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Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV

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«lequel, suivant le jugement d'un de ses contemporains[92], «était doué d'un esprit élevé et vaste dans lequel «il n'y avait point place pour les petites choses,»

c'est la construction de Saint-Pierre.

Nicolas V avait songé à réparer la basilique du prince des apôtres, et, dans ce but, il avait fait étudier un plan de cette restauration par l'architecte Bernardo Rossellini. Mais la mort l'empêcha de donner suite à ce projet, et on ne voit pas que ses successeurs aient eu l'intention de le reprendre. A l'avènement de Jules II, l'ancienne basilique menaçait ruine, et la nécessité de sa reconstruction ne pouvait être mise en doute. Cependant, les cardinaux se montrèrent opposés à la démolition de la vieille église; non qu'ils ne désirassent voir s'élever une nouvelle basilique, construite sur un plan plus vaste et plus magnifique, mais parce qu'ils ne pouvaient, sans gémir, se résigner à voir détruire de fond en comble l'ancienne église vénérée dans toutes les parties de la terre, rendue auguste par les tombeaux de tant de saints et de martyrs, et célèbre par tant d'événements remarquables qui s'étaient accomplis dans son enceinte.

Cependant Bramante ne cessait d'exciter le pontife à attacher son nom à un monument digne de la puissance de l'Église et de sa propre grandeur. Le pape avait consulté Giuliano da San Gallo, en qui depuis longtemps il avait grande confiance[93]. De son côté, Bramante avait résolu de repousser tout projet petit et mesquin, de ne rien entreprendre qui ressemblât à ce qui était alors connu, mais d'aborder une oeuvre ardue, périlleuse, qui fit un jour à venir l'admiration de la postérité, en excitant un étonnement mêlé de terreur[94]. Pour vaincre les derniers scrupules du pontife et le déterminer à approuver son projet, Bramante fit exécuter un plan en bois de la nouvelle basilique. Jules II, frappé de la beauté du plan, ordonna sur-le-champ de démolir la moitié de l'ancienne église, afin qu'on pût jeter les fondements du nouvel édifice[95].

La première pierre de la basilique actuelle fut posée par le pontife, le samedi 18 avril 1506, après une messe solennelle, en présence des cardinaux et d'un grand nombre de prélats.—«Après des prières et des cérémonies, Jules bénit la première pierre, fit dessus le signe de la croix, et la posa de ses propres mains, dans la ferme espérance que Dieu, par l'avertissement duquel il avait entrepris de reconstruire dans une forme plus vaste cette antique basilique, qui était sur le point de périr de vétusté, lui donnerait, par le mérite des saints apôtres et par ses prières, les moyens de mener à bonne fin ce qu'il avait commencé[96]

Jules II ne se contenta pas de donner dans la ville de Rome le plus grand éclat à cette cérémonie. Vivant dans la meilleure intelligence avec le roi d'Angleterre, Henri VII, qui n'avait pris aucune part aux expéditions conduites en Italie par les rois de France et d'Espagne, il ordonna par sa bulle Hoc die, du 18 avril 1506, dont nous venons de traduire le préambule, qu'il serait fait part à Henri de la pose de la première pierre de la basilique du prince des apôtres. —Ainsi, ce grand pontife, plein de confiance dans l'oeuvre qu'il avait commencée, et persuadé que le monument élevé par Bramante exciterait l'admiration de la postérité, n'hésitait pas à signaler au monde entier la main mise à cette colossale entreprise comme un des événements les plus remarquables de son pontificat. Cette prévision du protecteur de Bramante, de Michel-Ange et de Raphaël n'a point été déçue. La basilique de Saint-Pierre, malgré les modifications introduites plus tard dans le plan primitif, aussi simple que grandiose de l'architecte d'Urbin, domine de sa masse imposante tous les monuments de la ville éternelle, et tant qu'elle existera, cette église sera reconnue pour le plus merveilleux édifice des temps modernes.

Les grands travaux entrepris par Jules II, le goût décidé du pontife pour les antiques, les encouragements qu'il accordait aux lettres et aux sciences, avaient attiré à Rome un grand nombre de savants, de littérateurs et d'artistes. Les premiers vivaient entre eux, sous le patronage des cardinaux les plus influents, parmi lesquels le cardinal Jean de Médicis se faisait remarquer, Lien avant son avènement au pontificat. Ils avaient formé des réunions, modèles des académies qui se formèrent plus tard, dans lesquelles ils traitaient toutes sortes de sujets. La maison de Léon X, lorsqu'il n'était encore que cardinal, située dans le forum Agonale, aujourd'hui place Navone, était fréquentée par ces littérateurs, parmi lesquels on comptait Ange Colocci, Paul Cortesi, Jacques Sadolet, Béroalde le jeune, Fedor Inghirami, le poëte Tebaldeo, le Bibbiena, le Bembo, Jérôme Vida, Marc-Antoine Casanova, Pierre Valeriano, Blosio Palladio, Jérôme Niger et beaucoup d'autres. Balthasar Castiglione, lorsqu'il venait à Rome, ne manquait pas d'assister à ces réunions, dans lesquelles, suivant les expressions d'un des assistants[97], «il se faisait remarquer non-seulement par la noblesse et la dignité de ses manières, mais surtout par l'élévation de son esprit, les qualités de son coeur, et par des connaissances dignes d'un homme supérieur qui avait étudié toutes les parties des sciences.»

La vie littéraire, à cette époque, s'efforçait de ramener les moeurs à l'imitation de celles de l'ancienne Rome, du temps d'Auguste. Et de même qu'on trouve dans les pièces de vers adressées par Béroalde et Sadolet aux courtisanes les plus en vogue de leur temps, des inspirations prises dans Horace, Tibulle et Properce, de même aussi l'on rencontre, dans les habitudes de la vie, des usages et des vices empruntés aux Romains contemporains de ces poètes. Paul Jove nous en fournit la preuve dans une anecdote qui mérite d'être rapportée.

Il paraît que lorsque les pêcheurs prenaient dans e Tibre un hombre, ou tout autre poisson remarquable par sa grosseur, ils étaient dans l'usage d'en offrir la tête, comme un tribut, aux trois conservateurs de la ville. «Il y avait alors à Rome, dit Paul Jove, un certain Tamisius, célèbre par son esprit, ses mordantes saillies et ses bons mots, mais complètement méprisé à cause des bassesses qu'il ne craignait pas de faire pour satisfaire sa gourmandise. Ce parasite avait un valet constamment aposté au marché aux poissons, et dès qu'il apprenait que la tête d'un hombre monstrueux venait d'être portée aux triumvirs, il s'acheminait aussitôt vers le Capitole. Là, feignant d'être retenu par une affaire importante, il s'efforçait adroitement, par d'habiles flatteries, de se faire inviter à dîner. Une fois, comme il accourait au Capitole, il arriva que les conservateurs décidèrent que la tête de l'hombre serait envoyée en cadeau au cardinal Riario. Tamisius apercevant à l'entrée du palais des conservateurs cette noble tête placée sur un grand plat orné de guirlandes, comprit qu'il avait manqué sa proie. Mais, sans se décourager, il se mit à la suivre à une certaine distance, envoyant son valet en avant, avec ordre de ne pas perdre de vue les porteurs. Apprenant peu après qu'on avait porté ce mets succulent au palais du cardinal Riario (à la grande chancellerie): «C'est bon, dit-il, il n'y a rien de perdu; nous serons reçus à bras ouverts;» car il était depuis longtemps un des habitués de la table du cardinal, table qui l'emportait, par sa délicatesse, sur toutes les autres maisons de Rome. Mais le cardinal Riario, qui était de sa nature grand et généreux, à la vue du présent que lui envoyaient les conservateurs, s'écrie: «Cette tête triumvirale, la plus grande qui ait été trouvée dans le Tibre, doit être réservée pour le plus grand des cardinaux.» Et sur-le-champ, il la renvoie au cardinal Frédéric San Severino, célèbre par sa prodigalité. Tamisius se remet aussitôt en route, maudissant la générosité inopportune du cardinal Riario: il remonte sur sa mule, accompagnant le cadeau jusqu'au palais de San Severino. Celui-ci, ne se montrant pas moins désintéressé, donne ordre de porter la tête de l'hombre, ornée de fleurs et d'herbes fraîches et placée sur un plat doré, au riche banquier Chigi, auquel il devait de grosses sommes et des intérêts énormes. Tamisius, déçu pour la troisième fois de l'espoir de satisfaire sa gourmandise, traverse de nouveau les rues de Rome, accablé de chaleur, et hâtant le pas de sa monture, car le soleil était dans toute sa force. Il parvient ainsi aux superbes jardins situés dans le Trastevère, que Chigi faisait alors décorer avec la plus grande magnificence. Arrivé là, tout haletant et mouillé de sueur, à cause de son embonpoint, il est pour la quatrième fois trompé par la fortune: il trouve Chigi occupé à parer de fleurs la tête de l'hombre, et donnant l'ordre de la porter de suite à une courtisane dont il était épris, et à laquelle sa beauté, ses charmes rehaussés de la connaissance de l'antiquité avaient fait donner le surnom d'Imperia. Tamisius, maudissant son destin, tourne bride, n'ayant pas honte de sa gourmandise, qui lui faisait supporter ces travaux d'Hercule. Il s'achemine vers la demeure d'Imperia, bravant un soleil ardent qui brûlait la rue conduisant au pont Sixte. En résumé, telles furent la persistance de sa gourmandise et sa passion pour les bons morceaux, qu'après avoir été ainsi ballotté par toute la ville, ce savant en robe, ce vieillard finit par souper, sans nulle vergogne, avec une courtisane, étonnée de l'arrivée d'un hôte si peu attendu[98]

Cette courtisane Imperia était alors la femme à la mode, la lionne, la dame aux camélias de la ville de Rome. Mais, vivant au milieu de savants qui lui offraient l'hommage de leur admiration et de leur amour dans des odes latines, comme Sadolet, ou dans des vers saphiques, comme Béroalde le jeune, elle s'efforçait de vivre comme avaient pu faire quinze cents ans plus tôt Lesbie, Glycère ou Lydie. Elle cultivait la poésie: des livres latins et italiens ornaient son boudoir, et c'était pour l'amour du grec qu'elle recevait les compliments et les caresses de ses adorateurs.

C'est probablement à cette courtisane que le Castiglione adressa ces distiques, à l'imitation d'Horace et de Properce:

Me miserum quisnam haec tam bella Labella momordit?
Improbus et verè rusticus ille fuit.
Non aliter leporem canis, accipiter ve columbam
Maudit: adue fluit in turgidulo ore cruor.
Quid nectis, malesana, dolos? quid, perfida, juras?
Lividam ab impresso agnosco ego dente notam.
Atque utinam non ulteriora etiam malus ille
Sumserit. Heu duras in amore vices[99]!

Le savant Nicolas Campano, surnommé Strasimo, donnait à Imperia des leçons de versification: mais ces études ne l'empêchaient pas de rechercher toutes les jouissances du luxe le plus raffiné, et d'exploiter ses adorateurs. Bandello, dans ses Nouvelles[100], parle de la manière somptueuse avec laquelle elle recevait ceux qui lui faisaient visite. Tels étaient l'éclat et la magnificence de ses appartements, que l'ambassadeur d'Espagne étant chez elle, cracha au visage d'un domestique, en disant qu'il n'y avait pas d'autre place que celle-là. Imperia mourut à vingt-six ans, dans tout l'éclat de sa vogue et de sa beauté. Elle fut inhumée dans l'église de Saint-Grégoire, et l'on grava sur sa tombe l'inscription suivante:

Imperia, cortisana romana, quae digna tanto nomine, Rarae inter homines formea specimen dedit. Vixit annos XXVI, dies XII; obiit 1511, die 15a augusti[101].

Ainsi, dans ce siècle, la beauté, la forme, était publiquement honorée presque à l'égal de la vertu, et à l'exemple des Athéniens du temps de Périclès, les Italiens du seizième siècle assuraient à la beauté, même couverte de vices, les honneurs de l'immortalité! En présence de ces faits, attestés de la manière la plus authentique, on doit moins s'étonner de la licence de moeurs qui régnait alors dans tous les rangs de la société, et principalement dans les plus hautes classes[102].

Si le banquier Chigi, le protecteur de la belle Imperia, n'eût fait servir son immense fortune qu'à satisfaire les caprices de cette courtisane, sa mémoire, aujourd'hui, serait ensevelie, comme celle de tant d'autres grands de ce monde, dans l'oubli le plus profond et le mieux mérité: mais son amour pour les arts, les généreux encouragements qu'il leur accorda, l'amitié qui l'attacha aux plus grands maîtres de son temps ont fait surnager son nom sur l'océan des âges, et l'ont entouré d'une brillante auréole. Lié intimement avec le Castiglione qu'il avait connu à la cour d'Urbin, il ne l'était pas moins avec Raphaël; à ce double titre, sa biographie mérite d'être rapportée avec développement. C'est ce que nous allons essayer de faire, en nous aidant des recherches les plus récentes, publiées à Rome, et particulièrement de celles du docte Fea, qui, comme bibliothécaire de l'illustre maison Chigi, eut pendant très-longtemps à sa disposition les titres et les documents particuliers à cette famille, et toutes les richesses manuscrites et imprimées de cette vaste collection rassemblée depuis plusieurs siècles.

Agostino Chigi est un de ces amateurs illustres que le goût des arts et l'amitié des grands artistes, non moins que le désir d'assurer sa fortune, paraissent avoir déterminé à venir se fixer à Rome.

