètement la haine et le mépris de la Constitution; elle ne cessait de mettre sous ses yeux l'inutilité des sacrifices consentis depuis le 14 juillet, les exigences toujours plus impérieuses de l'opinion dominante, les conseils qu'avait donnés Mirabeau lui-même, épouvanté des dangers que courait la monarchie, et payé d'ailleurs pour lui prêter son appui. Mère, elle parlait surtout de l'amour qu'elle portait à son fils, de ses perpétuelles alarmes. Toutes ces raisons étaient de nature à faire impression sur l'esprit du roi. Louis XVI n'avait cessé d'entretenir, depuis quelques mois, une correspondance secrète avec les cours étrangères. Il intriguait, intriguait, intriguait. Depuis longtemps, il cherchait un endroit du royaume d'où lui et sa famille pussent communiquer en sûreté avec les puissances du Nord et dicter des lois à l'Assemblée nationale. Il lui fallait un homme dévoué, qui entrât dans le complot, et une armée qui servit de point d'appui pour réagir sur la Révolution. Cet homme était trouvé: M. de Bouillé, l'impitoyable héros de Nancy, avait été chargé de réunir des troupes, sous son commandement, autour de la forteresse de Montmédy. C'est là que, toutes réflexions faites, le roi et la famille royale avaient décidé de se rendre. On touchait, par ce point, aux mouvements militaires de l'Autriche. De cette manière, tout était sauvé: la cour n'était plus éloignée de l'accomplissement de son rêve que par la distance qui sépare Paris de la frontière. Des préparatifs de départ furent concertés dans le plus grand mystère; ce n'était pas une légère entreprise que d'enlever, sans bruit, le trousseau de la reine, ses parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie féminine, mundus muliebris, dont le poids et le volume compliquaient la difficulté de l'évasion. Il y eut bien du temps consumé dans ces apprêts de fuite; la famille royale crut enfin n'avoir rien oublié, rien négligé pour s'ouvrir clandestinement le chemin de l'exil ou du triomphe. Vaine espérance! Elle n'avait pas tenu compte de l'imprévu, qui déjoue les calculs de la prudence humaine, au moment même où les projets les mieux conçus touchent à leur exécution, et où paraissent s'abaisser tous les obstacles.

XIII

Alarmes et soupçons.—Marat prophète.—Fuite du roi.—Lafayette risque d'être massacré sur la place de Grève.—Les armes et les insignes de la royauté sont arrachées et détruites.—Le peuple entre au château des Tuileries.—Robespierre aux Jacobins.

Quelques jours avant le 21 juin 1791, des bruits étranges circulaient dans Paris. Des mouvements inusités, dans le château des Tuileries, avaient fait soupçonner des projets d'évasion.

Lafayette et Bailly furent prévenus par lettres, et invités à redoubler de surveillance; mais la parole de Louis XVI, dans laquelle on avait encore foi, leur fit écarter tous les soupçons.

Un homme qui s'était donné le rôle de la prophétesse Cassandre, Marat seul, veillait dans l'ombre. «C'est un fait constant, écrivait-il, que, le 17 de ce mois, une personne anciennement attachée au service du roi l'a surpris fondant en larmes, dans son cabinet, et s'efforçant de cacher ses pleurs à tous les regards. D'où venait cette affliction? De ce que, la veille, on avait tenté de le faire fuir; car on veut, à toute force, l'entraîner dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une contre-révolution soudaine sera aussi facile, en France, que dans les provinces Belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assemblée nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis XVI, ce sont les assauts multipliés que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le déterminer à une démarche dont il prévoit les suites funestes. Obsédé sans relâche, il ne peut se résoudre à étouffer la voix du sang et de la nature; il frémit à l'aspect de tous les malheurs prêts à fondre sur sa maison, s'il était assez faible pour se déshonorer par une fuite criminelle, au mépris de tant de serments. Il s'efforce de résister aux instances d'une femme perfide, qui sera, toute sa vie, l'ennemie mortelle des Français. Pour triompher de sa résistance, on change l'attaque; on s'efforce de l'intimider par l'idée de la perte de sa couronne et de sa vie! On affecte de lui rappeler les derniers moments de Charles 1er. Que doit-il résulter de cette pénible lutte entre le monarque et d'infâmes courtisans? La guerre civile; et un instant suffit pour la décider! vous êtes assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le répéter, insensés Parisiens; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; gardez-les avec soin; renfermez l'Autrichienne, son beau-frère et le reste de sa famille. La perte d'un seul jour peut être fatale à la nation, et creuser le tombeau à trois millions de Français.»

De son côté, M. de Bouillé échelonnait des détachements sur la route qui conduit de Montmédy à la frontière. Comme il fallait un motif à ces dispositions, il prétexta la nécessité de protéger la caisse contenant l'argent destiné au paiement de ses troupes.

—Nous attendons un trésor, répondaient les cavaliers aux bourgeois que la présence des uniformes intriguait.

Ce trésor, comme on le devine bien, c'était le roi et la famille royale.

Louis XVI ne négligeait aucun subterfuge pour dissimuler ses desseins: il avait promis d'assister, le jeudi suivant, avec la reine et une députation de l'Assemblée nationale, à la procession de la Fête-Dieu; pressé de donner aux puissances étrangères une déclaration de ses sentiments sur la Révolution, il chargea Montmorin, comme on l'a vu, de leur écrire que le roi des Français était heureux et libre; à Lafayette, il réitéra des assurances positives, solennelles, qu'il ne partirait pas.

Dans la nuit du 20 au 2l juin, Paris dormait tranquille; la confiance de Bailly et du général chargé de veiller sur les Tuileries était parfaite. La cour aurait-elle renoncé à ses ténébreux projets? Le remords, la honte, la crainte, auraient-ils arrêté ce roi fugitif sur le bord de l'abîme?

Le 2l, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier:

—Il est parti!

Consternation et stupeur. La royauté, qui inspirait si peu du crainte sur le trône, se montra redoutable par son absence. Le mystère, l'inconnu qui avait présidé à ce départ, redoublaient les alarmes. On assurait que les portes avaient été fidèlement gardées toute la nuit: le roi était pourtant de grosseur à ne point passer invisible. Tout était obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y avait-il à craindre? Où était le danger? Existait-il une mine sous ce départ inquiétant? et par quel côté éclaterait-elle? Cependant les citoyens s'abordent, se rassemblent:

«Eh bien! vous savez la nouvelle?—Voilà donc comme il nous trompait! —L'honnête homme!—C'est infâme!—Mais ses serments?—Trahison et mensonge!—Fiez-vous donc aux rois!—C'est ainsi qu'ils sont tous.—Il a sans doute, en partant, organisé la guerre civile?—Je le crains.»

D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme et du sang-froid:

—Qu'avez-vous donc à vous troubler ainsi? Un roi de moins, peu de chose! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous le sommes tous. Depuis notre Révolution, la monarchie n'était plus qu'un fantôme; le fantôme s'est évanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir peur; signifions, au contraire, nos volontés par la force des piques.

Tous les partis se disputaient la situation; mais les modérés tenaient un tout autre langage.

—Qu'allons-nous devenir? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la France par des réformes sages et graduelles, s'est-on jeté aussi inconsidérément dans tous ces systèmes nouveaux, qui ont mis la division entre la nation et le roi, entre tous les ordres de la société?—Tant mieux! nous aurons la république, répondaient çà et là quelques sombres figures.

Au milieu de ces conversations agitées, la ville conservait un calme imposant et fier. Tout le monde s'accordait à regarder la fuite du roi comme une abdication furtive et honteuse. «Le roi parti, disaient les groupes, c'est le peuple qui succède. Vive le roi! Montrons de la dignité, de la grandeur: écrasons nos ennemis sous la sagesse de notre conduite.»

Toutefois les soupçons erraient vaguement sur les nobles de cour, sur les prêtres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly.

—Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on; il faut que le général ait mis les mains dans le complot.

—Imprudent ou traître, cet homme est coupable.

Je réponds sur ma tête de la personne du roi! disait, à qui voulait l'entendre, M. de Lafayette, le jour du départ pour Saint-Cloud.

—Général, vous avez prononcé votre arrêt.

Tous les citoyens ne s'arrêtaient point à délibérer sur les places, devant les portes des maisons, au coin des rues; les gardes nationaux s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon; les autres gagnent leurs clubs ou leurs districts; la masse des habitants se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une idée subite calme toutes les inquiétudes: cette foule tourmentée tourne d'un seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assemblée nationale.

—Le souverain est là-dedans, se dit-elle; Louis XVI peut aller où il voudra.

A dix heures, la nouvelle de l'événement du jour fut confirmée par trois coups du canon: ces trois coups retentirent dans les coeurs, comme l'annonce de la déchéance de la royauté. On aurait cru que la monarchie devait avoir jeté de profondes racines dans la nation: il n'en était rien. La foule se montra curieuse de visiter les appartements évacués; on y trouve des sentinelles; on les questionne: «Mais par où et comment a-t-il pu fuir? comment ce gros individu royal, qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu à bout de se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait obstruer tous les passages?

—Nous ne savons que répondre, disent les soldats de garde.

Les visiteurs insistent.

—Vos chefs étaient du complot… Et tandis que vous étiez à vos postes, Louis XVI quittait le sien à votre insu et tout près de vous.

—Nous ne savons.

Au même instant, Lafayette s'avançait, à cheval, sans escorte, au milieu d'une foule prodigieuse, vers l'Hôtel de Ville. La tranquillité semblait peinte sur son visage. A la place de Grève, l'accueil fut terrible: Lafayette pâlit. Une seule chose le sauva dans ces conjonctures difficiles: il était honnête. Complice, non; dupe, oui. On n'a qu'à regarder sur ses bustes le front bas et découronné de ce héros des deux mondes pour se convaincre (phrénologie à part) de la faiblesse de ses moyens de défense morale. Un tel homme était incapable de réagir contre les complots de la cour: chevaleresque, il n'en appelait qu'à ses serments et à son épée. Entouré de tout ce monde, il débuta par une plaisanterie.

—Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression de la liste civile.

Les fronts chargés de soupçons et de colères ne se déridaient point. Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait d'arriver et tenaient des propos menaçants contre le général.

—Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien savoir quel nom vous donneriez à une contre-révolution qui vous priverait de votre liberté.

Son sang-froid et sa présence d'esprit le mirent hors de danger; la famille royale, en prenant la fuite, avait prévu, dit-on, que M. de Lafayette serait massacré par le peuple.

Grâce à la sagesse des citoyens, cette supposition charitable ne se trouva pas confirmée.

Retournons aux Tuileries: la foule s'était emparée du château; tout ce luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les respects, ne faisaient plus qu'irriter les dédains.

«Le peuple, dit Prudhomme, se montrait soûl du trône…» Le portrait du roi fut décroché de la place d'honneur et suspendu à la porte; une fruitière prit possession du lit d'Antoinette, pour y vendre des cerises, en disant:

—C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre à son aise.

Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffât d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mépris. On respecta davantage le cabinet d'études du dauphin… Le peuple aime les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus.

La ville offrait un autre spectacle. La force nationale armée se déployait en tout lieu d'une manière imposante, comme au 14 juillet. Le peuple, masqué depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout la résistance bourgeoise; les bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparurent, éclipsèrent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros Santerre, enrôlait, pour sa part, deux mille piques de son faubourg. Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant:

—C'est nous qui avons amené le roi à Paris; c'est vous qui l'avez laissé évader.

—Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait là un grand cadeau.

Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du trône vacant.

La vieille royauté montrait encore par toute la ville son effigie et ses armes; on les effaça. A la Grève, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'éclairait la célèbre lanterne à laquelle on avait pendu les ennemis de la Révolution.

«Quand donc, s'écrie Prudhomme, quand donc le peuple fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monuments de notre idolâtrie?»

Rue Saint-Honoré, on exécuta, dans la boutique d'un marchand, une tête de plâtre à la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe d'aveuglement.

Les mots de roi, reine, royale, Bourbon, Louis, cour, Monsieur, frère du roi furent arrachés partout, sur les boutiques et les enseignes. Le Palais-Royal devint le palais d'Orléans. Les couronnes peintes furent proscrites.

La gaieté française jetait à pleines mains son gros sel: comme on effaçait partout ces emblèmes, le peuple remarqua rue de la Harpe une enseigne au Boeuf couronné; l'allusion fut tout de suite saisie; on détruisit l'image. Les promeneurs lisaient, dans les Tuileries, cette affiche triviale! «On prévient les citoyens qu'un gros cochon s'est enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener à son gîte; ils auront une récompense modique.» La motion suivante fut faite en plein vent au Palais-Royal:

«Messieurs, il serait très-malheureux, dans l'état actuel des choses, que cet homme perfide nous fût ramené: qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on le ramène, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête; qu'on le conduise ensuite, par étapes, jusqu'aux frontières, et qu'arrivé là on lui donne du pied au cul.»

Qui n'entend éclater ici le rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire gaulois? La royauté, par sa mauvaise foi, s'était tellement déconsidérée et était descendue si bas, que le peuple marchait sur elle avec des huées. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant, pour bannière, un écriteau sur lequel on lisait: Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant n'existe plus pour nous.

[Illustration: Santerre]

Mais qu'était devenu le roi? Apercevez-vous, roulant dans la direction de la Champagne, un tourbillon de poussière? Le nuage s'entr'ouvre par instants; il en sort une grosse berline et un cabriolet de suite. Cela s'avance assez vite, quoique pesamment; les chevaux soufflent et suent; la route est belle et, jusqu'ici, déserte. Des courriers, en livrée chamois, filent devant et derrière la voiture. Qui voyage, dans des circonstances si critiques, avec ce train inusité? De par le roi, laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend à Francfort avec ses deux enfants, une femme et un valet de chambre, et trois domestiques.—Un gros homme, en habit gris de fer, coiffé d'un chapeau rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la voiture, et étouffe. La chaleur est extrême. La baronne de Korf, quoique, selon toute probabilité, femme d'un riche banquier de Francfort, ne donne aux relais que des pourboires ordinaires. Nul du reste, ne prête trop d'attention à cette épaisse machine roulante qui rappelle un peu, par la forme, l'idée de l'arche de Noé: seulement l'arche devait, dit-on, sauver une famille choisie, tandis que ce grand coche entraîne toute une dynastie royale au fond de l'abîme.

Dès l'instant où le départ du roi fut connu, l'Assemblée nationale sentit que le poids de la couronne retombait tout entier sur elle, et elle se montra digne de la porter, dans ces circonstances difficiles. Louis XVI avait fui, dans la Révolution, une ennemie et une rivale. De par le droit de la nation, cette Assemblée lui succédait et prenait naturellement sa place. Il ne tenait qu'à elle de se déclarer souveraine et de décréter la déchéance de la monarchie. Les députés, néanmoins, s'arrêtèrent à un parti tout contraire, et imaginèrent une fiction pour couvrir l'inviolabilité du chef de l'État. Le roi, dirent-ils, a été enlevé. C'était peut-être conserver le monarque, mais c'était en faire un mannequin, derrière lequel s'exercerait, à l'avenir, la puissance réelle du pays.

Après avoir pris toutes les dispositions pour faire face aux circonstances inattendues où elle se trouvait engagée, avoir donné ses instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refusé, par délicatesse, d'ouvrir une lettre adressée à la reine et trouvée dans ses appartements, l'Assemblée passa majestueusement à l'ordre du jour. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux: la royauté venait de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment où la cour s'était éloignée du château, elle avait cru laisser derrière elle la guerre civile; il lui semblait qu'un trône ne pouvait pas s'ébranler sans produire un bouleversement général. L'orage aurait été du moins une consolation pour les fugitifs: la reine surtout espérait courroucer son peuple; elle n'eut pas même ce plaisir. On passa.

Lecture fut donnée du manifeste que Louis XVI—comme le Parthe qui lance sa flèche en fuyant—décochait, par-dessus l'épaule, contre la nation. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les murmures et les risées. «Le roi, disait-il, cédant au voeu manifesté par l'armée des Parisiens, vint s'établir, avec sa famille, au château des Tuileries. Rien n'était prêt pour le recevoir; et le roi, bien loin de trouver les commodités auxquelles il était accoutumé dans ses autres demeures, n'y a pas même rencontré les agréments que se procurent les personnes aisées.» Cet égoïsme royal, qui consultait si fort ses aises, parut révoltant, dans un moment surtout où la nation s'imposait tous les genres de sacrifices. L'Assemblée nationale se déclara en permanence, pour se donner la force d'une volonté et d'une action continues.

Les clubs s'agitaient: celui des Cordeliers réclamait hautement la République. Marat vomissait des flammes. «Citoyens, s'écriait-il, amis de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine! Un seul moyen vous reste pour vous retirer du précipice où vos dignes chefs vous ont entraînés, c'est de nommer, à l'instant, un chef militaire, un dictateur suprême, pour faire main basse sur les principaux traîtres connus. Vous êtes perdus sans ressource, si vous prêtez l'oreille à vos chefs actuels, qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir, jusqu'à l'arrivée des ennemis devant vos murs. Que, dans la journée, le tribun soit nommé; faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montré jusqu'il ce jour le plus de lumière, de zèle et de fidélité.»

Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'Églantine, Fréron, parlaient du ci-devant roi comme d'un transfuge qui avait signé, lui-même, son ostracisme: «Je voulais, disait Camille, écrire le nom de l'huître royale sur sa coquille: mais elle m'a devancé en prenant la fuite.»

En était-il de même aux Jacobins? Non: ces derniers avaient pris le nom d'Amis de la Constitution; on comptait parmi eux des membres voués au maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea l'attention. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La salle était mélancoliquement éclairée, les visages étaient sombres; il régnait un silence imposant. L'orateur enveloppa sa pensée de certains nuages; si la République était alors dans son coeur, elle y était à l'état latent. Il tint néanmoins à décliner toute responsabilité dans les malheurs qui allaient fondre sur le pays. Il fut vague, sentimental, pathétique.

Pour la première fois, il sépara ouvertement ses opinions et sa conduite de l'Assemblée nationale. «Je sais, ajouta-t-il, qu'en accusant ainsi la presque universalité de mes confrères, les membres de l'Assemblée, d'être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me dévoue à toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si dans les commencements de la Révolution, et lorsque j'étais à peine aperçu dans l'Assemblée nationale, si lorsque je n'étais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie; aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai, comme un bienfait, une mort qui m'empêchera de voir des maux que je crois inévitables.»

L'orateur est applaudi; les larmes coulent; huit cents personnes, religieusement émues, se lèvent: «Robespierre, nous mourrons tous avec toi!»

