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Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV

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«Je suis en bonne santé, ainsi que tous les nôtres, «écrivait-il à sa mère le 12 août 1522[190]; mais, en «réalité, la peste fait de grands ravages, bien qu'elle «n'ait pas encore pénétré dans les familles nobles. «Le grand mal est que presque tous ceux qui «tombent malades d'autres maladies sont abandonnés «et meurent de faim et de besoins, parce «que tout le monde les repousse, et ceux qui sont «atteints de la peste ne veulent rien dire par peur; «de manière que c'est un grand malheur. On ne «manque pas de provisions. Je crois qu'il est parti «de Rome plus de quarante mille personnes. «Aujourd'hui, certaines confréries vont en procession «aux églises principales; elles portent la tête de saint «Sébastien et une figure de saint Roch. Elles s'arrêtent «aux maisons infectées de la peste, récitent «des prières et implorent la miséricorde de Dieu. «Mais ce qui exciterait tes larmes abondantes, «chère Anna[191], ce sont de petits enfants tout nus, «de la ceinture aux pieds, qui vont processionnellement «se frappant, criant miséricorde et disant: «Seigneur, épargnez votre peuple! Ils sont accompagnés «d'hommes qui les font marcher en ordre et «leur donnent à manger. Les prières de ces innocents «émeuvent beaucoup les hommes; puissent-elles «également toucher Dieu et parer les coups «de sa justice!»

Cette peste dura plusieurs années à Rome; car on voit, par une autre lettre du 6 mai 1524, que le comte perdit à cette époque deux de ses domestiques de cette maladie[192].

Le Castiglione quitta Rome quelque temps après l'arrivée d'Adrien VI, c'est-à-dire dans le mois de septembre 1522. Il reprit alors le commandement de sa compagnie de cinquante lances, et suivit le marquis de Mantoue dans ses entreprises contre les Français.

Rentré à Mantoue vers la fin de cette année, il y passa la plus grande partie de 1523. Dans cette retraite, nous le voyons en correspondance suivie avec Andréa Piperario, gentilhomme mantouan, fixé à Rome, où il remplissait les fonctions de secrétaire apostolique, et avec ses amis Francesco Penni, et Jules Romain, qui était son chargé d'affaires pour les acquisitions d'art et d'antiquités. C'était toujours aux oeuvres de Raphaël qu'il donnait la préférence. Écrivant de Mantoue, le 22 janvier 1523, à Andréa Piperario, il lui disait:

«J'adresse la lettre «ci-incluse à Jules, peintre, le priant de tâcher de «me faire avoir un certain tableau de la main de «Raphaël, qui appartenait à maître Antonio di San «Marino[193], et auquel je n'ai pas songé lorsque j'étais «à Rome. Je vous prie d'en parler en outre, «de votre côté, audit Jules; et si, pour avoir ce «tableau, il faut débourser quelque argent, ne «manquez pas de l'avancer pour moi, et donnez-m'en «avis; je vous le remettrai sur-le-champ[194]

Par la lettre suivante, adressée à Jules Romain de Mantoue, le 12 février 1523[195], on voit quelle familiarité s'était établie entre le grand seigneur et l'artiste.

«Mon très-cher Jules, je n'ai pas eu jusqu'à ce «jour l'occasion de t'envoyer les deux toques[196]; «maintenant, je t'en envoie deux des mieux que «j'aie pu trouver, et selon ce que tu m'écris. Vois «si tu désires avoir quelque autre chose de ces environs. «Je n'ai rien à te dire autre chose, sinon «que je me porte bien, grâce à Dieu, et que je «désire te voir. Je ne répéterai pas que j'ai donné «commission, avec l'argent, à messere André «Piperario, de m'acheter quelque chose, t'en ayant «déjà informé. Je t'ai déjà fait connaître également «le désir que j'ai de posséder ce tableau qui a «appartenu à maître Antonio di San Marino: je ne «te dirai donc rien de plus, si ce n'est que je me «recommande à toi, ainsi qu'à Gio. Francesco «(Penni, surnommé il Fattore).»

Le Castiglione avait plus de confiance dans le goût de Jules Romain que dans celui du Fattore; la lettre suivante, adressée de Mantoue le 12 avril 1523 à André Piperario, en offre la preuve[197].

«Gio. Francesco m'a écrit ces jours derniers «qu'il m'avait trouvé quelques objets d'antiquité «et qu'ils coûtaient dix ducats. Pensant que le tout «était du consentement de Jules, je vous écrivis «de vouloir bien lui donner ces dix ducats. «Aujourd'hui, j'apprends que l'opinion de Jules est «que ces objets n'ont pas une grande valeur: je «désirerais donc, si vous ne lui avez pas remis les «ducats, que vous ne les remissiez pas, en vous «excusant du mieux que vous pourrez, lui disant, «par exemple, que vous n'avez plus d'argent à «moi entre les mains, ou toute autre raison qu'il «vous plaira. J'y suis d'autant plus décidé, que «Jules m'a fait venir l'eau à la bouche d'un camée «qu'il m'écrit avoir vu et qu'il trouve une chose «admirable. S'il pouvait l'obtenir à bon marché, «je serais content de le prendre avec la résolution «de né plus acheter cette année d'autres antiques, «à moins qu'il ne se présentât une occasion extra «extraordinaire, et pour le prix et pour la beauté des «objets. Jules m'écrit que celui auquel il appartient «lui en demande cent ducats, mais qu'il croit «qu'on l'aura pour quarante ou cinquante; ce qui «me paraît encore trop cher, surtout dans ce moment, «où je n'ai presque pas d'argent. Néanmoins, «si on pouvait l'avoir pour vingt-cinq ou «trente ducats, je voudrais qu'on le prît, et même «en ajoutant deux ducats de plus, si c'est l'avis de «Jules. Et je l'entends ainsi, dans le cas où vous «n'auriez pas donné les dix ducats à Gio. Francesco, «parce que je préfère de beaucoup avoir une seule «chose excellente plutôt que cinquante médiocres. «Je voudrais le tableau de maître Antonio di San «Marino, le camée et le torse que Jules m'écrit «avoir trouvé pour la tête de marbre que je possède, «et c'est tout ce que je voudrais acheter cette «année. Vous pourrez convenir du tout avec Jules, «et ce que vous aurez fait, vous et lui, sera très-bien fait.»

On voit par une lettre adressée à Piperario, le 8 mai suivant[198], qu'il attendait avec impatience les marbres antiques qu'il avait achetés à Rome: il aurait voulu que Jules Romain fût venu à Mantoue,

«parce que, dit-il, j'ai fait faire quelques «appartements, et je désire extrêmement les décorer; «ainsi, lorsque l'occasion vous paraîtra favorable, «engagez-le avec instance à venir.»

Malgré cette invitation, Jules Romain ne partit pas à cette époque pour Mantoue.—Nous voyons, par une lettre de Castiglione en date du 29 juillet 1523, que l'artiste lui avait acheté et envoyé le fameux camée antique que le comte désirait tant posséder. Il représentait une tête de Socrate dont il fut extrêmement satisfait[199]. Jules était encore à Rome au commencement de septembre de cette année[200]: il n'en partit, ou plutôt il ne s'en échappa que dans les premiers mois de l'année suivante, alors qu'ayant dessiné pour Marc-Antoine ces figures indécentes que l'Arétin illustra de ses sonnets, il se vit poursuivi par Matteo Ghiberti, le dataire du pape Clément VII.

Ce pontife avait succédé dans le mois de novembre 1523 au pape Adrien VI, qui a laissé une mémoire détestée et méprisée de tous les artistes et de tous les littérateurs.

—«Tant que vécut Adrien, «dit Vasari[201], peu s'en fallut que Jules Romain, «le Fattore, Perino del Vaga, Jean d'Udine, Sebastiano «de Venise et d'autres grands maîtres ne «mourussent de faim. La consternation régnait «parmi les courtisans accoutumés aux libéralités «et à la munificence de Léon X, et les artistes «songeaient tristement à l'avenir, en voyant toute «espèce de talent plongée dans l'oubli, lorsque, par «la volonté de Dieu, la mort vint frapper Adrien. «Le cardinal Jules de Médicis lui succéda sous le «nom de Clément VII, et, en un moment, tous les «arts commencèrent à renaître.»

Aussitôt après l'avènement de ce pontife, le marquis de Mantoue lui envoya le Castiglione, avec lequel il était lié depuis longtemps, comme son ambassadeur extraordinaire.

Le comte se rendit à Rome vers le milieu de décembre 1523; il était chargé par son maître de déterminer Jules Romain à venir prendre à Mantoue la direction des travaux, que le marquis se proposait de faire exécuter, pour embellir sa capitale. Plus heureux que Marc Antoine, Jules Romain put quitter Rome furtivement, grâce à la protection du comte; il était arrivé à Mantoue vers le printemps de l'année 1524, après avoir terminé dans la salle dite de Constantin, au Vatican, les fameuses fresques représentant l'allocution de Constantin à son armée, la bataille contre Maxence, le baptême de Constantin et la donation faite, dit-on, par cet empereur au pape Silvestre. Dans cette composition, qui est la dernière exécutée à Rome par Jules Romain, l'artiste a introduit un grand nombre de portraits parmi lesquels on remarque d'abord le sien et ceux du Castiglione, de Pontano, de Marcello, et de plusieurs autres savants et courtisans[202].

Suivant Vasari,

«le comte aurait amené Jules «à Mantoue, et l'aurait présenté à Frédéric qui, «après l'avoir comblé de caresses, lui accorda une «maison magnifiquement meublée, une forte pension «et la table pour lui et pour Benedetto Pagni, «son élève, et un autre jeune homme qui était à «son service. Le marquis lui envoya en outre du «velours, du satin et d'autres riches étoffes; puis, «songeant qu'il n'avait point de monture, il se fit «amener son cheval favori, nommé Ruggieri, et le «lui donna[203]

Rien dans les lettres du Castiglione ne prouve qu'il ait lui-même présenté son ami et protégé au marquis de Mantoue. Mais nous admettons volontiers ce fait sur le témoignage de Vasari, son contemporain, ordinairement bien informé. Ce voyage du comte à Mantoue, avec Jules Romain, doit avoir eu lieu avant le mois de mai 1524; car, à partir du 8 de ce mois jusqu'à son départ pour l'Espagne, nous retrouvons toutes ses lettres datées de Rome.

Vasari a donné la description des travaux exécutés à Mantoue par Jules Romain, tant comme architecte que comme peintre[204]. On peut encore les admirer aujourd'hui au palais Ducal et au palais du t. bien que le temps et le climat humide de cette ville n'aient pas autant respecté ses fresques que celles de son maître et d'Annibal Carrache, à Rome. Indépendamment des ouvrages que Jules entreprit pour le marquis de Mantoue, il orna cette ville de palais, d'églises et de maisons particulières qui en changèrent complètement l'aspect. Il fit plus: il contribua puissamment à l'assainir et à la préserver des inondations auxquelles elle était exposée depuis des siècles.

«Mantoue, dit Vasari[205], jadis sale et fangeuse, au «point d'être presque inhabitable, devint, grâce à «Jules Romain, aussi saine qu'agréable; Elle lui dut «la plupart de ses embellissements, chapelles, maisons, «jardins, façades.... Le nombre des dessins «qu'il fit pour Mantoue et ses environs est vraiment «incroyable: car, comme nous l'avons dit, on ne «pouvait, surtout dans la ville, élever des palais «et d'autres édifices considérables que d'après ses «dessins.»

Tous ces travaux ne furent pas achevés du vivant de Castiglione, mais longtemps après sa mort: car Jules Romain, fixé désormais à Mantoue, y termina sa carrière en 1546, dix-sept ans après la perte de son ami.

On prétend que lorsque Charles-Quint, revenant de Rome où il s'était fait couronner empereur[206] visita Mantoue, en 1536; il trouva cette ville si belle, et les fêtes qu'on lui donna si bien ordonnées, qu'il ne crut mieux faire, pour reconnaître le zèle de Frédéric Gonzague et sa brillante réception, que d'ériger en duché son marquisat[207]. Si telle fut la cause de cette faveur, la détermination de l'empereur fait non-seulement l'éloge de Jules Romain, dont le génie avait plus obtenu pour son maître que les combats et les négociations, mais elle honore également Charles-Quint, l'ami du Titien, bien digne de comprendre et d'admirer également les oeuvres du plus grand élève de Raphaël.

Ce qui est incontestable, c'est que Jules fut comblé de présents par l'empereur et par le marquis de Gonzague.

«Ce dernier, dit Vasari, aimait Jules au «point de ne pouvoir se passer de lui, et l'artiste, «de son côté, révérait au delà de toute expression «son protecteur, qui ne lui refusa jamais aucune «faveur, et qui, par ses libéralités, le rendit maître «d'un revenu de plus de mille ducats. Jules se «construisit à Mantoue, vis-à-vis San Barnaba, une «maison dont il décora la façade de stucs colorés; «il enrichit l'intérieur de peintures, de stucs «semblables à ceux de la façade, et de morceaux «antiques que lui avait donnés le duc[208]

Un grand nombre de dessins de Raphaël faisaient de cette maison un musée précieux.

Bien que Jules Romain possède plusieurs des éminentes qualités de son maître, comme la pureté, la fermeté du dessin, la science de la disposition, la variété inépuisable dans ses nombreuses compositions, il lui est néanmoins fort inférieur dans beaucoup d'autres parties. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que si Raphaël ne brille pas par le coloris, à l'égal du Titien et des autres maîtres de l'école vénitienne, Jules Romain, sous ce rapport, est encore bien loin du Sanzio. La préparation de ses toiles et de ses couleurs a fait pousser au noir presque tous ses tableaux, et leur enlève un des principaux charmes de la peinture. Mais, indépendamment de ce défaut, Jules Romain ne procède pas comme son maître, par la recherche du beau idéal: il ne s'efforce pas, ainsi que Raphaël l'explique au Castiglione, dans sa lettre citée plus haut[209], de prendre dans les plus belles formes et dans les plus beaux traits ce qu'il y a de mieux pour en composer un seul tout idéal, plus beau que la plus belle nature. Le Sanzio, dirigé en cela par la pureté, par la perfection de son goût, se trouvait ainsi d'accord avec les enseignements des anciens, et particulièrement de Socrate et de Platon, ces deux grands précepteurs du beau dans l'antiquité. Xénophon raconte, dans ses dires mémorables de Socrate[210], que ce sage disait un jour à Pharrasius:

«Si vous voulez représenter une «beauté parfaite, comme il est extrêmement difficile «de trouver des hommes dont les formes soient «exemptes de tout défaut, vous réunirez les beautés «de beaucoup de modèles pour en composer un tout «accompli.»—«Assurément, lui répondit Pharrasius, «telle est notre manière d'opérer.»

—Platon, dans sa République, disait de son côté:

«Pensez—vous qu'un peintre[211] doive être réputé moins excellent «dans son art, si, après avoir peint un homme «parfaitement beau et accompli dans toutes ses parties, «il ne peut en montrer un semblable parmi «les hommes vivants? Non, par Jupiter[212]

—Telle était la méthode de Raphaël: il créait le beau idéal, en imitant ce que la nature avait produit de plus parfait, non pas dans un seul, mais dans plusieurs modèles; et déplus, ainsi qu'il l'explique au Castiglione dans la lettre précitée,

«en suivant une certaine idée qui lui venait «à l'esprit, idée qui portait en soi «un sentiment élevé de l'art

Ce n'est point ainsi que procède son élève: emporté par la fougue de son génie, Jules ne se donne pas, le plus souvent, le temps de chercher à idéaliser ses figures et à modeler ses formes sur ce que la nature offre de plus parfait. Il produit du premier jet sans trop de réflexions; mais telles sont la force et la facilité de son génie, que, pour la composition, il n'est pas inférieur à son maître.

Tel fut l'artiste que l'amitié du comte Castiglione procura au marquis de Gonzague et à la ville de Mantoue. En étudiant l'histoire de l'art en Italie, dans la première moitié du seizième siècle, on voit qu'il n'est pour ainsi dire pas une ville de quelque importance qui, à cette époque, n'ait eu ses maîtres éminents: à Pérouse, Andréa Vanucci, maître de Raphaël; à Rome, le Bramante, Raphaël et ses élèves; le Pinturicchio, comme lui, disciple du Pérugin; Sebastiano del Piombo, le Pordenone, Daniel de Volterre, le grand Michel-Ange; à Florence, le Buonarotti, Baccio Baudinelli, Benvenuto Cellini, Bartholomeo di san Marco, et les plus grands peintres de l'école florentine; à Milan, Léonard de Vinci, Luini et leur école; à Venise, les Bellini, le Giorgione, Paris Bordone, le Sansovino, le Titien, Paul Veronèse; à Bologne, le Francia, l'ami, l'émule de Raphaël pour la pureté, l'idéalité de ses madones; à Ferrare, le Garofolo, l'ami de l'Arioste; à Mantoue, Jules Romain; à Parme, le Corrége. Nous ne voulons pas en citer d'autres, bien que les noms de ceux que nous passons sous silence suffiraient à eux seuls pour soutenir l'honneur de l'Italie. On a donc eu raison, au point de vue de l'art, d'appeler cette époque le siècle d'or; car, depuis, jamais l'Europe n'a pu voir une telle réunion de rares et brillants génies. Si leur apparition simultanée dans les principales villes de l'Italie est due à une faveur spéciale de la Providence, il faut, toutefois, être juste envers les princes et les grands seigneurs de ce temps. La protection qu'ils accordèrent aux artistes contribua puissamment à l'élévation de l'art; non qu'elle fît naître le génie, mais elle lui permit de se donner libre carrière, en lui offrant les occasions de se produire, ce qui manque le plus souvent aux hommes supérieurs. C'est ainsi que Jules II, Léon X, Clément VII et Paul III, Agostino Chigi et le Castiglione, à Rome; les Médicis, Pallas Strozzi, les Soderini, les Ruccellai, à Florence; Louis Sforce, à Milan; Andréa Gritti et d'autres patriciens, à Venise; les ducs Guidobalde et della Rovère, à Urbin; Alphonse d'Est et Lucrèce Borgia, à Ferrare; les Gonzague, à Mantoue, poussés par l'amour du beau, encouragèrent la production des chefs-d'oeuvre qu'ont laissés les maîtres dans toutes les parties de l'art. Sous ce rapport, ces princes et ces grands seigneurs méritent donc la reconnaissance de la postérité.