Né à Sienne vers 1465, il descendait d'une ancienne famille adonnée au commerce et chez laquelle, à l'exemple des Médicis, et sans doute par un heureux privilège de cette contrée, le désir du lucre n'excluait pas l'amour du beau. Les vastes spéculations de son commerce, qui comprenait la banque, l'exploitation des mines de sel et d'alun et le trafic maritime, l'amenèrent souvent à Rome sous les pontificats de Sixte IV et d'Alexandre VI. On dit même que, sous ce dernier pape, il convertit en monnaie sa propre argenterie, pour fournir à César Borgia les moyens d'assurer la conquête de la Romagne, que ce prince désirait vivement acquérir. Quelque temps après, lorsque Charles VIII se mit en campagne avec une puissante armée pour s'emparer du royaume de Naples, il lui avança une grosse somme d'argent. Ce n'est, toutefois, que sous le pontificat de Jules II qu'il fixa définitivement sa résidence à Rome. Ce pontife l'honora d'une protection toute spéciale; il le nomma trésorier général de ses finances, lui concéda le bail des principaux produits de ses États et particulièrement des mines d'alun de la Tolfa, et dans toutes les circonstances lui accorda une confiance sans bornes. Il est vrai que Chigi n'en abusa pas: il se montra même souvent désintéressé, car il alla jusqu'à prêter au pape, en une seule fois, quatre cent mille ducats d'or, sans intérêt, ainsi que le raconte le Buonafede, cité par Fea[103], c'est-à-dire plus de quatre millions de francs, qui en représenteraient aujourd'hui le triple. Jules II, qui savait apprécier les hommes, voulut prouver d'une manière éclatante le prix qu'il attachait aux services rendus au saint-siège par la famille Chigi. Par un bref de septembre 1509, il admit Agostino et son frère Sigismond Chigi dans sa propre famille della Rovère, dont il les autorisa à prendre le nom et les armes[104].

Après la mort de Jules II, Agostino sut conserver la faveur de Léon X. A son élection, ce pontife avait donné à son neveu Laurent de Médicis le bail des mines d'alun que Chigi tenait de son prédécesseur: mais, à la suite d'une longue négociation, dans laquelle Agostino se conduisit avec beaucoup de générosité, Léon X lui renouvela la concession des mines et le monopole de la vente de cette denrée. A partir de cette époque, il est souvent fait mention, de la manière la plus honorable, d'Agostino Chigi dans la correspondance des Médicis, et il y est considéré comme un associé et comme un ami.

Sa fortune était immense: il passait pour le marchand le plus riche qu'il y eut alors en Italie[105]. Sigismond Tizio, son compatriote, dans une histoire manuscrite de Sienne, citée par Fea[106], dit qu'il possédait un revenu annuel de soixante-dix mille ducats d'or, somme énorme pour cette époque, et qui constituerait encore aujourd'hui une fortune colossale. Heureusement pour les arts et pour la postérité, Chigi sut faire un noble emploi de cette fortune. Que resterait-il de sa mémoire, si, au lieu d'avoir appliqué une partie de ses revenus à encourager les grands artistes de son temps, en leur offrant les moyens de faire valoir leur génie, il eût augmenté ses richesses en accumulant ses économies, ou dissipé ses revenus en dépenses d'un vain luxe? Son nom, depuis longtemps oublié, serait pour jamais enseveli dans la nuit des temps: tandis que, grâce à la protection éclairée qu'il sut accorder à l'art, sa mémoire, associée aux noms immortels de Balthasar Peruzzi, de Sebastiano del Piombo et de Raphaël, se perpétuera d'âge en âge, et vivra autant que la gloire de ces grands maîtres. Remarquable exemple de la supériorité de l'art sur la richesse[107]!

Il serait difficile d'affirmer si Chigi avait connu Raphaël avant l'arrivée de ce dernier à Rome, dans le cours de l'année 1508. On peut bien admettre qu'il avait entendu parler du jeune peintre lorsqu'il travaillait, avec son condisciple Pinturicchio, aux fresques de la sacristie de la cathédrale de Sienne. Mais ce n'est là qu'une supposition qu'aucune preuve historique n'a jusqu'ici confirmée. Agostino Chigi, au dire de ses contemporains, savait se concilier, par ses manières affables, l'affection de toutes les personnes qui l'approchaient; il n'est donc pas surprenant que, vivant dans l'intimité de Jules II, le protecteur éclairé du jeune Sanzio, il n'ait pas tardé à reconnaître la supériorité de son génie et à se lier avec l'artiste d'une étroite amitié. C'est sans doute pendant que Raphaël exécutait les fresques de la salle de la Signature, que s'établirent entre eux ces relations, basées d'un côté sur l'admiration qu'inspirait l'artiste, et de l'autre sur le goût éclairé de l'homme riche, relations qui ne devaient finir qu'à leur mort. Le premier témoignage historique de cette intimité est rapporté par le savant Fea[108]. Il paraît qu'au milieu de ses grands travaux, Raphaël ne dédaigna pas, à la demande de l'opulent banquier siennois, de faire des dessins de vases, et comme on dit aujourd'hui, de plateaux destinés à porter des rafraîchissements, selon l'usage de cette époque. Le Sanzio en avait ainsi commandé à l'orfèvre Cesarino di Francesco, de Pérouse, et il fut chargé par Chigi de lui en faire payer le prix. Voici la quittance qui constate ce fait:

«Du 10 novembre 1510, maître Cesarino di Francesco, de Pérouse, orfèvre dans cette ville (Rome), dans le quartier du Pont, reconnaît avoir reçu du seigneur Agostino Chisio[109], marchand siennois, par les mains du seigneur Angelo Griducci, vingt-cinq ducats d'or de chambre, pour la composition et façon de deux plateaux de bronze, de la grandeur de quatre palmes environ, avec plusieurs fleurs en relief, selon l'ordre et conformément au dessin qui devra lui en être donné par maître Raphaël Joannis Santi d'Urbin, peintre: lesquels j'ai promis de terminer dans le délai de six mois à partir de ce jour, sans retard. Et, par suite, ledit Angelo a promis de solder ce qui restera dû, d'après l'estimation des experts en cette matière, sans aucune opposition, et au nom dudit seigneur il s'oblige principalement et solidairement. —Fait à Rome, à la banque des Chigi, etc.»

Cet acte prouve combien Agostino avait confiance dans les artistes, puisqu'il ne faisait pas de prix avec l'orfèvre Cesarino, mais déclarait s'en rapporter à l'estimation qui serait faite de son travail par des experts.

Lorsque le négociant siennois vint se fixer à Rome, il établit sa résidence, ou, comme on dirait encore aujourd'hui, sa maison de banque, dans un palais situé rue de'Banchi, à main gauche en allant au pont Saint-Ange, et à l'endroit où l'on traverse dans la rue. Julia[110]. Mais, comme tous les riches Romains, il voulut avoir une maison de campagne, une villa, viridarium, suburbanum, qui, sans l'éloigner trop des affaires, lui permettrait néanmoins d'avoir de l'espace et de jouir d'une vue agréable. Il fit choix, à cet effet, d'un vaste jardin situé dans le Trastevère, et il ne négligea rien pour faire de ce lieu un délicieux séjour.

La villa Chigi, appelée la Farnesina, du nom des Farnèse, qui en sont devenus possesseurs vers la fin du seizième siècle, est dans un des plus beaux sites de Rome. A l'orient, elle regarde les collines et les monuments de la ville, et s'étend en pente douce, avec ses jardins d'orangers toujours verts et chargés de pommes d'or, jusque sur la rive droite du Tibre. Du côté du couchant, la vue embrasse le sommet du Janicule, couvert de délicieux ombrages[111]. Agostino Chigi connaissait déjà depuis longtemps le talent de Balthazar Peruzzi, son compatriote: il le fit venir, et lui confia le soin non-seulement de construire la villa, mais de la décorer magnifiquement. L'architecte éleva un élégant palais, avec une loge ou portique, divisé en cinq arcades, avec pilastres qui soutiennent la voûte. Comme il excellait également dans la peinture, Balthazar Peruzzi peignit dans la voûte du portique l'histoire de Méduse changeant les hommes en pierres, et représenta Persée au moment où il vient de lui couper la tête. Dans les retombées de la voûte, il figura une perspective de stucs et de fleurs tellement bien imitée, que les artistes les plus habiles la prenaient pour de véritables reliefs. Vasari raconte qu'ayant mené le Titien voir cette décoration, le maître vénitien ne voulait pas croire que ce fût de la peinture; il fallut, pour s'en convaincre, qu'il changeât de place, et il en resta stupéfait. Agostino, voulant faire décorer sa villa par les premiers artistes de son temps, fit venir de Venise Sebastiano, célèbre par son admirable coloris. Il le mit de suite à l'oeuvre, et lui fit faire les arceaux de la loge dont Balthazar Peruzzi avait peint la voûte: là, Sebastiano peignit des sujets poétiques à la manière vénitienne, très-différente de celle adoptée alors par les artistes de l'école romaine. Il paraît qu'Agostino voulait confier à Sebastiano toute la décoration de l'intérieur. Au moins c'est ce qu'on peut supposer, lorsqu'on voit ce que cet artiste avait déjà exécuté au rez-de-chaussée de la loge[112]. Peut-être changea-t-il d'avis lorsqu'il eut admiré les premières fresques de Raphaël au Vatican. Quoi qu'il en soit, c'est dans les espaces restés libres de la loge que Raphaël a représenté la fable de Psyché, le triomphe de Cupidon, le conseil des Dieux et les noces de l'Amour[113].

La villa, outre la loge ou portique, comprend encore une galerie d'égale longueur, et disposée, par l'architecte de manière à recevoir une série de peintures dans divers compartiments de grandeur moyenne. Une seule fut exécutée par Raphaël: c'est celle qui représente le triomphe de Galatée. Cette composition, dans le goût antique, rappelle, par les accessoires, les peintures et les mosaïques échappées à la destruction des barbares et du temps. La Galatée est un modèle inimitable de goût et de beauté.

Balthazar Castiglione, dans une lettre qui malheureusement est perdue, ayant exprimé à son ami toute son admiration de ce chef-d'oeuvre, le Sanzio lui répondit:

«Seigneur comte, j'ai fait des dessins de différentes manières sur les sujets que vous m'avez donnes, et ils plaisent à tous ceux qui les ont vus, si tous ne sont pas des flatteurs; mais ils ne contentent pas mon jugement, parce que je crains bien de ne pas contenter le vôtre. Je vous les envoie: que votre seigneurie en choisisse un, s'il en est un qu'elle en juge digne.—Notre Saint-Père, pour m'honorer, m'a mis un grand poids sur les épaules: c'est la charge de construire Saint-Pierre. J'espère bien ne pas succomber sous ce fardeau: je l'espère d'autant plus, que le plan que j'en ai fait plaît à Sa Sainteté, et a reçu les éloges de beaucoup d'hommes distingués. Mais je m'élève à de plus hautes pensées: je voudrais retrouver les belles formes des édifices antiques, et je ne sais trop si ce ne sera pas le vol d'Icare. Vitruve m'apporte une grande lumière, mais pas encore autant qu'il le faudrait.—Quant à la Galatée, je me tiendrais pour un grand maître, s'il y avait dans cette oeuvre la moitié de toutes les belles choses que votre seigneurie m'écrit. Mais, dans ses paroles, je reconnais l'amitié qu'elle me porte, et je lui dis que, pour peindre une belle femme, il me faudrait en voir plusieurs, avec cette condition que votre seigneurie se trouverait avec moi pour faire choix de ce qu'il y aurait de mieux dans chacune d'elles. Mais, en l'absence de bons juges et de belles femmes, je suis une certaine idée qui me vient à l'esprit: si cette idée porte en soi un sentiment élevé de l'art, je ne le sais; mais je fais tous mes efforts pour y parvenir. --- Je suis aux ordres de votre seigneurie[114]

Cette lettre est une nouvelle preuve de l'amitié qui unissait le Sanzio et le Castiglione; elle montre aussi l'influence que ce dernier exerçait sur le génie de l'artiste. On voit, en effet, que le Castiglione lui donnait des sujets, invenzioni, pour ses compositions, et que Raphaël les exécutait de plusieurs manières différentes, sans être certain de satisfaire le goût éclairé de l'illustre connaisseur. Nous admettons donc volontiers, avec M. Quatremère de Quincy[115], qu'il est possible que ce soit le Castiglione qui ait donné à son ami le sujet de Psyché tiré de l'Ane d'or d'Apulée. Nous ferons toutefois remarquer, avec le judicieux Longhena[116], que Raphaël peut bien avoir à lui seul le mérité de l'invention de ce sujet, puisque, plusieurs années auparavant, il avait aidé le Pinturicchio à composer les grandes fresques de la cathédrale de Sienne; d'un autre côté, on peut supposer que Raphaël connaissait par lui-même la fable inventée par l'écrivain latin, lorsqu'on voit, dans la lettre que nous venons de rapporter, qu'il lisait et jugeait Vitruve, et qu'il le jugeait, au dire de Coelio Calcagnini, son contemporain, non-seulement en le traduisant, mais en le critiquant ou en le défendant par les meilleures raisons; et cela avec tant d'agrément, que sa critique était exempte de toute espèce de fiel. «Ille non enarrat solum, sed certissimis rationibus aut defendit, aut accusat, tam lepide, ut omnis livor absit ab accusations[117]

Quoi qu'il en soit, il est certain que la Galatée fut commencée et terminée bien avant la Psyché. Si l'on devait s'en rapporter au savant Fea et aux autorités qu'il cite, toutes les peintures de la Farnésine commandées par Agostino Chigi à Raphaël auraient été entièrement achevées dans l'année 1511. A l'appui de son opinion, Fea[118] invoque l'autorité de Blosio Palladio et de Gallo Egidio, dont les ouvrages sur la Farnésine, publiés à Rome, le premier le 27 janvier 1512, et le second dès 1511, célèbrent et louent ces peintures. Nous avouerons qu'il nous paraît peu probable que Raphaël ait terminé toutes les peintures de la Farnésine en 1511. D'abord, pour ce qui est de la Psyché, tout le monde sait que cette composition a été commencée beaucoup plus tard, qu'elle a été interrompue à plusieurs reprises[119], qu'elle n'était pas terminée à la mort de Raphaël, et qu'elle ne fut pas même achevée par ses élèves[120]; elle ne pouvait donc pas être décrite ni même indiquée dans des ouvrages qui auraient été publiés en 1511 et 1512.

Quant à la Galatée, la lettre de Raphaël au Castiglione porte à penser qu'elle aurait été terminée peu de temps avant la nomination de l'Urbinate à l'emploi d'architecte de Saint-Pierre; c'est-à-dire avant le 1er avril 1514, puisque Fea[121] rapporte les quittances du traitement de 300 ducats d'or par an alloué à Raphaël, à partir du 1er avril 1514, en sa qualité d'architecte de cette basilique. La Galatée aurait donc été terminée vers 1514, ainsi que l'admet M. Quatremère de Quincy[122]; et cette date nous paraît la plus probable.

