Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV
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Title: Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes
Author: Antoine Jules Dumesnil
Release date: November 4, 2005 [eBook #17004]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif
HISTOIRE DES PLUS CÉLÈBRES AMATEURS ITALIENS ET DE LEURS RELATIONS AVEC LES ARTISTES
PAR
J.-G. DUMESNIL
Membre du Conseil général du Loiret, de la Société archéologique de l'Orléanais et de la Légion d'honneur.
Vitam excoluere per artes. Virg.
ISBN 2-8266-0076-1
Réimpression de l'édition de Paris, 1853
TOME IV
PARIS
JULES RENOUARD ET Cie
Éditeurs de l'Histoire des Peintres de toutes les Écoles
6, RUE DE TOURNON
MINKOFF REPRINT
GENÈVE
1973
1478-1529.
La cour d'Urbin; Jules II et Léon X; le Bramante; Giuliano da San Gallo;
Découverte du Laocoon; fondation de Saint-Pierre.
Agostino Chigi; Balthasar Peruzzi; Sebastiano del Piombo.
Raphaele Sanzio; La villa Chigi; Sainte-Marie-de-la-paix;
Sainte-Marie-du-Peuple. Le Bibbiena; le Bembo;
première représentation de la Calandria; Jules Romain;
le marquis de Mantoue; Adrien VI; Clément VII; Charles-Quint;
École romaine.
1492-1557.
Le Titien; le Sansovino; Lione Lioni; Vasari; le Salviati; Enea Vico;
Andréa Schiavoni; Bonifazio; le Danese; Tiziano Aspetti;
Le Tribolo; Simone Bianco; Lorenzo Lotto;
Fra Sebastiano; le Tintoretto; Gio. da Udine; Jules Romain;
Michel-Ange; Baccio Bandinelli.
André Doria; le marquis du Guast; le doge André Gritti;
Paul III; Charles-Quint; le duc Alexandre de Médicis.
École vénitienne.
1575-1641.
Gio. Luigi Valesio; Giulio Cesare Procaccino;
Lavinia Fontana Zappi;
Louis Carrache; le Dominiquin; Lanfranc.
Ecole bolonaise.
1590-1065.
Simon Vouët; le Dominiquin; Peiresc;
Le Bernin; Pierre de Cortone; Corneille Bloemaert; Pietro Testa;
Artemisia Gentileschi; Giovanna Gazzoui; le jésuite Fra Giov. Saliano;
Pierre Mignard; C. A. Dufresnoy; Nicolas Poussin; Paul V; Urbain VIII;
Paul Fréart de Chantelou; M. de Noyers; Le cardinal de Richelieu.
AVERTISSEMENT.
APPENDICE I, II, III ET IV, V, VI
TABLE
AVIS IMPORTANT.L'auteur et l'éditeur de cet ouvrage se réservent le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes les langues. Ils poursuivront, en vertu des lois, décrets et traités internationaux, toutes contrefaçons ou toutes traductions faites au mépris de leurs droits.
Le dépôt légal de l'ouvrage a été fait à Paris, au ministère de la police générale, et toutes les formalités prescrites par les traités sont remplies dans les divers états avec lesquels la France a conclu des conventions littéraires.
AVERTISSEMENT.
On a beaucoup écrit sur les artistes, et il existe, dans presque toutes les langues, un grand nombre de livres sur leurs vies et sur leurs ouvrages; mais on en chercherait vainement un seul sur les amateurs. C'est à peine si, dans les biographies des artistes, les noms des amateurs sont cités en passant, comme dans un catalogue, pour indiquer les oeuvres qu'ils ont commandées ou qu'ils possèdent. Cet oubli n'est pas juste; car combien d'artistes ont dû leur renommée et leur fortune aux premiers encouragements qu'ils ont reçus d'amateurs aussi généreux qu'éclairés. Il est même vrai de dire que le goût des amateurs a souvent réagi sur celui des artistes, et que les plus grands maîtres n'ont pas échappé à leur influence. Pour ne citer ici qu'un seul exemple, Raphaël, de son propre aveu, consultait souvent Balthasar Castiglione sur les sujets de ses compositions. Les amateurs méritent donc d'occuper, dans l'histoire de l'art, une place plus considérable que celle qui leur a été accordée jusqu'ici par les historiens et les biographes.
Mais pour qu'il n'y ait ici aucune équivoque, il faut bien s'entendre sur cette qualification d'amateur.
Il ne suffit pas d'aimer les arts, pour être un amateur dans le sens que nous attachons à ce mot; il suffit encore moins d'avoir la manie des collections d'antiquités, de statues, de dessins et de tableaux.
Aimer les arts annonce sans doute une heureuse disposition à les comprendre; mais il n'y a que l'amour joint à l'intelligence de l'art qui constitue le véritable amateur. Or, l'intelligence de l'art ne s'acquiert pas seulement en voyant ou en collectionnant des oeuvres de sculpture ou de peinture. Elle exige de longues et profondes études, des connaissances variées, un goût délicat, un jugement sûr. Le Poussin semblait avoir en vue de définir le véritable amateur, lorsqu'écrivant à son ami, M. de Chantelou, il lui disait: «Les oeuvres èsquelles il y a de la perfection ne se doivent pas voir à la hâte, mais avec temps, jugement et intelligence; il faut user des mêmes moyens à les bien juger comme à les bien faire[1].» Ailleurs il ajoute: «Le bien juger est très-difficile, si l'on n'a en cet art, grande théorie et pratique jointes ensemble: nos appétits n'en doivent pas juger seulement, mais la raison[2].» Le véritable amateur est donc celui qui joint, à l'amour de l'art, le jugement et l'intelligence.
Telles sont les qualités qu'ont possédées, à un degré remarquable, le comte Balthasar Castiglione, Pietro Aretino, Don Ferrante Carlo, et le Commandeur Cassiano del Pozzo, dont nous avons cherché à apprécier l'influence sur les artistes de leur temps.
Si nous avons choisi ces quatre personnages, ce n'est pas, assurément, qu'ils soient les seuls que l'Italie puisse revendiquer comme de véritables dilettanti. Dans ce beau pays, où les arts ont brillé pendant longtemps d'un si vif éclat, il serait facile de citer un très-grand nombre d'autres excellents connaisseurs, surtout parmi les membres du clergé, particulièrement parmi les prélats, les évêques et les cardinaux. Mais il n'en est aucun qui ait exercé autant d'influence sur les artistes que ceux auxquels nous nous sommes déterminé à consacrer plus spécialement nos recherches. Chacun d'eux a été, de son temps, en relations suivies, pendant un très-grand nombre d'années, avec les principaux maîtres; et si leur amitié a été recherchée par les artistes, c'est qu'à l'amour et à l'intelligence du beau, ils joignaient la bienveillance, le désir d'obliger avec discrétion, et toutes les autres qualités qui appellent la confiance et qui font le charme de l'intimité.
Un autre motif nous a engagé à étudier la vie et l'influence de ces quatre personnages; c'est que chacun d'eux se rattache à l'histoire d'une école différente: Balthasar Castiglione à l'école romaine, Pietro Aretino à l'école vénitienne, Don Ferrante Carlo à celle de Bologne, et le Commandeur au plus grand artiste français, Nicolas Poussin, que l'Italie n'admire pas moins que la France.
En racontant la vie de Balthasar Castiglione et l'amitié qui l'unissait à Raphaël, il nous aurait été impossible de ne pas parler d'Agostino Chigi, le riche banquier Siennois, l'un des hommes qui ont le plus contribué à procurer au Sanzio les occasions d'exercer son génie. De même, la biographie du commandeur Cassiano del Pozzo se mêle à celle de Paul Fréart, sieur de Chantelou; puisque ces deux illustres amateurs étaient liés au même degré avec notre Poussin, qui était comme leur centre commun d'attraction. Nous avons donc cru ne pas pouvoir séparer Agostino Chigi de Balthasar Castiglione et de Raphaël, pas plus que M. de Chantelou du Commandeur del Pozzo et du Poussin.
Les détails donnés sur M. de Chantelou serviront, d'ailleurs, de transition naturelle à la suite que nous nous proposons de publier sur les amateurs français.
Ce premier volume est le résultat de plusieurs années d'études et de recherches, tant en France qu'en Italie. On trouvera peut-être qu'il renferme un trop grand nombre de citations et de traductions: j'aurais désiré pouvoir m'effacer plus complètement encore, et laisser entièrement les artistes se faire connaître par eux-mêmes. Je n'ai pas la prétention d'apprendre quoi que ce soit à ceux qui savent; j'ai voulu seulement épargner aux artistes, qui me feront l'honneur de lire cet ouvrage, des recherches qui font perdre beaucoup de temps, et qui sont souvent incompatibles avec le courant de leurs occupations.
En terminant, qu'il me soit permis de témoigner publiquement ma reconnaissance à M. Le Go, secrétaire, depuis près de vingt années, de l'Académie de France à Rome, possesseur d'une admirable bibliothèque sur les arts, formée par ses soins, qu'il a bien voulu mettre à ma disposition; à M. Cailloué, fixé à Rome depuis longtemps par son goût pour les arts, et qui s'est acquis dans la statuaire une réputation justement méritée; à MM. Paul et Raymond Balze et Michel Dumas, élèves de M. Ingres, ainsi qu'à MM. Matout, Français, Célestin Nanteuil, Lebouys et Troyon, pour les excellents conseils et les encouragements qu'ils ont bien voulu me donner.
LE COMTE BALTHASAR CASTIGLIONE
De tous les amateurs célèbres qui vécurent sous les pontificats de Jules II et de Léon X, il n'en est aucun qui exerça une plus grande influence sur l'école romaine que Balthasar Castiglione. Intimement lié avec Raphaël, il lui fournit plus d'une fois les sujets de ses compositions, et prit part au grand travail que le Sanzio avait entrepris pour la reconnaissance et la restauration des précieux restes de l'antiquité qui existaient encore dans la ville éternelle. Après la mort de l'Urbinate, son amitié valut à Jules Romain la protection du marquis de Mantoue. Ce prince, grâce à la recommandation du Castiglione, accueillit dans sa capitale, avec la plus éclatante distinction, l'héritier de Raphaël, et l'on peut dire avec vérité que Mantoue est principalement redevable au Castiglione des immenses et magnifiques ouvrages d'architecture et de peinture qu'y a laissés le génie de Jules Romain. Le Castiglione avait puisé l'amour du beau dans l'étude approfondie des oeuvres d'Homère, de Platon, de Cicéron et de Virgile, ces maîtres de ceux qui savent. Aussi, malgré les agitations d'une vie mêlée aux intrigues des cours, aux chances des combats et aux négociations de la politique, il ne négligea aucune occasion de s'occuper des arts, de se lier avec les grands maîtres, ses contemporains, et d'admirer leurs chefs-d'oeuvre. Il fut peut-être le seul homme de son temps qui pût entretenir des relations d'amitié aussi intimement avec Michel-Ange qu'avec Raphaël: il dut cet heureux privilège non-seulement à l'aménité de ses manières et à la bienveillance de son caractère, mais encore à ses connaissances profondes et variées, à la solidité de son jugement, à son goût si délicat et si sûr que Raphaël lui-même craignait de ne pouvoir le satisfaire; enfin, à son amour dû beau qui ne l'abandonna jamais et qui lui faisait constamment rechercher le séjour de Rome. Cette préférence qu'il accorda toujours à la ville que le Bramante, Raphaël et ses élèves, Michel-Ange, Sebastiano-del-Piombo, Daniel de Volterre et tant d'autres avaient choisie comme une commune patrie, ne se démentit jamais. Aussi, lorsque du fond de l'Espagne, où il suivait, comme nonce de Clément Vil auprès de Charles-Quint, des négociations fort importantes, il apprit la prise de cette ville par les bandes indisciplinées du connétable de Bourbon, la dispersion des élèves de Raphaël, les ravages exercés dans le Vatican et la basilique de Saint-Pierre, la destruction d'un grand nombre de chefs-d'oeuvre et tant d'autres malheurs irréparables, il fut tellement frappé de ces désastres, qu'au témoignage de tous ses contemporains, la douleur qu'il en ressentit ne tarda pas à le conduire au tombeau.
Pour apprécier l'influence que le Castiglione a pu exercer sur les artistes de son temps, et en particulier sur Raphaël et Jules Romain, il est nécessaire de le suivre dans les diverses situations de sa vie. C'est ce que nous allons essayer de faire, en nous appuyant surtout sur ses propres lettres qui équivalent presque à des mémoires[3].
Balthasar Castiglione naquit à Casatico, maison de campagne de sa famille dans le Mantouan, le 6 décembre 1478. Son père, Christophe de Castiglione, était un noble et brave gentilhomme et sa mère, Louise de Gonzague, était une femme aussi distinguée par son esprit que par sa beauté. Elle appartenait à l'une des branches des Gonzague, dont le chef était marquis de Mantoue.
C'était alors l'époque de la renaissance des lettres, et le goût des oeuvres de l'antiquité agitait tous les esprits. Les découvertes d'ouvrages grecs et latins faites en Italie, et leur publication à Florence, sous les auspices de Laurent de Médicis; les travaux de Politien et de beaucoup d'autres savants illustres avaient dirigé les esprits vers l'étude des écrivains de l'antiquité. Les nobles et riches Italiens de ce siècle, bien supérieurs en cela aux seigneurs des nations ultramontaines, avaient en honneur la culture des lettres, et ne faisaient pas consister exclusivement le mérite d'un chevalier dans la force corporelle et dans l'adresse à manier les armes. L'étude des lettres grecques et latines entrait nécessairement dans l'éducation d'un jeune homme que sa naissance ou sa fortune appelait à jouer un rôle dans le monde. Les parents du Castiglione n'eurent garde de manquer à ce devoir. Malgré les embarras d'une famille nombreuse[4] et d'une fortune médiocre, ils n'hésitèrent pas à lui donner les meilleurs maîtres, afin de lui procurer des connaissances solides et brillantes.
La ville de Milan était alors gouvernée par Louis Sforce, prince aussi distingué par son amour des lettres que par ses qualités guerrières. Sa cour était le rendez-vous des littérateurs, des savants et des artistes[5]. C'est là que Balthasar Castiglione fut envoyé dans sa jeunesse, non-seulement pour y apprendre les exercices du corps, l'équitation, le maniement des armes, mais surtout pour y étudier les écrivains de l'antiquité. Georges Merla ou Merula, ce rival de Politien, l'initia à la connaissance de la langue latine. Démétrius Chalcondyles lui apprit les lettres grecques, et plus tard, sous la direction de Béroalde le vieux, il se livra à l'étude approfondie des auteurs grecs et latins, consignant par écrit ses observations et ses commentaires, et montrant ainsi la finesse et la sagacité de son esprit, qui savait découvrir les beautés les plus cachées de ses modèles. Les écrivains auxquels il donnait la préférence et qu'il se rendit familiers furent, en grec, Homère et Platon, types de la pureté antique; en latin, Virgile, Cicéron et Tibulle, non moins dignes d'être admirés. Le goût décidé qu'il conserva toute sa vie pour ces grands génies de l'antiquité ne le détourna pas d'étudier également les ouvrages les plus remarquables de sa langue naturelle. Il aimait particulièrement Dante, Pétrarque, Laurent de Médicis et Politien: il admirait dans l'auteur de la Divine Comédie l'énergie et la science; chez le chantre de Laure la tendresse et l'élégance; et chez Laurent de Médicis et Politien le feu naturel et la facilité.