Le temps approchait où le Castiglione allait pour jamais dire adieu à cette ville de Rome qu'il aimait tant, à cette Italie, si belle malgré les ravages d'une guerre furieuse, aux amis de sa jeunesse et particulièrement aux artistes dans l'intimité desquels il vivait depuis un grand nombre d'années. Le pape Clément VII, qui, dans beaucoup de circonstances, avait pu apprécier le mérite du comte, la solidité de son esprit rehaussée de tant de qualités aimables et brillantes, avait jeté les yeux sur lui pour en faire son envoyé extraordinaire auprès du puissant empereur Charles-Quint, alors arbitre des destinées de l'Italie et de la plus grande partie de l'Europe. Le pontife le fit venir le 19 juillet 1524, et lui exprima son désir avec les raisons les plus pressantes et les plus honorables, en lui expliquant que cette mission avait principalement pour objet de rétablir la paix entre toutes les puissances chrétiennes[213]. Le comte accueillit cette ouverture avec empressement, mais il ne voulut pas accepter cette importante mission sans avoir obtenu la permission du marquis de Mantoue, son maître. Ce prince se montra fort honoré du choix que le pape avait fait de son ministre, et il octroya au comte l'autorisation qu'il attendait. Le Castiglione accepta donc l'offre du pontife, «dans l'espoir, comme il l'écrivait à sa mère[214] d'en acquérir mérite auprès de Dieu, louange et honneur chez les hommes, et peut-être aussi un profit non médiocre.» Ce qui veut dire, qu'embrassant l'état ecclésiastique, puisqu'il devenait nonce du pape en Espagne, il espérait revenir à Rome un jour cardinal.

Le pape lui donna le titre de collecteur des taxes de l'Église en Espagne, emploi fort important alors, parce que la cour de Rome percevait une foule de droits et des revenus de toute espèce sur les bénéfices, les offices et charges ecclésiastiques, les vacances, les dispenses, etc. Cet emploi devait être fort lucratif, et le comte en reconnaît l'importance en écrivant à sa mère[215], que «l'office de collecteur «en Espagne qu'il a, est grand, utile, et que même «les revenus en sont encore considérables.»

Le 3 d'octobre, il partit de Rome, qu'il ne devait plus revoir, avec une suite de trente chevaux, prenant la route de Lorette où il allait accomplir un voeu. Il se dirigea ensuite sur Mantoue, pour voir le marquis et faire ses adieux à sa mère. Il n'y resta que quelques jours, reprit le chemin de l'Espagne et arriva le 11 mars 1525 à Madrid. Nous n'avons trouvé dans sa correspondance d'autre indication, sur l'itinéraire qu'il parcourut, qu'une lettre qu'il dit avoir écrite du Mont-Cenis à son ami Piperario. Il est à croire, d'après cela, qu'il suivit le chemin ordinaire, passant par Lyon et le reste de la France, pour aller gagner la frontière d'Espagne.

Dans une lettre à Piperario, du 14 mars 1525, il lui annonce son arrivée à Madrid et la réception qui lui a été faite.

«Je suis arrivé ici, très-honoré par «tout le chemin, et de même en cette ville. Car, «bien que j'y aie fait mon entrée assez tard dans la «nuit, un grand nombre de seigneurs vinrent à ma «rencontre, par ordre de Sa Majesté, à laquelle, le «jour suivant, j'allais baiser la main, et qui me «fit le meilleur accueil, me dit les meilleures «paroles de notre seigneur (le pape), de manière que «j'espère que les intrigues ourdies par les Français «ne réussiront pas dans cette occurrence[216]

Les conjonctures étaient très-favorables pour combattre les prétentions de la France. Le roi François Ier venait d'être fait prisonnier à Pavie, et la nouvelle de ce succès éclatant pour les armées espagnoles était arrivée en même temps que le comte à Madrid, et y avait causé une grande joie et une sensation profonde[217]. Le Castiglione crut devoir écrire au marquis du Guast, Alphonse d'Avalos, pour le féliciter de cette victoire. Il écrivit également à la marquise de Pescaire, Vittoria Colonna, femme de Ferdinand d'Avalos, qui avait également pris part à cette bataille[218].

Il n'entre pas dans le plan de cet ouvrage de suivre les négociations conduites par le Castiglione auprès de Charles-Quint. Les historiens peuvent y trouver de curieux détails et des explications précieuses sur la captivité de François Ier, sur les conditions de sa mise en liberté, et sur la politique adoptée par le puissant empereur, qui était alors parvenu à l'apogée de sa gloire.

Ces grandes affaires ne faisaient oublier au comte ni sa chère Italie, ni les lettres. On le voit, dès son arrivée à Madrid, demander à Piperario la grammaire du Trissino, qui ne parut qu'en 1529 à Vicence, chez Ptolémée Gianicolo; celle de Bembo publiée en 1525 sous le titre de prose, dans lesquelles on raisonne de la langue vulgaire, et les livres d'amour de maître Lione Ébreo[219].

Avant son départ de Rome, il avait confié une copie manuscrite de son Cortegiano, composé depuis longtemps, à la marquis de Pescaire, bien digne, par son goût et son savoir, d'apprécier les beautés de cet ouvrage. Il lui en parle souvent, en lui écrivant. Dans une lettre datée de Burgos, le 21 septembre 1527, le Castiglione explique à la marquise les raisons qui l'ont déterminé à envoyer le manuscrit original de cet ouvrage à Venise, pour le faire imprimer, afin d'éviter qu'on en fasse courir des copies incomplètes et remplies de fautes[220].

Mais cette raison n'était pas la seule: il avait appris, au fond de l'Espagne, la mort de la duchesse d'Urbin, Elisabeth Gonzague, veuve de Guidobalde, qu'il avait aimée si passionnément. Il voulut ne pas retarder davantage l'hommage qu'il devait à sa mémoire, ainsi qu'au souvenir des amis qu'il avait également perdus, et qu'il fait figurer dans son livre; comme Julien de Médicis, Bernardo da Bibbiena, Ottaviano Fregoso, et d'autres encore. Telle est l'explication que le Castiglione donne de sa détermination dans la préface de son Cortegiano, adressée à l'évêque de Viseu, don Michel da Silva[221].

En lisant cette préface, on voit que le comte était, lorsqu'il la composa, sous l'impression d'idées et de sentiments tristes, impression causée par le souvenir des amis qu'il avait perdus, et qui l'avaient laissé dans cette vie, ainsi qu'il le dit lui-même, comme au milieu d'une solitude pleine de douleur[222].

Ces sentiments étaient entretenus par sa position politique: le comte avait suivi Charles-Quint en avril 1526 à Séville et à Grenade, ne cessant d'insister, auprès du puissant et astucieux monarque, pour le rétablissement de cette paix générale qu'il avait espéré ramener parmi les princes chrétiens, sous les auspices du chef des fidèles. Mais son esprit droit et son coeur chevaleresque ne connaissaient pas assez les détours de la politique, et il voyait échouer, l'une après l'autre, toutes les tentatives qu'il faisait dans ce but honorable, au nom du souverain pontife. Clément Vil, trop éloigné du théâtre des négociations pour pouvoir se rendre un compte exact de l'insistance de son envoyé, ainsi que des difficultés qu'il rencontrait, paraissait croire qu'il négligeait l'objet principal de sa mission, et, sans lui témoigner positivement son mécontentement, il ne lui accordait plus la même confiance.

Le Castiglione se trouvait dans cette pénible situation, lorsque la nouvelle de la prise de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, le 27 août 1527, parvint à la cour de Charles-Quint. Personne ne s'attendait à cet événement, l'un des plus extraordinaires du seizième siècle. L'empereur lui-même en parut aussi surpris qu'affligé; car, bien que l'habitude de la dissimulation ait été une des qualités de ce prince, ou si l'on veut, un de ses avantages sur son rival François Ier, il paraît bien démontré qu'il ne soupçonna pas l'intention du connétable. Ce lieutenant de l'empereur agissait en effet autant pour son propre compte que dans l'intérêt de son nouveau maître. Chef d'une armée composée d'aventuriers de toutes les nations et de toutes les religions, et qui lui était beaucoup plus dévouée qu'à l'empereur, il livra la pauvre ville de Rome et les richesses qu'elle renfermait en holocauste à ses soldats affamés de pillage. Tel était à cette époque, le respect qu'inspirait cette ville, qu'il ne vint à l'esprit de personne de supposer que l'armée du connétable allait envahir la capitale du chef des fidèles.

Cette nouvelle porta un coup terrible au Castiglione: il écrivit une longue lettre au pape pour se justifier[223]; d'un autre côté, il parvint à déterminer tous les évoques espagnols à quitter leurs sièges et à venir à la cour, vêtus d'habits de deuil, pour demander tous ensemble la mise en liberté du souverain pontife, que l'empereur leur promit, mais qu'il ne s'empressa pas, de réaliser. Charles-Quint, dans ces circonstances, né cessa de combler le comte de sa bienveillance, comme pour atténuer l'indignation qu'il avait ressentie de la prise de Rome.

C'est à cette époque, vers 1528, que le Castiglione répondit à un pamphlet, probablement écrit à l'instigation et avec l'assentiment des ministres de l'empereur. C'est un dialogue entre un archidiacre et Lactance, composé par un Espagnol, Alphonse Valdès, et dans lequel l'auteur expose, à sa manière, ce qui s'est passé à Rome, en l'année 1527[224].

Ce Valdès paraît avoir été un esprit ardent, ennemi du pape et des prêtres, et, comme le Castiglione l'en accuse, partisan des nouvelles opinions de Luther. On voit par la réfutation même que le comte fait de différents passages du dialogue, que Valdès employait contre le cierge catholique la raillerie et l'invective à la manière du réformateur. Le gouvernement impérial avait sans doute encouragé et peut-être même payé l'auteur de ce pamphlet; car il est difficile d'admettre que les accusations qu'il lance contre le pape, les cardinaux, les évêques et les moines, eussent été tolérées à la cour de Sa Majesté Catholique, si les ministres de Charles-Quint et l'empereur lui-même n'y avaient pas cru trouver un moyen d'excuser, ou tout au moins d'atténuer le sac de Rome, en déversant le mépris sur toute la cour pontificale. Le Castiglione réfute avec une grande verve et une haute éloquence les accusations du pamphlétaire. Valdès avait dit que les calamités qui étaient venues fondre sur Rome, non-seulement n'avaient pas été nuisibles, mais avaient même été utiles à la chrétienté, et qu'elles n'étaient arrivées que par la volonté manifeste de Dieu. Il s'était ensuite moqué des vols sacrilèges commis dans les églises par les soldats du connétable, et particulièrement à la Basilique de Saint-Pierre, ainsi que des outrages qu'ils avaient fait subir aux évêques et aux membres du clergé romain. Le comte, tout en reconnaissant que rien n'arrive dans ce monde sans la permission divine s'afflige et s'indigne de voir que «dans la propre maison de l'empereur, prince si chrétien, très-juste et très-vertueux, il se trouve un secrétaire qui ose excuser des impiétés si coupables, et se montrer un ennemi public des rites et des cérémonies chrétiennes. Il ne craint pas d'appeler les soldats qui ont envahi Rome et ses temples, des soldats impies, perfides, sans loi et sans crainte de Dieu[225].» Enfin, dans toute cette réfutation, le Castiglione, bien que restant respectueux à l'égard de l'empereur, n'hésite point à lui faire entendre courageusement la vérité sur les excès commis par ses généraux et par ses soldats dans la capitale de la catholicité.

Si l'on en croit Serassi[226], cette réponse à Valdès aurait eu pour résultat d'obliger le pamphlétaire à se retirer à Naples, où il aurait vécu misérablement, désavoué et abandonné, comme c'est l'usage, par le gouvernement qui l'avait employé, mais qui, réconcilié alors avec le souverain pontife, était embarrassé de ses invectives et de ses calomnies.

Charles-Quint, loin de se montrer offensé de la courageuse hardiesse du nonce de Clément VII, voulut lui donner un témoignage éclatant de son estime: il le nomma à Tévêché d'Avila, d'un revenu très-considérable. Mais le comte refusa d'accepter ce riche bénéfice, tant que le pape et l'empereur ne seraient pas entièrement réconciliés.

Dans la dernière lettre en latin, qu'il écrivit, le 3 juillet 1528[227], à son fils Camille et à ses filles Anna et Hippolyte, qu'il avait laissés aux soins de sa mère à Mantoue, nous voyons le comte en proie à cette tristesse qui ne le quittait plus depuis la prise de Rome.

«Quels conseils, dit-il à son fils, pourrais-je te «donner, depuis si longtemps que je suis absent? «J'oserai seulement, sans trop d'orgueil, te citer «ces vers de Virgile:

«Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem; Fortunam ex aliis.»

La douleur qu'il avait ressentie des outrages infligés au souverain pontife, aux cardinaux et à tout le clergé romain, le chagrin que lui avaient causé le pillage de la capitale de la chrétienté et la destruction de tant de chefs-d'oeuvre, avaient complètement ruiné sa santé. Le 2 février 1529, se trouvant à Tolède, où se tenait la cour de Charles-Quint, le comte tomba gravement malade, et, après six jours de souffrances, il mourut avec une grande résignation chrétienne. Il avait alors cinquante ans deux mois et un jour.

Lorsque Charles-Quint apprit la mort du Castiglione, on dit qu'il en éprouva un vif chagrin: il voulut que tous les prélats présents à la cour, ainsi que les principaux seigneurs, accompagnassent le corps à la cathédrale de Tolède, où un service solennel fut célébré à sa mémoire.

Clément VII n'éprouva pas moins de douleur lorsqu'il apprit la mort de son ministre. Il crut devoir exprimer ses regrets dans un bref très-affectueux et rempli des louanges du défunt, qu'il voulut bien adresser à sa pauvre mère.

Les nombreux amis que le comte avait laissés en Italie parmi les savants, les écrivains et les artistes ne furent pas les derniers à déplorer la perte que les lettres et les arts avaient faite. On trouve, à la suite du recueil de ses lettres, par Serassi, de nombreux témoignages de ces regrets exprimés en latin et en italien, dans des éloges et des pièces de vers de tous les rhythmes[228].

Son corps resta dans la cathédrale de Tolède pendant seize mois, après lesquels sa mère, Louise de Gonzague, le fit transporter à Mantoue, et déposer, avec les restes de sa femme, dans Une magnifique chapelle qu'elle avait fait construire, sur le plan et sous la direction de Jules Romain, dans l'église des Frères-Mineurs, à cinq milles hors la ville, avec cette épitaphe composée par son ami Bembo:

BALDASSARI CASTILIONI.

MANTUANO.

Omnibus naturae dotibus, plurimis bonis artibus ornato: Graecis litteris etudito, in latinis et Hetruscis etiam poetae. Oppido Nebulariae in Pisauzen. Ob virtutes milit donato; duabus obitis legationibus, Britannica et Romana, Hispaniensem cum ageret, ae res Clementis VII, pont. max. procuraret, quatuorque libros de instituenda regum familia perscripsisset, postremò, cum Carolus V, imperator, episcopum Abulae creari mandasset, Toleti vita functo, magni apud omnes gentes nominis; qui vix. annos L, menses II, diem I. Aloysia Gonzaga, contra votum superstes, filio B. M. P. Anno Domini MDXXIX.

Telle fut la vie du Castiglione; et l'on voit qu'au milieu des agitations d'une carrière mêlée à d'importants événements politiques et militares, il ne cessa jamais de s'occuper des lettres et des arts, dans lesquels il trouvait les plus agréables délassements.

Nous avons déjà fait connaître ce qu'il pensait de la supériorité des lettres sur le courage militaire inculte, et pour ainsi dire barbare, comme l'entendaient et le pratiquaient encore un grand nombre de gentilshommes ultramontains, français ou autres. On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici l'opinion du comte sur la musique, la peinture et la sculpture, arts qu'il aurait voulu voir cultivés par l'homme de cour véritablement digne de ce nom.

Après avoir cité dans son Cortegiano les opinions des anciens sur l'Utilité de la musique et vanté l'agrément qu'elle procure dans toutes les conditions de la vie[229], il donne plus loin[230] une idée de ce qu'étaient l'art et le goût musical au commencement du seizième siècle, et ses appréciations sont encore très-justes aujourd'hui.

«C'est une belle musique de bien chanter à livre «ouvert, sans broncher, et avec une bonne méthode; «mais je préfère de beaucoup le chant avec «accompagnement de viole, parce que toute la «douceur consiste comme en un solo où l'on peut «entendre et suivre avec beaucoup plus d'attention «la méthode et l'air, les oreilles n'étant occupées «qu'à écouter une seule Voix; c'est pourquoi «l'on y distingue plus facilement la moindre faute: «ce qui n'arrive pas lorsqu'on chante en choeur, «une voix soutenant l'autre. Mais j'aime, par-dessus «tout, chanter le récitatif avec accompagnement «de violes; car cette manière ajoute aux paroles «une beauté, une expression merveilleuse. Tous «les instruments à touches sont également harmonieux, «parce qu'ils ont les consonnances parfaitement «justes, et qu'on peut y exécuter avec facilité «beaucoup de passages qui remplissent l'âme «d'une douce impression musicale. Je n'aime pas «moins la musique exécutée par quatre violes à «archet, car elle est très-suave et très-compliquée. «La voix humaine ajoute de la grâce et de l'agrément «à tous ces instruments, desquels il convient «que notre courtisan ait une connaissance suffisant.».