En adoptant cette époque, il est impossible de ne pas être frappé de la prodigieuse variété de génie du grand artiste, qui pouvait en même temps exécuter au Vatican les sublimes fresques de l'Héliodore, de la Messe de Bolsène, de l'Attila, et de l'Emprisonnement de saint Pierre[123]; et qui, descendant avec une facilité merveilleuse de la hauteur de ces grandes et sévères compositions, savait, comme en se jouant, faire sortir des ondes transparentes de la mer cette Galatée si gracieuse et si poétique, rappelant, avec son cortège de nymphes, de tritons et de néréides, la voluptueuse Vénus née de l'écume de la mer, la déesse célébrée par Lucrèce.

...Hominum divumque voluptas Alma Venus.

La mère de Cupidon:

Che fa spesso cadere di mano a Marte La sanguinosa spada, ed a Nettuno Scuotitor della terra, il gran tridente, Ed il folgore eterno al sommo Giove[124].

Il est juste que la postérité se montre reconnaissante de la part que le Castiglione et Agostino Chigi ont pu avoir dans l'invention et l'exécution des peintures de la Farnésine; le premier, en indiquant à son ami les sujets de la fable de Psyché; le second, en préférant, pour orner son palais, des compositions poétiques et tout empreintes du génie de l'antiquité grecque et romaine.

On a souvent remarqué que jusqu'à la fin du quinzième siècle, la peinture fut presque exclusivement religieuse; c'est-à-dire que les artistes traitaient constamment des sujets tirés de l'Ancien ou du Nouveau Testament, de la vie des saints et des légendes des martyrs. Raphaël, à l'exemple de son maître Pérugin, employa ses premières années à peindre des compositions pour des églises et des couvents. Sa première grande fresque au Vatican, la Dispute du Saint-Sacrement, se ressent encore des inspirations de son maître, et par sa disposition symétrique et traditionnelle, par la roideur des personnages dont les figures sont peintes comme autant de portraits pris séparément, elle rappelle les tableaux de l'ancienne école florentine. Mais quel progrès marque l'École d'Athènes, la seconde fresque par ordre de date que le Sanzio ait exécutée au Vatican! Dans cette oeuvre, la pensée comme l'exécution attestent qu'une idée nouvelle est venue illuminer l'âme de l'artiste. Ce n'est plus dans les saintes Écritures, dans les nécrologes des saints et des martyrs qu'il a été chercher ses inspirations; mais, remontant à la plus brillante époque de l'antiquité païenne, il ne craint pas, dans le palais du vicaire de J.-C., de représenter les chefs de la sagesse antique et leurs principaux adeptes. En contemplant cette École d'Athènes, où règne dans la disposition des lieux une perspective si bien entendue, où la gravité, la sérénité des personnages se répand sur la composition tout entière et l'élève jusqu'à la sublimité des plus beaux préceptes de Socrate et de Platon, on se demande si c'est bien le jeune peintre d'Urbin qui a, de lui-même, trouvé ce magnifique sujet? N'est-il pas permis de supposer que là, comme plus tard pour la Psyché, le Castiglione, nourri de la lecture de Platon, lui sera venu en aide en l'initiant aux beautés des plus sublimes maximes du maître d'Alcibiade, de Xénophon et d'Aristote? Quoi qu'il en soit, l'École d'Athènes est la première grande composition qui ait été puisée à une autre source que l'art chrétien du moyen âge, et qui soit un reflet de la philosophie païenne, comme la fresque du Parnasse et celles de la Galatée et de la Psyché sont des souvenirs et des représentations de la théogonie d'Homère.

Les fresques de la Farnésine ne sont pas les seules que la postérité doive au goût d'Agostino Chigi et au généreux emploi qu'il savait faire de ses richesses. On a vu qu'il avait été admis dans la famille Délia Rovère par Jules II; désirant, sans doute en considération du pape Sixte IV, chef de cette famille et oncle de Jules II, décorer l'église de Sainte-Marie-de-la-paix, restaurée par le premier de ces pontifes, et voulant choisir sa sépulture dans l'église de Sainte-Marie-du-Peuple, reconstruite également par Sixte IV[125], il confia au Sanzio l'exécution des travaux d'art à faire pour l'accomplissement de ses desseins.

A l'église de Sainte-Marie-de-la-paix, on admire cette fameuse fresque des Sibylles, peinte dans les voûtes de la première chapelle à main droite en entrant. Là, dans un espace étroit, Raphaël a représenté quatre sibylles et sept anges ailés. La première sibylle se fait facilement reconnaître, à l'air grave que lui donne une extrême vieillesse, pour la sibylle de Cumes; les autres, brillantes de jeunesse et de beauté, sont: la Delphique, la Samienne et la Tiburline. Les anges, entremêlés aux sibylles, les uns grands, les autres plus petits, sont réellement vivants; ils ont les figures les plus gracieuses, et leurs attitudes sont merveilleusement appropriées à la place qu'occupé cette composition.

Les anciens ont supposé que les sibylles étaient inspirées par les dieux infernaux:

...Deo furibunda recepto,

dit Ovide. Aussi, dans leurs descriptions, les poëtes les représentent comme des êtres terribles et semant l'épouvante:

...Subito non vultus, non color unus, Non comptae mansere comae; sed pectus anhelum Et rabie fera corda tument.

On remarque au contraire que les sibylles de Raphaël sont calmes et pleines de sérénité. Missirini[126], auquel nous empruntons la description de cette fresque, explique cette différence en disant que le caractère attribué par Raphaël à ses sibylles convenait à la nature de leurs oracles, qui doivent remplir le monde de confiance et de consolation, en lui annonçant la rédemption du genre humain. —Il est possible que cette considération ait été la raison déterminante de l'artiste: on peut aussi supposer que, nourri du goût des anciens, il aura préféré exprimer le calme et la sérénité de l'expression, plutôt que la contorsion des gestes et des traits, contorsion dont le jeune possédé de la Transfiguration est le seul exemple dans tous ses ouvrages. Les anges qui accompagnent les sibylles sont d'une beauté singulière; on voit qu'ils sont véritablement inspirés de l'esprit divin: enfin, toute cette fresque est exécutée avec une merveilleuse perfection. Mais ce qu'il y a de plus admirable dans cette composition, c'est l'ordre et la symétrie. «En effet, dit Missirini, c'est une chose surprenante que, dans un espace aussi restreint et même irrégulier, cet esprit ingénieux ait su placer onze figures, dont quatre de grandeur colossale, tellement bien ordonnées et séparées par des vides si bien ménagés, que l'oeil s'y repose facilement, et comprenant du premier coup tout l'ensemble, s'y attache avec un indicible plaisir.»—C'est ici le cas de répéter avec l'abbé Lanzi que, pour la composition, Raphaël est le maître de ceux qui savent; et, avec Raphaël Mengs, que, dans la composition, il fut non-seulement excellent, mais prodigieux[127].

Ces éminentes qualités se rencontrent avec le même degré de perfection dans la fresque des Prophètes, qui se trouve dans la même église à côté de celle des Sibylles. Cette composition, placée dans un espace très-irrégulier, et presque partagée en deux parties, comprend deux groupes de trois figures chacun, plus deux petits anges dans la partie supérieure. Les prophètes choisis par Raphaël sont, d'un côté, le roi David dans la force de l'âge, et le jeune Samuel, avec un ange de grandeur presque naturelle qui paraît les inspirer de l'esprit divin; et de l'autre côté, Jonas dans l'âge mûr, et Habaccuc, sous les traits d'un vieillard, également avec un ange. Les prophètes ont l'air calme et grave comme les sibylles; leurs têtes sont d'une beauté d'expression merveilleuse et parfaitement appropriée au sujet. On admire surtout le Samuel dont la jeunesse, la grâce et la candeur présentent le plus heureux contraste avec les autres prophètes. Les vêtements dont il a plu au Sanzio d'envelopper ses personnages ne sont pas moins remarquables par leur disposition et leur ajustement. Enfin, les Prophètes ne le cèdent en rien aux Sibylles, et doivent, comme elles, occuper le premier rang dans les compositions du grand maître; Vasari ayant raison de dire que «cette oeuvre le fit grandement estimer pendant sa vie et après sa mort, étant la plus rare et la plus parfaite que Raphaël ait exécutée de son vivant.»

A l'occasion de cette fresque des Prophètes, on raconte une anecdote qui, pour son originalité, mérite d'être rapportée. Le Bocchi, dans son livre intitulé: Le bellezze della città di Firenze, etc., ampliute ed accresciute da Giovanni Cinelli, Firenze, 1677, p. 277, raconte que Raphaël, après avoir reçu 500 écus à compte sur cette peinture, aurait demandé au caissier d'Agostino Chigi, Jules Borghèse, le surplus de la somme qu'il croyait lui être due. On aurait appelé Michel-Ange pour juger du mérite de l'oeuvre, et rempli d'admiration, il aurait répondu que chaque tête valait 100 écus. Fea, qui reproduit cette anecdote[128] sans paraître en contester l'authenticité, ajoute que cette admiration naturelle et cette louange sincère du Buonarotti prouvent la supériorité qu'il attribuait à Raphaël sur lui-même: car, dit-il, Michel-Ange n'aurait certainement pas fait tant d'éloges de cette peinture, il ne l'aurait pas examinée avec tant d'attention, s'il y avait reconnu seulement une imitation de sa propre manière, et si, en définitive, il avait pu se considérer, comme le véritable inspirateur de cette oeuvre[129]. Sans vouloir rechercher ici jusqu'à quel point cette anecdote peut être vraie, et en admettant qu'en effet Michel-Ange ait été appelé par ordre d'Agostino Ghigi pour apprécier le mérite et la valeur de la fresque des Prophètes, nous ne saurions admettre que l'expression naturelle et réfléchie de l'admiration du Buonarotti dût constater qu'il reconnaissait la supériorité de Raphaël sur lui-même. Cette admiration témoignait à coup sûr de son impartialité; et Raphaël, en acceptant un tel arbitre, s'honorait également lui-même. Mais, malgré tout ce qu'ont écrit les biographes et les critiques, nous ne pouvons croire qu'un vil sentiment d'envie et de jalousie se soit glissé dans les coeurs de ces deux hommes de génie; et nous n'avons jamais compris qu'on se soit efforcé de les élever ou de les rabaisser tour à tour, au préjudice de l'un ou de l'autre. Raphaël et Michel-Ange, ces deux grands maîtres de l'art, ont des qualités tellement différentes, qu'on ne saurait comparer leur génie[130]. Nous admirons le beau, le sublime même dans les oeuvres de l'un et de l'autre artiste, et la variété de leurs oeuvres est pour nous un nouveau sujet d'étonnement et de plaisir. Nous ne chercherons donc pas si Raphaël, dans ses Sibylles et dans ses Prophètes, a pu agrandir et améliorer sa manière, d'après le style de Michel-Ange, comme le prétend Vasari, en cela répété et combattu par bien d'autres. Nous aimons mieux reconnaître l'immense supériorité de l'un et de l'autre artiste, chacun dans un genre différent, et dire avec le célèbre Mariette[131], bon juge en cette matière: «Michel-Ange et Raphaël partagent la gloire d'avoir été les deux plus grands dessinateurs qui aient paru depuis le renouvellement des arts. Si l'un est dans son dessin d'une sagesse et d'une simplicité qui gagnent le coeur, l'autre est fier et montre un fond de science où Raphaël lui-même n'a pas eu honte de puiser..... L'un et l'autre étaient nés deux hommes supérieurs: mais Michel-Ange est venu le premier; et c'aurait été une mauvaise vanité à Raphaël, dont il n'était pas capable, que de négliger d'étudier avec tous les autres jeunes peintres de son temps d'après un ouvrage[132] qui, de l'aveu de tous, était supérieur à tout ce qui avait paru.»

M. Quatremère de Quincy fait remonter l'achèvement des fresques de Sainte-Marie-de-la-Paix à l'année 1511[133]: Missirini pense qu'elles durent être exécutées à la même époque que l'Héliodore, c'est-à-dire en 1512[134]. Mais Fea, s'appuyant sur le testament d'Agostino Chigi et sur l'inscription placée derrière la chapelle où sont les fresques, et qui constate qu'elle fut dédiée à la Vierge en 1519, nous paraît décider, avec raison, que cette composition doit être des derniers temps de Raphaël, alors que son génie avait atteint la plus grande élévation[135].

