← Retour

Histoire des Montagnards

16px
100%

II

Une proposition malheureuse.—Séance du 25 septembre.—Dénonciation de Lasource.—Discours de Danton,—Attaque contre Robespierre.—Sa défense.—Démenti donné à Barbaroux par Paris.—Accusation contre Marat.—L'ami du peuple à la tribune.—Conclusion de cette journée.—Défaite des Girondins.—Paris vengé.—La République une et indivisible.

Dans toutes les grandes assemblées, il y a certains signes par lesquels s'annonce la bataille. L'atmosphère de la salle est en quelque sorte chargée d'électricité haineuse. De banc en banc règne un silence glacial. Quelquefois au contraire de sourdes rumeurs circulent. Les fronts sont inquiets, sombres, contractés. De part et d'autre, on se regarde comme deux armées en présence.

Telle était la physionomie de la Convention le 21 septembre 1792.

D'où partirait le feu?

Trois Girondins, Kersaint, Buzot, Vergniaud, proposent de donner à la Convention une force armée, une garde prise dans les quatre-vingt-trois départements. C'était une insulte jetée à la face de Paris.

[Illustration: Marat à la tribune de la Convention. Séance orageuse.]

Cet acte de défiance envers la capitale était à la fois injuste et impolitique. Entourée de la majesté de la loi, défendue en quelque sorte par la confiance des plus ardents patriotes, la Convention n'avait alors rien à redouter d'un coup de main. Tout le monde espérait en elle; tout le monde comprenait le besoin de remplacer la royauté abolie par la représentation nationale seule et inviolable. Or rien n'est plus maladroit que de défier un danger absent. Le projet d'une garde départementale souleva l'indignation des Parisiens et donna lieu sur-le-champ à des soupçons plus ou moins fondés. Appuyée sur une armée venue de la province et dont les partis se serviraient les uns contre les autres, la Convention ne dégénérerait-elle point en une assemblée de tyrans?

Le 25, la guerre se déclara entre la Gironde et la députation de Paris.

Un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les blés; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doublés de fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc fané, en bottes molles à la hussarde, entre et va se placer à la crête de la Montagne. Quelques députés affectent sur son passage de détourner la tête et de s'éloigner avec dégoût; les tribunes, au contraire, témoignent le plus vif intérêt. Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses, pose sa casquette sur son banc et promène autour de lui dans la salle un regard assuré. L'attention, l'attendrissement redoublent dans les tribunes; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant: «Le voici! C'est lui!»

Les députés de la Montagne ne donnent aucun signe; Camille Desmoulins seul vient lui serrer la main.

—J'aime ce jeune homme, dit Marat presque à haute voix; c'est une tête faible, mais c'est un bon coeur.

Pétion est au fauteuil. Après quelques débats insignifiants; le
Girondin Lasource ouvre le feu:

«Je répète, dit-il, à la face de la République, ce que j'ai dit au citoyen Merlin en particulier. Je crois qu'il existe un parti qui veut dépopulariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la perdre, qui veut régner sous un autre nom, en réunissant tout le pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma prédiction sera peut-être justifiée par l'événement, mais je suis loin de croire que la France succombe sous les efforts de l'intrigue, et j'annonce aux intrigants que je ne les crains point, qu'à peine démasqués ils seront punis, et que la puissance nationale, qui a foudroyé Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang…»

L'Assemblée applaudit. Cet acte d'accusation désignait à mots couverts trois grands coupables, Danton, Robespierre et Marat.

Ce fut Danton qui monta d'abord à la tribune. Crispant sa face de lion, calme au milieu de l'orage et se tournant vers la droite avec hauteur:

«Citoyens,

«C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République Française que celui qui amène faire nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais moi-même, cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper: je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.

«Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute l'activité et tout le zèle du citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève et qu'il parle!

«Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain ce qu'étaient celles de Royou [Note: Pamphlétaire royaliste qui s'était rendu ridicule par ses extravagances et de ses violences.] pour le parti aristocratique; c'est Marat. Assez et trop longtemps on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside (Pétion). Il tient, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie, Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme… Il est très-vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains à l'excès, il faut en convenir; mais n'accusons pas, pour quelques individus exagérés, une députation tout entière.

«Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public.

«Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette loi; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille désirent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts!»

Ce discours, on le voit, était un glaive à deux tranchants; il frappait d'un côté sur la dictature et de l'autre sur la décentralisation de la France. Ni pouvoir absolu confié à un seul, ni gouvernement fédératif: l'unité par la représentation nationale. Quelques amis communs reprochèrent plus tard à Danton d'avoir sacrifié Marat. Danton était trop jaloux du succès, il avait trop foi dans la souveraineté du but pour ne point jeter à la mer tout ce qui pouvait lui nuire. D'un autre côté, n'était-ce point le seul moyen de sauver l'Ami du peuple que de le représenter comme un extravagant, un esprit troublé par la persécution et par les ténèbres de sa cave? Triste moyen, dira-t-on, que de le recommander à la commisération de ses juges! Soit; mais n'était-il pas là pour se défendre? Marat, d'ailleurs, tenait à marcher seul: c'était flatter son orgueil que de le mettre à part.

Quoi qu'il en soit, par ce mâle discours, Danton avait écarté la foudre qui menaçait sa tête. C'était à présent le tour de Robespierre.

On demandait l'ordre du jour. Merlin alors se lève. «Citoyens, s'écrie-t-il, le véritable ordre du jour, le voici: Lasource m'a dit hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait établir la dictature; je le somme de m'en indiquer le chef; quel qu'il soit, je déclare être prêt à le poignarder!»

Cambon, de son banc et en montrant son bras, le poing fermé:

—Misérable, voici l'arrêt de mort des dictateurs.

—Oui, s'écrie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette Assemblée un parti qui aspire à la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c'est Robespierre! voilà l'homme que je vous dénonce.

Robespierre monte à la tribune.

De même que Danton, il répudie toute solidarité avec Marat: «On m'a imputé à crime les phrases irréfléchies d'un patriote exagéré et les marques de confiance qu'il me donnait.» L'orateur parle ensuite beaucoup trop longuement de lui-même, des services très-réels qu'il a rendus à la Révolution. «Un homme qui avait longtemps lutté contre tous les partis avec un courage âcre et inflexible, sans ménager personne, devait être en butte à la haine et aux persécutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants.» Accusé par la Gironde, il dénonce à son tour un parti qui veut réduire la France «à n'être qu'un amas de républiques fédérées». Pour arriver à la dictature, il faut aduler le peuple; il nie avoir jamais eu recours à ce vil expédient: «Il faut savoir si nous sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux droits du peuple, que nous n'avons jamais flatté; car on ne flatte pas le peuple: on flatte bien les tyrans; mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la divinité.»

L'Assemblée était froide, hésitante, lorsque Barbaroux s'élance à la tribune.

L'orateur affirme qu'à l'époque du 10 août les volontaires marseillais étant recherchés par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le fit venir chez Robespierre, que là on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité,—et que Panis lui désigna Robespierre comme l'homme vertueux gui devait être le dictateur de la France.

Nous verrons plus tard que le mensonge était assez dans les habitudes politiques de la Gironde.

Panis, interpellé par Barbaroux, réfute ainsi l'accusation portée contre Robespierre:

«Je ne monte à la tribune que pour répondre à l'inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois et j'atteste que, ni l'une ni l'autre, je ne lui ai parlé de dictature. Quels sont ses témoins?»

Rebecqui, de sa place:

—Moi!

«Vous êtes son ami, je vous récuse.» [Footnote. Panis vivait encore après 1830. Dans sa jeunesse, il avait fait de mauvais vers. Ses manières, affables, polies, élégantes, appartenaient à la bonne société du dix-huitième siècle. Toujours bien mis, tiré à quatre épingles, il ressemblait plutôt à Dorat qu'à un buveur de sang. Jamais on ne l'a, que je sache, accusé de mauvaise foi.]

Brissot, voyant les nuages de l'accusation se dissiper, s'écrie:

—Et le 2 septembre?

PANIS.—On ne se reporte point assez aux circonstances terribles dans lesquelles nous nous trouvions. Nous vous avons sauvés, et vous nous abreuvez de calomnies. Voilà donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la liberté! Notre caractère chaud, ferme, énergique, nous a fait, et particulièrement à moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se représente notre situation: nous étions entourés de citoyens irrités des trahisons de la cour… On a accusé le Comité de surveillance d'avoir envoyé des commissaires dans les départements pour enlever des effets ou même arrêter des individus. Voici les faits. Nous étions alors en pleine révolution: les traîtres s'enfuyaient, il fallait les poursuivre; le numéraire s'exportait, il fallait l'arrêter… Nos propres têtes étaient à chaque instant menacées: croyez-vous que nous nous fussions exposés à tous ces dangers, si ce n'eût été pour le bien public? Oui, nous avons illégalement assuré le salut de la patrie.

Le terrain de la discussion se déplaçait. Vergniaud saisit cette occasion pour de nouveau évoquer le spectre des sanglantes journées. Il lit la fameuse circulaire du Comité de surveillance. L'accusation s'était écartée de Robespierre, mais elle retombait foudroyante sur la tête de Marat.

Tout le monde savait qu'il avait depuis longtemps réclamé un dictateur dans son journal, l'Ami du peuple, et dans ses placards dont les murs de Paris étaient couverts. Un dernier article qui passe de main en main soulève l'indignation de l'Assemblée. C'est celui qui finit par ces mots: «O peuple babillard, si tu savais agir!»

Un frémissement d'horreur court de banc en banc. Une foule de députés, parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des gestes menaçants; ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing sous le nez pour l'éloigner de la tribune. Cet homme étrange y monte ce jour-là pour la première fois. Son apparition excite des mouvements de fureur; sa cravate en désordre, ses cheveux négligés, le rire de mépris qu'il oppose autour de lui aux huées et aux insultes, augmentent encore le tumulte; de tous les coins de la salle partent des cris: «A bas! à bas!».

C'est au milieu de ce soulèvement épouvantable que Marat fait entendre sa voix:

«J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels.»

—Tous; oui, nous le sommes tous!

Alors Marat imperturbable et répétant sa phrase après un silence:

«J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle: je les rappelle à la pudeur.

«Si quelqu'un est coupable d'avoir jeté dans le public ces idées de dictature, c'est moi! Mes collègues, notamment Danton et Robespierre, l'ont constamment repoussée quand je la mettais en avant. J'appelle sur ma tête seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez écouter.

«Au demeurant, que me demandez-vous? Me feriez-vous un crime d'avoir proposé la dictature, si ce moyen était le seul qui pût vous retenir au bord de l'abîme? Qui osera d'ailleurs blâmer cette mesure quand le peuple l'a approuvée et s'est fait lui-même dictateur pour punir les traîtres? A la vue de ces vengeances populaires, à la vue des scènes sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 août, du 2 septembre, j'ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés qui se prolongeaient parmi nous. J'aurais désiré qu'ils fussent dirigés par une main juste et ferme. Redoutant les excès d'une multitude sans frein; désolé de voir la hache frapper indistinctement et confondre ça et là les petits délinquants avec les grands coupables; désirant la tourner sur la tête seule des vrais scélérats, j'ai cherché à soumettre ces mouvements terribles et déréglés à la sagesse d'un chef.

«J'ai donc proposé de donner une autorité provisoire à un homme raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'était un citoyen intègre, éclairé, qui aurait recherché tout de suite les principaux conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal, d'épargner le sang, de ramener le calme et de fonder la liberté. Suivez mes écrits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que je ne voulais point faire de cette espèce de dictateur un tyran, tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime dévouée à la patrie, c'est que je voulais en même temps que son autorité ne durât que peu de jours, qu'elle fût bornée au pouvoir de condamner les traîtres et même qu'on lui attachât durant ce temps un boulet aux pieds, afin qu'il fût toujours sous la main du peuple.

«Je rends grâce à mes ennemis de m'avoir amené à vous dire ma pensée tout entière. Si, après la prise de la Bastille, j'avais eu en main l'autorité, cinq cents têtes scélérates seraient tombées à ma voix. Ce coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout de suite tous les méchants. Il ne restait plus dès lors qu'à fonder l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui eût été facile, cette tâche n'étant plus empêchée à chaque instant par des complots et des menées sourdes; mais faute d'avoir déployé cette énergie aussi sage que nécessaire, cent mille patriotes ont été égorgés et cent mille sont menacés de l'être. Vous avez eu des massacres nombreux et réitérés, vous avez versé vous-mêmes beaucoup de sang, vous en verserez encore. Vraiment, quand je viens à comparer vos idées aux miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes d'humanité.

«C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant cette mesure dictatoriale avec horreur. Vous y viendrez un jour malgré vous, seulement il ne sera plus temps: la division et l'anarchie auront gagné toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents têtes, vous en abattrez deux cent mille, et vous échouerez.

«Une violence légale et ordonnée par un chef est toujours préférable à celle où une fausse modération jette, dans les temps de désordre, une nation entière. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce principe. Citoyens, si sur cet article vous n'êtes point à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous!

«Oui, telle a été mon opinion; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruauté, de connivence avec les tyrans.—Moi… vendu! Les tyrans donnent de l'or aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas même le moyen d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel, qui ne puis voir souffrir un insecte sans partager son agonie! Moi, ambitieux!… Citoyens, voyez-moi et jugez-moi (il montre ses habits sales, ses membres chétifs): un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans intrigue! Le glaive de vingt mille assassins était suspendu sur moi: j'ai erré de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le triomphe de la nation, dont j'ai défendu les droits, depuis trois années, la tête sur le billot.

«Cessons ces discussions et ces débats scandaleux. Hâtez-vous de marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la nation; posez les bases sacrées d'un gouvernement juste et libre; faites respecter les droits, l'origine et la dignité de l'homme. Je ne demande qu'à m'immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fantôme de la dictature se réunissent à moi, qu'ils s'unissent à tous les bons citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la prospérité communes.»

La tête de Marat était faite de la boue du peuple; quand le génie révolutionnaire venait à souffler sur cette boue, il en sortait une sorte d'éloquence monstrueuse. Cette imnge extraordinaire, infernale, d'un dictateur traînant à travers les cadavres le boulet qui l'enchaîne aux volontés de la multitude est quelque chose de par delà l'humanité. Le style haché de cet orateur, son geste effaré, son rire amer, le mouvement électrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel on voyait se former d'avance tous les orages de la Révolution, ses bravades ont confondu l'Assemblée. Un lugubre silence règne sur les bancs des députés; mais les tribunes applaudissent avec fureur.

Enfin Vergniaud lui succède à la tribune: «S'il est un malheur, dit-il d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un représentant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout chargé de décrets de prises de corps qu'il n'a pas purgés.»

MARAT, de son banc.—Je m'en fais gloire!

Yergniaud répéta sa phrase, agita le linceul des victimes du 2 septembre, mais ne réussit point à entraîner une résolution de la part de l'Assemblée.

Le calme semblait depuis quelques instants rétabli. Tout à coup un second orage éclate sur la tête de Marat. Il s'agit d'un numéro de l'Ami du peuple dans lequel Boileau dénonce le passage suivant: «Ce qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la République n'aboutiront à rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés (Boileau se tournant vers Marat: Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de vérité dans ce coeur que de folie dans ta tête)… à voir la trempe de la plupart des députés, je désespère du salut public, si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posées. N'attendez plus rien de cette Assemblée; vous êtes anéantis pour toujours: cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'État.»

Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assemblée. De tous les coins de la salle s'élèvent des cris terribles:

—A l'Abbaye! à l'Abbaye!

Marat se lève avec sang-froid et réclame de nouveau la parole.

«Et moi,'s'écrie Boileau, je demande que ce monstre soit décrété d'accusation.»

C'est à qui dès lors appuiera l'éponge trempée de fiel sur la bouche de l'accusé.

UNE VOIX.—Je demande que Marat parle à la barre.

MARAT.—Je somme l'Assemblée de ne pas se livrer à ces accès de fureur.

LARIVIÈRE.—Je demande que cet homme soit interpellé purement et simplement d'avouer ces lignes ou de les désavouer.

Alors Marat, qui a réussi à se frayer un chemin jusqu'à la tribune, à travers les flots tumultueux de ses ennemis: «Je n'ai pas besoin d'interpellation. L'écrit qu'on vient de lire est de moi, je l'avoue. Jamais le mensonge n'a approché de mes lèvres et la dissimulation est étrangère à mon coeur. Seulement cet écrit est déjà ancien; il date de dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous, avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne révoquerez pas en doute, la voici.» Il tire de sa poche le premier numéro de son nouveau Journal de la République.

Un secrétaire de l'Assemblée en lit quelques fragments:

Nouvelle marche de l'auteur.

«Depuis l'instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n'ai cessé d'être abreuvé de dégoûts et d'amertume: mon plus cruel chagrin n'était pas d'être en butte aux assassins, c'était de voir une foule de patriotes sincères, mais crédules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions et s'opposer eux-mêmes au bien que je voulais faire… Les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire, invective dont les charlatans encyclopédistes gratifièrent l'auteur du Contrat social… Quant aux vues ambitieuses qu'on me prête, voici mon unique réponse: Je ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accepté la place de député à la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement la patrie, même sans paraître… Je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple: je dois marcher avec eux. Amour sacré de la patrie, je t'ai consacré mos veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être; je t'immole aujourd'hui mes préventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'étoufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y élèveront; j'entendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon voeu! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse: fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute.»

[Illustration: Séance du 25 Septembre.]

La lecture de cette pièce calme l'exaspération générale et déjoue les sinistres projets de la Gironde.

MARAT.—Je me flatte qu'après la lecture de cet écrit il ne vous reste pas le moindre doute sur la pureté de mes intentions; mais on me demande de rétracter des principes qui sont à moi, c'est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens. Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idées. Il ne dépend pas plus de moi de changer mes pensées qu'il ne dépend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et de la nuit.

«On me reprochait tout à l'heure les maux que j'ai soufferts pour la patrie: c'est indécent. Les motifs de réprobation qu'on a invoqués contra moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les décrets qui m'ont frappé, je m'en étais rendu digne pour avoir démasqué les traîtres, déjoué les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai vécu sous le glaive de Lafayette. S'il se fût rendu maître de ma personne, il m'eût anéanti. J'ai été accablé de poursuites par le Châtelet et le tribunal de police: mais je m'en vante! On a osé me donner comme titres de proscription les décrets provoqués contre moi dans l'Assemblée constituante et dans l'Assemblée législative: eh bien! ces décrets, le peuple les a détruits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne.

«Qui sont, après tout, les auteurs de cette accusation atroce? Des hommes pervers, des membres de la faction Brissot! Les voilà tous devant moi: ils ricanaient tout à l'heure, ils triomphaient au bruit des cris forcenés de leurs agents; qu'ils osent me fixer maintenant!

«Souffrez qu'après une séance aussi orageuse, après les clameurs furibondes et les menaces éhontées auxquelles vous venez de vous abandonner contre moi, je vous rappelle à vous-mêmes, à la justice. Quoi! si par la faute de mon imprimeur la feuille de ce jour n'eût pas paru, vous m'auriez donc livré à l'opprobre et à la mort? Cette fureur est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le soleil. Je déclare que si le décret eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune.»

L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. «Voilà donc, reprend Marat d'une voix attendrie par l'émotion, voilà le fruit de trois années de cachots et de tourments… Voilà donc le fruit de mes veilles, de mes labeurs, de ma misère, de mes souffrances, des dangers sans nombre que j'ai essuyés pour la patrie!… Un décret d'accusation contre moi! C'est un complot monté par mes ennemis, dans cette assemblée, pour m'en faire sortir. Eh bien! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs!…»

L'Assemblée murmure; les tribunes applaudissent à outrance. «A la guillotine! à la guillotine!» vocifèrent quelques Girondins forcenés. On demande que Marat soit tenu d'évacuer la tribune.

TALLIEN.—Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse trêve à ces scandaleuses discussions. Décrétons le salut de l'empire, et laissons là les individus.

La Convention passe à l'ordre du jour.

Il nous reste à tirer les conclusions de cette orageuse séance.

Constatons d'abord que l'attaque des Girondins manquait absolument de base. Pour fonder une dictature, il faut un dictateur: où était-il?

Prudhomme dans son journal (les Révolutions de Paris) jugeait ainsi les trois hommes contre lesquels avait eu lieu cette levée de boucliers:

«Qui connaît le caractère revêche, les manières dures de Robespierre, ne le jugera pas fait pour être un tribun du peuple. Fier de professer les vrais principes sans altérations, il y tient avec roideur.—Marat, malgré ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre. Dominé par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les autres ont dit et comme ils l'ont dit: si on a trouvé une vérité, un principe avant lui, pour ne pas rester en deçà, il passe outre et tombe dans l'exagération; souvent il touche à la folie, à l'atrocité, mais il professe des principes que les malintentionnés redoutent et abhorrent.—Danton ne ressemble nullement aux deux premiers; jamais il ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que pour l'être il faut de longs calculs, des combinaisons, une étude continuelle, une assiduité tenace, et Danton veut être libre en travaillant à la liberté de son pays. Amis lecteurs, nous vous le demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens? L'un ne veut que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de prétentions qu'à la renommée et à quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les lise, qu'on les écoute, et surtout qu'on les applaudisse, ils sont contents.»

La seule dictature à laquelle ils visassent alors était celle de la popularité.

Si, pris individuellement, chacun d'eux était incapable de faire un dictateur, eût-il été plus facile de réunir Danton, Marat et Robespierre dans un triumvirat? Évidemment non. Ils étaient trop personnels, trop divers, trop peu d'accord entre eux sur les voies et moyens de fonder le nouvel ordre de choses pour marcher vers le même but. Où donc a-t-on jamais trouvé la trace d'une alliance, d'un pacte, d'une action commune entre ces trois hommes?

Ainsi l'accusation des Girondins s'appuyait sur une chimère.

Quels étaient maintenant les maîtres du champ de bataille? Sans contredit ceux qui avaient été attaqués. Danton, dans son discours, s'était élevé à la hauteur d'un véritable homme d'État.

Robespierre, quoique faible ce jour-là, avait derrière lui l'intégrité de sa vie, les services rendus à la cause du peuple; il lui suffisait de souffler sur l'accusation pour en dissiper les nuages. Certes, Marat n'était point un génie; mais ce n'était pas non plus, comme on affecte de le dire, un homme sans valeur. Abandonné, désavoué des siens, il avait montré à la tribune plus de sang-froid, plus d'ordre dans les idées, plus d'éloquence sauvage qu'on ne pouvait en attendre d'un homme poursuivi comme un loup par une meute de chiens.

L'Ami du peuple était jusque-là, pour plusieurs, un problème, une fiction; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une existence réelle; elles en faisaient l'Ecce homo de la Révolution. Marat s'exaltait lui-même dans le sentiment de cette lutte gigantesque. La contradiction n'est pour les esprits abusés par une idée fausse qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donnée; elle assure leur marche; elle les rehausse à leurs propres yeux et aux yeux de la foule. Marat se soulevait sur la haine qu'il inspirait aux modérés comme sur un piédestal.