Il n'est pas douteux que le Castiglione dut à l'influence de ces fortes études, continuées pendant sa vie entière, l'amour du beau, et par suite cette pureté de goût et cette rectitude de jugement que lui enviait Raphaël, le maître de la beauté idéale. Il fut également redevable à cette instruction, acquise au contact d'hommes supérieurs, de cette bienveillance, de cette philosophie pratique qui ne l'abandonna jamais dans tout le cours de sa carrière. On reconnaît cette disposition de son esprit en parcourant ses lettres: on y voit que s'il eût été libre de vivre à sa manière, il aurait préféré le séjour de Rome et la société des artistes et des gens de lettres au bruit des camps et aux intrigues de la politique.
La longue résidence qu'il avait faite à Milan, son habileté dans tous les exercices du corps, la connaissance des langues anciennes et de la littérature italienne, et par-dessus tout l'amabilité de son caractère lui avaient attiré l'estime de toute la cour du duc Louis Sforce. Il désirait entrer au service du ce prince, et il aurait vu se réaliser ses espérances sans l'invasion des Français en Italie, qui vint ruiner tous ses projets. Son père, blessé à la bataille du Taro, mourut quelques jours après. Louis Sforce fut dépouillé de ses États, et Balthasar obligé de se retirer à Mantoue. Il y fut reçu avec beaucoup de bienveillance par le marquis Francesco, parent de sa mère; ce prince se proposant, peu de temps après, d'aller à Pavie à la rencontre du roi de France, voulut que le Castiglione l'accompagnât dans ce voyage, et fit partie des gentilshommes de sa suite. C'est ainsi qu'il put assister à l'entrée du roi Louis XII, à Milan, le 5 octobre 1499.
Dans une lettre adressée de Milan, le 8 octobre 1499, à messere Jacques Boschetto de Gonzague, son beau-frère[6], le Castiglione fait de cette entrée la description suivante, qui nous a paru digne d'être rapportée[7]:
«Vous aurez sans doute appris l'entrée de S. M. le roi de France à Pavie. Notre très-illustre seigneur[8] resta jusqu'à samedi dernier à Pavie avec Sa Majesté, et ce soir vint à Milan. Le dimanche, après le déjeuner, il alla à la rencontre du roi qui vint à Saint-Eustorgio, église située hors la ville, à la porte du Tésin, et y resta un bon bout de temps. Le roi y reçut de la main de messere Jean-Jacques (Trivulce) le bâton de commandement de l'État et une épée. Le roi donna l'épée à monseigneur de Lignino, qui est grand chambellan et maréchal du royaume de France. Il rendit le bâton à messere Jean-Jacques. Ceci se passa dans le couvent de Saint-Eustorgio; je ne l'ai pas vu, mais on me l'a dit. Pendant ce temps entraient dans la ville plusieurs compagnies d'archers et d'autres Français confusément et sans ordre, des bagages, des prélats, des chevaliers; tandis qu'un grand nombre de gentilshommes milanais sortaient de la ville en s'efforçant de garder le meilleur ordre. On vit entrer dans la ville environ douze voitures du fils du pape[9]; les unes étaient couvertes de velours noir, les autres de brocart d'or. Elles étaient accompagnées d'autant de pages, montés sur de forts chevaux et très-bien habillés à la française, ce qui était beau à voir. Ensuite s'avancèrent à la rencontre de S. M. le roi les cardinaux Borgia, légat[10], de Saint-Pierre-aux-Liens[11], et de Rouen[12], tous les trois ensemble. Cependant des gentilshommes, des seigneurs et des chevaliers français ne cessaient d'aller et venir dans cette rue, regardant les dames et faisant faire des gambades à leurs chevaux, beaux chevaux, mais mal manoeuvres. La plupart de ces chevaliers étaient armés, et ils heurtaient les personnes qui se trouvaient sur leur passage. Il y eut un archer qui prit en main son coutelas et en frappa violemment du plat le cou du messire Évangélista, notre maître de manége, qui ne lui avait dit ni fait chose au monde. Quand il plut à Dieu, le roi parut. On entendit d'abord sonner les trompettes, puis on vit s'avancer les fantassins allemands[13] avec leur capitaine en avant à cheval, eux à pieds avec leurs lances sur l'épaule, suivant leur coutume, tous avec une grande veste verte et rouge et les bas de même. Ils étaient une centaine d'hommes, les plus beaux qu'on puisse voir: on les nomme l'avant-garde. Venait ensuite la garde du roi que l'on dit n'être composée que de gentilshommes; ils étaient cinq cents archers à pied, sans arcs, mais chacun tenait une hallebarde à la main avec un casque en forme de coupe, un vêtement rouge et vert depuis les épaules jusqu'au bas du dos, avec une broderie sur la poitrine et sur les cuisses.
Cette broderie représentait un porc-épic secouant et lançant ses dards[14]. Venaient après les trompettes du roi; ensuite les nôtres avec un vêtement comme celui des arbalétriers, en satin. Immédiatement après était le roi, précédé de seigneur messere Jean-Jacques Trivulce, tenant en main le bâton de commandement. De chaque côté de Sa Majesté, quelques-uns de ses barons, savoir: monseigneur d'Obigni[15], de Ligne et d'autres que je ne connais pas. Par derrière étaient les cardinaux ci-dessus nommés, chacun selon son rang, et le duc de Ferrare; notre duc était placé entre le duc de Montpensier et un autre dont je ne me rappelle pas le nom. Le fils du pape était mis très-galamment. Ils marchaient tous en ordre selon le rang de leur dignité. Venaient ensuite beaucoup d'autres seigneurs et une foule de gentilshommes, et des prélats tant milanais qu'étrangers. Fermaient la marche deux cents gentilshommes français, hommes d'armes, tous armés et galamment habillés.
Tel était le cortège qui accompagnait le roi dans toute l'étendue de cette rue qui, à partir du château, était couverte de draps et ornée de chaque côté de damas, de tapisseries et d'autres décorations. Un habitant, voulant montrer qu'il était attaché au roi, avait placé les armes de S. M. au-dessus de sa porte avec les plus beaux ornements qu'il avait pu imaginer. La rue était toute remplie de monde, et le roi allait regardant les dames que, dit-on, il aime assez. Au-dessus de sa tête, un dais de brocart d'or était porté par des docteurs vêtus de robes rouges, avec le collet et le bonnet brodés de vair. Autour du cheval marchaient quelques gentilshommes milanais, de la première noblesse, en bon ordre. Le cheval du roi a les jambes fines comme un cerf; il est d'une taille moyenne, mais c'est un joli cheval, bien qu'il remue trop sa tête. Sa Majesté avait sur les épaules un manteau ducal de damas blanc. Il portait un bonnet ducal de la même-étoffe, brodé de vair. Il s'avança dans cet ordre jusqu'au château. La place était pleine de monde, et, pour le passage du roi, les arbalétriers gascons à pied, le casque à coupe en tête et vêtus de ces grandes vestes que j'ai décrites, mais non brodées, étaient obligés de faire place. Ces Gascons sont hommes de petite taille; les archers, au contraire, sont d'une forte corpulence. C'est dans cette pompe que S. M. le-roi de France fit son entrée dans le château de Milan, ouvert auparavant par le duc (Louis Sforce) à la fine fleur des talents et de tous les hommes distingués, et maintenant rempli de cantines et plein de l'odeur des cuisines. On dit qu'en entrant dans son enceinte, le roi mit encore l'épée à la main et fit peur à quelques-uns qui voulaient enlever le dais. Cependant il n'y eut pas de sang de répandu, mais seulement un peu de tumulte. Le lundi matin, nous allâmes à la cour, accompagnant notre illustre duc. Le roi sortit pour entendre la messe à Saint-Ambroise, toujours escorté par ses hallebardiers et accompagné de tous les seigneurs ci-dessus nommés. La messe fut chantée par l'évêque de Plaisance[16]. La messe dite, et après avoir reconduit le roi au château, nous allâmes dîner, et ensuite nous revînmes à la cour. Mardi matin, notre duc, à la pointe du jour, se rendit à la cour avec deux ou trois cavaliers portant un faucon au poing, car ainsi le roi l'avait ordonné, et ils sortirent dans la campagne. Cette matinée, je n'ai pas quitté la maison. Je ne vous écris pas en quel état sont les affaires de notre illustre maître, parce que vous recevrez la visite de personnes qui sont mieux instruites que moi; mais aux grandes démonstrations d'amitié que j'ai vues, et à la grande intimité qui s'est établie entre le roi et notre illustre duc, il m'a semblé comprendre qu'il y avait entre eux une grande conformité d'inclinations, de telle sorte que j'ai bon espoir que les choses s'arrangent au mieux de nos désir.»
Les prévisions du Castiglione nef le trompaient pas: le marquis de Mantoue, bien qu'il eût combattu peu de temps auparavant contre Charles VIII, sut si bien se faire agréer par son successeur, que ce prince le nomma son lieutenant pour l'entreprise qu'il méditait de la conquête du royaume de Naples.
Le Castiglione se trouva, en 1503, à la bataille du Garigliano, que le marquis de Mantoue livra aux Espagnols et qu'il perdit, suivant les historiens italiens, parce que les troupes françaises et leurs chefs refusèrent de lui obéir. Dégoûté par cet échec du service de la France, le marquis abandonna l'armée, accordant au Castiglione, ainsi qu'il le désirait, la permission de venir à Rome.
Jules II venait d'être élu pape à la place de Pie III, qui n'avait occupé là chaire de saint Pierre que pendant vingt-six jours. Témoin des malheurs de l'Italie, qui servait comme d'enjeu aux prétentions des Français et des Espagnols, ce grand pontife voulait augmenter la force et l'importance des États de l'Église, afin de pouvoir plus facilement assurer leur indépendance. Dans ce but, il avait appelé à Rome Guidobaldo da Montefeltro, duc d'Urbin, qui venait de recouvrer ses États, grâce à l'appui de la république de Venise, grâce surtout à la mort d'Alexandre VI et à la haine qu'inspirait son fils le duc de Valentinois, son implacable ennemi. Guidobaldo, marié depuis longtemps à Elisabeth de Gonzague, soeur du marquis de Mantoue, n'avait pas d'enfants. Il souffrait cruellement de la goutte, et tout annonçait qu'il ne fournirait pas une longue carrière.
Jules II, en lui rendant l'investiture du duché d'Urbin, dont l'avait dépouillé Alexandre VI au profit de César Borgia, son fils, et en lui accordant le généralat des troupes de l'Église, avait obtenu de Guidobaldo qu'il adopterait son neveu, Francesco Maria della Rovère. Ces importantes négociations se poursuivaient à Rome vers la fin de 1503, lorsque le Castiglione se rendit en cette ville, après la bataille du Garigliano[17].
Tous les historiens contemporains s'accordent à reconnaître que Guidobaldo était un prince ami des sciences et des arts, et versé dans les lettres grecques et latines. Parmi les courtisans qu'il avait amenés à Rome à sa suite, se trouvait César Gonzague, cousin germain de Balthazar, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et comme lui très-amateur des belles-lettres[18]. Ils étaient liés, depuis leur enfance, non moins par les liens de l'amitié que par ceux du sang. Par son entremise, le Castiglione fit facilement la connaissance du duc d'Urbin, et il fut si satisfait de son accueil, qu'il désira s'attacher à sa fortune et se fixer à son service. Mais il lui fallait obtenir la permission du marquis de Mautoue, son seigneur suzerain; il quitta donc Rome, et se rendit en cette ville pour la solliciter.
Il paraît que le marquis se trouva blessé de cette résolution du Castiglione: bien qu'il n'osât pas lui refuser l'autorisation d'entrer au service de son beau-frère, il en garda rancune pendant très-longtemps à notre chevalier, à ce point de lui interdire l'entrée de ses États et de ne pas vouloir qu'il y pénétrât même pour voir sa mère. On ignore le motif véritable de ce mécontentement. Peut-être prenait-il sa source dans le regret qu'éprouvait le marquis de Mantoue de voir un de ses parents, un de ses sujets, un courtisan accompli, auquel il avait déjà donné des témoignages nombreux de sa bienveillance, l'abandonner sans cause apparente pour servir un autre prince. Quoi qu'il en soit, il est certain que le ressentiment de Francesco de Gonzague ne fut pas sans influence sur l'avenir du Castiglione.
Son nouveau seigneur, le duc d'Urbin, était alors en campagne dans la Romagne, pour reconquérir les châteaux et les villes fortifiées que le duc de Valentinois y avait encore conservés. Le Castiglione quitta Mantoue au milieu de l'été 1504, pour se rendre au camp sous les murs de Cesène. Il fut accueilli avec beaucoup d'empressement par Guidobalde, qui lui confia sur-le-champ le commandement de cinquante hommes d'armes, avec une solde de quatre cents ducats par an. Mais il ne fut pas heureux dans cette première campagne; car son cheval s'étant abattu sous lui, il se fractura un pied d'une manière si grave, qu'il eut beaucoup de peine à se remettre de cette blessure. Il en souffrit longtemps et ne se rétablit complètement que l'année suivante, après avoir été prendre les bains de San Casciario, près de Sienne.
Cependant Guidobaldo, après avoir recouvré les villes de Cesène, d'Imola et de Forli, se disposa à rentrer, avec ses troupes, dans la capitale de ses États.
Située sur les pentes de l'Apennin, du côté de l'Adriatique et vers le centre de l'Italie, la petite ville d'Urbin, bien que placée au milieu de montagnes escarpées, est entourée d'un pays fertile et qui produit tout ce qui est nécessaire à la vie. De nos jours, cette ville est complètement oubliée; elle est même, le plus souvent, négligée par les voyageurs qui visitent l'Italie, et le nom seul du plus illustre de ses enfants, l'immortel Raphaël Sanzio, la défend à peine contre l'indifférence des touristes. Vers le commencement du seizième siècle, il n'en était point ainsi. Elle avait eu le bonheur d'être gouvernée par un prince sage, ami de la paix et des lettres, Frédéric della Rovère, père de Guidobaldo. Ce prince, malgré les agitations de sa vie et les vicissitudes auxquelles son règne fut exposé, avait montré en toute occasion un goût prononcé pour les arts et pour les lettres. Il avait fait élever dans sa petite capitale un magnifique palais qui passait alors pour le plus remarquable qu'il y eût en Italie: et non-seulement il l'avait rempli des objets les plus riches, comme c'est l'usage dans les habitations des souverains, tels que vases d'argent, meubles de chambre, des plus belles étoffes de drap d'or, de soie et autres semblables; mais il s'était surtout efforcé de l'orner d'un grand nombre de statues antiques de marbre et de bronze, de peintures excellentes et d'instruments de musique de toutes espèces; n'admettant dans ce palais rien qui ne fût très-rare et très-beau. Ce n'est pas tout: il réunit à grands frais une quantité considérable d'excellents ouvrages hébreux, grecs et latins, qu'il fit garnir d'ornements d'or et d'argent, étant persuadé que sa bibliothèque était ce que son palais renfermait de plus précieux. Il eut pour successeur son fils Guidobaldo, héritier de ses goûts et de ses vertus, et qu'une éducation distinguée, sous la direction des meilleurs maîtres, avait initié à tous les trésors de l'antiquité grecque et latine. Malheureusement, ce prince, dès sa vingtième année, fut atteint d'affreuses douleurs de goutte qui ne tardèrent pas à le priver de l'usage de ses jambes et le conduisirent au tombeau, étant encore à la fleur de l'âge. Mais cette infirmité même contribua probablement à rendre le séjour d'Urbin plus agréable pour les hôtes qu'il y attirait. Car obligé de chercher des distractions dans d'autres plaisirs que la chasse, ou les exercices du corps, alors fort en vogue, Guidobalde passait tous les loisirs que lui laissait la guerre ou la politique dans les réunions de savants, d'artistes et de courtisans accomplis, qui de toutes les parties de l'Italie se donnaient rendez-vous à la cour d'Urbin. La duchesse, Elisabeth Gonzague, n'était pas moins distinguée par son esprit que par sa beauté. Elle avait pour amie et compagne la signera Emilia Pia da Carpi, veuve du comte Antonio da Montefeltro, frère naturel du duc, dame dont le Castiglione, le Bembo, le Bibbiena et d'autres encore vantent les qualités brillantes et le sens exquis. La présence d'autres femmes également distinguées ajoutait encore à l'agrément de ces réunions: on y remarquait Marguerite et Constance Fregose, filles de Gentile da Montefeltro, soeur du duc, Marguerite et Hippolyte Gonzague, fort recherchées du Bembo, qui a dit de cette dernière dans une de ses lettres latines à Frédéric Fregose: Ducibus ambobus, et Aemilioe meis verbis multam salutem, et lepidissimoe Margaritoe, et multorum amantium Hippolitoe[19]. Il y avait encore une certaine signora Rafaella, dame d'honneur de la duchesse, qui paraît avoir été fort avant dans les bonnes grâces du Castiglione[20].