«...Quant au temps où l'on doit se livrer à «faire de la musique, je pense que c'est toujours «lorsqu'on se trouve dans la société intime de personnes «qui nous sont chères, quand on n'a rien à «faire, mais surtout quand on est en la présence «des dames, parce que les accents de la musique «adoucissent l'âme des personnes qui l'écoutent, «et la rendent plus sensible par la suavité des sons; «d'un autre côté, ils excitent l'intelligence de celui «qui l'exécute. Il convient, comme je l'ai déjà dit, «que l'on évite la foule, et surtout la multitude «ignorante et vulgaire. Mais la condition obligée «de toute composition musicale doit être la discrétion, «car il est impossible de prévoir toutes les «circonstances qui pourront se présenter. Aussi «l'homme de cour, qui saura bien se juger lui-même, «s'accommodera aux circonstances, et reconnaîtra «quand les esprits de ses auditeurs seront «disposés ou non à l'écouter. Il réfléchira à «son âge; car, véritablement, il n'est pas convenable, «et même il est désagréable de voir un «homme de condition élevée, vieux, chauve, sans «dents, couvert de rides, tenir une viole à son «bras, en tirer des sons et chanter au milieu d'une «société de dames, surtout s'il s'en tire médiocrement. «Encore arrive-t-il le plus souvent que l'on «chante des paroles remplies d'amour, et, chez les «vieillards, l'amour est une chose ridicule, bien «qu'il advienne quelquefois que ce dieu se plaise, «pour montrer sa puissance irrésistible, à enflammer «des coeurs glacés par l'âge.»—Le magnifique Julien «de Médicis répondit alors: «Ne privez pas, messere «Frédéric (Fregose), les pauvres vieux de ce plaisir; «car j'ai connu des hommes âgés qui avaient «des voix plus belles et des doigts mieux exercés «pour jouer des instruments, que certains jeunes «gens.»—«Je ne veux pas, répliqua messere «Frédéric, priver les vieillards de ce plaisir, mais «bien je veux vous empêcher, vous et ces dames, «de rire de cette sottise. Si les vieillards veulent «chanter avec accompagnement de viole, qu'ils le «fassent sans témoins, et dans le seul but de chasser «de leur esprit ces sérieuses pensées, ces graves «ennuis dont notre vie est semée, et pour goûter ce «plaisir divin que, dans mon opinion, Pythagore et «Socrate éprouvaient en entendant de la musique. «Alors même que les vieillards devraient ne plus «en exécuter, ayant depuis longtemps l'âme accoutumée «aux effets de la musique, ils éprouveraient «à l'entendre un bien plus grand plaisir que ceux «qui n'ont jamais eu la moindre notion de cet art; «car, de même que, souvent, les bras d'un forgeron, «assez faible du reste, étant plus exercés, «deviennent plus forts que ceux d'un homme plus «vigoureux, mais non habitué à se servir de ses «bras; de même aussi, les oreilles exercées à l'harmonie «la comprennent beaucoup mieux et plus vite, «et la jugent avec un bien plus grand plaisir que «d'autres, toutes fines et bonnes qu'elles puissent «être, mais auxquelles il manque d'être habituées «aux variétés des consonnances musicales. En effet, «les modulations ne pénètrent pas, mais traversent, «sans laisser aucunes traces, les oreilles qui ne «sont pas accoutumées à les entendre, quoiqu'on «puisse dire que les bêtes féroces elles-mêmes «parraissent ressentir un certain plaisir à entendre la «mélodie, Tel est le délassement que les vieillards «doivent prendre de la musique.»

Le Castiglione veut que son courtisan connaisse également les arts du dessin.

«Il est très-important, dit-il[231], «qu'il sache dessiner, et qu'il ait quelques «notions de la pratique de l'art de la peinture. Ne «vous étonnez pas si je veux qu'il connaisse ces «arts, que l'on considère aujourd'hui comme «mécaniques et peu convenables à un gentilhomme. «Je me rappelle avoir lu que les anciens, principalement «dans toute la Grèce, voulaient que les «jeunes gens nobles s'adonnassent dans les écoles «à l'étude de la peinture, comme à un art honnête «et nécessaire. Cet art fut admis au rang des premiers «arts libéraux; et, plus tard, par un édit «public, il fut défendu de l'enseigner aux esclaves. «Chez les Romains, la peinture fut en très-grand «honneur: c'est de cet art que la noble famille des «Fabius tira son surnom, le premier Fabius ayant «été nommé Pictor, parce qu'en effet il était un «excellent peintre. Il était tellement adonné à cet «art, qu'ayant peint les murailles d'un temple consacré «à la déesse de la santé, il y inscrivit son «nom; voulant montrer ainsi que, bien qu'il fût «issu d'une famille illustre, honorée de titres «consulaires, de triomphes et d'autres dignités, bien «qu'il cultivât les lettres, qu'il fût versé dans la «connaissance des lois et compté au nombre des «orateurs, cependant il pouvait encore accroître et «augmenter la renommée de son nom, en laissant «un témoignage qu'il avait été peintre. On compte «un grand nombre d'hommes, appartenant à des «familles illustres, qui ont été célèbres dans cet «art. Indépendamment de sa noblesse et de sa dignité, «la peinture est encore des plus utiles, «principalement à la guerre, pour dessiner des vues de «pays, des sites, des fleuves, ponts, rochers, «forteresses et autres choses; lesquelles, à supposer «qu'on en conservât la mémoire dans l'esprit, ce «qui est assez difficile, on ne pourrait les représenter «à d'autres. En vérité, celui qui n' estime pas cet «art me paraît presque totalement dénué de sens. «Cette masse de l'univers, que nous contemplons «avec l'immensité du ciel brillant des rayons de «tant d'étoiles, et, au milieu, la terre entourée par «les mers, accidentée par des montagnes, des «vallées et des fleuves, et décorée d'une grande «variété d'arbres, de plantes et de fleurs, ne peut-on «pas dire que c'est un noble et grand tableau «composé par la main de la nature et de Dieu? «Celui qui peut parvenir à imiter cette grande «oeuvre me paraît donc très-digne de louanges, «car on n'arrive pas à ce résultat sans posséder la «connaissance de beaucoup de choses, ainsi que «le savent bien ceux qui en ont fait l'expérience. «Aussi les anciens avaient-ils en grand honneur «les artistes et l'art qui atteignit parmi eux le «dernier degré de la perfection. Il est facile de s'en «convaincre, par les statues antiques de marbre et «de bronze qui existent encore. Bien que la peinture «diffère de la statuaire, néanmoins ces deux «arts découlent de la même source qui est la beauté «du dessin. Aussi, comme les statues antiques sont «d'une beauté divine, il est à croire que, de leur «temps, la peinture a dû être également belle, et «cela avec d'autant plus de raison, que la peinture «offre à l'artiste des ressources plus variées pour ses «compositions.»

«Alors la signora Emilia se tournant vers Gio. «Christoforo, Romano[232], qui était assis avec les «autres: «Que vous semble, dit-elle, de cette opinion? «Direz-vous aussi que la peinture offre plus «de ressources à l'artiste que la statuaire?»

«Pour moi, répondit Christoforo, j'estime que «l'exercice de la statuaire présente de plus grandes «difficultés, est plus réellement un art, vraiment «digne d'un artiste, que n'est la peinture.»

«Le comte (Gasparo Pallavicino) repartit: «De ce «que les statues sont plus durables que les peintures, «on pourrait peut-être dire qu'elles sont plus «dignes de Fart; car, étant faites pour durer longtemps, «elles satisfont mieux à cette condition que «la peinture. Mais, indépendamment de la durée, «la statuaire et la peinture sont encore faites pour «l'ornement. Or, sous ce rapport, la peinture «l'emporte de beaucoup; car, si elle ne dure pas «aussi longtemps que la statuaire, neanmoins elle «peut résister encore un bon bout de temps, et, «pendant qu'elle existe, elle est beaucoup plus «agréable.»

«Christoforo répondit alors: «Je crois, en vérité, «que vous parlez contrairement à ce que vous pensez «intérieurement, et cela uniquement en considération «des oeuvres de notre Raphaël. Peut-être «croyez-vous que la supériorité que vous admirez «en lui, dans l'art de la peinture, est tellement «grande qu'il est impossible que la statuaire parvienne «jamais à atteindre ce degré de perfection. «Mais veuillez réfléchir que c'est faire plutôt l'éloge «de l'artiste que celui de l'art. Il ajouta ensuite: Je «conviens que l'une comme l'autre est également «une imitation que l'art fait de la nature; mais je «ne sais comment vous pouvez dire que la vérité «n'est pas mieux imitée, ainsi que l'oeuvre même «de la nature, par une statue de marbre et de «bronze dans laquelle les membres sont en relief «de la même forme et dans la même proportion «que ceux que la nature a faits, que dans un tableau «où l'on ne voit autre chose que la surface et ces «couleurs qui trompent les yeux. Autant vaudrait «dire que l'apparence approche plus du vrai que «la réalité. Je crois ensuite que la sculpture est «plus difficile, parce que, si l'on vient à commettre «une faute, il est impossible de la corriger, car le «marbre ne se raccommode pas; mais il faut recommencer «une autre figure. Cet inconvénient n'arrive «pas dans la peinture, que l'on peut, mille «fois de suite, modifier, augmenter ou diminuer, «toujours en la rendant meilleure.»

«Le comte répondit en riant: «Je ne parle pas «pour faire l'éloge de Raphaël, et vous ne devez pas «me croire ignorant à ce point que je ne connaisse «pas l'excellence de Michel-Ange, la vôtre et celle «d'autres encore, dans l'art de travailler le marbre. «Mais je parle de l'art et non des artistes; et vous «avez raison de dire que l'une comme l'autre est «une imitation de la nature. Toutefois, il n'est pas «exact de soutenir que la peinture n'offre que «l'apparence, et la statuaire la réalité. Bien que les «statues soient tout en relief, comme le modèle «vivant, et que la peinture ne présente qu'une «surface, il manque aux statues beaucoup de choses «qui ne manquent pas à la peinture, particulièrement «les lumières et les ombres. Car autre chose «est la lumière que donne la nature, autre chose «celle donnée par le marbre. Le peintre sait rendre «exactement la première, selon que l'exige sa composition, «à l'aide des clairs et des ombres; ce «que ne peut faire la sculpture. Si le peintre n'exécute «pas ses figures en relief, il reproduit les muscles «et les membres avec un tel modelé, qu'il fait «facilement reconnaître les parties du corps qu'on «ne voit point; de telle sorte qu'il est aisé de comprendre «que le peintre sait à fond la structure de «ces parties. Pour produire cet effet, il faut employer «un autre procédé plus difficile; il faut «savoir faire les membres en raccourci et représenter «leur raccourcissement proportionnellement «à la vue, calculée sur la ligne de perspective. «C'est la perspective, qui, par la proportion des «lignes exactement mesurées, et à l'aide des couleurs, «des lumières et des ombres, vous montre «sur la surface d'un mur perpendiculaire, les premiers «plans ou les lointains, plus ou moins, selon «qu'il lui convient. Ensuite, croyez-vous qu'il soit «de peu d'importance de bien imiter les couleurs «naturelles, en reproduisant les chairs, les vêtements «et toutes les autres choses colorées? Le «sculpteur ne peut rendre ces effets, et encore «moins peut-il exprimer la gracieuse vue des yeux «noirs ou bleus, avec le brillant éclat de leurs «rayons d'amour. Il ne peut montrer la couleur des «cheveux blonds, l'éclat resplendissant des armures, «l'obscurité d'une nuit profonde, la tempête «qui bouleverse les flots, les éclairs, les traits de «feu qui traversent le ciel, l'incendie d'une cité, le «lever de l'aurore avec les rayons rosés, dorés et «empourprés qui l'accompagnent; il ne peut enfin «montrer ni le ciel, ni la mer, ni la terre, ni les «montagnes, ni les forêts, ni les prairies, ni les jardins, «ni les fleurs, ni les villes, ni les maisons, «toutes choses que la peinture peut reproduire. «D'après toutes ces considérations, je pense que la «peinture est un art plus noble, plus varié que la «sculpture[233], et je crois que, chez les anciens, elle «était arrivée à la perfection, comme les autres «arts. On peut s'en convaincre, par quelques restes «qui existent encore, spécialement dans les souterrains «de Rome. Mais on en trouve la preuve complète «dans les écrits des anciens, qui font fréquemment «l'éloge et des ouvrages et-des maîtres; ce «qui démontre combien les uns et les autres furent «honorés et estimés, aussi bien par les gouvernements «que par les principaux citoyens.»

Après avoir cité l'exemple d'Alexandre, protégeant Apélles, et lui abandonnant, pour lui faire plaisir, la belle Campaspe, dont il lui avait demandé de faire le portrait; après avoir rappelé l'histoire de Démétrius Poliocertes, qui, assiégeant Rhodes, ne voulut pas mettre le feu à cette ville dans la crainte de brûler un tableau de Protognis; après avoir raconté que Métrodore fut envoyé par les Athéniens à Paul Émile, pour donner des leçons à son fils à décorer son triomphe, l'interlocuteur du Castiglione ajoute:

«Il me suffira de dire qu'il convient que «notre courtisan ait quelque notion de la peinture, «cet art étant honnête, utile et apprécié autrefois «par des hommes qui avaient un bien plus grand «mérite que ceux d'aujourd'hui. On devrait donc «le cultiver, alors même qu'il ne procurerait d'autre «utilité ou d'autre plaisir que de servir à juger «l'excellence des statues antiques et modernes, des «vases, des édifices, des médailles, des camées, des «intailles et d'autres objets semblables. Mais, en «outre, il aide à connaître la beauté des corps vivants, «non-seulement dans la délicatesse des «traits du visage, mais dans la proportion de tout «le reste, aussi bien chez les hommes que chez les «autres animaux. Voyez donc comme la connaissance «de la peinture est une cause d'extrême «plaisir: que ceux-là surtout y pensent, qui aiment «tant à contempler les charmes des dames, qu'ils «sont, à leur vue, comme ravis en extase dans le «paradis, et cependant ils ne savent pas peindre; «s'ils le savaient, ils éprouveraient un bien plus «grand contentement, parce qu'ils pourraient beaucoup «mieux apprécier cette beauté qui excite dans «leur âme tant de transports.»

«Messere César Gonzague se mit à rire en entendant «ces paroles et dit: «Je ne suis pourtant pas «peintre, et cependant je suis certain d'éprouver, «à la vue de certaine dame, beaucoup plus de «plaisir que n'en aurait cet excellent Apelles que «vous avez nommé, s'il pouvait revenir de l'autre «monde.»

«Le comte répondît: «Votre plaisir ne dérive «pas entièrement de la beauté de cette dame, mais «de l'affection que peut-être vous lui portez. Si vous «voulez bien dire la vérité, la première fois que «vous avez vu cette dame, vous n'avez pas ressenti «la millième partie du plaisir que vous avez eu «depuis, bien que ses charmes aient toujours été «les mêmes. C'est pourquoi vous devez comprendre «que, dans le plaisir que vous éprouvez, l'affection «tient plus de place que l'impression de la «beauté.»

«—Je ne le nie pas, dit messere César, mais de » même que le plaisir naît de l'affection, de même «aussi l'affection naît de la beauté. On peut donc «dire que la beauté est la cause première du «plaisir.»

«Le comte répondit: «Beaucoup d'autres causes «peuvent enflammer notre âme, indépendamment «de la beauté; comme les manières, le savoir, le «langage, les gestes, et mille autres choses que, «sous certain rapport, on pourrait également «appeler des charmes. Mais, par-dessus tout, c'est «de sentir qu'on est aimé; de telle sorte que l'on «peut aimer d'une ardeur extrême sans cette «beauté dont vous parlez. Mais la passion qui naît «seulement de la beauté que nous voyons à l'extérieur «dans les personnes, causera, sans aucun «doute, un bien plus grand plaisir à celui qui «ce saura mieux apprécier cette beauté qu'à celui «qui est moins en état d'en juger. Aussi, revenant «à ce que j'ai dit plus haut, je pense qu'Apelles «éprouvait un bien plus grand plaisir en contemplant «la beauté de Campaspe que ne pouvait l'éprouver «Alexandre, parce qu'on doit supposer que «l'amour de l'un et de l'autre dérivait seulement «de cette beauté, et que ce fut un motif qui détermina «Alexandre à donner Campaspe à celui qui «lui parut mieux en état que lui-même d'en apprécier «toute la perfection. N'avez-vous pas lu «que ces cinq jeunes filles de Crotone, lesquelles, «parmi beaucoup d'autres de la même ville, le «peintre Xeuxis avait choisies pour composer, «avec les cinq ensemble, une seule figure d'une «beauté parfaite, ont été célébrées par un grand «nombre de poètes, comme étant celles qui avaient «été trouvées belles par celui qui pouvait le mieux «juger de la beauté?»

On reconnaît dans ce dernier passage l'ami du peintre de la Galatée, qui ne se contentait pas d'avoir pour modèle la beauté de la Fornarine, mais qui, pour idéaliser ses figures, cherchait, comme il l'écrivait au comte, à voir en même temps plusieurs belles femmes, à la condition que le Castiglione, bon juge en cette matière, serait présent, pour faire choix de ce qu'il y aurait de plus parfait dans' chacune d'elles[234].

Il est difficile de ne pas croire, d'après l'opinion développée par le Castiglione dans son Cortegiano, qu'il n'ait pas lui-même possédé quelque notion des arts du dessin. A la manière dont il raisonne de la peinture, nous ne serions pas étonné que, pendant son séjour à Milan à la cour de Louis Sforce, al eût suivi les leçons du grand Léonard de Vinci, et pris peut-être plus tard, dansson Traité de la peinture les principes de cet excellent goût, auquel Raphaël lui-même n'hésitait pas à se soumettre.

En terminant cette longue étude de la vie et des écrits du Castiglione, nous ne craindrons pas de dire que comme homme public, il se conduisit toujours avec honneur et distinction, aussi bien dans les cours d'Urbin, de Mantoue, de Rome et d'Espagne, que sur les champs de bataille; que la droiture de son caractère et la loyauté de son âme apparaissent au-dessus des négociations politiques dont il fut chargé; que son talent comme écrivain et comme poète, tant en latin que dans sa langue maternelle, le place au premier rang des littérateurs du seizième siècle; que comme amateur des arts, il eut l'éclatant honneur de vivre dans l'intimité de Raphaël, et d'être consulté par ce grand maître, qui n'était pas satisfait de son jugement lorsqu'il craignait de ne pas satisfaire le jugement du comte[235]; qu'enfin, la ville de Mantoue est redevable à l'amitié qui l'unissait à Jules Romain des admirables édifices, des magnifiques peintures, et des embellissements de toute espèce qui vint y créer l'élève et l'héritier de Raphaël: Charles-Quint, qui se connaissait en hommes, et qui aimait aussi les arts, comme le montre sa liaison avec le Titien, avait donc raison de dire[236] en apprenant la mort du Castiglione: «Io vos digo que es muerto uno de los mejores cavalleros del mundo.»—«Je vous dis que la mort vient de frapper un des hommes les plus accomplis du monde.»



PIETRO ARETINO

Les biographes et les critiques qui, jusqu'à ce jour, se sont occupés de Pietro Aretino, frappés de la haute position à laquelle il sut s'élever, malgré les scandales de sa vie, se sont attachés plutôt à raconter ses relations avec les papes, les souverains et les princes de son temps, qu'à donner une idée de ses rapports avec les artistes, rapports qui tiennent une si grande place dans sa vie.