En temps de Révolution, dénoncer des chefs de parti, c'est les désigner aux faveurs de la fortune politique. Les Girondins avaient donc fait une fausse manoeuvre. Ils croyaient détruire leurs ennemis; ils les avaient fortifiés. L'importance des hommes d'État se mesure à la violence des attaques dont ils sont l'objet. Les tempêtes n'éclatent point sur des ruisseaux.

Mais laissons de côté les personnes. Le véritable événement historique de cette journée fut la victoire de Paris. Sa représentation tout entière demeurait intacte: Vergniaud lui-même avait été forcé de reconnaître qu'elle contenait des hommes de mérite, le vénérable Dussaulx, le grand peintre David et d'autres encore. Ainsi l'âme de la France et de la Révolution, Paris qui avait pris la Bastille, Paris qui avait fait les journées du 5 octobre et du 10 août, Paris qui porte malheur à tous ceux qui se défient de lui, Paris était sorti triomphant de la lutte.

Autre grand résultat: l'Assemblée décréta la proposition de Danton:

LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE EST UNE ET INDIVISIBLE.

III

Elan de la défense nationale.—La panique.—Détente.—La patrie n'est plus en danger.—Arrivée de Dumouriez à Paris.—Sa présence au club des Jacobins.—Habilité de Danton.—Une soirée chez Talma.—Rabat-Joie.

Paris sortait d'un affreux cauchemar: il avait dormi dans le sang, avec le spectre de l'Invasion sur la poitrine.

On se souvient de la prise de Verdun; les Parisiens, croyant déjà voir le roi de Prusse à leurs portes, avaient formé un camp qui s'étendait depuis Clichy jusqu'à Montmartre. Tout le monde y travaillait. De jolies citoyennes maniaient bravement la pioche, la bêche ou la brouette. Maîtres de Verdun, les Prussiens marchaient déjà dans les plaines de la Champagne, s'avançaient sur Sainte-Menehould par la trouée de Grandpré. La consternation était au comble.

L'élan révolutionnaire déborda comme un torrent. Hommes, munitions, chevaux, fourrages, tout fut mis en réquisition. Les ustensiles de ménage, pelles, pincettes, chenets, furent transformés en armes de guerre. Dans un moment de frénésie, on alla jusqu'à déterrer les morts de qualité, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil. L'Assemblée nationale s'éleva contre ces profanations; mais les cloches des églises furent fondues pour faire des canons. La nécessité de pourvoir au salut de la patrie augmentant de jour en jour, quelques municipalités avaient requis l'argenterie, les vases sacrés, l'or des sacristies. D'un autre côté, les dons patriotiques affluèrent. Des ouvrières, de pauvres femmes en deuil venaient déposer entre les mains des magistrats, le denier de la veuve. Et ce n'est pas seulement à Paris, c'est d'un bout à l'autre de la France qu'éclataient ces actes de dévouement.

Dans une lettre adressée à la Convention, le citoyen Bonnaire racontait les sacrifices des habitants de sa province: «Les citoyens de ce département (le Cher) ont aussi voulu déposer leurs offrandes sur l'autel de la patrie. Le conseil de notre arrondissement a maintenant à sa disposition 218 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes, 2 culottes, 7 chemises, 2 épaulettes en or et une somme de 4 060 livres pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires partis pour les armées. La municipalité de Bourges est dépositaire de 114 habits, 40 vestes, 30 culottes, 4l paires de bas, 32 paires de souliers, 16 chemises, d'une somme de 4 360 livres 2 sous 8 deniers, destinés aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13 429 livres pour les femmes des citoyens qui sont allés combattre les brigands.» [Note: Cette lettre fut communiquée à l'auteur par Félix Bonnaire, directeur de la Revue de Paris.]

Après le 10 août, nous l'avons dit, le pouvoir exécutif provisoire avait envoyé des commissaires dans les départements. Voici les instructions qui leur furent données: «Ils s'attacheront surtout à ne servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes d'elle; ils mettront, en conséquence, le plus grand soin à s'annoncer par des manières simples et graves, par une conduite pure, régulière, irréprochable.» Ces instructions furent suivies, et à la voix de ces commissaires toute la France tressaillit d'enthousiasme.

Quand on apprit de meilleures nouvelles de l'étranger, quand on sut que la bataille de Valmy était gagnée sur les Prussiens, les alarmes se dissipèrent. Un mois après, Montesquieu s'emparait de Chambéry, Anselme prenait Nice. Lille était encore assiégée; mais la ville était défendue par plus de neuf mille hommes qui bravaient les bombes allemandes. Le 3 octobre, une lettre de Custine annonçait que Spire avait été arrachée aux Autrichiens.

France de la Révolution, tu étais digne de vaincre! Sans toi, que fût devenue l'Europe? Tu combattais sans doute pour ta propre conservation, mais aussi pour le salut du monde. Tu versais à la fois ton sang et tes idées. Dans tes flancs sacrés, tu portais l'humanité tout entière!

Disons-le une fois pour toutes, c'est surtout au régime des Assemblées nationales que la France dut ses premiers succès. Le retentissement de la tribune courait jusque sur les champs de bataille. Cette parole, ce coup de marteau frappant chaque jour sur le fer rouge du patriotisme, en dispersait les étincelles dans tout le pays. Jamais la dictature d'un homme n'aurait produit une telle effervescence. Grâce à ses représentants, la République était partout, tenait tête à tout et montrait aux armées sa face sévère.

Voyant l'ennemi repoussé, les Prussiens décimés dans les plaines de la Champagne par le fer et par la maladie, Custine tenant Spire et pouvant se réunir au général Biron pour porter la guerre dans tout l'empire d'Autriche, Danton proposa de déclarer que la patrie n'était plus en danger. L'Assemblée résista: ce fut une faute. De telles formules, autorisant toute sorte d'actes arbitraires, ne devraient point survivre aux circonstances exceptionnelles qui les ont créées. Le moyen, en outre, pour les législateurs, d'inspirer de la confiance à la nation, c'est d'en avoir eux-mêmes, c'est de ne pas craindre.

Dumouriez vint à Paris pour jouir de son triomphe et sonder les partis qui agitaient alors la République. Il fut partout fêté, acclamé, cajolé. Qui ne connaît l'enthousiasme des Français pour un général vainqueur? C'était le lion, l'événement du jour. A la ville, au théâtre, on ne parlait que de lui, on ne voyait que lui. Le 11 octobre, accompagné de Santerre, il se rend au club de Jacobins, où il embrasse Robespierre. Tout le monde applaudit. Dumouriez demande la parole:

«Citoyens, frères et amis, dit-il en terminant son discours, d'ici à la fin du mois, j'espère mener soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie.»

Alors Danton:

«Lorsque Lafayette, lorsque ce vil eunuque de la Révolution prit la fuite, vous servîtes déjà bien la République en ne désespérant pas de son salut; vous ralliâtes nos frères: vous avez depuis conservé avec habileté cette station qui a ruiné l'ennemi, et vous avez bien mérité de votre patrie. Une plus belle carrière encore vous est ouverte: que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la société vous a honoré. Revenez ensuite vivre parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles pages de notre histoire.»

Plus tard on a beaucoup reproché à Danton d'avoir recherché, flatté, adulé Dumouriez? Était-ce bien le général qu'il courtisait? Non, c'était la victoire. Il fallait avant tout que la Révolution s'appuyât sur le succès de nos armes, et, plus que tout autre, Danton avait poursuivi ce rêve glorieux; plus que tout autre, il avait contribué à remuer dans les coeurs le sentiment national, à pousser vers nos frontières les héroïques défenseurs de la patrie. Comptait-il aussi sur l'influence du général pour conclure une alliance avec la Gironde? Il y a tout lieu de le croire.

Il faut d'ailleurs se dire que les projets de Dumouriez étaient alors couverts d'un voile impénétrable. Qui l'eût soupçonné de trahison? Ses discours semblaient inspirés par le génie du patriotisme. Tous les partis s'y méprirent; les citoyens les plus purs rendirent hommage à ce vainqueur.

Un seul homme ne partageait point l'engouement général; mais cet homme était Marat, c'est-à-dire la défiance.

D'où naissaient dès lors ses soupçons?

Dumouriez étant venu à Paris pour recevoir les honneurs du triomphe, c'était à qui s'abriterait derrière l'épée du général. Il traînait à sa suite tout un état-major. Durant quelques jours, on ne vit dans les rues que des uniformes et des épaulettes. La ville passa sur-le-champ des frayeurs et de la tristesse à l'enivrement. Toutes les têtes tournèrent avec tous les coeurs du côté du général victorieux. Les Girondins profitèrent de la circonstance pour régner sur l'opinion et pour introduire le militarisme dans la République. La présence de ces officiers bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'austérité des apôtres de la démocratie. Ces prétendus sauveurs venaient à Paris animés d'un beau feu contre les agitateurs et provoquaient jusque dans les rues et les promenades publiques les citoyens connus par leurs opinions exaltées. Marat fut personnellement victime de leurs boutades et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux était de ne point avoir fait écho à l'enthousiasme universel pour le héros du jour. Deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil et le Républicain, avaient, disait-on, cédé aux cruelles défiances de leur époque, en massacrant quatre malheureux déserteurs prussiens qui venaient se rendre et servir sous nos drapeaux, mais qu'ils prirent pour des espions ou pour des émigrés français. Dumouriez avait ordonné que ces deux bataillons fussent transférés dans une forteresse, dépouillés de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la conduite de Dumouriez qu'un symptôme de haine secrète contre Paris. Il trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une punition inconnue. «Je veux avoir le coeur net de cette affaire, dit-il, et tant que j'aurai la tête sur les épaules, on n'égorgera pas le peuple impunément.» Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoignît deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer auprès du général des causes qui avaient fait traiter si sévèrement les deux bataillons accusés.

Cette nuit-là, il y avait fête rue Chantereine, dans la petite maison de Talma. Un enfant de Thalie (style du temps) recevait chez lui un enfant de Mars. Une porte cochère, dont le marteau, soulevé à chaque instant par des mains fraîchement gantées, retombait avec un bruit sourd, conduisait, par une étroite allée d'arbres, dans une cour sablée, où la maison, jolie bonbonnière du dernier siècle, s'épanouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clarté. Les vitres, éclairées aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur les rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en grande toilette, les seins et les épaules nus, les cheveux relevés de fleurs, le cou humide d'une rosée de perles ou marqué de grains de corail; des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de casimir blanc, bas de soie, souliers à semelles fines, allaient et venaient dans les allées; un bruit de musique, d'éclats de rire, de voix folles et coquettes, descendait jusque dans la cour, et des flots de lumière ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que frôlaient, en montant, de longues jupes de soie.

Cette petite maison resplendissante, au milieu de la ville éteinte et morne, avait caché, comme par pudeur, au fond d'une allée, sous des ombrés d'arbres, sa joie et ses lumières qui insultaient à la disette publique. On se cachait alors pour se réjouir, comme en d'autres temps pour verser des larmes. La disposition intérieure de la maison, que je visitai en 1837 et qui était alors habitée par un directeur du Temps, présente une forme sphérique assez singulière, qui ne manque point de caractère ni d'élégance; elle aurait plu à Mme de Pompadour, et semble une petite habitation secrète, choisie pour les plaisirs d'un comédien ou d'un roi. Bonaparte y demeura à son retour d'Égypte.

Le salon était éclairé intérieurement de lustres qui laissaient tomber du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Chénier et d'autres, engagés dans le parti de la Gironde; des femmes d'esprit, des jeunes filles du monde, des fées de l'Opéra, achevaient de parer la fête. On distinguait dans leurs groupes mademoiselle Contat, madame Vestris, la Dugazon. L'ameublement était d'un goût parfait; le salon tendu de damas bleu et blanc, avec des rideaux de fenêtres en mousseline relevée de draperies en soie, égayait les yeux par l'harmonie des tons; de grands vases de porcelaine d'où sortaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe d'alors) répandaient leur haleine embaumée dans tout l'appartement; ce n'était que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumières répétées sur les consoles et les cheminées, dans des glaces éblouissantes. Talma, en habit de comédien, faisait les honneurs de chez lui.

Le général Dumouriez, arrivé depuis quelques jours à Paris, était le héros de la fête. Il sortait du théâtre des Variétés, où sa présence avait excité des applaudissements. Il n'était bruit dans la ville que de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma, s'empressait cette nuit-là à toucher la main du général vainqueur. Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de ses courtisans qu'en reçut de ses concitoyens le chef des armées de la République. Des femmes charmantes, les bras demi-nus, les yeux assassins, les cheveux dressés à la dernière mode, sans poudre ni constructions aériennes (la Révolution avait passé son niveau sur les têtes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs parfumés, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses agaçantes pour attirer son attention. On eût dit, sur des proportions plus bourgeoises, le maréchal de Villars courtisé par les dames de Versailles. Dumouriez était un militaire de belle humeur et de fière mine, qui répondait galamment à toutes ces avances. Rien de plus aimable qu'un homme heureux. Toute cette société, ivre de gloire, de lumière, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait sans remords à l'oubli des sombres événements qui menaçaient alors la France. On entend tout à coup un grand tumulte dans l'antichambre; alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs, annonce, en s'élevant au milieu de cette société toute réjouie de doux propos, de tendres oeillades, de toilettes folles:

—Marat!

[Illustration: Boissy D'Anglas]

A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme à mine cynique, négligemment vêtu, en houppelande sale, culotte de peau, bottes crottées, un mouchoir blanc noué sur la tête, apparaît au seuil du salon. Il a forcé l'entrée, malgré la résistance des valets amassés dans l'antichambre. La laideur, la petite taille et le visage terreux de cet homme ressortent singulièrement encadrés dans la bordure éblouissante d'une fête. Il est suivi de deux membres du club des Jacobins, Bentabole et Monteau, deux longs et maigres sans-culottes, deux têtes de l'Apocalypse.

A cette vue, un morne silence, mêlé de surprise, saisit tous les assistants. Marat, en cet état débraillé, représente le pauvre peuple, brusquement survenu, avec les livrées de la misère, au milieu des réjouissances des riches. C'était 93 fait homme, entrant, sans être invité ni attendu, dans un petit souper de la Régence.

Dumouriez demeure interdit; Marat va droit à lui, et mesurant d'un regard intrépide le général vainqueur:

—Monsieur, lui dit-il, c'est à vous que j'ai affaire.

Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence militaire; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entraîne dans un coin du salon.

—Nous sommes envoyés, dit-il, par le club des Jacobins.

—Nous avons besoin de vous parler en particulier, ajoutent Bentabole et Monteau.

Ils entrent tous les quatre dans une chambre voisine. On entend à intervalles, quoique la porte soit close, la voix des interlocuteurs.

MARAT.—La manière dont vous les avez traités est révoltante.

Il s'agissait, comme on pense bien, des deux régiments, le Mauconseil et le Républicain.

—Monsieur Marat!…

—Vous en imposez à l'Assemblée pour lui arracher des décrets sanguinaires.

—Vous êtes trop vif, monsieur Marat; je ne puis m'expliquer avec vous.

—Je viens ici au nom de l'humanité.

—Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats?

—Non, mais je hais la trahison des chefs.

Dumouriez ne pouvait tolérer un pareil langage.

—Brisons là, dit-il.

La porte de la chambre où s'entrenait le général avec Marat, Bentabole, et Monteau s'ouvre brusquement. L'Ami du peuple rentre dans le salon, suivi de ses deux commissaires. En traversant la foule, son regard se promène avec une audace et un mépris visibles sur les femmes demi-nues qui ornent cette fête, sur les Girondins suspects, sur les officiers à épaulettes d'or, et s'arrêtant devant Santerre avec un air de reproche:

—Toi ici? dit-il.

Il semble à quelques assistants voir les lumières pâlir. Marat, cette tache noire et sordide, en se posant sur une soirée radieuse, en a terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a qu'un instant, sont tout à coup devenues obscures; l'ombre de cet homme, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins découverts, sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne.—C'est la Terreur qui passe.

Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le sabre nu sur l'épaule; Marat traverse cet appareil belliqueux et ridicule avec un sourire de dédain.

—Votre maître, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne crains la pointe de vos sabres.

Dumouriez était mal à l'aise; l'audace de ce petit homme qui était arrivé, à la clarté d'une fête, devant tout le monde, pour lui arracher le masque du visage, cette voix sévère du peuple qui était venue le saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire en face: «Tu es un traître!» ce remords visible, cette conscience faite homme qui s'était glissée en haillons sous les rayons et les fleurs de la victoire, le confondaient. Il passa la main sur son front quand l'Ami du peuple se fut tout à fait retiré. En vain, de son côté, Mlle Contat reconduisait-elle à distance les trois commissaires, une cassolette à la main, toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle eût voulu purifier les traces de Marat; cette gracieuse espiéglerie, qu'elle prolongea jusqu'à la porte de la rue, ne rappela sur les lèvres de l'assemblée qu'un sourire froid et contraint. Marat avait d'un souffle éteint toute cette fête.

IV

Ce qu'étaient alors les Girondins.—Leur rôle dans la Convention.—Leurs préjugés contre Paris.—Encore l'affaire du Mauconseil et du Républicain.—La population lasse des divisions personnelles.—Danton conciliateur et repoussé par les Girondins.—Son mot sur Mme Roland.—On lui demande des comptes.—Sa défense.—La Commune de Paris.—Accusation contre Robespierre.—Séance du 8 novembre.—Déroute de la Gironde.—Robespierre et son frère chez Duplay.—Une promenade autour de Paris.—Marat dénoncé par Barbaroux.—Réponse de Marat.—Eclaircie.—La bataille de Jemmapes.

Revenons à la Convention, ce grand centre de la vie politique en octobre et novembre 92.

Les factions qui divisaient l'Assemblée s'appuyaient évidemment sur l'état du pays. Quelle était donc la situation? Les anciens nobles, les partisans de la cour étaient à peu près rentrés sous terre, quoique, grâce au vote des provinces, quelques-uns d'entre eux se fussent glissés sur les bancs de la Convention. La bourgeoisie, composée de gens de robe, de légistes, d'avocats, de tabellions, de scribes, de négociants, avait remplacé l'ancienne aristocratie et cherchait à diriger le mouvement. Cette classe moyenne acceptait volontiers la République, mais elle redoutait les emportements de la multitude. Venaient ensuite les petits boutiquiers, les artisans, les contre-maîtres, les commis de bureau, les paysans qui, eux aussi, voulaient se faire une place au soleil de l'égalité.

Les Girondins avaient d'abord planté leur drapeau dans la couche populaire. N'avaient-ils point arboré le bonnet rouge? On a vu qu'ils avaient été les premiers à prononcer en France le mot de République. D'où vient donc qu'ils se soient tout à coup détournés de la démocratie? D'où vient qu'ils siégent aujourd'hui à droite de l'Assemblée et qu'ils jouent, avec quelques variantes, le rôle des constitutionnels de 89? Ont-ils été découragés par le peu de succès qu'ils obtenaient auprès des masses? Tremblent-ils devant la Révolution comme l'alchimiste d'un drame allemand devant l'homme de bronze qu'il a créé? Il est probable que diverses causes influèrent sur le revirement du parti girondin.

Ces hommes remarquables par le talent de la parole se croyaient alors les maîtres de la situation. La majorité de la Convention leur appartenait. Ils tenaient la plupart des ministères, ils distribuaient les places et les faveurs, ils régnaient sur les journaux, ils avaient avec eux Dumouriez, c'est-à-dire la victoire, et malgré tous ces avantages ils étaient impuissants. Que leur manquait-il donc? Un principe.

Ils voulaient la république, sans doute, mais une république de sentiment dont Mme Roland était la Muse. On ne fonde point une forme de gouvernement avec des rêves, ni avec des figures de rhétorique. D'un autre côté, la république n'était alors qu'un idéal; avant de l'atteindre, il fallait repousser l'ennemi, éteindre le foyer de la guerre civile, achever la Révolution, et les Girondins en étaient incapables. Ils se trouvaient donc fatalement entraînés dans une politique d'expédients. De là une alliance avec la classe moyenne, dont ils espéraient se faire un rempart contre les envahissements de la démocratie et contre les attaques de leurs adversaires.

La différence entre les doctrines semait chaque jour parmi les citoyens des germes de désordre.

«Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le même orgueil, la même intolérance, le même despotisme?» [Note: Note copiée aux Archives nationales.] C'étaient en effet les moeurs qu'il fallait changer, si l'on tenait à fonder le règne de la démocratie. Or, sous ce rapport, les Girondins appartenaient beaucoup trop à l'ancien régime.

Le projet de donner à la Convention une force ou, comme on disait alors, une maison militaire attira sur eux la juste défiance des Parisiens. Un plan général ne se cachait-il point derrière cette mesure proposée par Barbaroux? «Qu'y a-t-il, s'écriait Robespierre, de plus naturellement lié aux idées fédéralistes que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de donner à chacun de ces départements une représentation armée particulière; enfin de tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la République dans les choses les plus indifférentes et sous les prétextes les plus frivoles?»

Ils avaient beau s'en défendre, tout démontre clairement que les Girondins cherchaient à détruire la domination morale et politique de Paris, dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on réfléchit maintenant que, sans un centre d'ébranlement, le pouvoir exécutif n'aurait jamais pu résister aux foudres de la coalition étrangère ni aux complots royalistes, on en conclura qu'en frappant la tête de la France les Girondins auraient immolé la Révolution. Ces hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fantôme de l'assassinat pour couvrir leurs ténébreux projets. Ils prêtaient à leurs adversaires des intentions sinistres et cherchaient à les noyer dans l'opinion publique sous un déluge de sang. Les Girondins avaient raison de conjurer les périls et les violences de la dictature; mais n'avaient-ils point pris eux-mêmes l'initiative de la Terreur? A l'Assemblée législative, Isnard n'invoquait-il point la vengeance du peuple sur la tête des traîtres? Comment ce qui passait chez lui pour l'énergie d'une âme brûlante devenait-il sur les lèvres de Marat le langage de la scélératesse?

Les temps, dit-on étaient changés. Erreur! il n'y avait de changé que la position des Girondins.

Était-ce aussi sans motif que Barbaroux ne cessait de montrer à Paris un faux visage de Marseille? [Note: C'était lui, on s'en souvient, qui aux approches du 10 août avait annoncé l'arrivée des braves fédérés patriotes; comment se fait-il qu'en septembre à la Convention il réclamait une garde d'honneur composée de jeunes aristocrates? L'esprit de Marseille avait-il changé? Les journées de Septembre avaient-elles produit une réaction? Barbaroux aurait voulu le faire croire; mais la vérité est que dans toutes les grandes villes se trouvent deux éléments distincts. Le 10 août, le jeune député avait fait appel au parti du mouvement; il jugeait maintenant utile à ses intérêts de se servir du parti contraire.] Il y avait certes dans cette tactique une menace et un défi jeté aux citoyens de la capitale. Avec un tel système, on est très vite entraîné à démembrer un État.