Il régnait à la cour d'Urbin une douce liberté que la seule présence de la duchesse suffisait pour contenir dans les bornes de la discrétion et de la politesse, tant était grand le respect, qu'elle inspirait. Ces assemblées n'étaient pas seulement consacrées aux danses, à la musique et aux autres divertissements qui d'ordinaire occupent la vie des personnages de haut rang; mais, ce qui fait l'éloge de la cour d'Urbin, et ce qui la distingue parmi tant d'autres à cette époque et depuis, c'est que souvent, dans ces réunions, on agitait des questions intéressantes sur les arts, les lettres, les usages des cours, et même les différentes formes de gouvernement.
Parmi les hôtes habituels de la cour d'Urbin[21], on distinguait les deux frères Frégose, Ottaviano et Federico, nobles Génois, alors bannis de leur patrie. Ottaviano, accueilli avec bienveillance, dès sa jeunesse, par Guidobalde, s'était exercé au métier des armes sous sa conduite, et se faisait remarquer par son courage. Après la mort du duc, appelé à faire de grandes choses, il délivra la ville de Gènes, sa patrie, de la domination française, et nommé doge, il donna des preuves éclatantes de sa valeur; particulièrement lorsque les Fieschi et les Adorai, chefs de la faction qui lui était opposée, ayant pénétré une nuit dans la ville avec l'espoir de le surprendre, il les repoussa avec tant de vigueur, qu'ayait fait prisonniers Sciribaldo et Girolamo, l'un Fiesque et l'autre Adorno, il mit en fuite les partisans armés qui les suivaient. Son courage le rendit cher au pape Léon X, lequel, comme on peut le voir dans ses brefs écrits en son nom par le Bembo, en fit de grands éloges, et le confirma dans l'investiture du fief de sainte Agathe, qui lui avait été conféré par Guidobalde. Au milieu du bruit des armes, il ne méprisa pas les lettres: ce qui lui valut l'éloge et l'amitié du Bembo et du Castiglione.
Frédéric Frégose, son frère, ne fut pas moins remarquable par sa grandeur d'âme et par son courage. Toutefois, il eut moins d'occasions de montrer sa valeur, ayant embrassé, dès sa jeunesse, la carrière pacifique de l'Église. Le pape Jules II, qui appréciait les qualités de son esprit, le fit archevêque de Salerne. Il sut si bien se distinguer dans le gouvernement de cette Église, qu'il reçut, comme récompense de Paul III, le chapeau de cardinal. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans sa vie, c'est qu'ayant' été fait amiral de la flotte génoise contre Cortogli, audacieux corsaire qui infestait toutes ces mers, non-seulement il le mit en fuite après avoir coulé à fond une partie de ses navires, mais l'ayant poursuivi avec la plus grande vigueur jusque sur les côtes d'Afrique, il dévasta et brûla les forêts de Biserte, refuge et résidence de cet écumeur de mer. Il était doué d'une grande éloquence, et profondément versé dans les lettres sacrées et profanes. La lettre qu'il écrivit au pape Jules II sur la maladie et la mort de Guidobalde, est un monument qui atteste le degré de perfection avec lequel il savait se servir de la langue latine.
Parmi les autres familiers du duc, on distinguait Julien de Médicis, alors banni de Florence, que la noblesse de son esprit et sa générosité ont fait surnommer le Magnifique comme son père Laurent. Il était frère du cardinal Jean de Médicis, qui fut élu pape quelques années plus tard, après la mort de Jules II, et qui prit le nom de Léon X. Julien était très-aimé de Guidobalde qui faisait le plus grand cas de l'élévation de son coeur, de la noblesse de ses manières et de la vivacité de son esprit.
L'auteur des Asolani, le Vénitien Pietro Bembo, qui devint plus tard un des secrétaires des brefs de Léon X, et cardinal sous Paul III, quitta Venise pour venir habiter Urbin, lorsque le duc eut reconquis ses États. Il avait été attiré dans cette cour par l'amabilité de la duchesse, par l'espoir d'y trouver une carrière, et surtout par l'amour des lettres qu'il mettait au-dessus de tout, ainsi qu'il l'explique lui-même dans plusieurs passages de sa correspondance[22].
Il y avait aussi le comte Louis de Canossa, d'une très-illustre noblesse, et non moins distingué par ses connaissances, qui lui valurent la protection et l'amitié de Jules II, bon juge des bons esprits. S'étant fait homme d'Église, il obtint plus tard l'évêché de Tricarico; et ayant été envoyé nonce apostolique auprès du roi François Ier, il sut si bien s'acquitter de sa mission, que le pape, pour le récompenser, le nomma évêque de Baiussa.
Bernardo da Bibbiena de'Divizj avait été amené à la cour d'Urbin par Julien de Médicis, dont il était un des serviteurs les plus dévoués. La nature l'avait doué d'un esprit vif et fin, et il sut si bien l'exercer tant à Urbin qu'à Rome, qu'il devint un des hommes les plus habiles de son siècle à traiter les grandes affaires. La facilité qu'il avait à assaisonner du sel piquant de son esprit les questions les plus graves, et l'amabilité de ses manières lui acquirent la bienveillance de Guidobalde et du cardinal Jean de Médicis. Lorsque ce dernier fut élu pape, non-seulement il voulut l'employer à son service, mais il l'honora de la dignité de cardinal. Il a laissé lui-même l'idée de son caractère, dans cette pièce de la Calandria, par laquelle il a montré combien la comédie peut procurer de plaisir, à l'aide du charme d'agréables plaisanteries[23].
Alexandre Trivulce était encore un des hôtes d'Urbin. Il s'était adonné à la profession des armes, et fut employé à des expéditions importantes par le roi François Ier, dont il reçut l'ordre de Saint-Michel.
Il exerça en outre d'autres charges honorables, fut sénateur de Milan et général de la république de Florence. Il fut tué sous les murs de Reggio, au grand déplaisir du roi de France, pendant qu'il parlementait avec Guichardin, gouverneur de cette place.
On comptait encore à cette cour, Sigismondo Morello, de la famille de Riccardi, seigneur d'Ortona et d'autres lieux, tant en Calabre qu'en Sicile; Gaspard Pallavicino, Pietro da Napoli, Roberto da Bari, et d'autres capitaines, barons et chevaliers du plus grand mérite. Les hommes de lettres et les artistes étaient représentés par L'unico Aretino, Giovanni Christoforo, Romano, Pietro Monti, Niccolò Frisio et Terpandro.
C'est au milieu de tous ces hommes distingués que le Castiglione passa les plus belles années de sa jeunesse. Il n'avait pas encore atteint sa vingt-sixième année, lorsqu'il arriva pour la première fois à Urbin, le 6 septembre 1504. Il y fut accueilli avec la plus grande bienveillance et beaucoup d'empressement par toute la cour, et en particulier par la duchesse et par madame Emilia Pia, qui connaissaient déjà les qualités brillantes de son esprit et la sûreté de ses relations.
Il est probable que c'est pendant ce premier séjour à Urbin que le Castiglione eut l'occasion de connaître Raphaël et de nouer avec lui ces relations qui, plus tard à Rome, devinrent si intimes, et ne furent rompues que par la mort prématurée de l'Urbinate.
Le jeune artiste avait été appelé dans sa patrie par des affaires de famille[24]. Pendant le peu de temps qu'il y passa, il exécuta pour le due d'Urbin plusieurs petits tableaux, savoir: deux madones, dont l'une, représentant la Vierge avec l'enfant Jésus, fut donnée par le duc au roi d'Espagne, par celui-ci à Gustave-Adolphe, roi de Suède, père de la reine Christine, et par cette dernière au duc d'Orléans, Gaston. On suppose qu'elle aura été vendue avec les autres tableaux de la galerie d'Orléans, et qu'elle doit être en Angleterre[25]. On ignore ce que l'autre madone est devenue.
Raphaël peignit aussi pour le duc d'Urbin un christ dans le jardin des Oliviers. Dans le fond, on voyait les trois apôtres endormis.—Vasari, parlant de la délicatesse de ces peintures, dit que la miniature ne pourrait faire mieux ni autrement[26].
On peut facilement juger à Paris que cet éloge n'a rien d'exagéré, si l'on examine deux autres petits tableaux du Sanzio, faits également pour le duc d'Urbin à cette époque, et qui, maintenant, font partie de la collection du Louvre. L'un est le saint Georges, et l'autre le saint Michel; tous deux de très-petite dimension, bien que ce dernier soit évidemment l'idée première du grand saint Michel, exécuté plus tard pour François Ier[27].
Le saint Georges est armé à la manière des chevaliers de ce siècle; il est occupé à combattre le dragon: il a déjà brisé sa lance sur le monstre, et il s'apprête à l'abattre d'un coup du revers de son glaive. Le cheval qui le porte respire la vie et le mouvement; dans le fond, à droite du spectateur, on voit une femme couronnée qui semble fuir au milieu des montagnes, tandis qu'à gauche, des arbres aux troncs élancés, au feuillage rare et délicat rappelant bien le type des arbres raphaélesques, apparaissent dans une campagne riante avec ses lointains horizons bleuâtres. Toute cette composition est pleine d'action, et exécutée avec une pureté de style, une facilité qui indiquent que déjà le jeune Sanzio n'en était plus à copier servilement la manière de son maître Pérugin.
Le petit saint Michel, qui sert de pendant au saint Jacques, n'est pas moins remarquable. L'archange foule aux pieds le démon ailé qu'il a renversé; et, bien que le monstre cherche à entortiller sa queue autour d'une des jambes du messager céleste, on voit à l'épée que l'archange tient levée, que le monstre ne tardera pas à recevoir le dernier coup. Autour du groupe principal, Raphaël, par un caprice d'artiste, a disposé différents animaux à formes bizarres et fantastiques. Dans le lointain, une cité en flammes, et une procession d'hommes vêtus d'habits de religieux, d'une couleur grisâtre.
Si nous osions hasarder une conjecture historique sur ces deux petites compositions, nous dirions qu'elles semblent faire allusion aux succès de Guidobalde, et au triomphe qu'il venait de remporter sur César Borgia. En effet, à cette époque, Guidobalde, avec le secours de la république de Venise, personnifiée dans le saint Georges, un de ses patrons, venait de recouvrer toute la Piomagne et tout le duché d'Urbin, dont le duc de Valentinois l'avait dépouillé quelques années auparavant. La procession des moines pourrait signifier les funérailles d'Alexandre VI, qui était mort l'année précédente.
Quoi qu'il en soit de ces explications, les tableaux exécutés pour le duc d'Urbin prouvent que la reputation de Raphaël commençait à s'établir, et que son talent était goûté dans sa patrie.
Les peintures dont nous venons de parler ne paraissent pas avoir été les seules que le Sanzio ait exécutées dans sa ville natale. Louis Crespi, dans une lettre écrite d'Urbin à monseigneur Bottari le 28 juin 1760[28], raconte que visitant le palais Albani, à Urbin, il y vit le portrait de Raphaël peint par lui-même et véritablement merveilleux. «C'est, dit-il, la seule chose de Raphaël qui se voie à Urbin»; et il ajoute dans une autre lettre du 16 juillet 1760[29] adressée au même personnage: «Le portrait de Raphaël au palais Albani, à Urbin, est peint sur mur, avec un verre devant et un grand cadre à feuillures, fort épais.»—Depuis longtemps ce portrait a disparu du palais Albani: on croit que c'est celui qu'on voit à la galerie de Florence, dans la collection, des portraits des peintres peints par eux-mêmes. Telle est, du moins, l'opinion de M. Quatremère de Quincy, qui a donné la gravure de ce portrait en tête de son ouvrage sur la vie de Raphaël.—Il est certain que ce portrait se rapporte parfaitement à l'âge de vingt ans, que Raphaël avait pendant son séjour à Urbin en 1504: on ignore à quelle occasion il fut fait; si c'est pour le duc d'Urbin, ou, ce qui paraît plus probable, pour quelque personne de la famille de l'artiste.
Plusieurs écrivains ont prétendu qu'avant de suivre les leçons du Pérugin, Raphaël s'était exercé à peindre sur des vases de faïence, majolica; et dans ses notices sur les arts, etc., le savant Heinecke va même jusqu'à lui créer un nouveau parent, un certain Guido Durantino, possesseur d'une fabrique de faïence à Urbin; voulant faire entendre par là que le Sanzio y aurait peint des vases dans sa jeunesse. Enfin, on sait la tempête soulevée par le chanoine comte Malvasia, l'auteur delà Felsina pittrice. Dans sa prédilection pour les Carraches et les peintres de Bologne, il avait osé, dans la première édition de cet ouvrage, appeler Raphaël: Quel boccalajo d'Urbino,—ce faiseur de pots d'Urbin, expressions qu'il regretta plus tard, et qu'il fut obligé de rétracter en présence de l'explosion d'indignation qu'elle avait soulevée dans toutes les parties de l'Italie et particulièrement à Rome. Sans doute, la qualification donnée au Sanzio par l'apologiste de l'école de Bologne était prise en mauvaise part, et pour rabaisser le génie de l'auteur de l'École d'Athènes, de la Transfiguration et de tant d'autres chefs-d'oeuvre, en le comparant au simple ouvrier potier qui modèle ou vernit les vases les plus vulgaires. Néanmoins, nous ne voyons pas en quoi la gloire de Raphaël serait moins grande, s'il avait, dans sa première jeunesse, modelé, peint ou dessiné des vases en faïence, et nous ne comprenons pas qu'on lui en eût fait un reproche. L'aptitude à traiter d'une manière remarquable toutes les branches des arts du dessin n'est-elle pas l'indice le plus certain de la supériorité qui annonce le génie? Qui n'admire, presque à l'égal des plus belles statues et des plus beaux tableaux, les fameux vases antiques du Vatican, des villas Borghèse et Albani, des musées de Naples et du Louvre? Raphaël n'a donc rien à redouter de la qualification malveillante qu'a voulu lui donner le chanoine Malvasia. Nous verrons plus tard qu'à l'exemple de Benvenuto Cellini, son contemporain, il n'hésitait pas à composer des dessins pour des vases et plats en bronze et en argent. Pourquoi n'en aurait-il pas fait pour des vases en faïence? Si la matière en est moins durable, la forme peut en être aussi pure, aussi gracieuse, et de plus, la pâte comporte des dessins, des émaux et des peintures, sortes d'arabesques d'un style particulier, qui peuvent lutter avec ce que l'art étrusque nous a laissé de plus parfait. Aussi, c'est un fait certain, que dans sa fantaisie d'artiste, le Sanzio a fait un grand nombre de modèles et de dessins pour des vases en faïence. Vasari, ordinairement bien informé, et qui n'est pas partial en faveur de Raphaël, a consigné ce fait en ces termes dans la vie de Battista Franco, peintre vénitien: «Avant Franco, dit-il, les ouvriers potiers s'étaient beaucoup servis des dessins de Raphaël, et de ceux d'autres artistes distingués[30].»