Vasari, dans sa biographie du Titien, avait cependant indiqué l'intimité qui s'établit entre le Titien, le Sansovino et l'Arétin, après que ce dernier fût venu se fixer à Venise. Il ajoute que cette amitié fut très-utile à la gloire et aux intérêts du Titien: «Car, dit-il, grâce à la plume de l'Arétin, son nom fût connu de tous les princes de l'Europe[237]

Le comte Mazzuchelli se borne à paraphraser ce passage: «Arétin, dit-il, aima les beaux-arts, et particulièrement la peinture et la musique. Il jouait assez passablement de l'archiluth. Il fut intimement lié avec le Titien et avec Michel-Ange (ce qui n'est pas exact à l'égard de ce dernier, comme on le verra plus tard), et son amitié ne fut pas infructueuse au premier. Le poète aida le peintre à se faire connaître, et ce fut sur son témoignage que Charles-Quint nomma le Titien pour faire son portrait, qu'il paya neuf mille écus d'or[238]

Ainsi, personne, jusqu'à présent, n'a cherché à étudier la vie de l'Arétin au point de vue de l'influence qu'il a pu exercer sur les artistes de son temps, avec ua grand nomhre desquels il entretint des liaisons intimes. Et cependant, cette étude est nécessaire à quiconque veut avoir une idée exacte de ce personnage extraordinaire; car il est certain que le culte du beau et le goût des arts occupèrent la plus grande partie de son existence: il leur consacra peut-être même plus de temps qu'il n'en donna aux lettres; et l'on peut dire avec vérité, qu'après son indépendance et les satisfactions accordées à son amour-propre, ce qu'il préférait à tout, c'était la société des artistes et la contemplation de leurs oeuvres. Aussi, son influence sur les arts, et particulièrement à Venise, a été très-grande. Cette influence, Arétin la devait à un amour éclairé du beau, à une intelligence extraordinaire des productions de l'art, à sa générosité, à la protection puissante qu'il accordait aux artistes, enfin, à sa liaison intime pendant plus de trente années avec le Titien, le Sansovino et un grand nombre d'autres illustres maîtres, parmi lesquels nous comptons les peintres Fra Sebastiano, le Tintoret, Andréa Schiavoni, Bonifazio, Lorenzo Lotto, il Moretto, Vasari et le Salviati; les sculpteurs Cataneo Danese, Simon Bianco, le Tribolo, Lione Lioni, Tiziano Aspretti, les graveurs Meo, Enea Vico Parmigiano, Valerio de Vicence, et d'autres encore.

Nous allons essayer de faire connaître l'Arétin, en l'étudiant dans ses relations avec les artistes, comme un des amateurs les plus éclairés et les plus influents du seizième siècle.

Lorsque l'on veut donner d'un écrivain une idée exacte, et qui laisse au lecteur la liberté la plus complète d'examen et d'appréciation, il est indispensable de faire de nombreuses citations tirées de ses oeuvres. Les citations sont surtout nécessaires lorsqu'il s'agit de raconter des relations privées: on est heureux alors de retrouver les lettres qu'il a écrites à ses amis, et qui, n'ayant pas été destinées à la publicité, révèlent, sans aucun déguisement, les opinions et les jugements de l'auteur sur les hommes et sur les choses.

Nous suivrons cette méthode dans cette étude sur l'Arétin: ses nombreuses lettres écrites à une foule d'artistes et à des personnages célèbres, et les réponses qui lui sont adressées^ offrent les renseignements les plus précieux. Nous y ferons une ample moisson, et le lecteur pourra prononcer son jugement avec une entière connaissance des documents historiques. Mais, avant de citer ou de traduire ces lettres, il est nécessaire de retracer brièvement les principales circonstances de la vie de l'Arétin. Nous suivrons dans ce rapide exposé la biographie donnée par le comte Mazzuchelli.

Pietro Aretino naquit à Arezzo en Toscane, le 12 avril 1492. On le croit fils naturel de Luigi Bacci sa mère sa nommait Tita, et, si l'on s'en rapporte à lui, elle était d'une beauté remarquable, puisqu'un peintre du pays l'avait représentée sous les traits de la Vierge, dans le tableau de l'Annonciation, placée au-dessus du portail de l'église de Saint-Pierre d'Arrèzzo. Il conserva d'elle, tant qu'il vécut, un tendre souvenir, et voulut avoir la copie de son portrait de la main de Francesco Salviati. L'Arétin passa son enfance à Arezzo, mais il n'y resta pas longtemps. On prétend qu'il en fut chassé pour un sonnet qu'il avait fait contre les indulgences: cette anecdote a peut-être été inventée par ses ennemis. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il était, dès sa jeunesse, d'une humeur satirique, querelleuse et fantasque, telle enfin que celle attribuée par Dante aux natifs d'Arezzo.

Botoli trova poi venendo giuso Ringhiosi più che non chiede lor possa[239].

Dans plusieurs de ses lettres, il se félicite d'être né en cette ville, et il attribue à cette circonstance la bizarrerie, l'humour, comme diraient les Anglais, qui faisait le fonds de son caractère[240].

Il avait cela de commun avec Michel-Ange, qu'il attribuait à la subtilité de l'air d'Arezzo, qu'il avait respiré en naissant, ce qu'il avait de bon dans l'esprit[241].

Obligé de quitter sa ville natale, il choisit Pérouse pour asile, et passa plusieurs années de sa jeunesse, en exerçant l'état de relieur. Il dut probablement à cette circonstance d'apprendre, dans les livres qui lui passaient par les mains, beaucoup de choses qu'il aurait, sans cela, ignorées. Mais son biographe fait remarquer qu'il ne put profiter que des livres écrits dans sa langue naturelle. Quoique plus tard, dans ses comédies et dans ses autres oeuvres, il s'amuse souvent à faire des citations latines, on suppose qu'il ne connaissait cette langue que très-imparfaitement, et on attribue ces passages à Nicolas Franco de Bénévent, qu'il prit longtemps pour collaborateur. Quoi qu'il en soit, Je commencement d'instruction qu'il avait acquis à Pérouse fut sans doute l'origine de sa fortune; aussi, se montra-t-il toujours reconnaissant de l'hospitalité reçue dans cette ville, qu'il appelle le jardin de sa jeunesse[242]. Il la quitta, poussé par le désir de voir Rome, qui brillait alors de tout l'éclat du pontificat de Léon X. On ignore l'époque précise de son arrivée dans ce grand centre des arts; on sait seulement qu'il parvint d'abord à se faire attacher à la maison d'Agostino Chigi, l'ami de Raphaël et l'un des plus illustres amateurs de Rome à cette époque; il entra ensuite au service de Léon X, et passa plus tard à celui du cardinal Jules de Médicis, son neveu, qui, lui-même, devint pape sous le nom de Clément VII.

C'est à cette époque qu'il connut Michel-Ange et Fra Sebastiano, Raphaël et ses élèves Giovanni da Udine, Perino del Vaga, Jules Romain et les autres. Il se lia également avec Benvenuto Cellini et d'autres graveurs en médailles; et l'on voit, par une de ses lettres à Donato de'Bardi, qu'il s'occupait des médailles que Clément VII avait commandées pour orner une chape pontificale; médailles qui lurent perdues ou dispersées dans le sac de Rome[243].

Cette position aurait pu le mener aux honneurs et aux dignités de l'Église, si sa vie n'eût été souillée par toutes sortes de débauches. On connaît sa liaison avec Jules Romain et la part qu'il prit à la publication des sonnets licencieux qui accompagnaient les dessins de l'artiste. Poursuivi par Jean Mathieu Ghiberti, évêque de Vérone, et dataire du pape, il fut obligé de quitter Rome furtivement, et de se réfugier, en juillet 1524, dans sa ville natale. Il n'y demeura pas longtemps: lorsqu'il était attaché à la maison de Léon X, ou à celle du cardinal Jules de Médicis, il avait fait la connaissance de Jean de Médicis, connu plus tard sous le nom de capitaine des Randes noires. Ce prince, doué d'un grand talent pour la guerre, engagé d'abord au service de Charles-Quint, venait d'embrasser le parti de François 1er, lorsqu'il appela l'Arétin auprès de lui. Il le présenta au roi de France, alors à Milan, qui l'accueillit avec une grande bienveillance et le combla de présents. Mais l'Arétin, regrettant le séjour de Rome, obtint, à force de sollicitations, son pardon du pape, et revint y prendre ses anciennes habitudes. Il n'y resta pas longtemps: s'étant permis d'écrire une pièce de vers satiriques contre une femme qui était au service de Ghiberti, son ennemi, il fut poursuivi par un de ses amants, et laissé pour mort, après avoir reçu plusieurs coups de poignard dans la poitrine, sur les mains et sur le visage. N'ayant pu obtenir de Clément VII satisfaction d'un si lâche attentat, il quitta Rome définitivement, pour s'attacher de nouveau à Jean de Médicis, avec lequel il vécut dans la plus complète intimité, jusqu'à la mort de ce capitaine, qui périt le 30 novembre 1526, des suites d'une blessure à la jambe, qu'il avait reçue à l'attaque de Governolo.

Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que l'Arétin montra une douleur profonde de la perte de Jean de Médicis: il conserva toujours de son protecteur le plus tendre souvenir; et pour perpétuer sa mémoire, il fit faire son portrait par Jules Romain et par le Titien, son buste par le Sansovino, et sa médaille par Lione Lioni.

Privé de ce puissant protecteur, l'Arétin résolut de se fixer à Venise, et d'v vivre, dit son biographe, du produit de sa plume, c'est-à-dire du tribut; qu'il levait sur les princes et sur les grands personnages de cette époque, desquels il avait le talent de se faire craindre et considérer tout ensemble. Il s'établit à Venise vers la fin de 1527, quelques mois après le sac de Rome[244]. Il y fut parfaitement accueilli par les nobles vénitiens et par le doge André Gritti, lequel, grâce à l'amitié qui l'attachait au Titien, lui accorda constamment sa protection.

Ainsi fixé à Venise, l'Arétin n'en sortit plus; à l'exception de la visite qu'il fit à Charles-Quint, à Vérone, en 1543, visite dans laquelle l'empereur le fit placer à cheval à sa droite, et du voyage qu'il entreprit à Rome, en 1553, pour remercier le pape Jules III (cardinal del Monte), son compatriote, de la distinction qu'il lui avait accordée, en le nommant chevalier de Latran. Il partit de Venise au mois de mai 1553, et il y était de retour dans le mois de décembre suivant. Sa mort arriva vers 1557: il était alors âgé de soixante-cinq ans.

Telles sont les principales circonstances de la vie de l'Arétin: on voit qu'il habita Venise pendant plus de trente années. C'est pendant ce long séjour qu'il se lia étroitement avec le Titien, le Sansovino et les autres artistes que nous avons nommés plus haut. Il nous reste maintenant à faire connaître les relations qu'il entretint avec ces artistes, et l'influence qu'il a exercée sur l'art, et en particulier sur l'école tienne.

On a vu, parla citation que nous avons faite de Vasari, que, grâce à la plume de l'Arétin, le Titien fut connu de tous les princes de l'Europe. Parmi ces princes, Charles-Quint est celui qui l'honora de l'amitié la plus soutenue et de la protection la plus éclatante. De son côté, le peintre travailla plus pour ce grand souverain que pour tous les autres ensemble; et il est vrai de dire que les galeries de Madrid, d'Aranjuez et de l'Escurial renferment, même sans en excepter Venise, les chefs-d'oeuvre les plus remarquables de ce maître. Sans doute le Titien ne dut pas cette haute faveur à la recommandation de l'Arétin: cette recommandation servit seulement à le faire connaître de l'empereur. Mais dès que ce prince, qui aimait les arts pour eux-mêmes, non moins que pour l'éclat qu'ils pouvaient jeter sur son règne, eut admiré une seule production du peintre, il résolut de l'attacher à sa gloire, et il alla jusqu'à lutter avec son rival François Ier, pour s'assurer presque exclusivement les oeuvres de l'illustre maître. Charles-Quint l'appela en Flandres en 1545, en Allemagne en 1548, et une seule fois à Ausbourg en 1550[245], pour faire son portrait qu'il avait déjà exécuté deux fois en Italie. C'est à l'occasion du premier de ces portraits fait en 1530, au moment du sacre de Charles à Bologne, que l'Arétin, encouragé par la faveur dont jouissait son ami auprès de l'empereur, et par la considération que ce prince lui témoignait à lui-même, écrivit à l'impératrice Isabelle une lettre[246] dans laquelle il lui fit hommage de son livre de la Chaste Sirène, c'est-à-dire de ses poésies, composées en l'honneur de dona Angela Sirena, dame vénitienne, dont il était alors éperdument épris[247].

L'impératrice le récompensa sans doute de cet hommage; aussi, pour se montrer reconnaissant, l'Arétin engagea le Titien à lui envoyer un tableau de l'Annonciation, dont il fait une longue description et un grand éloge dans la lettre qu'il écrivit à l'artiste le 30 novembre 1537[248].

Vers la même époque, le Titien peignit Francesco Maria della Rovère, duc d'Urbin, général des troupes de l'Église, de Florence et de Venise. A l'occasion de ce portrait, que Vasari appelle un merveilleux chef-d'oeuvre[249], l'Arétin écrivit la lettre suivante à Véronica Gambara[250], en lui envoyant les deux sonnets qu'il avait composés en l'honneur du peintre, du duc et de la duchesse d'Urbin.

«Je vous envoie, noble dame, le sonnet que vous m'avez demandé et que j'ai composé d'inspiration, sur le pinceau du Titien: car, de même qu'il ne pouvait faire le portrait d'un plus grand prince, de même, aussi, je ne pouvais exercer mon esprit sur un portrait plus honoré. En le contemplant, j'appelai la nature elle-même en témoignage, et lui arrachai l'aveu que l'art s'était transformé en elle-même. Tout, dans ce portrait, la physionomie, la barbe et les cheveux, les signes du visage, atteste que c'est le duc d'Urbin; et les couleurs elles-mêmes qui ont servi à le peindre ne montrent pas seulement le teint de sa figure, mais découvrent la virilité de son âme. Dans le brillant de l'armure dont il est revêtu, on voit se réfléchir le vermillon du velours qui la double et l'encadre comme un ornement. Quel bel effet produisent les panaches de son casque! et comme ils sont répétés vivement dans les reflets de la cuirasse brillamment polie du grand prince!—Qui pourrait dire que les bâtons de commandement que lui donnent l'Église, Venise et Florence ne sont pas d'argent? Quelle haine doit porter la mort à l'immortel génie qui fait revivre par la peinture ceux qu'elle a frappés? César connaît bien tout le prix de cette vivante peinture, lui qui, la voyant à Bologne, se glorifia plus de cette oeuvre que des victoires et des triomphes qui lui assurent l'immortalité. Lisez donc ce sonnet, avec un autre, à la louange de la duchesse d'Urbin, et louez surtout ici le désir qui m'anime de célébrer ces grands personnages, plutôt que le style de mes faibles vers.

«Se 'L chiaro Apelle con la man dell' arte
Rassémbro d'Alessandro il volto e 'l petto,
Non fisse già di pellegrin subietto
L'alto vigor che l'anima comparte;
Ma Tizian che dal cielo ha maggior parte
Fuor mostra ogni invisibile concetto:
Però 'l gran duca nel dipinto aspetto
Scuopre le palme entro al suo core sparte.
Egli ha il terror fra l'uno e l' altro ciglio,
L'animo in gli occhi e l' alterezza in fronte,
Nel oui spazio l' onor siede e 'l consiglio.
Nel busto armato e nelle braecia pronte
Arde il valor che guarda dal periglio.
Italia sacra a sue virtuti conte.
L'union de' colori, che lo stile
Di Tiziano ha distesi, esprime fora
La concordia che regge Lionora
Le ministre del spirito gentile.
Seco siede modestia in atti umile,
Onesta nel suo abito dimora,
Vergogna il petto e il crin le vela e onora,
Le affigge amor il guardo signorile.
Pudicizia e Beltà, nimiche eterne,
Le spazian nel semblante, et fra le ciglia
Il tuono delle grazie si discerne.
Prudenza il valor suo guarda e consiglia
Nel bel tacer; l'altri virtuti interne
L'ornan la fronte d'ogni meraviglia[251]

Il est probable que ces sonnets valurent à leur auteur quelques-uns de ces présents qu'il ne dédaignait pas de solliciter, lorsqu'ils ne lui étaient pas offerts.

Plus d'une fois, l'Arétin servit d'intermédiaire entre le Titien et les amateurs qui désiraient obtenir quelque oeuvre de ce peintre; comme aussi, on le vit se servir des productions de son ami pour s'attirer les faveurs des grands personnages. Ainsi, c'est à sa recommandation, que le Titien termina pour Gian. Batista Torniello, architecte et gentilhomme fort riche, un tableau de la naissance de Jésus-Christ, qu'il attendait depuis longtemps[252]. D'un autre côté, nous voyons, par une lettre adressée, le 8 octobre 1531, au comte Maximilien Stampa, qu'il lui fit cadeau d'un tableau de son ami, représentant saint Jean tenant un agneau dans ses bras, tableau dont il vante la beauté[253].