Cependant les membres du Club de 89, qui s'étaient séparés, comme nous l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se réunir aux Amis de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menacée. Alors Danton: «Si les traîtres se présentent dans cette Assemblée, je prends l'engagement formel de porter ma tête sur l'échafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont trahie.» Lafayette entre avec d'autres députés; Danton s'élance à la tribune; il tonne, il éclate contre le général en paroles accusatrices. Point de réponse ou, qui pis est, une réponse molle, évasive, écourtée. Lafayette pâlit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune. Depuis cet échec, il n'osa jamais reparaître à la société des Jacobins.

Comme Paris était beau dans ces jours d'interrègne où il se gouvernait lui-même! La ville ne cessait de se montrer calme et tranquille; le peuple sentait sa force et se faisait un point d'honneur de la régler; les spectacles s'étaient rouverts; les processions de la Fête-Dieu avaient eu lieu, comme à l'ordinaire, dans les églises; le commerce et le travail commençaient à reprendre leur cours; depuis quarante-huit heures que la capitale avait perdu son roi de vue, elle l'avait presque oublié. Le départ clandestin du chef de l'État apprit aux citoyens à se passer de la monarchie. La défection de Louis XVI était jugée, par les révolutionnaires, comme un acte d'hypocrisie et de lâcheté. Ainsi, quand cet homme jurait, au Champ-de-Mars, d'être fidèle à la Constitution, il mentait; quand il assurait l'Assemblée de la pureté de ses sentiments, et de sa confiance envers elle, il mentait; quand il donnait, à la garde nationale, sa parole d'honneur de ne point déserter la Révolution, il mentait. Cette fuite misérable acheva de détruire les restes d'idolâtrie que le sentiment public attachait, en France, à la royauté. On avait autrefois élevé le trône entre le ciel et la terre: mais le moyen d'adorer maintenant un trône vide! Jamais désertion ne fut si coupable.

Mais quel est cet homme que j'aperçois, à cheval, sur la route de Varennes, et courant à toute bride? Une illumination soudaine l'a saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit: «Cours, tu prendras le roi!—Moi, Drouet, le simple fils d'un maître de poste, je prendrai le roi de France!—Va, te dis-je!» Et il va, et la terre fuit sous l'élan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce nuage de poussière, tel est le tourbillon dans lequel s'agitent les destinées de la famille royale et du pays.

XIV

Arrestation du roi et de la famille royale.—Conduite de Drouet.—Fermeté de Sausse.—Retour à Paris.—La voie douloureuse.—Arrivée au château des Tuileries.—Translation des cendres de Voltaire au Panthéon.—Discussion, à l'Assemblée nationale, sur le sort de la royauté.—Les clubs.—Robespierre et Danton.—Devait-on restaurer Louis XVI sur le trône?

«Il est arrêté!» C'est la nouvelle qui arriva à Paris le 23 juin 1791, et qui se répandit, dans les différents quartiers, avec la rapidité de l'éclair.

Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont longues et compliquées; j'abrége. La famille royale était sortie des Tuileries, dans la nuit du 21, après la cérémonie du coucher; elle était sortie par l'appartement de M. de Villequier, séparément et à diverses reprises. Les préparatifs de cette fuite avaient occasionné un retard d'un jour; ce retard fit avorter l'entreprise. Le roi avait dans sa voiture 13 200 livres en or et 56 000 livres en assignats. Monsieur (Louis XVIII) partait, la même nuit, du palais du Luxembourg, en prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris à Châlons, nul accident, à part une roue de la voiture qui se rompit; il fallut la réparer; ce fut un retard d'une heure. Le roi, qui étouffait dans la berline, voulut descendre une ou deux fois; il monta à pied, en tenant son fils par la main, une côte assez rude. Étant très-obèse, il marchait lentement; cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre la frontière. Le long de la route, tout était calme. M. de Bouillé avait pris des mesures pour assurer le passage; seulement ses dispositions prévinrent d'un jour l'arrivée de la famille royale.

Un détachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi au delà de Châlons, ne voyant rien paraître au jour et à l'heure marqués, se retira; un second détachement, posté à Sainte-Menehould, n'ayant pas reçu les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans l'inaction. Le roi, que l'inquiétude commençait à gagner, ayant mis imprudemment la tête à la portière de sa voiture, pour demander des chevaux, fut reconnu. Louis XVI était l'homme du royaume le plus difficile à déguiser; son volume et l'empreinte bourbonnienne de son visage le révélaient à ceux-là même qui ne l'avaient jamais vu; son portrait, frappé en relief sur les pièces de monnaie, fournissait d'ailleurs un moyen de contrôle, à la portée de tout le monde. Plusieurs personnes eurent des soupçons, mais elles gardèrent le silence.

Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould, ancien dragon au régiment de Condé, crut de son devoir d'en agir tout autrement. Il vit arriver, le 21 juin à sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux à la poste de Sainte-Menehould. Pendant qu'on relayait, il crut reconnaître la reine, et apercevant un homme dans le fond de la voiture, à gauche, il fut frappé de sa ressemblance avec l'effigie imprimée sur les assignats de cinquante livres. Ce train de chevaux, une double escorte de dragons et de hussards qui précédaient et suivaient la voiture, tout cela lui donna à penser. Un instant, la crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire; que pouvait-il, d'ailleurs, seul contre les deux détachements de cavaliers? Il laissa donc partir les voitures qui, après avoir demandé des chevaux pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes.

C'est alors que, foulant aux pieds toute prudence humaine, Drouet se décide à faire son devoir. Il selle le meilleur cheval des écuries de son père, et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au régiment de la reine, un chemin de traverse qui les conduit à Varennes. Il était onze heures du soir; il faisait nuit profonde; tout le monde était couché. La famille royale, qui s'attendait à trouver un relais à la ville haute, errait, de porte en porte, livrée à l'inquiétude et au découragement. Les postillons voulaient qu'on fit au moins reposer et rafraîchir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les instances pour qu'à tout prix on brûlât l'étape.

Là ville dort. Drouet veille. S'adressant à son camarade Guillaume: «Es-tu bon patriote?—N'en doute pas.—Hé bien, le roi est à Varennes; il faut l'arrêter.» Les deux amis descendent de cheval et vont reconnaître les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y avait un pont, et sur ce pont une voûte surchargée d'une tour; c'est par là, sous cette voûte, que la berline devait poursuivre son chemin. Drouet et son compagnon décident qu'il faut barrer le passage. Le hasard avait placé, tout près de ces lieux, une voiture chargé de meubles. Ils la traînent à force de bras et la culbutent; voilà une barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque renfort dans la ville; il réveille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de coeur et de bonne volonté. C'est par le ministère de ces bras obscurs, qu'allait s'accomplir un des événements de notre histoire qui eurent les plus graves conséquences.

Cette petite troupe, s'étant réunie, se place en embuscade derrière la charrette renversée. Le bruit de la voiture du roi, lancée au trot, grossit de moment en moment. La berline s'approche, elle a déjà franchi l'entrée de la voûte, lorsqu'une voix crie: «Halte!» Le cocher fouette ses chevaux qui s'arrêtent et se cabrent. Au même instant, huit hommes armés se présentent. Surpris, les gardes-du-corps qui étaient sur le siége font un mouvement de résistance; ils sortent et rentrent leurs armes; la vérité est qu'ils avaient peur; le roi avait encore plus peur qu'eux; tous se rendirent.

Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur qualité; le moment était venu où les rois et les princesses allaient dire aux ténèbres: Couvrez-nous! On conduit les fugitifs chez le procureur de la commune de Varennes, un épicier nommé Sausse. La reine exhibe son passeport. Quelques personnes ayant entendu la lecture de cette pièce disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus difficile. «Le passeport, fit-il observer, n'est signé que du roi; il devrait l'être aussi par le président de l'Assemblée nationale. Si vous êtes une étrangère (en s'adressant à la reine), comment avez-vous assez d'influence pour faire partir après vous un détachement?»

Mme la baronne de Korf n'opposait, à ces objections, que de grands airs dépités: elle était, disait-elle, pressée de continuer son voyage. Cette impatience la perdit. On décida, après avoir délibéré, que les voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain fut terrible. La troupe de déterminés qui, le sabre et le pistolet à la main, venait de fondre sur la voiture, se répand dans la ville et jette partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, réveillé par ce bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconnaît dans les cinq personnes arrêtées toute la famille royale qu'il avait vue à Paris durant les fêtes de la Fédération; il sort et va faire part de sa découverte à ses concitoyens. Alors la cloche de l'église s'ébranle; au bruit du tocsin répondent, de villages en villages, des tocsins éloignés. Le détachement de hussards qui était à Varennes veut faire un mouvement, les citoyens lui montrent quelques canons qu'on avait trouvés dans la ville et sur lesquels s'étend déjà une mèche allumée; il rend les armes. Toujours rôdant, Drouet ne cesse de veiller sur sa proie.

Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir le chemin de la frontière, c'était de fléchir, par la douceur, les hommes qui le retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en l'implorant; la reine, demi-agenouillée, lui présente le dauphin; le procureur est inébranlable. Marie-Antoinette tente alors de fléchir le coeur de Mme Sausse: celle-ci se retranche derrière ses devoirs de mère, d'épouse et de citoyenne.—«Sire, je voudrais vous obliger, reprend le marchand de chandelles; mais la nation passe avant le roi. Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi pour le pays les suites de ce voyage; les calamités publiques et la guerre civile me remuent encore plus le coeur que les désastres d'une famille. Quelle serait cette sensibilité aveugle, cruelle, qui aurait des yeux et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes? Je suis sujet de la Constitution; elle m'ordonne de vous arrêter.»

Le jour, si matinal au mois de juin, commençait à éclairer la misérable échoppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-là, à un roi fuyard et à une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil, durant lequel retentissaient, à travers leurs rêves, des pas de chevaux, des cris, des cliquetis d'armes. Toutes les cloches du canton répandaient dans les airs leurs tintements redoublés. La reine, que cette sombre musique impatientait, s'écria: «Quand auront-ils donc fini leurs bruits détestables?—Madame, répondit Sausse gravement, c'est le bruit de toute la France!»

Cependant un des affidés de Bouillé, voyant les hussards mêlés à la foule qui couvre la place, tente une dernière fois de faire appel à leur dévouement: «Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation ou pour le roi?—Pour la nation!» répondent d'une seule voix les soldats. La question ainsi posée décidait du sort de la monarchie: le roi de France n'était plus qu'un étranger dans son royaume.

Louis XVI, le coude appuyé sur une table, attendait encore sa délivrance de l'arrivée soudaine des troupes de Bouillé. Les heures tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du captif; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient à pénétrer dans la maison de M. Sausse, pour voir la famille royale. Louis était d'une construction massive; il avait le visage blême et les yeux bleuâtres. Indolent, lymphatique, son tempérament était celui de toutes les races dégradées et abâtardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse, surtout la chasse au tir, était le seul exercice où il mit quelque passion. Une rusticité, que l'éducation royale avait mal recouverte, l'éloignait du commerce des femmes. Cette rudesse de moeurs et de caractère l'avait d'abord rendu cher à la Révolution et au peuple, qui voyait en lui un bon ouvrier; mais ses complots avec l'étranger, ses continuelles intrigues, ses rapports secrets avec les émigrés, plus que tout cela, l'autorité qu'il laissait prendre à la reine, lui avaient aliéné les coeurs. Par une singularité de nature, il voyait à peine les objets qui étaient près de lui, et distinguait très-bien ce qui se passait à longue distance. Il en était de même de son jugement: le malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, aperçut l'échafaud dans le lointain; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et faciles qui étaient, pour ainsi dire, sous sa main pour l'éviter. Le costume de domestique, sous lequel il avait imaginé, dans cette circonstance, de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la vulgarité de ses manières.

Marie-Antoinette était d'une taille ordinaire; elle avait l'oeil un peu dur, les lèvres minces et serrées, les cheveux tirant sur le roux; mais un air naturel de distinction, la finesse et la régularité de ses traits, l'éclat de son teint, donnaient à l'ensemble de sa personne un caractère séduisant. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour régner sur les coeurs il lui suffisait de rester femme. Un goût effréné des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens doués d'une jolie figure et de talents extérieurs la firent soupçonner de galanterie: elle aimait, en outre, éperdument le jeu et les spectacles. La fierté du sang lui rendit la Révolution odieuse, le peuple désagréable; ses réponses courtes et froides, dans toutes les solennités nationales, annonçaient un coeur sec. Les horreurs, les transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient flétri l'éclat de son visage; ses cheveux, assure-t-on, avaient changé de couleur. Marie-Antoinette sentait venir la mort de la monarchie.

Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La famille royale cherchait à gagner du temps; il fallut se mettre en marche. Un cortége de baïonnettes cernait la voiture. Le secours qu'attendait Louis XVI arriva, mais trop tard: le roi avait quitté Varennes depuis une heure, quand M. de Bouillé se montra devant la ville à la tête d'un régiment de cavalerie. Les chevaux étaient fatigués, les hommes montraient de l'indécision, et refusaient d'aller plus avant. Le moment prédit était venu: «Le roi mènera deuil; les principaux se vétiront de désolation et les mains des soldats du pays tomberont de frayeur.»

Il fallait maintenant retourner à Paris, et à travers combien d'humiliations! Tout le long de la route, le peuple des campagnes, accouru au-devant du cortége, ne cessa de proférer les injures dont il abreuve les rois traîtres ou abusés. Marie-Antoinette trouva, dans son coeur, assez de haine et de fierté pour se faire, contre cette tempête d'outrages, un front d'airain.

[Illustration: Pétion.]

L'Assemblée avait envoyé trois commissaires pour protéger les jours de la famille royale; ils rejoignirent le cortége à Épernay. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture du roi. Ce fut durant ce voyage que Barnave, touché des infortunes de Louis XVI, des prévenances de Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas mérité tant d'humiliations, se rattacha de coeur à la cause de la monarchie. Pétion se montra, au contraire, dogmatique et froid. Ses discours, aussi libres que ses manières étaient brusques, lui attirèrent les aigreurs de la reine. Pétion tenait, entre ses genoux, le petit dauphin; il se plaisait à rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds du l'enfant, et, parlant avec action, il tirait quelquefois une des boucles assez fort pour le faire crier. «Donnez-moi mon enfant, lui dit sèchement la reine; il est accoutumé à des soins, à des égards, qui le disposent peu à tant de familiarités.»

Louis XVI montrait un sang-froid apathique. On l'accusa, plus tard, d'avoir bu et mangé tout le long de la route: ce bon roi était doué d'un appétit énorme. Par instants, il témoignait quelque inquiétude au sujet de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil fut sinistre. On avait placardé, au faubourg Saint-Antoine, un ordre du jour ainsi conçu: «Quiconque applaudira le roi sera bâtonné; quiconque l'insultera sera pendu.» Un long silence improbateur fut, en effet, la leçon qu'il reçut à son entrée dans les Champs-Élysées; par instants, ce sombre silence se déchirait comme un nuage, et il en sortait un tonnerre de murmures bientôt réprimés.

On avait décidé que les têtes resteraient couvertes: les gardes nationaux eux-mêmes criaient: «Enfoncez vos chapeaux; il va paraître devant ses juges.» Il parut; dans quel équipage, grand Dieu! Une foule de grenadiers l'entourait; chaque cheval de l'attelage en portait un; le devant, le derrière, les côtés de la voiture en étaient chargés. Un voile de poussière couvrait, par instants, l'humiliation de cette famille. Les stores de la voiture étaient baissés à demi; le dauphin, enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois à la portière, et son âge, sa figure intéressante, semblaient demander grâce pour les coupables, pour ce roi de France, surpris par son peuple, en flagrant délit d'évasion.

O abaissement! qui sondera jamais l'abîme des déchéances royales? Les armes demeurèrent immobiles, en présence du monarque; les drapeaux ne saluèrent pas; les canons firent mine de ne le point reconnaître. C'était un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-Élysées, que ces vingt mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à travers une population de quatre cent mille curieux, un roi caché dans le fond de sa voiture, et cherchant à se dérober à l'embarras d'une situation cruelle. Un éclatant soleil le livrait, comme par ironie, à tous les regards. A la plupart de ces baïonnettes et de ces fers de lances, dont les pointes dardaient des éclairs menaçants, était embroché un pain, comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient le mouvement d'ôter leur chapeau, sous prétexte de chaleur, étaient à l'instant sommés de le remettre. Autrefois, la noblesse avait seule le droit de se couvrir devant le monarque; le tiers état avait pris, dernièrement, cette liberté, et maintenant c'était tout le peuple.

Au moment où le cortége entrait par la place Louis XV, tous les glaives s'agitèrent dans les mains des gens à cheval, en signe de fraternité. Un sourire, mêlé d'indignation et de mépris, fut le seul accueil que reçurent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens groupés sur le piédestal de la statue de Louis XV bandèrent les yeux de la statue en attendant l'arrivée du cortége. Au moment où passa la voiture de Louis XVI, ils arrachèrent le bandeau et essuyèrent les yeux de ce marbre royal, comme s'il devait verser des larmes, à la vue d'un roi de France aussi dégradé. Ce jour, bien plus encore que le 21 janvier, fut un jour d'exécution et de supplice; l'insurrection et l'échafaud sont moins terribles pour les rois que l'humiliation, le ridicule et le mépris public.

Derrière les voitures qui contenaient la famille royale venait un chariot découvert, entouré de branches de lauriers: Drouet et Guillaume, couronnés de feuilles de chêne et debout, y recevaient, comme héros de la fête, les applaudissements et les hommages du peuple. On criait: «Vive la nation! vive Drouet et Guillaume! vive la brave garde nationale de Varennes!»—«L'entrée de Drouet, dit très-bien Ferrières, était le triomphe d'un général victorieux qui amène devant lui un grand captif.» Cet homme avait cru; il avait eu foi en lui-même et en la nation. Son nom, obscur la veille, courait maintenant sur toutes les lèvres.

Aucun outrage ne fut épargné à la famille royale: une femme lança, contre la voiture, un linge trempé de l'eau du ruisseau. La figure de la reine faillit être atteinte. Des filles publiques, mêlées à la foule, la regardaient d'un air insultant. «J'aime encore mieux, disait l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'être Antoinette.»

Quand le cortége arriva par le pont tournant, en face des Tuileries, les domestiques, postés aux fenêtres du château, se découvrirent, du plus loin qu'ils aperçurent leur maître: la garde nationale, les couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux sur la tête, aussi bien que les autres citoyens: ils obéirent. Les femmes de chambre et d'honneur de la reine s'étaient mises, de leur côté, à battre des mains pour saluer le retour de leur maîtresse: on réprima ces témoignages de fidélité servile. L'instant où les voitures touchèrent le sol des Tuileries fut même le plus dangereux de tous; une foule indignée se porta autour des roues avec des huées, des sifflets, des cris, des imprécations terribles.