On lui a attribué pendant longtemps les peintures des vases de là fameuse collection de Lorette, présent du duc Francesco Maria II à la Santa-Gasa. Mais la plupart de ces vases portent une date postérieure à la mort de l'Urbinate, et ils paraissent avoir été exécutés sur ses dessins, de 1540 à 1550[31].
Ce qui paraît certain, c'est que, pendant son séjour à Urbin en 1504, Raphaël ne s'occupa pas de peinture sur des vases en faïence; il n'y fit que son portrait et les petits tableaux dont nous avons donné la description.
La ville d'Urbin, qui a eu la gloire de donner naissance au plus grand peintre des temps modernes, ne possède plus rien de lui; mais elle entretient avec un soin religieux la petite maison dans laquelle cet illustre enfant a reçu le jour, et l'on peut encore lire sur sa façade l'inscription suivante:
Numquam moriturus,
Exiguis hisce in aedibus
Eximius ille pietor
RAPHAEL
Natus est
Oct. id. april. an
M. CDXXCIII.
Venerare igitur hospes
Nomen et genium loci;
Ne mirere:
Ludit in humanis divina potentia rébus,
Et saepe in paucis claudere magna solet.
Malgré la protection que lui accordait le duc Guidobalde, Raphaël, emporté par le désir de perfectionner sa manière et d'agrandir son style, prit la résolution de se rendre à Florence, alors le centre des arts et des lettres. Il obtint facilement de la duchesse d'Urbin une lettre pour le gonfalonier Soderini. Muni de cette recommandation, le Sanzio quitta sa ville natale, dans laquelle il ne devait plus revenir, au commencement d'octobre 1504: c'est du moins ce qui paraît probable, d'après la date de cette lettre, qui est du 1er de ce mois[32]. Il ne devait retrouver le Castiglione que quelques années plus tard, à Rome.
Le Castiglione lui-même ne fit pas non plus, à cette époque, un long séjour à Urbin. Au commencement de décembre 1504, il se rendit à Ferrare, où le duc Hercule d'Est était à toute extrémité. Il eut beaucoup à se louer de l'accueil que lui firent Alphonse d'Est et sa femme, la célèbre Lucrèce Borgia, dont on a fait en France et en Angleterre le type de tous les vices, mais à laquelle ses plus illustres contemporains, le Bembo, le Bibbiena, le Castiglione, accordent sans hésiter, non-seulement les dons brillants de l'esprit, mais encore les qualités du coeur[33].
Rentré à Urbin vers le milieu de décembre, le Castiglione n'y demeura que quelques jours: il dut accompagner le duc d'Urbin, qui se rendait à Rome, pour prendre possession de sa charge de général des troupes de l'Église et pouf y passer la revue de son armée. Il arriva la veille de Noël à la Porte du Peuple, mais il n'entra dans la ville que le 4 janvier 1505, le duc ayant été obligé de s'arrêter à Narni, par suite d'une attaque de goutte. L'entrée de Guidobalde se fit solennellement, en compagnie de Francesco Maria della Rovère, son fils adoptif et neveu de Jules II, et au milieu d'un grand concours de gentilshommes, des capitaines de la garde du pape et de la suite des cardinaux. «Le duc, écrit le Castiglione à sa mère[34] se fit beaucoup d'honneur par ses gentilshommes, qui étaient montés sur de beaux chevaux et vêtus de justaucorps de brocart d'or. J'en avais également un dont je suis redevable envers le duc. Arrivé au palais, Sa Sainteté le reçut avec beaucoup de distinction, et nous tous lui baisâmes le saint pied. Le duc tient une cour brillante; il est fort satisfait et fort aimable.»
Le Castiglione alla se loger, avec son ami César Gonzague, près de Saint-Pierre, dans le palais du cardinal d'Est. C'est pendant ce voyage, qui se prolongea jusqu'au mois d'août 1505, que le Castiglione établit des liaisons avec tout ce que la cour pontificale renfermait d'hommes distingués, et qu'il commença à se former aux grandes affaires.
L'historien Baldi[35] raconte que Jules II, voulant augmenter sa puissance en alliant sa famille aux plus grandes maisons de Rome, donna en mariage sa nièce Lucrezia, fille de sa soeur Lucchina, à Marc-Antoine Colonna; et sa fille naturelle Felice, à Jean Jordan Orsini, veuf de Marie d'Aragon. Pour consolider l'influence de son neveu, Francesco Maria della Rovère, qu'il venait de faire adopter au duc d'Urbin, il lui fit obtenir en mariage Léonore Gonzague, fille du marquis Francesco de Mantoue et nièce de la duchesse Elisabeth Gonzague, femme du duc d'Urbin[36]. L'historien ajoute: «On dit que cette alliance fut négociée par Balthazar Castiglione, homme aussi distingué par sa noblesse que par sa valeur, et que ses brillantes qualités avaient rendu cher au pontife, lorsque, s'étant arrêté à Rome après la bataille du Garigliano, il sut si bien gagner les bonnes grâces de Jules II, qu'il le traita toujours comme un de ses serviteurs les plus dévoués et les plus intimes.»
Au milieu de ces alliances, les plaisirs ne manquaient pas à Rome: c'était le temps du carnaval, et il y avait alors, comme de nos jours, des divertissements de toutes sortes et des mascarades auxquelles le Castiglione n'aimait pas beaucoup à prendre part. Mais il n'en était pas de même des cardinaux, qui, dit-il[37], n'en perdent pas une once. Voici, en effet, ce que raconte, dans le Cortegiano[38] Bernardo da Bibbiena, qui devait être, quelques années plus tard, cardinal lui-même:
«Pendant le dernier carnaval, monseigneur de San Pietro ad Vincula, mon maître[39], qui sait combien j'aime, lorsque je suis masqué, à berner des moines, ayant bien préparé ce qu'il voulait faire, vint un jour en compagnie de monseigneur d'Aragon et de plusieurs autres cardinaux, se placer aux fenêtres d'une maison, rue de' Banchi[40], témoignant ainsi l'intention de rester à ce poste pour voir passer les masques, comme c'est l'usage à Rome. Étant déguisé et masqué, j'aperçus un frère non loin de là, qui paraissait comme honteux d'être mêlé à cette foule. Je crus avoir trouvé mon homme, et je lui courus sus comme un faucon affamé se précipite sur sa proie. Lui ayant d'abord demandé qui il était, sur sa réponse je feignis de le connaître, et, avec beaucoup de paroles, je m'efforçai de lui persuader que le chef des sbires était à sa recherche, par suite de dénonciations faites contre lui, et je l'engageai à venir avec moi jusqu'à la chancellerie, lui promettant de le tirer d'affaire.
Le frate, tout tremblant et frappé de frayeur, semblait ne savoir quel parti prendre, et disait qu'il craignait, s'il s'éloignait de San-Celso[41], d'être arrêté. Cependant, je lui réitérai avec tant de chaleur mes offres de service, qu'il se décida à monter en croupe derrière moi. Je crus alors avoir complètement atteint mon but. Je commençai donc à pousser mon cheval au milieu de la rue de'Banchi, et à le faire sauter et jouer des jambes. Imaginez-vous maintenant la belle figure que faisait un frate en croupe derrière un masque: son froc s'envolait, sa tête penchait tantôt en avant, tantôt en arrière, et lui-même paraissait souvent près de tomber. A ce beau spectacle, les seigneurs commencèrent à lancer des oeufs des fenêtres, et de même firent tous les spectateurs, ainsi que toutes les autres personnes qui se trouvaient aux fenêtres, de telle sorte que jamais grêle ne tomba du ciel plus rapide et plus serrée que les oeufs qui pleuvaient de ces fenêtres, et qui tombaient sur moi pour la plupart. Je n'y faisais pas attention, et je croyais que tous les rires étaient non pas pour moi, mais pour le frate. Dans cette persuasion, j'allai et revins plusieurs fois d'un bout à l'autre de la rue de'Banchi, recevant chaque fois cette grêle sur les épaules, bien que le moine, comme en pleurant, me priât de le laisser descendre et de ne pas faire cet affront à sa robe. Mais le coquin se faisait donner en cachette des oeufs par des laquais apostés à cet effet, et faisant semblant de me tenir à bras-le-corps pour ne pas tomber, il me les écrasait sur la poitrine, souvent aussi sur la tête et même sur le front; tellement que j'en étais tout abîmé, et ne savais plus comment m'en garantir. A la fin, lorsque tout le monde fut las de rire et de jeter des oeufs, il sauta du cheval, et s'étant caché derrière son capuchon, il me montra une longue chevelure et me dit: «Messire Bernardo, je suis un domestique d'écurie de San Pietro ad Vincula, et c'est moi qui gouverne votre mulet.» A ces mots, je ne sais si c'est la douleur, la colère ou la honte qui s'empara de moi, mais, pour moins souffrir, je me mis à fuir vers ma demeure, et le lendemain je n'osais pas me montrer. Mais les rires excités par cette plaisanterie recommencèrent le jour suivant et durent encore maintenant.»
Tels étaient les amusements du carnaval à Rome au commencement du seizième siècle; et ce récit, placé parle Castiglione dans la bouche du Bibbiena, son ami, secrétaire d'un cardinal, donne, mieux que tous les commentaires, une idée du caractère de l'auteur de la Calandria et des moeurs de cette époque.
La revue des troupes de l'Église que devait faire le duc Guidobaldo était remise de jour en jour; elle n'eut lieu que vers la fin de juillet 1505. Le Castiglione mit à profit tout le temps que lui laissaient son service auprès de son maître et les obligations que lui imposait son rang à la cour pontificale, pour se lier avec les artistes et les littérateurs. Déjà l'on voit qu'il considérait la résidence de Rome comme un séjour privilégié, et comme la source où les savants pouvaient puiser toutes leurs connaissances[42].
Vers la fin de son séjour à Rome, il apprit la mort de son ami d'enfance, Falcone, qui dirigeait l'éducation de son frère Girolamo, et qui mourut à Mantoue dans la maison des Castiglione. Lié tendrement avec ce jeune littérateur, qui donnait les plus belles espérances, il éprouva le plus vif chagrin de sa perte. Dans une lettre du 30 juillet 1505, il déplore cette mort prématurée de la manière la plus touchante: «Il n'y a rien autre chose de nouveau ici que la triste mort de ce pauvre Falcone, qui pour moi sera toujours nouvelle, et je ne sais quand je pourrai étouffer la douleur que j'en ai ressentie, me figurant que le sort s'acharne après moi comme un ennemi. Lorsque je pense combien j'ai peu d'amis dans ce monde, et comme je pouvais disposer de ce pauvre infortuné, comme nous avions été pour ainsi dire nourris ensemble depuis notre enfance, de telle sorte qu'il n'y avait aucune autre personne au monde qui connût aussi entièrement le fond de mon coeur, si ce n'est lui. En outre, il était rempli de bonnes qualités, il avait un esprit orné des dons les plus rares; nous avons été constamment compagnons dans toutes nos études, et le pauvre camarade commençait à en retirer quelque fruit. C'est à ce moment que, dans la fleur de la jeunesse, il m'a laissé sur cette terre sans me faire ses derniers adieux, ce qui a dû lui être aussi pénible que de mourir. Si je viens à penser à cette triste fin, je crois que je mérite bien d'être plaint et excusé, car je suis sûr et certain de ne jamais remplacer une telle perte.» La douleur qu'il ressentit de la mort de ce camarade de sa jeunesse s'exhala dans une pièce de vers latins, intitulée Alcon, qui est empreinte d'une grande sensibilité unie à une remarquable élégance[43].
Quoique le Castiglione n'eût pas encore atteint sa vingt-septième année, sa réputation de prudence était si grande, sa sagacité dans les affaires si bien établie, et fia distinction de ses manières si bien reconnue comme le modèle des courtisans de cette époque, que Guidobalde résolut de l'envoyer en ambassade auprès du roi d'Angleterre. Voici à quelle occasion[44].
Henri VII régnait alors dans ce pays, après avoir abattu tous ses rivaux. Ce prince, dont les historiens font l'éloge, se souvenant que son prédécesseur, Edouard IV, avait envoyé à Frédéric, duc d'Urbin l'ordre de la Jarretière, et sachant que Guidobalde, son fils, dont il entendait vanter les brillantes qualités, désirait obtenir la même distinction, résolut de le lui octroyer. Profitant de l'ambassade qu'il envoyait au nouveau pape, Jules II, pour le féliciter sur son exaltation à la chaire de Saint-Pierre, il fit remettre à Guidobalde la décoration et l'habit de l'ordre, dont le duc se revêtit avec la plus grande satisfaction, le jour de la fête de saint Georges, 1505, patron de ces chevaliers. Le duc voulut témoigner d'une manière éclatante ses remercîments au roi d'Angleterre: il résolut donc de lui envoyer un ambassadeur spécialement chargé d'offrir à ce monarque ses compliments de gratitude. C'est pendant son séjour à Rome qu'il avait reçu l'ordre de la Jarretière, ce fut aussi pendant ce séjour qu'il fit choix, pour le représenter en Angleterre, du Castiglione, comme de l'homme de cour le mieux fait pour donner à Henri VII et aux barons anglais la plus haute idée des gentilshommes italiens, et particulièrement de ceux attachés à la cour d'Urbin. Une pouvait pas faire un meilleur choix: outre une habileté consommée dans tous les exercices du corps, et une brillante valeur déjà éprouvée en beaucoup de rencontres, le Castiglione n'était pas moins remarquable parles qualités de l'esprit, par une bienveillance naturelle qui lui attirait partout des amitiés, enfin par ce tact et cette connaissance des hommes si nécessaires dans toutes les positions, mais plus indispensables encore au milieu des cours.
On ignore les motifs qui firent ajourner le départ du Castiglione pour l'Angleterre. Revenu à Urbin avec le duc en août 1505, et souffrant encore des suites de sa blessure au pied, il fut obligé d'aller aux bains de San-Casciano, et il y passa une partie du mois de septembre.
Quelque temps après, Guidobalde voulut l'envoyer au marquis de Mantoue, son beau-frère, comme son représentant dans des affaires importantes. Mais, arrivé à Ferrare, vers la fin de décembre 1505, le Castiglione apprit que Francesco de Gonzague ne voulait pas le recevoir et paraissait disposé à le faire arrêter, nonobstant son caractère d'envoyé qui aurait dû le protéger. Guidobalde, à ce qu'il paraît, ne voulut pas se brouiller avec son beau-frère à cette occasion, et, agissant avec sa prudence habituelle, il rappela le Castiglione à sa cour.
Il y rentra vers la fin de janvier 1506, et prit part, avec les autres courtisans du duc, aux divertissements du carnaval qui furent très-brillants à Urbin.