S'il ne s'agissait pas du plus grand peintre de l'école vénitienne, on pourrait croire que les éloges que l'Arétin prodigue aux oeuvres de l'artiste ont été dictés par l'amitié qu'il lui portait. Mais, lorsqu'on voit, à l'église Saint-Jean-Saint-Paul de Venise, le magnifique martyre de saint Pierre, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il n'a fait que rendre hommage à la vérité, en comparant cette composition aux chefs-d'oeuvre les plus remarquables que possède l'Italie. Dans la lettre qu'il écrivait à ce sujet, le 19 octobre 1537, au sculpteur Tribolo, son ami[254], après l'avoir remercié d'un groupe du Christ mort, entre les bras de sa mère, que le sculpteur avait exécuté à son intention, il ajoute:...«A la vue du martyre de saint Pierre, vous et Benvenuto Cellini, vous avez été frappés de stupeur, et vous avez compris les vives terreurs de la mort et les vraies douleurs de la vie, imprimées sur le front et dans l'expression du saint renversé par terre. Vous vous êtes émerveillés du froid et de la couleur livide qui se montrent sur la pointe de son nez, ainsi qu'aux extrémités du corps, et vous n'avez pu retenir une exclamation de surprise à la vue du disciple qui s'enfuit, en remarquant sur son visage un air de lâcheté mêlé à la pâleur que donne la frayeur. En vérité, vous avez raison de dire que ce tableau est la plus belle chose de l'Italie. Quel admirable groupe d'anges dans l'air! Comme ils se détachent bien des arbres, qui ornent la perspective de leurs troncs et de leurs feuillages! Comme l'eau que le pinceau du Titien fait couler, baigne bien ces rochers couverts d'herbes!»—Ces éloges n'ont rien d'exagéré: Vasari, qui avait vu ce chef-d'oeuvre quelques années après qu'il venait d'être fini, dit que jamais, dans toute sa vie, le Titien n'a produit un morceau plus achevé et mieux entendu[255]. Algarotti ajoute que, de l'aveu des plus grands maîtres, on ne saurait y trouver l'ombre d'un défaut; et l'abbé Lanzi, qui préfère, comme Vasari, l'école florentine à celle de Venise, reconnaît que «le martyre de saint Pierre et celui d'un disciple de saint Antoine, à l'école de ce saint à Padoue, sont des scènes tellement émouvantes, qu'il serait difficile, dans toute la peinture, d'en trouver une autre, ou plus horrible par l'expression du bourreau qui frappe, ou plus attendrissante par l'air de la victime[256].» Suivant Vasari, le doge Gritti, ami constant du Titien, ayant vu ce chef-d'oeuvre, lui fit allouer, dans la salle du grand conseil, l'exécution de la déroute de Chiaradadda, dans laquelle on voyait des soldats combattant avec furie au milieu d'une effroyable tempête. Cette composition, entièrement d'après nature, était regardée, au dire du même auteur, comme la meilleure de toutes celles qui garnissaient la salle du grand conseil. Malheureusement ce chef-d'oeuvre a péri en 1576, dans l'incendie du palais de Saint-Marc.

Le Titien consultait surtout l'Arétin sur l'effet de ses tableaux: nous en trouvons la preuve dans plusieurs lettres, et notamment dans celle du 6 juillet 1543, que l'Arétin lui écrit au sujet du portrait de la fille de Robert Strozzi[257]. «J'ai vu, compère, le portrait que vous avez fait de la fille du seigneur Robert Strozzi, grave et excellent gentilhomme; et puisque vous me demandez mon opinion, je vous dirai que si j'étais peintre, je serais désespéré, bien qu'en voyant votre tableau, il me fallût comprendre la cause de mon désespoir. Il est bien vrai que votre pinceau a réservé ses chefs-d'oeuvre pour votre verte vieillesse[258]. Aussi, moi qui ne suis pas aveugle en cette science, j'affirme, dans toute la sincérité de ma conscience, qu'il est difficile d'imaginer que vous ayez pu faire un semblable chef-d'oeuvre, qui mérite d'être préféré à toutes les autres productions de la peinture: tellement, que la nature jugerait que cette effigie n'est pas peinte, bien que l'art nous force à reconnaître qu'elle n'est pas vivante. Je voudrais louer le petit chien caressé par la jeune fille, si la vivacité de ses mouvements m'en laissait le temps. Je conclus donc en vous disant que l'étonnement que me cause cette peinture m'ôte la parole et me ferme la bouche[259]

C'est à cette époque que l'Arétin fit un voyage à Vérone, et dans d'autres villes des États vénitiens, pour présenter ses hommages à Charles-Quint. On connaît l'accueil que lui fit ce prince: aussitôt qu'il l'eut aperçu, il lui fit signe d'approcher, le mit à sa droite et s'entretint avec lui pendant le chemin. Arrivé à son logement, l'empereur le retint pendant qu'il expédiait ses affaires: l'Arétin profita de cette occasion pour lui réciter le poëme qu'il avait composé à sa louange[260].

Ces honneurs ne l'empêchaient pas de regretter Venise, sa patrie d'adoption: il écrivait de Vérone, en juillet 1543, à son ami Titien? «Votre ami et le mien, le capitaine Adriano Perugino, aussitôt son arrivée ici, après m'avoir vu avec le bon duc d'Urbin[261] et m'avoir salué de votre part, s'est informé, dans le désir de vous tranquilliser, des motifs qui avaient pu, à la persuasion du duc, me décider à quitter le paradis terrestre. Mais qu'y a-t-il d'étonnant que vous ne puissiez le croire, lorsque je doute encore moi-même de ne pas être dans la ville que j'admire? Aussi, je répondis au chevalier qui me rapportait vos paroles: Si je ne le crois pas, pourquoi voulez-vous qu'il le croie, lui? C'est une vérité, frère, que j'ai une idée de voir le grand canal, et je ne mets pas une fois le pied à l'étrier sans regretter le repos que donne la jouissance d'une gondole. C'est fatiguer son corps, user ses vêtements et dépenser son argent que de monter à cheval: aussi, que je m'échappe d'ici, que je regagne mon trou, et que je m'y installe, je laisse les empereurs à leur poste, et jamais plus, pour tout au monde, je n'abandonnerai ma retraite aussi à la légère. Au prix de la noble, de la belle, de l'adorable Venise, toutes les autres villes me paraissent des fours, des cabanes et des cavernes.... Aussi, dès que j'aurai baisé les genoux de César, je rentrerai dans ma patrie de prédilection, en prêtant le serment solennel de n'en plus sortir[262]

Il revint effectivement à Venise, peu de temps après, comblé des présents de l'empereur. Mais les fatigues du voyages lui valurent une fièvre quarte, qu'il garda pendant une partie de l'année 1544. C'est à cette occasion qu'il publia des vers mordants et burlesques, dédiés au duc d'Urbin et intitulés: Stambotti alla villanesca, freneticati dalla quartana, con le stanze alla Sirena in comparazione degli stili[263].

Mais il ne plaisantait pas tous les jours avec la fièvre; et une lettre adressée à son ami Titien, en mai 1544[264], en même temps qu'elle peint ses souffrances, nous présente un magnifique tableau du grand canal, et fait une admirable description du coucher du soleil à Venise.

«Aujourd'hui, mon cher compère, ayant fait violence à mes habitudes en soupant seul, ou, pour mieux dire, en compagnie de cette ennuyeuse fièvre quarte qui ne me laisse plus goûter la saveur d'aucun mets, je me levai de table, rassasié de ce désespoir qui ne m'avait pas quitté depuis que je m'y étais assis; alors, m'appuyant les bras sur la balustrade de la corniche de la fenêtre, et laissant pencher ma poitrine et, pour ainsi dire, le reste de mon corps en dehors du balcon, je me mis à regarder l'admirable spectacle que présentait la réunion innombrable des barques qui, remplies d'étrangers non moins que de Vénitiens, charmaient non-seulement les regards des spectateurs, mais le grand canal lui-même, dont la vue charme quiconque sillonne ses ondes. A peine eus-je suivi des yeux la course de deux gondoles qui, montées par un nombre égal de rameurs fameux, luttaient de vitesse pour fendre les flots, que je pris beaucoup de plaisir à voir la foule qui, pour jouir du spectacle de la régate, s'était arrêtée sur le pont du Rialto, sur la rive des Camerlingues, à la Poissonnerie, sur le passage de Sainte-Sophie et sur celui da Casa Mosto. Et tandis que les rassemblements qui s'étaient formés de côté et d'autre s'en retournaient à leurs affaires, en poussant de joyeux applaudissements, voici que moi, comme un homme que la tristesse rend insupportable à lui-même et qui ne sait quel emploi faire de son esprit et de ses pensées, je reporte mes regards vers le ciel, dont l'espace, depuis que Dieu le créa, ne fut jamais embelli d'une plus admirable peinture d'ombres et de lumières. En effet, la perspective aérienne était telle que voudraient pouvoir la représenter ceux qui vous portent envie, parce qu'ils ne peuvent pas être vos égaux, ainsi que vous allez le voir par mon récit. D'abord, les bâtiments, bien que construits en véritables pierres, paraissaient d'une matière artificielle; ensuite, regardez l'air que j'aperçus vif et pur à certaines places, et trouble et terne à d'autres. Considérez encore le merveilleux spectacle que me donnèrent les nuages formés d'une vapeur condensée: dans la principale échappée de vue, ils paraissaient suspendus au milieu des édifices dont ils rasaient les toits, et ils s'étendaient ainsi jusqu'à l'avant-dernière ligne de l'horizon; tandis que, sur la droite, l'air était comme chargé d'une épaisse fumée qui se répandait en flocons noirâtres. Mais je fus surtout émerveillé des diverses couleurs qui teignaient les nuages. Les plus rapprochés brillaient des feux ardents de l'astre solaire, et les plus éloignés étaient empourprés d'une nuance de vermillon beaucoup moins vive. Avec quels admirables traits le pinceau de la nature poussait les nuages et les éloignait des palais, de la même manière que le Titien les repousse et les fait paraître éloignés dans ses paysages! Dans certaines parties, on voyait apparaître un vert-azur, et dans d'autres un azur-vert, réellement composé par le caprice de la nature, cette maîtresse des maîtres. Par l'opposition des lumières et des ombres, elle présentait en relief ce qui demandait à être vu en relief, et dans un fond obscur ce qui exigeait une dégradation dans les teintes. Je fus tellement frappé de ce spectacle que, connaissant combien votre pinceau brille de l'intelligence de votre esprit, je m'écriai trois ou quatre fois: O Titien, où es tu? En vérité, si vous aviez peint ce que je vous décris, vous feriez tomber les hommes dans cette stupeur qui s'empara de moi, lorsqu'ayant contemplé ce que je viens de vous raconter, j'en conservai le souvenir dans mon esprit beaucoup plus longtemps que ne dura cette merveilleuse peinture.»

En lisant cette admirable description, on voit que l'Arétin, ami du plus grand des peintres coloristes, savait lui-même apprécier en artiste les grands effets des ombres et des lumières. Il avait dû sans doute à son intimité avec le Titien de perfectionner son goût et d'apprendre à connaître l'emploi des couleurs, en distinguant les nuances, leurs demi-teintes et leurs dégradations au moyen du clair-obscur. Toutefois, quoiqu'il paraisse avoir préféré l'école coloriste du Titien à toutes les autres, il ne parle jamais de Raphaël ou de Michel-Ange qu'avec les plus grands éloges, et il admirait ces deux grands maîtres à l'égal du Titien. Aussi, malgré les exagérations souvent ampoulées de ses louanges, les jugements qu'il a portés des principales oeuvres des artistes de son temps ont été depuis confirmés par les critiques les plus accrédités et les plus célèbres.

Les chefs-d'oeuvre dont le Titien embellissait Venise ne purent empêcher ses ennemis de l'accuser d'avoir apporté peu de soin aux peintures dont il avait été chargé pour le palais ducal. Une lettre de l'Arétin, de février 1545, en nous révélant cette circonstance, nous apprend aussi que la sérénissime république lui avait rendu complètement justice, en repoussant cette calomnie. On sait qu'après la mort de Gian. Bellini, le Titien, ayant achevé dans la salle du grand conseil le tableau dans lequel Frédéric Barberousse, agenouillé devant la porte de Saint-Marc, fait amende honorable au pape Alexandre III qui lui met le pied sur la gorge, le sénat le récompensa en lui accordant, dans l'entrepôt des Allemands, l'office de la senseria, dont le revenu annuel était de trois cents ducats. L'obligation imposée à cet office était de faire, à chaque élection, le portrait du nouveau doge, moyennant huit écus seulement. Ce portrait était ensuite exposé dans une salle publique du palais de Saint-Marc[265]. Le Titien fit ainsi les portraits des doges Loredano, Grimani, Andréa Gritti, son protecteur; Pietro Landi, Francesco Donato, Marc Antonio de Trévise, et Venerio[266]. Il excellait dans cette partie de l'art, et depuis aucun artiste ne l'a surpassé ni même égalé. Il fit, en 1545, pour l'évêque Paul Jove, ami de l'Arétin et le sien, un portrait du jeune Barbaro Daniello, que ce prélat devait placer dans la collection des portraits qu'il possédait de la main des plus fameux artistes[267].

En répondant à la lettre par laquelle l'Arétin lui annonçait l'envoi de ce tableau, Paul Jove le prie de demander au Titien de faire une esquisse coloriée de sa figure, afin de pouvoir la placer dans sa collection de portraits[268].

Cette même année, le Titien se rendit à Rome, qu'il n'avait pas encore visitée, pour faire les portraits du pape Paul III, du cardinal et du duc Ottaviano Farnèse. Pendant son séjour, dit Vasari[269] il fut comblé de présents par le pape et ses neveux. L'Arétin lui écrivit à cette occasion, en octobre 1545[270], pour le féliciter de cette réception, et le prier d'offrir ses compliments au Bembo, devenu alors cardinal, et qui avait quitté Venise pour habiter Rome. Dans cette lettre, il donne au Titien d'excellents conseils sur la conduite qu'il devait tenir à Rome, pour y profiter de la vue des chefs-d'oeuvre de Raphaël et de Michel-Ange, conseils qui montrent bien que l'Arétin savait admirer les grands dessinateurs à l'égal des grands coloristes.—«Que vous regrettiez maintenant, lui dit-il, que la fantaisie qui vous a poussé à visiter Rome ne vous soit pas venue il y a vingt ans, je le crois facilement; mais, si vous êtes émerveillé en la voyant telle qu'elle est aujourd'hui, qu'auriez-vous fait si vous l'eussiez vue à l'époque où je l'ai quittée?

Sachez bien que cette grande ville est, au milieu des perturbations, semblable à un prince illustre revenu de l'exil: les révolutions troublent son gouvernement et le détournent de faire le bien; et néanmoins, telle est la force de sa vertu, qu'il parvient à réparer le mal. Il me semble que j'ai encore un mois à attendre que vous soyez revenu, pour vous entendre raconter ce que vous pensez des statues antiques de Rome, et pour que vous me disiez si le Buonarotti l'emporte sur elles en beauté, ou si sa valeur est inférieure; et en quoi Raphaël s'éloigne de ce grand maître ou le surpasse dans sa manière de peindre. J'aurai plaisir à raisonner avec vous de cette grande oeuvre du Bramante, à Saint-Pierre, et des travaux des autres architectes et des sculpteurs. Fixez bien dans votre mémoire le faire de chaque peintre fameux, et, en particulier, de notre Fra Sebastiano. Examinez avec attention les médailles antiques, et n'oubliez pas de comparer en vous-même les figures du compère Sansovino avec les statues des artistes qui ont la prétention d'être ses émules, et qui sont blâmés avec raison de cette présomption. Enfin, tenez vous au courant des usages de la cour et des moeurs des courtisans, aussi bien que de l'art de la peinture et de la sculpture; et, surtout, arrêtez-vous devant les oeuvres de Perino del Vaga, car il a une intelligence admirable. Au milieu de tout cela, souvenez-vous de ne pas vous oublier, dans la contemplation du Jugement de la chapelle Sixtine, à ce point que vous perdiez l'esprit de retour, de telle sorte que vous restiez absent tout l'hiver, loin de moi et de Sansovino.».

Le Titien réussit si bien dans le portrait de Paul III, qu'il fit à Rome, qu'on aurait pu appliquer à cette peinture les vers du Dante:

Dinanzi a noi pareva si verace
Quivi intagliato in un atto soave,
Che non sembiava imagine che tace:
Giurato si saria che e'dicesse ave[271].

Aussi, l'effet que ce tableau produisit fut-il prodigieux. Francesco Bocchi raconte[272] que ce portrait ayant été mis au soleil afin qu'il prît mieux le brillant du vernis, chaque passant, tant la ressemblance était vivante, s'inclinait, se découvrait et saluait, de la même manière qu'il aurait fait, s'il eût été devant le pontife en personne.

Il est certain que la beauté de cette oeuvre attira sur le Titien les bonnes grâces de tous les Farnèse et de Paul III, en particulier. Aussi Fra Sebastiano, qui était en possession de l'office del Piombo, étant venu à mourir en 1547, le pape s'empressa d'offrir cette charge lucrative au Titien, afin de l'attirer et de le retenir à Rome. Mais le digne artiste refusa cet honneur et ce profit, préférant rester dans sa chère Venise pour continuer à y vivre au milieu de ses amis, avec l'independance que comportait la sérénissime république; laquelle, pourvu qu'on ne s'occupât pas de ses affaires, souffrait volontiers l'opposition que l'on pouvait faire aux autres États. L'Arétin félicite son ami d'avoir pris cette résolution, et il le loue fort de donner à Venise la préférence sur Rome, et surtout de n'avoir pas voulu consentir à abandonner son habit laïque pour endosser le vêtement; ecclésiastique que devait porter il frate del Piombo[273].

Le séjour de Rome ne fut pas inutile au grand artiste: Giov. Batista Leoni, dans une lettré au Montemazzano, peintre véronais, élève de Paul Caliari, rapporte avoir entendu dire au Titien lui-même, pendant que dans sa jeunesse il allait souvent dans son atelier pour apprendre la peinture, qu'après avoir été à Rome, il avait grandement amélioré sa manière: car, ajoutait-il, soit que l'on recherche la force du dessin, la vivacité du coloris, la beauté de la composition ou la fidélité de l'imitation, toutes qualités nécessaires à un peintre, on les trouve réunies dans cette ville, au plus haut degré d'excellence et de perfection[274].

C'est après son retour de Rome que le Titien entreprit les portraits du roi d'Angleterre et de son fils, que l'Arétin le pria de terminer, pour être utile au seigneur Ludovico dell' Armi[275]: mais nous n'avons trouvé aucune explication sur la circonstance à laquelle ce passage fait allusion.

En décembre 1547, le Titien fut appelé en Allemagne, à la cour de Charles-Quint, qui voulait que l'artiste fît de nouveau son portrait. L'Arétin lui écrivit pour l'engager à accepter cette invitation, le féliciter d'avoir inspiré à ce grand souverain une si haute estime, et le charger de ses hommages pour ce prince[276].