On voyait bien, dans cette lutte, des idées en présence les unes des autres; mais il y avait aussi des hommes. Les dissentiments politiques s'appuyaient sur des griefs personnels, sur de vieilles rancunes, sur des antagonismes d'amour-propre. Les Girondins ne pardonnaient point à Danton sa supériorité, à Robespierre l'intégrité de sa vie, à Marat sa popularité.

L'Ami du peuple avait toujours sur le coeur l'affaire du Mauconseil et du Républicain, les deux bataillons mis en quarantaine par Dumouriez.

Le 18 octobre, il demande la parole à la Convention nationale, et annonce qu'un grand complot a été tramé… contre lui. Scandale, bruit, éclats de rire forcés. L'Assemblée ne veut point l'entendre. Marat insiste. Des murmures l'interrompent.

LE PRÉSIDENT, au milieu du désordre.—Marat, vous avez la parole, mais ce n'est que pour un fait.

MARAT.—Ce fait, le voici: Je dis que des ministres et des généraux perfides en imposent à la Convention, par des dénonciations fausses, pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des décrets sanguinaires. (Rumeurs.)

Marat répète son exorde en rehaussant la voix. Les murmures recommencent avec des trépignements.

«Je vous demande, président, du silence. J'ai, comme la faction qui m'interrompt, le droit d'être entendu.»

LE PRÉSIDENT.—Je ne puis que vous donner la parole; mais il m'est impossible de vous donner du silence.

MARAT.—Tandis que le public indigné s'élève contre les mesures atroces qui sont employées envers les soldats de la patrie, seriez-vous les seuls à y applaudir; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-mêmes? Je réclame contre le décret qui vous a été surpris au sujet des deux bataillons patriotes le Mauconseil et le Républicain, dénoncés par les généraux comme ayant déshonoré les armées françaises. Je me suis rendu, pour éclaircir le fait, chez le général Dumouriez; il a paru interdit. (Il s'élève des éclats de rire.) Dumouriez ne m'a opposé que des raisons évasives. Poussé dans ses derniers retranchements, il a déclaré s'en référer à la Convention nationale et au ministre. Je me suis adressé à votre Comité de surveillance. Il s'est fait remettre la pièce relative à cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous auriez été tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre prétendus déserteurs prussiens étaient quatre émigrés français. C'étaient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous trahir, et qui conspiraient peut-être avec le général. (La salle s'ébranle d'indignation.) Je veux parler du général Chazot. N'oubliez pas qu'il a été cause de la déroute de l'avant-garde de Dumouriez. Je sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le dernier déplaisir. (Oui, oui!) J'en suis fâché pour eux. Lorsqu'un homme, qui n'est animé que du bien public, ne reçoit que des vociférations, les sentiments de ses ennemis sont jugés. Je dis qu'il existe dans cette Assemblée une cabale qui cherche à m'exclure de son sein pour écarter un surveillant incommode; je viens d'être menacé par le citoyen Rouyer; je ne sais si c'est un spadassin.

LE PRÉSIDENT.—Le règlement défend toute personnalité, et ce n'est pas ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un collègue.

MARAT,—Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme représentant du peuple; j'ai été menacé, dis-je, par le citoyen Rouyer; je ne sais s'il a espéré me rabaisser à son niveau ou m'éloigner par la terreur; mais je me dois au salut public, je resterai à mon poste, et je dois déclarer que si l'on entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de coeur, et j'en prends à témoin ceux qui m'ont vu.

LE PRÉSIDENT.—A quoi concluez-vous, Marat?

MARAT.—Je demande la lecture du procès-verbal qui est déposé au Comité de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais été dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu prévenir l'action de la justice; ils ont manqué à la forme: mais les généraux vous en ont imposé quand ils vous ont représenté les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des déserteurs prussiens. Je m'élève donc contre les mesures générales et violentes qu'on a prises envers ces bataillons, tandis qu'il était évident qu'ils ne renfermaient qu'un petit nombre de coupables; on les a tous enveloppés d'une flétrissure qui, s'ils eussent été des brigands pris dans les forêts, n'eût pu être plus honteuse. En vous dénonçant ces faits, j'ai rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire.

La preuve que Marat n'avait pas tout à fait tort, c'est que ces deux bataillons furent plus tard réhabilités.

Quel que fût l'homme, il était député de Paris, au même titre que ses collègues, et tout outrage envers sa personne s'adressait à la représentation nationale tout entière. Or, chaque jour, on l'insultait aux portes mêmes de la Convention; on lui marchait sur les pieds en criant par dérision: «Ah! le petit Marat!» Gorsas, dans son Courrier des départements, lui jetait de la boue et du sang au visage. Des placards le désignaient à la haine et à la vengeance des bons citoyens. Des hommes à cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches et demandaient sa tête. Est-il vrai que ses jours fussent alors menacés? Il le crut du moins et, pour se conserver vivant, Marat rentra le soir dans son souterrain.

Ces attaques furieuses, ces ressentiments personnels affligeaient le pays. Les faubourgs en murmuraient. Dans un moment aussi critique, où tout était à réorganiser, où le numéraire s'était évanoui, où la rareté des subsistances amenait des troubles sur les marchés, où l'industrie souffrait, où il s'agissait d'assurer le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, où le succès de nos armes était encore mal affermi, où couvait dans l'Ouest la guerre civile, la Convention n'avait-elle donc rien de mieux à faire que de se livrer à des luttes stériles? Les géants se combattaient, se blessaient les uns les autres dans des débats confus, ainsi que les dieux de l'Iliade dans les nuages. Ces rivalités fâcheuses ne décourageaient-elles point les espérances et les héroïques efforts de la nation? Chacun se demandait: «Nous sacrifions-nous pour des principes ou pour des ambitieux?» Une pétition, adressée à l'Assemblée, disait: «C'est avec douleur que nous voyons des hommes faits pour se chérir et s'estimer, se haïr et se craindre autant et plus qu'ils ne'détestent les tyrans… Qu'on impose silence à l'amour-propre, et il ne faudra qu'un moment pour éteindre le flambeau des divisions intestines… Que les citoyens ne soient pas constamment occupés à se surprendre, à se tendre des piéges, à nourrir des défiances…»

Le rapprochement des partis, la réconciliation des chefs, l'extinction des haines personnelles, tel était alors le voeu de tous les esprits sages. Un seul homme avait assez de confiance en lui-même et assez d'énergie pour amener cet heureux dénouement. Oubliant ses griefs particuliers, refoulant ses vieilles rancunes, Danton tendit à la Gironde sa large main; cette main fut repoussée. On dédaigna ses avances. Les grands projets échouent souvent contre un grain de sable. On prétend qu'un mot rompit toutes les chances d'un accord entre Danton et les Girondins. Le 29 septembre, il avait dit en riant à la tribune: «Personne ne rend plus justice que moi à Roland; mais je vous dirai, si vous lui faites l'invitation de rester ministre: Faites-la donc aussi à Mme Roland…» Le trait blessa au vif l'amour-propre des deux époux et du parti tout entier, qui était accusé d'obéir à une femme.

Quoi qu'il en soit, les Girondins se servirent d'un autre prétexte pour rejeter les avances de Danton. Ils mirent en doute sa probité. Beaucoup d'argent avait été dépensé dans la crise terrible que venait de traverser la France. Cambon, ministre des finances, homme sévère et intègre, demandait que ses collègues fussent tenus de rendre des comptes. Roland avait présenté les siens dans le plus minutieux détail. C'était maintenant le tour de Danton. Ses adversaires trouvaient étonnant qu'il eût employé 200,000 livres en dépenses secrètes et près de 200,000 livres en dépenses extraordinaires; mais on doit se souvenir que Danton était à la fois ministre de la justice et adjudant du ministre de la guerre, que la patrie était en péril et qu'il fallait à tout prix la sauver.

[Illustration: Saint-Just.]

«Je n'ai rien fait, disait-il, que par ordre du conseil, pendant mon ministère… Lorsque l'ennemi s'empara de Verdun, lorsque la consternation se répandait même parmi les meilleurs et les plus courageux citoyens, l'Assemblée législative nous dit: N'épargnez rien, prodiguez l'argent, s'il le faut, pour ranimer la confiance et donner l'impulsion à la France entière. Nous avons été forcés à des dépenses extraordinaires, et, pour la plupart de ces dépenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien légales… Je ferai observer en finissant que si le conseil eût dépensé dix millions de plus, il ne serait pas sorti un seul ennemi de la terre qu'ils avaient envahie…»

Ainsi, de l'aveu même de Danton, sa comptabilité était irrégulière; mais ne fallait-il point se reporter aux circonstances tragiques dans lesquelles les livres avaient été tenus? Qu'il y eût alors quelques désordres dans le maniement des fonds, le moyen de s'en étonner? Danton n'était point un avare, aimant l'argent pour l'argent. Il tenait à bien vivre, à recevoir des amis, à humilier la richesse, dont il eût fait volontiers la servante de ses desseins et de ses plaisirs. De telles moeurs ouvraient carrière à bien des soupçons; mais encore faudrait-il que ces soupçons fussent fondés. Qui croira jamais qu'au milieu de ce tourbillon d'affaires, au plus fort des calamités publiques, un homme de la taille de Danton, un grand citoyen après tout, ait songé à remplir ses poches? Qu'il fût mal entouré, je l'admets; qu'il fût faible dans ses amitiés, passe encore; qu'il ait prodigué l'or pour soutenir certains journaux, poursuivre à la piste la conspiration de la Bretagne et du Midi, pour payer les services secrets de police et de diplomatie, c'est un fait certain; mais qui donc a le droit de dire qu'il se soit approprié les dépouilles de la France?

Les lâches, qui s'étaient cachés au moment du danger, réclamaient de Danton des comptes qu'ils savaient bien ne pouvoir être fournis: c'était un moyen de l'avilir.

Danton ayant été repoussé par la Gironde, tout espoir de conciliation était perdu. Enhardis par l'avantage de leur position (ils étaient maîtres de l'Assemblée), les Girondins auraient dû se montrer oublieux, magnanimes: loin de là, ils ne cessaient de lancer contre leurs adversaires la meute aboyante de leurs journaux, ni de fatiguer la tribune de dénonciations monotones. Les Montagnards, de leur côté, rendaient guerre pour guerre. En temps de révolution, il y a des mots, des épithètes qui ressemblent à des flèches empoisonnées. Quand les partis se sont mutuellement traités de brigands, de scélérats, de chiens enragés, le jour arrive où ils agissent en conséquence et prononcent les uns contre les autres la peine de mort. Qu'on admire du reste la logique des factions: les Girondins se présentaient alors devant le pays comme des modérés; ils disaient avoir horreur du sang, ils protestaient contre les doctrines de Marat, et ils demandaient sa tête!

De nouveaux orages se formaient à l'horizon, et la foudre éclata le 29 octobre.

La Gironde en voulait surtout à la Commune de Paris, qui contrariait ses desseins. Tant que ce pouvoir rival resterait debout, la politique des Brissotins (comme on disait alors) serait tenue en échec. La Commune, de son côté, avait eu le tort de provoquer la lutte, en lançant contre l'Assemblée, à propos de la garde départementale, une adresse insolente, un véritable brandon de discorde. La Convention indignée riposta en décrétant que la Commune rendrait ses comptes dans trois jours. Frapper les hommes obscurs qui siégeaient à l'Hôtel de Ville n'eût point beaucoup avancé les affaires des Girondins; ce qu'on voulait, c'était atteindre deux ou trois membres de la Convention. Danton, Robespierre, n'étaient point de la Commune, mais on s'efforçait de les rattacher à l'Hôtel de Ville par l'influence vraie ou fausse qu'ils y exerçaient.

Une enquête s'ouvrit sur les arrestations faites par la Commune le 18 août et sur les journées de Septembre. Le 4 octobre, Valazé, membre du Comité de sûreté générale, vint déclarer à la tribune: «Nous avons trouvé des papiers qui prouvent l'innocence de plusieurs personnes massacrées dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'élève de toutes parts.) Oui, il est temps de dire la vérité. Des personnes innocentes ont été massacrées, parce que les membres qui avaient lancé les mandats d'arrêt s'étaient trompés sur les noms; le Comité de surveillance lui-même en est convaincu.»

Marat, on s'en souvient, faisait partie de ce Comité; il demande la parole.

LASOURCE.—Il faut que Marat soit entendu et que vous le décrétiez d'accusation s'il est coupable.

MARAT.—J'applaudis moi-même au zèle du citoyen courageux qui m'a dénoncé à cette tribune.

Beaucoup plus sage et plus habile que ses amis, Buzot comprit très-bien que la Gironde faisait une fausse manoeuvre.

«Nous risquons, dit-il, de donner à ces dénonciations une importance qu'elles n'auraient pas sans cela… Il me semble entendre les Prussiens demander eux-mêmes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce pas en faisant dénigrer sans cesse les représentants du peuple que les Prussiens doivent désirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre la confiance dont elle a besoin pour faire le honheur du peuple?»

Marat, cependant, monte à la tribune.

UNE VOIX.—Votez la clôture: Marat ne vaut pas l'argent qu'il coûte à la nation.

LIDON.—Puisque le corps électoral de Paris a prononcé contre nous le supplice d'entendre Marat, je demande le silence.

CAMBON.—Comme il est juste d'entendre le crime aussi bien que la vertu, je demande que sans perdre de temps Marat soit entendu.

Au milieu de ces exclamations flatteuses, l'Ami du peuple commence par rappeler l'Assemblée… à la réflexion, signale une cabale affreuse élevée contre lui pour enchaîner sa plume et déclare hautement que, quant à ses opinions politiques, elles étaitent au-dessus des lois.

A une vague accusation, il répondait par une bravade. Ce n'était d'ailleurs pas lui cette fois qu'on visait; c'était Danton et Robespierre. Quant à Marat, la Gironde croyait l'avoir anéanti pour le moment sous la conspiration du mépris.

Le 22 octobre, attaque en règle contre la Commune. Roland dans un rapport très-bien fait résumait ainsi la situation de la capitale: «En un mot, corps administratif sans pouvoir; Commune despote; peuple bon, mais trompé; force publique excellente, mais mal conduite, voilà Paris.»

Ce tableau lamentable de l'anarchie se détachait en vigueur sur l'ombre rougeâtre des journées de Septembre.

Le 30, Danton éleva le débat en le plaçant sur le terrain de l'histoire.

«Rappelez-vous, s'écria-t-il, ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inséparables de la Révolution! Je ne ferai point d'autres réponse au ministre de l'intérieur (Roland). Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui auraient excité des troubles révolutionnaires pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens. Jamais révolution complète n'a été opérée sans que cette vaste démolition de l'ordre de choses existant n'ait été funeste à quelqu'un. Il ne faut donc imputer ni à la cité de Paris ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres ce qui est peut-être l'effet de quelques vengeances particulières dont je ne nie pas l'existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s'étonnera la postérité.»

L'orateur concluait en demandant que la discussion sur le mémoire de Roland fût fixée au lundi suivant. «Ainsi, ajoutait-il, les bons citoyens qui ne cherchent que la lumière, qui veulent connaître les choses et les hommes, sauront bientôt à qui ils doivent leur haine ou la fraternité; or la fraternité seule peut donner à la Convention cette marche sublime qui marquera sa carrière.»

Danton, dans le cours de son improvisation, avait d'ailleurs lancé sur la Gironde un grand trait: «Je déclare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens.» A ces mots, des murmures s'étaient élevés dans l'Assemblée.

Robespierre dans ces derniers temps s'était tenu à l'écart. Le 2 septembre, il se plongea le front voilé dans la retraite. L'avocat d'Arras attendait: il avait placé sa barque sur un roc où la marée, c'est-à-dire la force des événements, devait un jour ou l'autre l'emporter vers le but qu'il voulait atteindre.

C'est à cet homme d'État qu'allait s'attaquer la Gironde. Grande imprudence! Et qui choisit-elle pour porter les premiers coups? Louvet, l'auteur de Faublas, un roman libertin. Autant eût valu la piqûre d'une guêpe contre une statue de marbre.

«Robespierre, je t'accuse!»

Ce début promettait. A en croire Louvet, un grand complot existait depuis le 10 août; le 2 septembre, Robespierre s'était rendu à la Commune, où il avait désigné ses ennemis à la vengeance des meurtriers. Cette accusation était vague, diffuse, entièrement dénuée de preuves. Louvet parla; ce fut tout. Cependant Maximilien comprit la nécessité d'un suprême effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel ses ennemis avaient juré de l'ensevelir. Il demanda huit jours pour préparer sa défense. L'Assemblée décida que Robespierre paraîtrait à la tribune de la Convention pour se justifier, le lundi 5 novembre.

Dans l'intervalle; des rassemblements nombreux parcouraient la ville en vociférant les cris de: «Mort à Robespierre! mort à Danton et à Marat!»

Les huit jours écoulés, Robespierre, qui s'était caché à tout les yeux, monte les degrés de la tribune. Les femmes écoutent haletantes; l'Assemblée elle-même est comme suspendue aux lèvres de l'orateur. Robespierre repousse avec une ironie hautaine les absurdes reproches de Louvet. La nécessité où la Gironde le mettait, par des accusations violentes, de dérouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique d'attirer l'attention sur les services qu'il avait rendus à la patrie. Il rejeta, non sans horreur, toute solidarité avec les journées sanglantes des 2 et 3 septembre. «Ceux qui ont dit, s'écrie-t-il, que j'avais eu la moindre part à ces événements, sont des hommes ou excessivement crédules ou excessivement pervers. Je les rappellerais au remords, si le remords ne supposait une âme.»

Il eut des mouvements d'une véritable éloquence. «On assure qu'un innocent a péri; un seul! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens, pleurez cette méprise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journée; pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi quelques larmes pour des calamités plus touchantes! Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie! Pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrasés! Pleurez les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères! Pleurez donc, pleurez l'humanité abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs complices! Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et préparer celui du monde; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.»

Se tournant du côté de ses adversaires: «De quel droit voulez-vous faire servir la Convention à venger votre amour-propre? Vous nous reprochez des illégalités! Oui, notre conduite a été illégale, aussi illégale que la chute du trône et que la prise de la Bastille, aussi illégale que la liberté même! Citoyens, vouliez-vous donc une Révolution sans révolution? L'univers, la postérité ne verront dans ces événements que leur cause sacrée et leur sublime résultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'État et en législateurs du monde.» Le moment de conclure était venu, on s'attendait à de justes représailles; mais Robespierre, écartant d'une main généreuse le tonnerre qui grondait sur la tête de ses ennemis: «Je renonce au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables; j'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la liberté.»

La Convention était fatiguée de ces attaques personnelles. Les applaudissements éclataient dans les tribunes. Maximilien Robespierre venait d'être marqué par le doigt de ses ennemis; c'était le signe de l'élévation ou du martyre.

Cependant ses accusateurs frémissaient.

BARBAROUX.—Je demande à dénoncer Robespierre, et à signer ma dénonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc réputé calomniateur! Je descendrai à la barre… Je graverai ma dénonciation sur le marbre.» (Murmures. On demande à grands cris l'ordre du jour.)

LOUVET.—Je vais répondre à Robespierre…»

Les interruptions étouffent sa voix. L'Assemblée décide de passer à l'ordre du jour. Louvet reste à la tribune: furieux, il demande à parler contre le président.

LE PRÉSIDENT.—J'ai peine à concevoir comment, lorsque je n'ai fait que prendre les ordres de l'Assemblée, un membre demande à parler contre moi.

Alors Barbaroux descend à la barre. Un mouvement de surprise agite l'Assemblée; on rit, on s'impatiente, on s'agite. Barbaroux insiste et réclame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit censuré comme avilissant le caractère de représentant du peuple.

Barère parait à la tribune. Le silence se rétablit. L'orateur cherche à terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs de la Montagne.

On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au milieu d'un tumulte épouvantable.

QUELQU'UN.—Je demande qu'il soit ordonné à Barbaroux de quitter la barre et de faire cesser ce scandale.

LANJUINAIS.—Je soutiens que Barbaroux a employé le seul moyen pour obtenir la parole et pour vous rendre attentifs.

LE PRÉSIDENT.—Je vous fais observer que l'Assemblée ayant décidé de passer à l'ordre du jour, la discussion est fermée.

COUTHON.—Je le dis avec douleur, mais avec vérité, la petite manoeuvre employée par Barbaroux pour nous forcer à lui accorder la parole ne mérite que notre pitié.

Les Montagnards applaudissent; quelques Girondins trépignent de rage.
Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secrétaire.

Le triomphe de Robespierre était encore disputé avec acharnement. Quelques membres, prétextant des doutes sur la première épreuve, demandent que la proposition de passer à l'ordre du jour soit remise aux voix. Le président fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a empêché de prononcer le résultat de la délibération. Lanjuinais insiste de nouveau pour être entendu; des cris: A bas de la tribune! s'élèvent avec violence. Il va reprendre sa place au bureau des secrétaires, à côté de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succèdent et sont bruyamment éconduits par l'impatience générale. On demande de toutes parts l'ordre du jour. Barère relit son projet de décret, où il cherche à couvrir dédaigneusement l'accusé du manteau de l'impuissance et de la médiocrité.

ROBESPIERRE.—Je ne veux pas de votre ordre du jour, qui m'est injurieux.

La Convention décide purement et simplement qu'elle passe par-dessus les démêlés personnels. C'est ce que voulait Robespierre.

Le retentissement de cette orageuse séance se fit sentir le soir aux Jacobins, où Robespierre fut vivement acclamé. Ce fut alors qu'un fort de la halle, aux formes athlétiques, au coeur tendre sous une rude écorce, prit une résolution peut-être unique dans l'histoire.—«Voilà, se dit-il en écoutant parler Maximilien, voilà un homme que les aristocrates, bourgeois ou autres, doivent avoir conçu le projet de mettre à mort. On ne défend pas impunément les droits du peuple avec tant de courage et d'éloquence. Il faut que je me décide à lui faire un rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les accompagner: il faut que l'ami, le défenseur de la nation ait au moins un bras pour écarter de lui les attentats des conspirateurs et des traîtres. Je serai ce bras. Seul, à l'écart, je veillerai sur la sûreté de ce digne représentant du peuple.» Le projet conçu est aussitôt mis à exécution: chaque soir, cet ami inconnu attend Robespierre à la sortie du club et jusqu'à la rue Saint-Honoré l'accompagne à distance, un énorme bâton dans la main. Robespierre ignora toute sa vie ce dévouement anonyme et l'espèce de culte dont il était l'objet de la part de ce brave homme, qui s'était fait volontairement son garde du corps. [Note: Communiqué à l'auteur par David d'Angers, qui tenait lui-même le fait de la famille Lebas.]