Le Castiglione y fit paraître le talent qu'il possédait de faire des vers dans sa langue naturelle non moins bien que dans l'idiome latin. Il composa, en compagnie de son ami César Gonzague, une pastorale de cinquante-cinq stances ou octaves de huit vers chacune, et ils la récitèrent ensemble en présence de la duchesse Elisabeth et de toute la cour d'Urbin. Trois bergers, Iola, Tirsis et Dameta, s'entretiennent de leurs peines d'amour et font l'éloge des nymphes dont ils sont épris. On croit que le Castiglione se cache sous le nom de Iola, et César Gonzague sous celui de Dameta. Quant à Tirsis, il représente un berger étranger qui, attiré par la renommée de la cour d'Urbin, est venu pour admirer les vertus qui brillent à cette cour, et se décide à y rester pour réparer les pertes que le destin, qui le poursuit, lui a fait éprouver. En passant, les poètes louent adroitement les personnages distingués qui composaient toute cette réunion. Mais les pensées d'amour, aussi bien que les voeux et les désirs exprimés, s'adressent toutes à la duchesse, que les poètes représentent d'abord sous le nom supposé de Galathée, ensuite, plus clairement, sous le titre de déesse de ces contrées. On prétend que la beauté et l'amabilité de cette princesse étaient telles qu'elles faisaient naître l'attachement le plus vif et le plus chaste chez les personnes qui avaient seulement une fois l'occasion de la voir. Il n'est donc pas étonnant que le Castiglione se soit enflammé pour la duchesse d'une passion profonde. Il paraît certain que, de son côté, cette princesse n'était pas insensible aux hommages de notre héros, et qu'elle avait su le distinguer au milieu des autres courtisans dont elle était entourée.
Il n'appartient pas à un étranger de se prononcer sur le mérite de la pastorale de Tirsis. Les Italiens les plus compétents l'ont toujours trouvée très-belle, et remplie d'imitations, les mieux appropriées au sujet, des passages les plus remarquables des poètes bucoliques grecs et latins. Ils en trouvent, en outre, le style simple et coulant, en même temps qu'agréable et léger, et la composition judicieuse et bien conduite. On croit que le Castiglione et César Gonzague ont voulu imiter Politien dans sa pastorale d'Orphée. Quant au rhythme, il est in ottava rima, mode généralement employé à cette époque.
Les éloges que reçurent les deux amis excitèrent, dit-on, le Bembo à composer l'année suivante les célèbres stances qu'il récita lui-même avec Ottaviano Fregoso, devant la duchesse et madame Emilia Pia, dans les fêtes du carnaval, en 1507[45].
Cependant, l'époque fixée pour l'ambassade du Castiglione en Angleterre approchait; mais un triste événement vint l'affliger peu de temps avant son départ. Il perdit son jeune frère Girolamo, celui dont son ami Falcone avait commencé l'éducation, et qu'il regrette comme ce fidèle ami dans son idylle latine.
Le Castiglione quitta Urbin pour se rendre à Londres, le 10 juillet 1506. Il était arrivé à Lyon, où il s'arrêta quatre jours, le 20 septembre, et à Londres le 1er novembre suivant. Présenté au roi Henri VII, il lui remit les lettres et les présents du duc son maître, et lui exposa le motif de son ambassade dans un discours latin fort éloquent. Il rendit ensuite visite, au nom de Guidobalde, à tous les chevaliers de la Jarretière, et reçut, par procuration de son maître, l'investiture de cet ordre. Le roi Henri VII lui fit la plus bienveillante réception; il le créa chevalier, lui fit don d'un très-riche collier d'or, de chiens de chasse et de magnifiques chevaux anglais. Ce brillant accueil ne le retint néanmoins pas longtemps en Angleterre; il se remit en route presque aussitôt, parvint à Milan le 9 février 1507, et alla passer quelques jours à Casatico avec sa mère, n'ayant pu obtenir du marquis de Mantoue la permission de passer par cette ville. Il était de retour à Urbin dans les premiers jours de mars 1507. Son arrivée y était attendue avec impatience, non-seulement par Guidobalde qui désirait recevoir les lettres de Henri II et la confirmation de l'ordre royal d'Angleterre, ainsi que les riches présents à lui offerts, mais par toute la cour qui espérait entendre le récit de cette ambassade.
Il est à regretter que le Castiglione n'ait pas mis par écrit la relation de ce voyage: avec l'esprit d'observation qui le distingue, cette relation aurait offert un grand intérêt.
Le pape Jules II, accompagné de onze cardinaux, passait à Urbin pour la seconde fois, en même temps que le Castiglione y rentrait. Le pontife venait de recouvrer l'importante ville de Bologne. Les fêtes recommencèrent à la cour de Guidobalde, et le Castiglione en fut un des principaux ornements. Mais cette année, il ne récita aucune pièce de vers pour ces divertissements. Pendant le carnaval qui précéda son retour, le Bembo avait composé les célèbres stances qu'il récita devant toute la cour avec Ottaviano Fregoso, tous deux masqués et déguisés en ambassadeurs de Vénus, envoyés à la duchesse Elisabeth et à madame Emilia Pia. Ces stances, comme le dit Bembo lui-même, dans une lettre écrite quelques jours après à son ami Fregoso, n'étaient pas destinées à être publiées; il regrette même d'être obligé de les faire connaître au public, «parce que, dit-il, de même que le poisson hors de l'eau perd toute sa grâce et sa beauté, de même ces stances, lues en dehors du temps et des circonstances dans lesquelles elles ont été récitées, ne plairont plus à personne.» Mais ce n'est là que le jugement d'un auteur qui s'écoute et qui s'aime; et la postérité a été plus juste, en sauvant de l'oubli un des morceaux les plus gracieux de la poésie italienne du commencement du seizième siècle[46].
Peu après, vers la fin du mois de mai, le Castiglione fut envoyé à Milan auprès du roi Louis XII; mais il n'y resta que peu de temps, car il était de retour à Urbin le 16 juillet suivant. A partir de cette époque jusqu'au mois de mars 1509, il séjourna dans cette ville ou dans les pays voisins. C'est pendant cet intervalle, dans le mois d'avril 1508, qu'il perdit son protecteur Guidobalde, enlevé à la fleur de l'âge par les affreuses douleurs de goutte dont il était atteint depuis sa première jeunesse.
L'historien Baldi[47], et le Castiglione lui-même[48] dans une éloquente lettre écrite en latin à Henri VII, ont retracé les derniers moments de ce prince, qui mourut avec beaucoup de courage et une grande résignation.
Se sentant très-malade, le duc s'était fait transporter à Fossombrone, petite ville de ses États, dont il trouvait le séjour plus sain que celui de sa capitale. Il allait mieux en y arrivant; mais bientôt, le mal augmentant, il vit que sa fin était proche, et se félicita d'échapper enfin par la mort aux atroces douleurs qu'il endurait depuis si longtemps. Et comme les personnes qui l'entouraient paraissaient mornes et consternées, se tournant vers le Castiglione qui se tenait auprès de son lit, il lui récita, avec une fermeté d'âme remarquable, ces vers de Virgile, son poète favori:
Me circùm limus niger et deformis arundo Cocyti, tardaque palus, inatnabilis unda, Alligat, et novies Styx interfusa coercet.
Il expira peu après, non sans avoir recommandé à son fils adoptif tous ses serviteurs[49].
Aussitôt après la mort de Guidobalde, le Castiglione fut envoyé à Gubbio pour empêcher les inimitiés particulières d'éclater et pour réprimer toute tentative de soulèvement contre le nouveau duc. Il n'y resta que quelques jours, les habitants lui ayant témoigné beaucoup de respect et de soumission.
Rentré à Urbin au commencement de mai 1508, il y manqua une alliance qui l'aurait certainement élevé en très-peu d'années aux plus hautes dignités. Depuis l'année 1494, les Médicis avaient été bannis de Florence, et, malgré tous leurs efforts, ils n'avaient pu jusqu'alors parvenir à y rentrer. Ils vivaient dans les différentes cours d'Italie, et Julien de Médicis avait choisi pour sa résidence celle d'Urbin:
Ové, dit l'Arioste[50], col formator del Cortegiano,
Col Bembo e gli altri sacri al divo Apollo,
Facea l'esiglio suo men duro e strano.
Julien avait pris en amitié le Castiglione, déjà lié avec son frère le cardinal Jean de Médicis. Ce dernier avait fait écrire de Rome à Julien par son secrétaire Bernardo da Bibbiena, l'un des plus intimes amis du Castiglione, pour témoigner le désir de voir le comte épouser leur nièce Clarisse, fille de Pierre Laurent de Médicis, alliance qui convenait également à la mère, issue de la noble famille romaine Orsini. Le Castiglione, dans sa correspondance intime avec sa mère, paraît flatté de ce projet de mariage, qui l'aurait rapproché des plus puissantes familles d'Italie. Les Médicis étant rentrés à Florence quatre ans après, le 31 août 1512, et presque aussitôt, en mars 1513, le cardinal Jean ayant été élu pape sous le nom de Léon X, le Castiglione aurait probablement vu sa carrière politique s'agrandir. Il se serait trouvé d'abord neveu de Léon X, puis plus tard de Clément VII, et oncle de Catherine de Médicis. Mais il n'était pas réservé à tant d'honneur: le mariage manqua par des raisons politiques. Lucrèze de Médicis, soeur du cardinal Jean, et femme de Jacopo Salviati, désirait marier sa nièce Clarisse à Florence, à l'un des partisans de leur famille, afin d'entretenir plus facilement des intrigues dans cette ville et de ménager les moyens d'y faire rappeler ses frères et ses neveux. Une occasion favorable s'offrit dans la personne de Philippe Strozzi. Le cardinal Jean, bien qu'engagé avec le Castiglione, qui considérait ce mariage comme fait[51], n'hésita pas à rompre le projet que lui-même avait fait proposer: préférant ainsi, comme presque tous les hommes d'État, la politique à l'amitié. Déçu de cet espoir, le Castiglione eut pendant longtemps de la peine à se consoler de cet échec imposé à son amour-propre. Il n'en conserva pas moins les bonnes grâces du cardinal, qui lui en donna de nombreux témoignages lorsqu'il fut devenu pape.
On peut supposer, d'après une lettre à sa mère, du 22 août 1508[52] qu'il se rendit à Rome vers le mois de septembre ou d'octobre 1508 pour assister à la revue que Jules II voulait faire de l'armée pontificale, dont son neveu, Francesco Maria della Rovère, nouveau duc d'Urbin, avait conservé le commandement. Cependant on ne trouve pas dans sa correspondance de preuve positive de ce voyage; mais il paraît probable, si l'on considère que dès le commencement de l'année suivante, le pape se mit en campagne contre les Vénitiens pour reprendre les villes de la Romagne qu'ils avaient conservées.
Bien qu'il n'aimât pas la guerre, le Castiglione fit bravement son devoir dans cette campagne, et donna des preuves éclatantes de sa valeur. Il se distingua particulièrement au siège de Ravenne. Voici en quels termes il raconte lui-même à sa mère[53] le combat qui se donna sous les murs de cette place, le 15 mai 1509:
«Nous sommes ici à Russi, qui est une forte place, depuis huit ou neuf jours; nous étant préparés avant-hier à présenter le combat, la garnison de Ravenne, ville éloignée d'ici seulement de dix milles, fit une sortie composée d'environ trois cents chevaux et deux mille fantassins, et s'avança pour nous inquiéter, afin de nous empêcher de livrer combat. Notre cavalerie légère courut aussitôt à sa rencontre, et, à sa suite, notre illustre duc avec huit gentilshommes, pas plus. Gio, Vitelli et Chiappino formaient l'arrière-garde avec soixante hommes d'armes. On s'avança ainsi au-devant de l'ennemi. Bien qu'il fût placé dans une position très-forte, nous nous précipitâmes à sa rencontre, et nous le rompîmes avec grande furie. Même quelques-uns des nôtres le poursuivirent jusque dans Ravenne. Nous fîmes prisonniers environ trois cents fantassins et cinquante cavaliers, avec beaucoup de bétail, au grand honneur de notre illustre duc.»
Au milieu de ces combats, le Castiglione conservait toujours la plus grande modération, ne voulant pas faire comme tant d'autres, qui ne voyaient dans la guerre qu'un moyen facile de s'enrichir. Aussi, lorsque le duc fut devenu maître de toute la Romagne, et qu'il eut fait un accord avec les Vénitiens, le Castiglione, écrivant à sa mère pour lui apprendre que la campagne était terminée, déplorait tout le mal qu'on avait fait à la pauvre ville de Ravenne. Il ajoutait: «Le moins de mal que j'ai pu faire, je l'ai fait; et l'on voit que tout le monde a gagné quelque chose, excepté moi; mais je ne m'en repens pas[54].»
Ce désintéressement est d'autant plus remarquable, que notre héros, non-seulement n'était pas riche, mais se trouvait souvent fort gêné. Sa correspondance intime avec sa mère montre, presque à chaque lettre, qu'il avait contracté des dettes et qu'il s'efforçait de les acquitter honorablement. Mais son âme chevaleresque eût rougi de se procurer les moyens de se libérer par la violence, ou par les autres voies que le droit de la guerre, si la guerre a un droit, autorisait alors comme de nos jours. Lorsqu'il se trouvait sans argent, ce qui lui arrivait assez fréquemment, il se contentait d'en demander a sa mère d'une manière pressante[55]; et cette excellente femme ne manquait pas de lui envoyer de suite tous les fonds dont elle pouvait disposer.
Les fatigues qu'il avait éprouvées dans cette campagne le firent tomber gravement malade après sa rentrée à Urbin. La duchesse et la signora Emilia Pia lui donnèrent dans cette circonstance des marques non équivoques de leur affection, en lui prodiguant les soins les plus affectueux. Dans une lettre à sa mère, du 19 novembre 1509[56], en lui annonçant que la duchesse, madame Emilia et leur suite vont se rendre à Mantoue pour y chercher Éléonore Gonzague, la fiancée du nouveau duc, il l'engage vivement à remercier ces deux princesses de toutes les bontés qu'il en a reçues. «Il serait convenable, écrit-il, que vous rendissiez grâce à madame la duchesse des bontés infinies qu'elle m'a témoignées durant ma maladie: certes, sa seigneurie m'en a donné assez de preuves; il en est de même de la signora Emilia. Si j'avais été son fils ou son père, elle n'aurait pu faire davantage; et les voeux qui ont été faits pour moi ne seront pas exaucés d'ici à longtemps.»
La jeune épouse du duc Francesco Maria, Léonore de Gonzague, qui lui avait été fiancée à Rome en 1505, ainsi que nous l'avons dit, fut conduite à Urbin vers la fin de 1509. La mère du Castiglione accompagna cette princesse, qui fut accueillie dans la capitale de ses États avec les plus grandes démonstrations d'allégresse. Mais, comme la guerre se continuait malgré les rigueurs de l'hiver, les fêtes furent remises après la fin de cette campagne qui se termina vers le milieu de janvier 1510, par la prise de la Mirandole. Le comte Alexandre Trivulze, gouverneur de cette place, fut contraint de la rendre à Jules II, qui se trouva en personne à l'assaut de cette forteresse, et obligea Trivulze, après une défense désespérée, à capituler en restant son prisonnier. Le Castiglione prit part aux combats de ce siège, et nous voyons, par une lettre à sa mère, du 24 janvier 1510[57], qu'il lui envoya les bagages que Trivulze, son ami, avait sans doute obtenu la permission de conserver.
Rentré à Urbin, le Castiglione ne tarda pas à accompagner le duc qui, suivi de toute sa cour, se rendit à Rome pour présenter Éléonore de Gonzague à Jules II, son oncle. La cour d'Urbin passa le carnaval à Rome, et y resta jusqu'au 9 avril 1510[58].