Mais il paraît que l'artiste ne se mit pas en route immédiatement: il voulut finir, pour son ami, la répétition' d'un Christ qu'il destinait à l'empereur. Il lui envoya cette copie de sa main, le jour de Noël 1547: elle excita l'admiration de l'Arétin au plus haut degré; il l'en remercia par la lettre suivante:

«La copie de ce Christ, vivant et vrai, destiné à l'empereur, que vous m'avez envoyée le matin de Noël, est le présent le plus précieux qu'un roi pourrait donner pour récompense à celui auquel il voudrait témoigner toute sa bienveillance. D'épines est la couronne qui enserre sa tête, et c'est bien du sang que leurs pointes font couler. L'instrument de la flagellation ne ferait pas autrement enfler les membres immortels de cette sainte image, et ne les rendrait pas plus livides que votre divin pinceau ne les a représentés livides et enflés. La douleur imprimée sur la figure de Jésus excite au repentir tout chrétien qui admire les bras coupés par les cordes qui lui lient les mains; qui contemplera le supplice du roseau placé dans sa main droite, apprendra à devenir humble; et nul ne conservera en soi-même le moindre sentiment de haine ou de rancune, en voyant la résignation et la grâce qui ornent son visage. Aussi, ma chambre à coucher ne paraît plus un lieu mondain, mais un temple consacré à Dieu: tellement que je suis disposé à convertir mes plaisirs en prières et ma luxure en chasteté.—J'en rends grâce à votre talent et à votre courtoisie[277]

L'Arétin ne se contenta pas d'admirer seul ce chef-d'oeuvre: dans l'excès de son ravissement, il écrivit ce petit billet au Sansovino:

«Messer Iacopo, que j'aime comme un frère, venez voir le Christ que le Titien m'a donné, je vous en prie. Car, en le voyant ensemble, nous pourrons, la louange et l'honneur étant l'aliment du génie et des arts, combler de louange et d'honneur le nom et le talent d'un si grand maître[278]

D'après la description de l'Arétin, ce tableau paraît avoir beaucoup de ressemblance avec celui qui est au Louvre. Nous ignorons si c'est le même; mais, en l'admettant, on pourra facilement juger qu'il n'y avait rien d'exagéré dans l'admiration qu'il inspirait à l'Arétin. Le buste de Tibère, que l'on aperçoit au-dessus de la porte du Prétoire, est une réminiscence des marbres antiques que le Titien avait admirés à Rome; et l'on voit, à la pureté du dessin du Christ et des soldats romains qui le frappent et le torturent, que l'artiste avait profité de son séjour dans la ville des chefs-d'oeuvre de Raphaël et de Michel-Ange. Quel devait être l'effet produit par ce tableau, si l'on se reporte à l'époque où, venant d'être achevé, il brillait de tout l'éclat des couleurs du plus grand coloriste qui ait jamais existé! L'Arétin avait donc raison de se glorifier et de se réjouir de posséder un tel chef-d'oeuvre. Aussi, Lodovico Dolce, après avoir fait remarquer que le talent d'un peintre consiste principalement à savoir disposer les formes, de manière à montrer la perfection de la nature, ajoute: «C'est en quoi l'illustre Titien se montre divin et sans égal, non pas seulement à la manière que le monde croit, mais de telle sorte que, réunissant la perfection du dessin à la vivacité du coloris, ses compositions ne semblent pas peintes, mais vivantes[279]

Le Titien partit pour l'Allemagne, après avoir terminé la copie qu'il avait donnée à son ami. Nous voyons, par une lettre de ce dernier, écrite en avril 1548, qu'à cette époque il était arrivé à la cour de Charles-Quint. L'Arétin se plaint de n'avoir reçu qu'une seule lettre de lui, et l'engage à ne pas se laisser aller à l'orgueil que pourrait lui inspirer la réception de l'empereur[280]; mais il s'apaise bien vite en accusant réception d'une seconde lettre de son ami[281].

L'Espagne possède un grand nombre de tableaux de premier ordre du Titien; quelques-uns d'eux sont indiqués dans sa vie par Vasari. Raphaël Mengs, qui visita les galeries de Madrid et d'Aranjuez en mars 1776, a fait, dans une lettre adressée à don Antonio Pons, la description des oeuvres de ce maître, qu'il admira dans ces collections. Il fait remarquer toutefois que quelques-unes de ces peintures, exécutées par le Titien, à Venise, dans sa vieillesse, n'ont pas le mérite de celles qu'il avait faites sous le règne de Charles-Quint[282].

C'est après son retour à Venise qu'il fit le portrait de l'une des maîtresses de G. Battista Castaldi, un des généraux de Charles-Quint et protecteur de l'Arétin, qui lui a écrit un grand nombre de lettres[283]. Le Titien lui envoya ce portrait avec le billet suivant: «Illustre seigneur, par les dernières lettres si aimables et si chères que vous m'avez adressées, j'ai appris le grand désir qu'a votre seigneurie de posséder quelque nouvelle peinture de ma main; et parce que ma volonté, très-disposée à vous complaire, voudrait vous témoigner, par quelque effet signalé, que le seigneur Castaldi est mieux traité que tant et tant d'autres seigneurs, ne pouvant lui faire un don plus précieux, j'ai résolu de lui envoyer le portrait d'une de ses maîtresses que j'ai en ma possession. Maintenant, que le goût exercé de votre seigneurie juge de la verve qui sait animer mon pinceau, lorsqu'il a un sujet qui lui plaît et qu'il travaille pour un personnage illustre[284]

Le Titien ne resta pas longtemps à Venise; il repartit, en 1550, pour aller rejoindre à Augsbourg Charles-Quint, qui ne se lassait pas de le voir travailler, et qui voulait avoir de sa main un dernier portrait qui le représentât dans sa vieillesse[285]. Après son arrivée dans cette ville, il rendit compte à l'Arétin, par une lettre du 11 novembre 1550, de sa première entrevue avec l'empereur: «Seigneur Pietro, compère vénéré, je vous ai écrit par messer Enea (Vico Parmigiano) que je tenais vos lettres sur mon coeur, attendant l'occasion de les donner à Sa Majesté. Le jour qui suivit son départ, je fus mandé par elle: après les compliments d'usage, et lorsqu'elle eut examiné les peintures que je lui avais apportées, elle me demanda de vos nouvelles, et si j'avais votre lettre. Je lui répondis affirmativement, et je la lui présentai. L'empereur l'ayant lue tout bas pour lui, la lut ensuite de manière à ce que l'altesse son fils, le duc d'Albe, don Louis d'Avila et les autres seigneurs qui étaient dans sa chambre, pussent l'entendre... Ainsi, cher frère, je vous ai rendu le service que l'on rend à un véritable ami, ainsi que vous l'êtes; et si je puis vous servir en autre chose, ne craignez pas de me transmettre vos ordres. Le duc d'Albe ne passe jamais un jour sans parler avec moi du divin Arétin, parce qu'il vous aime beaucoup, et il dit qu'il veut être votre agent auprès de Sa Majesté. Je lui ai dit que vous illustreriez un monde, que ce que vous possédez est à tous, que vous donnez aux pauvres jusqu'aux vêtements que vous avez sur le dos, et que vous êtes l'honneur de l'Italie, comme c'est la vérité, et comme on le sait.... Soyez donc sans inquiétude, et conservez-moi votre bon souvenir, saluant le seigneur Iacomo Sansovino de ma part[286]

L'Arétin lui répondit immédiatement: il le félicite de la réception que l'empereur lui a faite; mais il se félicite plus encore lui-même de l'honneur que ce grand monarque lui avait fait en lisant les lettres qu'il lui avait adressées. «Qui n'éprouverait la plus grande consolation en apprenant avec quelle bienveillance, aussitôt qu'elle vous aperçut, Sa Majesté vous demanda des nouvelles de ma santé, et si vous, lui apportiez des lettres de moi; ajoutant, après avoir lu lentement et à haute voix ce que je lui avais humblement écrit, qu'elle me répondrait sous peu; disant cela en présence de Son Altessse, du duc d'Albe et de d'Avila, ce qui est un honneur incomparable. Aussi, j'en rends grâces à Dieu du fond de mon âme, car cette faveur vient de sa bienveillance et nullement du mérite que je puis avoir. Je ne vous en dirai pas davantage, homme divin, et je ne vous remercierai pas, parce qu'à nous deux nous ne faisons qu'un[287]

Le Titien, après son retour à Venise, ayant fait, en 1553, le portrait de Francesco Vargas, pria l'Arétin de composer un sonnet à la louange de Ce seigneur; il lui envoya le suivant, qui fait autant reloge du peintre que du personnage[288]:

Questo è il Varga dipinto e naturale;
Egli é si vivo in la nobil figura,
Ch' a Tiziano par che dice la natura:
L'almo tuo stile più elle il mio fiato vale:
In carne io l'ho partorito mortale,
Tu procreato divino in pittura,
Il da te fatto la sorte non cura,
Il di me nato il fin teme fatale.
L'esemplo in vero ha gli spirti, e sensi
Accolti in l'arte, e ch'il mira compende
Cio che allo invece di César conviensi.
Nel guardo suo certa virtu risplende,
Che con l'ardor di desiderj intensi,
Di Carlo in gloria ogni intelletto accende.

Telles furent les relations de l'Arétin avec l'illustre chef de l'école vénitienne; et l'on voit quelle intimité régnait entre eux: cette intimité ne fut pas moins grande avec le Sansovino.

Cet artiste, né à Florence en 1477, avait suivi dans sa jeunesse les leçons d'Andréa Contucci di Monte Sansovino, dont il retint le nom: Vasari fait remarquer qu'une étroite amitié l'avait uni dans son enfance avec Andréa del Sarto, et que cette amitié fut très-utile à l'un et à l'autre[289]. Il avait été appelé à Rome par Giuliano di San-Gallo, architecte de Jules II, et il y avait exécuté de nombreux travaux. C'est là qu'il avait connu l'Arétin, et qu'il s'était lié avec lui, comme Fra Sebastiano, G. da Udine et beaucoup d'autres artistes illustres: ce qui prouve, en passant, que l'Arétin n'était pas d'un caractère aussi difficile que ses ennemis ou ses critiques voudraient le faire croire. Après le sac de Rome, le 27 août 1527, par les troupes du connétable de Bourbon, le Sansovino parvint à s'échapper, et, après avoir passé quelque temps à Florence, il résolut d'aller se fixer à Venise. L'amitié qui l'unissait à l'Arétin fut-elle la cause déterminante de cette résolution? On serait tenté de le croire, si l'on réfléchit qu'il passa le reste de sa vie dans son intimité et celle du Titien, sans qu'aucun nuage ne soit jamais venu refroidir ces douces relations. Une fois établi à Venise, le Sansovino ne voulut plus la quitter, imitant en cela l'exemple de l'Arétin. En 1537, Giov. Gaddi, clerc apostolique, et plusieurs cardinaux le pressèrent de revenir à Rome, où le pape Paul III lui offrait des travaux considérables. Mais il refusa, pour ne pas s'éloigner de ses deux amis et pour ne pas quitter Venise. L'Arétin loua fort sa résolution par une lettre du 20 novembre 1537, qui contient une énumération de tous les travaux exécutés par le Sansovino jusqu'à cette époque, soit à Rome, soit à Florence, soit à Venise.» Il ne me paraît pas étonnant, lui dit-il, que le magnanime Giov. Gaddi, clerc apostolique, avec les cardinaux, et le pape lui-même vous tourmentent de leurs lettres et de leurs instances pour que vous retourniez à Rome, afin de la décorer de nouveau de vos oeuvres: mais j'aurais bien mauvaise opinion de votre jugement, si vous cherchiez à quitter le nid où vous êtes en sûreté pour affronter le péril, abandonnant les sénateurs vénitiens pour les prélats courtisans. Mais on doit toutefois leur pardonner les offres qu'ils vous font, sachant que vous êtes capable de restaurer les temples, les statues et les palais de Rome. Ils ne contemplent jamais l'église des Florentins que vous avez bâtie sur le Tibre, au grand étonnement de Raphaël d'Urbin, d'Antonio da San Gallo et de Balthasar de Sienne; et ils ne se tournent pas du côté de San Marcello, votre oeuvre, ni des figures de marbre, ni du tombeau des cardinaux d'Aragon, de Sainte-Croix et d'Aginense, qu'ils ne regrettent l'absence du Sansovino. Florence ne la regrette pas moins, tandis qu'elle admire la vie que vous avez su donner au Bacchus placé dans les jardins Bartolini[290], et tant d'autres oeuvres sculptées ou jetées en bronze. Mais ils resteront privés de votre présence, parce que votre génie a trouvé un asile digne de lui dans la noble Venise, que vous embellissez chaque jour des créations de votre ciseau et de votre intelligence. Qui ne loue les travaux que vous avez entrepris pour soutenir l'église (la coupole) de Saint-Marc? Qui n'est émerveillé à la vue de l'ordre corinthien de la Misericordia? Qui ne reste stupéfait de la construction dorique de la Zecca (Monnaie)? Qui ne s'étonne de voir l'oeuvre dorique placée sur le soubassement ionique de l'édifice commencé en face le palais de la Seigneurie? Je ne parle pas du palais Cornari dont vous venez de jeter les fondements; de la Vigna, de la Notre-Dame-de-l'Arsenal, de cette admirable Mère du Christ, qui offre la couronne au protecteur de cette ville[291]

Cette lettre contribua sans doute à affermir le Sansovino dans sa résolution de ne pas quitter Venise. Il y resta donc, et refusa, quelque temps après, une proposition singulière qui lui fut faite par ses anciens compatriotes. En 1537, le Sansovino reçut de la république de Florence, qui venait de chasser les Médicis, après le meurtre du duc Alexandre, assassiné le 6 janvier 1536, l'invitation de faire la statue de l'un de ses meurtriers, Lorenzo di Pier Francesco de'Medici, qui prenait le nom de libérateur de la patrie. Comme l'artiste résistait à cette invitation, parce qu'il se rappelait les faveurs qu'il avait reçues des Médicis dans sa jeunesse, un des conjurés, connaissant l'empire que le Titien exerçait sur le sculpteur, lui écrivit, pour le prier d'engager son ami à ne pas refuser cette grâce à sa patrie. Mais il ne paraît pas que le Sansovino ait voulu accepter ces propositions[292].

Nous avons dit[293] que l'Arétin avait fait sculpter par le Sansovino le buste du capitaine Jean de Médicis dont le Titien avait peint le portrait. C'est en 1545 que, ce buste fut exécuté: par une lettre écrite dans le mois de mai de cette année, il lui recommande de rajeunir le portrait du Titien, qui avait donné à la figure de Jean de Médicis l'air d'un homme de quarante ans, tandis que le capitaine des bandes noires était mort à l'âge de vingt-huit ans[294].

La faveur dont le Sansovino jouissait auprès du doge, des procurateurs de Saint-Marc et du sénat vénitien, ne purent empêcher l'envie de s'attachera sa gloire et de lui susciter de grands chagrins. Il avait été chargé des travaux de la bibliothèque de Saint-Marc. En 1545, cette entreprise touchait à sa fin, puisqu'il ne restait plus à faire que la voûte de la partie occupée par les procuraties de Saint-Marc. Cette voûte, à peine achevée^ s'écroula, soit que l'architecte eût mal calculé la résistance des pierres ou des supports, soit, comme le dit l'Arétin dans une lettre écrite au Titien, à cette occasion[295] que cet accident eût été causé par les ouvriers, par la rigueur de l'hiver ou par le bruit des détonations de l'artillerie que l'on avait tirée pour saluer l'arrivée de quelques navires. Quoi qu'il en soit, le Sansovino, en sa qualité d'architecte, fut considéré comme responsable de cet accident: il fut mis en prison par ordre du sénat, et condamné à une forte amende. Mais ses amis ne l'abandonnèrent point. Le Titien, l'ami du doge et du patriarche Grimani, l'Arétin, l'ambassadeur de Charles-Quint, don Diego de Mendoza, sollicitèrent son élargissement et obtinrent que le sénat revînt sur sa première décision. Le Sansovino fut rendu à la liberté, réintégré dans son emploi d'architecte de Saint-Marc, payé pour rétablir la voûte, et, par conséquent, exempté de l'amende à laquelle il avait été d'abord condamné[296].

L'Arétin, qui s'était vivement affligé avec le Titien du malheur arrivé à leur ami commun, fut le premier à le féliciter de la justice qui lui avait été rendue. Le Bembo, alors cardinal et fixé à Rome, mais qui avait habité longtemps Venise, où il avait vécu dans l'intimité du Sansovino, du Titien et de l'Arétin, n'était pas resté étranger à la décision favorable du sénat vénitien. Aussi, le Sansovino s'empressa-t-il, par une lettre d'avril 1548, de l'informer de l'achèvement de la bibliothèque de Saint-Marc, en l'assurant que ses envieux avaient exagéré beaucoup l'importance de l'accident qui était arrivé à la voûte en construction[297].

Comme Titien, le Sansovino donnait souvent à l'Arétin quelques-unes de ses oeuvres, que celui-ci offrait à des personnages puissants de cette époque, pour se procurer leurs bonnes grâces. En 1552, il lui avait donné un grand bas-relief, représentant le Christ mort entre les bras de sa mère; et leur ami commun, l'imprimeur Francesco Marcolino, lui conseillait de le conserver précieusement: il eu fit néanmoins cadeau à Vittoria Farnèse, nièce du pape Paul III. Dès que cette oeuvre parvint à Rome, elle y fut l'objet de l'admiration de tous les artistes et de Michel-Ange lui-même[298].

Suivant Vasari, peu suspect de partialité en faveur des artistes vénitiens, «les connaisseurs disaient que Sansovino était, en général, inférieur à Michel-Ange, mais qu'il le surpassait en certaines choses. En effet, la beauté des draperies, des têtes de femmes et des enfants sculptés par Iacopo n'a jamais été égalée par personne. Ses draperies sont si légères, si souples, qu'elles laissent deviner le nu: ses enfants ont une vérité de formes qui approche de celle de la nature; ses têtes de femmes ont une douceur, une grâce, une élégance auxquelles rien ne saurait se comparer, ainsi que le témoignent clairement plusieurs de ses Madones, de ses Vénus et de ses bas-reliefs[299]

Le Sansovino, comme le Titien, poussa sa carrière jusqu'aux dernières limites de la vie humaine, et, comme l'illustre peintre, il conserva toutes ses facultés jusqu'à la fin. Il mourut à Venise le 2 novembre 1570, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, treize années après l'Arétin, laissant le Titien survivre seul à cette longue intimité qui les avait unis tous les trois pendant plus de trente années. Le Titien avait pleuré la mort de l'Arétin, et l'on raconte que, pour adoucir sa douleur, il quitta Venise et fit un voyage à Cadore, son pays natal[300]. Il ne donna pas moins de regrets à la perte du Sansovino, car l'âge n'avait rien enlevé à la vivacité de ses sentiments.

Ce fut la gloire de Venise d'avoir attiré dans ses murs, par l'indépendance dont on y jouissait, et par les encouragements éclairés que sa noblesse donnait aux arts, les maîtres les plus éminents de cette époque, Michel-Ange seul excepté. C'est ainsi qu'avec le Titien et le Sansovino, on y vit briller presqu'en même temps, le Giorgione, Paris Bordone, le Pordenone, le Tintoret, Andréa Schiavoni, Paul Veronèse, et l'architecte Palladio qui, continuant l'oeuvre commencée par le Sansovino, orna Venise des plus beaux palais de l'Italie.