Maximilien, à son retour d'Arras en 1792, était descendu chez les Duplay avec sa soeur, Charlotte Robespierre, et son frère Augustin, qui venait d'être nommé député. C'est là qu'il se rendit dans la nuit du 5 novembre, après l'orageuse victoire qu'il venait de remporter sur les Girondins. Maurice Duplay, l'hôte des deux Robespierre, avait chez lui, comme nous l'avons dit, trois filles, Éléonore qui était l'aînée, Victoire qui ne fut jamais mariée, et Elisabeth, la plus jeune, celle qui épousa Lebas. Ces trois filles aimaient Maximilien comme un frère. Elles lui confiaient leurs peines, le faisant juge de leurs petites querelles. Quand un de ces légers nuages, qui passent sur les familles les mieux unies, venait à obscurcir le front d'une des jeunes soeurs, il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait à voix basse le secret de sa tristesse. Si c'était qu'elle avait été grondée par sa mère, il se faisait aussitôt le conciliateur des parties offensées et plaidait les circonstances atténuantes. On n'est pas avocat pour rien. Toujours il revenait le sourire du pardon sur les lèvres et poussait alors la jolie boudeuse dans les bras de Mme Duplay.

Un sentiment plus tendre que l'amitié l'attirait vers Éléonore, la fille aînée du menuisier. C'était, dit-on, une belle personne aux traits accentués, à l'âme virile. Un jour, Maximilien, en présence de ses hôtes, prit la main d'Éléonore dans la sienne et lui glissa au doigt un anneau d'or; c'était, conformément aux moeurs de sa province (l'Artois), un signe de fiançailles. Toutefois le mariage fut ajourné à la paix (comme on disait alors), c'est-à-dire à des jours meilleurs et moins troublés, où la France serait débarrassée de ses ennemis.

Robespierre l'aîné avait ainsi deux familles, l'une dans l'Artois, à laquelle il envoyait la plus grande partie de son traitement, l'autre sur laquelle il s'était pour ainsi dire greffé par l'analogie des moeurs et des principes. A l'instigation de sa soeur, il quitta plus tard la maison Duplay, mais pour y revenir; c'était le nid de ses affections, l'Eldorado de ses rêves.

La Gironde avait commis une faute en accusant deux hommes tels que Danton et Robespierre, la force et la probité; elle en commit une seconde, qui fut de remettre Marat sur la sellette.

Nous devons dire à la suite de quel incident.

S'il faut en croire le professeur Tissot, qui avait connu Marat dans l'intimité, l'homme valait beaucoup mieux que ses systèmes et ses écrits. Accablé de travail, sa seule distraction était une promenade, le dimanche, sur les bords de la Seine. Il allait tantôt seul, tantôt accompagné de quelques amis; car, quoi qu'on en dise, Marat avait des amis. Ses deux compagnons étaient, ce jour-là, Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins; peut-être par leur entremise cherchait-il un rapprochement avec Danton. [Note: Tous ces détails et les suivants ont été communiqués à l'auteur par la soeur de Marat.] Ils se dirigeaient en causant du côté de Charenton. Le plus vieux des trois, Marat, n'en était pas moins vif dans ses mouvements; il marchait le dos courbé et la tête légèrement inclinée vers le côté droit. Dans ce contraste d'une ville en révolution avec le silence, la grave sérénité d'un coucher de soleil, les grands arbres dépouillés de feuilles, mais détachant dans le ciel leurs fines nervures, les trois promeneurs avaient devant les yeux les deux faces solennelles du grand et du beau, l'histoire et la nature.

Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins aimaient la nature en poëtes; Marat l'observait en savant. Ayant beaucoup étudié, beaucoup cherché et un peu découvert, sa conversation était intéressante. Tant qu'on ne contredisait point ses idées, il se montrait bon diable; s'accommodait à tout, faisait ce que voulaient les autres; mais Camille Desmoulins se donnait parfois le malin plaisir de l'attirer sur le terrain brûlant de la politique. Alors ce petit homme devenait furieux, insociable, volcanique. Le contraste existe souvent en amitié comme en amour: ce qui l'attirait du côté de Camille, c'était l'esprit, la gaieté, la belle humeur, du jeune espiègle. Camille répondit d'abord à cette bienveillance avec enthousiasme; il traita publiquement Marat de prophète, d'ange tutélaire de la France, de génie de la Révolution; il le nomma dans sa feuille le divin Marat. L'admiration étourdie de Desmoulins, à laquelle s'était toujours mêlé un grain de sarcasme, commençait à reculer devant la froide et terrible logique de ce dieu qui demandait des têtes.

Fabre d'Églantine avait de l'estime pour Marat, dont il nous a laissé un portrait à la plume beaucoup trop flatté.

Le voyant ce soir-là plus calme que d'habitude, Camille lui adressa diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple était décidément un maniaque ou s'il avait un système. Il lui rappela ses idées modérées, à l'époque de l'ouverture des États généraux, et les mit en opposition avec ses doctrines actuelles. «Si en effet, reprit Marat, les fautes de l'Assemblée constituante ne nous avaient pas créé dans les anciens nobles autant d'ennemis irréconciliables, je persiste à croire que ce grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies pacifiques: mais, après l'édit absurde qui garde de force ces ennemis-là parmi nous, après les coups maladroits portés à leur orgueil par l'abolition des titres, après l'extorsion violente des biens du clergé, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier à notre Révolution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacrées de la nature et de la justice: eh bien! ces nobles, en possession, depuis des siècles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous charger comme des bêtes de somme, travailleront sans cesse à miner les bases de notre nouvel état social. Nous sommes en guerre avec des ennemis intraitables; il faut donc ou renoncer à la Révolution ou les détruire. A mesure que les dangers qui menacent notre République naissante s'éloigneront, la peine de mort deviendra inutile et elle s'effacera bientôt de nos codes.»

[Illustration: Louis XVI et la famille royale au Temple.]

On peut plaider en faveur de Marat certaines circonstances plus ou moins atténuantes, le ressentiment d'un amour-propre blessé, les dangers qu'il avait courus, les persécutions qu'il avait endurées; mais, dans l'analyse de son caractère, il faut surtout tenir compte d'une singularité: l'Ami du peuple n'avait point de patrie. Né en Suisse, à Boudry, d'un père sarde et d'une mère genevoise, il avait vécu successivement en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays; il parlait et écrivait diverses langues; il était citoyen du monde. Malgré les bonnes intentions qu'on peut leur supposer, de tels êtres sont toujours dangereux. N'étant retenus ni par les liens du sang ni par les attaches du sol natal, ils s'absorbent volontiers dans une idée fixe, et sacrifient beaucoup trop aisément les hommes à leurs revus d'humanité.

La nuit était descendue sur les campagnes. Les trois Conventionnels reprirent lentement le chemin de Paris.—Cette grosse masse sombre, toute piquée de lumières, élevait dans le lointain, au-dessus du courant de la Seine, son front entouré d'une brume rougeâtre. Chemin faisant, la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit:

—Barbaroux a été mon ami: si l'expédition du 10 août eût manqué, nous devions partir ensemble pour Marseille; c'était alors un bon jeune homme, qui aimait à s'instruire près de moi. J'ai des lettres écrites de sa main, où il me nomme son maître, et se dit mon disciple: si je l'ai perdu, c'est que la faction brissotine s'est emparée de sa tête, en le flattant.

Camille Desmoulins qui, d'accord avec son ami Danton, n'avait pas encore abandonné tout espoir d'une alliance avec la Gironde, proposa une réconciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit café de la rue du Paon, où était Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord froid et réservé; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils s'embrassèrent.

Était-ce un baiser de Judas?

Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale; à l'ouverture de la séance, Barbaroux occupait la tribune. «Citoyens, disait-il, l'homme véritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de semer le trouble et la discorde dans Paris, qui égare les sentiments des soldats et des fédérés…. Eh bien! ce coupable, je vous le livre: c'est Marat.» Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait été faire dans la matinée à la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais état des vivres et du coucher, il avait témoigné une vive indignation. Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un procès-verbal par quelques officiers attachés au parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette dénonciation contre Marat est reçue de l'Assemblée avec transport. Les tribunes seules murmurent. Avant que l'accusé ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires.

UNE VOIX.—Je sais qu'un membre de cette Assemblée a entendu dire à ce monstre que, pour avoir la tranquillité, il fallait encore abattre deux cent soixante-dix mille têtes.

L'Assemblée fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la tribune et y rencontrent la figure de Marat.

L'indignation de l'Assemblée éclate en un soulèvement formidable; de toutes parts s'élèvent les cris: «A l'ordre! A l'Abbaye! A la guillotine!»

Marat, qui se complaît dans son rôle de bouc émissaire, domine cette nouvelle tempête, le front haut, la bouche dilatée jusqu'aux oreilles par un rictus ironique, l'oeil menaçant.

«Il est atroce, s'écrie-t-il, que ces gens-là parlent de liberté d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne…. C'est atroce!… Vous parlez de faction; oui, il en existe une, et cette faction existe contre moi seul; car personne n'ose prendre ma défense. Tout m'abandonne, excepté la raison et la justice. Eh bien! seul, je vous tiendrai tête à tous. (On murmure, on rit.) C'est une scélératesse que de convertir en démarche d'État des honnêtetés patriotiques. (Les murmures et les rires recommencent.) Je demande du silence: on ne peut pas tenir un accusé sous le couteau comme vous faites.

«J'étais aux Jacobins, auprès des fédérés: ce sont eux qui m'ont pris la main et m'ont parlé les premiers. Leurs officiers ont été à ma table; ce sont eux qui m'ont invité à visiter leur caserne. J'ai été révolté de la manière dont ces volontaires ont été reçus; ils couchent sur le marbre et sans paille; ils se sont plaints à moi de la Commune de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je ne suis entré dans aucun détail à cet égard; je ne sais si c'est un coup monté pour me perdre, mais je compte assez sur la véracité des fédérés de Marseille; ils pourront rapporter ce que je leur ai dit. Voilà ma justification.

«Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le Pater il serait parvenu à faire pendre tous les saints du paradis; moi, je défie les interprétations malveillantes et je brave tous mes ennemis.

«On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent mille têtes. Ce propos a été mal rendu. J'ai dit: «Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la République sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement décaniller d'un département dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs têtes, vous ne serez pas tranquilles.» Voilà ce que j'ai dit: c'est la confession de mon coeur.

«Je suis vraiment honteux pour l'Assemblée nationale d'être obligé d'entrer dans ces détails. Quant à mes vues, à mes sentiments politiques, il ne vous appartient pas de les juger: ma conscience est au-dessus de vos décrets. Non, il ne vous est pas donné d'empêcher l'homme de génie de s'élancer dans l'avenir. (On rit.) Le moment n'est pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation, si réclamer pour de braves fédérés les égards et les soins que vous accordez à des soldats équivoques [Note: Marat désigne ainsi les dragons auxquels on l'accusait de vouloir opposer les Marseillais.] est un crime, égorgez-moi!»

Au moment où il retournait à sa place, Camille Desmoulins lui dit: «Tu m'as enchanté, ton exorde est sublime. Pauvre Marat! Tu es de deux siècles au delà du tien!»

N'y avait-il pas une pointe d'ironie sous ces mots: pauvre Marat?

L'Assemblée prononça le renvoi de la dénonciation de Barbaroux aux
Comités de surveillance et de législation.

En sortant de la salle, à la fin de la séance, l'Ami du peuple s'arrête devant le jeune député des Bouches-du-Rhône:

«A votre âge, lui dit-il, on n'a pas encore le coeur pourri; j'aime à croire que vous êtes seulement égaré par quelque passion funeste et tourmenté de la rage de jouer un rôle. C'est toute la vengeance de Marat.»

Cet être étrange avait glacé d'un souffle la fureur de ses adversaires. «Marat, écrivait plus tard Saint-Just, avait quelques idées heureuses, et lui seul savait les dire.»

Au milieu de ces luttes énervantes, de ces ténébreux combats de parole, la France vit enfin luire un rayon de soleil: le 6 novembre, notre brave armée gagnait la bataille de Jemmapes au chant de la Marseillaise. La Belgique nous était ouverte; une ère nouvelle commençait pour la Révolution Française, l'ère de la victoire.

V

Louis XVI au Temple.—Préliminaires de son procès.—Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.—Saint-Just se révèle à son discours.—Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.—Marat et Mlle Fleury.—La question religieuse sous la Convention.—La question des subsistances.—Opinion de Saint-Just.—Le procès du roi réclamé par les Montagnards, consenti par les Girondins.—Shakespeare parle du fond de sa tombe.—La forme du procès est résolue.

Le besoin de s'attaquer et de se créer mutuellement des torts jeta la personne de Louis XVI entre les rivalités formidables de la Convention et de la Commune.

L'ex-roi était toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa captivité, la famille royale avait trouvé cette vieille tour fort mal préparée pour la recevoir. Abandonnées depuis longtemps, les chambres étaient sales, tristes, pauvres, couvertes de toiles d'araignée. Il est curieux d'apprendre quelle sorte de logement occupait d'abord Madame Elisabeth: c'était une ancienne cuisine au troisième étage; sa toilette se trouvait placée sur une pierre à laver, et à côté des fourneaux; sa couchette était un lit de sangle, avec deux petits matelas minces et trop courts; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de vaisselle de terre encore toute grasse. O contraste des grandeurs humaines! ô abaissement de la fortune! Les rois et les princes sont si peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renversés de leur élévation imaginaire on ne sait plus même quel nom leur donner: la Commune inventa d'appeler le souverain déchu Louis Capet. L'oeil du peuple fixait avec curiosité cette tour qui contenait les ruines vivantes d'une monarchie. Il y avait là des motifs d'attendrissement auxquels les coeurs les plus durs ne résistent guère: un prisonnier d'État, deux femmes, deux enfants.

La famille royale captive faisait des royalistes. Méprisé après sa fuite et son retour de Varennes, abhorré au 10 août, lorsque le trône sombra dans le sang, Louis XVI inspirait depuis sa chute un tout autre sentiment à beaucoup de ses anciens sujets, la pitié. Au château des Tuileries, il n'apparaissait guère qu'à travers ses défauts; au Temple, on ne vit de lui que ses vertus et ses malheurs. Il était bon père, se levait de bonne heure et donnait une leçon de latin ou de géographie à son fils. La reine elle-même devenait intéressante. On lui reprochait bien encore sa conduite légère, son caractère hautain, ses relations avec l'étranger; mais, après tout, elle était femme, elle était mère…. Il y avait là un danger que la Commune n'avait point prévu.

Manuel, qui avait conduit la famille royale au Temple, rougit du délabrement et de la malpropreté du logis; il en parla lui-même à la Commune et au bout de quelques jours les prisonniers furent installés d'une manière plus convenable; mais le moyen de changer la vieille tour elle-même, qui était sombre et humide?

L'initiative du procès et du jugement ne partit point de la Convention. Un grand nombre de documents authentiques proclament que la mise en accusation du ci-devant roi était alors demandée de tous les points de la France. Quelques-unes de ces adresses lancées sur l'Assemblée nationale prennent même un ton impératif et violent. Les signataires y reprochent aux législateurs d'atermoyer une mesure de sûreté publique. «Le soleil, écrivent à la Convention les sociétés populaires du Midi, le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple sur le tyran… et le tyran existe encore!… La vie du roi provoque et entretient dans l'intérieur du pays une agitation perfide. Législateurs, nous demandons la mort de Louis Capet.» La vérité est que les ennemis de la Révolution profitaient de la captivité du roi pour semer dans certains départements des germes de guerre civile.

Parmi ceux mêmes qui plaignaient Louis XVI, beaucoup le croyaient coupable; mais ils voulaient une décision rapide. Que le peuple écrase après la victoire le maître qui le trahissait, c'est son droit; mais du moins qu'il ne le fasse pas souffrir. Ces lenteurs, ces délais, ces alternatives d'espoir et de découragement qui font passer chaque jour le froid de l'acier sur le cou de la victime, quelle barbarie indigne d'une grande nation! Les bons citoyens blâmaient les dégradations inutiles auxquelles on avait soumis les prisonniers du Temple; ils blâmaient Manuel allant dire à Louis XVI, après le décret qui abolissait la monarchie: «Vous n'êtes plus roi, voilà une belle occasion de devenir citoyen; au reste, consolez-vous, la chute des rois est aussi prochaine que celle des feuilles.» La haine et la vengeance à petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans les outrages d'une captivité où tout lui réveille à chaque instant le douloureux souvenir de ses prospérités éteintes; enfoncer lentement le couteau et le retourner dans les plaies de son amour-propre; prolonger l'agonie d'un règne sur la personne du roi vivant, tout cela est mille fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes irrésolus et indécis, étaient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des embarras et des persécutions inévitables, une existence royale que, de leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher tôt ou tard. Il n'y avait qu'un parti humain à prendre vis-à-vis de Louis XVI, c'était de le rendre à la liberté: mais les circonstances s'y opposaient énergiquement; et les Girondins eux-mêmes n'y auraient point consenti. Dans cet état de choses, toute leur politique était de faire oublier le roi: inutiles efforts!

Les partis politiques ont bonne mémoire, et le sang du 10 août fumait encore.

Il faut dire que de leur côté les Montagnards se montraient fort perplexes. Robespierre hésitait (il l'avoua plus tard dans un de ses discours), Danton lui-même, c'est-à-dire l'audace, hésitait. On raconte qu'au club des Cordeliers, entouré d'énergumènes qui hurlaient: Vengeance! Mort au tyran! il aurait répondu brusquement: «Une nation se sauve, mais elle ne se venge pas.» Il paraît aussi qu'à la même époque Danton fit une dernière tentative de rapprochement avec la Gironde.

Pourquoi hésiter? Que craignait-on? Tous les hommes sensés et prévoyants se disaient qu'ayant haché une tête royale l'échafaud ne s'arrêterait pas là; qu'il demanderait d'autres victimes, qu'on allait ouvrir une ère de sang et qu'après avoir immolé ses ennemis, pareille au vieux Saturne, la Révolution dévorerait ses enfants. Les rois ne sont pas seulement nuisibles de leur vivant; ils sont encore dangereux après leur mort.

N'est-ce point ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit à propos du 21 juin 1791? Ce fut on effet un jour décisif pour la Révolution que celui où, après la fuite nocturne de Louis XVI et de sa famille, la France s'éveilla sans roi. Quel moment plus favorable pour établir la République? Les partis politiques ne s'étaient point encore porté entre eux ces profondes blessures qui les séparent à jamais. Des esprits éminents rayonnaient dans toutes les directions et possédaient encore assez d'autorité sur les masses pour fonder un ordre nouveau sans effusion de sang. Malgré la vivacité des premières luttes contre les anciens priviléges, les coeurs étaient pleins de confiance, d'espoir et d'amour: on l'avait bien vu au Champ-de-Mars, le 11 juillet. L'Assemblée nationale, qui était le souverain de fait, n'avait rien perdu du respect et du prestige que lui assuraient ses récentes conquêtes sur la royauté. Pas un nuage au ciel; on était à mille lieues du terrorisme; on en ignorait même le nom, et aucun point noir n'annonçait qu'il pût sortir du choc violent des factions. Il y avait bien, il est vrai, la coalition étrangère; mais quelle force pouvait lui apporter un roi transfuge? Jamais occasion si belle ne s'était présentée dans notre histoire pour suivre l'exemple des États-Unis d'Amérique. La République, inaugurée le 2l juin 1791, aurait-elle vécu? Il est permis de le croire, car elle avait alors autour d'elle tous les éléments de succès qui lui ont manqué plus tard.

Qui a perdu la situation? Les modérés, les irrésolus, les timides. L'abdication du roi était signée par sa fuite; cette abdication volontaire, les royalistes ne voulurent point l'accepter.

L'histoire impartiale dira qu'en ajournant la déchéance de Louis XVI la majorité de l'Assemblée constituante prononça, sans le vouloir, la peine de mort contre Louis XVI. Elle croyait conserver la monarchie; elle ne conserva que l'échafaud qui devait couper la tête du monarque. En refusant de faire à temps ce qui était écrit dans la logique des choses et dans les inéluctables conséquences de la Révolution, les modérés attirèrent sur eux, sur le roi et sur le pays toutes les calamités qui devaient aboutir au 10 août, au 9 thermidor et au 18 brumaire. Les sages, les prudents, étaient alors les exaltés, ceux qui proposaient d'en finir tout de suite avec la fiction de la royauté héréditaire en face d'un peuple souverain. Si leurs conseils avaient été suivis, que de malheurs auraient été épargnés à la France! Les journées de Septembre, les sanglantes luttes de la Montagne et de la Gironde n'avaient plus alors les mêmes raisons d'être. Qui songeait, dans ce temps-là, à faire de la peine de mort un instrument de nécessité publique? Ni Robespierre, ni Danton, ni tout autre. Les hommes d'État les plus circonspects reculèrent devant une République éclose pacifiquement d'un incident heureux; ils se condamnèrent ainsi d'avance à subir un régime né d'un orage, et qui devait se continuer à travers les éclairs et les tonnerres. C'est eux-mêmes qu'ils eurent à accuser, quand le flot toujours montant et irrité par la résistance les emporta vers l'abîme.

Où étaient en 91 le bon sens, le droit, la sagesse? Du côté de ceux que Lafayette avait fait massacrer au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie parce qu'ils réclamaient dès lors l'abolition de la royauté.

La discussion sur ce qu'on devait faire de Louis XVI s'ouvrit le 13 novembre 1792. Les deux questions qui se posaient devant l'Assemblée nationale étaient celles-ci: Louis XVI sera-t-il jugé?—Si oui, par qui sera-t-il jugé?

La Constitution de 89 le déclarait bien inviolable; mais cette Constitution n'avait-elle point été déchirée au 10 août? Est-il d'ailleurs vrai qu'elle lui conférât le privilége de conspirer sans danger la ruine de la patrie et de la Constitution elle-même? Si les législateurs avaient la volonté de lui donner un tel pouvoir, en avaient-ils le droit? Le droit imprescriptible d'une nation n'est-il point, au contraire, de se défendre et de punir ceux qui attentent à sa liberté?

Un jeune homme, jusque-là silencieux, paraît à la tribune. Les cheveux longs et partagés au milieu de la tête par une raie, le front bas, les yeux bleus, le nez admirablement dessiné, la bouche d'une jolie femme, le teint blanc et la peau délicate, il semble dans sa mélancolie austère frappé du sceau de la fatalité. C'est une croyance très-ancienne que les hommes capables de grandes actions ne doivent pas faire de vieux jours sur la terre. On se rappelle involontairement, en regardant celui-ci, les paroles d'Achille: «O mère, puisque tu m'as enfanté étant destiné à vivre peu de temps, du moins le dieu de l'Olympe devrait-il m'accorder de la gloire!»

Qui était-il, ce jeune homme? D'où venait-il?

On se souvient d'une lettre adressée à Robespierre, sous la
Constituante, et signée Saint-Just.

C'était lui.

Une particularité bien faite pour étonner l'Assemblée nationale, c'est que ce sévère jeune homme, né le 25 août 1767 à Decize, petite ville du Nivernais, élevé chez les Oratoriens, était l'auteur d'un poëme léger en vingt chants. Organt (c'est le titre de l'ouvrage) avait paru en 1789 et reparut en 92. L'auteur s'était beaucoup trop souvenu de la Pucelle et des épisodes graveleux de l'Arioste. Du reste, Saint-Just regardait lui-même cet essai comme indigne de lui: «J'ai vingt ans, écrivait-il dans sa préface; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux.»