L'Assemblée nationale, dans la crainte de quelque accident funeste, envoya trente commissaires, pour protéger le roi et sa famille, depuis l'entrée du jardin jusqu'au château. La mission était périlleuse, à cause de l'exaltation générale des esprits; mais, dès que les députés se présentèrent, cette foule immense et furieuse se sépara en deux rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de se nommer et de présenter leurs médailles: ce fut comme un talisman. On fit défiler les voitures une à une; mais lorsqu'elles montèrent sur la terrasse du château, pour déposer le roi et sa famille à la grande porte de l'Horloge, l'indignation du peuple éclata de nouveau; les invectives et les reproches s'adressaient surtout à la reine, avec une effrayante unanimité.

Les augustes voyageurs (cette ancienne formule du respect était, dans la circonstance actuelle, une sanglante ironie) mirent pied a terre, dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes et des menaces redoublait. Barère et Grégoire se chargèrent du dauphin, qu'ils emportèrent entre leurs bras dans les appartements. Le roi sortit ensuite, accompagné par quinze députés: les quinze autres restèrent auprès de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister de leur présence: «Surtout, leur criait-elle, ne me laissez pas seule!»

Apres avoir déposé Louis XVI dans son château, les représentants qui l'avaient suivi coururent chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils rencontrèrent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'à la voiture; il était très-difficile de se frayer un passage au milieu de cette foule compacte et de se reconnaître dans ce tumulte, où l'on n'entendait que des cris confus. Le peuple ne voulait pas que la reine entrât aux Tuileries.

Après une demi-heure passée à rétablir l'ordre, les trente députés se réunirent et formèrent deux haies, depuis la voiture jusqu'à la porte du château; la reine sortit alors tout effrayée, et gagna les appartements au bras d'un député de la droite.

La juste colère du peuple était sur le point d'éclater, contre les trois gardes-du-corps qui avaient servi de courriers durant le voyage, et qui occupaient encore les siéges de la berline. Les malheureux allaient être saisis à la gorge. Pétion se montre; il annonce que les coupables seront mis en état d'arrestation; la foule s'apaise aussitôt. Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Un attroupement très-considérable se formait déjà devant l'une des portes du château; Pétion s'y présente pour arrêter le désordre: un garde national le prend au collet; le député se fait connaître, et la multitude obéissante se retire. «Nous attendîmes, ajoute Barère, que la foule fût diminuée dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent plus calmes, afin de n'avoir rien à redouter pour le roi et sa famille, quand nous aurions quitté le château.»

Quelques jours après celui où Louis XVI était forcé de rétrograder honteusement sur Paris, le 11 juillet, les cendres de Voltaire, ce roi de l'opinion, traversaient la capitale, au milieu d'une affluence considérable et avec des honneurs extraordinaires. Traîné par douze chevaux blancs, et se dirigeant vers le Panthéon, le char funèbre s'arrêta devant la maison où le grand homme avait fini ses jours, le 30 mai 1778. Belle et bonne, Mme de Villette, la fille adoptive de Voltaire, accompagnée de son enfant, et les deux demoiselles Calas, rendirent hommage aux restes de l'illustre philosophe et payèrent leur tribut à la douleur. La pluie tombait à torrents; le cortége brava le mauvais temps et ne se retira que lorsque le cercueil eut pris sa place, dans le temple que la patrie avait dédié aux grands hommes.

Voltaire avait préparé la Révolution par son esprit, comme Jean-Jacques Rousseau par son coeur. L'ami du roi de Prusse devait être le héros des constitutionnels de 91; le citoyen de Genève fut le dieu des républicains de 93. L'un convenait à la bourgeoisie, l'autre était l'idole du peuple.

M. de Bouillé, après le mauvais succès de son entreprise, s'était enfui vers la frontière. Il écrivit, du Luxembourg, à l'Assemblée nationale, une lettre dans laquelle il menaçait la France de la vengeance des armées étrangères, si elle ne se hâtait de faire amende honorable aux pieds du roi. «Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers reconnaissent qu'ils sont menacés par le monstre que vous avez enfanté (la Révolution), et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais vos forces: toute espèce d'espoir est chimérique, et bientôt votre châtiment servira d'exemple mémorable à la postérité… Cette lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de l'Europe.» L'Assemblée fit à cet insolent mémoire l'accueil qu'il méritait; elle se contenta de rire.

Par un décret, M. de Bouillé fut suspendu de ses fonctions militaires; c'était tout le châtiment qu'on pût lui infliger. Le roi fut aussi provisoirement suspendu.

Quelle devait être la solution de cet état de crise? Louis XVI devait-il être maintenu sur le trône, malgré sa fuite? La nation pouvait-elle avoir désormais confiance en lui? Serait-il jugé? Où prendrait-on ses juges? Telles étaient les questions qui agitaient l'Assemblée, les clubs, le peuple.

Le parti très-influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette, voulait conserver Louis XVI sur le trône. Des commissaires furent nommés pour interroger le roi et la reine; mais ces commissaires furent choisis dans le sein même de l'Assemblée, malgré la réclamation de Robespierre: «Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Nous ne mériterions plus la confiance du pays, si nous violions les principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine. Qu'on ne dise pas que l'autorité royale sera dégradée. Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, à quelque degré qu'il soit élevé, ne peut jamais être dégradé par la loi. La reine est une citoyenne; le roi, dans ce moment, est un citoyen comptable à la nation; et, en qualité de premier fonctionnaire public, il doit être soumis à la loi.»

La question de la déchéance était surtout à l'ordre du jour: les royalistes constitutionnels cherchèrent à masquer les torts de Louis XVI derrière la fiction de l'enlèvement et de l'inviolabilité royale; au lieu d'accuser le chef, ils accusèrent les conseillers et les instruments de la fuite; il n'y avait, selon eux, dans cet acte criminel, que des complices et pas de coupable. On voulait ainsi couvrir les attentats contre la Constitution, de la Constitution elle-même. Robespierre attaqua cette étrange doctrine: «Je ne viens pas, dit-il, provoquer des dispositions sévères contre un individu, mais combattre une proposition à la fois faible et cruelle, pour substituer une mesure douce et favorable à l'intérêt public. Je n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques individus, s'il s'est enfui volontairement et de lui-même, ou si, de l'extrémité du royaume, un citoyen audacieux l'a enlevé par la force de ses conseils; si les peuples en sont encore à croire qu'on enlève les rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pensé le rapporteur, le départ du roi n'était qu'un voyage sans objet, si son absence était indifférente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou le complément de conspirations toujours impuissantes et renaissant toujours. Je n'examinerai pas même si la déclaration donnée par le roi n'attente point aux serments qu'il a faits, d'un attachement sincère à la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypothèse générale. Je parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine; je discuterai uniquement l'inviolabilité dans sa doctrine.»

Il conclut par ces fermes paroles: «Les mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous déshonorer; si vous les adoptez, je demanderai à me déclarer l'avocat de tous les accusés. Je veux être le défenseur des trois gardes-du-corps, de la gouvernante du dauphin, de M. Bouillé lui-même. Dans les principes de vos comités, il n'y a pas de délit; mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible, en épargnant le coupable tout-puissant, c'est une lâcheté. Il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution entière.» En bonne logique, il n'y avait rien à répondre; l'Assemblée ne répondit pas: elle vota.

Elle vota quoi? Le rétablissement de Louis XVI sur le trône! Pouvait-on imaginer un dénouement plus illogique et plus ridicule? Que signifiait cette fiction d'un roi «enlevé par les ennemis du bien public»?

Les déclarations de Louis XVI pour expliquer les motifs et le but de son voyage étaient si entachées de mauvaise foi, qu'elles faisaient sourire les plus modérés. A quoi bon ce roi? La monarchie ne s'est-elle pas suicidée? Avant l'échauffourée de Varennes, des hommes plus ou moins conseillés par leurs intérêts avaient pu croire qu'il était possible d'élever la nation sans abaisser la royauté; mais, après l'humiliation dont la famille royale venait d'être abreuvée, un tel rêve ne devenait-il point tout à fait chimérique? Conserver, de force, un roi qui se regardait toujours comme le galérien du trône révolutionnaire, n'était-ce point jeter un mensonge vivant entre la Constitution et le pays?

A côté des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des raisons d'État, quelques philosophes s'accordaient à regarder la république comme la forme la plus parfaite de gouvernement. Tel était aussi l'idéal de Brissot et de son parti, connu plus tard sous le nom de parti des Girondins. C'était l'avis de Condorcet. Robespierre, lui, croyait utile au succès de la cause démocratique de se couvrir de prudence, et de ne point alarmer les esprits par le fantôme des mots. Marat était malade; Marat se taisait.

Il importe surtout de bien connaître l'opinion des clubs. Le plus avancé de tous était alors celui des Cordeliers (Société des droits de l'homme). Danton y régnait. Dans une séance mémorable, il traça la ligne de conduite à suivre. «La Société des amis des droits de l'homme, s'écria-t-il, pense qu'une nation doit tout faire, ou par elle-même, ou par des officiers amovibles et de son choix; elle pense qu'aucun individu, dans l'État, ne doit raisonnablement posséder assez de richesses, assez de prérogatives pour pouvoir corrompre les agents de l'administration politique; elle pense qu'il ne doit exister dans l'État aucun emploi qui ne soit accessible à tous les membres de l'État; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa durée doit être courte et passagère. Pénétrée de la vérité, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la royauté, la royauté héréditaire surtout, est incompatible avec la liberté. Telle est son opinion; elle en est comptable à tous les Français.» Pouvait-on désigner plus clairement la République sans la nommer?

Danton ne sortait point de ce dilemme: Ou criminel, ou imbécile; si criminel, que Louis soit jugé; si imbécile, qu'il soit interdit!

Aux Jacobins (Société des amis de la Constitution), les débats sur la déchéance du monarque amenèrent le démembrement du club. Les royalistes constitutionnels se séparèrent des vrais démocrates. Une telle épuration centupla les forces de ces derniers. Appuyée sur des milliers de sociétés semblables et affiliées entre elles, répandues d'un bout à l'autre de la France, la société-mère s'érigea plus tard en une sorte de dictature. Ce fut la plus grande puissance de la Révolution, grâce à l'esprit organisateur de Robespierre.

Que devait-on faire du roi? Cette question fut agitée au club des
Jacobins. Maximilien n'osa pas ou ne voulut pas conclure.
Billaud-Varennes ayant parlé d'en finir avec la monarchie, des murmures
étouffèrent sa voix.

Et pourtant avaient-ils tort, ceux qui, à l'exemple de Danton, réclamaient hautement la déchéance de Louis XVI? On se demande si, dans son intérêt et dans l'intérêt même de la nation, il n'eût pas beaucoup mieux valu qu'il gagnât tranquillement la frontière. Drouet, tout en croyant bien faire, n'avait-il point rendu un mauvais service au pays? C'est ce qu'il nous faut examiner.

L'Assemblée nationale comptait, en 91, assez d'hommes capables et honnêtes pour saisir, d'une main ferme, les rênes du gouvernement. N'avait-elle point lancé elle-même, lors du départ de Louis XVI, une proclamation invitant les citoyens de Paris à maintenir l'ordre public et à défendre la patrie? n'avait-elle point sommé les ministres d'assister à ses séances, de se réunir et de mettre ses décrets à exécution? Mais la sanction royale? Bah! on s'en passera; et en effet elle n'ajoutait plus rien à l'autorité des lois… La Constituante était donc à même de gouverner, ou, si elle redoutait la confusion du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, il ne tenait qu'à elle de nommer un président.

D'un autre côté, si Louis XVI, et il est difficile d'en disconvenir, était un obstacle à la marche des réformes, une cause de guerre étrangère, ne se montrait-il point beaucoup plus dangereux à l'intérieur qu'à l'extérieur? Au delà des frontières, ce n'était plus qu'un simple émigré. Et quelle réputation, grand Dieu! emportait-il à l'étranger? Celle d'un roi fourbe, infidèle à ses serments.

Une question d'humanité domine toutes ces considérations. La mort du roi, quoique votée par les Girondins et par les Montagnards, alluma entre eux des inimitiés implacables. Ce sang versé au nom de la raison d'État ne fut point étranger au régime de la Terreur. De tels malheurs pouvaient-ils être évités? Oui, le roi absent, c'était peut-être l'échafaud de moins dans l'histoire de la Révolution.

Après l'événement du 21 juin, la royauté n'était plus à conserver en France; elle était à reconstruire. Les républicains avaient le droit de profiter de la circonstance; à quoi bon relever ce qui s'était écroulé de soi-même? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus, les actes de mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'était souillé, depuis quatorze siècles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens, voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme?

On ne saurait donc trop condamner les conservateurs à vue courte, ou dirigés par des intérêts féroces, qui voulurent, à tout prix, rétablir Louis XVI sur le trône. Ne cherchaient-ils point à maintenir un rouage inutile, la monarchie constitutionnelle, pour se ménager, le moment venu, le moyen d'écraser leurs adversaire? Je ne sais pas si, dans cette journée décisive, les exaltés auraient sauvé la Révolution; mais ce que je sais bien, c'est que les modérés la perdirent.

XV

Discussion sur la forme de gouvernement.—Réunion des citoyens au Champ-de-Mars.—Pétition signée sur l'autel de la patrie.—Déploiement de forces militaires.—La loi martiale et le drapeau rouge.—Lafayette et Bailly.—Massacres.—Conséquences de cette journée désastreuse.

Le premier usage que Louis XVI fit de sa liberté fut de renouer des rapports occultes avec les cours étrangères. Comment n'en eût-il point été ainsi? Son amour-propre n'était-il point blessé au vif par les outrages qu'il avait essuyés? N'avait-il point le droit de se considérer désormais comme le prisonnier, l'otage de la Révolution?

La question de monarchie ou de République avait été soulevée; or ces questions-là se montrent sans pitié pour le repos des nations, jusqu'au jour où elles sont résolues.

Au club des Jacobins, La Clos proposa de rédiger une pétition signée par tous les citoyens, et dans laquelle on demanderait que l'Assemblée fût appelée à statuer de nouveau sur la forme du gouvernement. L'Assemblée ayant décidé que le roi était inviolable, cette motion effraya quelques citoyens faibles ou indécis. Danton s'élance alors à la tribune et d'une voix tonnante: «Si nous avons de l'énergie, montrons-la… Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre se dispensent de signer notre pétition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin épuratoire? Le voilà tout trouvé.» On ne signa rien; mais quatre mille personnes, hommes et femmes, s'étant tout à coup répandues dans la salle, on convint de se réunir le 17 juillet au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie.

Est-il vrai que la municipalité de Paris cherchât, alors, l'occasion d'une lutte à main armée, pour écraser les clubs et les sociétés populaires? Tout semble du moins l'indiquer.

Le 15 juillet était un dimanche. On s'attendait à quelque manifestation. La municipalité se tenait sur ses gardes. Au point du jour, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent dans toutes les directions; la garde nationale prit les armes. Un zèle sauvage animait la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi, les constitutionnels de l'Assemblée ne cessaient d'exciter sourdement les boutiquiers contre les clubs. On avait effrayé les intérêts. L'industrie, à laquelle le départ de Louis XVI venait de porter un dernier coup, se montrait affamée de calme et de tranquillité publique; elle avait raison, sans doute; mais, avant de mettre l'ordre dans la rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les organes et les fonctions du gouvernement? La ville était hérissée de baïonnettes; la résistance se montrait partout, l'agression nulle part. Ce déploiement de force armée, autour d'une monarchie replâtrée à la hâte par un décret de l'Assemblée nationale, jetait le mécontentement et l'alarme dans la population qu'on voulait calmer. Où donc était l'ennemi? Les patrouilles se croisaient dans un morne silence.

[Illustration: La députation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte l'Hôtel de Ville, terrifiée d'avoir vu arborer le drapeau rouge.]

Les sociétés patriotiques s'étaient donné rendez-vous, pour onze heures du matin, sur la place de la Bastille; elles devaient se rendre de là, en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut occupée dès le matin par des troupes soldées, afin de s'opposer au rassemblement. A la vue de cet appareil militaire, les groupes se dispersent, chacun se retire. Le Champ-de-Mars, ce théâtre de la joyeuse fête de la Fédération, était encore désert; c'est là qu'on se rend isolément, la réunion projetée sur la place de la Bastille n'ayant pu avoir lieu; c'est là, devant l'autel de la patrie, qu'une détermination sera prise.

Ici un incident malheureux: deux invalides, dont l'un avait une jambe de bois, s'étaient cachés sous l'autel construit en planches; ils sont découverts. Que faisaient-ils? quel était leur dessein? Voilà ce qu'on se demande, et l'épouvante succède bientôt à la curiosité. Le bruit court que l'autel est miné; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient roulé dans leur retraite, pour leur provision de la journée, est bientôt transformé, par la rumeur publique, en un tonneau de poudre. Le motif bas et vulgaire qui les a fait agir (ils s'étaient mis là, dirent-ils, pour voir les jambes des femmes) se transforme en un complot contre la vie des citoyens. Aussitôt saisis par la multitude, ils sont pendus à un réverbère, et leurs têtes coupées sont portées au bout d'une pique. Un tel acte du brutalité fait frémir; mais une poignée seulement d'imbéciles ou de monstres, flétris par tous leurs contemporains, trempèrent leurs mains dans ce sang.

Il paraît bien que les royalistes avaient besoin d'un prétexte pour décharger leur colère sur les agitateurs; car la nouvelle du meurtre des deux invalides fut sur-le-champ dénaturée et portée dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient d'être pendus, au Champ-de-Mars, pour avoir prêché l'exécution de la loi. Ce mensonge fit fortune, et prépara les esprits à des mesures de violence. Sur les lieux, tout fut bien vite effacé, et le Champ-de-Mars, qui n'avait pas même été témoin de cet atroce assassinat, rentra dans sa majestueuse tranquillité.

Vers midi, la foule débouche par toutes les ouvertures; la garde nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon; mais, voyant la réunion paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent autour de l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la Société des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture de la pétition et la signer. Un envoyé du club paraît enfin; on l'entoure.

«La pétition, dit-il, qui a été lue hier ne peut plus servir aujourd'hui, l'Assemblée nationale ayant décrété, dans sa séance du soir, l'innocence ou l'inviolabilité de Louis XVI; la Société va s'occuper d'une autre rédaction qu'elle vous soumettra.»