Après le Titien et le Sansovino, Lione Lioni d'Arezzo est, de tous les artistes de cette époque, celui avec lequel l'Arétin conserva pendant toute sa vie les relations les plus intimes et les plus suivies.

Cet artiste, graveur en médailles, fondeur et sculpteur, d'un grand talent, était natif d'Arezzo, et d'une famille unie par des liens de parenté avec celle de l'Arétin. Aussi ce dernier le traita-t-il toujours avec une cordialité particulière, l'appelant son fils et lui témoignant un intérêt qui ne se démentit jamais, même dans des circonstances où Lione mit sa protection à de difficiles épreuves.

Vasari[301] dans la biographie qu'il consacre à Lione, ne donne aucuns détails sur sa jeunesse. Nous voyons, par une lettre que Lione écrivait à l'Arétin le 23 avril 1537, qu'à cette époque, il devait, aux recommandations de ce protecteur puissant, d'être employé à Padoue et à Venise comme graveur en médailles Il s'excusait de n'avoir pas encore terminé la médaille de la duchesse de Salerne, que l'Arétin lui avait commandée, et se mettait à la disposition de Bernardo Tasso, le père du Tasse. Enfin, il était déjà fort répandu dans la haute société de Venise et de Padoue, car il explique à l'Arétin qu'il lui écrit de la maison de messere Giorgio, secrétaire de la duchesse, qu'il avait suivie à Padoue. On voit aussi qu'il devait à l'amitié de l'Arétin d'être bien avec Francesco Marcolino, Niccolò et Ambrogio, et les autres personnages avec lesquels son protecteur entretenait des relations d'intimité.

Lione ne démentait pas le reproche que Dante adresse aux naturels d'Arezzo[302]: il était emporté, querelleur, vindicatif et, de plus, très-jaloux des autres artistes. Benvenuto Cellini s'étant rendu de Venise à Padoue pour y faire le portrait[303] du cardinal Bembo, reçut de cet ami des artistes un prix très-élève de l'ébauche qu'il lui avait présentée. Cette générosité excita la colère du fougueux Lione, qui était alors occupé à faire le coin destiné à frapper la médaille de la tête de Bembo, devenu cardinal.

A cette occasion, l'Arétin lui écrivit, le 25 mai 1537, la lettre suivante[304]:

«Vous, mon fils, vous ne seriez ni d'Arezzo ni doué de talent, si vous n'aviez l'esprit bizarre: mais il faut voir la fin des choses et ensuite. Jouer ou blâmer à propos. De ce que monseigneur (Berabo) a si largement payé, comme on peut le dire, Débauche de son portrait, vous devez vous réjouir, parce que, comme il est la bonté en personne et doué du jugement le plus exquis, il ne manquera pas de rémunérer aussi largement le coin de votre médaille. Sa seigneurie, en se montrant aussi libérale que vous le dites, a voulu prouver la haute opinion qu'il a de Benvenuto, lui tenir compte des deux années qu'il a mises à venir le trouver de Rome à Padoue, et faire éclater l'amour qu'il lui porte. Vous feriez bien de lui montrer le coin d'acier sur lequel est gravée sa tête, avec l'empreinte que vous en avez tirée, afin de voir ce qu'il en dira. Ici se trouvent le Titien et le Sansovino, avec une réunion de connaisseurs qui en sont émerveillés: ils rendront justice à votre travail, et je ne puis croire que le Bembo manque à son honneur et s'y connaisse assez peu pour ne pas remarquer la différence. Il est bien vrai, toutefois, que l'amitié qui a vieilli avec la personne qui en est l'objet, obscurcit le plus souvent les yeux et les empêche de bien juger des choses. Mais votre oeuvre ne doit pas être soumise à sa seule appréciation, bien qu'il soit bon connaisseur: il faut la montrer et à lui et à ceux qui auront plaisir à la voir, et réserver votre colère pour les besoins. Voici tout ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, en réponse au conseil que vous me demandiez.»

Nous ignorons si la tête du Bembo, gravée par Lione, l'emporte effectivement sur celle dessinée par Benvenuto Cellini: toutefois, les autres médailles que l'artiste d'Arezzo a exécutées donnent la plus haute idée de son talent, et lui assignent une place très-distinguée parmi les graveurs en médailles de cette époque.

Lione ne resta pas longtemps à Venise. Entraîné par le désir de voir Rome, il ne tarda pas à s'y rendre et fut bientôt recherché, grâce à son talent, non moins qu'à la toute-puissante recommandation de son redouté protecteur. Il y était depuis quelque temps et commençait à se faire distinguer dans la foule d'artistes habiles qui habitaient cette ville, lorsqu'emporté par son caractère vindicatif, il blessa grièvement, dans un véritable guet-apens, le joaillier du pape, par lequel il prétendait avoir été offensé. De tels événements n'étaient pas rares dans ce siècle: on peut voir dans les mémoires de Benvenuto Cellini que, chaque jour, Rome était le théâtre de ces attentats qui n'étaient blâmés par l'opinion générale d'alors que lorsqu'ils n'avaient pas complètement réussi. Nous empruntons à une lettre d'un des amis de Lione, Iacopo Giustiniano, adressée à l'Arétin, de Rome, le 16 mai 1540[305], le naïf récit de cette aventure, qui mit d'abord notre artiste à deux doigts de sa perte, et qui fut ensuite, comme on le verra, la véritable origine de sa fortuné.

«Lione d'Arezzo, non moins distingué par sa naissance que par son talent, m'a prié d'écrire à votre seigneurie, pour lui faire connaître en détail tous les malheurs qui lui sont arrivés depuis peu de temps, n'ayant pu en obtenir la permission à cause de son départ précipité. Vous saurez donc que, se trouvant aussi avancé dans sa profession que considéré des grands de cette cour, il était exposé, par suite de la jalousie et de la méchanceté qu'excitait contre lui la supériorité de son talent, aux persécutions de quelques artistes médiocres de sa profession, et principalement d'un certain Pellegrino di Lenti, Allemand de nation, joaillier du pape. Cela vint à ce point qu'ayant su que cet homme l'avait traité non-seulement de faussaire, mais l'avait chargé d'autres accusations non moins graves, et qu'en outre, il avait diffamé l'honneur de sa femme, il délibéra en lui-même d'en tirer une vengeance que rien ne pourrait effacer. C'est ainsi que le premier de mars, à l'heure de l'Ave Maria, il lui fit une si affreuse balafre sur le visage, qu'à le voir maintenant il paraît un monstre difforme, et que rien, si ce n'est la mort, ne pourra désormais l'en guérir. Le lendemain, bien qu'il eût fait le coup de propos délibéré et sans que personne le sût, il arriva qu'un nommé Iacopo Balducci, directeur de la Monnaie de Rome, qui avait également été accusé de faux par ledit Pellegrino et ses émules, et qui était sorti de prison peu de jours avant l'événement, fut arrêté de nouveau et incarcéré avec Lione. Le juge, pensant que le coup avait été fait à l'instigation de ce Iacopo, sans autre indicé que l'amitié qui l'unissait à Lione, ordonna que ce dernier fût immédiatement mis à la question[306]. Pendant plus d'une grande heure qu'il y resta, Lione supporta deux épreuves avec courage et avec une âme virile. Mais le sévère magistrat ayant fait venir devant ses yeux sa vieille mère et sa pauvre femme, déjà liées, afin qu'elles fussent appliquées également à la question, il avoua sur-le-champ ce dont il était accusé, l'amour qu'il portait à sa mère et à sa femme ne permettant pas qu'il laissât ces pauvres innocentes expier sa propre faute. C'est pourquoi il fut aussitôt condamné à avoir la main droite coupée. Déjà le billot avait été dressé, et le chef des sbires était arrivé pouf exécuter cette cruelle sentence, lorsque survint un ordre de notre seigneur le pape, prescrivant qu'il fût sursis à l'exécution. Cet ordre avait été expédié à la sollicitation de monseigneur Achinto et de monseigneur Durante, lesquels, émus de pitié, avaient obtenu que Lione conservât sa main. Il demeura ainsi entre la crainte et l'espérance, soumis à de continuels interrogatoires, jusqu'à la journée d'avant-hier qu'il fut emmené, parce que son adversaire cherchait continuellement par de faux témoignages à le faire tomber dans quelque piège: et comme il savait que Lione était détesté par le sénateur (de Rome), parce qu'il n'avait pu lui faire autrefois je ne sais quel travail, il déclina la juridiction du gouverneur pour cause de suspicion, et il fit tant, que le pape remit la cause audit sénateur et à messere Pietro Antonio. Ces derniers, après avoir reconnu l'innocence de Lione, en ce qui avait rapport aux autres accusations dont il avait été chargé, l'ayant seulement trouvé coupable d'avoir fait cette balafre à Pellegrino di Lenti (s'il peut y avoir crime à cela), le condamnèrent, sous le bon plaisir du pape, aux galères de sa sainteté, dont le capitaine est Meo da Talamone, Corse de nation; sans avoir aucune pitié de sa pauvre mère, de sa femme, de ses petits enfants et de ses frères qu'il nourrissait tous de son travail. En vain il invoqua l'appui des Révérends Cesarini et Ridolfi, et la recommandation de l'illustre seigneur Costanza et de beaucoup d'autres personnages distingués qui tous, protecteurs du talent, s'efforcèrent de venir en aide à l'infortuné jeune homme. Maintenant que votre seigneurie est instruite de tout, qu'elle voie donc à trouver, le plus tôt possible, le moyen d'obtenir la mise en liberté de votre Lione, qui non-seulement vous aime et vous vénère comme un père, mais vous adore comme un Dieu. Ne laissez pas reposer vôtre plume toute-puissante, car je sais qu'elle est tellement redoutée des princes, qu'elle seule suffirait pour faire sortir des galères un assassin couvert de meurtres; à plus forte raison, un jeune homme de bien et de talent, tel que Lione, qui s'y trouve seulement pour avoir fait une balafre; et à qui? à un homme méchant et décrié, et seulement pour défendre son honneur. Et qui ne l'aurait pas fait? Pour Dieu, seigneur Pietro, Rome entière plaint son sort, tant sa conversation est douce et agréable. Quoique je n'aie avec votre seigneurie aucune relation d'intimité, je me permets de vous le recommander, parce que je l'aime plus que moi-même, en invoquant le respectueux attachement que je vous ai porté, que je vous porte et que je vous porterai tant que je vivrai.»

Cette lettre, dans la naïveté de ses appréciations, contient un tableau aussi exact que curieux des moeurs de ce siècle. On y voit un artiste outragé n'écouter que son ressentiment et se faire justice lui-même^ l'opinion publique d'alors pencher en faveur du meurtrier, et trouver tout naturel qu'il ait foulé aux pieds les lois de la justice et de l'honneur, pour tirer vengeance de propos injurieux et outrageants. On voit aussi comment la justice de cette époque procédait, non-seulement contre les auteurs de pareils crimes, mais contre tous ceux qui tenaient à l'accusé parles liens du sang. Faire appliquer à la question la mère et la femme d'un accusé, afin d'arracher à celui-ci l'aveu de son crime, était un moyen assez fréquemment en usage dans le seizième siècle; mais nous doutons que jamais, à aucune époque, l'emploi d'un semblable moyen ait pu concilier à la justice le respect des hommes; et nous sommes moins étonnés, en présence d'un procédé si complètement barbare, de voir les hommes demander à leur propre bras la réparation d'un outrage personnel.

Lione ne resta pas longtemps sur les galères du pape. Le Corse Meo da Talamone, qui les commandait, était sous les ordres d'André Doria, alors amiral de l'empereur Charles-Quint. Soit que l'Arétin eût connu ce personnage à la cour de l'empereur, soit que sa réputation seule et la crainte qu'il inspirait aux hommes les plus puissants eussent suffi pour l'autoriser à réclamer la mise en liberté de Lione, toujours est-il qu'il obtint de l'amiral sa grâce entière. Transporté à Gênes sur les galères du pape, Lione y fut rendu à la liberté par ordre de Doria. L'amiral ne borna pas à cet éclatant service la protection que valait à Lione l'amitié de l'Arétin, il lui fit le meilleur accueil et s'efforça de le retenir à Gênes. Mais Lione ne se plaisait pas dans cette ville; accoutumé aux moeurs de Rome, de Florence et de Venise, il ne pouvait se faire à la vie de Gênes. Aussi, écrivit-il à l'Arétin, le 23 mars 1541[307], pour le prier de lui procurer de l'emploi ailleurs.

«Cher et très-respectable patron, lui disait-il, vous avez sans doute appris, tant par mes lettres que par les récits qui vous ont été faits, ce qui m'arriva lorsque je fus secouru. Après avoir été mis de force sur les galères du pape, j'obtins ma liberté, grâce à André Doria, prince de Melfi, lequel, sans attacher la moindre importance à ce que j'avais fait, donna des ordres de telle sorte que je restai libre à Gênes» Aujourd'hui, que le jeune et obligeant messere Giov... se rend à Venise, j'ai voulu de nouveau vous offrir ma pauvre vie, qui est toujours disposée à vous faire plaisir; et, comme il y a fort longtemps que je n'ai entendu parler de vous, j'ai le plus grand désir d'avoir de vos nouvelles, ainsi que de vos amis de votre académie, tels que le compère messere Tiziano, votre messere Iacopo Sansovino, le compère messere Francesco Marcolino et les autres. Je vous prie instamment de m'écrire, afin que je ne paraisse pas manquer au respect que je dois à leur mérite. Je me retrouve à Gênes recherché par plusieurs grands seigneurs, peut-être parce que le prince (Doria) et le capitaine Giovanettino[308] font mine de me protéger. Mais, étant né dans une autre ville, comme vous savez, les manières de ce pays ne me chaussent pas trop. Aussi, je vous supplie et vous conjure de me faire part de ces faveurs que vous savez si bien répandre sur les hommes de mérite, comme vous avez fait à l'égard de Gianiacopo da Verona, lequel, par votre protection, est parti pour la Pologne. Je trouverais ainsi un moyen honorable de me délier des obligations que m'impose la bienveillance du seigneur André Doria, et je viendrais à vos ordres. Ainsi, de grâce, je me recommande à vous. Le seigneur marquis del Vasto (du Guast) désirait m'attirer auprès de lui[309], et, pensant peut-être que le seigneur prince ne l'aurait pas eu pour agréable, il ne m'en a plus reparlé. Mais peut-être irai-je avec lui. Ma femme, ma fille et Pompeo[310] se recommandent à votre bienveillance; ils sont venus me trouver au plus fort de l'hiver et sont ici avec moi. Ainsi donc avisez. Pour moi, je reste ici, me moquant de ces sales...[311], priant Dieu de faire mourir les méchants et vivre les bons, mais il en échappera toujours plus qu'on ne voudrait. Ne pouvant rien autre chose, donnez-moi vos ordres et je les exécuterai ponctuellement.»

Soit que l'Arétin eût conseillé à Lione d'accepter les propositions du marquis du Guast, soit que ce seigneur eût fait à Lione de nouvelles offres plus avantageuses que les premières, il est certain que notre artiste quitta Gênes et prit congé d'André Doria, pour s'attacher au glorieux gouverneur du Milanais. Ce fut là l'origine de sa fortune. Le marquis du Guast, aussi distingué par son talent militaire que par son intelligence éclairée des arts, n'épargnait rien pour honorer son gouvernement, en attirant à Milan les artistes les plus renommés de l'Italie. Connaissant les goûts de son maître et sachant que, par politique autant que par amour du beau, Charles-Quint désirait s'entourer des hommes les plus éminents dans les arts, les lettres et les sciences, il ne tarda pas à lui vanter Lione d'Arezzo comme un artiste très-remarquable. L'empereur voulut le voir et le fit venir d'abord à Bruxelles, ensuite à Madrid, où il lui confia des travaux très-importants. On peut voir, dans Vasari, l'énumération des statues, des bustes et des médailles exécutés par lui en l'honneur de Charles-Quint, «qui l'en récompensa en lui donnant une pension de cent cinquante ducats sur la Monnaie de Milan, une maison dans la rue de'Moroni, le titre de chevalier et divers privilèges de noblesse pour ses descendants. Tout le temps que Lione passa à Bruxelles avec l'empereur, il habita le même palais que ce prince qui, parfois, s'amusait à le regarder travailler[312]

Il ne fut pas moins employé par les principaux seigneurs de la cour. Vasari rapporte le détail des travaux qu'il exécuta pour le duc d'Albe, le cardinal de Granvelle, les seigneurs Vespasiano et Cesare Gonzaga, le seigneur Giov. Batista Castaldo, le marquis de Pescaire et beaucoup d'autres. On voit de lui, dans la cathédrale de Milan, le tombeau de Jean-Jacques Médicis, marquis de Marignane et frère du pape Pie IV. Ce tombeau fut exécuté d'après les dessins de Michel-Ange, à l'exception des cinq figures de bronze qui appartiennent à Lione. Ce monument fut payé sept mille huit cents écus, suivant l'accord conclu à Rome par l'illustrissime cardinal Moroni et le signor Agubrio Serbelloni[313].

Devenu riche, Lione se construisit à grands frais, dans la rue de'Moroni, à Milan, une magnifique habitation dédiée à Marc-Aurèle, à cause de la statue équestre moulée en plâtre sur celle qui est au Capitule, qu'il avait placée au milieu de la cour principale[314]. Il rassembla dans cette maison les plâtres moulés sur les meilleurs ouvrages de sculpture antique et moderne, et vécut au milieu des jouissances que donnent les richesses et les arts. C'est dans cette maison que Lione reçut son ami Francesco Salviati à son retour de France: il s'y reposa quinze jours avant de se rendre à Florence[315].

Tout en s'occupant de couler en bronze des statues et des bustes, il ne négligeait pas sa première profession de graveur en médailles. Nous voyons, par une lettre de l'Arétin, de juin 1545[316], qu'il venait de graver la médaille du Molza, leur ami commun. L'Arétin lui adressa de grands éloges à l'occasion de cette oeuvre. «En vérité, lui écrit-il, la ressemblance de notre ami à le cachet de votre intelligente exécution; elle est tellement frappante, qu'il m'a semblé le voir en personne. Vous faisiez grand tort à la postérité en la privant du glorieux modèle d'un homme aussi célèbre. Reproduisez les traits de pareils personnages, et non de ceux qui se connaissent à peine eux-mêmes, bien loin d'être connus des autres. Le burin ne devrait reproduire aucune tête qui n'eût auparavant été tracée par la renommée, et l'on ne comprend pas que les anciennes lois aient permis qu'on reproduisît sur le métal les ressemblances d'hommes qui n'en étaient pas dignes. C'est ta honte, ô siècle, de souffrir que jusqu'aux tailleurs et aux bouchers soient représentés vivants en peinture!»