En effet, il lit beaucoup mieux: tournant le dos à la muse frivole et
libertine, il publiait, en 1791, l'Esprit de la Révolution et de la
Constitution en France
, ouvrage sérieux nourri de la lecture de
Plutarque et de Montesquieu.

C'est armé de ces fortes études qu'il se présentait à la tribune de la
Convention.

«J'entreprends, dit Saint-Just d'une voix grave, de prouver que le roi peut être jugé, que l'opinion de Morisson [Note: Député de la Vendée. Après avoir longtemps parlé «des crimes, des perfidies et des atrocités dont Louis s'était rendu coupable»; après l'avoir appelé un monstre sanguinaire, Morissot concluait en demandant que, malgré les forfaits du tyran, la Constitution de 89 soit respectée.] qui conserve l'inviolabilité, et celle du Comité qui veut qu'on le juge en citoyen, sont également fausses. «Moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi…

«Un jour on s'étonnera qu'au dix-huitième siècle nous ayons été moins avancés que du temps de César: le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autre formalité que vingt-deux coups de poignard, sans autres lois que la liberté de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le procès d'un homme, assassin d'un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime…

«Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois; si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois, malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberté, on voyant la hache trembler dans nos mains; et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers? Quelle République voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes?

«On n'est pour rien dans un contrat où l'on ne s'est point obligé: conséquement, Louis, qui ne s'était point obligé, ne peut être jugé civilement. Ce contrat était tellement oppressif qu'il obligeait les citoyens et non le roi. Un tel contrat était nécessairement nul; car rien n'est légitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature.

«Louis ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de tirer? Et l'on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu'il n'était pas citoyen!

«Juger un roi comme un citoyen! ce mot étonnera la postérité. Juger, c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice. Quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanité et les rois? Qu'y a-t-il de commun entre Louis et le peuple français, pour le ménager après sa trahison? Il est telle âme généreuse qui dirait dans un autre temps que le procès doit être fait à un roi, non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d'avoir été roi; car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation… On ne peut régner innocemment: la folie en est trop évidente. [Illustration: Louis XVI donnant une leçon de géographie à son fils.]

«C'est vous qui devez juger Louis; il n'était pas citoyen avant son crime, il ne pouvait voter, il ne pouvait porter les armes, il l'est encore moins après.

«Je le répète, on ne peut pas juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt de la cité. Il n'y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois de l'Angleterre pour juger Charles 1er. On les jugea selon le droit des gens; on repoussa un étranger, un ennemi.

«Hâtez-vous de juger le roi; car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur César. Vous ne pourriez pas plus punir cette action envers cet étranger que vous n'avez puni la mort de Léopold et de Gustave. Louis était un autre Catilina. Le meurtrier, comme le consul de Rome, jurerait qu'il a sauvé la patrie.

«Il doit être jugé promptement, c'est le conseil de la sagesse et de la saine politique. On cherche à remuer la pitié; on achètera bientôt des larmes, comme aux enterrements de Rome; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie!»

La Convention demeura immobile, pétrifiée. Cette parole concise, acérée comme le tranchant de l'acier, cette hache emmanchée dans des réminiscences classiques, la roideur incroyable du ton et des manières, le contraste entre la beauté féminine de ce jeune homme et la dureté de son coeur, tout avait frappé l'Assemblée d'étonnement. Ni la fureur de Danton, ni la froide et implacable logique de Robespierre, ni le sombre radotage de Marat demandant des têtes, n'étaient comparables à l'effet de terreur produit par ce discours. Tout le monde sentait qu'on avait affaire à quelqu'un et que ce quelqu'un serait sans pitié.

Le lendemain, Brissot écrivait dans son journal le Patriote: «Parmi des idées exagérées, qui décèlent la jeunesse de l'orateur, il y a dans ce discours des détails lumineux, un talent qui peut honorer la France.»

Ce qu'on ne sait point assez, c'est à quel point les députés furent alors entourés, sollicités pour obtenir d'eux la grâce du roi. On fit agir toutes les influences secrètes, toutes les séductions, toutes les belles promesses. Ce n'est point seulement aux Girondins que s'adressaient de tels moyens de corruption; c'est aussi aux Montagnards et même aux plus farouches d'entre eux. Marat reçut plusieurs lettres où l'on demandait qu'il dit seulement un mot en faveur de Louis XVI: «Si tu le fais, écrivait-on, nous sommes prêts à déposer cent mille écus.» L'Ami du peuple leur répondit en allant porter ces lettres au Comité de sureté générale.

A ces annonces grossières s'ajoutait l'influence délicate des femmes. Marat avait bien écrit dans son Journal de la République: «Je ne croirai à la République que lorsque la tête de Louis XVI ne sera plus sur ses épaules;» mais l'Ami du peuple n'avait-il jamais changé d'avis? Ne l'avait-on pas vu soutenir la cause de la modération aussi bien que celle de la violence? Il n'avait aucune haine contre l'ex-roi, qu'il avait déclaré lui-même une excellente pâte d'homme; tête faible, caractère naïf, ne pouvait-on en le flattant émouvoir son coeur?

Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury qui l'attendait. Las des travaux de la séance, il ouvrit cependant quelques lettres déposées sur la table, et, les parcourant avec des yeux irrités:

—Encore! s'écria-t-il; je vais dénoncer ces lettres au Comité de surveillance.

—Après un silence:—J'ai aimé Louis Capet, reprit Marat comme se parlant à lui-même, mais avais tort. Cet homme nous a trompés. Maintenant je le hais; maintenant je veux appesantir sur sa tête une main que j'avais étendue vers lui pour le soutenir.

—Quels crimes lui reprochez-vous donc?

—Ses crimes? Un roi insurgé contre la nation! un roi faussaire! c'est lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils perfides de ses courtisans, nous a jetés dans la nécessité d'une politique violente. Nous subirons l'échafaud; il l'a dressé.

Mademoiselle Fleury, soeur du grand comédien, tomba aux genoux de
Marat.

—Que faites-vous? lui dit celui-ci surpris; on ne s'agenouille même plus devant Dieu.

—Je demande, répondit-elle en joignant les mains avec une grâce théâtrale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la grâce du roi.

—Y pensez-vous?

—J'y ai pensé depuis un mois… Écoutez-moi, Marat; je sais que vous êtes bon. Le système de terreur où vous voulez engager la France tient à une idée fixe contre laquelle votre coeur se révolte. Mais réfléchissez encore. Si vous vous trompiez enfin! si, au bout de cette traînée de sang, les générations futures ne trouvaient pas le bonheur que vous leur promettez, jugez combien votre oeuvre serait maudite! Il ne tient qu'à vous aujourd'hui de rattacher votre nom à un présent moins ensanglanté, à un avenir moins téméraire. Parlez pour le roi demain, à l'Assemblée surprise, atterrée, étourdie; on n'osera plus voter le jugement, c'est-à-dire la mort, quand Marat aura voté la vie.

—Qu'osez-vous dire là? reprit Marat dont l'oeil étincelait; parlez moins haut, madame; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus dans ma maison.

—Oh! je ne vous crains pas, Marat; votre honneur et votre salut me sont plus chers que ma vie: j'ai de l'amitié pour vous; je souffre de vous voir sur la pente glissante d'un abîme de sang, et je voudrais vous arrêter.

—Tu ne comprends donc pas ma mission, jeune fille? Je te l'ai déjà dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple; je suis ce bétail humain jusqu'ici traîné à la charrue ou à la boucherie, mais qui, comme le taureau mal tué, se retourne enfin, la corne haute, contre son maître, et l'éventre.

Marat était effrayant; sa chevelure s'agitait horrible et menaçante sur son front baigné de sueur. Mlle Fleury recula.

—Louis est coupable, continua Marat; mais fût-il innocent, nous serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la royauté. «Le roi est mort, vive le roi!» disaient les courtisans pour faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans la lignée des souverains. Le nouveau venu au trône, en héritant des droits et des honneurs de ses pères, ne saurait en décliner les charges. Ce n'est donc pas à Louis que nous allons faire un procès, c'est à tous les rois de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le passé dans le présent, les rois qui sont morts dans celui qui vit.

—Écoutez-moi, Marat: cet homme ne doit pas régner, soit; mais dans votre propre intérêt il faut qu'il vive. Frapper un monarque à terre, ce serait ressusciter la monarchie.

—Vous êtes généreuse, pauvre fille de théâtre! Malheureusement, nous sommes obligés aujourd'hui de nous faire, contre cette noble pitié, des entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse été libre de choisir mon rôle dans le drame de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas mieux aimé être victime que bourreau? Je souffrirais moins. Mais il y a une volonté d'en haut qui s'accomplit, et à laquelle nous servons de ministres: Saint-Just et moi, nous sommes les deux bras de la justice levée sur le monde.

Mademoiselle Fleury se retira; mais elle croyait l'Ami du peuple ébranlé et comptait bien revenir à la charge.

La discussion continuait à l'Assemblée nationale: ainsi que Saint-Just, l'abbé Grégoire pensait que la Convention devait juger Louis XVI, mais il voulait qu'elle effaçât de nos lois la peine de mort, reste de barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinité n'avait pas donné à l'homme le pouvoir de détruire l'homme; fidèle à ses principes d'humanité, même envers les souverains, il voulait que Louis «étant le premier à jouir du bienfait de la loi fût condamné à l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assiégeât sans cesse et le poursuivit dans le silence des nuits, si toutefois le repentir était fait pour les rois».

L'orateur demandait le jugement et foudroyait de ses arguments cette doctrine d'inviolabilité derrière laquelle les partisans de la monarchie voulaient sauver la tête du roi. L'Assemblée entière frémit, lorsque Grégoire s'écria: «Est-il un parent, un ami de nos frères immolés sur les frontières, qui n'ait le droit de traîner son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire: Voilà ton ouvrage!»

En levant le bras sur le roi faible et détrôné, ce n'est pas seulement Louis XVI que l'évêque républicain voulait atteindre, c'était la monarchie.

«Législateurs, continua-t-il, il importe au bonheur, à la liberté de l'espèce humaine, que Louis soit jugé: jetez un regard sur l'état actuel de l'Europe; en proie aux brigandages de huit ou dix familles, couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des gémissements de ceux-ci, des scandales de ceux-là! Mais la raison approche de sa maturité; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans; tous les bons esprits demandent à cette raison et à l'expérience ce que sont les rois, et tous les monuments de l'histoire déposent que la royauté et la liberté sont, comme les principes des Manichéens, dans une lutte perpétuelle. Dans toutes les contrées de l'univers, ils ont imprimé leurs pas sanglants; des milliers d'hommes, des milliards d'hommes immolés à leurs querelles atroces, semblent, du silence des tombeaux, élever la voix et crier vengeance! L'impulsion est donnée à l'Europe attentive; la lassitude des peuples est à son comble; tous s'élancent vers la liberté; leur main terrible va s'appesantir sur les oppresseurs! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va faire explosion, et opérer la résurrection politique du globe! Qu'arriverait-il si, au moment où les peuples vont briser leurs fers, vous assuriez l'impunité à Louis XVI? L'Europe douterait si ce n'est pas pusillanimité de votre part; les despotes saisiraient habilement le moyen d'attacher encore quelque importance à l'absurde maxime qu'ils tiennent leurs couronnes de Dieu et de leurs épées, d'égarer l'opinion et de river les fers des peuples, au moment où les peuples, prêts à broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, allaient prouver qu'ils tiennent leur liberté de Dieu et de leurs sabres

L'évêque de Blois associait fidèlement ses devoirs religieux aux fonctions publiques. Adopté par une honnête famille, qui couvrait sa vie simple et studieuse du voile sacré de l'amitié, cet enfant de l'Église, lion rugissant à la tribune, était doux et bon dans la vie privée. Pourquoi faut-il qu'il se soit rallié plus tard à l'Empire? Mais n'anticipons pas sur les événements et jugeons les hommes tels qu'ils étaient en 1792.

La Convention détourna un instant ses regards du procès de Louis XVI pour les porter sur les agitations du pays. La faim et la question religieuse soulevaient ça et là les villes et les campagnes. Les Girondins, ces républicains formalistes, ne comprenaient rien à la maladie sociale. La Montagne leur révéla la nature du malaise qui travaillait sourdement les consciences. «L'homme maltraité de la fortune, dit Danton, cherche des jouissances idéales. Quand il voit un homme se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, alors il croit, et cette idée le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière dans les chaumières, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation, de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il espère encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout perfectionner; et que si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la liberté des opinions religieuses.» Danton parlait en philosophe et en homme politique; il voulait de la tolérance comme d'un moyen pour dissoudre, avec l'aide du temps, les dogmes et les croyances théologiques; mais en était-il de même en ce qui regardait Robespierre?

«Mon Dieu, écrivait-il à ce propos dans son journal, c'est celui qui créa tous les hommes pour la vérité et le bonheur; c'est celui qui protége les opprimés et qui extermine les tyrans; mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanité. Il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute l'Évangile de la raison et de la liberté sera l'Évangile du monde. Si la déclaration des droits de l'humanité était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération; et s'il faut qu'aux frais de la société entière les citoyens se rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante idée d'un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle… Faites bien attention: quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse? Ce sont les riches: cette manière de voir dans cette classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs et moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. [Note: Tout cela était vrai en 92.] Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain…»

On voit assez que ni Danton ni Robespierre n'étaient alors pour ce que nous appelons aujourd'hui la séparation de l'Église et de l'État. En thèse générale, un culte salarié par l'État est une inconséquence et une anomalie. Plus la religion chrétienne tend à la pauvreté, plus elle assure son indépendance morale, en se dégageant des liens du pouvoir temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur. Retirer aux prêtres constitutionnels leur traitement, c'était effacer du christianisme les taches que lui avaient imprimées la fainéantise, l'hypocrisie et la cupidité de ses ministres: mais si l'on regarde aux circonstances, on reconnaîtra que Robespierre avait raison de redouter les suites de cette mesure économique. Il y avait déjà un schisme dans l'Église; il fallait à tout prix éviter un second clergé réfractaire. La masse des fidèles n'aurait d'ailleurs vu dans cette réforme qu'une nouvelle atteinte portée à ses croyances. Ses ennemis se vengèrent de la supériorité des vues de Robespierre en lui jetant niaisement à la face l'épithète de dévot. C'était un moyen de le perdre.

Dans les doctrines religieuses s'était introduite en 92 une modification dont ne parait pas s'être douté Robespierre. Les idées de Diderot avaient fait leur chemin. Alors parut une brochure qui, si j'en crois les signes du temps, était l'écho du sentiment général: Dieu, c'est la nature.

On se souvient que le roi Louis XVI avait fait construire par un ouvrier, au château des Tuileries, dans l'épaisseur d'un mur, une armoire de fer à laquelle il confiait ses papiers secrets. Cette cachette contenait des pièces attestant les rapports de la cour avec quelques constitutionnels et surtout avec le clergé réfractaire. Un ouvrier, qui avait aidé le roi à construire l'armoire, vint tout révéler au ministre de l'intérieur, Roland. La découverte de ces papiers fournissait des armes terribles contre l'infortuné monarque. On voyait par sa correspondance qu'il avait toujours été l'instrument du parti prêtre, et que ce parti fomentait partout la guerre. Les indignes négociations de Riquetti avec le château se trouvèrent aussi dénoncées. Son ombre sortit pour ainsi dire de l'armoire de fer, la bourse de Judas à la main. La Convention témoigna un sentiment d'horreur; le buste du grand homme, qui assistait en quelque sorte aux séances de la nouvelle Assemblée, fut couvert d'un voile; on brisa, le soir, son image aux Jacobins.

Les départements étaient toujours troublés; la rareté des subsistances entraînait çà et là les populations rurales à des actes monstrueux. Trois députés de la Convention avaient été saisis dans le département du Loiret par des paysans égarés. Ces misérables étaient au nombre de six mille, armés de fusils, de fourches et de massues. Ils accusent les trois Conventionnels d'être des aristocrates, des traîtres qui s'entendent avec les accapareurs. Des cris s'élèvent: A la hart! Point de grâce! Et à l'instant les haches, les fourches se tournent contre la poitrine des représentants du peuple. Deux sont déjà dépouillés de leurs vêtements: on va les précipiter dans la rivière. Tout à coup les furieux se ravisent; on traîne les commissaires au lieu du marché, et là, le couteau sur la gorge, on les force à signer les taxes des différentes denrées, selon le bon plaisir des assassins. Des prêtres ont été vus dans ces désordres. La représentation nationale, outragée dans trois de ses membres, frémit. La Gironde, avec plus de haine que de raison, rejette la responsabilité de ces violences sur la tête de Marat. Robespierre leur répond en montrant du doigt la tour du Temple; «C'est là, leur dit-il, qu'est la véritable cause de ces soulèvements.»

Oui, il existait vraiment un parti qui espérait encore sauver les jours du roi à la faveur des troubles qu'il remuerait dans le pays et jusque dans la capitale. Les Montagnards étaient, au contraire, intéressés à conserver l'ordre et le calme, surtout à Paris, pour ne point donner aux Girondins le prétexte de nouvelles accusations. Marat, qui avait tous les genres de fanatisme, même celui de la modération, fit entendre quelques sages paroles: «Si les autorités ne sont pas respectées, c'est que le respect se mérite, mais ne se commande point. Ce n'est pas avec des baïonnettes et du canon qu'on arrête, qu'on prévient des insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes à des chefs connus par leur civisme… (Plusieurs voix: A Marat!) Si vous vouler que je vous dise à qui, à Santerre.» La Convention nationale, cette assemblée intrépide, qui n'a jamais pâli devant le glaive ni devant l'émeute, décrète qu'elle improuve la conduite de ses commissaires. «Ils auraient dû répondre à ces forcenés, qui les entraînaient à l'oubli de leurs devoirs ou à la mort: Vous pouvez me tuer; je ne signerai pas.» Il y eut encore un mot remarquable: «On leur présentait la hache et la plume, dit Manuel; ils devaient prendre la hache et se couper la main.»

La faim est mauvaise conseillère; il fallait donc trouver un remède au malaise des classes ouvrières et agricoles. Dans la séance du 29 novembre, une députation du conseil général de la Commune avait présenté à la Convention une pétition au sujet des subsistances. Encouragé par son premier succès, Saint-Just reparut à la tribune. Où avait-il étudié l'économie politique? Le fait est qu'il développa quelques idées saines et profondes. «Je ne suis point, dit-il, de l'avis du Comité, je n'aime point les lois violentes sur le commerce… Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus jusqu'à ce que la République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs et donne une allure commune à toutes les parties de l'État.» Puis de la pitié pour les malheureux et les indigents il s'élève en lui une haine inflexible envers les rois: «Voilà ce que j'avais à dire sur l'économie. Vous voyez que le peuple n'est point coupable; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il résulte de là une infinité de mauvais effets, que tout le monde s'impute; de là les divisions, qui corrompent la source des lois, en réduisant la sagesse de ceux qui les font; et cependant on meurt de faim, la liberté périt, et les tendres espérances de la nature s'évanouissent. Citoyens, j'ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra; tant que vivra le roi, nous ne serons jamais d'accord; nous nous ferons la guerre. La République ne se concilie point avec les faiblesses; faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.» La Montagne n'avait alors qu'un cri: «Donc il faut détruire Louis XVI! ergo delenda est Carthago.» Elle était conduite à cette détermination farouche, non par inimitié personnelle, ni par amour du sang; mais parce que la vie du roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis. Elle voulait en outre donner aux puissances coalisées une grande idée de la vigueur des institutions républicaines.

Le jugement et la mort du roi étaient aux yeux de Danton, de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de génie. Si Louis eût disparu au 10 août dans le feu de la guerre civile, l'humanité aurait moins eu à gémir sans doute que sur un acte réfléchi de sévérité populaire; mais la Révolution n'aurait point donné au monde cet étonnant spectacle d'une assemblée de citoyens qui juge paisiblement et majestueusement un souverain appelé à sa barre; la base de tous les trônes n'en eût point tremblé, et les peuples, remués jusqu'aux entrailles, ne se fussent point demandé les uns aux autres: «Est-ce donc ainsi que la France punit son roi?»

La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors terminée, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'était plus. Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore à l'ancienne constitution royaliste par le lien des intérêts et des habitudes. Le peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses pouvoirs dans le sang d'un roi; mais la victoire du 16 août demandait à être affermie par un grand acte d'autorité nationale.

Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence, menaçait de s'élever sur les ruines de l'ancienne. «Peu d'hommes, écrivait Marat, sont dignes d'être libres, parce qu'ils ne savent pas jouir avec modération de la liberté. Qu'on juge de l'insolence des valets de l'ancienne cour devenus maîtres à leur tour! Comme ils n'ont point d'éducation et qu'ils manquent de principes, ils s'abandonnent à toutes les passions des suppôts de l'ancien régime, et ils ont de moins qu'eux les bienséances. Les mêmes scélérats qui faisaient notre malheur sous la royauté continuent à le faire sous la République.»

[Illustration: Louis XVI fait construire une caisse en fer.]

A la tête de cette aristocratie nouvelle se plaçaient les Girondins. Leurs doctrines n'avaient ni l'abnégation ni la pureté des opinions démocratiques. Ils voulaient dans l'État une classe prépondérante. On les accuse même de s'être entendus dans ce temps-là, en dessous main, avec l'abbé Sieyès, pour rétablir un gouvernement constitutionnel. La difficulté était de trouver un roi. La branche aînée des Bourbons leur semblait frappée d'une impopularité irrémissible; ils désespéraient en outre de la plier aux moeurs et aux idées de la bourgeoisie.

Une note communiquée à Barère insinue que les Girondins tournaient alors les yeux vers le duc d'York: leur rêve était d'amalgamer la constitution française avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards, qui ne voulaient pas plus de ce roi étranger que d'un autre, croyaient déjouer les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde en jetant sur leur tête le linceul de Louis XVI.

Le peuple avait déjà exécuté par toute la ville les rois de marbre, de pierre et de bronze; il essayait son bras sur ces images avant de frapper le simulacre vivant de la souveraineté.

Au moment où se préparait une aussi sanglante tragédie, le théâtre, cette grande école des moeurs, adressait au peuple d'austères leçons, par la bouche d'un vieux poëte anglais. On jouait alors pour la première fois Othello, tragédie du citoyen Ducis, d'après Shakespeare. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers français, où Othello, sur le point d'étouffer Desdemona, commence par faire autour de lui les ténèbres: «Éteignons la lumière, et alors… (Soufflant sur la lampe:) Si je t'éteins, toi, ministre du feu, je puis ressusciter ta première flamme, dans le cas où je viendrais à me repentir.—Mais que j'éteigne une fois la flamme de la vie (se tournant vers Desdemona), toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante nature, je ne sais plus où retrouver cette céleste étincelle qui pourrait te ranimer.»—Magnifique argument en faveur de l'abolition de la peine de mort! William Shakespeare, comme un vieil ami, conseillait de sa tombe la Révolution française. Il avait vu les orages de son temps et rappelait les hommes de tous les temps au calme, à la prudence et à la modération. La critique dénonça, à propos de cette pièce, les larcins qu'avait faits M. de Voltaire au théâtre anglais. Enfin, j'extrais des Révolutions de Paris la note suivante, qui est peut-être curieuse, jetée au milieu des sombres préoccupations et des graves événements qui grondaient sur la tour du Temple: «Nous ne finirons pas sans rendre justice à Talma: sa figure délirante, sa marche égarée, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande vérité. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent.»