Tous ces retards n'étaient pas du goût de la foule, qui aime à faire vite ce qu'elle fait.

Quelqu'un propose de rédiger, à l'instant même, une seconde pétition sur l'autel de la patrie. Adopté. La foule cherche alors des yeux ses chefs et ses meneurs. Où êtes-vous, Danton, Desmoulins, Fréron? Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se décide à agir par lui-même. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux prend la plume; les citoyens impatients se rangent autour de lui; il écrit: «Sur l'autel de la patrie, le 17 juillet an III… Le désir impérieux d'éviter l'anarchie à laquelle nous exposerait le défaut d'harmonie entre les représentants et les représentés, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur votre décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi a abdiqué; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir constitutionnel pour procéder, d'une manière vraiment nationale, au jugement du coupable, et surtout à son remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.»

La foule grossissait d'heure en heure. La pétition rédigée, on en fait lecture à haute voix; cette lecture est couverte d'applaudissements. On commence dès lors par signer des feuilles volantes, à huit endroits différents, sur les angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages voisins, des hommes, des femmes, des enfants déposent religieusement leur nom sur ces feuillets sacrés, d'autres une croix ou tout autre signe de leur volonté libre.

«Le nombre des signatures, dit M. Buchez, dépasse certainement six mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient à peine écrire… Quelquefois la page est divisée en trois colonnes; d'énormes taches d'encre en couvrent plusieurs; les noms sont au crayon sur deux. Des femmes du peuple signèrent en très-grand nombre, même des enfants, dont évidemment on conduisait la main… La plus jolie écriture de femme est sans contredit celle de mademoiselle David, marchande de modes, rue Saint-Jacques, nº 173. Quelques belles signatures apparaissent de loin en loin; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de cordeliers; ici l'écriture est fort lisible. On voit en haut une signature à lettres longues, légèrement courbées en avant; c'est celle de Chaumette, étudiant en médecine, rue Mazarine, nº 9. On lit ensuite celles de E.-J.-B. Maillard, de Meunier, président de la Société fraternelle séante aux Jacobins. On ne trouve nulle part le nom de Momoro; il fut cependant accusé, plus tard, d'avoir fait grand bruit au Champ-de-Mars, le 17; mais on voit celui d'Hébert, écrivain, rue Mirabeau; celui d'Henriot, et la signature du Père Duchêne

Trois officiers publics, en écharpe, envoyés par la Commune, s'étaient avancés vers l'autel: on les reçoit avec l'énergie et la tranquillité qui conviennent à des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui rayonne sur la figure des pétitionnaires, le caractère pacifique de cette foule où l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards, tout paraît les rassurer sur le caractère de la réunion. «Messieurs, disent-ils, nous sommes charmés de connaître vos dispositions; on nous avait dit qu'il y avait ici du tumulte, on nous avait trompés: nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au Champ-de-Mars. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées.» Un citoyen leur donne lecture de la pétition; ils la trouvent conforme aux principes. «Nous la signerions nous-mêmes, ajoutent-ils, si nous n'étions pas maintenant en fonctions.»

De telles assurances de paix augmentent la confiance. On leur demande l'élargissement de deux citoyens arrêtés; les officiers municipaux engagent à nommer une députation qui les suive à l'Hôtel de Ville. Douze commissaires partent. On continuait à couvrir la pétition de signatures. Le Champ-de-Mars était tranquille et libre; les troupes s'étaient repliées sur la ville. Toute idée de péril étant écartée, le rassemblement grossissait à vue d'oeil. Les jeunes gens qui ont signé se livrent à des danses; ils forment des rondes en chantant. Survient un orage; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu; en moins de deux heures, il se trouve près de cent mille personnes dans le Champ-de-Mars; c'étaient des mères, d'intéressantes jeunes filles, des habitants de Paris qui, enfermés toute la semaine, se livraient à la promenade du dimanche. Aux yeux des révolutionnaires, pénétrés qu'ils étaient alors des réminiscences de l'antiquité, ce rassemblement de citoyens libres ressemblait à ceux qui se formaient jadis dans le Forum. Il y avait là un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient aidé à construire le champ de la Fédération, d'autres avaient étendu leurs mains vers l'autel de la patrie: imprudents! vous ne vous doutiez pas alors que cet autel dût être rougi par des sacrifices humains!

Les commissaires députés vers l'Hôtel de Ville reviennent. Leur visage est morne, ils ont vu des choses sinistres.

—Nous sommes trahis! murmure l'un d'eux d'une voix sombre.

On les presse de s'expliquer.

—Nous sommes parvenus, disent-ils, à la salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes; les trois officiers municipaux qui nous accompagnaient en nous assurant de leurs bonnes intentions nous prient d'attendre; ils entrent dans une autre salle et nous ne les revoyons plus. [Note: Ils firent, à ce qu'il paraît, un rapport faux sur l'attitude de la réunion, disant qu'ils avaient trouvé le champ de la Fédération couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se disposaient à rédiger une pétition contre le décret du 27 juin, qu'ils leur avaient démontré que leur démarche et leur réclamation étaient contraires à l'obéissance à la loi, et tendaient évidemment à troubler l'ordre public. «Si la France redevient libre, s'écrie Camille Desmoulins, il faut que les noms de Jacques, Renaud et Hardi (les trois membres du conseil municipal) soient affichés dans toutes les villes, à toutes les rues, pour être à jamais voués à l'exécration publique.»] Le corps municipal sort.

«—Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir sévèrement.»

«Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission était de réclamer en faveur d'honnêtes citoyens qu'on nous avait promis de rendre à la liberté. Le maire (Bailly) répond qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ-de-Mars pour y mettre la paix… Sur ces entrefaites, un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vient dire que le Champ-de-Mars n'était rempli que de brigands; un de nous lui répond qu'il en impose. Là-dessus la municipalité ne veut plus nous entendre. Descendus de l'Hôtel de Ville, nous apercevons, à une des fenêtres, le drapeau rouge; ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment de douleur à ceux qui allaient marcher à sa suite, a produit un effet tout contraire sur l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient à leur chapeau le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau couleur de sang, ils ont poussé des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes retournés au champ de la Fédération avertir nos frères de tout ce dont nous avions été les témoins.»

Ce récit est suivi d'un profond silence. L'inquiétude peinte sur le visage des commissaires soulève d'abord quelques nuages; cependant la réunion se rassure. De quel droit la municipalité interviendrait-elle et disperserait-elle, par la force armée, des citoyens qui signent légalement leur profession de foi sur l'autel de la patrie? La foule est compacte, mais inoffensive; la nuit approche. D'instant en instant, des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent d'orage sur un champ de blé, et la font tressaillir.

Le bruit court que l'Assemblée nationale, pour faire croire qu'il existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement entourée de baïonnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis à la municipalité des ordres sévères. Depuis longtemps on guettait l'occasion de déclarer la guerre aux adversaires de la monarchie constitutionnelle; le jour était venu. La loi martiale était comme un arc tendu, il fallait que le trait partit.

Quelques nouveaux citoyens arrivent: ils ont rencontré l'armée de Lafayette sur les quais; les gardes nationaux marchaient avec un entraînement farouche; la cavalerie surtout paraissait animée de sentiments de colère et de violence. On avait vu des grenadiers sortir tout le long de la route, un à un, des maisons voisines, charger leurs fusils à balle, devant le peuple, et se joindre à l'armée qui s'avançait vers le Champ-de-Mars.

—Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux
Jacobins.

Le jour était tombé; il faisait assez sombre pour l'exécution des mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du tambour et le roulement lointain des pièces d'artillerie; on se regarde; quelques personnes sont d'avis de se retirer; d'autres rappellent que, le but de la réunion étant légal, il serait lâche de fuir; on demeure. Les troupes débouchent dans le Champ-de-Mars par trois entrées à la fois, par l'avenue de l'École militaire, par le passage entre les glacis du côté du Gros-Caillou et par l'ouverture qui fait face à la Seine; c'est par celle-ci que se montre le drapeau rouge.

On connaît le Champ-de-Mars et on se représente aisément cette vaste plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne à la tête de laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord du fleuve, soulève une indignation universelle et les cris: «A bas le drapeau rouge! Honte à Bailly! Mort à Lafayette!»

Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel; elles se pressaient là comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A peine avait-on vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'on entend retentir une détonation d'armes à feu:

—Ne bougeons pas; on tire à blanc; il faut qu'on vienne ici publier la loi.

On avait en effet tiré en l'air. Tout à coup une seconde décharge éclate, mais réelle et meurtrière. Les colonnes s'ébranlent, la cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche chargée à mitraille. Le dernier feu avait tracé un cercle de victimes; hommes, femmes, enfants, vieillards, étaient tombés pêle-mêle. Aux plaintes et aux cris succède le silence plus terrible encore que les gémissements.

Bailly et Lafayette se donnaient sans doute, à eux-mêmes, les raisons qu'on invoque toujours en pareil cas: l'ordre public, le salut de la société, le besoin de faire un exemple, le devoir d'obéir à la lettre de la loi… Vaines excuses! La loi au-dessus de toutes les autres lois, c'est l'inviolabilité de la vie humaine.

Au plus fort de la mêlée, des citoyens s'élancent sous le feu, à travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles volantes qui portent écrite la volonté du peuple; cette pétition est le drapeau d'une idée, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On la sauve. «Oui, s'écrie l'auteur des Révolutions de Paris, oui, la pétition reste; elle est accompagnée de six mille signatures; de généreux patriotes ont exposé leur vie pour la sauver du désordre, et elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, placée dans un temple inaccessible à toutes les baïonnettes, et elle en sortira quelque jour; elle en sortira rayonnante.» L'oracle n'a point menti; celle pétition conservée existe encore aux Archives de la ville; la République, qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 août, des plis de cette pièce mémorable. Quand une fois les idées ont été baptisées avec du sang, elles ne meurent plus.

La nuit était tombée sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes parts, des citoyens sans armes fuient devant des citoyens armés; ils se pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient été étouffés entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde nationale, Lafayette en tête, rentre dans la ville. La nouvelle de cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier. Les rues sont désertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on revient d'une exécution. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais pas de victoire.

Cet événement a été jugé diversement, selon les partis. Toute la question se réduit à savoir si le roi n'avait point volontairement abdiqué en prenant la fuite; car, s'il en est ainsi, ceux qui proposaient de remplacer la monarchie par la république étaient dans la logique; ils avaient prévu la marche fatale des événements. On les tua, je l'avoue, avec toutes les formes légales; mais que me font vos sommations préalables, votre écharpe, votre drapeau? Une guenille rouge au bout d'un bâton ne donne point le droit d'attenter à la vie de citoyens désarmés et paisibles.

Combien de morts? La nuit le taira et demain le sable du Champ-de-Mars l'aura oublié; mais il y a dans les choses une justice qui n'oublie pas. La classe moyenne sera cruellement châtiée pour avoir la première fait couler le sang des hommes dévoués à la Révolution. On a, dit-on, exagéré le nombre des personnes qui tombèrent frappées par les balles: soit; mais la responsabilité d'une aussi triste journée ne se mesure point au chiffre des victimes; elle se mesure aux lois éternelles de la conscience humaine. Cette responsabilité terrible pèse lourdement sur Lafayette et sur Bailly.

XVI

Triomphe de la réaction.—Robespierre introduit dans la famille Duplay.—Sa manière de vivre.—Marat sous terre.—L'abolition de la peine de mort proposée par Robespierre, repoussée par la majorité conservatrice de l'Assemblée.—Fin de la Constituante.

En politique, on n'a jamais vu un parti vainqueur user modérément de sa victoire. Les royalistes constitutionnels profitèrent de la journée du Champ-de-Mars, du trouble et de l'émotion que la nouvelle du massacre avait répandus dans les rangs des citoyens, pour faire un essai de terreur. Les représentants de la classe moyenne en voulaient surtout aux journalistes et aux orateurs des clubs. Des mandats d'amener furent lancés contre les plus connus d'entre eux. Danton, se jugeant fort compromis, et trouvant que les ombrages de Fontenay-sous-Bois ne le couvraient point suffisamment, se sauva dans sa ville natale, Arcis-sur-Aube. Fréron s'éclipsa. Camille Desmoulins, riant et mordant à la fois, envoya au général Lafayette sa démission de journaliste, dans une lettre pétillante de verve. Quant à Marat, il était rentré dans sa cave. Beaucoup d'autres écrivains compromis cherchèrent dans la fuite, selon le langage du temps, «un asile contre les assassins». C'était une panique générale.

Quelques amis de Robespierre craignirent même pour sa sûreté. Il logeait en garni dans le Marais, rue Saintonge, et venait à pied tous les jours de chez lui jusqu'à l'Assemblée nationale. Aussi simple dans ses goûts que rigide dans ses principes, il dînait pour trente sous chez un traiteur. Le 17 juillet, à l'issue de la séance, aux Jacobins, un des membres du club, Maurice Duplay, menuisier de son état, tremblant pour les jours de Maximilien, qu'il admirait, vint lui offrir un asile chez lui. Il demeurait dans une maison portant alors le numéro 366 et située presque en face de la rue Saint-Florentin. Robespierre accepta la proposition qui lui était faite de si bon coeur.

Duplay était alors un homme d'une cinquantaine d'années. Ouvrier d'abord, puis entrepreneur en menuiserie, il avait acquis, par le travail, une petite fortune. Ses cheveux commençaient à grisonner; mais dans l'âge mûr il avait conservé tout le feu et toute l'ardeur de la jeunesse. Les patriotes de ce temps-là étaient des natures de fer. Le petit nombre des Conventionnels et des citoyens connus que l'échafaud a épargnés ont prolongé leurs jours au delà des limites ordinaires de la vie humaine.

Quel fut l'étonnement de la famille Duplay, quand, cette nuit-là, le menuisier rentra chez lui, conduisant par la main un inconnu d'une trentaine d'années, vêtu, avec une certaine recherche, d'un gilet à grands revers, d'un habit couleur marron et d'une culotte de soie! Duplay était père d'un garçon et de quatre filles dont l'une était mariée à un avocat d'Issoire, en Auvergne. S'adressant à sa femme et à ses enfants:

—Je vous amène, dit-il, un grand et brave citoyen que les contre-révolutionnaires veulent faire arrêter. Cette maison lui servira d'asile. Vous le connaissez déjà de nom, c'est Maximilien Robespierre…

La femme, les jeunes filles, le fils âgé d'une douzaine d'années, qui avaient lu ce nom-là dans les papiers publics et qui l'avaient souvent entendu prononcer avec enthousiasme par leur père, entourèrent l'illustre persécuté de soins et d'égards.

Robespierre n'avait accepté cet asile que pour une nuit; mais le lendemain, quand il voulut prendre congé de ses hôtes et retourner rue Saintonge, toute la famille le pria de rester.

—Vous êtes ici chez vous, lui dit Duplay; mon fils sera votre frère.

Puis lui montrant le groupe des jeunes filles dans les yeux desquelles on lisait autant de respect que de sympathie pour le grand citoyen:

—Mon ami, voici vos soeurs.

Le moyen de ne pas céder à de telles instances? Robespierre se rendit; la maison de Duplay devint la sienne.

De cette maison, il ne reste rien ou presque rien. Le temps a tout détruit et tout reconstruit. En face de l'église de l'Assomption se trouve, il est vrai, sur le même terrain, une autre maison dont l'allée assez étroite conduit dans une petite cour; mais la configuration actuelle des lieux ne saurait donner aucune idée de ce qu'ils étaient en 1791. La rue elle-même était à peine une rue: c'était un groupe d'une dizaine d'habitations. Dans le voisinage, alors tranquille et silencieux, s'élevait le couvent des religieuses de la Conception. La maison de Maurice Duplay avait à l'extérieur une bonne apparence bourgeoise. Une porte cochère donnait entrée dans une assez grande cour où étaient des planches et des ateliers de menuiserie. Au fond, dans un petit bâtiment, demeuraient le maître menuisier et sa famille. Il y avait du logement de reste. On pria Maximilien de choisir lui-même sa chambre. Il se décida pour une qui était séparée du corps de logis et située sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa, selon ses goûts, d'une tenture de damas bleu à fleurs blanches.

Les habitudes de Robespierre furent bientôt connues; il soignait beaucoup sa toilette, était d'une propreté fort délicate, aimait le linge blanc et recherchait l'élégance dans ses habits. Un coiffeur allait tous les matins friser et poudrer ses longs cheveux. Sa toilette terminée, il se réunissait à la famille du menuisier pour le repos du matin. Maximilien était d'une sobriété de Spartiate: il déjeunait avec du pain chaud et du laitage.

[Illustration: Massacre du Champs-de-Mars.]

Quoique sans luxe, la maison était charmante. Il y avait dans un coin de la cour un très-petit jardin, entouré d'un léger treillage et orné de fleurs que la main des jeunes filles s'occupait à cultiver. Un jour de souffrance s'ouvrait sur les vastes ombrages de tilleuls et de marronniers qui masquaient le couvent de la Conception, où les filles de Duplay avaient été élevées. Du matin au soir, un atelier de six à huit ouvriers en menuiserie animait tout l'entourage, par le bruit du rabot, du marteau et des chansons. N'était-ce point l'intérieur qu'aurait rêvé J.-J. Rousseau?

Robespierre sortait régulièrement vers le milieu du jour. Où allait-il? A l'Assemblée Constituante. Duplay disait à sa femme et à ses filles: «Maximilien va travailler au bonheur public. Tant qu'il sera notre défenseur, la nation n'a rien à craindre. Quel honneur de l'avoir chez nous!»

La paix et le calme le plus inaltérable régnaient dans cette maison retirée, isolée des rumeurs de la grande ville. Le soir, quand s'endormaient le bruit de la scie et du rabot, et le dernier chant des petits oiseaux dans les arbres du couvent, venait l'heure de la réflexion et des épanchements intimes. Au fond de cette solitude, les filles du menuisier avaient contracté une simplicité de moeurs qui s'alliait bien à l'élan du patriotisme.

Maximilien revenait à six heures pour souper. Au sortir de table, il suivait le menuisier et ses filles dans le salon; c'étaient de charmantes réunions de famille, pleines de grâces et de sévérité; les jeunes filles, groupées en cercle autour de leur mère, travaillaient, avec elle, à divers ouvrages d'aiguille. On se séparait à neuf heures, en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soirées prenaient un caractère de cérémonie; quelques invités, tous amis de la maison, se rassemblaient ce jour-là: c'étaient David, le peintre; Buonarotti, descendant de Michel-Ange et qui n'était point alors communiste; Lebas, qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours couleur cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle étroit, mais sympathique. On parlait quelquefois de littérature: Maximilien tenait pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les vers, on le priait de réciter quelques tirades de Bérénice ou d'Andromaque; il s'en acquittait avec tant d'âme, qu'il tirait des larmes de tous les yeux.

Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur mère, écoutaient la lecture sans cesser leur travail; les yeux modestement baissés et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient en elles-mêmes leur émotion. Ensuite Buonarotti, qui était grand musicien, se mettait au piano; c'était une âme rêveuse et ardente; il touchait des airs pathétiques, dont l'effet triste ou gai était inévitable; il semblait que la vie s'échappât sous ses doigts des notes frémissantes de l'instrument: on rapprochait alors des fenêtres pour regarder le ciel, tant cette musique élevait les coeurs. Cependant le ciel était plein d'étoiles, et les coeurs étaient pleins d'amour. On croyait à la famille, à l'humanité, à l'avenir. Voyant cet intérieur si grave et si uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris autour des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait que les anciens eussent élevé des autels aux dieux lares. Ces réunions ne se prolongeaient pas très-avant dans la nuit; Maximilien se retirait à onze heures, dans sa chambre, pour travailler; souvent, jusqu'à la blancheur du matin, on voyait briller à sa vitre une petite lumière.

C'est là qu'il écrivait ses grands discours, dont quelques-uns sentent un peu trop l'huile de la lampe. Le plus souvent vers huit heures du soir il se rendait au club des Jacobins. Telle était en 1791 sa manière de vivre.

Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple.—Dans une cave de l'ancienne rue des Cordeliers (aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine), il y avait, au mois de septembre 1791, debout devant un tonneau chargé de papiers, et une plume à la main, un journaliste qui écrivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa chaise, et se promenait à grands pas, en proie à une agitation fiévreuse; si le roulement d'une voiture sur le pavé de la rue prolongeait par hasard son bruit sourd le long des voûtes basses et humides du caveau, il relevait la tête et écoutait avec une attention fixe; son oreille inquiète semblait chercher dans ce bruit le roulement lointain du canon. Quand la voiture était passée, et que le souterrain rentrait dans le silence, le bonhomme agitait la tête avec désespoir et se remettait à écrire. Or ce souterrain, qui recevait un peu de jour par un soupirail était la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le journaliste était Marat.

Par quelle échelle fatale ce docteur, passionné pour la lumière et pour les découvertes, comme son aïeul Faust, était-il descendu dans ce réduit obscur? Ses idées excentriques avaient soulevé contre lui, dans la société, les mêmes orages que ses systèmes avaient déchaînés jadis dans le monde de la science. Ce petit homme, chétif et irritable, souffrait plus que tout autre de la dure captivité à laquelle le condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis. Traqué de repaire en repaire, comme une bête fauve, ne pouvant coucher deux fois dans le même lit, harcelé à toute heure et en tout lieu par les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos que dans la profondeur des ténèbres. La privation de la douce lumière du jour, qui avait été toute sa vie l'objet de son admiration et de ses études, l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il habitait, depuis trois ans, faisaient passer dans son âme un monde de ténèbres. Nuit et jour flamboyait, devant ses yeux, l'épée de la contre-révolution, qui menaçait la France. Son esprit plein de pensées lugubres se débattait dans les affres et les hallucinations de la mort. Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe débile au-dessus de l'anéantissement ou de la folie. Quand cette excitation morale faiblissait, il demandait au café, dont il prenait jusqu'à trente-deux tasses par jour, des forces artificielles pour lutter contre l'abattement et le sommeil. Infatigable, il rédigeait à lui seul, depuis le commencement de la Révolution, une foule de pamphlets et sa feuille l'Ami du peuple. Marat travaillait vingt-deux heures de suite: cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes de son esprit. Sa manière de vivre, extraordinaire, ouvrait son coeur à tous les soupçons comme à toutes les crédulités. Il s'emportait par bourrasques contre ses meilleurs amis.

«Tu as raison, lui répondait Camille outragé, de prendre sur moi le pas du l'ancienneté et de m'appeler dédaigneusement jeune homme, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqué de toi; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu étais celui de tous les journalistes qui a le plus servi la Révolution; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul écrivain qui ait osé te louer… Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Révolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens.» Marat avait beau dire et crier, il aimait ce jeune homme.

Après la fatale journée du Champ-de-Mars, le souterrain lui-même ne fut plus tenable; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait plus d'imprimerie; il occupait celle d'une demoiselle Colombe; on vint saisir les caractères et les presses. Les citoyens ardents, les lecteurs de l'Ami du Peuple, regardaient avec une fureur concentrée ce cortége de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison commune, environnées de baïonnettes, et chargées de tout l'attirail d'une imprimerie; des colporteurs garrottés fermaient la marche. «Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il à des citoyens armés, qui ont tué nos frères, de venir mettre à la raison des écrivains accusés d'avoir conseillé le meurtre? Les âpres diatribes de Marat, les figures de rhétorique de l'orateur du peuple, n'ont point fait verser depuis trois années deux gouttes de sang; un seul ordre de Lafayette en a fait répandre une large tache.» Ainsi l'opinion publique frémissait dans l'ombre; mais ses chefs étaient dispersés ou captifs, ses orateurs muets, ses espérances ajournées, sinon détruites.

Cependant l'Assemblée constituante touchait au terme de ses travaux. Fatiguée, énervée, soupçonné de trahison et de connivence avec la cour, depuis les massacres du Champ-de-Mars, elle avait cessé d'être le foyer auquel se réchauffait en 89 l'opinion publique. Ses dissensions intérieures, son peu de foi dans la durée de la Constitution qu'elle venait d'ébaucher, ses illusions sur la possibilité d'établir en France le régime de la monarchie constitutionnelle, tout la condamnait à un dernier sacrifice. Elle eut du moins le mérite de se retirer à temps. Il est vrai que, depuis quelques mois et à diverses reprises, quelques-uns de ses orateurs lui avaient conseillé de se dissoudre. Robespierre fit une motion plus courageuse encore: il proposa à l'Assemblée de décréter que ses membres ne pourraient être réélus à la prochaine législature.

L'Assemblée constituante, malgré ses défauts et ses passions, avait du moins une qualité héroïque, dont elle fit preuve dans toutes les occasions: c'était le désintéressement. Robespierre s'adresse uniquement à cette générosité bien connue. «Ceux qui fixent les destinées des nations, s'écrie-t-il, doivent s'isoler de leur propre ouvrage.» Sans rabaisser la mission de l'Assemblée, ni ses lumières, il ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute inspiration est dans le sentiment général. «Je pense, dil-il, que les principes de la Constitution sont gravés dans le coeur de tous les hommes et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés et qui nous a soutenus; c'est à la volonté de la nation qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment.» Ces belles paroles, quoique proférées par un seul, répondaient à la conscience de tous.

L'Assemblée décrète, à la presque unanimité, la proposition de Robespierre. Quelques historiens ont avancé que si la Constituante ne s'était point décapitée elle-même, et n'avait point exclu ses membres de la prochaine Assemblée, il n'y aurait pas eu de république. Pour celui qui cherche constamment la logique des faits, une telle conclusion n'est pas admissible. Il fallait que la Révolution se fit et qu'elle épuisât toutes ses conséquences: le trône était un obstacle à sa marche, elle le franchit. L'Assemblée constituante aurait eu beau renaître sous un autre nom, qu'elle n'eût point empêché la monarchie de courir à sa perte, ni le peuple français de revendiquer sa souveraineté.

La Constitution qu'elle avait votée était l'oeuvre de la classe moyenne, et laissait en dehors de la vie politique, c'est-à-dire de l'élection, un assez grand nombre de citoyens. Sur quel droit pouvait-on établir ces restrictions et tracer des limites au suffrage universel? Il était bien question de droit! La vérité est que la bourgeoisie, effrayée des envahissements de la masse, voulait lui fermer l'accès des urnes. Vainement objecterait-on que les gens exclus du droit de voter étaient des pauvres.

«Ces gens dont vous parlez, répondait avec beaucoup du raison Robespierre, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent; l'humble réduit où j'achète le droit du me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages; tout cela s'appelle rien, peut-être, pour le luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanité; c'est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse.» [Note: J'ai usé, abusé peut-être de la citation,—j'en serai plus sobre à l'avenir.—Mais si les événements ont une voix, comme je le pense, c'est dans les écrits et les discours du temps qu'il faut la chercher.]

L'ensemble de la Constitution (89-91) présente néanmoins un caractère imposant: c'est tout un passé qui se bouleverse, c'est toute une société nouvelle qui s'élève. Il serait trop long de récapituler les importants travaux de cette Assemblée mémorable, ses décrets sur la sûreté des personnes et des propriétés, l'abolition des priviléges, la libre circulation des grains, la liberté des opinions religieuses, l'éligibilité des non-catholiques, la division du royaume en départements, l'interdiction des voeux monastiques, la réorganisation de l'armée et du pouvoir judiciaire, l'aliénation des biens nationaux, l'émission des assignats, le progrès de l'éducation publique, la suppression des maîtrises et des jurandes, la réforme du Code pénal. L'Assemblée adoucit la rigueur des supplices; mais elle n'osa point abolir la peine de mort, et pourtant Robespierre l'y exhortait de toutes ses forces. Le 30 mai 1791, il s'écriait à la tribune: «Effacez du Code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques et que repoussent nos moeurs et notre Constitution nouvelle.» Cet appel à la raison, à la justice, à l'humanité, cette voix de la clémence se perdit dans le désert. A ceux qui lui reprochent aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait répondre: «J'ai trouvé dans votre loi le glaive levé; je vous ai proposé de le briser, vous n'avez pas voulu; cette arme est tombée plus tard entre mes mains, je m'en suis servi.»

La terreur constitutionnelle durait toujours; on arrêtait les discoureurs en plein vent; le drapeau rouge flottait à l'Hôtel de Ville; un silence morne régnait au Palais-Royal et dans les cafés. L'Assemblée profita de cette stupeur pour réviser la Constitution, c'est-à-dire pour la modifier. La République semblait vaincue, et, ce qui est le dernier degré de la défaite, elle était tombée sans combattre.

Commencée le 17 juin 1789, la Constitution fut terminée le 3 septembre 1791. Louis XVI l'accepta. «Convaincu, disait-il, de la nécessité d'établir cette Constitution et d'y être fidèle,» il se rendit solennellement au sein de l'Assemblée nationale. Au milieu des cris d'enthousiasme qu'excitaient parmi les députés la présence et le serment du roi, l'abbé Grégoire fit entendre ces sombres paroles: «Il jurera tout et ne tiendra rien.» Cette Constitution fut proclamée par le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette fit décréter une amnistie générale pour les délits relatifs aux affaires politiques du 15 juillet; l'amnistie ne relève pas les morts!

Enfin ils sont partis!—Ce furent les adieux que reçurent les députés de la Constituante, si bien venus et si bien fêtés à leur arrivée; les législatures s'usent dès qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la Révolution. Finissons. Les hommes, les faits, les idées qui ont préparé la Montagne nous sont désormais connus; nous avons vu construire laborieusement et pièce à pièce le théâtre de la lutte: viennent maintenant les gladiateurs de la liberté!

CHAPITRE TROISIÈME

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

I

En quoi l'Assemblée législative différait de l'Assemblée constituante.—Le parti des Girondins.—Quels étaient alors les républicains.—Troubles excités dans tout le royaume par les prêtres réfractaires.—Menaces des émigrés.—Conduite ambiguë de Louis XVI.

Il en est des grandes Assemblées comme des grands hommes: on s'aperçoit de leur supériorité alors qu'elles ne sont plus. La Constituante, en disparaissant, avait creusé un abîme. Comment combler ce vide? où trouver, parmi les nouveaux venus, des candidats capables de succéder aux Mirabeau, aux Sieyès, aux Duport, aux Barnave, aux Robespierre? Les révolutions sèment les dents du dragon: il en naît des hommes, des citoyens.

La Législative fut une Assemblée de transition, une sorte de lien entre la Révolution et la République. Elle ouvrit ses séances le 1er octobre 1791. Cette nouvelle Assemblée nationale n'avait plus l'éclat imposant de la Constituante: ni grands noms, ni grandes distinctions naturelles ou acquises. Soixante des nouveaux députés n'avaient pas encore accompli leur vingt-sixième année. C'était l'Assemblée des jeunes. A part Condorcet, Brissot et quelques autres, ses membres étaient inconnus. Parmi eux, on s'étonnait de ne point trouver Danton; les intrigues et la violence de ses ennemis avaient fait échouer sa candidature.

Le premier acte de la Législative fut un témoignage de déférence et de respect pour les travaux de l'Assemblée qui venait de finir. Le livre de la Constitution fut apporté en triomphe par douze vieillards, comme un livre saint; l'archiviste Camus le présenta solennellement aux nouveaux députés, qui le reçurent debout et la tête découverte. Ainsi l'Assemblée législative parut se tenir dans une humble contenance, devant l'ombre même de la Constituante. Quoique sincère, sans doute, cet hommage rendu à l'un des plus grands monuments de l'esprit humain ne pouvait être, de la part des nouveax venus, un engagement durable. La Constitution, quoique saluée avec enthousiasme, n'allait déjà plus à la taille de la Révolution, qui grandissait toujours; les premiers mouvements de la Législative devaient la faire éclater comme un vêtement trop court et trop étroit.

Dès le début de la session, la vieille étiquette royale vint se heurter au roc des idées démocratiques. «Nous n'étions pas douze républicains en 89,» dit quelque part Camille Desmoulins. Depuis la fuite du roi et le massacre du Champ-de-Mars, le nombre s'en était beaucoup accru. Le duel entre les deux principes s'engagea à propos d'un incident.

Couthon, dont les paupières molles, le teint blême, les joues creuses, annonçaient une constitution faible et un esprit taciturne, proposa de réformer le cérémonial qui avait été suivi par la Constituante, dans les réceptions du pouvoir exécutif. Plus de trône,—un fauteuil; plus de titre de sire,—monsieur; plus de députés debout et découverts devant leurs maîtres,—tous assis. «La Constitution, disait l'orateur, qui nous rend tous égaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre majesté que la majesté divine et la majesté du peuple.» L'Assemblée vota d'abord ces dispositions; puis, effrayée elle-même de son audace, elle revint le lendemain sur le décret, et anéantit son propre ouvrage. Le coup n'en était pas moins porté. Le roi constitutionnel devenait, aux yeux de la loi, ce qu'il devait être d'après l'esprit même de l'institution, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur à gages, c'est-à-dire révocable.

Elle eut lieu pourtant, cette séance royale. Louis XVI lut un discours dans lequel il faisait semblant de croire la Révolution terminée; elle commençait. Des cris de vive le roi l'accuéillirent à son entrée et l'accompagnèrent à sa sortie.

La Constituante s'était distinguée par l'expérience, la maturité, les lumières de ses hommes d'État; la Législative, elle, apportait un élément nouveau, l'enthousiasme.

Un groupe se faisait remarquer par son accent bordelais, son ardeur, sa verve méridionale: c'était celui des députés de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos, Fonfrède et autres. La plupart d'entre eux avaient fait de bonnes études classiques. Ils étaient sortis du collége, fort ignorants, mais l'âme remplie des souvenirs de l'antiquité. Le sentiment païen de la forme et de la beauté extérieure les saisissait: ils avaient voué un culte à la République d'Athènes. Le discours latin développa chez eux la faculté d'imitation, le forum bordelais affermit et enfla leur voix. Il y avait du soleil dans leur éloquence. Ces jeunes gens appartenaient en général à la classe moyenne, à cette envahissante bourgeoisie qui avait depuis si longtemps attaqué les priviléges de la noblesse. La majesté royale, comme on disait alors, n'exerçait sur leur esprit aucun prestige. Ils avaient secoué le joug des préjugés religieux et ne croyaient qu'à la puissance de la raison. D'ailleurs légers, remuants, grands parleurs, ils avaient plus de forme que de fond. Le chef de ce groupe, ou du moins le centre autour duquel ils ne tardèrent point à se réunir, était Brissot dit de Warville, esprit sérieux, possédant les connaissances qui manquaient à ses jeunes amis, sachant manier les hommes et les affaires, mais hélas! d'une probité douteuse. Brissot croyait, depuis longtemps, que la nation française était assez avancée pour se gouverner elle-même. Les Girondins adoptèrent sa manière de voir; ils se rallièrent, par nécessité, au simulacre de la monarchie constitutionnelle; mais leur idéal était la République.

[Illustration: Couthon.]

Par une contradiction qui étonna, les démocrates, d'un autre côté, se montraient bien moins préoccupés de changer la forme du gouvernement que de réaliser certaines conquêtes politiques et sociales. Robespierre, on le sait, ne faisait point partie de la Législative; mais il n'avait point cessé pour cela de parler et d'écrire. Quelle était alors son attitude? Il se couvrait de la Constitution comme d'un manteau. Pourvu qu'on traçât autour de la monarchie de sages limites, c'était la forme de gouvernement qu'il acceptait encore au mois de septembre 1791.

«Je n'ai point partagé, écrivait-il dans une adresse aux Français, l'effroi que le titre de roi a inspiré à presque tous les peuples libres. Pourvu que la nation fût mise à sa place, et qu'on laissât un libre essor au patriotisme que la nature de notre Révolution avait fait naître, je ne craignais pas la royauté, et même l'hérédité des fonctions royales dans une famille; j'ai cru seulement qu'il ne fallait point abaisser la majesté du peuple devant son délégué, soit par des adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne fallait point se hâter de lui procurer ni assez de forces pour tout opprimer, ni assez de trésors pour tout corrompre, si on ne voulait point que la liberté périt avant même que la Constitution fût achevée. Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties principales de l'organisation du gouvernement: elles peuvent n'être que des erreurs; mais, à coup sûr, elles ne sont point celles des esclaves ni des tyrans.» Comme il ne se rétracte point, comme il défend au contraire toute sa conduite, on est autorisé à dire qu'il persévérait dans la même manière de voir.

Pour établir la République, il faut des principes, des vertus et des lumières; les Girondins n'avaient qu'un système.