Les travaux que Raphaël exécuta par ordre d'Agostino Chigi à l'église de Sainte-Marie-du-Peuple, sont d'un tout autre ordre que les fresques de Sainte-Marie-de-la-Paix. A l'exemple de Jules II, le chef de la famille Chigi avait voulu de son vivant se faire préparer un tombeau, et il avait choisi pour sa sépulture une des chapelles de Sainte-Marie-du-Peuple. On n'a pas de preuves positives que la chapelle ait été construite sur le plan de Raphaël, comme on le croit généralement: il est également incertain s'il a donné les dessins des peintures de l'attique, des quatre lunettes et des mosaïques qui décorent la voûte et le tableau de l'autel[136], bien que le goût si pur de l'Urbinate se fasse sentir dans toute cette chapelle qui ne fut terminée que longtemps après sa mort. Mais il est positif que ce fut sur le dessin de Raphaël que Lorenzo Lotti, dit le Lorenzetto, son élève, exécuta la fameuse statue de Jonas qui, avec celle d'Élie, restée inachevée, décore cette chapelle. Suivant ce que rapporte Pirro Ligorio, auteur contemporain[137], cette statue aurait été taillées dans un morceau de corniche tombé du temple de Castor et Pollux dans le Forum Romanum; duquel temple, il reste encore debout trois magnifiques colonnes. Cette statue de Jonas est la plus belle du Lorenzetto, et si l'on vient à la comparer à celle de, la Vierge qui est dans l'une des chapelles du Panthéon, et qui ne fut exécutée par le même artiste qu'après la mort de Raphaël, on voit combien les conseils du maître ont fait défaut à l'élève. Toutefois, nous ne sommes pas de ceux qui regrettent de ne point trouver dans la statuaire des oeuvres dues au ciseau de Raphaël. On peut supposer, d'après une lettre du Castiglione, adressée de Mantoue, le 8 mai 1523, à Andréa Piperario, à Rome[138], que Raphaël avait essayé de se livrer à l'art que possédait si bien son rival. Dans cette lettre, le Castiglione prie son ami de demander à Jules Romain «si le dataire du pape (Gio. Matteo Ghiberti) a encore ce petit enfant de marbre de la main de Raphaël, et à quel prix il consentirait à le céder[139].» On ignore ce qu'est devenue cette petite statue. Tout en regrettant la perte de cet objet d'art, ou l'oubli dans lequel il est tombé, nous pensons que la vie de Raphaël a été trop bien remplie pour laisser rien à désirer. Si Michel-Ange a pu mener de front et soutenir à une égale hauteur les arts de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, dans lesquels il a laissé d'égales preuves de son génie, c'est, il faut le remarquer, qu'il poursuivit sa carrière jusqu'aux dernières limites de la vie humaine. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, et survécut quarante-quatre ans à Raphaël[140]. Mais si ce dernier, parvenu au plus haut degré de la perfection, comme peintre, eût voulu, dans les dernières années de sa trop courte existence, se livrer aux études pratiques que demande la statuaire, il aurait été forcé de négliger son pinceau, et la postérité aurait été privée de plus d'un chef-d'oeuvre. On peut néanmoins supposer, surtout en admirant la statue de Jonas par son élève Lorenzetto, que Raphaël, avec cette merveilleuse aptitude de génie qui s'appliquait à tous les arts, aurait pu laisser dans la statuaire des oeuvres remarquables. Il existe encore à Rome plusieurs monuments d'architecture, élevés d'après ses dessins; le banquier siennois lui avait confié le soin de construire les célèbres écuries qui portaient son nom et qui étaient situées dans la Longara, non loin de la villa Chigi: malheureusement, ces écuries ont. été détruites; mais les descriptions et les plans qui en sont parvenus jusqu'à nous signalent la grâce et la beauté de cet édifice.

Agostino Chigi n'était pas seulement le protecteur, l'ami, le Mécène des artistes; mais, au vif amour qu'il portait aux arts, il joignait le goût des belles-lettres. Sigismondo Tizio, dans son histoire manuscrite de la ville de Sienne[141], dit de lui: «Litteris modicè conspersus fuit; multos tamen historicos legerat; naturali pollebat ingenio; vir sagax, et apud pontifices et cardinales ob divitias quantivis pretii.» «Il était médiocrement versé dans les lettres; il avait lu cependant beaucoup d'historiens; il brillait par son esprit naturel, se faisait remarquer par sa sagacité, et était fort considéré, à cause de ses richesses, par les pontifes et par les cardinaux.» Sous les auspices du riche Siennois, Cornelio Benigno de Viterbe s'appliqua à publier les oeuvres de Pindare, avec les commentaires des scoliastes. L'imprimeur choisi fut Zacharie Caliergi, natif de Crète, qu avait vécu longtemps à Venise, où, avec l'assistance de Mussurus, il avait publié, en 1497, un grand dictionnaire de la langue grecque, ouvrage qui lui valut beaucoup d'éloges. Une imprimerie fut établie dans la maison d'Agostino Chigi, qui fit les dépenses nécessaires; en 1515, il en sortit une magnifique édition des oeuvres de Pindare, fort recherchée pour l'exactitude et la beauté de l'impression, ainsi que pour les scolies qui accompagnent le texte, et qui virent alors le jour pour la première fois. La même imprimerie publia, vers 1516, une édition très-correcte des idylles et des épigrammes de Théocrite. Le célèbre Reiske s'en servit comme de la plus complète et de la plus exacte, étant, à son avis, celle sur laquelle on doit principalement s'appuyer lorsqu'on veut éviter les erreurs commises par l'ignorance des éditeurs subséquents[142].

Nous avons dit qu'Agostino Chigi avait été admis par Jules II dans la famille della Rovère; il était également lié avec la famille des Médicis; aussi voulut-il se distinguer pour célébrer l'avènement du cardinal Jean de Médicis, qui, sous le nom de Léon X, remplaça Jules II au pontificat.

Le médecin florentin Jean-Jacques Penni, dans une lettre adressée de Rome à la comtesse Pierro Ridolfi, soeur germaine du nouveau pape, nous a conservé la description des cérémonies magnifiques qui eurent lieu, lorsque ce pontife se rendit processionnellement de Saint-Pierre à l'église Saint-Jean-de-Latran, pour prendre possession-de son titre[143]. Cette fête fut célébrée le 11 avril 1513, un mois juste après son élection. Dans cet intervalle, les places et les rues que devait parcourir le cortège avaient été décorées avec un grand luxe, et ornées d'arcs de triomphe, de fontaines et d'autres monuments exécutés par les premiers, artistes de Rome, dans le goût du temps. Agostino Chigi se fit remarquer par la magnificence des décorations qu'il avait fait élever devant la façade de sa maison, dans la rue de'Banchi, à côté de la Monnaie, qui avait été non moins bien décorée par les soins de Jean Zincha, Allemand, directeur de la zecca et membre de la chambre apostolique.

On ne lira peut-être pas sans intérêt la description que le médecin Penni donne de ces décorations: elles font connaître l'esprit du temps, et montrent combien le goût des arts était déjà répandu à l'avènement de Léon X, grâce aux encouragements accordés aux artistes par le grand Jules II, son prédécesseur, qui, en cela, n'avait fait que suivre l'exemple à lui laissé par son oncle Sixte IV, le véritable restaurateur des lettres et des arts à Rome.

Après avoir donné des détails très-curieux sur la composition du cortège qui accompagnait le pape, et avoir indiqué l'ordre et la marche, depuis le Vatican jusqu'au delà du pont Saint-Ange, le naïf narrateur continue ainsi:

«Notre très-saint Père suivit la rue (de'Banchi); il y avait devant la maison du noble messire Agostino Chigi, Siennois, un arc remarquable, construit en la forme suivante. On avait disposé sur huit colonnes, en carré, de chaque côté Une façade qua-drangulaire, et en dedans une plate-forme circulaire; au-dessus, une esplanade, avec architrave, frise et entablemen't. Sur la frise, du coté qui regarde le château (Saint-Ange), étaient ces deux vers écrits en lettres d'or:

Olim habuit Cypris sua tempora, tempora Mavors Olim habuit; sua nunc tempora Pallas habet.

«Au-dessus était l'entablement avec cette inscription:

Leoni X, Pont. Max. pacis restitutort felicissimo.

«De chaque côté de l'inscription était un tabernacle, c'est-à-dire une demi-niche: dans l'une, du côté droit, se tenait un personnage vivant qui représentait Apollon; et dans l'autre, du côté gauche, un autre personnage représentant Mercure. Au-dessus de ces niches régnait un entablement décoré, à l'angle à droite, d'une statue en relief, moitié homme et moitié serpent, tenant dans la main un sablier; à l'autre angle à gauche, d'une statue de centaure. Un lion assis avait été placé au milieu de l'arc. En dedans du plancher du milieu, au-dessus de l'arc, flottait l'étendard du pape, et de chaque côté celui d'Agostino Chigi. Sur chaque façade, un très-beau tableau peint de diverses couleurs, et sous les tableaux de chaque côté, trois demi-niches: dans celle du milieu était une nymphe, et à ses côtés, à droite comme à gauche, deux petits Maures vivants. Il y en avait autant d'un côté que de l'autre. La nymphe qui était à main droite récita (au passage du pape) quelques vers avec beaucoup d'assurance. Sur les tableaux, et particulièrement sur celui qui était à main droite, était représentée, au milieu de deux monticules, une femme qui tirait une épine du pied d'un lion: cette femme figurait la Vertu. Assaillie par toutes sortes de reptiles venimeux, elle paraissait sur le point de succomber; mais le lion, la défendant, se jetait avec grande furie sur ces monstres et la délivrait du péril; et il y en avait plusieurs de morts à ses pieds. Il y avait encore un ange qui couronnait le lion de trois couronnes pontificales. Dans le tableau à main gauche, on voyait aussi une femme figurant également la Vertu: quatre Vices paraissaient déchaînés après elle. L'un d'eux, étendu à terre sous la forme d'un homme d'une forte corpulence, tenait à la main un mélange démets. Les trois autres Vices étaient représentés sous les traits de trois femmes s'efforçant de fuir: l'une d'elles, jeune et belle, portait une bourse à la main; l'autre, plus belle encore, semblait se déchirer les bras, et la troisième avait les traits d'une vieille. Ces figures représentaient la Gourmandise, l'Avarice, la Luxure et l'Envie. Celle qui représentait la Vertu était placée dans un endroit plus élevé que les autres: elle figurait dans le Zodiaque, entre les signes de la Vierge, du Lion, de l'Écrevisse, des Gémeaux et de la Balance. L'autre façade de l'arc, regardant la Zecca, était décorée de la même manière que du côté du château Saint-Ange; il n'y avait d'autre différence que dans la devise suivante, écrite en lettres d'or sur la frise:

Vota Deum Leo ut absolvas hominumque secundes, Vive piè ut solitus, vive diù ut meritus.

«Les figures qui étaient placées dans les niches représentaient, l'une la Libéralité, l'autre la déesse Pallas. Des figures placées aux angles, l'une était une femme tenant à la main un mors de cheval, et l'autre représentait un homme dirigeant un timon. Il y avait encore beaucoup d'autres choses que je passe sous silence, pour ne pas être trop prolixe, et parce que, voulant tout voir, il me faut avancer. Cela suffit pour prouver que messire Agostino sut se montrer grand et généreux en toutes choses.

«Je ne crois pas devoir omettre qu'après avoir passé sous l'arc que je viens de décrire, il y avait sur la boutique de maître Antonio de San Marino, orfévre, une statue de Vénus en marbre, dont le socle portait écrit en lettres d'or ce vers qui paraissait faire allusion à ceux adoptés par messire Chigi, Olim habuit Cypris:

Mars fuit et Pallas, Cypria semper ero.

«Et cette statue versait constamment une eau très-limpide.»

Penni ne dit pas si cette statue de Vénus, dont l'orfévre Antonio ne craignit pas, en présence du pape et de son cortège de cardinaux, de placer l'empire au-dessus de ceux de Mars et de Pallas, était un précieux reste de l'antiquité, récemment retrouvé. Mais, plus loin, on voit que le goût pour les statues antiques était déjà fort répandu, et que leur beauté était fort appréciée par un grand nombre de connaisseurs.

Le médecin florentin raconte que «dans la rue qui fait suite à la place di Parione et devant la maison de l'évêque della Valle, on avait élevé un arc de triomphe digne des anciens Romains, non pas seulement par son admirable architecture, mais plus encore par les souvenirs de l'antiquité qu'il rappelait. Il était construit de cette manière: la façade tournée vers le Parione se composait de deux pyramidions de chaque côté de l'arc, avec pilastres et chapiteaux; au sommet de chaque pyramidion était un faune en marbre de la grandeur naturelle d'un homme; chaque faune portait sur sa tête une corbeille pleine de différents fruits. Ces faunes étaient deux statues antiques, les plus belles qu'on puisse voir. Sur les chapiteaux des pilastres étaient une architrave, une frise et un entablement, et au-dessus les armes pontificales. Le ciel de l'arc était en drap de soie le plus beau. Du côté d'une des faces, on avait placé sur l'arc un Ganymède, un Apollon et un Bacchus, statues de marbre, antiques, avec plusieurs bustes très-beaux, également antiques. De l'autre côté étaient une Vénus et un autre Bacchus, avec d'autres têtes antiques comme les premières. L'autre façade de l'arc, tournée vers Saint-Marc, était semblable à celle regardant le Parione, à l'exception que les statues de marbre placées sur des pyramidions étaient, l'une un Mercure, l'autre un Hercule, antiques comme toutes les autres. Toute cette décoration fut trouvée très-belle, uniquement à cause de l'admiration qu'excitaient les monuments de l'antiquité.... Le cortège ayant continué sa marelle, trouva devant la maison d'Évangelistà de'Rossi, noble patricien romain, un grand nombre de statues de marbre, d'albâtre et de porphyre qui Valaient un trésor; et, parce qu'elles sont antiques, il m'a paru que je devais vous en faire une description abrégée. Je vis d'abord une Diane d'albâtre qui me paraissait vouloir parler; ensuite un Neptune avec son trident; un Apollon avec son cheval ailé assez gracieux; un Marsyas qui, tout joyeux, jouait de la flûte; une Latone avec deux petits enfants dans les bras; un Mercure aux mouvements agiles; un fidèle Achates, un Bacchus joyeux, un admirable Phébus, un beau Narcisse, un Pluton et un Triptolème, avec deux autres statues sans noms, toutes intactes, très-antiques et très-belles, avec douze têtes d'empereurs et de vieux et illustres Romains. Il aurait été nécessaire de revenir plusieurs fois pour admirer tous ces chefs-d'oeuvre.»

Le narrateur florentin ne nomme pas malheureusement les artistes sous la direction desquels toutes ces décorations avaient été disposées; mais, si l'on réfléchit que Rome était alors le séjour des plus grands maîtres dans toutes les branches de l'art, il ne restera aucun doute que les monuments éphémères élevés en l'honneur de Léon X n'aient dû être exécutés sur les plans et d'après les dessins des plus illustres architectes, peintres et sculpteurs. Cet usage de décorer les rues et places publiques, dans les occasions solennelles, remonte, à Rome, à une époque reculée; il prend son origine dans les pompes publiques des anciens Romains dont il est comme la continuation: preuve frappante que, de tout temps, ce peuple si intelligent et si vivement impressionable a été sensible aux représentations et aux spectacles des cérémonies publiques. Mais ce qui frappe le plus dans la description du médecin florentin, c'est l'admiration excitée au milieu de la foule par les statues et les bustes antiques, exposés dans les rues aux regards de tout le monde. C'est, en grande partie, à ces précieux débris de l'art antique, ainsi qu'aux restes des monuments d'architecture grecque et romaine, qu'on doit la tradition du beau dans toute, sa pureté, tradition que, parmi les modernes, Michel-Ange, Raphaël et le Poussin, entre tous, ont si bien su faire revivre dans leurs oeuvres.