Shakespeare disait: Pitié!

Une autre voix de la tombe, un autre grand poëte, Milton, criait: Justice! L'auteur du Paradis perdu, l'ancien secrétaire de Cromwell, avait jadis publié une célèbre brochure dans laquelle il démontrait que l'Angleterre avait eu le droit et le devoir de décapiter Charles 1er.

Mais revenons au procès de Louis XVI.

On prétend que les Girondins ne voulaient point la mort du roi, mais qu'ils furent entraînés par l'audace de la Montagne. Le plus vraisemblable est que, s'ils se laissèrent réellement entraîner, ce fut par l'opinion publique. Le courant était très-fort, et les Girondins n'avaient pas d'autre moyen que de se montrer inflexibles envers le tyran, s'ils tenaient à ressaisir leur ancienne popularité.

Les Montagnards, d'un autre côté, étaient divisés entre eux. Les uns voulaient qu'on enveloppât le roi dans sa royauté, puis qu'on en finit avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre. Ils regardaient très-peu à l'homme et à ses actes; ils ne regardaient qu'à l'intérêt public. La manière la plus prompte de se débarrasser de Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes, les lenteurs ordinaires de la justice généraient, selon eux, l'explosion du sentiment national: la procédure, vis-à-vis d'un roi, était le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient l'étouffer, comme Romulus, dans un orage. Marat n'était point de cet avis; Marat demandait que la Convention procédât au jugement de Louis XVI dans les formes et avec une impassible sévérité.

Après de longs débats, la grande question du moment fut enfin résolue:

Louis XVI sera-t-il jugé?—Oui.

Par qui sera-t-il jugé?—Par la Convention nationale.

VI

Louis XVI et sa famille.—Procès-verbal d'Albertier.—Rapport du maire Cambon.—Récit de Barère.—L'ex-roi devant la Convention.—Son attitude et ses réponses.—Retour au Temple.—Nouvelles tentatives de séduction en faveur du roi.—Olympe de Gouges.—Vie privée de Louis XVI dans sa captivité.—La protestation de la vengeance.

Louis XVI fut amené à la barre de la Convention nationale, le 11 décembre 1792.

Presque tout Paris était sous les armes. Le roi s'était levé à sept heures du matin… Mais cédons la parole aux pièces officielles, mille fois plus éloquentes que tous les commentaires des historiens.

Voici le résumé du rapport du commissaire Albertier: «La prière du ci-devant roi a été à peu près de trois quarts d'heure. A huit heures, le bruit du tambour l'a fort inquiété: il m'a demandé ce que c'était que ce tambour, et a ajouté qu'il n'était point accoutumé à l'entendre de si bonne heure… Un instant après, l'on a servi le déjeuner. Louis a déjeuné en famille. La plus grande agitation régnait sur tous les visages. Le bruit et le rassemblement qui, à chaque instant, devenaient plus nombreux, ont continué à beaucoup l'alarmer. Après le déjeuner, au lieu de la leçon de géographie [Note: J'ai vu aux Archives les deux globes de carton dont se servait pour cette étude Louis XVI dans la tour du Temple.] qu'il a coutume de donner à son fils, il a fait avec lui une partie au jeu de siam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin que le point seize, s'est écrié: «Le nombre seize est bien malheureux!—Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais,» a répondu Louis XVI.

«Le bruit cependant augmentait; j'ai cru qu'il était temps de l'instruire; je me suis approché de lui: «Monsieur, je vous préviens que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire.—Ah! tant mieux! a répondu Louis.—Mais je vous préviens, ai-je reparti, qu'il ne vous parlera pas en présence de votre fils.» Louis, faisant approcher son enfant: «Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour moi.»

«Ordre est donné à Cléry de sortir. Il sort et emmène avec lui le jeune Louis… Louis, après être resté un quart d'heure à se promener, se place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire avait à lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bientôt il le lui apprendrait lui-même. Il se lève et se promène encore pendant quelque temps. Je lisais sur son front l'inquiétude qui l'agitait. Il était tellement rêveur, tellement absorbé dans ses réflexions, que je me suis approché de très-près derrière lui sans qu'il me remarquât. A la fin il s'est retourné et, tout surpris, il m'a dit: «Que voulez-vous, monsieur?—Moi, monsieur? je ne veux rien; seulement, je vous ai cru incommodé, et je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose.—Non, monsieur.» Louis se plaignit seulement en disant: «Vous m'avez privé une heure trop tôt de mon fils.»

«Il s'est replacé dans son fauteuil, et le citoyen maire est arrivé un instant après.»

Voici maintenant le rapport du maire (Cambon): «… Je suis monté dans l'appartement de Louis, et, avec la dignité qui convient à un représentant du peuple, je lui ai signifié son mandat d'amener. «Je suis chargé, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention nationale attend Louis Capet à sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y traduire.» Je lui ai demandé ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI parut hésiter un instant, et a dit: «Je ne m'appelle pas Louis Capet: mes ancêtres ont porté ce nom, mais jamais on ne m'a appelé ainsi. Au reste, c'est une suite des traitements que j'éprouve depuis quatre mois par la force.» Le maire, sans répondre, l'a invité de nouveau à descendre: à quoi il s'est décidé.

Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit les fantassins armés de fusils, de piques, et les bataillons de cavaliers bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inquiétude parut redoubler. Descendu dans la cour du Temple, il jeta un coup d'oeil sur la tour qu'il venait de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture. Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue du Temple était étroite et qu'il était à craindre qu'il n'arrivât quelque accident au moment du départ, on prit des mesures pour assurer la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse étaient ouvertes: quelques cris de mort furent portés aux oreilles du roi. Louis était placé à côté du maire; il contemplait la multitude houleuse qui s'enflait de moment en moment. Quant à lui, il ne donnait aucun signe de tristesse, de crainte, ni de mauvaise humeur. Pendant presque toute la course, il garda le silence; une ou deux fois seulement, il parut s'occuper d'objets fort étrangers à sa situation: en passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se proposait d'abattre. La voiture était entrée dans la cour des Feuillants; les municipaux confièrent à la force armée la personne de Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi jusqu'à la barre de la Convention.

Louis avait la barbe un peu longue; son extérieur était négligé; il avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assemblée que l'ex-roi occupait le même fauteuil et la même place où il était quand il jura obéissance à la Constitution; car, depuis cette époque, les distributions intérieures de la salle avaient été modifiées d'après un nouveau plan qui était tout à fait l'inverse de l'ancien. Louis XVI soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui devaient réveiller en lui des souvenirs amers. Son visage, étranger, pour ainsi dire, à la scène dont il était l'acteur principal, contrastait avec les sentiments d'intérêt et de pitié que son infortune remuait dans les coeurs.

Le président de la Convention nationale était alors Barère; il va nous raconter lui-même ses impressions durant cette séance mémorable: «Je me rends à l'Assemblée à 10 heures, je cherche à préparer les esprits agités et les âmes indignées à contenir leurs sentiments, et à paraître impassibles et disposés à la justice. On reçoit au bureau des secrétaires des avis multipliés qui annoncent que l'effervescence est très-grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'à la porte des Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger, surtout sur la place Vendôme, où le rassemblement du peuple est plus nombreux et plus exaspéré. Je fais venir vers les onze heures M. Ponchard, commandant de la garde conventionnelle, et M. Santerre, commandant de la garde nationale de Paris. «Vous répondez du roi sur votre tête, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de Paris, depuis le Temple jusqu'à la porte de l'Assemblée, et vous, monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de l'Assemblée jusqu'au retour du roi à cette porte et à la remise de sa personne au commandant de la garde nationale.»

«Les ordres furent très-ponctuellement exécutés; tout fut calme, et, vers midi et demi le roi parut à la barre de la Convention. Les officiers de l'état-major et le commandant Ponchard, ainsi que le commandant Santerre, étaient derrière lui.

«Avant son arrivée, il s'était manifesté des marques bruyantes d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes qui avaient été faites; quelques côtés des tribunes applaudissaient, d'autres poussaient des vociférations. Vers midi, je crus devoir donner une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux tribunes. Je me levai, et après un moment de silence je demandai aux citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle, d'être calmes et silencieux. «Vous devez le respect au malheur auguste et à un accusé descendu du trône; vous avez sur vous les regards de la France, l'attention de l'Europe et les jugements de la postérité. Si, ce que je ne peux penser ni prévoir, des signes d'improbation, des murmures étaient donnés ou entendus dans le cours de cette longue séance, je serais forcé de faire sur-le-champ évacuer les tribunes: la justice nationale ne doit recevoir aucune influence étrangère.» [Note: Ces paroles ne sont pas celles que le Moniteur a conservées: «Représentants, dit Barère, vous allez exercer le droit de justice nationale. Que votre attitude soit conforme à vos nouvelles fonctions. (Se tournant vers les tribunes:) Citoyens, souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis ramené de Varennes, silence précurseur du jugement des rois par les nations.»]

«L'effet de mon discours fut aussi subit qu'efficace. La séance dura jusqu'à 7 heures du soir, et dans cet espace de temps pas un murmure, pas un mouvement ne se fit dans toute la salle.

«Louis XVI parut à la barre, calme, simple et noble, comme il m'avait toujours paru à Versailles, quand je le vis en 1788 pour la première fois, et quand je fus envoyé vers lui, au temps des États généraux et de l'Assemblée constituante, comme membre de différentes députations. J'étais assis comme tous les membres de l'Assemblée: le roi seul était debout à la barre. Tout républicain que je suis, je trouvai cependant très-inconvenant et même pénible à supporter de voir Louis XVI, qui avait convoqué les États généraux et doublé le nombre des députés des communes, amené ainsi devant ces mêmes communes, pour y être interrogé comme accusé. Ce sentiment me serra plusieurs fois le coeur, et quoique je susse bien que j'étais observé sévèrement par les députés spartiates du côté gauche, qui ne demandaient pas mieux que de me voir en faute pour me faire l'injure de demander mon remplacement à la présidence, néanmoins j'ordonnai à deux huissiers, qui étaient près de moi, de porter un fauteuil à Louis XVI dans la barre. L'ordre fut exécuté sur-le-champ. Louis XVI y parut sensible, et ses regards dirigés vers moi me remercièrent au centuple d'une action juste et d'un procédé délicat que je mettais au rang de mes devoirs.

«Cependant le roi restait toujours debout avec une noble assurance. Alors je crus, avant que de commencer à l'interroger, devoir lui renvoyer un des huissiers pour l'engager à s'asseoir. En voyant cette communication qui avait existé deux fois entre le président et l'accusé, les députés du côté gauche, soupçonneux comme des révolutionnaires, parurent par quelques légers murmures improuver ces communications par l'intermédiaire de l'huissier qui allait du fauteuil du président à la barre. Un des députés, plus irritable et plus défiant que les autres, Bourdon de l'Oise, que l'on avait vu couvert de sang dans la journée du 10 août, où il combattit avec force, m'attaqua personnellement par une motion d'ordre. Il prétendit que la présidence devait être impassible comme la Convention, et qu'il était extraordinaire et même inconvenant de voir des pourparlers par huissier entre l'accusé et le président. Les esprits étaient prêts à s'échauffer, et je sentis que si je laissais aller cette motion aux débats je ne serais plus maître de l'Assemblée. Je demandai la parole pour expliquer les motifs de ces communications, qui ne tendaient qu'à de simples égards qu'on doit à tout accusé, même dans les tribunaux ordinaires. Je dois le dire à la louange de ce côté gauche, dont je redoutais les imputations hasardées et la censure sévère, aussitôt que j'eus expliqué les faits relatifs au siége envoyé à l'accusé et à l'invitation de s'asseoir, tout reprit le calme et la confiance.

«Deux membres du Comité chargé des pièces et de l'instruction du procès m'apportèrent alors le procès-verbal rédigé au Comité sur les questions que je devais faire à l'accusé. Tout était écrit par le Comité, jusqu'aux formules de l'interrogatoire. En les parcourant rapidement, les premiers mots me frappèrent: Louis Capet, la nation vous accuse. Je savais, depuis le commencement de la Révolution, que le sobriquet historique donné dans le Xe siècle à Hugues, quand il s'empara du trône des Carlovingiens, déplaisait fortement à Louis XVI. Je pris sur moi de supprimer le nom de Capet dans la formule de l'interrogatoire, nom qui revenait à chaque chef d'accusation. Personne ne s'avisa de cette suppression dans l'Assemblée. Louis XVI seul le sentit, comme il nous l'a appris lui-même dans la suite. [Note: Cambacérès, arrivant quelques jours après dans la chambre de Louis XVI, pour lui porter la nouvelle que la Convention lui donnait le choix de trois défenseurs, lui dit: «Louis Capet, je viens de la part de la Convention…» Louis XVI l'interrompant: «Je ne m'appelle point Capet, mais Louis.» Cambacérès reprend d'un ton officiel: «Louis Capet, je viens vous notifier le décret qui vous donne le choix de trois défenseurs.—Je répète, dit Louis XVI, que mon nom n'est point Capet; le président Barère, à la Convention, ne m'a jamais nommé que Louis, et c'est ainsi que je me nomme.»—«Cette particularité, ajoute Barère, connue de la bouche même de Cambacérès, me prouva que Louis XVI avait très-bien senti toutes les nuances de mes justes procédés à son égard.»]

«Louis XVI, toujours assis, répondait très-laconiquement à chaque question, soit en invoquant la Constitution, qui ne rendait responsable que le ministère, soit en rejetant sur chaque ministre la responsabilité des différents actes ou des faits compris dans les chefs d'accusation. Là finit très-heureusement mon pénible mandat. Mon âme fut à l'aise et comme délivrée d'un lourd fardeau quand je lus le dernier article de ce long interrogatoire. En ce moment, les deux membres du Comité formé pour l'instruction du procès apportèrent sur le bureau des secrétaires une quantité de papiers trouvés dans l'armoire de fer aux Tuileries, et dont une grande partie était de l'écriture de Louis XVI. Les autres étaient des pièces de la correspondance entre Louis XVI et ceux de ses conseils, ministres ou courtisans, qui communiquaient avec lui sur les affaires de l'État et sur les événements de la Révolution.

«M. Valazé, l'un des six secrétaires, se chargea de présenter à Louis XVI les diverses pièces une à une, afin de les lui faire reconnaître ou désavouer. M. Valazé, qui était cependant regardé à la Convention comme royaliste [Note: Valazé tenait aux Girondins; la grossièreté de ses manières et de ses procédés envers le roi fut blâmée hautement par tous les journaux de la Montagne.], s'approcha de la barre, s'assit en dedans de la salle, et, d'un air dédaigneux ou du moins peu convenable, présentait à Louis XVI, en lui tournant le dos, et comme par-dessus son épaule, les pièces de la correspondance et les autres écritures du procès. Je ne pus supporter, je l'avoue, cette manière presque insultante au malheur, et je crus devoir faire cesser ce procédé indélicat en envoyant un huissier à M. Valazé pour l'engager à mettre des formes moins dures et moins offensantes envers un illustre accusé.—Aussitôt M. Valazé se leva, se tourna vers Louis XVI, et, d'une manière plus digne de la Convention et du roi, lui présenta les pièces avec des égards qui furent très-bien sentis et appréciés par Louis XVI, qui par ses regards et par un léger mouvement de tête sembla me remercier.

«Oh! combien de fois, depuis son jugement, j'ai pensé avec un intérêt touchant à cette séance de la Convention, où je l'interrogeai, moi citoyen obscur des Pyrénées, moi qui l'avais vu sur son trône en 1788, lorsqu'il reçut si majestueusement les envoyés d'un prince qui a été aussi malheureux que lui, de Tippoo-Saäb, sultan du royaume de Vissaour, dans l'Inde… Enfin, vers les sept heures du soir, cette pénible et extraordinaire séance fut terminée. Louis XVI fut confié à la force armée de la Convention et de Paris, qui en répondait et qui justifia la confiance de l'Assemblée.»

Ce long récit a été rédigé par Barère dans l'intention de se faire valoir lui-même. On y sent beaucoup trop la joie et la vanité d'un acteur qui se flatte d'avoir bien joué son rôle. Cette page d'histoire contient néanmoins quelques détails curieux qu'on s'en voudrait de passer sous silence. En homme du monde, Barère tenait à exécuter les rois galamment.

Un autre que Louis XVI aurait abordé la Convention avec fierté. «Nous autres rois, aurait-il dit, nous n'avons jamais été élevés dans l'idée que nous fussions justiciables envers nos sujets. Mon droit est le droit divin, antérieur et supérieur à toutes les sociétés humaines. Voilà ma tradition. Je récuse votre compétence. La raison d'État m'autorisait à faire ce que j'ai fait. Vous pouvez me tuer; vous ne pouvez pas me juger.»

C'est ainsi qu'avait agi Charles 1er.

Une telle conduite eût peut-être relevé la dignité royale; mais combien plus touchante fut l'entrée de Louis XVI! Grossièrement vêtu de drap, brun, la démarche lourde, l'air modeste et résigné, il toucha tous les coeurs. Et quand on songeait que ce bonhomme avait été le roi, les femmes, les citoyens eux-mêmes qui étaient dans les tribunes se sentaient émus, attendris.

Il ne récusa point ses juges; il répondit à toutes les questions qui lui furent adressées.

L'une des principales charges qui s'élevaient contre Louis XVI était d'avoir passé les troupes en revue au 10 août, d'avoir pris la fuite sans faire cesser le feu et d'avoir même donné aux Suisses l'ordre de tenir bon jusqu'à son retour. A ce chef d'accusation, il répondit d'une manière équivoque:

—J'étais maître de faire marcher les troupes; il n'existait pas de loi qui me le défendit; mais je n'ai point voulu répandre le sang.

Alors que voulait-il donc? Que le tambour battit sans faire de bruit, que le vent soufflât sans agiter les feuilles, que le fleuve se soulevât sans noyer ses rives!

Il se retrancha derrière ses ministres, derrière la Constitution elle-même. Quand on lui demanda:

—Avez-vous fait construire une armoire à porte de fer dans un mur du château des Tuileries?

Il répondit:

—Je n'en ai aucune connaissance.

L'ex-roi refusa également de reconnaître toutes les pièces trouvées dans cette armoire et d'autres qui lui furent successivement présentées. Il alla jusqu'à nier sa propre signature. Les dénégations de Louis ne pouvaient détruire l'évidence des faits et elles portaient atteinte à sa loyauté. Couvrons au reste d'un silence respectueux les fautes et les dissimulations du cet infortuné monarque. Res est sacra miser. Le malheureux est une chose sacrée.

On lui reprocha de s'être servi de l'or comme d'un moyen de corruption.

—Je n'avais pas de plus grand plaisir, répondit-il, que de donner à ceux qui en avaient besoin.

[Illustration: Cambon ordonne à Louis XVI de se rendre à la barre de la
Convention.]

Louis n'était pas au fond un malhonnête homme; comment se fait-il qu'il eût recours à des moyens de défense évasifs, mensongers? Il faut sans doute accuser de cette fourberie son éducation, son entourage, les prêtres surtout qui dirigeaient sa conscience.

Au sortir de la salle de la Convention, on fit passer Louis XVI dans la salle des conférences: le commandant, le procureur de la Commune et le maire l'accompagnaient. Cambon lui demanda s'il voulait prendre quelque chose. Louis répondit non. Mais, un instant après, voyant un grenadier tirer un pain de sa poche et en donner la moitié à Chaumette, le roi s'approcha du procureur de la Commune, pour lui en demander un morceau. Chaumette, en se reculant, lui répondit:

—Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur.

Louis XVI reprit:

—Je vous demande un morceau de votre pain.

—Volontiers, lui dit Chaumette, tenez, rompez: c'est un déjeuner de
Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moitié.

Il était cinq heures, et le malheureux roi n'avait encore rien mangé de la journée,—Rompre le pain était autrefois un signe de fraternité; pourquoi faut-il qu'entre le roi et son peuple le pain ne se rompe qu'au pied de l'échafaud!

Louis remonta dans la voiture du maire. La foule était immense et agitée. Des cris de mort se mêlèrent à ceux de Vive la Nation, vive la République. Des forts de la halle et des charbonniers sous les armes, rangés en bataille dans la meilleure tenue, se mirent à chanter énergiquement le refrain de l'hymne des Marseillais:Qu'un sang impure inonde nos sillons. Cet à propos brutal fut cruellement saisi par Louis XVI. Il remonta en voitre et mangea seulement la croûte de son pain. Ne sachant trop comment se débarrasser de mie, il en parla au substitut, qui jeta le morceau par la portière.

—Ah! reprit Louis, c'est mal de jeter ainsi le pain, surtout dans un moment où il est rare.

—Et comment savez-vous qu'il est rare? demanda Chaumette.

—Parce que celui que je mange sent un peu la terre.

—Ma grand'mère me disait toujours: Petit garçon, on ne doit pas perdre une mie de pain; vous ne pourriez pas en faire venir autant.

—Monsieur Chaumette, votre grand'mère était, à ce qu'il me paraît, une femme de grand sens.

Louis parla peu au retour. Doué d'une grande mémoire, il articula seulement le nom de quelques rues qu'il parcourait.

—Ah! voici, dit-il, la rue du Houssaye.

Le procureur de la Commune reprit:

—Dites la rue de l'Égalité.

—Oui, oui, à cause de…

Il n'acheva pas; sa tête tomba mélancoliquement sur sa poitrine. Les farouches républicains qui reconduisaient l'ex-roi étaient mal a l'aise; ils ne pouvaient, quoi qu'ils fissent, comprimer leur attendrissement. Le citoyen Chaumette lui-même, pour lequel la matinée avait été très-pénible, se trouva un peu mal au retour. «Je me sens le coeur embarrassé,» dit-il. Il y a des infortunes qui touchent jusqu'aux plus implacables ennemis de la royauté.

Cependant que se passait-il au Temple? Le commissaire Albertier était monté dans l'appartement des femmes, après le départ du roi. «Nous leur avons appris, raconte-t-il, que Louis venait de recevoir la visite du maire. Le jeune Louis le leur avait déjà annoncé. «Je sais cela, m'a dit Marie-Antoinette; mais où est-il maintenant?» Je lui ai répondu qu'il allait à la barre de la Convention, mais qu'elle ne devait point être inquiète, qu'une force imposante protégerait sa marche. «Nous ne sommes point inquiètes, mais affligées,» m'a répondu madame Elisabeth.

Louis fut ramené dans sa chambre à six heures et demie. Alors le maire et tous ceux qui l'accompagnaient se retirèrent. Il demeura seul avec le commissaire Albertier.