L'indignation de l'Arétin se comprend et se justifie si l'on ne veut trouver dans un portrait ou dans une médaille qu'un intérêt historique. Mais, au point de vue de l'art, les traits de l'homme le plus vulgaire présentent souvent autant d'intérêt que ceux des personnages les plus illustres. Qui n'admire certains portraits de Rembrandt ou du Titien, représentant des inconnus, à l'égal des portraits de Balthazar Castiglione, ou du roi François Ier? Sans doute l'esprit est plus satisfait lorsque, par le talent du peintre, il peut connaître la physionomie d'un personnage historique; mais l'art consistant surtout dans le mérite de l'exécution, il importe souvent fort peu à la postérité de pouvoir mettre un nom sur un portrait; il lui suffit que l'artiste, inspiré par son génie, ait su animer, par le contraste des lumières et des ombres, par la vigueur ou par la grâce de son pinceau, les traits qu'il a voulu rendre.—Mais l'Arétin a raille fois raison de se plaindre des portraits vulgaires, lorsqu'ils n'ont aucun mérite d'exécution, car c'est ajouter à l'insignifiance du personnage la médiocrité de la peinture.

Au reste, dans le siècle de Lione et de l'Arétin, les sculpteurs, les peintres et les graveurs ne reproduisaient que très-rarement l'effigie d'hommes placés dans une condition ordinaire ou obscure; ils réservaient leurs pinceaux, leurs ciseaux et leurs burins pour les rois, les princes, les cardinaux et les grands seigneurs. Il fallait être l'ami du Titien, du Sansovino, de Lione ou d'un autre grand artiste, pour en obtenir un portrait, un buste ou une médaille.

Lione, en particulier, s'attacha à reproduire les traits des grands personnages de son temps. Nous voyons, par une lettre de l'Arétin (avril 1546[317]), qu'il grava sur plusieurs médailles le portrait du pape Paul III. Il avait si bien rendu l'expression de sa physionomie, que l'Arétin lui écrivait que «sans respirer elle respire, et sans mouvement elle paraît se mouvoir.» A la même époque, il exécutait une tasse d'or pour Ferrante Gonzaga, alors gouverneur de Milan; l'Arétin le félicite de travailler pour ce personnage illustre, et l'engage à mettre tous ses soins à le satisfaire, parce qu'il en retirera plus d'honneur et de profit qu'il ne peut le supposer[318].—Suivant Vasari, Lione coula en bronze, pour Cesare Gonzaga, un groupe représentant don Ferrante, armé, moitié à l'antique, moitié à la moderne, et foulant aux pieds le Vice et l'Envie, par allusion aux ennemis qui avaient vainement essayé de lui nuire auprès de Charles-Quint, au sujet du gouvernement de Milan[319].

En 1552, il venait de terminer des statues en bronze destinées à Charles-Quint: l'Arétin en fait l'éloge, non qu'il paraisse les avoir vues, mais il lui dit que tous ceux qui ont quelque connaissance en sculpture les louent comme elles le méritent, et les admirent à sa très-grande satisfaction, parce qu'il lui est aussi cher pour son talent que pour la parenté qui les unit[320].

Cette même lettre contient une allusion assez curieuse à des propositions de dignités ecclésiastiques qui auraient été faites à l'Arétin, ou du moins que Lione supposait lui avoir été faites par l'évêque d'Arras, le célèbre cardinal Granvelle. L'Arétin répond à Lione qu'il a reçu sa lettre avec celle de l'évêque d'Arras, mais qu'il suppose, à tort, que cette lettre renferme quelque proposition qui soit à son avantage, tandis que l'évêque ne fait que s'excuser de n'avoir pas encore répondu à la lettre qu'il avait adressée à l'empereur, et cela, par la raison que la renommée avait répandu le bruit, par raillerie, qu'il avait daigné se faire prêtre, à l'aide de quelque dignité qu'on lui aurait conférée. Il ajoute: «Je l'en remercie très-sincèrement, car le jugement de son éminence m'a tellement pénétré l'âme, que j'en comprends le secret.»

Malgré l'obscurité de ce passage, il est facile de voir que l'Arétin n'était rien moins que disposé à se faire prêtre, alors même qu'on aurait voulu lui conférer le cardinalat. Quand bien même, grâce à la toute-puissante protection de Charles-Quint, ses antécédents et sa vie licencieuse n'auraient mis aucun obstacle à cette étrange métamorphose, il est plus que douteux que l'Arétin eût jamais consenti, à quitter Venise et à perdre l'indépendance avec laquelle il y vivait, pour une dignité qui ne pouvait rien ajouter à sa puissance et à sa réputation. D'ailleurs, il lui aurait fallu trop d'efforts et trop d'hypocrisie pour plier son esprit aux convenances de sa nouvelle position: sa réponse à Lione doit donc paraître sincère.

Ce Lione, son parent, et qu'il appelle souvent son fils, était destiné à lui créer constamment des embarras et des inquiétudes; sa bonne fortune ne l'avait pas rendu plus sage, et il avait conservé toute l'impétuosité de ses passions et toute la fougue de son caractère. On a vu l'affreuse vengeance qu'il tira de l'Allemand Pellegrino di Lenti, joaillier du pape; une lettre de l'Arétin, du mois d'avril 1546[321], prouve qu'il se montra non moins impitoyable à l'égard d'un certain Martine, l'un de ses élèves, que Bottari suppose devoir être le sculpteur Martino Pasqualigo. Nous ne connaissons pas la cause de cette nouvelle vendetta: il paraît seulement que Lione, devenu riche et grand seigneur, n'avait pas voulu faire le coup lui-même, et qu'il en avait chargé l'un de ces bravi, toujours prêts, moyennant salaire, à mettre leurs bras à la disposition de qui en avait besoin. L'Arétin reproche vivement à Lione sa conduite: dans sa lettre, pour ne pas irriter cet homme si emporté, il s'efforce d'employer tour à tour les caresses d'un père et les remontrances d'un ami.

«Si vous avez jamais douté, lui dit-il, que je vous regarde comme un fils, l'indignation et le mépris que je vous ai témoignés, en véritable père, puisque vous êtes bien réellement mon fils, ont dû faire disparaître tous vos doutes. Croyez-vous qu'il eût été digne de l'attachement que je vous porte, tant parce que nous sommes d'une même patrie que parce que vous n'avez pas d'égal dans l'art de graver des médailles, de ne pas vous témoigner mon indignation du traitement infligé à Martino? Si vous l'eussiez vu avec son visage tout difforme et son air si changé, je suis convaincu que non-seulement vous n'auriez pas pu retenir vos larmes, mais que, reportant votre ressentiment sur celui qui l'avait si cruellement frappé, votre propre conscience vous aurait indigné contre vous-même. Cela doit vous paraître d'autant plus vrai, qu'il ne vous fait pas honte dans votre art, puisqu'il vous imite si bien, vous, son maître, que vous pouvez à bon droit vous glorifier et non vous repentir de le lui avoir enseigné. Maintenant je veux oublier l'indignation que je vous avais témoignée, pour la reporter tout entière sur celui qui, au lieu de lui faire peur, selon votre intention, lui a enlevé la vie en la lui laissant, et je vous rends ma bienveillance.»

Quelques années plus tard, le fougueux artiste ayant offensé, par son mépris, les principaux citoyens d'Arezzo qui lui avait préparé une entrée solennelle dans sa ville natale, l'Arétin l'en blâma vivement.—«Les premiers personnages delà ville, lui écrit-il, étaient venus à votre rencontre en grand nombre et à cheval, et vous n'auriez pas manqué de trouver dans la ville un logement honorable et des visites, témoignage de distinction aussi flatteur pour vous qu'exemple remarquable de la récompense que le talent peut obtenir.... Si toute supériorité paraît odieuse et insupportable, c'est surtout celle qui accompagne un citoyen dans sa patrie: car, encore bien que l'envie prenne racine partout, il n'y en a nulle part de plus acharnée contre le talent et le mérite que celle qui se rencontre là où l'homme a reçu le jour. Le défaut des ignorants consistant à ne pouvoir pas supporter la supériorité de l'intelligence, plus les esprits sont à leur niveau, moins ils sont disposés à les attaquer. C'est pourquoi votre admirable profession a reçu de vous-même une injure grave et une grande offense, indépendamment du mécontentement que vous m'avez causé: et comme je vous aime ainsi qu'on doit aimer tout à la fois un parent et un homme de mérite, il me semble que vous m'avez enlevé une partie de mon honneur et de ma réputation, en perdant l'occasion de profiter des préparatifs qui avaient été faits pour votre réception solennelle. Ne pouvant m'en venger autrement, je ne vous salue pas de la part de Titien et de Iacopo (Sansovino), bien que chacun de ces artistes illustres, l'un par son coloris, l'autre par l'art de travailler le marbre, m'en ait prié avec instance[322]

L'intimité établie entre Lione et l'Arétin était fondée autant sur la parenté que sur une patrie commune. Ce dernier motif paraît avoir amené la liaison de l'Arétin avec Vasari. Ce grand artiste, non moins illustre par ses écrits que par ses oeuvres de peinture et d'architecture, dut, dans sa jeunesse, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même[323], à la protection de Silvio Passerini, cardinal de Cortona, d'étudier le dessin sous la direction de Michel-Ange et d'Andréa del Sarto. Grâce à la protection du cardinal Hippolyte de Médicis et du duc Alexandre, il ne tarda pas à se trouver en faveur à Florence. Mais, étant plus jeune que l'Arétin[324], on peut présumer qu'il dut à sa puissante recommandation d'être distingué dans la foule des artistes qu'attirait à Florence le goût bien connu des Médicis pour les lettres, les sciences et les arts. On voit, par une lettre que Vasari lui adresse de Florence, le 7 septembre 1535[325], qu'il le considérait comme son protecteur. Informé du vif désir qu'avait l'Arétin de posséder des dessins et autres oeuvres du grand Buonarotti, qui ne les lui prodiguait pas, ainsi qu'on le verra par la suite, il lui envoie une tête en cire, de la main «de ce grand maître et monarque de l'art, qui est plus qu'un homme et qui, seul, s'efforce de suivre la nature. Connaissant, ajoute-t-il, le goût et le jugement dont le ciel vous a doté pour apprécier les oeuvres d'art, je désire que vous conserviez avec soin celle que je vous envoie: car, puisque vous êtes ce véritable miroir de toute espèce de mérite, je suis certain que cette ébauche ne peut manquer de vous faire le plus grand plaisir, tant à cause de la vivacité des traits mêlée à la profondeur du dessin, qu'à cause de son exécution si nette et si digne d'admiration. Je vous dirai que j'ai eu la plus grande peine à la retirer des mains de son possesseur, non-seulement parce qu'il arrive toujours que ceux qui ont de telles choses, même lorsqu'ils ne s'y connaissent pas, attachent, à cause du nom, beaucoup de prix à les conserver, mais ensuite parce qu'un grand nombre de personnes désirent les avoir. Soyez persuadé que si je n'eusse eu l'appui et la recommandation du très-obligeant messere Girolamo da Carpi, je ne l'aurais pas obtenue. Quoi qu'il en soit, je vous la donne et vous l'envoie, et je n'ai aucun regret de m'en priver pour vous en faire cadeau. Car le ciel m'a donné assez de jugement pour que je comprenne qu'elle sera mieux placée en vos mains qu'entre les miennes. Ne doutez donc plus, d'après cela, que ma personne ne vous appartienne entièrement, et soyez persuadé que, puisque je vous appartiens, vous devez également avoir ce que je possède. Mais c'est assez débibiter de compliments à la manière d'un jeune novice.»

Par cette même lettre, Vasari envoie à l'Arétin un dessin de Sainte-Catherine ébauché de sa main: il lui rappelle qu'il lui a promis de lui envoyer son portrait ainsi que ses oeuvres, et lui dit qu'il ne lit, n'étudie et n'adore que ce qui sort de sa plume. Il entre ensuite dans des détails qui prouvent qu'il était chargé des intérêts de l'Arétin à Florence et à Arezzo, et qu'il était en relations avec sa soeur: enfin, il le charge de ses compliments pour le Titien, «dont il attend les ordres, dit-il, avec plus d'impatience que les pauvres la distribution de la soupe (la minestra), le jour de la fête de Saint-Antoine, et il se tient à sa disposition comme un prêtre nouvellement ordonné.»

A quelque temps de là, Vasari envoya à l'Arétin la copie d'un des quatre cartons qu'il devait exécuter, par ordre du duc Alexandre, dans une salle du palais des Médicis, que Giov. d'Udine avait laissée inachevée[326]. Nous reproduisons en entier la lettre qu'il lui écrivit à cette occasion, parce qu'elle contient sur ces cartons des détails qui ne se trouvent pas dans sa biographie[327].

«Le désir bien naturel que vous me témoignez, après m'avoir accordé votre protection en me traitant comme un fils, de posséder quelque chose de ma main, fait que je m'efforcerai de vous envoyer, à la première occasion, par le courrier Lorenzino, un des quatre cartons que j'ai fait exécuter dans cette chambre située dans la partie du palais des Médicis, où était, il y a peu d'années, la loge publique: si ce n'eût été d'un poids trop lourd, je vous aurais envoyé non-seulement celui-ci, mais les quatre ensemble. Mais je vous expliquerai clairement la composition de ceux qui me restent, et par celui que j'en voie, vous connaîtrez facilement les airs des figures, la disposition des vêtements, le mouvement des personnages et leurs expressions; enfin, la manière et le style avec lesquels j'ai traité les autres. Notre illustrissime duc admire tellement les hauts faits de Jules César, que, s'il poursuit sa carrière et que je passe ma vie à le servir, peu d'années ne s'écouleront pas sans que ce palais ne soit rempli des peintures de l'histoire entière de ce héros. Il a voulu que, pour la représentation de cette histoire, j'exécutasse les figures de grandeur naturelle, et que je représentasse d'abord, pour premier tableau, qui est celui dont je vous envoie le carton, l'aventure qui lui arriva en Egypte, lorsqu'il fut forcé de fuir devant Ptolémée. Au milieu des vaisseaux qui combattent les uns contre les autres, César, voyant le danger qui le menace, n'hésite pas à se précipiter dans la mer, et, nageant avec vigueur, il porte dans ses dents le vêtement impérial du commandement, et tient d'une main, au-dessus des flots, le livre des Commentaires; tandis que, se soutenant au milieu des ondes avec l'autre main, il arrive sain et sauf au rivage, passant à travers les navires remplis de soldats qui lui lancent une grêle de traits et le poursuivent sans pouvoir l'atteindre. Ainsi que vous le verrez, j'ai représenté une mêlée de soldats nus, afin de montrer l'étude que j'ai faite de l'art, et ensuite pour me conformer à la vérité historique, qui nous montre les navires montés par des rameurs combattant vigoureusement les uns contre les autres.—Si cette composition vous plaît, j'en serai charmé, puisque vous désirez qu'il sorte de votre patrie, et de votre temps, un de ces peintres qui ont le talent, avec leur pinceau, de faire parler les figures. Et, comme il me semble que Dieu a comblé vos désirs, conseillez-moi de mettre de côté la jeunesse avide de ces plaisirs qui ont pour résultat d'égarer l'intelligence, delà rendre stérile et de l'empêcher de produire ces fruits qui entretiennent la mémoire des hommes après leur mort. Ces paroles doivent suffire, mon cher messere Pietro, à celui qui a résolu de conquérir la renommée, pour l'exciter à devenir un homme célèbre parmi les esprits les plus distingués. Ne doutez donc pas que je ne travaille tant, si le ciel m'en donne la force, comme il a bien voulu me l'accorder jusqu'à ce jour, que la ville d'Arezzo, célèbre seulement dans les arts et dans les lettres, mais qui, à mon avis, n'a encore produit que des peintres médiocres, pourra, grâce à moi, rompre la glace, pourvu que je poursuive les études que j'ai commencées.—Mais je reviens au second carton, où j'ai représenté la nuit, qui fait briller sur les figures la lumière éclatante de la lune. On y voit César, qui, après s'être éloigné de sa flotte et de son armée, occupée à dresser des feux et des fortifications sur le rivage, lutte seul, dans une barque contre la mer déchaînée. Le nautonier hésitait, troublé parla tempête; mais César lui dit: «Ne crains rien, tu portes César.» On voit encore des matelots luttant contre les vents, et des vaisseaux agités par les flots, et cette composition est très-compliquée. Le troisième carton représente César, lorsqu'on lui apporte toutes les lettres que les amis de Pompée avaient écrites à ce rival contre lui, et qu'il les fait jeter dans le feu au milieu de la foule assemblée. Le dernier carton représente son célèbre triomphe. On voit, autour de son char, la multitude des rois prisonniers, et les bouffons qui les tournent en dérision, les chars portant les statues et les tableaux des villes prises d'assaut, et un nombre infini de dépouilles, récompense et honneur des soldats. Cette dernière composition n'est pas encore mise en oeuvre, parce que j'ai été obligé de la suspendre pour exécuter autre chose pour Son Excellence. Mais, je viens de finir de colorier les trois premières.—Maintenant, portez-vous bien, souvenez-vous de moi, qui désire vous voir un jour j saluez de ma part le Titien et le Sansovino j et lorsque vous aurez le carton que je vais vous envoyer, daignez me faire savoir ce qu'ils en pensent et en même temps votre propre sentiment: et sur ce, je vous quitte.»

Cette lettre est surtout remarquable par la résolution qu'elle annonce de la part de Vasari de travailler à acquérir la renommée et la gloire qui assurent l'immortalité. Il tint parole, et réalisa la prédiction qu'il avait faite à l'Arétin d'illustrer sa ville natale. Mais, lorsqu'il écrivit cette lettre, il ne soupçonnait pas que sa réputation d'écrivain effacerait presque celle d'artiste, et il était loin de supposer que ses écrits seraient un jour plus recherchés par la postérité que ceux de son compatriote, alors dans tout l'éclat de sa renommée et de sa puissance[328].

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