Nous avons dit qu'à la suite d'une négociation dans laquelle Chigi montra beaucoup de désintéressement, Léon X lui avait renouvelé le bail des mines d'alun qu'il tenait de Jules II et que, depuis cette transaction, il avait toujours été considéré par les Médicis comme un associé et un ami. L'histoire rapporte une preuve de l'intimité qui régnait entre le pontife et l'opulent Siennois. Au baptême de l'un de ses enfants, Agostino invita Léon X, douze cardinaux et les ambassadeurs étrangers, à un splendide repas donné par lui à sa villa. On y servit les mets qui passaient alors pour les plus rares et les plus délicats, entre autres des langues de perroquet apprêtées de diverses manières, sans doute par allusion à l'apologue d'Ésope. Le service était fait en vaisselle d'or et d'argent magnifique, et d'autant plus précieuse que Raphaël et d'autres maîtres avaient donné les dessins des plats et des vases. Pour frapper l'imagination de ses convives, le riche amphitryon, au fur et à mesure qu'on desservait, faisait jeter les plats dans le Tibre, qui coule le long de la salle où se donnait la fête. Le public, qui pouvait voir de l'autre rive et du pont voisin toute la vaisselle d'or et d'argent ainsi lancée dans le fleuve, fut frappé de cette prodigalité inutile, et conçut la plus haute idée des richesses du marchand siennois. Le fait est qu'il n'y eut dans tout ceci qu'une scène inventée à l'imitation de Lucullus ou d'Antoine. Le banquier connaissait sans doute trop bien le prix de l'argent, pour se décider à le jeter dans l'eau en pure perte; il était d'ailleurs trop amateur de la beauté de ses vases pour consentir à s'en séparer de cette manière. Les narrateurs qui ont supposé que tout ce service d'or et d'argent avait été bien réellement jeté et perdu au fond du Tibre, ont commis une erreur qu'il leur eût été facile de rectifier. La vérité est que si toute cette vaisselle fut lancée dans le fleuve, elle fut jetée de la main à la main dans un filet disposé à cet effet, Agostino n'ayant d'autre but que de montrer à ses convives que les plats et autres vases ainsi enlevés de la table ne devaient pas y être replacés une seconde fois[144].

Ce n'est pas sans raison que l'auteur de l'histoire manuscrite de Sienne, Sigismondo Tizio, a pu dire d'Agostino Chigi qu'il était fort considéré par les pontifes et par les cardinaux à cause de ses richesses. C'est à l'intervention du marchand siennois que le cardinal de Saint-Georges, Raphaël di Riario, impliqué dans le complot que les cardinaux Petrucci, Sauli et d'autres encore avaient formé contre la vie de Léon X[145], dut sa grâce et sa mise en liberté. Frappé d'une énorme amende de cinquante mille ducats d'or par le pontife, le cardinal de Saint-Georges eut recours à l'obligeance de Chigi, qui promit de payer cette somme au pape; voici la teneur de cette promesse:

«Moi, Agostino Chigi, marchand siennois, en vertu de la présente, je promets de payer à Sa Saintété notre seigneur le pape Léon X, ou à qui Sa Sainteté ordonnera, cinquante mille ducats d'or de chambre, savoir: vingt-cinq mille ducats le premier novembre prochain, et pareille somme de vingt-cinq mille ducats à Pâques de l'année 1518. Laquelle promesse est ainsi faite à la demande et réquisition des révérends messires Cesare di Riario, archevêque de Pise, Augustin Spinola, évoque de Pérouse, Jérôme Sansoni, évêque d'Arezzo, Octave di Riario, évêque de Viterbe, Thomas di Riario, évêque de Savone, François Spinola, protonotaire apostolique, Galeaz di Riario et François Sforzia di Riario, pour la libération et réintégration du révérendissime Raphaël di Riario, cardinal de Saint-Georges, conformément à la capitulation et à la convention faite et célébrée entre Sa Béatitude et ledit révérendissime cardinal, par la main et le ministère de messire Donato de Volterre et messire Jules de Narni, notaires de la chambre apostolique, et pour l'exécution de ladite capitulation la présente promesse est faite, sous la réserve, toutefois, des moti proprii sur ce signés de la main de Sa Sainteté, et en foi de quoi, moi, Agostino Chigi, soussigné, j'ai souscrit la présente de ma propre main, à Rome, le 23 juillet 1517[146]

Au moyen de l'engagement pris par le marchand siennois, le cardinal Raphaël di Riario put recouvrer la liberté. Il en profita pour quitter Rome[147], où il avait vécu pendant plus de quarante ans avec splendeur, et où il avait fait élever, avec le cardinal Julien della Rovère, depuis Jules II, la grande chancellerie et l'église annexée de Saint-Laurent in Damaso, ouvrages grandioses de Bramante.

Agostino Chigi mourut à l'âge de cinquante-cinq ans, le 10 avril 1520, quatre jours après Raphaël, laissant inachevé le magnifique tombeau dont il avait confié l'exécution au Sanzio.

Ce tombeau est placé à Sainte-Marie-du-Peuple, dans la chapelle[148] dédiée à Notre-Dame-de-Lorette, qui est une des plus remarquables de Rome. «Elle présente un bel ordre de pilastres corinthiens et une élégante petite coupole. Raphaël a fait lui-même le dessin du grand tableau de l'autel, représentant la nativité de la Vierge, qui fut ensuite peint par Sebastiano del Piombo, et cela, dit Vasari, à cause de la mort prématurée du Sanzio. On croit que Raphaël commença les ovales sous la corniche: ils furent continués par Fra Sebastiano et terminés par Cecchino Salviati. Aujourd'hui, ils tombent pour ainsi dire en ruine. Les ligures de David et d'Aaron, entre les lunettes, ont été exécutées par le Vanini.

Les précieuses mosaïques qui ornent la coupole représentent les planètes, et le Père éternel imprimant le mouvement aux cieux: elles ont été exécutées par Marcello, Provençal; ou, comme d'autres le soutiennent, par le Vénitien Luigi da Pace, sur les cartons laissés par Raphaël lui-même, dont le génie sublime pouvait seul créer une composition aussi belle, aussi noble dans toutes ses parties[149]. Les statues en marbre, entre les niches, représentant les prophètes Élie et Jonas, sont de Lorenzetto qui, ainsi que nous l'avons dit, les exécuta sur les dessins et sous la direction de Raphaël: les deux autres, figurant Daniel et Habaccuc, sont l'oeuvre du Bernin. Le beau bas-relief en bronze sur le devant de l'autel a été exécuté par le même Lorenzetto, lequel y a représenté la Samaritaine, et près d'elle le Sauveur assis, avec une multitude de figures de chaque côté. Le même artiste a encore exécuté la charmante lampe formée de trois petits enfants ailés de bronze, présentant un gracieux groupe et soutenant une couronne[150]

On voit par cette description, que cette chapelle est magnifiquement décorée: elle a dû son achèvement à Fabiano Chigi, descendant d'Agostino, et promu au pontificat sous le nom d'Alexandre VII. Ce pape, héritier du goût de son aïeul, dépensa des sommes énormes pour encourager les arts, et entre autres monuments, dota la place Saint-Pierre de cette magnifique colonnade, témoignage le plus remarquable du génie du Bernin. L'achèvement de Sainte-Marie-du-Peuple et de la chapelle Chigi coûta, dit-on[151], à Alexandre VII la somme de près de trente-huit mille écus romains (environ 205,000 fr.) Mais ce monument est digne de cette illustre famille; c'est là que sont ses tombeaux. Il y en a deux sous la forme d'obélisque: celui à droite en entrant dans la chapelle est le tombeau d'Agostino Chigi. Le marchand siennois méritait bien qu'on lui fît cette épitaphe:

Augustino Chigio Senensi, Viro illustri Atque magnifiée....

Il fut en effet un protecteur magnifique des arts, et bien digne d'être l'ami de Raphaël et des autres maîtres éminents du siècle incomparable de Jules II et de Léon X.

Si l'on en croit le témoignage de ses contemporains[152], la fortune du banquier siennois s'élevait à sa mort, tant en argent comptant qu'en créances, prêts ou hypothèques, mines d'alun, biens immeubles, fonds de banque produisant intérêts, offices et autres valeurs, à la somme énorme de 8 millions de ducats, soit environ 50 millions de francs, qui représenteraient aujourd'hui plus du triple.

Agostino laissa pour héritiers quatre enfants et un cinquième qui vint au monde après sa mort: ils étaient sous la tutelle de son frère Sigismond, et nous voyons, par un matu proprio copié par Fea[153] dans les archives du Vatican, qu'à la date du 6 mai 1521, Léon X leur emprunta une somme de dix mille écus d'or, à la sûreté de laquelle il donna en gage des joyaux, perles, pierreries et autres objets précieux appartenant à la chambre apostolique. Cet emprunt ne fut remboursé que le 11 juin 1524 par Clément VII.

Soit que l'immense fortune d'Agostino ait été mal administrée pendant la minorité de ses enfants, soit qu'eux-mêmes, devenus majeurs, aient dissipé les richesses accumulées par leur père, toujours est-il que la villa de la Lungara, ce palais embelli à tant de frais par ses soins, fut hypothéquée aux créanciers de ses héritiers, et vendue aux enchères publiques, le 24 avril 1580, en exécution d'un décret de Grégoire XIII, pour payer leurs dettes. Elle fut achetée à vil prix par le cardinal Alexandre Farnèse, nonobstant les protestations des anciens propriétaires qui refusèrent, jusqu'en 1590, de ratifier cette vente. Plusieurs écrivains[154] ont accusé le pape Paul III, de la famille Farnèse, d'avoir expulsé par violence les héritiers d'Agostino Chigi de la villa, pour la réunir au palais Farnèse qui se trouve placé en face, sur la rive gauche du Tibre. Mais cette accusation ne paraît pas fondée[155], puisque ce n'est que longtemps après la mort de Paul III que la villa d'Agostino devint la propriété de la famille Farnèse[156]. Elle en reçut son nouveau nom de Farnesina, sous lequel elle est connue depuis plus de deux siècles, et le souvenir d'Agostino Chigi, qui la créa, ne vit plus aujourd'hui que dans la mémoire des savants, des amateurs et des artistes. Mais c'est assez pour sauver de l'oubli son nom qui vivra autant que les chefs-d'oeuvre dus à sa magnificence. Le palais de la Lungara, avec le triomphe de Galatée et la fable de Psyché et de Cupidon, les Sibylles et les Prophètes de Sainte-Marie-de-la-paix, la statue de Jonas et les mosaïques de Sainte-Marie-du-Peuple, sont inséparables de son souvenir. Tant que l'amour du beau attirera les étrangers à Rome, ces chefs-d'oeuvre attesteront le goût d'Agostino Chigi pour les arts et en même temps l'étroite amitié qui l'unit au divin Raphaël.

Le Castiglione, on l'a vu, vivait dans l'intimité de notre banquier; il était également lié avec le Sanzio et ses principaux élèves, et plus particulièrement avec Jules Romain.

C'est probablement pendant le séjour que le comte fit à Rome comme ambassadeur du duc d'Urbin, de la fin d'août 1513 à la fin de mai 1516, que l'Urbinate exécuta le célèbre portrait qui fait aujourd'hui l'un des ornements du musée du Louvre; il n'y a pas trace, dans la correspondance du Castiglione, de l'époque précise à laquelle il reçut ce témoignage de l'amitié du peintre d'Urbin; mais tout porte à croire que ce doit être vers la fin de 1515, et quelques mois seulement avant son mariage. Ce portrait n'est pas exécuté à la manière du Titien et de l'école vénitienne; mais il peut rivaliser avec ce que l'art a produit de plus parfait pour représenter tout à la fois la ressemblance et la vie, le caractère dominant de la physionomie et les sentiments habituels de l'âme. Le comte est coiffé d'une toque noire en velours qui cache presque toute sa chevelure, mais qui laisse à découvert, dans toute sa pureté, son front large éclairé de la plus douce lumière; ses yeux bleus brillent d'une intelligence mêlée de bonté, et présentent bien de son caractère l'idée qu'en donnent ses lettres les plus intimes; le nez et les autres parties du visage ne sont pas très-réguliers; mais l'ensemble de la physionomie plaît et attire par un air de bienveillance qui fait contraste avec l'aspect grave, sévère et quelquefois dur des figures vénitiennes peintes par le Titien. Le Castiglione porte la barbe longue, de couleur châtain; il se présente presque de face; il est vêtu d'une espèce de justaucorps en velours noir, garni d'une fourrure blanchâtre, ouvert sur la poitrine pour laisser voir la chemise plissée; il a les mains posées l'une sur l'autre, la gauche sur la droite: cette partie du tableau n'est pas achevée comme le visage, ou peut-être a-t-elle souffert. Ce qui frappe dans cette oeuvre, c'est le modelé du visage, le fondu des ombres et de la lumière, l'expression de la physionomie, et, en particulier, des yeux et de la bouche, parties si difficiles à bien rendre. Enfin, c'est une peinture vivante et qui, à coup sûr, a dû être d'une ressemblance frappante, de celle qui saisit l'âme avec les traits de la physionomie, ce que voulait le poëte:

Pingere posse animum atque oculis proebere videndum[157].

Le Bembo, dans une lettre datée de Rome, le 19 avril 1516, et adressée au cardinal Bernardo da Bibbiena (di Santa Maria in Portico), alors à Rubera, ne se montre néanmoins pas satisfait de ce portrait. Voici le passage de sa lettre[158]:

«Raphaël, qui se recommande respectueusement «à vous, vient de peindre notre Tebaldeo (le poëte), «avec un tel naturel, qu'il n'est pas aussi semblable «à lui-même que l'est cette peinture; et pour moi, «je n'ai jamais vu ressemblance si étonnante. Vous «pourrez juger par vous-même ce qu'en dit et ce «qu'en pense messire Antonio (Tebaldeo).—- Dans «le fait, il a grandement raison; car le portrait de «messire Balthazar Castiglione, ou celui de notre «duc de bonne et regrettable mémoire, auquel Dieu «accorde la félicité éternelle, paraissent être de la «main d'un des élèves de Raphaël, pour ce qui a «rapport à la ressemblance, en comparaison de celiu «de Tebaldeo. J'en suis extrêmement jalons, et «je songe à me faire peindre aussi quelque jour. «—Mais voici qu'après vous avoir écrit ce qui «précède, arrive précisément Raphaël, comme s'il «eût deviné que je m'occupais de lui en vous écrivant. «Il me dit d'ajouter ceci en peu de mots; «c'est que vous lui envoyiez les autres sujets des «ce peintures que vous voulez lui faire exécuter dans «votre salle de bains, c'est-à-dire l'explication «écrite des sujets, parce que ceux que vous lui avez «envoyés seront finis de peindre cette semaine. «—En vérité, ce n'est point une plaisanterie: voici «qu'à l'instant m'arrive également messire Balthazar, «qui me charge de vous dire qu'il est décidé «à rester cet été à Rome, pour ne pas interrompre «ses douces habitudes; principalement, «parce que messire Antonio Tebaldeo le veut ainsi. «—Je baise la main à votre seigneurie, et je me «recommande à sa bienveillance.»