—Monsieur, lui dit-il, croyez-vous qu'on puisse me refuser un conseil?

—Monsieur, je ne puis rien préjuger.

—Je vais chercher la Constitution.

Le roi sort, revient et après avoir parcouru l'acte constitutionnel:

—Oui, la loi me l'accorde.

Après un silence:

—Mais, monsieur, croyez-vous que je puisse communiquer avec ma famille?

—Monsieur, je l'ignore encore, mais je vais consulter le conseil.

—Faites-moi aussi, je vous prie, apporter à dîner, car j'ai faim; je suis presque à jeun depuis ce matin.

—Je vais d'abord satisfaire aux voeux de votre coeur, en consultant le conseil, puis je vous ferai apporter à dîner.

Le commissaire rentre:

—Monsieur, je vous annonce que vous ne communiquerez pas avec votre famille.

—C'est cependant bien dur; mais avec mon fils, mon fils qui n'a que sept ans?

—Le conseil a arrêté que vous ne communiqueriez point avec votre famille: or votre fils est compté pour quelque chose dans votre famille.

Le roi se le tint pour dit. On servit ensuite le souper. Louis mangea six côtelettes, un morceau de volaille assez volumineux, des oeufs; il but deux verres de vin blanc et un d'Alicante. Puis il se leva de table et alla se coucher.

«Nous sommes ensuite, raconte Albertier, remontés chez les dames. Leur première question a été de savoir si Louis communiquerait avec sa famille. Nous leur avons fait la même réponse qu'à Louis. Marie-Antoinette: «Au moins, laissez-lui son fils.» L'un de mes collègues lui a répondu: «Madame, dans la position où vous vous trouvez, je crois que c'est à celui qui est supposé avoir le plus de courage à supporter la privation: d'ailleurs l'enfant, à son âge, a plus besoin des soins de sa mère que de ceux de son père.» Ces séparations violentes étaient hautement blâmées par les journaux de la Montagne: «On se conduit avec les prisonniers du Temple, écrivait Prudhomme, de manière qu'ils finiront par exciter la pitié.» Les partisans de Robespierre et de Saint-Just, qui voulaient une justice rapide, demandaient si c'était par humanité qu'on laissait l'ex-roi se consumer dans le chagrin et dans la terreur.

Les royalistes se remuaient sourdement pendant le procès de Louis XVI. Les plus ardents Montagnards furent circonvenus par des démarches secrètes et des considérations délicates de famille. Le père de Camille Desmoulins le conjurait, dans une lettre, de ne pas le réduire au chagrin de voir son nom sur la liste de ceux qui voteraient la mort du roi. Camille, dominé par l'enivrement révolutionnaire, ne tint aucun compte de cette prière; il proposa à l'Assemblée le projet de décret suivant: «Louis Capet a mérité la mort. Il sera dressé un échafaud sur la place du Carrousel, où Louis sera conduit ayant un écriteau avec ces mots devant: Parjure et traître à la nation, et derrière: Roi, afin de montrer à tout le peuple que l'avilissement des nations ne saurait prescrire contre elles le crime de la royauté par un laps de temps, même de mille cinq cents ans. En outre, le caveau des rois à Saint-Denis sera désormais la sépulture des brigands, des assassins et des traîtres.»

Un autre Conventionnel, Barère, avait une jeune femme très-aimable, très-riche, mais entichée de royalisme et de dévotion; elle lui écrivit lettre sur lettre; la mère de cette jeune femme mêla des fureurs aux larmes de sa fille; tout fut inutile: Barère vota la mort. Je rapporte ces faits, pour montrer quelle nécessité inéluctable poussait alors la main de la France sur son roi, puisque les coeurs résistèrent non-seulement à la pitié, mais encore à de plus douces influences, telles que les liens du sang ou les attaches du coeur. Il ne faut pourtant pas croire que le sentiment de l'humanité n'ait point fait trembler ça et là, dans l'esprit de ces terribles législateurs, la sentence de mort. Ils ont eu à vaincre la nature. Celui de tous qu'on croirait le moins accessible à la compassion, Marat, fut ému.

Mlle Fleury n'avait point abandonné son projet. La veille même du jour où Louis comparut devant la Convention, elle se rendit chez l'Ami du peuple.

—Eh bien! lui demanda-t-elle, avez-vous réfléchi à ce que nous disions l'autre jour?

—Oui, il faut qu'il meure; tant que cet homme vivra, les factions s'agiteront autour de lui. Nous-mêmes, car qui peut répondre de l'avenir? nous pouvons, d'un instant à l'autre, être pris de faiblesse et retourner en arrière. Le roi mort, il n'y a plus moyen de reculer. Je ne me dissimule pas que Louis nous a servi à faire la Révolution; mais, abordés d'hier dans une île nouvelle, il faut brûler maintenant le vaisseau qui nous y a conduits, afin que n'ayant plus ni salut à attendre des mesures tempérées, ni merci à espérer des rois, nous combattions comme des furieux pour maintenir la République.

—Voyons, Marat, ton projet de la République est sublime, mais ne peut-il pas être prématuré? Que de larmes d'ailleurs, que de sang répandu avant d'arriver par les moyens que tu indiques à la paix, à l'union et à l'amour! Il te faudra peut-être encore abattre deux mille têtes.

—On les abattra.

Il y eut un moment de silence, durant lequel Mlle Fleury crut voir toute la chambre peinte en rouge.

Marat reprit d'une voix lente et basse, comme se parlant à lui-même:

—Le propre des hommes forts est d'attendre.

—Attendre les pieds dans le sang!

—La France a trop souffert sous ses rois, elle n'en veut plus.

—Louis XVI, d'après la Constitution, n'était pas un vrai roi; ce n'était après tout que le premier serviteur du peuple.

—Nous sommes assez grands maintenant pour nous servir nous-mêmes.

—C'est bien; mais le peuple n'est grand que quand il est fort et magnanime. Or, laquelle crois-tu la plus élevée de la nation qui, ayant un roi sous la main, un roi sans défense, sans armée, le tue; ou de celle qui l'appelle à sa barre pour lui dire: Louis tu nous as trahis, et nous te pardonnons?

Marat était mal à l'aise; il s'enferma très-tard dans sa chambre, se promena de long en large et ne prit qu'une heure de sommeil. Le lendemain, il était assis sur son banc à la Convention quand Louis XVI parut à la barre. Il écrivit le soir même cette note qui parut dans son journal: «On doit à la vérité de dire qu'il s'est présenté et comporté à la barre avec décence; qu'il s'est entendu appeler Louis sans montrer la moindre humeur, lui qui n'avait jamais entendu résonner à son oreille que le nom de Majesté; qu'il n'a pas témoigné la moindre impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun homme n'avait le privilége de s'asseoir. Innocent, qu'il aurait été grand à mes yeux dans cette humiliation!

Toutes les imaginations exaltées se passionnaient pour ou contre l'ex-roi. La Convention ayant accordé un conseil à Louis, Olympe de Gouges écrivit à cette Assemblée la lettre suivante: «Franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche, je crois Louis fautif comme roi; je désire être admise à seconder un vieillard de quatre-vingts ans (Malesherbes) dans une fonction qui demande toute la force d'un âge vert.» Cette Olympe de Gouges, fille d'une revendeuse à la toilette, mariée à quinze ans, veuve à seize, avait commencé par des aventures galantes, et devait finir le roman de sa vie par la passion des lettres. Elle ne savait, à en croire Dulaure, ni lire ni écrire; mais son esprit naturel lui tenait lieu d'éducation. Elle dictait ses pensées à des secrétaires. La proposition qu'elle lançait de défendre Louis XVI fit sourire la Convention et les tribunes. La Révolution rappelait les femmes à leurs devoirs, au foyer domestique, à la famille; était-il dans les moeurs du temps que l'une d'elles intervint par un coup de théâtre dans le procès du roi? Etait-ce d'ailleurs un sentiment généreux ou la vanité qui la poussait à se mettre en évidence?

Toutefois ne parlons de cette femme qu'avec respect; elle fut sacrée plus tard par l'échafaud.

«Que font les prisonniers du Temple? A quoi passent-ils leur temps?»
Telles sont les questions qu'on s'adressait de groupe en groupe.

Les rois occupent l'attention publique même après leur déchéance. Il fallait, selon les Montagnards, en finir avec cette légende du Temple, et le seul moyen était de hâter le dénouement du procès.

On interrogeait avec curiosité Dorat-Cubière, qui était de service à la
Tour, et voici ce qu'il répondait:

«A neuf heures, on a apporté le déjeuner. «Je ne déjeune pas aujourd'hui, a dit Louis, ce sont les Quatre-Temps…» Le valet de chambre Cléry, qui est malin et patriote, a dit alors: «L'Église ordonne le jeûne à vingt ans; j'ai passé cet âge et je n'y suis plus obligé; puisque Louis ne déjeune pas, je vais déjeuner pour lui.» En effet, il a déjeuné sous le nez de Capet, qui s'est retiré chez lui pendant dix minutes.

«LOUIS.—Je vous prie d'aller vous informer des nouvelles de ma famille: je m'intéresse à ma famille: aujourd'hui ma fille a quatorze ans accomplis. Ah! ma fille!….

«J'ai cru voir couler quelques larmes de ses yeux. Je suis monté à l'appartement de sa famille: nous lui en avons apporté des nouvelles satisfaisantes.

«LOUIS.—Avez-vous des ciseaux ou un rasoir, pour me faire la barbe?

«CUBIÈRE.—On vous la fera.

«LOUIS.—Je ne veux pas que personne me rase.»

«Cubière rapporte ensuite quelques traits d'une conversation avec le conseil de Louis XVI.

«CUBIÈRE.—Vous êtes un honnête homme; mais si vous ne l'étiez pas, vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller…

«Ici Malesherbes, embarrassé, m'a répondu: «Si le roi était de la religion des philosophes, s'il était un Caton, il pourrait se détruire; mais le roi est pieux; il est catholique; il sait que la religion lui défend d'attenter à sa vie, il ne se tuera pas…»

«Là j'ai vu, ajoute Cubière, moi qui n'aime pas la religion, que, dans quelques circonstances, elle pouvait être bonne à quelque chose.»

D'un autre côté, le lion populaire ne s'endormait pas. La barre de la Convention était obstruée de femmes et d'enfants, qui tenaient et agitaient dans leurs mains des vêtements déchirés, des lambeaux de chemise et des draps couverts de sang. Cette sorte de représentation dramatique jette l'épouvante dans l'Assemblée. Un orateur se présente à la tête de ces femmes, de ces enfants, qui se tiennent dans l'attitude de la douleur, de la misère et du désespoir. Ils invoquent les mânes des victimes du 10 août; ils se disent les enfants et les veuves de ces défendeurs courageux de la patrie. Ils ne se bornent pas à demander des consolations et des secours, ils réclament la punition prompte de l'auteur du 10 août; ils demandent, au nom de tant de malheureuses victimes, la mort de Louis XVI. L'orateur secoue lui-même ces linges ensanglantés, comme pour agiter la vengeance. Rendues cruelles par sensibilité, les tribunes appuient, d'un mouvement tumultueux, le voeu des pétitionnaires.

Les modérés et les indécis eux-mêmes en conclurent que pour apaiser le peuple il fallait lui abandonner la vie du roi. Ces hommes se trompaient; le moyen de développer les semences de la haine, c'est de les arroser avec du sang.

VII

I. Instruction primaire devant la Convention.—Gratuite et laïque.—Apparition de l'athéisme.—Sentiment de Robespierre sur la propriété.—Procès de Louis XVI.—Seconde comparution à la barre de l'Assemblée nationale.—Retour au Temple.—Conversation entre le roi, Cambon et Chaumette.—Agitation dans l'Assemblée.—Discours de Robespierre.—Discours de Saint-Just.—Appel nominal sur la question de culpabilité.—Discours de Danton.—Second appel nominal sur la ratification du jugement par le peuple.—Troisième appel nominal sur la peine à infliger.—Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.—Sortie de Danton.—Le sursis.—Assaissinat de Lepelletier de Saint-Fargeau.

Le vrai caractère de la Convention, cette Assemblée de géants, fut d'associer aux plus sombres drames la constante préoccupation des intérêts de l'humanité.

Et quel intérêt plus grand que celui de l'instruction publique?

Un projet d'organisation des écoles, dans lequel on reconnaissait les vues de Condorcet, fut soumis aux délibérations de l'Assemblée. L'école primaire gratuite pour tous, les autres degrés de l'instruction ouverts aux enfants qui avaient des aptitudes supérieures, les instituteurs élus au suffrage universel par les pères de famille, l'enseignement laïque; tels étaient les principaux traits de ce système. «Ce qui concernait les cultes ne devait pas être enseigné dans l'école, mais seulement dans les temples.»

Une première question divisa tout d'abord les législateurs. Ne fallait-il organiser que les écoles primaires, ou fallait-il leur superposer le couronnement de la science? Les partisans absolus de l'égalité, ceux qui la confondent avec l'uniformité (chose bien différente), étaient d'avis que les écoles primaires suffisaient. Les autres, les esprits éclairés, les philosophes, réclamaient pour la jeunesse studieuse une hiérarchie de connaissances. Était-ce avec les rudiments de l'instruction que le XVIIIe siècle aurait pu enfanter les Montesquieu, les Voltaire, les Buffon, les Diderot, les d'Alembert, les Condorcet et tant d'autres précurseurs de la Révolution française?

Les hommes politiques ont beau faire, ils sont toujours forcés de compter avec les doctrines qui, à un moment donné, divisent l'esprit humain. Dans le cours de la discussion, un député de la droite, Robert Dupont, s'écria: «Quoi! les trônes sont renversés, les rois expirent, et les autels sont debout!… Croyez-vous donc fonder la République avec d'autres autels que celui de la patrie!» Grand scandale: Grégoire, Fauchet, murmurent et donnent des signes d'impatience: «La nature et la raison, reprend l'orateur, voilà les dieux de l'homme. Je l'avouerai de bonne foi à la Convention, je suis athée.» L'abbé Audiren sort, Saint-Just pâlit, Robespierre s'irrite. Une sombre rumeur court dans la salle. Plusieurs restent consternés sur leur banc. C'est de ce jour, en effet, que l'athéisme osa lever son voile.

La rareté des subsistances appelait toujours l'attention des hommes d'État. Robespierre publia un mémoire où il se fit courageusement l'avocat du pauvre, cet orphelin de la société. «Les aliments nécessaires à l'homme, écrivait-il, sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédant qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Toute spéculation que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide.» D'où il concluait: «La première loi sociale est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister.»

Robespierre était pourtant un ardent défenseur de la propriété; mais il voulait qu'elle s'étendit, avec l'aide du temps et du travail, à tous les citoyens.

C'est du reste en vain qu'on cherchait à détourner les esprits de la tour du Temple; là était toujours le roi; il fallait qu'il fût jugé!

Louis XVI comparut pour la seconde fois, le 26 décembre, lendemain de la fête de Noël, à la barre de la Convention nationale. Même déploiement de force armée, même solennité triste; Louis, en descendant de voiture, fut conduit, par le cloître et le passage des Feuillants, dans la salle des Conférences. Son visage était blême; ses jambes paraissaient faibles et prêtes à fléchir sous le poids de son émotion. On le fit attendre avant de l'introduire; c'était maintenant le tour des rois de faire antichambre à la cour du peuple. Louis trouva ses conseils avec lesquels il se retira dans un coin de la salle. Il fut bientôt averti de se rendre à la barre.

L'avocat Desèze tira tout le parti qu'on pouvait tirer d'une mauvaise cause. «Je cherche des juges, dit-il, et je ne vois que des accusateurs.» Ce long plaidoyer fut écouté dans un religieux silence. Prenant la parole après Desèze, le roi protesta de nouveau que sa conscience n'avait rien à lui reprocher. En quittant la barre, Louis marcha d'un pas plus ferme qu'à son arrivée aux Feuillants, la tête haute. Rentré dans la salle des Conférences, il serra la main de M. Desèze.

Le retour de Louis au Temple fut silencieux et lent: on alla au pas. Les boulevards étaient garnis d'une double haie de piques et de baïonnettes. Il n'y avait presque point de spectateurs. Le roi remarqua lui-même que toutes les fenêtres des maisons devant lesquelles il passa étaient fermées: il en témoigna ses remerciements aux citoyens Cambon et Chaumette. Louis demanda au maire à voir le portrait qui était sur sa tabatière.

—C'est celui de ma femme, dit Cambon.

—Je vous fais compliment: elle est très-jolie.

Il s'enquit ensuite au citoyen Cambon de quel pays il était.

—De la Haute-Marne.

Et tout de suite le roi, qui était très-fort en géographie, de citer les rivières, les montagnes et autres accidents de ce département.

—Et vous, monsieur Chaumette, d'où êtes-vous?

—Du département de la Nièvre, sur les bords de la Loire.

—C'est un pays enchanté.

—Est-ce que vous y avez été?

—Non, répondit Louis; mais je me proposais de faire mon tour de France en deux années, et de connaître toutes les beautés de mon royaume. Je n'ai vu que le pays de Caux.

[Illustration: Gensonné.]

La conversation tomba sur Tacite, Tite-Live, Salluste, Puffendorf, que le roi paraissait avoir lus. On passa ensuite à la médecine. Quelqu'un parla du mesmérisme.

—J'aurais bien voulu en voir quelques expériences, dit Louis.

Le maire lui répondit:

—Depuis qu'on a voulu me payer pour écrire en faveur de Mesmer, j'ai reconnu qu'il y avait du charlatanisme.

—Vous n'étiez pas ici, monsieur Chaumette, dit le roi en se retournant
du côté du procureur de la Commune, vous n'étiez pas ici du temps de
Mesmer, car vous m'avez dit que vous vous étiez embarqué avec La
Motte-Piquet?

Louis, sentant de l'air froid, pria le citoyen Colombeau de lever la glace de la portière. Le secrétaire-greffier avançait la main pour le faire.

—Non, non, dit vivement le procureur de la Commune, cela pourrait produire un mauvais effet.

—Ah! oui, dit le roi.

Louis XVI rentra au Temple; il ne devait plus en sortir que pour l'échafaud.

A peine le roi avait-il disparu de la barre que toutes les animosités des partis se déchaînèrent. La Montagne ne marchait sur le corps de Louis XVI que pour s'élancer contre la Gironde. Des vociférations, des apostrophes sanglantes, des murmures tempêtueux, dégradèrent, plus d'une fois, dans cette séance et dans celles qui suivirent, la majesté de la représentation nationale. Les royalistes reprochent à la Convention ces excès de fureur; sans doute le calme et le silence conviennent à une assemblée populaire; mais prenons-y garde; il y a le calme des ténèbres et le silence de la mort. Si dans ce temps-là les opinions, se dressant les unes contre les autres, changeaient le temple de la loi en une arène de gladiateurs politiques, c'est que du moins la corruption n'avait pas éteint les consciences. C'est qu'alors du moins on avait la passion de la vérité. La lumière et l'ombre, le bien et le mal, n'étaient pas mêlés, ainsi qu'il arrive dans les époques de décadence.

Les Montagnards invoquaient contre Louis XVI le droit absolu du peuple contre les rois. Robespierre rassembla encore une fois ses arguments, au milieu des colères et des menaces du parti girondin; «Il n'y a point ici, s'écria-t-il, de procès à faire! Louis n'est point un accusé, vous n'êtes point des juges. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un individu; vous avez un acte de providence sociale à exercer. Les peuples ne rendent point de sentence, ils ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le néant. Nous invoquons des formes parce que nous n'avons pas de principes; nous nous piquons de délicatesse parce que nous manquons d'énergie; nous affectons une fausse humanité parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger; nous révérons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous sommes tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.»

Marat rendit compte dans sa feuille des débats et des particularités de cette séance. «Malesherbes, dit-il, a montré du caractère en s'offrant pour défendre ce roi détrôné: il est moins méprisable à mes yeux que le pusillanime Target, qui abandonne lâchement son maître après s'être enrichi de ses profusions. On dit que d'Orléans doit voter la mort. Je déclare que j'ai toujours regardé cet être-là comme un indigne favori de la fortune, sans vertu, sans âme, sans entrailles, n'ayant pour tout mérite que le jargon des ruelles.»

La discussion fut reprise le lendemain 27 décembre. Les Girondins avaient déplacé la question en demandant que le roi ne fût pas jugé, mais qu'on prononçât sur son sort par mesure de sûreté générale. Saint-Just la ramena sur le véritable terrain: «Vous avez laissé outrager, dit-il, la majesté du peuple, la majesté du souverain… La question est changée. Louis est l'accusateur, vous êtes les accusés maintenant… On voudrait récuser ceux qui ont déjà parlé contre le roi. Nous récuserons, au nom de la patrie, ceux qui n'ont rien dit pour elle. Ayez le courage de dire la vérité; elle brûle dans tous les coeurs, comme une lampe dans un tombeau.»

La sûreté générale était une mauvaise excuse qui trahissait le sentiment de la peur; une seule considération devait dominer ces débats: la justice.

Nous nous attendrissons à distance sur les infortunes du Temple, et certes ce sentiment est bien légitime. Mais aujourd'hui dans Louis XVI nous voyons l'homme: alors on ne voyait que le roi. Si nu et si inoffensif qu'on eût fait Louis XVI, le passé de ce monarque s'élevait sans cesse comme une menace contre la République naissante. Il avait beau mettre sa tête sous le bonnet rouge, on voyait toujours percer la couronne. Sa mort fut une mesure de défense et de précaution nationale. Si la Constitution eût été faite, si les plaies de l'État avaient été fermées, si le nouveau gouvernement s'était trouvé assis sur des bases solides, si la guerre s'était éloignée de nos frontières, la France eût bien pu alors ne se souvenir de la royauté que comme d'un rêve douloureux: mais cette royauté faisait encore obstacle de toutes parts à la victoire du peuple. Louis, vivant, servait d'enseigne et de point de ralliement aux ennemis de la Révolution. Un événement imprévu pouvait d'un jour à l'autre le remettre sur le trône. Les coups des Montagnards visaient d'ailleurs plus loin que la personne de Louis XVI. La Révolution avait besoin d'un roi dans lequel elle pût dégrader et anéantir toutes les royautés de la terre: ce roi, elle se trouva l'avoir sous sa main.

—Tant pis pour lui! s'écria-t-elle; il faut qu'il meure! Il faut que le bourreau exécute la royauté sur le cou de Louis XVI.

Logique brutale à coup sûr; mais il faut se reporter à l'état de la
France en 92.

Depuis cinq mois, la question de statuer sur le sort de Louis tenait en suspens les affaires de la République. Guerre, constitution, réorganisation des services publics, cet homme était un noeud qui arrêtait tout. Les Conventionnels agirent envers ce noeud gordien à la manière d'Alexandre, ils le tranchèrent. Il fallait, selon eux, que le roi mourût ou que l'on renonçât à la République. Quoi! ils auraient sacrifié le bonheur du monde au moment où ils croyaient le tenir, et où ils n'étaient plus séparés de leur idéal que par un reste de roi jeté en travers du chemin! Leur détermination fut prise sans aucune hésitation.