Les fêtes se succédèrent pendant cet intervalle; mais, tout en y prenant part, le Castiglione employait les moments dont il pouvait disposer à suivre les travaux de Raphaël au Vatican et à la villa Chigi. C'est probablement de ce voyage que date sa liaison intime avec le grand artiste. Il le trouva tout absorbé par son amour pour cette belle Fornarina qui lui à servi tant de fois de modèle, et qu'il a immortalisée, en plaçant dans plusieurs de ses chefs-d'oeuvre son portrait idéalisé, comme le type de la beauté dans sa plus admirable expression: suivant en cela les préceptes de Michel Ange, le platonique adorateur de la marquise de Pescaire, qui dit que l'amant, pour trouver l'idée de celle qu'il aime:
Non pure intende al bel che agli occhi piace,
Ma perche è troppo debile e fallace
Trascende in ver la forma universale[59].
Le Castiglione prolongea son séjour à Rome jusqu'au 20 avril 1510[60]. Il retourna ensuite à Urbin où l'arrivée de la cour fut le signal de divertissements de toutes sortes.
Parmi les fêtes qui furent données en cette circonstance, nous remarquons la première représentation de la comédie la Calandria, de Bernardo Dovizj da Bibbiena, secrétaire du cardinal Jean de Médicis, depuis Léon X, et l'un des habitués de la cour d'Urbin.
Le Castiglione, dans une lettre sans date adressée d'Urbin à son ami le comte Ludovico de Canossa, évêque de Tricarico, nous a transmis sur cette solennité dramatique des détails qui méritent d'être rapportés[61].
«Nos comédies, écrit-il, ont très-bien réussi, surtout le Calandro, qui a été honoré d'une grande pompe. Je ne prends pas la peine de vous rendre compte de la représentation, parce que votre seigneurie en aura sans doute entendu parler par bon nombre de personnes qui l'ont vue. Je veux seulement raconter ceci: La scène était censée se passer dans une rue située à l'extrémité d'une ville, entre le mur d'enceinte et les dernières maisons. Du plancher du théâtre jusqu'à terre on avait figuré au naturel le mur de la cité avec deux grosses tours. Aux deux entrées de la salle étaient placés d'un côté les joueurs de haut-bois (pifferi), et d'un autre les trompettes: au milieu était un autre passage magnifiquement décoré. La salle était disposée comme si elle eût été le fossé de la ville, traversé par deux murailles comme celles qui soutiennent des aqueducs. Le côté où étaient placés les gradins pour s'asseoir était orné de drap de Troie (Troja?) au-dessus, un grand entablement en saillie sur lequel une inscription en grandes lettres blanches, sur un champ d'azur, qui garnissaient toute cette moitié de la salle, disait:
Bella foris, ludosque domi exercebat et ipse
Caesar: magni etenim est utraque cura animi.
Au ciel de la salle étaient attachées de très-grandes guirlandes de verdure; elles garnissaient presque la voûte entière, de laquelle pendaient des fils de fer, par les trous des rosaces qui ornent cette voûte, et ces fils portaient deux rangs de candélabres d'un côté à l'autre de la salle, avec treize lettres, correspondant au même nombre de trous percés dans la voûte. Ces lettres étaient disposées de la manière suivante:
DELICIAE POPULI.
Et elles étaient tellement grandes, que sur chacune d'elles on avait fait tenir depuis sept jusqu'à dix torches qui répandaient une très-grande lumière. La scène représentait une très-belle ville, avec des rues, des palais, des églises, des tours;—rues véritables ainsi que les autres choses en relief, mais exécutées en outre avec le secours d'une très-bonne peinture et d'une perspective bien entendue. Entre autres choses, on y voyait un temple à huit faces en demi-relief, si bien achevé, qu'avec toutes les ressources que possède l'État d'Urbin, il paraissait impossible qu'il eût été exécuté en quatre mois. Il était entièrement travaillé en stuc, avec de beaux bas-reliefs représentant divers traits d'histoire. Les fenêtres imitaient l'albâtre, et toutes les architraves et les corniches étaient en or fin et azur d'outre-mer: à certaines places, des vitres imitant des pierreries qui paraissaient naturelles; autour, des figures en relief imitant le marbre, des colonnettes découpées; il serait trop long d'énumérer surplus. Ce temple était placé comme au milieu. D'un côté, était un arc de triomphe, éloigné du mur d'au moins une canne[62], exécuté au mieux. Entre l'architrave et la voussure de l'arc était représentée admirablement, imitant le marbre, mais en peinture, l'histoire des trois Horaces. Dans deux niches, au-dessus des deux pilastres, soutenant l'arc, on avait placé deux statuettes sculptées, représentant deux Victoires tenant à la main deux trophées, en stuc. Au sommet de l'arc était une figure également très-belle, entièrement sculptée, revêtue de son armure, dans la plus belle pose, et frappant avec une lance un homme nu étendu à ses pieds.
De chaque côté du cheval, on avait élevé comme de petits autels sur chacun desquels était un vase de feu très-ardent qui dura pendant toute la comédie. Je ne vous raconte pas tout, parce que je crois que vous en aurez entendu parler. Ainsi, je ne vous dis pas que, parmi les pièces représentées, il y eut une comédie composée par un enfant et récitée par des enfants qui, en vérité, firent honte à des acteurs plus âgés. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils jouèrent admirablement; et c'était une chose étonnante par sa nouveauté de voir ces petits vieillards, hauts d'une palme, conserver une gravité, accompagnée de gestes empruntés, mais parfaitement adaptés à ce que Ménandre aurait pu faire de mieux. Je ne veux pas non plus parler de la musique bizarre exécutée pendant cette comédie, éclatant de divers côtés, sans qu'on pût voir d'où elle sortait. Mais je viens au Calandro de notre Bernardo, qui a fait le plus grand plaisir. Comme son prologue fut composé très-tard, et que les acteurs qui devaient le réciter n'avaient pas le temps de l'apprendre, il en fut récité un de ma composition qui réussit assez bien. Du reste, on ne changea presque rien à la pièce, seulement quelques scènes qui ne pouvaient pas être représentées; mais ce fut peu de chose, presque rien, et on ne toucha presque pas aux situations. Les intermèdes furent ainsi: Le premier fut une moresque dansée par Jason qui parut du côté de la scène, dansant, armé à l'antique, dans un très-beau costume, avec une épée et une très-belle targe. De l'autre côté, parurent à l'instant deux taureaux imitant tellement bien les animaux de cette espèce, que plusieurs des assistants croyaient voir de vrais taureaux. Ils jetaient le feu par les naseaux, etc. Le brave Jason s'en approcha, leur imposa le joug et la charrue, et les fit labourer. Il sema ensuite les dents du Dragon, et peu à peu des hommes armés à l'antique parurent naître et sortir du plancher de la scène, mais si bien, que je crois qu'il n'est guère possible de faire mieux. Les hommes se mirent à danser une moresque terrible pour tuer Jason; mais ensuite, au fur et à mesure qu'ils faisaient leur entrée, ils s'entretuaient l'un après l'autre; mais on ne les voyait pas mourir. Derrière eux, Jason fit son entrée, et il sortit aussitôt avec un voile d'or sur les épaules, en exécutant une très-belle danse à la moresque. Tel fut le premier intermède. Le second fut un char de Vénus parfaitement beau, sur lequel la déesse était assise, portant sur sa main nue un flambeau. Le char était traîné par deux colombes qui paraissaient réellement vivantes: elles portaient deux petits amours tenant leurs flambeaux allumés à la main, avec leurs arcs et leurs carquois sur les épaules. En avant du char, quatre petits amours, et en arrière, quatre autres, avec des flambeaux allumés de la même manière, dansaient une moresque autour du char, battant la mesure avec leurs flambeaux allumés. Arrivés à l'extrémité de la scène, les amours mirent le feu à une porte de laquelle sortirent en un instant neuf galants (galanti), tout environnés de flammes, qui se mirent à danser une autre moresque aussi belle que possible. Le troisième intermède fut un char de Neptune traîné par deux chevaux, dont les extrémités se terminaient en nageoires couvertes d'écaillés très-bien imitées. Sur le haut du char, Neptune avec son trident; par derrière, huit monstres marins, quatre d'un rang et quatre d'un autre, mais si bien représentés que je ne saurais le dire. Ils dansaient un branle, et le char était tout rempli de feu: ces monstres étaient la chose la plus fantastique du monde, mais on ne pourrait en faire la description à qui ne les a pas vus. Le quatrième intermède fut un char de Junon, également rempli de, feu, la déesse au sommet, avec une couronne sur la tête et un sceptre à la main, assise sur un nuage qui environnait tout le char, avec une infinité de bouches de vents. Le char était tiré par deux paons, tellement beaux et si naturels que moi-même je ne savais comment cela était possible; et cependant je les avais vus et fait faire. En avant, deux aigles et deux autruches; derrière, deux oiseaux marins et deux grands perroquets, de ceux qui sont tachetés de diverses couleurs. Tous ces oiseaux étaient si bien imités, mon cher seigneur, que je ne crois pas que l'imitation ait jamais aussi bien approché de la nature. Ces oiseaux dansaient également entre eux un branle avec autant de grâce qu'il est possible de le dire ou de l'imaginer. La comédie étant achevée, il sortit du plancher de la scène, à l'improviste, un petit amour, de ceux qui avaient paru précédemment et dans le même costume, lequel expliqua, dans un petit nombre de stances, la signification des intermèdes qui, bien qu'interrompus par la comédie, avaient un sens suivi. Voici cette explication: Le combat entre les frères issus de la même origine voulait montrer, comme nous le voyons aujourd'hui, que les guerres naissent souvent entre parents, et entre ceux qui devraient faire la paix. C'est ce que prouvait la fable de Jason. Ensuite vint l'Amour qui, de son flambeau sacré, enflamma d'abord les hommes et la terre, ensuite la mer et l'air, pour, chasser la guerre et la discorde, et unir le monde dans des sentiments fraternels. Ceci fut plutôt une espérance et un présage; car, en réalité, la guerre n'a été que trop vraie, pour notre malheur. Je ne voulais pas vous envoyer les stances que récita le petit amour; cependant je me décide à vous les adresser: que votre seigneurie en fasse ce qu'il lui plaira. Elles ont été composées à la hâte et au milieu des discussions avec les peintres, les sculpteurs en bois, les acteurs, musiciens et danseurs de moresques. Les stances récitées et l'amour ayant disparu, on entendit une musique cachée de quatre violes, et ensuite de quatre voix avec des violes, qui chantaient une stance sur un bel air, comme une prière à l'amour. Et c'est ainsi que se termina la fête, au grand plaisir et à la grande satisfaction de ceux qui purent y assister. Si je n'avais pas tant fait l'éloge de toutes choses, j'aurais dit la part que j'ai prise à tout cela; mais je ne voudrais pas que votre seigneurie pût croire que je veux me flatter moi-même.»
Malgré la modestie dont s'enveloppe le Castiglione, on voit qu'il fut un des principaux organisateurs de cette fête, et qu'il en avait composé le prologue, les intermèdes et les stances qu'on y récita. Ces intermèdes ont évidemment servi de modèles à un grand nombre de ballets qui étaient à la mode sous le règne de Louis XIV, et dont Lulli avait sans doute rapporté l'idée de l'Italie. Il est probable que l'auteur du Calandro assista à la première représentation de sa comédie; elle eut un si grand succès, que Léon X, comme on sait, voulut quelques années plus tard la faire représenter à Rome en sa présence et devant la cour pontificale. Mais c'est au duc d'Urbin, ou, pour parler plus exactement, aux hommes distingués qui brillaient à sa cour, que revient l'honneur d'avoir fait représenter la première comédie régulière composée depuis l'antiquité, honneur qui vaut bien une bataille gagnée.
Peu de temps après cette représentation, le Castiglione retourna à Rome, où il resta jusqu'au mois d'août 1510. On ignore le motif de ce voyage; il revoyait toujours cette ville avec le plaisir le plus vif; mais à l'enthousiasme des arts qui l'attirait à Rome, il se mêlait sans doute une passion d'une autre nature. C'est du moins ce qu'on peut supposer par le sonnet suivant qu'il paraît avoir composé à cette époque, et qui, tout en peignant son admiration pour la ville éternelle, dévoile aussi l'état de son coeur, à la manière de Pétrarque[63].
Superbi colli, et voi sacre ruine,
Che'l nome sol di Roma ancor tenete,
Ahi che reliquie miserande avete
Di tant, anime, eccelse e pellegrine!
Colossi, archi, teatri, opre divine,
Trionfal pompe gloriose e liete,
In poco cener pur converse siete,
E fatte al vulgo vii favola al fine.
Così, se ben un tempo al tempo guerra
Fanno l'opre famose, a passo lento
E l'opre e i nomi il tempo invido atterra:
Vivrò dunque fra'miei martiri contento;
Che se'l tempo da fine a ciò ch'è in terra,
Darà forse ancor fine al mio tormento[64].
Superbes collines, et vous ruines sacrées, qui seules gardez encore le nom de Rome, hélas! quels restes touchants vous conservez de tant de grands hommes, de tant d'âmes illustres. Cirques, arcs, théâtres, oeuvres dignes des dieux, élevés pour orner la pompe des plus glorieux triomphes, vous êtes aujourd'hui convertis en un peu de poussière, et bientôt vous servirez de sujets aux vils récits du vulgaire. Ainsi, bien que pendant quelques années les monuments fameux résistent aux atteintes du temps, le terme arrive où le temps, qui détruit tout, emporte à la fois et les noms et les oeuvres des hommes. Je vivrai donc sans me plaindre au milieu de mon martyre; car puisque le temps amène la fin de tout ce qui est sur la terre, il amènera sans doute aussi la fin de mes tourments.
Le Castiglione gagna la fièvre à Rome, dans ce voyage: il n'en était pas encore entièrement guéri, lorsqu'il revint à Urbin le 8 août 1510. Il ne resta dans cette ville que le temps strictement nécessaire a son rétablissement, et repartit vers la fin de ce mois pour se remettre en campagne.
Le duc d'Urbin était alors occupé à guerroyer pour le compte du pape Jules II, son oncle, contre Alphonse d'Est, duc de Ferrare, allié des Français. Cette campagne s'ouvrit sous d'heureux auspices pour l'armée pontificale. Dès l'automne, Francesco Maria s'était emparé de plusieurs places fortes; au printemps suivant, il avait porté la guerre près de Ferrare. Mais, le 11 mai 1511, ayant perdu la ville de Bologne, le sort des armes lui devint contraire; il fut mis en pleine déroute, et ses troupes furent obligées de se débander et de se réfugier à grand'peine jusqu'au milieu de ses États. Le Castiglione, dans une lettre à sa mère du 1er juin 1511, lui apprend ces tristes nouvelles: «Je vous fais savoir, lui écrit-il, que nous sommes sains et saufs à Urbin, mais sans bagages; j'ai perdu mes chevaux et tout ce que j'avais[65].»