Cette lettre prouve l'intimité qui régnait entre le Bernbo, le Bibbiena, Raphaël, le poète Tebaldeo et le Castiglione. Elle prouve aussi que le Bibbiena, quoique cardinal, ne dédaignait pas de composer lui-même les sujets des peintures que Raphaël devait exécuter dans sa maison. Quelles étaient ces peintures? nous l'ignorons; car ni les lettres du Bembo, ni celles du Bibbiena n'en donnent la description. Mais, c'est un honneur que le Bibbiena partage avec le Castiglione: et cette circonstance démontre que l'auteur de la Calandria n'aimait pas moins les arts que les lettres.

Quant au portrait du poëte Tebaldeo, dont Bembo vante l'excellence, on ignore ce qu'il est devenu. Le savant Longhena, dans sa traduction de la vie de Raphaël, par M. Quatremère de Quincy, croit, avec le comte Luigi Rossi, le célèbre traducteur de la vie de Léon X, par Roscoë, l'avoir retrouvé en la possession du professeur Antonio Scarpa, de Pavie. Les raisons qu'en donnent les deux éminents critiques paraissaient assez concluantes: cependant il est difficile de rien affirmer sans avoir vu l'oeuvre elle-même; et l'on sait d'ailleurs qu'en l'absence de toute preuve historique, on doit se montrer très-réservé à l'endroit de pareilles découvertes[159].

On voit, par la lettre de Bembo, que le Castiglione se proposait de passer à Rome tout l'été de l'année 1516, ne voulant pas interrompre les douces liaisons qu'il y avait avec les savants et les artistes. Mais, un événement important vint modifier sa résolution: le duc d'Urbin, dont il était l'ambassadeur auprès de la cour pontificale, se vit dépouiller de ses États, pendant le cours de cette même année 1516, par Léon X, auquel il avait donné l'hospitalité, lorsqu'il était exilé de Florence avec les autres Médicis. Il ne rentre pas dans le but que nous nous sommes proposé de raconter de quelle manière le pape s'empara des États de Francesco Maria della Rovère. Il suffira de dire que Léon X céda, dans cette circonstance, au désir d'augmenter la puissance de sa famille; et qu'en donnant l'investiture du duché d'Urbin à son neveu, Laurent de Médicis, il fit fléchir la justice et la loyauté devant des considérations politiques que la postérité a justement réprouvées[160].

Cet événement mettait fin à l'ambassade du Castiglione, et devait le rapprocher du marquis de Mantoue, son seigneur naturel, dont il était éloigné depuis si longtemps. Ce prince avait accueilli avec empressement, dans sa capitale, le duc d'Urbin, son gendre, la duchesse, sa fille, avec ses petits-enfants. On peut croire que la présence de ces illustres réfugiés aura contribué à opérer un rapprochement entre le Castiglione, qui les avait toujours fidèlement servis, et le marquis de Mantoue, à la famille duquel il tenait par sa mère. Il obtint donc la permission de rentrer à Mantoue, et il y fut reçu par toute la cour avec beaucoup de satisfaction.

Le comte touchait alors à sa trente-huitième année: il y avait déjà longtemps qu'il songeait à se marier, c'était le plus vif désir de sa mère; et, lui-même, rendu plus sérieux par les graves pensées de l'âge mûr, il commençait à se lasser de la vie détachée qu'il avait menée jusqu'alors.

On a prétendu que le Castiglione avait conçu, pour la duchesse Élisabeth d'Urbin, une passion profonde qu'il garda pendant un grand nombre d'années, quoique sans espoir de retour. Nigrini, dans ses Éloges, raconte même à ce sujet une anecdote qui est répétée par l'abbé Serassi[161]. Suivant cet écrivain, «le Castiglione aurait fait faire par Raphaël le portrait de la duchesse Élisabeth, et il l'aurait caché derrière un très-grand et très-beau miroir, de telle sorte qu'il fallait savoir le secret pour l'ouvrir et le fermer. Il aurait enfermé avec ce portrait deux sonnets italiens (ceux qui portent les nos VIII et IX dans le recueil de Serassi, t. II, p. 226), écrits en entier de sa main en l'année 1517. Ces sonnets auraient été retrouvés en 1560 par la comtesse Catherine Mandella, qui devint ensuite sa belle-fille, lorsqu'elle faisait restaurer le cadre usé du miroir. Ces sonnets, comme les bijoux les plus précieux, tirés des trésors de la poésie italienne, furent communiqués aux seigneurs Volpi et publiés par eux pour la première fois[162].» Nigrini ajoute: «Si Paul Jove avait pu les voir, ils lui auraient donné les moyens d'expliquer plus clairement ce qu'il a dit des superbes rivaux que le comte eut dans ses ambitieux amours, comme il les appelle.»—Malheureusement Nigrini et les autres ont complètement oublié de dire ce qu'est devenu le portrait renfermé avec les sonnets. Si réellement cette peinture était du Sanzio, elle ne méritait point cet oubli et devait valoir les sonnets de son ami, quelque beaux qu'ils puissent être. Serassi les croit réellement composés en l'honneur de la duchesse Elisabeth d'Urbin. «On sait d'ailleurs, dit-il, que le comte l'aima éperdument, et qu'il garda cette passion pendant un grand nombre d'années.» Que cette inclination ait longtemps empêché le comte de songer sérieusement au mariage, cela n'a rien qui doive beaucoup étonner. Il paraît même certain que, peu avant son retour à Mantoue, il luttait contre cet amour sans espoir.

Le Castiglione a traduit ces sentiments intimes de son âme dans une admirable carizone qu'il composa vers cette époque. Bien que la conclusion, dans le goût de Pétrarque, ne soit pas celle à laquelle on pourrait s'attendre, d'après le commencement du morceau, il perce néanmoins dans cette pièce un détachement, un dégoût de la vie agitée qu'il avait menée jusqu'à cette époque. Cette canzone nous paraît être une des plus belles compositions du Castiglione dans sa langue maternelle, c'est pourquoi nous nous sommes décidé à en donner ici la traduction[163]:

«La fleur de ma première jeunesse est passée; «je sens dans mon coeur de moins vagues désirs, «et peut-être mon visage ne respire plus, comme «autrefois, le feu de l'amour. Les jours regrettés «fuient en un moment plus vite qu'une flèche, et «le temps, dans son vol, emporte, sans jamais nous «les rendre, toutes les choses sujettes à la mort. «Cette vie fragile qui nous est si chère est une «ombre, un nuage d'un moment, une fumée, une «vapeur légère, une mer troublée par la tempête, «une obscure prison.—En réfléchissant ainsi à «part moi, la raison vient m'éclairer d'une vive «lumière, au milieu de ces épaisses ténèbres, et me «fait voir que, jusqu'à ce jour, mon coeur a été le «jouet des artifices de l'amour, qui seul a causé «toutes mes peines.

«Aussi, je crois entendre une voix qui me crie: «Insensé, qui t'oublies toi-même, réveille-toi «maintenant de ce sommeil honteux, et hâte-toi de te «guérir de cette folle erreur qui depuis longtemps «t'accable et commence à vieillir avec toi. Peut-être «est-il près de son coucher, sans que tu le «saches, ce soleil qui ne te paraît être encore qu'au «milieu de sa carrière. Il se refuse maintenant à «éclairer de nouvelles folies. Le repentir, la douleur, «la honte, le désespoir seront à la fin le prix «de tes illusions; et cependant tu t'y attaches, «espérant y trouver le bonheur. Abandonne cet «espoir trompeur, renonce à ces pensées coupablés «et tourne tes regards sur toi-même j contemple «ton propre martyre, et tu verras que «l'accomplissement de tes désirs ne peut te conduire «qu'à la haine de toi-même et à l'indifférence «envers Dieu.

«C'est ainsi que la raison m'enlève l'épais bandeau «qui couvrait mes yeux et me remplit de «crainte; car, en me voyant loin du droit chemin, «je redoute de me trouver près du danger. Et «cependant la flamme, qu'alluma dans mon coeur «cette beauté cruelle, n'est ni moins vive, ni moins «brûlante, et je souffre tellement que je ne sais «comment faire pour ne pas mourir. Toutefois, s'il «me reste un peu de courage, j'espère encore, bien. «que je sois près de succomber à la douleur, préserver «mon coeur de ce feu qui le consume. Mais, «hélas! pendant que je parle, je sens mon âme «attirée par je ne sais quelle douceur étrange, se «laisser entraîner par la lumière de ces deux «beaux yeux dans lesquels elle puise tant de «bonheur que tout autre plaisir ne lui est rien.

«Si l'on me blâme, tu peux répondre: Celui «qui veut, avec une faible rame, naviguer contre «vent et marée devient bientôt le jouet des flots.»

Cette canzone paraît avoir été composée à Rome par le Castiglione, peu de temps avant son départ pour Mantoue. Il y arriva dans les premiers jours de mai 1516, et peu de temps après, il épousa Hypolita Torella, fille du comte Guido Torello et de Francesco Bentivoglio, fille de Jean Bentivoglio, autrefois seigneur de Bologne. Tous les contemporains s'accordent à vanter la beauté, la grâce, les qualités distinguées qui rendaient cette jeune fille digne d'un tel époux. Leur mariage fut célébré à la cour de Mantoue par des joutes, des tournois et d'autres démonstrations d'allégresse; le marquis s'efforçant ainsi, par ces témoignages publics, d'effacer toutes les traces de sa conduite passée à l'égard du comte, et de montrer tout le cas qu'il faisait de son mérite.

Le Castiglione passa le reste de l'année 1516 à Mantoue; loin des affaires publiques, et tout entier à son bonheur privé.

L'année suivante, il conduisit sa jeune épouse à Venise, pour les fêtes de l'Ascension. Il lui fit visiter cette ville en compagnie de ses deux soeurs Polixène et Françoise Castiglione, mariées, l'une à Jacques Boschetto, l'autre à Thomas Strozzi, chevaliers mantouans. En considération du comte, ces dames furent reçues avec beaucoup-d'honneur dans cette merveilleuse ville, où elles vécurent dans l'intimité du célèbre Andréa Gritti, qui par la suite devint doge, de Maria Gradeniga et de deux autres dames de la famille Morosina.

Peu de temps après le retour du comte à Mantoue, dans le mois d'août 1517, il lui naquit un fils, auquel il donna le nom de Camille. Le duc Alphonse de Ferrare lui écrivit à cette occasion pour lui offrir ses affectueuses félicitations[164].

Au milieu des loisirs que lui laissait sa retraite des affaires publiques, le comte s'occupa de mettre la dernière main à son livre du Courtisan. Il l'envoya, en octobre 1518, à son ami Bembo[165], afin qu'il le revît et qu'il lui fît connaître son opinion avant de le publier. Les lettres italiennes de Bembo ne rapportent aucune correspondance à ce sujet entre l'auteur des Asolani et le Castiglione; mais il n'est pas douteux que le Bembo dût donner son assentiment à un ouvrage qui est encore aujourd'hui considéré comme un modèle de beau langage et de belles pensées. Nous avons dit à quelles circonstances il dut son origine. La cour d'Urbin, du temps du duc Guidobaldo, était le rendez-vous des savants et des littérateurs. Ce prince, tourmenté de la goutte, ne pouvait prendre part aux joutes, tournois et autres exercices de corps. Il se contentait d'assister à ces exercices; mais il aimait surtout à s'entretenir avec les hommes distingués que sa réputation et sa bienveillance avaient attirés à sa cour. Toutes les heures de la journée étaient donc bien employées. Mais il arrivait souvent que le duc, accablé par la douleur, allait se reposer après le dîner. C'était le moment où ses hôtes se réunissaient dans les appartements de la duchesse Elisabeth Gonzague, où se rendait, de son côté, madame Emilia Pia, qui, par la grâce de son esprit, la sûreté de son jugement et pour ses vives reparties, paraissait le principal ornement de ces assemblées. La conversation roulait sur divers sujets alors à la mode, et particulièrement sur les qualités nécessaires pour former un courtisan accompli, ou, comme on aurait dit en France cent ans plus tard, un parfait gentilhomme. Ce sont ces conversations que le Castiglione, à l'imitation du dialogue de l'orateur de Cicéron, rapporte dans son livre, bien qu'il se défende d'avoir pris part à ces entretiens, par la raison qu'ils auraient eu lieu pendant son voyage en Angleterre; mais ils lui auraient été communiqués par des personnes très-dignes de foi[166]. Les interlocuteurs de ce dialogue sont la duchesse Elisabeth et madame Emilia Pia, madame Costanza Fregosa, le comte Gaspard Pallavino, César Gonzaga, Bernardo Accolti, surnommé l'Unico Aretino (qu'il ne faut pas confondre avec Pietro Aretino, l'ami du Titien), Ottaviano Fregoso, Federigo Fregoso, Pietro Bembo, Bernardo da Bibbiena, le comte Lodovico di Canossa et Giuliano di Medici.

Ces personnages distingués étaient tous plus ou moins liés avec le Castiglione; aussi, malgré cet abri derrière lequel sa modestie s'efforce de se cacher, le Castiglione n'en doit pas moins être considéré comme l'auteur de ce traité, dans lequel il a semé à profusion les plus belles fleurs de la langue italienne et des connaissances acquises de son temps. Le livre del Cortegiano est encore aujourd'hui considéré par les Italiens comme un des plus parfaits modèles de leur noble et belle langue. Il est à remarquer toutefois que le comte ne voulut pas s'astreindre à n'employer que les termes admis par le seul idiome toscan, qu'il avouait ne pas savoir assez à fond; mais, choisissant, suivant l'exemple du Dante, dans tous les dialectes italiens, les expressions les plus belles et les tournures les plus élégantes, il en composa, grâce à son jugement, un ensemble si parfaitement harmonieux, d'un style si pur et si entraînant, qu'il n'existe peut-être pas en italien un livre que, sous le rapport de la justesse des expressions, on puisse comparer au traité del Cortegiano[167].