L'Assemblée constituante léguait à la Législative des embarras énormes: la rareté des subsistances, la résistance du clergé, l'émigration, la guerre civile et la guerre extérieure. Devant ces obstacles accumulés, les Constituants avaient quelquefois manqué de prévoyance et d'énergie. Les politiques du fait, hommes à vue courte, n'avaient pas su calculer l'importance de la question religieuse. La Révélation ne s'attendait qu'à la guerre des rois; elle vit se dresser devant elle la guerre des prêtres et des croyances. Contre toute prévision, elle rencontra, dans le clergé, un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement. Exercer sur les âmes un empire invisible, couvrir leurs complots d'un voile sacré, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique des prêtres factieux. Parmi ces derniers, beaucoup ne songeaient qu'à guérir la plaie faite à leurs intérêts matériels; d'autres s'agitaient par esprit de fanatisme: c'étaient les plus dangereux. Les hommes de la Constituante s'étaient contentés de tonner contre le pharisaïsme de l'ancien clergé, et d'opposer aux artifices des réfractaires un tranquille mépris. Cette conduite était impolitique et légère. Il y avait plus de foi dans le peuple que les prêtres eux-mêmes n'osaient l'espérer. D'un autre côté, des plaisanteries maladroites et indécentes contre les idées religieuses venaient en aide à la fureur du clergé en alarmant les consciences. La philosophie a le droit de succéder aux cultes qui meurent; elle n'a pas le droit de les tourner en ridicule.

La situation des ecclésiastiques assermentés devint intolérable. Leurs faux frères excitaient contre eux les populations ignorantes et aveuglées. Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on tuait leurs pigeons, on dénichait les oeufs dans leurs poulaillers. [Note: Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.] Réduits à la famine, ils avaient encore à souffrir les insultes des enfants qui les pourchassaient à coups de fourche. Plusieurs ecclésiastiques distingués et soumis à la loi occupèrent alors les siéges épiscopaux devenus vides par la retraite des anciens évêques; ils rencontrèrent dans leur diocèse des obstacles énormes. A Caen, l'abbé Fauchet, nommé évêque du Calvados, s'agitait contre la ligue formidable des nobles et des prêtres. Deux ou trois cents femmes d'une paroisse de Caen poursuivirent le curé constitutionnel, lui jetèrent des pierres, le chassèrent jusque dans son église, où elles descendirent le réverbère du choeur pour le pendre devant l'autel. La même ville fut bientôt le théâtre de désordres plus graves encore: dans l'église Saint-Jean, on vit reluire les armes devant l'autel, des coups de feu furent tirés par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison de prière un antre de sédition et une caverne de brigands.

Faisant allusion à ces désordres, à ces actes de barbarie et aux prêtres rebelles qui les excitaient, l'abbé Fauchet s'écriait indigné: «En comparaison de tels prêtres, les athées sont des anges…. Allez, ont-ils dit aux ci-devant nobles. Allez, épuisez l'or et l'argent de la France; combinez les attaques au dehors, pendant qu'au dedans nous vous disposerons d'innombrables complices: le royaume sera dévasté, tout nagera dans le sang; mais nous recouvrerons nos priviléges! Abîmons tout plutôt, c'est l'esprit de l'Église.—Dieu bon, quelle Église! ce n'est pas la nôtre; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes, c'est de cet esprit qu'elle doit être animée. Et ils osent parler de l'Évangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne prêche que l'égalité, la fraternité, qui dit: Tout ce qui n'est pas contre nous est avec nous; annonçons la nouvelle de la délivrance à toutes les nations de la terre: malheur aux riches et aux oppresseurs! N'invoquons pas les fléaux contre les cités qui nous dédaignent; appelons-les au bonheur de la liberté par le doux éclat de la lumière.»

L'Assemblée législative, instruite de ce qui se passait à Caen et ailleurs, hésitait elle-même entre la tolérance et les mesures de rigueur, contre des hommes qui fomentaient la guerre civile sous le manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des vaisseaux les prêtres insermentés. On écarta pour l'instant toute persécution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se propageait et s'étendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi, le Gévaudan, la Bretagne suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de montagnes résistent plus longtemps que les autres au déluge des eaux et des idées. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces grands cataclysmes qui ont changé plusieurs fois la face du globe terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers représentants de l'ordre de choses qui va finir; c'est là qu'ils luttent à outrance contre la destruction générale.

Les provinces soulevées par la lutte des préjugés religieux étaient, en outre, isolées du reste de la France par des barrières naturelles, des rivières, des fleuves, des routes impraticables, un langage et des moeurs à part. Les habitants de quelques provinces étaient habitués à vivre dans une indépendance farouche, bien différente de celle que la Constitution voulait fonder. La liberté du citoyen n'est pas celle du sauvage: la volonté particulière se trace à elle-même des limites en se rattachant à la volonté générale. La Révolution, qui était en réalité une délivrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait, une tyrannie. Les ecclésiastiques, les nobles déchus, profitèrent de ces instincts et de ces germes de mécontentement pour inspirer aux paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se changèrent, sous leur main, en champs de bataille où l'ignorance agitait des ténèbres et des armes. Cette puissance mystérieuse des prêtres tenait moins encore à leur habileté personnelle qu'à l'empire des croyances sur le coeur de l'homme.

La rareté et, par suite, la cherté des subsistances étaient inséparables d'un état de choses aussi troublé et qui n'avait pas encore permis à la fortune publique de se rasseoir. La domination des riches sur les pauvres survivait à l'aristocratie détruite. L'habit des citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on avait privés des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis l'affaire du Champ-de-Mars, étaient désignés sous le nom de Janissaires de l'ordre. D'un autre côté, les intérêts alarmés se coalisant contre la misère, il se trouva des spéculateurs pour opérer la hausse factice des denrées; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau, à l'occasion de la cherté subite du sucre. Au milieu du dénûment des classes laborieuses, la Révolution jetait ça et là quelques sentences économiques:—Tous les hommes ont droit à la subsistance.—Si l'habit du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches.—La nature donne des vivres, et les hommes font la famine.

Un prêtre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles. «La Révolution n'est pas faite, écrivait-il, si habituellement le pain n'est pas à meilleur marché qu'il n'est aujourd'hui… Le bois, le linge, les maisons diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir à la lettre cette prophétie de David: Les pauvres mangeront et seront rassasiés.»

L'État se trouvait lui-même aux abois; il avait bien les mains pleines de papier-monnaie; mais ses caisses étaient vides de numéraire. La confiance manquait, la vente des biens du clergé rencontrait un obstacle dans certains scrupules religieux. Le cultivateur achetait, mais en tremblant. Marchait-on bien sur un terrain solide? L'ancien régime ne pouvait-il pas revenir? Et, dans ce cas, ces terres, quoique légitimement acquises, ne seraient-elles pas violemment arrachées des mains du paysan? Heureux encore s'il ne payait pas de sa tête le crime d'avoir soldé la terre avec le fruit de ses économies et de la féconder chaque jour par son travail! L'État se reposait sur le crédit; le crédit, c'est l'idéal de la fortune. Toutes ces causes réunies produisaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque chose étonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves la Révolution ait pu se maintenir.

Les prêtres non-assermentés en appelaient aux foudres du pape, les nobles à l'épée des souverains étrangers; leurs espérances se portaient ainsi de tous côtés, et toujours au delà des frontières. Les classes qui, jusqu'en 1789, étaient à la tête de la société se mirent violemment hors la nation. Ces hommes, pour lesquels le sol français était peu de chose à côté de leurs intérêts personnels, auraient compté pour rien les ravages de leur entreprise et la vie des citoyens, à la condition de rétablir la monarchie. Avec l'émigration, le numéraire s'enfuyait; il se formait de jour en jour, sur la frontière, ce qu'on nommait alors la France extérieure. Tandis que les tronçons de l'aristocratie, coupée par le glaive de la Révolution, s'agitaient ainsi pour se rejoindre à Coblentz ou à Bruxelles; les souverains du Nord armaient sur toute la ligne.

Les émigrés trompaient les rois de l'Europe par les rêves dont ils s'abusaient eux-mêmes; ils leur disaient qu'une fois le pied des armées étrangères sur le sol de la France, la nation, comprimée par une poignée de révolutionnaires, se soulèverait elle-même et chercherait son salut du côté de l'étranger. Le but des puissances confédérées était d'ailleurs conforme aux projets et au langage des émigrés français: soutenir la partie saine de la nation contre la partie délirante, éteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme révolutionnaire dont les éruptions successives menaçaient les empires circonvoisins.

Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms; une armée, dont presque tous les soldats étaient gentilshommes, se tenait prête à agir; l'argent abondait. Voici une de ces lettres, retrouvée par nous aux Archives du royaume: «On attaquera sur cinq points;… je ne sais si les esprits changent en France; mais le peuple des frontières adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une idée du degré de chaleur où les esprits sont montés. Tous les jours des officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles; dix-huit se sont jetés à la nage, devant les gardes nationales, pour passer de l'autre côté; d'autres traversent la rivière à cheval… Les princes nous ont assuré qu'ils n'écouteraient aucune proposition ni accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'armée. Le mois où nous entrons sera bien intéressant; croyez que nous vous rosserons de main de maître, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les parlements sont tant à Coblentz qu'à Bruxelles. Les princes leur ont donné l'ordre de ne pas s'écarter. M. Séguier aura bien de la besogne. Malheur à ceux qui feront de la résistance!» [Note: Lettre d'une émigrée trouvé dans les papiers de M. Lemounier, médecin du roi.]

Ce rassemblement convulsif, tout électrisé de contre-révolution et d'aristocratie, inquiétait à juste titre les législateurs. Chaque jour, l'armée se désorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort que les ennemis de la Révolution pouvaient lui faire, c'était de la pousser aux excès; les nobles et les prêtres n'épargnèrent aucun moyen pour amener ce résultat désastreux; l'absence menaçante des uns, la présence occulte et les complots des autres concouraient à souffler le feu de la guerre civile. L'Assemblée législative voyait le mal; elle ne voyait pas le remède. Condorcet avait proposé de lier les nobles à la Constitution par un serment: «Ils le prêteront, lui répondit Isnard, mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur épée.»

Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi? Louis XVI n'avait point encore perdu l'espoir de raffermir son trône ébranlé. Quelques pâles rayons de popularité lui revenaient, par intervalles, comme les dernières caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour où il s'était rendu à l'Assemblée nationale, il alla au Théâtre-Italien avec la reine, Madame Élisabeth et ses enfants. La famille royale fut reçue avec des marques d'attendrissement.

—Le bon peuple, s'écria la reine, il ne demande qu'à aimer!

Pourquoi donc, madame, n'avez-vous pas su gagner son coeur?…

Les ci-devant nobles ne manquèrent point d'attribuer ces retours à l'humeur légère des Français, qui s'étaient éloignés du trône par étourderie et par bravade, mais qui seraient bientôt forcés d'y revenir à genoux et dans l'attitude du repentir. La mobilité du caractère français est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse continuellement les chaînes dont on voudrait la charger. Cependant Louis XVI, conseillé par Barnave, ne cessait de donner des gages apparents à la Constitution. Rome avait prononcé d'avance l'absolution de cette conscience royale, qui fléchissait sous la force majeure des événements. Tromper la Révolution, c'était un moyen de la soumettre: on comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la fureur des partis extrêmes; ses solennels serments n'empêchaient d'ailleurs pas Louis XVI de porter ses regards et ses intrigues au delà du Rhin.

II

Deux décrets: l'un contre les émigrés, l'autre contre les prêtres réfractaires.—D'où est parti le système de la Terreur.—Le roi tient pour le clergé non assermenté et pour la noblesse révoltée contre la nation.—Les désastres de Saint-Domingue.—Camille Desmoulins sans journal.—Les lettres et les arts en 91.—Danton est nommé procureur-adjoint de la Commune de Paris.—Son caractère et sa profession de foi.

Une conduite si ondoyante n'était pas seulement dans la politique du château; elle était surtout dans le caractère faible de ce malheureux prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'âme; mais la volonté n'est une puissance que si elle s'appuie sur un grand dessein; or, Marie-Antoinette n'avait dans le coeur que des rancunes d'ambition froissée, et dans l'esprit que des plans décousus. D'un autre côté, les soutiens du trône constitutionnel allaient manquer à la royauté de 89: Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis que l'Assemblée législative voulait enfin percer à jour les vraies intentions de Louis XVI et lui imposer des hommes nouveaux.

Tel était l'état de trouble des esprits; tels étaient les embarras et les difficultés de la situation; l'Assemblée nationale allait-elle trouver le moyen d'en sortir?

L'Assemblée législative crut que le moment était venu de renoncer à un système d'impunité dont on voyait chaque jour se développer les funestes conséquences. La tolérance des hommes d'État envers les prêtres réfractaires et les nobles qui s'étaient sauvés à l'étranger n'avait fait qu'encourager le schisme et l'émigration. Si l'on persévérait dans cette voie, ne courait-on pas à la perte de toutes les conquêtes révolutionnaires? Ce fut Brissot qui, le 30 octobre 1791, suivant une expression vulgaire, attacha le grelot. Dans un discours fort étudié, il demanda que si, passé un certain délai, les princes et les fonctionnaires émigrés ne rentraient pas dans le royaume, ils fussent poursuivis criminellement et leurs biens confisqués. Quant aux autres (le menu fretin) on se contenterait de frapper leurs propriétés d'une triple imposition. Ces moyens d'intimidation parurent trop doux à Vergniaud. «Avec ces misérables pygmées, parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, il n'est point besoin de preuves légales.» Le lendemain, le fougueux Isnard s'élance à la tribune: «Il est souverainement juste, s'écrie-t-il, d'appeler au plus tôt, sur ces têtes coupables, le glaive des lois… Il est temps que ce grand niveau de l'égalité qu'on a placé sur la France libre prenne enfin son aplomb… Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunité des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau… Si nous voulons être libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne; que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs ni les personnes.» Ces images funèbres, la voix assombrie de l'orateur, soulevèrent des applaudissements.

Pour le coup, ce fut Marat qui se déclara charmé; il croyait avoir enfin trouvé son homme. Qu'invoquaient pourtant Brissot, Vergniaud, Isnard pour justifier ces mesures de rigueur? La raison d'État. N'est-ce point au nom du même sophisme que les Montagnards s'armèrent plus tard de l'échafaud? Les uns et les autres n'ont donc rien à se reprocher. Le système de la Terreur a même été inventé par les Girondins.

Après les émigrés, ce fut le tour des prêtres réfractaires. Le 14 novembre, Isnard, s'adressant aux hommes de la Révolution, dit cette vérité sinistre: «Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus.» Puis se retournant vers les prêtres réfractaires: «Il faut, poursuivit-il, ramener les coupables par la crainte ou les soumettre par le glaive. Une pareille rigueur ferait peut-être couler le sang; mais il est nécessaire de couper la partie gangrenée pour sauver le reste du corps.» Toujours la même doctrine: c'était celle de l'Inquisition.

Le 29 novembre, l'Assemblée vota un décret qui prescrivait à tous les ecclésiastiques de prêter le serment civique, dans le délai de huit jours, sous peine d'être privés du tous traitements ou pensions, déclarés suspects de révolte envers la loi et soumis à la surveillance de toutes les autorités constituées.

Les priver de leur traitement était un acte de justice. Mais au nom du salut public, les déclarer suspects, les placer en dehors du droit commun, n'était-ce point faire un grand pas vers le système de 93?

Ces deux décrets, l'un contre les émigrés, l'autre contre les ecclésiastiques réfractaires, furent frappés plus tard de deux vetos consécutifs. Le premier, disent les royalistes (le décret contre les émigrés), offensait le coeur de Louis XVI, sincèrement dévoué à sa bonne noblesse, dont il avait reçu tant de gages de sympathie et de dévouement; le second (celui contre les prêtres) révoltait ses croyances religieuses. Pouvait-il en être autrement? Le roi n'admettait au château que des prêtres non assermentés; Madame Elisabeth, fort dévote et peu éclairée, mais exerçant une assez grande influence sur le roi, contribuait à affermir ses scrupules. Louis XVI se contenta d'inviter les émigrés à rentrer en France; cette mesure était insuffisante; était-elle même bien sincère?

La note suivante, extraite d'une liasse déposée aux Archives du royaume, me permet d'en douter. «Quoique émigré, Lambesc a continué, jusqu'en janvier 1792, à faire les fonctions de grand-écuyer, de l'approbation de Capet; le ministre Latour du Pin correspondait avec lui en cette qualité. On a fait faire à Paris et expédié à Trèves des uniformes de gardes-du-corps (en gravure ou en nature?) de soldats prussiens, et des habits de livrée de valets de pied; les états de dépense des grandes et petites écuries étaient envoyés à Trèves, d'où Lambesc les renvoyait après les avoir signés.»

Les fonctions de grand-écuyer exercées à distance, par un homme qui était hors du royaume; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI donnait à cette conduite, tout montre bien qu'il existait alors un lien entre le cabinet des Tuileries et l'émigration. Les anciens nobles avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer; ce n'est donc pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler à leurs devoirs. Ils ne manquèrent pas de mettre en doute la liberté de leur souverain, ni d'abriter leur désobéissance soi-disant fidèle derrière une fiction de contrainte et de captivité morale.

Cependant l'Assemblée nationale voyait avec impatience son autorité murée par deux vetos. Le peuple s'indignait; la colère des citoyens se montrait d'autant plus grande que les deux décrets, surtout celui contre les ecclésiastiques insoumis, étaient réellement empreints de sagesse et de modération. L'Assemblée se contentait, selon le mot de Camille, d'exorciser le démon du fanatisme par le jeûne, c'est-à-dire de retirer la pension aux prêtres qui persisteraient à ne point prêter le serment civique. La Législative avait bien prononcé des peines sévères contre les ci-devant nobles, qui intimidaient le pays par une fuite séditieuse, et contre les prêtres convaincus d'avoir provoqué la désobéissance aux lois; mais cette peine, purement comminatoire, devait expirer devant les barrières de l'étranger et devant le refus de la sanction royale.

La conduite du roi, dans ces circonstances extrêmes ne fut approuvée que par les Feuillants; on nommait ainsi les successeurs du club de 89. Un jeune écrivain du plus grand talent exposa les doctrines de ces conservateurs dans une longue lettre sur les dissensions des prêtres. André Chénier—c'était son nom—s'avouait alors royaliste.

[Illustration: Vergniaud.]

Les démocraties se montrent généralement peu favorables aux poëtes; elles regardent sans cesse à l'intérêt de tous, à la grandeur nationale, bien plus qu'à certains dons de la nature. Qu'arrive-t-il pourtant en pareil cas? Ces esprits frêles et délicats, mais jaloux de notoriété, qui voudraient soulever le monde avec une aile de papillon, s'irritent, accusent les événements de détourner d'eux la renommée, regrettent le bon vieux temps et maudissent le progrès. Avons-nous en vue André Chénier? non vraiment, mais une foule de beaux esprits qui rimaient alors contre la Révolution. Ce n'étaient ni des écrivains ni des poëtes qu'il fallait à la nation en danger, c'étaient des citoyens.