Le duc Francesco Maria ne pouvait se consoler de ces revers: il était furieux contre le cardinal de Pavie, Alidosio, légat à Bologne, qui l'avait accusé auprès du pape d'avoir causé la perte de cette ville. D'un caractère ardent, emporté, ce jeune prince résolut de se venger sur la personne même du cardinal. L'ayant rencontré dans une rue à Ravenne, il se précipita sur lui et le tua de sa propre main, en le perçant de plusieurs coups de poignard, avant que la garde qui accompagnait le légat, surprise de cette attaque, pût venir le défendre. Telles étaient les moeurs de ce siècle: il n'était pas rare alors de voir les princes et les plus grands seigneurs se défaire eux-mêmes de leurs ennemis. Il y avait quelques années à peine que César Borgia, ce héros du Prince de Machiavel, avait commis bien d'autres crimes. Mais ce qui rendait le meurtre exécuté par le duc d'Urbin plus grave, c'est que la victime était un prince de l'Église, un légat du pape Jules II. Ce pontife, dans les premiers moments, ne voulut entendre aucune excuse. Révolté de la violence de son neveu, il quitta Ravenne sur-le-champ, courut à Rome, fit faire le procès du duc, l'excommunia et le priva de tous ses honneurs et dignités. Cependant, après un mois de négociations, Francesco Maria obtint de son oncle la permission de venir se justifier à Rome. Le Castiglione l'accompagna dans ce voyage qui eut lieu vers la fin de juin de 1511. On rapporte[66] que, pendant que le pape était occupé à examiner cette grave affaire, il tomba tout à coup malade, et que, le quatrième jour, il eut un très-long évanouissement pendant lequel on crut qu'il était mort. Le bruit s'en étant répandu dans la ville, quelques' jeunes gens des premières familles de Rome appelèrent le peuple au Capitule, cherchant à l'exciter à secouer le joug et à se déclarer libre. Mais le pape ayant recouvré l'usage de ses sens, fit sur-le-champ dissiper le rassemblement, et le lendemain, en présence des cardinaux, il donna à son neveu l'absolution de l'homicide par lui commis, le réintégra dans ses États et ajouta même à ses possessions la ville de Pesaro qu'il lui concéda comme fief, à la condition de payer chaque année une très-légère redevance au saint-siège. Le Castiglione prit une part active à toute cette négociation: de retour à Urbin, il écrivait à sa mère, le 17 septembre 1511: «Nous sommes revenus sains et saufs de Rome, avec l'absolution et la réintégration dans l'État de nôtre illustre seigneur, ayant néanmoins passé par une infinité de désagréments et d'inquiétudes, autant et plus qu'on ne pourrait se le figurer, principalement à cause de la grave maladie dont a souffert notre saint-père; lequel, on peut le dire, a dû son rétablissement à un miracle, pour le salut de notre seigneur duc et de l'Église de Dieu[67].» Dans cette même lettre, il annonçait à sa mère qu'il allait se remettre en campagne; mais qu'auparavant il se rendrait à Notre-Dame-de-Lorette, «à laquelle, dit-il, je suis engagé par voeu;» passage qui témoigne de sa piété et des idées de ce siècle.
Il avait promis à sa mère d'aller la voir: mais le duc n'ayant pas voulu lui accorder de congé, il fut obligé de retarder cette visite. Sa mère, qui venait d'être malade, en conçut un vif chagrin. Elle se figurait qu'il avait pris la résolution de renoncer au mariage, et qu'il n'osait lui faire connaître cette grave détermination. Il n'en était rien cependant, et, pour la rassurer complètement, il pria son beau-frère Tommaso Strozza de lui expliquer les véritables motifs qui l'avaient empêché de se rendre près d'elle. Ces motifs font le plus grand honneur à la loyauté du Castiglione, et donnent la mesure de la délicatesse de ses sentiments.
«Depuis le commencement de cette guerre, écrit-il[68], le pape a toujours pensé et dit que le duc non-seulement ne faisait pas contre le duc de Ferrare et les Français ce qu'il pouvait, mais qu'il s'entendait avec eux, qu'il était un traître, qu'il le ferait écarteler, et autres paroles semblables. Il les a répétées mille fois, et maintenant encore il les répète plus que jamais. Ayant résolu actuellement d'attaquer Bologne, il a pris soixante hommes d'armes au duc d'Urbin, de sa vieille compagnie, et il a établi le duc de Termine chef de deux cents hommes d'armes de conduite, avec des chevau-légers à sa solde, et le titre de lieutenant, lequel est plus élevé que celui de capitaine: de telle sorte que, marchant ensemble, le duc d'Urbin aurait l'air d'être sous les ordres du duc de Termine; chose tellement humiliante, que Son Excellence paraît résolue à mourir plutôt que de supporter cet affront, et cela pour beaucoup de motifs qu'il serait trop long d'exposer ici. Notre seigneur duc a toujours cherché et cherche encore aujourd'hui à effacer cette mauvaise impression que le pape a de lui et à lui faire reconnaître son innocence; cette voie lui paraissant la meilleure pour rentrer en grâce auprès de sa sainteté. C'est pourquoi il ne néglige aucune occasion de combattre et éloigner ces soupçons imaginaires.
Le pape a dit plusieurs fois que j'étais l'émissaire dont le duc se servait pour négocier avec les Français. Cette idée qu'il a de moi lui fut donnée, à ce que je crois, par un homme qui me voulait peu de bien, et qui fut le comte Giov. Francesco della Mirandola. Le pape s'est confirmé dans cette idée, lorsque étant allé à Parme conduire le capitaine Peralte, je fus accueilli par ces Français avec les plus grandes politesses et avec beaucoup de distinction: tellement que le pape dit un jour à l'évêque de Tricarico (le comte Fred. di Canossa), qu'il savait de source certaine que j'étais allé à Mantoue, lorsque l'évêque de Gurg[69] y vint, pour m'entendre avec lui, même pour le compte des Français; et il ne fut pas possible de le détromper, même après que l'évêque lui eut fait affirmer par trois ou quatre personnes que je n'avais pu aller à Mantoue. Les choses étaient en cet état, lorsque je demandai au duc la permission de me rendre en Lombardie. Mais le duc, dans la disposition où il est, n'a pas voulu me l'accorder et m'a prié d'attendre jusqu'à ce que le pape ait décidé ce qu'il veut faire de lui. Il est certain que si le pape m'avait vu aller en Lombardie, personne au monde n'aurait pu l'empêcher de croire que j'y étais allé pour ces menées. C'est pourquoi j'ai trouvé le refus du duc très-raisonnable et très à propos; et il m'a semblé que le moment aurait été mal choisi pour rompre les liens qui m'attachent à cette cour depuis tant d'années.»
Cette lettre qui n'était pas destinée à la publicité, puisqu'elle a été écrite comme la confidence la plus intime versée dans le sein d'une mère, prouve combien l'âme du Castiglione était pure et délicate. Jules II n'est pas le seul, parmi ses contemporains, qui l'ait accusé de trahison. Guichardin a cru également à cette calomnie: «Le duc d'Urbin, dit-il (lib. X), avait envoyé longtemps auparavant Balthasar Castiglione au roi de France; il avait des hommes à sa discrétion auprès de Gaston de Fois, et l'on croyait qu'il avait fait un secret accord avec les Français contre son oncle» L'historien florentin aura sans doute fondé son opinion sur les on dit de son époque et sur la fréquence des trahisons, conduites, ordinairement, avec une perfidie cachée sous les apparences de la plus grande loyauté. Mais le Castiglione, on le voit, était incapable de ces sentiments bas; tant qu'il resta attaché à la cour d'Urbin, il n'y joua qu'un rôle très-inférieur à son mérite: cependant il n'aurait certainement pas été possible de le gagner à prix d'argent. Toutes ses lettres font foi de son désintéressement, malgré les dettes qu'il avait contractées et les embarras pécuniaires causés par sa médiocre fortune. D'ailleurs, il n'aimait pas les Français: ils lui avaient enlevé son père, tué à la bataille du Taro; il les avait abandonnés lui-même après la bataille du Garigliano, et depuis, dans toute sa carrière, il ne paraît pas avoir désiré se rapprocher des intérêts de la France.
Toutefois, dans son livre del Cortegiano, il a rendu justice aux brillantes qualités des seigneurs et chevaliers français de cette époque, et il montre que dès lors ils étaient en possession d'imposer leurs modes et leurs manières en Italie, et de se faire imiter tant bien que mal. En énumérant les qualités que doit avoir un parfait gentilhomme, il lui souhaite l'adresse des Français pour lutter dans un tournois', soutenir une passe-d'armes et combattre en champ clos: il voudrait que dans ces exercices il fût l'égal des meilleurs chevaliers français[70].—Plus loin, après avoir fait l'éloge de la bonté, et dit que le principal et véritable ornement de l'esprit est l'amour et la connaissance des lettres, il ajoute: «Les Français n'admettent que la seule noblesse des armes et méprisent souverainement le reste; de telle sorte que non-seulement ils font fi des lettres, mais les abhorrent, et considèrent les littérateurs comme les hommes les plus méprisables; à ce point, qu'à leur sens, c'est adresser une grande injure à un homme que de l'appeler clerc.» Mais à ces reproches d'ignorance et de grossièreté, généralement mérités à cette époque par la noblesse française, il oppose le portrait du duc d'Angoulême, depuis François 1er, dont il met l'éloge dans la bouche de Julien le Magnifique. «Si la fortune, dit Julien, veut que monseigneur d'Angoulême succède, comme on doit l'espérer, au roi de France, je suis fermement convaincu que de même que la gloire des armes fleurit et brille en France, de même celle des lettres devra également resplendir du plus vif éclat. Il n'y a pas longtemps que, me trouvant à la cour, je vis ce seigneur, et il me parut qu'indépendamment de la remarquable tournure de sa personne et de l'a beauté de son visage, il avait dans sa physionomie tant de grandeur, unie à un air de bonté si gracieux, que le royaume de France devait lui sembler au-dessous de son mérite. J'appris ensuite d'un grand nombre de gentilshommes tant français qu'italiens, quelles étaient ses nobles qualités: sa grandeur d'âme, sa valeur, sa libéralité; et l'on me dit, entre autres choses, qu'il aimait et qu'il estimait extrêmement les lettres, qu'il avait en grand honneur tous ceux qui les cultivaient, et qu'il reprochait aux Français d'être si étrangers à ces nobles études, eu égard surtout à ce qu'ils ont à leur disposition une université aussi célèbre que celle de Paris, où l'on vient étudier de toutes les parties du monde.... C'est grande merveille que, dès sa jeunesse, ce prince, formé seulement par l'instinct de sa nature, contre l'usage de son pays, se soit dirigé de lui-même dans une si bonne voie. Et comme les inférieurs suivent toujours les exemples des supérieurs, il peut arriver que les Français finissent par estimer les lettres ainsi qu'elles le méritent; ce qu'il ne sera pas difficile de leur persuader, s'ils veulent seulement prêter l'oreille à ses conseils: car il est certain qu'il n'y a rien de si désirable pour les hommes, rien qui s'identifie mieux avec eux-mêmes que le savoir: d'où il résulte que c'est une grande folie de dire ou de croire que le savoir n'a pas toujours son prix[71].»
Cette espérance conçue par le Castiglione de l'adoucissement des moeurs, en France, et de l'initiation des Français à l'amour des lettres, sous les auspices du roi François 1er, s'est heureusement réalisée quelques années plus tard. Mais les Français ne se sont pas corrigés aussi vite d'un autre défaut qu'il leur reproche[72] la vanité présomptueuse, qui était alors, et qui est encore aujourd'hui, suivant l'expression du naïf La Fontaine, proprement le mal français. Le Castiglione n'épargne pas non plus les Italiens, qui, pour se faire remarquer, s'empressaient d'imiter les manières françaises, et, comme tous les imitateurs, n'en prenaient le plus souvent que les ridicules. «La gravité particulière aux Espagnols, dit-il, me paraît bien mieux convenir à nous autres Italiens que cette extrême vivacité qui se fait remarquer dans les Français presque à chaque moment. Cette vivacité n'est pas désagréable dans un Français; elle a même de la grâce, parce qu'elle leur est, pour ainsi dire, propre et naturelle, et qu'on n'y saurait voir aucune affectation. On trouve bien beaucoup d'Italiens qui voudraient s'efforcer d'imiter cette manière, mais ils ne savent faire autre chose que remuer la tête en parlant, saluer gauchement et de mauvaise grâce, et lorsqu'ils se promènent, marcher si vite que leurs valets ont peine à les suivre. Avec ces manières, il leur semble qu'ils doivent être pris pour de véritables Français, et qu'ils en ont toute l'aisance, mais la vérité est qu'ils réussissent rarement: ceux-là seuls y parviennent, qui ont été élevés en France, et qui, dès leur enfance, ont pris l'habitude de ces manières[73].» Il n'y a rien que de très-vrai dans ces diverses observations, et l'on voit que le Castiglione juge les étrangers et ses compatriotes avec la plus grande impartialité.
Le commencement de la campagne, en l'année 1512. fut assez funeste aux armes pontificales: les Français avaient gagné, le 11 avril, la bataille de Ravenne, mais la mort de Gaston de Foix mit fin à leurs succès. Le duc d'Urbin ne tarda pas à recouvrer les villes qui s'étaient rendues aux Français: il reprit même l'importante place de Bologne, dont la perte avait été pour lui l'occasion du meurtre du cardinal de Pavie, et, le 13 juin 1512, il y fit solennellement son entrée, avec le cardinal Sigismond Gonzague, legat du pape.
Le Castiglione prit une part active à cette campagne; il ne quitta le théâtre de la guerre que momentanément, pour aller, au commencement de juillet, recevoir à Urbin le duc de Ferrare, Alphonse d'Est, qui se rendait à Rome, muni d'un sauf-conduit de Jules II, pour tâcher de rentrer en grâce auprès du pontife et de se disculper de son alliance avec les Français; ce qu'il ne put obtenir, le pape exigeant que le duc lui remît le duché de Ferrare, qu'il prétendait appartenir aux États de l'Église, et lui offrant, par une sorte de compensation dérisoire, la ville et le territoire d'Asti qui venaient d'être enlevés aux Français, Le malheureux prince dut donc se résigner à voir ses États ravagés par les troupes pontificales, et le Castiglione, comme les autres capitaines, se mit à vivre aux dépens des pauvres habitants du Ferrarais[74].
Quelques mois après, au commencement d'octobre, il fut envoyé par le duc d'Urbin à Modène, pour conférer avec l'évêque de Gurg, le négociateur de Charles-Quint.
C'est pendant le cours de ces négociations qu'il reçut du duc la récompense de ses longs et loyaux services à la cour d'Urbin. Ce prince, on l'a vu, lorsqu'il obtint de Jules II son absolution du meurtre du cardinal de Pavie et sa réintégration dans ses honneurs et dignités, avait, en outre, reçu l'investiture de la ville de Pesaro et de son territoire, comme fief héréditaire, à la seule condition d'acquitter une légère redevance à la chambre apostolique. Le duc, voulant donner au Castiglione un éclatant témoignage de son estime, avait détaché de ce fief et lui avait donné un château appelé Ginestreto, situé «dans un lieu plaisant et agréable, avec la vue de la mer, entouré de très-belles possessions, et dont on pouvait tirer deux cents ducats de revenu par an.» Dans une lettre à sa mère, du 47 octobre 1512[75], le Castiglione laisse échapper toute la joie que lui cause cette donation: «Il prie, en plaisantant, sa mère, d'avertir sa soeur Polixène de dire à la signora Camilla Gonzaga[76], l'une des plus riches et des plus belles femmes de Mantoue, qui était à marier, qu'il a son château à lui, qu'il ne lui manque que cinq mille ducats de dot et que, si le mariage lui plaît, ils seront bientôt d'accord.»
Dans le mois de janvier 1513, le duc prit possession de l'État de Pesaro, dont il ne reçut néanmoins l'investiture de Léon X que quelques mois plus tard. Le Castiglione l'accompagna, et reçut des mains de son maître le château qu'il lui avait donné; mais, par des motifs qu'il n'explique pas à sa mère, il en opéra l'échange, avec l'agrément du duc, contre le domaine de Nuvilara, qui lui convenait mieux, celui-ci n'étant qu'à deux milles de Pesaro, dans un très-bon air, avec une très-belle vue de terre et de mer, à cinq milles de Fano, dans un pays très-fertile. «Il y a, dit-il, un beau palais qui est mien, et la terre est du même revenu que Ginestreto, ce qui me contente fort; et Dieu m'accorde la grâce d'en jouir avec contentement[77].»