Le style de l'ouvrage n'est pas ce qui doit frapper le plus un étranger à la belle contrée ovè il si suona: mais ce qui assurera toujours au livre du Castiglione une place distinguée parmi les écrivains du seizième siècle, c'est qu'il donne une idée exacte des qualités que devait posséder à cette époque un homme de cour, un gentilhomme accompli. Ce traité peut, sous certains rapports, être opposé avec succès au livre du Prince de Machiavel, écrit, comme on sait, sous les inspirations de la politique astucieuse et cruelle de César Borgia. Ainsi, tandis que le secrétaire florentin vante la dissimulation, la ruse et la fourberie, et recommande, ou tout au moins présente, sans aucun scrupule, l'emploi de la force et même de la cruauté, et le mépris de tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, comme les moyens les plus sûrs de gouvernement, on aime à voir le Castiglione, vivant à la même époque et assistant au spectacle des mêmes crimes, s'inspirer des plus pures maximes de la philosophie antique et des plus saints préceptes de l'Évangile, et soutenir qu'un courtisan, véritablement digne de ce nom, doit toujours défendre la vérité et ne jamais craindre de la faire connaître à son prince[168]; que le prince, de son côté, doit tellement l'avoir à coeur, qu'il ne doit rien négliger pour parvenir à la découvrir[169]; allant jusqu'à soutenir que la dissimulation poussée trop loin chez les peuples est surtout nuisible au prince[170].

Mais le passage peut-être le plus remarquable de ce livré, est celui où, sur la demande d'Ottaviano Fregoso, les interlocuteurs, hôtes de la cour d'Urbin, examinent la question de savoir quel est le gouvernement le plus propre à rendre les hommes heureux; si c'est celui d'un bon prince, ou le gouvernement d'une bonne république? Il nous a paru curieux de citer ce passage en entier, non pas seulement parce qu'il montre chez Fauteur des idées fort justes, mais pour faire voir que dans ce siècle, tous les hommes d'État, quoi qu'on en ait dit, n'entendaient pas et ne pratiquaient pas la politique à la manière de Machiavel et de César Borgia. Voici la traduction de ce passage[171]:

«Je préférerais toujours le règne d'un bon prince «(à la république), répondit le seigneur Ottaviano «Fregoso, parce que c'est un pouvoir plus conforme «à la nature; et, s'il est permis de comparer «les petites choses aux grandes, c'est un «pouvoir plus semblable à celui que Dieu a établi, «puisque, seul et unique, il gouverne l'univers. «Mais, sans citer cet exemple, voyez dans ce que «produit l'industrie humaine, comme les armées, «les grands navires, les édifices et autres choses «semblables, tout se rapporte à un seul qui gouverne «à sa guise. De même, dans notre corps, tous «les membres travaillent et se fatiguent au gré du «coeur. En outre, il paraît convenable que les «peuples soient gouvernés par un prince, de la «même manière que certains animaux, auxquels la «nature enseigne l'obéissance comme une chose «très-nécessaire. Voyez les corbeaux, les grues et «beaucoup d'autres oiseaux, quand ils font leur «passage, ils se choisissent toujours un chef qu'ils «suivent et auquel ils obéissent. Et les abeilles, ne «respectent-elles pas leur roi comme si elles étaient «douées de raison, et avec autant et plus de «soumission que les peuples les plus respectueux et les «plus soumis? C'est là une preuve convaincante «que le pouvoir des princes est plus conforme à «la nature que le gouvernement des républiques.

«Alors messire Pierre Bembo répondit: Pour «moi, il me semble que la liberté nous ayant été «accordée par la volonté de Dieu, comme le premier «des biens, il n'est pas conforme à la raison «qu'elle puisse nous être enlevée, ni qu'un homme, «plus qu'un autre, ait seul le droit d'en jouir; ce qui «arrive sous la domination des princes, qui tiennent «leurs sujets dans la plus étroite servitude. Mais «dans les républiques bien gouvernées on conserve «cette liberté: outre que, dans les jugements et les «délibérations, il arrive le plus souvent que l'opinion «d'un seul est plus sujette à l'erreur que celle «de plusieurs, parce que le trouble, soit par colère, «soit par mépris ou par cupidité, entre plus facilement «dans l'esprit d'un seul que, dans l'opinion «de la multitude, laquelle, comme une grande «quantité d'eau, est moins exposée à se corrompre «qu'une petite. J'ajoute que l'exemple des animaux «ne me paraît pas bien choisi; car les corbeaux, «les grues et les autres ne sont nullement décidés «à suivre toujours le même et à lui obéir perpétuellement; «mais ils changent et varient, donnant «le pouvoir tantôt à l'un, tantôt à l'autre; ce qui «démontre qu'ils se rapprochent plutôt de la forme «républicaine que de la royauté: car on peut dire «que là se trouve une égale et vraie liberté, où ceux «qui commandent quelquefois sont eux-mêmes «aussi tenus à obéir. L'exemple tiré des abeilles ne «me paraît pas plus heureux, car leur roi n'est pas «delà même espèce. Aussi celui qui voudrait donner «aux hommes un maître véritablement digne «de ce nom, devrait aller le chercher parmi des «êtres d'un autre ordre et d'une nature supérieure «à la race humaine, si, raisonnablement, les hommes «étaient nés pour obéir. C'est ainsi que les troupeaux «obéissent, non à un animal qui leur ressemble, «mais à un pasteur qui est homme et d'une «espèce supérieure à la leur. D'après ces considérations, «j'estime, seigneur Ottaviano, que le gouvernment «d'une république est préférable à celui «d'un roi.

«Pour réfuter votre opinion, répliqua le seigneur «Fregoso, je veux seulement donner cette raison, «à savoir que des diverses manières de bien gouverner «les peuples, il n'y a que trois formes de «gouvernement qu'on puisse citer: l'une est la «royauté; l'autre, le gouvernement des honnêtes «gens, que les anciens appelaient optimats; l'autre, «l'administration populaire. Et la transition, ou vice «contraire, pour ainsi dire, dans lequel chacun de «ces gouvernements peut tomber en se gâtant et en «se corrompant, est la tyrannie, et lorsque le «gouvernement des bons se change en celui d'un petit «nombre de puissants qui ne sont pas honnêtes; «et aussi, lorsque l'administration populaire est «exercée par la plèbe qui, confondant tous les «rangs, remet, le gouvernement de tous à l'arbitraire «de la multitude. De ces trois espèces de «mauvais gouvernements, il est certain que c'est «la tyrannie qui est le pire, ainsi qu'il est facile de «le démontrer. Il en résulte que des trois bons gouvernements, «la royauté est le meilleur, parce qu'il «est le contraire du plus mauvais: car vous savez «que les effets des causes contraires sont eux-mêmes «également contraires entre eux[172]. Maintenant, «revenant sur ce que nous avons dit relativement «à la liberté, je réponds que la vraie liberté «n'est pas celle qui consiste à vivre comme on veut, «mais à vivre en se conformant à de bonnes lois: «et il n'est pas moins naturel, moins utile, moins «nécessaire d'obéir que de commander. Car il est «certaines choses qui sont, pour ainsi dire, créées, «destinées et disposées dans l'ordre de la nature «pour commander; comme il y en a d'autres qui «doivent obéir. Il est vrai qu'il y a deux manières «de gouverner: l'une impérieuse et violente, «comme celle des maîtres sur leurs esclaves; et «c'est ainsi que l'âme commande au corps: l'autre, «plus douce et plus modérée, comme celle des «bons princes, par le moyen des lois, aux citoyens; «et c'est ainsi que la raison commande aux passions. «L'une et l'autre de ces manières est utile, «parce que le corps est, par sa nature, destiné à «obéir à l'âme, comme les passions doivent obéir à «la raison. Il y a encore un grand nombre d'hommes «qui ne vivent que par l'usage de leur corps, «et ceux-là diffèrent autant des hommes vertueux «que l'âme du corps. Car, bien qu'ils soient des êtres «doués de raison, ils ne se servent de la raison «qu'autant qu'ils peuvent la connaître. Mais ils ne «la possèdent réellement pas, et ils ne jouissent pas «de ses avantages» Ces hommes sont donc naturellement «esclaves, et il est préférable pour eux, «il leur est plus utile d'obéir que de commander.

«Le seigneur Gasparo (Pallavicino) dit alors: «De quelle manière doit-on donc gouverner ceux «qui sont honnêtes et vertueux et qui ne sont pas «naturellement esclaves?—On doit les gouverner «avec modération, répondit le seigneur Ottaviano, «d'une manière royale et civile. Il convient de leur «laisser l'administration des emplois et des magistratures «qu'ils sont capables d'occuper, afin qu'ils «puissent eux-mêmes diriger et gouverner ceux «qui sont moins sages qu'eux, à la condition néanmoins, «que le principe de l'autorité dérive tout «entier du prince souverain. Et puisque nous avons «dit qu'il est encore plus facile de corrompre l'esprit «d'un seul que celui de plusieurs, je dis qu'il «est encore plus facile de trouver un seul homme «honnête et sage que d'en trouver plusieurs. On «doit croire qu'un roi sera bon et sage, s'il est issu «d'une noble race, s'il est enclin à la vertu par sa «disposition naturelle, non moins que par le souvenir «de ses ancêtres, et s'il a été formé par de «prudentes leçons. Bien qu'il ne soit pas d'une «espèce supérieure à l'espèce humaine, comme serait, «à votre avis, le roi des abeilles, néanmoins, «soutenu par les préceptes de ses maîtres, par une «éducation supérieure et par les principes d'honneur «d'un gentilhomme et d'un homme de cour, «dirigé par les conseils d'honnêtes gens, il deviendrait «un roi prudent, sage, juste, plein de conscience, «de modération et de courage; libéral, «magnifique, religieux, clément; en somme, il se «couvrirait de gloire et serait également aimé des «hommes et de Dieu... car Dieu aime et protège «ces princes qui s'efforcent de l'imiter, non en «étalant une grande puissance pour se faire adorer «parleurs sujets; mais ceux qui, indépendamment «delà puissance par laquelle ils sont élevés au-dessus «des autres hommes, s'efforcent de se rendre semblables «à lui par la sagesse et la bonté, à l'aide «desquelles ils peuvent faire le bien, et savent se «montrer ses ministres, distribuant, à l'avantage «des mortels, les biens et les dons qu'ils reçoivent «de la Divinité. Et, comme dans le ciel, le soleil, la «lune et les autres astres montrent au monde, pour «ainsi dire, dans un miroir, un témoignage de «l'existence de Dieu; de même aussi, sur la terre, «on peut trouver l'image beaucoup plus certaine de «la Divinité dans les bons princes, qui l'aiment, la «révèrent et montrent à leurs peuples l'éclatante «lumière de sa justice, accompagnée d'un reflet de «la raison et de l'intelligence divine. Dieu répartit «à ces princes l'honnêteté, l'équité, la justice, la «bonté et tous ces autres précieux dons que je ne «saurais nommer, qui sont au monde un témoignage «beaucoup plus éclatant de la Divinité que «la lumière du soleil, ou le mouvement régulier des «cieux avec le cours varié des étoiles. Les peuples «sont donc confiés par la volonté de Dieu à la garde «des princes, lesquels, par ce motif, doivent en «avoir le plus grand soin, afin de lui en rendre «compte comme de sages ministres à leur seigneur. «Ils doivent s'efforcer de les rendre heureux, car «le prince ne doit pas se contenter d'être bon, mais «aussi d'assurer le bonheur des autres; comme «cette équerre dont se servent les architectes, qui «non-seulement est en soi droite et juste, mais qui «redresse et rend justes toutes les choses auxquelles «on l'applique.»

Il est impossible de ne pas être frappé de la beauté de ce passage: Fénelon, dans son Télémaque, ne dit pas mieux. Et si l'on songe que l'auteur, qui écrivait de si sages préceptes à l'usage des rois et des princes, vivait au milieu d'hommes généralement sans principes, et à une époque où un autre écrivain non moins remarquable quant au style, un homme public, vantait la ruse, la fourberie, l'astuce et la violence, comme les moyens les plus sûrs et les plus naturels de gouvernement, on devra doublement estimer le livre du Castiglione, qui peint la pureté de sa conscience et la droiture de son coeur. Ajoutons que si réellement cette discussion sur le mérite relatif de la république et de la royauté a pu librement avoir lieu à la cour de Guidobalde et en sa présence, elle témoigne de la supériorité de ce prince qui, au lieu d'employer son temps à de vaines et futiles occupations, prenait plaisir à écouter des vérités que les souverains aiment rarement à entendre.

Le Castiglione était encore occupé à revoir et à corriger le manuscrit de son livre del Cortegiano lorsque mourut, le 20 février 1519, le marquis de Mantoue Francesco de Gonzaga, laissant pour héritier et successeur son fils aîné Frédéric. Ce jeune prince désirait obtenir le généralat des troupes de l'Église. Il pensa que le comte était, par ses relations à Rome et par l'intimité dont le pape l'honorait, l'homme qui pouvait le mieux réussir dans cette négociation. Il l'envoya donc dans cette ville, comme son ambassadeur extraordinaire, au commencement de mars 1519. Le comte y resta jusqu'au 5 novembre suivant.