Guerre aux blancs! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue et qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait été précédée par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait péri sur l'échafaud des esclaves; les idées ressemblent aux herbes des champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On sait aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent provoqués par la résistance des colons et par leur injustice; ces hommes durs repoussèrent le décret qui accordait les priviléges civiques aux hommes de sang mêlé, c'est-à-dire à leurs propres enfants. Ils furent châtiés; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie. Les nègres inventèrent des supplices qui font frémir d'horreur: les blancs leur avaient si bien appris à être cruels! Tôt ou tard, les armes de la persécution et de la tyrannie se retournent contre la main qui s'en est servie. C'était maintenant le tour des maîtres de manger leur pain dans l'agitation et la terreur. Nulle pitié: être blanc, c'était être coupable; le crime ne faisait qu'un avec la peau.

Cette nouvelle excita en France des émotions diverses: si la perte de nos colonies affligeait le sentiment national, si la conduite des noirs était révoltante, la conscience saluait, du moins avec tristesse, deux grandes choses, l'émancipation des esclaves et l'unité de l'espèce humaine. Les voilà donc, ces nègres, ces hommes de couleur trop longtemps traités comme des animaux, qui, eux aussi, réclament au nom de la liberté! D'où leur venait cette audace, sinon de la Déclaration des droits de l'homme? D'un bout du monde à l'autre, les esclaves répondaient à la Révolution Française par un tressaillement de coeur. Au milieu de ces désastres, l'attitude de la nation fut sublime. «Il n'y a pas à balancer, s'écria-t-elle; les lois de la justice avant celles des convenances commerciales, et nos intérêts après ceux de l'espèce humaine.» O enthousiasme de la générosité! Quand avait-on vu un peuple frappé bénir sa blessure? Quand une nation, tout en donnant des larmes aux victimes, s'était-elle consolée de la perte d'une de ses plus belles colonies par amour des principes et de l'humanité?

Camille avait donné sa démission de journaliste, mais non celle de citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de répandre sa verve intarissable; comme il se défiait de sa voix, il faisait quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arrêtés, Camille s'abandonnait toujours à la providence de son esprit; il allait avec le flot, mais ce flot allait lui-même du bon côté. Républicain, il attaquait sans cesse le Monstre politique de la Constitution. Les partisans de la royauté l'accusaient d'exagérer les maux de la situation actuelle, sans indiquer de remède; il se contenta de les tourner, le plus joliment du monde, en ridicule: «Que signifient, leur répondit-il, ces questions captieuses et pharisaïques et toutes ces métaphores de remèdes et de maladies désespérées, en parlant des nations? A un malade, il ne suffit pas pour être guéri d'en avoir la volonté, au lieu que vous reconnaissez tous que, pour qu'un peuple soit libre, il suffit qu'il le veuille; pour guérir une nation paralysée par le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au paralytique de la porte du temple de Jérusalem: Levez-vous et marchez; car c'est votre Lafayette lui-même qui l'a dit: Pour qu'un peuple soit libre, soit guéri, il suffit qu'il le veuille. Ainsi, messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi ne peuvent répondre, à ce discours, rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les goujons des Mille et une Nuits, à qui l'auteur de la Feuille du Jour vient de comparer si plaisamment les Français, et qui répondaient dans la poêle à frire: Nous sommes frits, mais nous sommes contents

Camille Desmoulins demeurait alors rue du Théâtre-Français; mais il passait les derniers beaux jours de l'automne à Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de sa belle-mère. Lucile était toujours resplendissante de jeunesse et de gaieté; elle aimait la Révolution pour elle-même et pour son Camille: jamais sentiment plus noble ne souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'empêchait pas de descendre aux amusements champêtres. Fréron, l'ami de la maison, venait souvent les joindre à Bourg-la-Reine; on passait gaiement de la politique aux moeurs familières de l'intimité. Fréron aimait à jouer avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela Fréron-Lapin. Camille souriait à ces propos innocents: «J'aime Lapin, disait-il, parce qu'il aime Rouleau.» C'est ainsi qu'il appelait sa femme.

Le coeur humain est toujours le même; comme ces charmants badinages se détachent avec mélancolie sur le fond triste et sévère d'une Révolution qui devait dévorer ses plus beaux enfants!

Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa tribune de journaliste. «J'exerce de nouveau, écrivait-il à son père, mon ancien métier d'homme de loi, auquel je consacre à peu près tout ce que me laissent de temps mes fonctions municipales ou électorales et les Jacobins, c'est-à-dire assez peu de moments. Il m'en coûte de déroger à plaider des causes bourgeoises après avoir traité de si grands intérêts et la cause publique à la face de l'Europe. J'ai tenu la balance des grandeurs; j'ai élevé ou abaissé les principaux personnages de la Révolution. Celui que j'ai abaissé ne me pardonne point, et je n'éprouve qu'ingratitude de ceux que j'ai élevés; mais ils auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut que celui qu'il élève. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir cessé mon journal. C'était une puissance qui faisait trembler mes ennemis, qui aujourd'hui se jettent lâchement sur moi, me regardant comme le lion à qui Amaryllis a coupé les ongles.» Cette dernière phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la grâce et de la beauté, toujours présentes dans la personne de sa femme, avait désarmé pour un temps la verve satirique de Camille?

On se souvient de l'affaire de Nancy; le zèle aristocratique de Bouillé avait laissé des victimes: quarante soldats furent tirés des galères; on fit de leur retour l'objet d'une fête à laquelle le peuple assista. Le sentiment public s'élevait avec la Révolution. A Libourne, un supplicié pour cause d'assassinat restait depuis quelques jours, privé de sépulture; les préjugés civils et religieux écartaient de cette dépouille avilie les mains les plus charitables; six membres du club des Jacobins allèrent lever le corps pour le porter au lieu des inhumations. L'adoucissement des moeurs se poursuivait! à Paris, les combats de taureaux furent défendus, ainsi que les scènes atroces de boucherie qui se passaient dans le quartier des halles; en réprimant les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute cruauté du coeur des hommes libres. La presse révolutionnaire continuait à regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la société n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a pas donné.

Les pièces de théâtre dévoilaient une nouvelle tendance philosophique et sociale; on joua successivement Caius Gracchus, de J. Chénier, la Mort d'Abel, de Legouvé, et Robert, chef de brigands, par Lamartellière. Ce vers de Chénier fut surtout applaudi:

S'il est des indigents, c'est la faute des lois.

Les arts, quoique masqués sans doute par l'importance de la question politique, n'étaient point délaissés absolument. Il y eut, vers la fin de l'an 1791, une exposition de peinture; on y remarqua les portraits de l'abbé Maury, de Lafayette et de Robespierre; au bas de ce dernier se lisait l'inscription suivante: l'Incorruptible. Le buste de Mirabeau figurait à côté du buste de Louis XVI. Il y avait beaucoup de paysages: au milieu des scènes les plus pathétiques de l'histoire, l'oeil et le coeur de l'homme cherchent toujours quelques riantes échappées pour retourner à la nature.

«Ce genre touchant, écrivait alors un critique, doit nécessairement gagner à la Révolution. Nos campagnes, devenues plus fortunées, offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacreront.»

A cette exposition de tableaux, le public se portait surtout vers le Serment du Jeu de Paume.

L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le beau, suit toujours des voies parallèles. Cette constante relation ne saurait être brisée qu'aussitôt l'unité morale ne se trouble et que la signification des diverses écoles ne s'altère. Il en résulte qu'une histoire de l'art est forcément une histoire des dogmes, des révolutions, des philosophies qui ont, de siècle en siècle, renouvelé la face du monde. Sans foi, il n'y a pas d'art; mais cette foi change de forme et d'objet, selon les courants d'idées qui transforment la société. A la peinture religieuse de Lesueur avait succédé, en France, la peinture philosophique du Poussin. La décadence des moeurs avait ensuite poussé l'art dans les afféteries et les nudités du boudoir. Cependant, au sein de l'ancienne société où toutes les croyances déclinaient, s'éleva tout à coup un de ces souffles de l'esprit qui agitent les ossements arides. La Révolution parut, et avec elle le peintre David.

Ce qu'il faut chercher dans ses toiles magistrales, d'un style beaucoup trop académique, ce sont de grands exemples et de grandes leçons. Les Horaces, la Mort de Socrate, Brutus, Léonidas aux Thermopyles sont autant de proclamations adressées au peuple français; le pinceau n'en avait jamais signé de semblables. Chez David, le peintre n'est que la personnification du civisme; inspiré par les événements, il prêche ici le dévouement à la patrie, là le sacrifice de l'homme à une idée, ailleurs la haine de la tyrannie qui force un père à ensanglanter ses mains dans la mort tragique de ses fils. David imprime à toutes ses oeuvres la figure de ses convictions politiques. Sous son Bélisaire demandant l'aumône, qui n'a deviné la sollicitude du révolutionaire pour ces vieux soldats de la patrie, dont les haillons contrastent amèrement avec des services glorieux? Ainsi envisagées, les peintures de Louis David ne sont pas seulement des tableaux; ce sont des actes; l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national décalqué sur la toile. Le Serment du Jeu de Paume, cette grande page de la Révolution Française, allait à l'âme et au talent du peintre; la foudre qui tombe sur le château royal nous montre dans l'éloignement le tonnerre du 10 août; où les Constituants n'avaient vu qu'une résistance à la cour, David avait aperçu la chute de la royauté.

Au milieu de ces oeuvres d'art et de littérature, l'Almanach du bonhomme Gérard, par Collot-d'Herbois, marque l'origine des almanachs politiques.

Danton venait d'être nommé substitut-adjoint du procureur de la Commune. Cet homme, auquel la nature avait donné en partage des formes athlétiques et des poumons d'airain, avait prévu que la Révolution ne s'accomplirait pas dans l'Assemblée des représentants de la nation; qu'il fallait que le peuple s'agitât, et que la force siégeât surtout dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter tonnant de la place publique. Son éloquence à coups de canon retentissait surtout dans le club des Cordeliers, où elle donnait le signal de l'attaque. On n'agite pas pour agiter: sous ce tourbillon, il y avait une justice. Danton aimait sincèrement les classes pauvres et malheureuses, il voulait les affranchir; son coeur était bon, mais ses besoins étaient énormes. A tort ou à raison (nous reviendrons plus tard là-dessus), on l'accusait de marchés et du transactions déshonorantes avec Philippe d'Orléans.

Qu'y avait-il de vrai dans ces vagues rumeurs?

Danton recevait-il d'une main et se vengeait-il de l'autre, en écrasant les fourbes, les traîtres et les ennemis du peuple? Drapé dans son audace, il se couvrait contre toutes ces médisances ou toutes ces calomnies d'une confiance démesurée en lui-même.

Danton avait été nommé substitut-adjoint du procureur de la Commune par 1 162 voix. Le jour de son installation, il adressa au maire et aux autres membres du conseil municipal un discours qui était une profession de foi: «Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le voeu des amis de la liberté et de la Constitution; je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers.» L'orateur parle ensuite des calomnies dont il a été assiégé, de ce qu'il a fait pour la Révolution. «La nature, dit-il, m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées, suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère… Si dès les premiers jours de notre régénération j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré, pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on nommait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie… Voilà quelle fut ma vie. Voici, messieurs, ce qu'elle sera désormais…»

Danton promettait alors de concourir au maintien de la Constitution, rien que la Constitution. Son opinion sur la royauté était à peu près celle de Robespierre. «Après avoir brisé ses fers, continuait-il, la nation française a conservé la royauté sans la craindre et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point détruit le penchant à être confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs, sans exception, et tous ces valets de conspiration, qui se font donner par les rois des à-compte sur des contre-révolutions chimériques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans à crédit; que la royauté enfin se montre sincèrement l'amie de la liberté sa souveraine: alors elle s'assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même, alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d'être au delà de la Constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà, on verra, dis-je, que ces citoyens, quelle que soit leur théorie arbitraire sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social; qu'ils ne voulaient, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la liberté. Oui, messieurs, je dois le répéter, quelles qu'aient été mes opinions individuelles, lors de la révision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerai à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilége pour l'attaquer, fût-il mon frère, mon ami, fût-il mon propre fils. Tels sont mes sentiments.»

Les idées de Danton s'étaient-elles modifiées au contact de ses nouvelles fonctions? On serait tenté de le croire. Cette riche nature abondait d'ailleurs en contrastes. Révolutionnaire par tempérament, homme d'action, il lui fallait le bruit, le mouvement, le forum, et pourtant il aimait les champs, la nature. S'il faut en croire Fabre d'Églantine, les goûts de Danton l'entraînaient à la campagne, aux bains, à la vie de fermier. Avec le remboursement d'une charge qui n'existait plus, il avait acheté, à Fontenay-sous-Bois, une petite métairie qu'il surveillait lui-même. Sa physionomie, féroce à la tribune, devenait, dans l'intimité, bonne, enjouée, quelquefois souriante. Ses discours, violents jusqu'à la fureur, ne donnent aucune idée de sa conversation, qui était instructive et agréable. Il aimait véritablement le peuple qui l'avait tiré, comme il disait, «de l'abjection du néant». Malheureusement il était esclave de ses plaisirs et du ses passions. Avec ses amis, il tenait souvent des propos cyniques; mais chez lui il ne se montrait étranger à aucun des sentiments délicats. Ce tribun, dont les colères faisaient pâlir le front des rois, avait près de sa femme des attendrissements de lion amoureux.

Mais est-ce bien le moment de nous occuper des hommes et de leur vie privée? L'éclair brille, le sol tremble: la Révolution vient d'emboucher la trompette guerrière.

III

La guerre.—Résistance de Robespierre à l'élan général.—L'avis de Danton—Brissot se déclare ouvertement pour l'attaque.—Lutte entre lui et Robespierre.—Le sentiment martial l'emporte.—Les Marseillais marchent sur Arles.—Le bonnet rouge.—Les piques.—Ministère girondin.

Des bruits de guerre grondaient depuis quelque temps d'un bout de la France à l'autre. Dès le mois de mars 1791, Marseille demandait à marcher vers le Rhin. L'élan patriotique était irrésistible. D'où venait à la nation française ce souffle belliqueux? De la provocation constante des puissances étrangères. Un mur de fer entourait la France, mur mouvant qui se rapprochait chaque jour de nos frontières. Tous les rois de l'Europe se sentaient menacés par la Révolution, dans la personne de Louis XVI, et cette Révolution, ils avaient juré de la vaincre. C'était la lutte entre le vieux droit divin et la souveraineté du peuple. La gravité de la situation n'échappait point au bon sens des masses. On se demandait seulement si la France devait attendre d'être attaquée, ou s'il ne valait pas mieux prévenir l'agression.

Le 29 novembre 1791, l'Assemblée législative avait sommé Louis XVI d'adresser aux cours étrangères une déclaration dont les termes étaient en même temps fermes et modérés: «Dites-leur que partout où l'on souffre des préparatifs contre la France, la France ne peut voir que des ennemis; que nous garderons religieusement le serment de ne faire aucune conquète; que nous leur offrons le bon voisinage, l'amitié inviolable d'un peuple libre et puissant; que nous respectons leurs lois, leurs usages, leurs constitutions, mais que nous voulons que la nôtre soit respectée. Dites-leur enfin que si des princes d'Allemagne continuent de favoriser des préparatifs dirigés contre les Français, les Français porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la Liberté! C'est à eux de calculer quelles peuvent être les suites de ce réveil des nations.»

Le roi fit, en apparence, ce qu'on lui demandait; mais les cours étrangères affectaient de ne point le croire libre. N'était-ce point pour lui d'ailleurs qu'elles travaillaient en marchant contre la Révolution? Aussi, quand Louis XVI les invita noblement à retirer leurs troupes des frontières, lui opposèrent-elles «la légitimité de la ligue des souverains, réunis pour la sûreté et l'honneur des couronnes».

Divisées par d'anciennes rancunes, la Prusse et l'Autriche se rapprochaient dans la haine des idées nouvelles. C'était donc bien une coalition qui se formait contre la France! Comment déjouer les sinistres projets de toutes ces têtes couronnées? Quel moyen de conjurer le danger? Comment dissiper ce point noir qui grossissait de jour en jour à l'horizon?

Les esprits en étaient à ce degré de fermentation, quand Brissot se déclara ouvertement pour la guerre. Après avoir énuméré les dangers que courrait le pays, dévoilé le plan des puissances étrangères, leur système d'étouffement, leur projet bien arrêté d'imposer à la France les institutions anglaises par la force des armes; «Hé bien! si les choses en viennent là, concluait-il, il faut attaquer vous-mêmes.»

Un homme résistait à l'entraînement général, et cet homme était Robespierre. Dans une mémorable séance du club des Jacobins, il répondit au discours de Brissot. Après avoir constaté lui-même que l'élan de la nation était tourné vers la guerre, il se demanda s'il ne fallait point délibérer mûrement avant de prendre une résolution décisive. Le salut de l'État et la destinée de la Constitution dépendaient du parti auquel on allait s'arrêter. N'était-ce point à la précipitation et à l'enthousiasme du moment qu'étaient dues plusieurs des fautes commises depuis l'ouverture des États généraux? Le rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'expérience le triomphe de la vérité. Si la guerre est nécessaire, on la fera; mais si la paix peut être maintenue, pourquoi se jeter dans une aventure qui, sous prétexte de défendre la liberté, est de nature à l'anéantir?

Il faudrait tout citer pour donner une idée de l'éloquence nouvelle de
Robespierre:

«Je décourage la nation, dites-vous: je l'éclaire… et n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de piéges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie.—Vous avez dit encore que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point du courage des Français dont je me défie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains… Vous avez été étonnés, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord apprenez que je ne suis pas le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux. Je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel de tout homme qui n'est pas dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà le secret du coeur humain, voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.—Que dois-je répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre et que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs; en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas du peuple, en défendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs. C'est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus; qui soutins, contre l'orgueil et les préjugés, que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours décroissant avec les besoins factices de l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même, pour être juste.»

[Illustration: Dumouriez]

Danton, qu'on représente toujours comme ayant poussé à la guerre, faisait aussi ses réserves: «Ce n'est point contre l'énergie que je viens parler, dit-il en faisant allusion au discours de Brissot. Mais, messieurs, quand devons-nous avoir la guerre? N'est-ce pas après avoir bien jugé notre situation, après avoir tout pesé? n'est-ce pas, surtout, après avoir bien scruté les intentions du pouvoir exécutif qui vient vous proposer des mesures belliqueuses?… Quand j'ai dit que je m'opposais à la guerre, j'ai voulu dire que l'Assemblée nationale, avant de s'engager dans cette démarche, doit faire connaître au roi qu'il doit déployer tout le pouvoir que la nation lui a confié contre ces mêmes individus dont il a disculpé les projets et qu'il a dit n'avoir été entraînés hors du royaume que par les divisions d'opinion…»

Ainsi, ceux qu'on appellera plus tard les Montagnards, se défiaient alors de la guerre, parce qu'ils croyaient que le roi et ses ministres la désiraient, que la cour et les émigrés la voyaient d'un oeil favorable, qu'ils tenaient à vaincre les ennemis du dedans avant d'attaquer les ennemis du dehors. A la suite des défaites de nos armées, ils voyaient l'invasion et le césarisme.