Le Castiglione était encore à Pesaro, tout occupé de la joie que lui donnait l'investiture de son château de Nuvilara, lorsque le duc reçut la nouvelle de la mort de Jules II, son oncle. Cet événement inattendu devait exercer une grande influence sur les destinées de l'Italie, et particulièrement sur le sort d'un prince qui était attaché au chef de l'Église par les liens du sang et par les plus étroites relations politiques. Aussi, comprenant toute la portée de la perte qu'il venait de faire, et voulant, autant qu'il dépendait de lui, se ménager la protection de son successeur, le duc résolut d'envoyer sur-le-champ à Rome un chargé d'affaires d'une fidélité à toute épreuve et d'une habileté consommée, afin de veiller à ses intérêts et de les défendre s'ils étaient menacés. Le Castiglione était, mieux que tout autre, en position de rendre au duc ces services. Lié, de longue date, avec presque tous les cardinaux, il jouissait de leur estime et était très-avant dans l'intimité des chefs les plus influents du sacré collège. Il pouvait donc exercer, à l'occasion, une influence favorable à son maître, et l'événement prouva que le duc ne s'était point trompé en lui confiant cette délicate mission. En effet, Jules II était mort dans la nuit du 20 février 1513, et, le 11 mars suivant, le cardinal Jean de Médicis, grand ami du comte et très-attaché à la maison d'Urbin, au moins il le paraissait à cette époque, fut élu pape sous le nom de Léon X.
Le Castiglione assista, avec le duc d'Urbin, à la prise de possession de ce pontife dans l'église Saint-Jean-de-Latran, le 11 avril, un mois juste après son élection. A cette occasion, les principaux habitants de Rome se distinguèrent par les décorations dont ils ornèrent leurs palais et leurs maisons, ainsi que les rues et les places publiques. Un témoin oculaire, le médecin florentin Jean-Jacques Penni, nous a conservé un curieuse description des fêtes et des cérémonies qui eurent lieu dans cette circonstance, et sur lesquelles nous reviendrons.
Une preuve éclatante de l'amitié dont le nouveau pontife honorait le Castiglione apparaît dans la ratification qu'il lui accorda, dès le 11 mai suivant, de la donation du château de Nuvilara qui lui avait été faite par le duc d'Urbin. Le bref qui contient la confirmation de ce don renferme l'éloge de la valeur, de la science et des autres qualités du comte. Sur ses instances, le pape maintint Francesco-Maria dans la charge de préfet de Rome, et voulut que la chambre apostolique lui payât tout ce qui lui était dû pour la solde de ses troupes pendant la dernière campagne; ce qui n'était point une médiocre faveur obtenue pour ce prince.
Vers la fin d'août, le Castiglione revint à Urbin, mais il y resta peu de temps, parce que le duc, comprenant combien il pouvait lui être utile à Rome, ne tarda pas à l'y renvoyer avec le titre d'ambassadeur, à la grande satisfaction du comte et de toute la cour. Il fut accueilli dans cette ville avec le plus grand empressement, non-seulement par le souverain pontife, les cardinaux et les prélats qu'il connaissait depuis longtemps, mais surtout par les savants, les artistes et les amateurs des lettres et des arts qui, dans ses précédents voyages à Rome, avaient pu apprécier son caractère aimable, la solidité et la variété de ses connaissances, la pureté de son goût et la sûreté de son jugement.
On croit communément qu'avant l'avènement de Léon X, les sciences, les lettres et les arts n'étaient que médiocrement cultivés à Rome; que Jules II, absorbé par les grandes questions politiques, et plus porté à la guerre qu'aux arts de la paix, n'encourageait point les artistes et les littérateurs. C'est là une erreur et une injustice; il est certain, au contraire, que, malgré les agitations d'un pontificat continuellement exposé aux commotions les plus graves, ce pape ne fit pas moins pour les lettres et pour les arts que son successeur Léon X, dont ce siècle a pris le nom.
Le savant Carlo Fea[78], commissaire des antiquités à Rome, sous le pontificat de Pie VII, et l'un des archéologues les plus instruits et les plus distingués de cette époque, a tracé le parallèle de Jules II et de Léon X, et il n'hésite pas à donner le premier rang au neveu de Sixte IV[79].
«Sous tous les rapports, dit-il à la fin de ce parallèle[80], je ferai une dernière fois constater que le pontificat de Jules fut la véritable époque de la résurrection et de l'établissement stable de la grandeur de Rome; tandis que celui de Léon, suivi bientôt après du pontificat de son cousin Clément VII, fut le commencement d'une prompte décadence, après une splendeur et une magnificence éphémère, il suffira de dire que la population, qui était de quatre-vingt-cinq mille âmes du temps de Jules II et de Léon X, fut réduite, selon les calculs de Paul Jove, après le sac de Rome et la désolation de 1527, à trente-deux mille habitants: beau siècle d'or! ne serait-il pas plus juste de l'appeler siècle de Titan, dévoré par Saturne! Il me suffira de terminer ce trop long parallèle par cette citation de Marcus Tullius (Pro Quinctio): Est interdum ita perspicua veritas, ut eam infirmare nulla res possit; tamen est adhibenda interdum«vis veritati, ut eruatur.»
Cette préférence accordée par le savant archéologue à Jules II sur Léon X, ne fera sans doute pas changer le jugement de la postérité, et n'enlèvera pas à Léon le premier rang, comme protecteur des sciences et des arts, suprématie qui lui fut décernée par l'illustre Érasme, son contemporain[81], et qui a été confirmée depuis plus de trois siècles par tant d'écrivains éminents de toutes les nations de l'Europe. Disons aussi qu'il est peu juste de reprocher à la mémoire de Léon X et à Clément VII les malheurs qui suivirent la prise de Home en 1527 par les soldats du connétable de Bourbon; car tout le monde sait que cet événement ne fut nullement provoqué par ce dernier pontife, qui en fut la première victime.
Mais en faisant la part des exagérations contenues dans le parallèle de Fea pour soutenir sa thèse, on est forcé de reconnaître que, sous beaucoup de rapports, Jules II à tout autant fait pour les lettres et les arts que son successeur.
Nonobstant les chances diverses des guerres qu'il eut à soutenir presque constamment pendant les dix années de son pontificat, Jules ne cessa pas d'attirer à Rome et de protéger les artistes et les savants.
Parmi les premiers, il sut distinguer et honorer d'une protection toute particulière Bramante, Michel-Ange et Raphaël; ce qui suffirait seul pour sa gloire.
Dès l'époque où il était cardinal sous le titre de Saint-Pierre-aux-Liens, il avait fait élever, de concert avec le cardinal Raphaël Riario de Saint-Georges, et sous la direction de Bramante, l'imposant palais de la grande chancellerie et l'église annexée de Saint-Laurent in Damaso.
Devenu pape, il ouvrit la longue et belle rue Julia, qu'il voulait faire aboutir à l'ancien pont triomphal, dont il avait résolu la reconstruction. Il fit ouvrir aussi la rue de'Banchi, et y fit élever la Monnaie où furent frappés, en 1508, les Jules, premières pièces qui aient porté l'effigie d'un pape.
On lui doit la magnifique cour du Vatican, dite il Cortile di Bramante, et la jonction du Vatican au Belvédère, cause première de la nouvelle bibliothèque érigée par Sixte-Quint, du nouveau musée, et des autres magniques galeries, salles et dépendances qui existent aujourd'hui. Il fit creuser le conduit souterrain qui, de Saint-Antoine, dans une étendue d'environ deux milles et à la profondeur de plus de cinquante palmes romaines[82], apporte l'eau dans le jardin du Vatican, ensuite au Belvédère et à la cour de Saint-Damas. Enfin il restaura une grande quantité d'églises, de monastères et d'autres édifices publics, parmi lesquels nous citerons seulement les églises de Saint-Pierre-aux-Liens, où il voulut placer son tombeau, monument du génie de Michel-Ange; des Saints-Apôtres, de Sainte-Agnès hors les murs et de Notre-Dame de Lorette; la forteresse de Civita-Vecchia, réparée en 1508 sur les dessins du Buonarotti; celle d'Ostie, qu'il avait fait reconstruire par Giuliano Giamberti, dit San-Gallo, lorsqu'il n'était que cardinal[83].
Tous ces travaux, tous ces embellissements avaient été exécutés par Jules II dans l'espace de moins de dix années; aussi Thomas Inghirami, en prononçant son oraison funèbre devant le sacré collège, put-il dire avec l'assentiment de l'auguste assemblée: «Cette ville, de fangeuse, sale et humble qu'elle était, il l'a rendue brillante, magnifique, superbe et digne entièrement du nom romain; de telle sorte que si l'on pouvait enfermer dans une seule enceinte tous les édifices élevés depuis quarante ans dans cette ville par les Liguriens originaires de Savone (Sixte IV, le cardinal Riario et Jules II), ce serait là seulement qu'on trouverait la véritable ville de Rome: le reste, sans vouloir en dire du mal, pourrait passer pour un amas de cabanes et de misérables échoppes.»
C'est grâce à la protection de Jules II, que Raphaël, présenté au pontife par son oncle Bramante, put donner l'essor à son génie, en commençant les fresques des Stanze du Vatican. Depuis 1508, époque où il vint se fixer à Rome, jusqu'au mois de février 1513, date de la mort du pontife, le Sanzio travailla presque continuellement à ces fresques avec une ardeur sans égale, et avec un progrès marqué dans chaque oeuvre. Pendant ces cinq années, il exécuta la Dispute du Saint-Sacrement, l'École d'Athènes, la Jurisprudence, le Parnasse, l'Héliodore et la Messe de Bolsène; compositions qui suffiraient à elles seules pour remplir la carrière de plusieurs peintres de nos jours.
Michel-Ange ne fut pas moins occupé par Jules II: il travailla d'abord à son tombeau, dont l'admirable statue de Moïse ne devait former que la moindre partie. Plus tard, il peignit la voûte de la chapelle Sixtine, qui fut découverte et livrée aux regards du public le 1er novembre 1512[84]. Il est donc vrai de dire que Léon X n'eut qu'à continuer, aux deux grands maîtres de l'art, la protection que leur accordait son illustre prédécesseur.
Jules II fut le véritable fondateur du musée du Vatican; car c'est à lui qu'on doit la réunion des premières statues antiques qui furent découvertes et placées, sous son pontificat, dans la cour du Belvédère. Le pontife encourageait la recherche de ces antiques, et les achetait, en récompensant généreusement ceux qui les avaient découvertes. Le groupe du Laocoon en est un célèbre exemple.
Le savant Fea[85] rapporte un passage d'une lettre écrite par Francesco di San-Gallo, fils de Giuliano, le célèbre architecte, de laquelle il résulte que Giuliano et Michel-Ange se trouvèrent présents à la fouille faite, en juin 1506, dans les Thermes de Titus, au moment où fut retrouvé par hasard le groupe du Laocoon. Giuliano fut envoyé par ordre de Jules II pour reconnaître cette découverte. Voici le passage de cette lettre:
«J'étais, écrit Francesco, encore fort jeune, la première fois que je vins à Rome, lorsqu'il fut rapporté au pape que, dans une vigne près Sainte-Marie-Majeure, on avait trouvé certaines statues fort belles. Le pape dit à un palefrenier: «Va dire à Giuliano da San Gallo que sur-le-champ il aille les voir.» Et il partit sur-le-champ. Et comme Michel-Ange Buonarotti se trouvait constamment à la maison, parce que mon père l'avait fait venir et lui avait donné à faire le tombeau du pape, il voulut qu'il vînt avec lui: je montai en croupe sur le cheval de mon père, et nous partîmes. Descendus là où étaient les statues, mon père dit aussitôt: «C'est le Laocoon dont Pline fait mention.» Il fit agrandir le trou, afin de pouvoir le tirer dehors, et, après l'avoir examiné, nous retournâmes dîner.»
«Le Laocoon, ajoute Fea, fut découvert dans la vigne de Felice de Fredis, qui s'étendait au-dessus des Thermes de Titus: Dum arcum diu obstructum recluderet. Aujourd'hui, l'intérieur des Thermes ayant été déblayé, on peut voir même la niche dans laquelle était le groupe. Il en fut enlevé dans le mois de janvier 1506, 3e du pontificat de Jules II, comme je le trouve dans l'histoire de Sigismond Tizio. Le pontife le fit placer dans le palais du Vatican, dans le lieu dit le Belvédère, où il fit faire exprès comme une chapelle pour l'exposer[86].»
Pline affirme[87] que le groupe du Laocoon a été exécuté dans un seul bloc de marbre par Agesander, Polydorus et Athenodorus, Rhodiens:
«Ex uno lapide eum et libères draconumque mirabiles nexus de consilii sententia fecere summi artifices Agesander, Polydorus et Athenodorus Rhodii.» Il paraît que cette opinion n'est pas tout à fait exacte; voici ce que dit à ce sujet Cesare Trivulzio dans sa lettre précédemment citée: «Cette statue de Laocoon et ses fils, que Pline dit être d'un seul bloc, Giovanni Cristofano, Romain, et Michel-Ange, Florentin[88], qui sont les premiers sculpteurs de Rome, nient qu'elle soit d'un seul morceau de marbre, et montrent environ quatre assemblages, mais joints ensemble à une place si cachée, et si bien ajustés et soudés, qu'ils ne peuvent être aperçus que par des personnes très-habiles dans l'art de la sculpture. A cause de cela, ils disent que Pline se trompe ou a voulu tromper les autres, afin de rendre cet ouvrage plus digne d'admiration; car on n'aurait pu faire tenir solidement, sans le secours d'aucun lien, trois statues de grandeur naturelle, taillées dans un seul bloc de marbre, avec un si admirable groupe de serpents. L'autorité de Pline est grande, sans doute, mais nos artistes ont leurs raisons, et l'on ne doit pas faire fi du vieux dicton: «Felices fore artes, si de iis soli artifices indicarent: Heureux les arts, si les seuls artistes pouvaient en décider.» D'où je conclus que je ne sais que dire, ni à quelle opinion me ranger. Quoi qu'il en soit, les statues sont admirables et dignes des plus grands éloges. Vous pourrez vous en convaincre par la seule lecture des vers de Jacques Sadolet, l'homme le plus docte de cette ville, lequel, à on avis, a décrit le Laocoon et ses fils non moins élégamment avec sa plume, que les sculpteurs ne l'ont taillé avec leur ciseau.»
Jules II fit sur-le-champ l'acquisition de ce merveilleux monument de la statuaire antique, et, suivant Fea[89], on-seulement il le paya généreusement, mais il donna en outre à Felice de Fredis, le propriétaire de la vigne dans laquelle ce groupe avait été retrouvé, un emploi lucratif à la cour pontificale.
Ce chef-d'oeuvre de la sculpture antique ne fut pas le seul dont Jules II enrichit le Belvédère: il y fit placer également l'Apollon, le Torse, l'Hercule, l'Ariane abandonnée par Thésée, célébrée sous le nom de Cléopâtre par le Castiglione en beaux vers latins qu'il composa sous Léon X[90], l'Hercule Commode, Salustia Barbia Orbiana, femme d'Alexandre Sévère, en Vénus, toutes statues des plus admirables et des plus précieuses, et dont l'acquisition dénote chez le pontife un goût décidé pour les belles choses[91].
Mais l'entreprise qui honore le plus ce grand pape,