—Marchons sur lui! s'écrièrent-ils.

La voûte du ciel se fût écroulée sur leurs têtes qu'ils n'auraient point reculé.

Où allaient-ils donc? Ils allaient à la réforme complète du vieil homme et de la vieille société. La Révolution était le passage du désert. Des esprits légers, des citoyens égoïstes se plaignaient déjà des lassitudes du voyage, de la misère, du manque de vivres et de vêtements; ils regrettaient, si j'ose ainsi dire, les oignons de la monarchie. Plus durs et plus croyants, les Montagnards supportaient ces nécessités d'un état de transition avec un courage stoïque. Derrière tous ces maux provisoires, ils entrevoyaient le règne de la raison et de la justice. Leur tort (si c'en est un) fut de vouloir imposer de vive force le bonheur à vingt-cinq millions de Français. De là cette résistance passagère à tous les sentiments de la nature. Ils voilaient leur coeur à la pitié. Quand même le roi eût été innocent, quand même sa mort eût été un crime aux yeux de leur conscience, ils n'auraient point hésité à élever ce crime comme une barrière entre le despotisme et la liberté.

Ce jugement devait d'ailleurs avoir des proportions et des conséquences qui ne s'étendraient pas seulement à notre pays. C'était le procès fait à tous les rois de l'Europe, un coup de hache frappé sur toutes les têtes couronnées. Ce coup, disait-on, ne les atteignait pas: matériellement, non; mais en principe, oui.

Après de longs et orageux débats, dans lesquels la Gironde répandit toute son éloquence et la Montagne déploya toute son audace, toute sa puissance de volonté, toute sa redoutable logique, le moment solennel était venu: on allait procéder au vote.

Trois questions étaient soumises à l'Assemblée:

Louis est-il coupable?

Le jugement serait-il soumis à la ratification du peuple?

Quelle peine l'ex-roi a-t-il méritée?

A la première question il fut répondu oui. Chacun se plaçait successivement à la tribune par ordre nominal et prononçait son vote à haute voix. Le 14 janvier, Louis fut déclaré coupable à l'unanimité, moins trente-sept membres qui se récusèrent.

Le 15, sur la seconde question, trois cents voix environ se prononcèrent pour et quatre cents voix contre.

Dans cette majorité figuraient, à côté des Montagnards, des hommes de la droite, Condorcet, Ducos, Fonfrède et plusieurs autres. Ainsi le jugement ne serait pas soumis à la ratification du pays.

Restait la dernière question:—Quelle peine?

On doit s'étonner de n'avoir point entendu retentir dans le cours de ces débats la grande voix de Danton. Lorsque s'ouvrit le procès de Louis XVI, il était en Belgique, où la Convention l'avait envoyé avec Lacroix. Il y remplissait les fonctions de commissaire près des armées de la République. Ainsi que beaucoup d'autres, Danton n'aurait sans doute point été fâché d'échapper par l'absence à l'arrêt prononcé contre l'ex-roi. Par quoi fut-il donc rappelé sur son siége? A la demande de Rouyer et de Jean-Bon-Saint-André, la Convention avait décidé que les listes désigneraient les absents par commission, et que les absents sans cause seraient censurés, leurs noms envoyés aux départements. Danton partit et revint à Paris le 14 janvier 93. Rapportait-il avec lui le sentiment de l'armée et inclinait-il à son retour vers la clémence? Fit-il alors, comme on l'a dit, un dernier pas vers la Gironde en vue de sauver les jours du roi? Tout cela peut être vrai, mais il n'y parait guère, quand, se rendant le 16 à la Convention, le lion de la Montagne se mit à rugir.

Il s'agissait de décider à quelle majorité se prononcerait le verdict.
Le Hardy avait demandé les deux tiers des voix.

Danton:

«La première question qui se présente est de savoir si le décret que vous devez porter sur Louis sera comme les autres rendu à la majorité. On a prétendu que telle était l'importance de cette question qu'il ne suffisait pas qu'on la vidât dans la forme ordinaire. C'est par une simple majorité qu'on a prononcé sur le sort de la nation entière, lorsqu'il s'est agi d'abolir la royauté; je demande pourquoi on veut prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur, avec des formes plus sévères et plus solennelles. Nous prononçons comme représentant par provision la souveraineté. Je demande si, quand une loi pénale est portée contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si vous avez quelque scrupule à lui donner son exécution immédiate? Je demande si vous n'avez pas voté à la majorité absolue seulement la République, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas définitivement? Les complices de Louis n'ont-ils pas subi immédiatement la peine sans aucun recours au peuple? Et en vertu de l'arrêt d'un tribunal extraordinaire, celui qui a été l'âme de ces complots mérite-t-il une exception? Vous êtes envoyés par le peuple pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits, mais comme représentants; vous ne pouvez dénaturer votre caractère; je demande qu'on passe à l'ordre du jour.»

La Convention fut d'avis que la simple majorité, c'est-à-dire la moitié des voix et une de plus, suffirait à décider du sort de Louis.

La séance se prolongeait sans interruption. Les Conventionnels, ces hommes de fer, supportèrent la fatigue, les émotions, la pesanteur des jours succédant aux nuits, des nuits succédant aux jours, avec un inébranlable courage. Le recueillement et la sombre méditation de la plupart des députés contrastaient avec l'attitude des spectateurs. Le fond de la salle avait été transformé en loges, où les femmes du monde, dans le plus charmant négligé, mangeaient des oranges ou dégustaient des glaces. On allait les saluer et l'on revenait. «Les huissiers, du côté de la Montagne, raconte Mercier (un témoin oculaire) faisant le métier d'ouvreuses de loges d'opéra, conduisaient galamment les dames…» Ce frivole dix-huitième siècle assistait gai et pimpant à la tragédie dont il avait préparé lui-même le dénouement. Les hautes tribunes étaient occupées par des gens de tout état qui, tout en buvant du vin et de l'eau-de-vie, semblaient dire aux juges de Louis XVI: «Prenez garde, vous allez voter sous l'oeil du peuple!»

On a du reste beaucoup exagéré la pression extérieure qui aurait été exercée sur la Convention. Les députés ne prirent vraiment conseil que d'eux-mêmes et de leur conscience. Ils couraient sans doute de grands dangers, soit de la part de la coalition étrangère, soit de la part de la population irritée, selon la nature du vote qu'ils allaient émettre; mais, plus fiers en cela que les Romains eux-mêmes, les Conventionnels n'ont jamais élevé d'autels à la Peur.

Plusieurs entre les Montagnards avaient dû résister à de tendres obsessions, aux influences de sirènes royalistes. Marat, un instant adouci, flottant, était redevenu Marat, c'est-à-dire impitoyable. Beaucoup parmi les modérés, qui avaient d'abord voulu sauver le roi, se sentaient fatalement entraînés en sens contraire par l'inéluctable courant des choses humaines et le travail de la réflexion.

Il est huit heures du soir. Commence alors le troisième appel nominal sur cette question: Quelle peine sera infligée à Louis Capet? Le vote a lieu par ordre alphabétique de départements. Chaque député paraît l'un après l'autre à la tribune. Des visages sombres, rendus plus sombres encore par les pâles clartés de la salle, se succèdent de moment en moment; d'une voix lente et sépulcrale, ils laissent tomber ces deux mots: La mort.

D'autres éprouvent le besoin de motiver leur sentence. Robespierre dit: «Le sentiment qui m'a porté à demander, mais en vain, à l'Assemblée constituante l'abolition de la peine de mort, est le même qui me force aujourd'hui à demander qu'elle soit appliquée au tyran de ma patrie et à la royauté elle-même dans sa personne. Je vote pour la mort.»

Danton dit: «Je ne suis point de cette foule d'hommes d'État qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre des souverains de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la mort du tyran.»

Marat dit: «Dans l'intime conviction où je suis que Louis est le principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10 août, et de tous les massacres qui ont souillé la France depuis la Révolution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre heures.»

Camille Desmoulins dit: «Manuel, dans son opinion du mois de novembre, a dit: Un roi mort, ce n'est pas un homme de moins. Je vote pour la mort, trop tard peut-être pour l'honneur de la Convention nationale.» (Murmures.)

Couthon dit: «Citoyens, Louis a été déclaré, par la Convention nationale, coupable d'attentat contre la liberté publique et de conspiration contre la sûreté générale de l'État; il est convaincu, dans ma conscience, de ces crimes. Comme un de ses juges, j'ouvre le livre de la loi, j'y trouve écrite la peine de mort; mon devoir est d'appliquer cette peine: je le remplis, je vote pour la mort.»

Saint-Just dit: «Puisque Louis XVI fut l'ennemi du peuple, de sa liberté et de son bonheur, je conclus à la mort.»

Carnot dit: «Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la politique le veut également. Jamais, je l'avoue, devoir ne pesa davantage sur mon coeur que celui qui m'est imposé; mais je pense que pour prouver votre attachement aux lois de l'égalité, pour prouver que les ambitieux ne vous effraient pas, vous devez frapper de mort le tyran. Je vote pour la mort.»

Un homme dont le nom est cher à la science, Lakanal dit: «Un vrai républicain parle peu. Les motifs de ma décision sont là (dirigeant sa main vers son coeur); je vote pour la mort.»

Le taciturne Sieyès prononce seulement ces deux monosyllabes: «La mort.»

La mesure de la justice était pleine: le sablier de la mort avait agité, en tournant, tout le gravier dont se composent les jours d'un roi. Un seul vote excita les huées et les murmures; c'est celui de Philippe-Égalité.

Il dit, non, il lut: «Uniquement occupé de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort.»

Dans les galeries des femmes figuraient des cartes avec des épingles, pour pointer et comparer les votes. Dans la salle, quelques députés tombaient de sommeil sur un banc; on les réveillait en leur montrant la tribune et en leur disant: «C'est votre tour.» On vit tout à coup venir un moribond, une espèce de fantôme, pâle, livide, affublé d'un bonnet de nuit et d'un robe de chambre; c'était un homme de la droite qui croyait sans doute émouvoir la pitié par son dévouement envers le roi; il fit rire.

Enfin, le 17 janvier, Vergniaud, président de la Convention, proclama le résultat du scrutin en ces termes: «L'Assemblée est composée de sept cent quarante-neuf membres; quinze se sont trouvés absents par commission, sept par maladie, un sans cause, cinq non votants, en tout vingt-huit. Le nombre restant est de sept cent vingt et un, la majorité absolue est de trois cent soixante et un. Deux ont voté pour les fers; deux cent vingt-six pour la détention et le bannissement à la paix, ou pour le bannissement immédiat, ou pour la réclusion, et quelques-uns y ont ajouté la peine de mort conditionnelle, si le territoire était envahi; quarante-six pour la mort, avec sursis, soit après l'expulsion des Bourbons, soit à la paix, soit à la ratification de la Constitution; trois cent soixante et un ont voté pour la mort; vingt-six pour la mort, en demandant une discussion sur le point de savoir s'il conviendrait à l'intérêt public qu'elle fût ou non différée, et en déclarant leur voeu indépendant de cette demande. Ainsi, pour la mort sans condition, trois cent quatre-vingt-sept; pour la détention ou la mort conditionnelle, trois cent trente-quatre.» Après un silence, et avec l'accent de la douleur: «Législateurs, je déclare au nom de la Convention que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la mort.»

Cependant toutes les cours de l'Europe avaient l'oeil fixé sur la Convention et attendaient, haletantes, l'issue du procès. Le président annonce avoir reçu une lettre du ministre d'Espagne. Salles déclare que l'ambassadeur demande dans cette lettre l'admission à la barre au nom du roi son maître. (Murmures dans l'Assemblée.) C'est Danton qui se charge de répondre aux souverains, et avec un geste de mépris formidable:

«Quant à l'Espagne, je l'avouerai, je suis étonné de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de prétendre à exercer son influence sur votre délibération. Si tout le monde était de mon avis, on voterait à l'instant pour cela seul la guerre à l'Espagne. Quoi! on ne reconnaît pas notre République et l'on veut lui dicter des lois? On ne la reconnaît pas, et l'on veut lui imposer des conditions, participer au jugement que ses représentants vont rendre? Cependant qu'on entende, si on le veut, cet ambassadeur; mais que le président lui fasse une réponse digne du peuple dont il sera l'organe, et qu'il lui dise que les vainqueurs de Jemmapes ne démentiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjurés contre nous, les forces qui déjà les ont fait vaincre. Défiez-vous, citoyens, des machinations qu'on ne va cesser d'employer pour vous faire changer de détermination; on ne négligera aucun moyen; tantôt, pour obtenir des délais, on prétextera un motif politique, tantôt une négociation importante ou à entreprendre ou à terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point de transaction avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a donné sa confiance et qui jugerait ses représentants, si ses représentants l'avaient trahi.»

Enveloppée dans sa dignité stoïque, l'Assemblée décida que, sans même ouvrir la lettre de l'ambassadeur, elle passait à l'ordre du jour.

Danton avait grandi de cent coudées. A Louvet, qui l'instant d'auparavant lui avait crié:

—Tu n'es pas encore roi, Danton!

Il avait répondu, en se dressant de toute sa hauteur:

—Je demande que l'insolent qui dit que je ne suis pas encore roi soit rappelé à l'ordre avec censure.

Toute tentative d'intervention étrangère en faveur de Louis XVI ayant été repoussée avec un sombre dédain, il ne restait plus à l'infortuné qu'une planche de salut, le sursis, l'appel au peuple.

Les défenseurs de Louis XVI, Desèze et Tronchet, furent introduits dans l'Assemblée, qui consentit à les entendre. Ils lurent une lettre de Louis XVI qui protestait encore une fois de son innocence et en appelait à la nation.

Après soixante-douze heures, la séance fut levée.

L'appel à la nation avait été déjà repoussé par des arguments invincibles. Danton, Robespierre, tous les Montagnards avaient répondu: «La nation, c'est nous. L'Assemblée est sa représentation vivante, légale, incontestée.» Dans les graves circonstances où l'on se trouvait, l'appel au peuple n'était-il point d'ailleurs l'appel à la guerre civile? Il fut écarté le lendemain 18 janvier.

Restait la question du sursis. Gagner du temps, c'était peut-être un moyen d'éluder la sentence de mort.

—Point de sursis! dit Tallien, l'humanité l'exige; il faut abréger ses angoisses… Il est barbare de le laisser dans l'attente de son sort…

—Point de sursis! dit Couthon; au nom de l'humanité, le jugement doit s'exécuter, comme tout autre, dans les vingt-quatre heures.

—Point de sursis! dit Robespierre; et il invoqua comme les autres un motif d'humanité.

—Point de sursis! dit Barère; mais, en avocat adroit et subtil, il entretint l'Assemblée des réformes douces, bienfaisantes, qu'elle pourrait accomplir, dès que, le câble de la royauté étant rompu, elle serait vraiment libre, débarrassée de tout obstacle.

Il n'y eut que trois cents voix environ pour le sursis, et contre, près de quatre cents. Le roi était irrémissiblement condamné.

Quelle que soit l'opinion de la postérité sur le jugement de Louis XVI, il est difficile de ne point admirer le sang-froid et l'intrépidité des Conventionnels. Les complots, les poignards des royalistes, les déclarations de guerre, les yeux menaçants des souverains étrangers fixés sur leurs délibérations ne les effraient pas: sous le canon de l'Europe, en face de la ligue des rois, ils découvrent leur conscience et leur poitrine. Seuls contre tous, ils osent prendre l'offensive et se réduire à la nécessité de vaincre. «Nous voilà lancés, écrivait familièrement à son père le citoyen Lebas; les chemins sont rompus derrière nous.» L'idée des hommes de 93 était effectivement que cet acte d'audace, ce défi, devait contribuer au succès de nos armes. La France envoya devant ses légions l'épouvante. Aux hostilités sourdes du continent, elle répondit par une tête de roi jetée entre la République française et tous les trônes de la terre.

[Illustration: L'abbé Grégoire.]

Ces menaces de mort, ces poignards, était-ce une vaine figure de rhétorique?

Le vote de la Convention nationale porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris même, il y eut quelques mouvements qui indiquaient un complot en faveur de Louis XVI. Pendant le procès, tandis que des bouches froides et sévères s'ouvraient pour voter la mort de l'accusé, des bras s'armaient dans l'ombre pour le sauver. Le 18 au soir, douze jeunes ex-gardes du corps se réunirent dans un caveau du Palais-Royal et tinrent conseil entre eux sur les moyens de jeter l'alarme dans l'opinion publique. Les conjurés promenèrent les yeux sur les juges de Louis XVI, et se désignèrent mutuellement douze victimes. Chacun choisit la sienne. On promit sur l'honneur de frapper et l'on se sépara. Un seul conjuré tint son serment.

Il y avait alors, au Palais-Égalité, une salle de traiteur, dont le maître se nommait Février; c'était un caveau à voûtes basses, où l'on descendait par quelques marches. Des tables étaient dressées le long des murs. De rares lumières, fixées aux piliers de la salle, brillaient ça et là. Il était sept heures et demie du soir. Un jeune homme, Deparis, [Note: Ces détails et les suivants ont été communiqués à l'auteur par le frère de Deparis, et non de Pâris, ainsi qu'écrivent tous les historiens.] ancien garde du roi, barbe couleur de l'aile du corbeau et cheveux très-noirs, teint basané, dents très-blanches, houppelande grise, chapeau rond, était assis à une petite table avec un ami: en proie à une agitation extrême, il s'entretenait de l'événement de la journée. Fils d'une mère royaliste, il avait vu la Révolution avec horreur: la condamnation à mort de Louis XVI le jetait dans un transport frénétique. On causait assez librement autour de lui: une voix nomma Lepelletier de Saint-Fargeau. Deparis n'avait jamais vu le député de Sens. Lepelletier, assis devant une autre table, soupait tranquillement. Deparis va droit à lui: «Vous êtes le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau?—C'est mon nom.—Avez-vous voté la vie ou la mort du roi?—Selon ma conscience, j'ai voté la mort.» A ces mots, Deparis: «Tiens, misérable! tu ne voteras plus.» Le député tombe. Il avait dans le flanc une lame de coutelas. Février accourt: Duparis se débarrasse des mains qui veulent le saisir et s'enfuit. Lepelletier est transporté mourant sur un lit: «J'ai versé mon sang pour la patrie, dit-il; que ce sang consolide la liberté. J'ai bien froid… Les ténèbres me gagnent… Mes amis, prenez garde à vous!» Il meurt.

Cette nouvelle jeta la stupeur dans la ville. Le Palais-Égalité surtout, qui avait été le théâtre du crime, s'émut éperdument. Au café du Caveau, un jeune homme monte sur une table et dit: «Le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau vient d'être assassiné! (Saisissement.) —Par qui? s'écrient des voix furieuses.—Par un royaliste.» Le jeune homme descend de la table et se perd dans la foule. Un instant après, un curieux, qui se pressait dans les groupes pour savoir la nouvelle, sent une main sur sa main et une voix à son oreille: «C'est moi qui l'ai tué, lui dit-on; en voici un de moins; à l'autre, maintenant!» Cet ami se retourne et reconnaît devant lui Deparis.

L'autre, c'était le duc d'Orléans. Voilà le coupable et la victime que s'était choisis Deparis. Il n'avait frappé Lepelletier de Saint-Fargeau que par hasard, comme un ennemi qu'on rencontre sur son chemin. Le meurtrier n'abandonnait pas pour cela son serment. Le 24 janvier eut lieu le convoi de Saint-Fargeau. Il y avait grand bruit et grande foule sur son chemin. La blessure ouverte, le sabre entouré d'un crêpe, les habits percés et ensanglantés, tout retraçait aux yeux un drame lugubre. Le ciel était sombre et froid comme la cérémonie. Des torches, des cyprès, des choeurs de musique, des tambours suivaient le char funèbre; on se rendait au Panthéon. Le convoi traversa la place Vendôme. Deparis s'y promenait, depuis le matin, de long en large; il avait sous sa redingote une lame et un pistolet. Résolu à finir publiquement ses jours sur la place, il devait atteindre au coeur son ennemi et se tuer ensuite. Le cortége défila en grande pompe; la députation conventionnelle suivait le char à pas graves et lents. Deparis avait la main sur son sabre; d'Orléans ne passa pas. Soit qu'il eût été averti, comme on le croit, par une lettre, du danger qui le menaçait, soit qu'il eût conçu de lui-même des inquiétudes, le duc avait refusé de suivre le cortége.

Deparis sortit alors de la capitale, et y rentra comme attiré par la fascination de son projet téméraire. Sa tête était mise à prix; il ne pouvait manquer d'être reconnu. Un ami lui persuada de se retirer. Un passe-port lui avait été délivré sous un faux nom. Ce furieux ne se résolut néanmoins qu'avec tristesse à gagner la frontière sans avoir accompli sa vengeance. Il arriva vers le soir à Forges-les-Eaux, dans une auberge, dite du Grand-Cerf. Mouillé par une pluie froide, il s'approche de l'âtre et se mêle à la conversation de quelques colporteurs qui se réchauffaient dans la salle commune. «Que pense-t-on ici de la mort du roi? leur demanda-t-il d'une voix mal assurée, qui cherchait à masquer son émotion sous une fausse indifférence.—On pense, dit l'un d'eux, que l'on a bien fait de le frapper: je voudrais, pour moi, que tous les tyrans du monde n'eussent qu'une seule tête, pour qu'on pût l'abattre d'un seul coup!» Deparis se lève, prend un flambeau, ouvre la porte qui doit le conduire à sa chambre de lit, et dit assez haut pour être entendu: «Je ne rencontrerai donc partout que des assassins de mon roi!» Il monte le roide escalier de bois, demande à souper seul, fait usage, pour diviser ses morceaux, d'un couteau ayant forme de poignard, se promène à grands pas d'un air égaré. Quelqu'un qui le guettait le voit ensuite se mettre à genoux, baiser à plusieurs reprises sa main droite. Il demande de l'encre, écrit quelques lignes sur un papier et se couche. Tout cela donne des soupçons. A quatre heures du matin, il y avait trois gendarmes dans la chambre.

Deparis dormait; on le secoue par les épaules pour le réveiller.—«Citoyen, au nom de la loi, tu vas nous suivre à l'hôtel de ville.—Ah! messieurs, répondit-il froidement, je vous attendais; un instant, et je suis à vous.» A ces mots, il glisse sa main sous l'oreiller, fait un faux mouvement sur le côté droit et se décharge dans la tête un pistolet à deux coups. On trouva sur lui son extrait de naissance et son congé de garde-du-corps. Au dos de ce brevet, il avait écrit de sa main: «Qu'on n'inquiète personne! personne n'a été mon complice dans la mort heureuse du scélérat Saint-Fargeau. Si je ne l'eusse pas rencontré sous ma main, je faisais une plus belle action: je purgeais la France du régicide et du parricide d'Orléans. Tous les Français sont des lâches auxquels je dis:

Chargement de la publicité...