Le parti de la guerre se composait d'éléments très divers. Il y avait d'abord la faction des anciens nobles qui, dès le commencement de la Révolution, poussaient aux mesures externes et ne voyaient plus de salut pour eux que dans une conflagration générale. Venait ensuite le groupe des royalistes modérés, qui croyaient encore à la possibilité de faire rétrograder le mouvement, et qui voulaient donner à la France la constitution anglaise, «dans l'espérance, disait joyeusement Danton, de nous donner bientôt celle de Constantinople». Il leur fallait pour l'exécution d'un tel dessein l'appui de l'étranger. Quant aux Girondins, on les accusait de vouloir la guerre afin de se glisser dans le ministère à la faveur du désarroi de la cour. Le peuple n'entrait évidemment dans aucune de ces combinaisons; mais il est volontiers, pour les mesures énergiques. Il se regardait d'ailleurs comme le dépositaire des vrais principes, et la vérité doit être défendue au prix du sang par ceux qui ont l'honneur de la posséder.

Le 30 décembre 1791, second discours de Brissot, en faveur de la guerre; le 2 janvier 1792, nouvelle réfutation de Robespierre. La lutte se poursuivait, s'envenimait. Ce qui enlevait beaucoup d'autorité à la parole de Brissot, c'était le caractère de Brissot lui-même.—Mêlé dans toutes sortes d'intrigues, il avait laissé de son honneur aux broussailles d'une vie nomade et besogneuse.

Maximilien, au contraire, revenait à Paris, d'un voyage à Arras, sa ville natale, avec une réputation d'intégrité à l'abri de tout soupçon. Opiniâtre et convaincu, on le savait prêt à sceller de son sang tout ce qu'il écrivait. Les motifs de guerre tirés de la situation extérieure le touchaient moins que les principes. Il ne voyait pas sans effroi la direction des forces militaires du pays remises entre les mains du pouvoir exécutif. Et à quel chef confier la défense nationale? Les anciens généraux étaient tous compromis. D'un autre côté, l'agression, venant de la part de la France, ne mettrait-elle point du côté des cours étrangères les apparences du droit et de la justice? Où Robespierre se montra vraiment homme d'État, c'est quand il combattit certaines illusions. Quelques braves patriotes se figuraient que les nations allaient accourir au-devant des armées françaises, adopter nos lois et notre Constitution, embrasser nos soldats. «Le gouvernement le plus vicieux, répondait-il avec beaucoup de raison, trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes et dans l'éducation des peuples.» Il eut beau dire: sa voix ne fut point écoutée, le vent était à la guerre.

Dans sa lutte contre les partisans des hostilités immédiates, Robespierre s'était fermement tenu sur le terrain des principes, évitant toute allusion personnelle et blessante. Mais voici que des révélations foudroyantes tombent sur la tête de Brissot. Cet homme d'État, tel est le titre que le groupe de la Gironde affectait de lui donner, s'essayait depuis quelque temps à une certaine austérité de moeurs; mais c'était une vertu tardive et accommodée aux circonstances. Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire à la sincérité de ce changement. Dans une lettre signée du baron de Grimm on lit: «Vous me dites que Brissot de Warville est un bon républicain; oui, mais il fut l'espion de Lenoir, à 150 francs par mois. Je le défie de le nier, et j'ajoute qu'il fut chassé de la police, parce que Lafayette, qui dès lors commençait à intriguer, l'avait corrompu et pris à son service.» Ce qui ajoutait à la vraisemblance de cette accusation, c'est que Brissot avait tantôt attaqué, tantôt défendu la police, qu'il regardait dans un temps comme une institution admirable. Camille Desmoulins décocha contre l'homme d'État de la Gironde un de ces pamphlets qui pénètrent dans le vif.

«En vous entendant, l'autre jour, à la tribune des Jacobins, écrivit
Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer le vers d'Horace:

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je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre patriotisme sans tache et de l'immaculé Brissot. Je dédaignai de relever le gant que vous jetiez si témérairement au milieu de la société; car, loin de chercher à calomnier le patriotisme, je suis plutôt las de médire de qui il appartient. Mais puisque, non content de vous préconiser à votre aise et sans contradicteur à la tribune des Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun de nous deux à sa place. Honnête Brissot, je ne veux pas me servir contre vous de témoins que vous pourriez récuser comme notés d'aristocratie. Ainsi je ne produirai point l'envoyé extraordinaire de Russie, M. le baron de Grimm, dont le témoignagne a pourtant quelque gravité, à cause du caractère dont il est revêtu… Je ne vous citerai point non plus Morande, avec qui votre procès criminel reste toujours pendant et indécis, et qui va disant partout assez plaisamment à qui veut l'entendre: «Je conviens que je ne suis pas un honnête homme; mais ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint…»

«Je ne produirai pas même ici le témoignage de Duport-Dutertre, que je trouvai l'autre jour furieusement en colère contre vous, dans un moment où ma profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus respectueusement que ne fait Morande, et me disait «que vous et C…. étiez deux coquins (c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi); que s'il n'était pas ministre, il révélerait des choses…» Il n'acheva pas; mais il me laissa entendre que ces choses n'étaient pas d'un saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est un anti-Jacobin, récusez son témoigagne, j'y consens. Cependant, J.-P. Brissot, pour prétendre asservir tout le monde à vos opinions, pour décrier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme vous faites, vous et votre cabale, depuis six semaines; pour vous flatter de perdre ses amis dans l'opinion publique, de dépit de n'avoir pu seulement l'y ébranler; pour vous ériger en dominateur des Jacobins et de leurs comités, vous m'avouerez que ce n'est pas un titre suffisant que l'honneur d'être traité d'espion, de fripon et de coquin par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et qu'il n'y a pas là de quoi être si fier de voir votre nom devenu proverbe.»

On avait, en effet, inventé un mot: brissoter voulait dire intriguer.

Je laisse de côté ces accusations si graves et je m'adresse aux écrits de l'homme. Un auteur se révèle par ses oeuvres comme l'arbre par ses fruits. Qu'est-ce que Brissot écrivain? Un trafiquant d'idées, qui passe d'un camp à l'autre, selon les intérêts de son commerce littéraire. Il avait bassement flatté le sublime Necker, le Sully du siècle, quand ce ministre était en place; il le poursuivit d'un vil acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilité fit tour à tour de Brissot l'ennemi et l'ami de la Révolution, le flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le détracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royauté.

Quoique Brissot eût soin de se couvrir maintenant d'une vertu affectée, la philosophie qu'il avait professée dans ses ouvrages témoignait du plus abject égoïsme; je cite au hasard: «Deux besoins essentiels résultent de la constitution de l'animal, la nutrition et l'évacuation…—Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables? Un seul mot résout cette question, et ce mot est dicté par la nature même: les êtres ont droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut dévorer le mouton, si l'homme a la faculté de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas également le droit de faire servir leurs semblables à leurs appétits?»

On ne s'attendait guère à trouver, dans le chef des Girondins, un défenseur de l'anthropophagie; mais revenons à la théorie du besoin d'évacuation:

«C'est dans l'animal une fois développé que naît ce besoin terrible: l'amour, besoin de l'homme, comme le sommeil et la faim, que la nature lui ordonne impérieusement de satisfaire. Le taureau vieux et usé, qui ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des génisses qu'il ne saurait satisfaire? Non. La nature a dit à ses animaux comme à l'homme sauvage: Ta propriété finit avec tes besoins; mais l'homme social n'écoute point la nature, il étend sa propriété au delà de ses besoins, il se cantonne, il s'isole, et il a l'audace d'appeler cette propriété sacrée.—Homme de la nature, suis son voeu, écoute ton besoin: c'est ton maître, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes veines un feu secret à l'aspect d'un objet charmant? Éprouves-tu ces heureux symptômes qui t'annoncent que tu es homme? La nature a parlé, cet objet est à toi, jouis: tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est de la propriété.»

Que penser d'un homme qui ramène tous les droits aux besoins? L'amour n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une…—Ma plume se refuse à transcrire le mot.

Ces extraits et quelques autres, cités par les feuilles du temps, donnèrent lieu à une polémique très-vive. André Chénier s'en mêla: «Le sieur Brissot, écrivit-il, a dit que l'on fait de ses écrits des dissections ministérielles. Cela veut-il dire qu'elles sont infidèles et fausses? Voilà ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas écrit les infamies qu'on vous attribue? Oui ou non! Si vous ne les avez pas écrites, alors vous avez raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des calomniateurs. Si vous les avez écrites, alors vous mentez effrontément, quand vous assurez que de tout temps vous écriviez contre les despotes avec la même énergie qu'à présent, et vous seul êtes un calomniateur. De grâce, monsieur Brissot, un mot de réponse à ce dilemme, et ne faites plus bouillonner notre sang; cessez de nous importuner de votre éloge auquel personne ne répond que par le silence du mépris et de l'indignation, et épargnez-vous ce plat pathos qui vous rend aussi ridicule que vous vous êtes déjà rendu odieux.»

Brissot s'emporta; il ne répondit pas. L'écrivain incriminé ne nia ni l'exactitude des citations ni les arguments qu'on en pouvait tirer contre lui; il contesta seulement les dates. «Il ne peut avoir eu pour but en cela, répondait un rédacteur anonyme du Journal de Paris, que de faire mettre au nombre des péchés et des ignorances de la jeunesse un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'époque n'est pas assez reculée; car M. Brissot, étant aujourd'hui âgé de quarante-six à quarante-huit ans, en avait trente-quatre ou trente-six en 1778 ou en 1780, et à cet âge on n'est plus un enfant.»

Accablé sous ses propres écrits, Brissot se retrancha derrière les services qu'il avait rendus à la Révolution; Camille Desmoulins le poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'homme d'État de la Gironde cherchait, comme on voit, à déplacer. Il lui reprocha ses liaisons avec Lafayette.—«Après la Saint-Barthélmy du Champs-de-Mars, répliqua Brissot, je voyais Lafayette une fois tous les mois, c'était pour soutenir en lui quelque souffle de liberté. Il m'a trompé; depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est étranger, il me le sera toujours.» «—Si tu voyais, reprenait Camillle, que la liberté était expirante dans son coeur, pourquoi donc nous disais-tu que sa démission était une vraie calamité? Traître, pourquoi trompais-tu la nation? pourquoi remettais-tu sa destinée entre des mains si incertaines? Je n'ai besoin que de tes écrits pour te confondre.»

Les Girondins, de leur côté, ne cessaient d'attaquer Robespierre, de lui reprocher son langage, dans lequel revenaient sans cesse les mots de vertu, de principes, de probité. Ils l'accusaient d'être défiant, envieux, malade d'orgueil. Ainsi la grande question de la paix ou de la guerre dégénérait, de part et d'autre, en questions personnelles.

Il y eut pourtant, au club des Jacobins, une sorte de réconciliation entre Robespierre et Brissot. Le vieux Dussaulx, le traducteur de Juvénal, le Nestor de la démocratie, fit l'éloge de l'un et l'autre adversaires, de ces «deux généreux citoyens», et exprima le désir de les voir terminer leur querelle par un embrassement. Ils se donnèrent aussitôt l'accolade fraternelle au grand attendrissement de l'assemblée. Cet oubli des injures était-il bien sincère? Suffisait-il du baiser de paix pour effacer de pareils dissentiments?

«Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternité et de satisfaire mon coeur; il me reste encore une dette plus sacrée à acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache à elle suppose nécessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus étroites; mais toute affection individuelle doit céder à l'intérêt de la liberté et de l'humanité; je pourrai facilement le concilier ici avec les égards que j'ai promis à tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront à la bien servir. J'ai embrassé M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires à mes principes, en indiquant ceux où je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacrée du patriotisme et de la vertu; combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec énergie même, s'il le faut, mais avec égards, avec amitié.»

Les deux adversaires reprirent en effet leur position, l'un comme partisan, l'autre comme ennemi déclaré de la guerre offensive. Ce n'était point la lutte avec l'Europe armée que redoutait Robespierre, c'étaient les conséquences de ce conflit, et les dangers qu'allait courir la Révolution. Il n'avait ni les grands mouvements oratoires de Danton, ni le langage imagé de Vergniaud, ni l'ardeur méridionale d'Isnard; mais il était l'homme du sang-froid et de la raison. Dans cette discussion, il se montra supérieur à lui-même. «Le talent de Robespierre, écrivait alors Camille Desmoulins, s'est élevé à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté; il a été sublime, il a arraché des larmes.»

Barère, à son lit de mort, laissait lomber ces mélancoliques paroles:

«Robespierre avait le tempérament des grands hommes d'État, et la postérité lui accordera ce titre. Il fut grand, quand tout seul, à l'Assemblée constituante, il eut le courage de défendre la souveraineté du peuple; il fut grand, quand plus tard, à l'assemblée des Jacobins, seul contre tous, il balança le décret de déclaration de guerre à l'Allemagne.»

Un tel langage ne saurait être suspect de partialité dans la bouche de celui qui avait trahi Robespierre au 9 thermidor.

Vains efforts! La prédiction de Danton allait s'accomplir: «Nous aurons la guerre; oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur fera tomber ces satellites du despotisme.»

Plusieurs amis de Robespierre lui reprochaient même de froisser cet instinct martial qui est au fond du caractère français, de risquer sa popularité dans une lutte inutile, de se séparer, de s'isoler…

«On n'est pas seul, leur répondait-il fièrement, quand on est avec le droit et la raison.»

Cependant le Midi était en feu. Dans quelques localités où ils se sentaient les plus forts, les prêtres et les nobles exercèrent des persécutions odieuses contre les vrais citoyens. Le 5 mars 1792 parut à la tribune du club des Jacobins Barbaroux, de Marseille, celui qu'on comparait alors pour la beauté à la statue d'Antinoüs. Il venait annoncer la marche des Marseillais sur Arles, l'un des repaires de la réaction, et demandait qu'on aidât ses braves concitoyens à refouler l'audace de l'aristocratie.

D'un autre côté, le groupe de la Gironde ne négligeait rien de ce qui peut exciter l'enthousiasme des masses. Ainsi que tous les hommes dont les convictions ne sont pas très-solides, ils comptaient beaucoup sur les signes et les formes extérieures pour se gagner le coeur du peuple.

Fils d'une époque de réaction (1814), nous avons partagé dans notre enfance les préjugés de l'époque contre le bonnet rouge; unis nous étions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le symbole des excès et des fureurs de la plus vile populace, fut une invention des brillants Girondins, ces hommes de goût. «Ce sont les prêtres, écrivait Brissot dans son journal, ce sont les prêtres et les despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que la ridicule et servile cérémonie d'un salut qui dégrade l'homme, en lui faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis. Remarquez, pour l'air de la tête, la différence entre le bonnet et le chapeau. Celui-ci, triste, morne, monotone, est l'emblème du deuil et de la morosité magistrale; l'autre égaie, dégage la physionomie, la rend plus ouverte, plus assurée, couvre la tête sans la cacher, en rehausse avec grâce la dignité naturelle, et est susceptible de toutes sortes d'embellissements.» Cette diatribe contre les chapeaux ne manquait pas d'un fond de vérité; mais ce qu'on proposait de leur substituer valait-il mieux?

A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin; le bonnet rouge courut sur toutes les têtes. Robespierre résista cette fois à l'entraînement populaire; il trouvait dans l'inaltérabilité de sa conscience des armes pour combattre les exagérations, les fausses mesures, les innovations puériles ou frivoles. Ses plus grands ennemis lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livrées excentriques dont les faux patriotes se plaisaient à couvrir un zèle ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser croître ses ongles, négliger ses cheveux, ni porter des vêtements hideux, par manière de patriotisme. Il avait même horreur de ce qu'on appelait alors le débraillé révolutionnaire. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le peuple et porter du linge blanc. Il témoigna pour le bonnet rouge une sympathie médiocre: «Je respecte, s'écria-t-il aux Jacobins, tout ce qui est l'image de la liberté; mais nous ayons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe le voici. (Il montre sa cocarde.) En déposant le bonnet rouge, les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la liberté continueront à se reconnaître sans peine au même langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblèmes peuvent être adoptés par les aristocrates et les traîtres. Il faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'être excité; il faut seulement qu'il soit bien défendu. C'est le dégrader que de croire qu'il est sensible à des marques extérieures. Elles ne pourraient que le détourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberté et aux actes des mandataires auxquels il a confié sa destinée… Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignité, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livrés à un esprit de faction.» Ces raisons prévalurent, et le bonnet rouge disparut alors du club des Jacobins.

Le parti de la Gironde ne cessait néanmoins de frapper l'esprit de la multitude par des coups de théâtre. «Des piques! des piques! des piques!» s'écrient les acteurs de la liberté; on forge aussitôt plusieurs milliers de piques pour en armer des citoyens passifs. Dans leur préoccupation du costume, les Girondins glorifient le titre de sans-culotte qu'ils opposent fièrement à celui d'aristocrate. Et voilà ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalté les vues larges et fécondes! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la bourgeoisie avec la multitude: soit; mais celle alliance n'était pas une fusion des intérêts; mais l'accord qu'ils rêvaient d'établir entre la classe moyenne et le peuple était un lien superficiel qui devait se briser après la victoire.

Les Girondins avaient pris l'initiative de la guerre, et cette guerre étant sur le point d'éclater, le roi ne pouvait plus refuser leur concours ni résister au voeu de la nation. C'était une nouvelle couche sociale qui arrivait au pouvoir. Quand Roland vint pour la première fois à la cour, il s'y présenta en chapeau rond avec des cordons aux souliers. A la vue de cette figure de quaker et de ce négligé bourgeois, le maître des cérémonies ne pouvait en croire ses yeux. Ça, un ministre! Il fallut pourtant lui livrer passage. Se tournant alors vers Dumouriez: «Eh! monsieur, point de boucles à ses souliers!—Ah! monsieur, tout est perdu,» répondit Dumouriez avec le plus grand sang-froid.

Tout était effectivement perdu pour l'ancien régime. La Révolution entrait en gros souliers dans les conseils du roi.

[Illustration: Madame Roland.]

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