Pendant ce séjour, il retrouva son ami Raphaël fort occupé à mesurer et dessiner les précieux restes des monuments antiques que le temps et le ravage des hommes avaient épargnés. On peut croire que le comte lui servit de secrétaire pour la lettre que l'Urbinate adressa au pape Léon X à cette occasion. L'original, de son écriture, fut trouvé parmi les manuscrits du Castiglione que conservait le marquis Scipion Maffei, et imprimé pour la première fois en 1733. Dans un discours adressé à l'Académie de Florence, en 1799, et intitulé: Congettura che una lettera creduta di Baldassare Castiglione sia di Raffaelle d'Urbino, l'abbé Daniel Francesconi a revendiqué pour Raphaël l'honneur d'avoir lui-même écrit cette lettre. Les raisons qu'il en donne paraissent assez probables. Toutefois, il reste toujours à expliquer pourquoi le manuscrit original était de l'écriture de Balthasar Castiglione et parmi ses papiers. L'intimité qui régnait entre l'illustre amateur et le grand artiste permet de supposer que Raphaël aura eu recours, pour rendre ses pensées, à l'auteur du Cortegiano, auquel, précédemment et à plusieurs reprises, il avait demandé des sujets de compositions pour ses peintures. Dans tous les cas, on voit, par cette lettre, qu'elle a été adressée à Léon X, la onzième année du séjour de son auteur à Rome. En admettant que le Castiglione l'ait écrite au nom de Raphaël, l'artiste étant venu se fixer dans cette ville en 1508, elle aurait été composée en 1519, ce qui s'accorde avec le séjour que le comte y fit de mars à novembre de cette même année[173].

Les négociations qu'il avait entamées au nom du marquis de Mantoue, les sérieuses distractions qu'il trouvait dans l'intimité des artistes et de tout ce que la cour pontificale renfermait d'hommes distingués, ne faisaient pas oublier au comte sa jeune épouse qu'il avait laissée à Mantoue. Il l'aimait avec tendresse; aussi, pour charmer les ennuis de l'absence, il composa une élégie latine, à l'imitation de Properce[174], et il supposa qu'elle lui était adressée par sa femme dans cette ville de Rome qu'il avait coutume de lui vanter comme le seul séjour de délices digne des hommes et des dieux:

Hippolyta mittit mandata haec Castiglioni. Addideram imprudens, hei mihi, poene suo. Te tua Roma tenet, mihi quam narrare solebas Unam delicias esse hominum atque Deum[175].

Il paraît qu'il avait emporté à Mantoue son portrait peint par Raphaël quelque temps avant son mariage. Il suppose, dans son élégie latine, que sa femme, en contemplant ses traits, admirablement reproduits par l'artiste, peut se consoler en partie de son absence; et il lui fait dire ces vers, qui sont un éloge pour Raphaël:

Sola tuos vultus referens, Raphaelis imago Picta manu, curas allevat usque meas. Huic ego delicias facio, arrideoque, jocorque, Alloquor, et tanquam reddere verba queat. Assensu nutuque mihi saepe illa videtur Dicere, velle aliquid, et tua verba loqui. Agnoscit, balboque patrem puer ore salutat. Hoc solor, longos decipioque dies.

Seule, la représentation des traits de ton visage, peinte de la main de Raphaël, peut alléger mes ennuis: je lui fais fête, je lui souris, je me réjouis avec elle, je lui parle comme si elle pouvait répondre à mes paroles; souvent elle me semble exprimer son assentiment et sa volonté, dire ou vouloir quelque chose, et me faire entendre ta voix. Ton enfant reconnaît ta ressemblance et balbutie, en la voyant, le nom de son père. Ce portrait est ma consolation, et charme l'ennui de mes longues journées»[176].

Si le comte prêtait ces sentiments à sa jeune épouse, il n'était pas moins lui-même impatient de la revoir. Ce désir perce, d'une manière tout italienne, dans une lettre datée de Rome le dernier jour d'août 1519[177].

«Si vous êtes restée, ma chère épouse, dix-huit «jours sans avoir de mes lettres, de mon côté, «pendant le même temps, je ne suis pas resté quatre «heures sans penser à vous. Depuis, je sais que «vous avez eu souvent de mes lettres et que j'ai «réparé mes torts. Mais vous n'agissez pas de la «même manière, car vous ne m'écrivez que lorsque «vous n'avez rien autre chose à faire. Il est vrai «que votre dernière lettre est assez longue; Dieu «soit loué! mais vous vous en remettez au comte «Louis (de Canossa) pour qu'il me dise combien «vous m'aimez: il serait tout aussi convenable que «vous voulussiez que je vous fisse dire par le pape «comme je vous aime. Certainement tout Rome le «sait, de telle sorte que chacun me dit que je suis «au désespoir et rempli de chagrin de ne pas «être avec vous; et je ne le nierai point. Mais on «voudrait que j'envoyasse à Mantoue pour vous «enlever et vous amener ici à Rome. Réfléchissez «si vous voulez y venir, et faites-le moi savoir. «Dites-moi, sans plaisanterie, si vous voulez que «je vous rapporte quelque chose qui vous plaise; «je ne manquerai pas de vous le rapporter; mais «j'aurais à coeur de savoir ce qui vous ferait plaisir. «Car j'arriverai là un matin que vous ne m'attendrez «pas, et je vous trouverai au lit: et vous viendrez «ensuite me donner à entendre que la nuit «vous avez rêvé de moi; mais la vérité est qu'il «n'en aura rien été. Je ne puis pas encore vous «annoncer le jour de mon départ, mais j'espère «que ce sera sous peu. En attendant, souvenez-vous «de moi et aimez-moi; car, pour moi, je pense «constamment à vous, et vous aime passionnément «et plus que je ne dis, et je me recommande «à vous de tout coeur.»

Son départ de Rome, annoncé comme prochain par cette lettre, se fit encore attendre jusqu'au 5 novembre de cette année. Il quitta cette ville sans avoir réussi à faire nommer son jeune maître général des troupes de l'Église; mais il emportait une lettre de Léon X qui, en expliquant au marquis de Mantoue les motifs qui l'avaient empêché jusqu'alors d'accueillir sa demande, l'assurait que l'ambassade du comte lui avait été très-agréable, qu'il ne pouvait lui envoyer un personnage plus distingué, plus honorable, et dont il fit plus de cas; et qu'il le rappellerait lorsque le temps lui paraîtrait venu de pouvoir donner satisfaction à ses désirs[178].

Rentré à Mantoue vers le milieu de novembre 1519, le comte y resta jusqu'au commencement de juillet suivant, époque à laquelle il fut renvoyé auprès du pape par le marquis de Mantoue, comme son ambassadeur ordinaire, avec douze cents écus de traitement. Il passa, le 10 juillet, à Florence, pu le légat, le cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, lui fit l'accueil le plus empressé. Il était à Rome le 17 du même mois. Il devait, en arrivant dans cette ville, éprouver un premier chagrin, suivi bientôt d'une peine plus profonde encore.

Il avait laissé, neuf mois auparavant, son illustre ami Raphaël plein de vie, de gloire et d'honneurs, occupé à mesurer et à dessiner les antiquités de la ville éternelle, et marquant chaque année de son existence par de nouveaux chefs-d'oeuvre, attestant un progrès toujours croissant dans son style et sa manière. Le bruit de sa mort, arrivée le 6 avril précédent, était parvenue à Mantoue, comme la nouvelle d'un des événements les plus importants de ce siècle, bien avant le départ du comte, qui en avait éprouvé la plus vive douleur. Mais, à son arrivée à Rome, ne retrouvant plus l'ami avec lequel il passait de si douces journées en s'élevant avec lui jusqu'aux plus sublimes conceptions de l'art, il ressentit de nouveau toute l'amertume de la perte qu'il avait faite. «Je suis arrivé, écrit-il à sa mère le 20 juillet 1520, bien portant; mais il ne me semble pas être à Rome, car je n'y retrouve plus mon pauvre Raphaël: que Dieu reçoive son âme bien-aimée!—«Io son sano, ma non mi pare essere a Roma, perchè non vi è più il mio poveretto Raffaello, che Dio abbia quall'anima benedetta[179]

Il voulut donner à la mémoire du grand peintre d'Urbin un témoignage public de ses regrets, en composant cette épitaphe latine:

DE MORTE RAPHAEUS FICTORIS. Quod lacerum corpus medica sanaverit arte Hippolytum Stygiis et revocarit aquis, Ad Stygias ipse est raptus Epidaurius undas. Sic pretium vitae mors fuit artifici. Tu quoque dùm toto laniatam corpore Romam Componis miro, Raphael, ingénio, Atque urbis lacerum ferro, igni, annisque cadaver[180] Ad vitam, antiquum jam revocasque decus, Movisti superum invidiam, indignataque mors est, Te dudùm extinctis reddere posse animam: Et quod longa dies paullatim aboleverat, hoc te Mortali spreta lege parare iterum. Sic miser beut prima cadis intercepta juventa, Deberi et morti nostraque nosque mones.

En composant ce dernier vers, le Castiglione ne se doutait pas que lui-même allait ressentir de plus près les coups de la mort. A peine était-il installé à Rome, qu'il apprit par sa mère la mort de sa femme, qui eut lieu à Mantoue, le 25 août de cette année, des suites de couches. Le comte, qui l'aimait tendrement, en ressentit une affreuse douleur. La considération qu'il avait su acquérir à la cour pontificale, sa bonté, sa bienveillance, qui lui avaient gagné tous les coeurs, lui valurent, en cette triste circonstance, les sympathiques consolations de tout ce que Rome renfermait d'hommes distingués, des cardinaux et du pape lui-même. Léon X voulut même lui donner publiquement une preuve de l'estime qu'il faisait de sa personne, en lui accordant une pension de deux cents écus d'or. Mais, si tous ces témoignages de sympathie adoucirent un peu la vive douleur de la perte qu'il venait d'éprouver, ils ne purent en effacer la triste impression. Pour se distraire, tout en continuant ses négociations afin de faire obtenir le gériéralat des troupes de l'Église au marquis de Mantoue, il s'occupait à recueillir des tableaux, des statues et d'autres objets d'art qu'il envoyait à sa mère, à Mantoue, avec l'intention d'en décorer le palais des Castiglione et d'en former un petit musée. C'est ainsi que, par une lettre adressée de Rome à sa mère le 29 décembre 1520, il lui annonce l'envoi à Mantoue d'une Madone de la main de Raphaël, d'une tête de paysan et d'une figure antique en marbre: «Objets, dit-il, qui me sont très-chers; c'est pourquoi, ainsi que je l'ai dit à votre seigneurie, je la prie en grâce de ne les laisser voir à qui que ce soit[181]

Au commencement de mars 1521, il obtint enfin la nomination du marquis Frédéric au grade de général des troupes de l'Église. Ce jeune prince fut tellement transporté de joie, à la réception de la dépêche du comte qui lui apprenait cette nouvelle, qu'il lui écrivit de sa main: «Messire Balthazar, j'ai vu ce que vous m'écrivez par votre lettre, laquelle m'a ressuscité de la mort: je me tiens pour l'homme le plus heureux du monde, bien que je ne montre pas ma joie, voulant garder la chose secrète.... Je suis très-satisfait de vous et de ce que vous avez fait[182]

Il ne paraît pas néanmoins que le marquis ait récompensé ce service d'une nouvelle marque de faveur. Il laissa le comte à Rome, où il pouvait continuer à lui être utile.

Pendant les chaleurs de l'été, si dangereuses dans cette ville, le comte s'installa au Belvédère pour y trouver la fraîcheur.

«Plût à Dieu, écrit-il à sa mère, «que votre seigneurie eût un lieu ainsi fait, «avec une aussi belle vue, un beau jardin, et tant «de telles antiquités, fontaines, réservoirs, eaux «fraîches, et tout près du palais (du Vatican), ce qui «est le mieux. Si Pietro Iacomo était ici, je suis «certain que ce séjour lui paraîtrait tout autre «chose que le pont de Macaria; car c'est parla route «qui s'étend au bas du Belvédère, que passent tous «ceux qui arrivent à Rome de ce côté, ainsi que les «personnes qui vont s'amuser dans les prés. Après «le souper, il s'y rend une multitude d'hommes et «de femmes qui viennent y faire mille folies; et c'est «ainsi qu'en les voyant j'essaie de me distraire[183]

Les habitudes de Rome sont bien changées depuis cette lettre: les Romains d'aujourd'hui ne vont plus guère se promener dans les champs qui avoisinent le Belvédère. Ces champs, comme presque tous ceux qui entourent cette ville, sont chaque année envahis pendant l'été par le mauvais air; et le Belvédère lui-même, si sain du temps de Léon X, n'est plus, de nos jours, malgré son élévation, à l'abri de ce fléau.

Le Castiglione vivait ainsi loin du bruit des armes, lorsqu'il reçut du marquis de Mantoue l'offre du commandement de cinquante lances, pour prendre part à la guerre contre les Français. Cette offre, comme celles qui viennent d'un maître, ressemblait beaucoup à un ordre; elle n'avait d'ailleurs rien de bien séduisant. Aussi le comte aurait voulu ne pas être obligé de l'accepter. Il en informait sa mère dans une lettre qui peint bien ses sentiments intimes[184].

«L'illustrissime marquis m'a fait offrir cinquante «lances, ce qui est réellement un grand honneur; «et je reconnais que Son Excellence l'a fait avec «beaucoup de bienveillance, ce dont je lui ai grande «obligation. Mais, me trouvant en ce moment dans «quelques embarras d'argent, je crois que ce «commandement me serait plutôt nuisible que profitable, «parce qu'il me faudrait dépenser largement «du mien. En outre de cela, je suis sorti de la jeunesse, «les fatigues me sont plus difficiles à supporter «qu'autrefois, et je connais les embarras «qu'on éprouve à commander aux gens. D'ailleurs, «s'il venait jamais à l'esprit de l'illustrissime «seigneur marquis de me donner quelque récompense «des services que je me suis efforcé de lui rendre, «je voudrais que ce fût tout autre chose que cinquante «lances, parce que je considère ce don «comme une charge et non comme une récompense; «et si je le voulais ailleurs, je pense qu'il ne «me serait pas refusé. Mais, pour le peu de temps «que j'ai à rester dans ce monde, je désirerais ne «plus manger le pain de douleur. Néanmoins, le «seigneur marquis m'ayant fait entendre d'une «manière très-aimable qu'il avait un égal besoin de «moi tant à Mantoue qu'à la guerre et à Rome, et «partout ailleurs où il lui arrive d'avoir à traiter «quelque affaire, et m'ayant prié de lui faire connaître «le choix que j'aurai fait, je me suis décidé «à rester ici à Rome, par cette considération que «c'est le poste le plus important, et celui où je puis «rendre le plus de services. C'est aussi la résidence «qui, sous beaucoup de rapports, doit m'être le plus «profitable, eu égard à ce que ce séjour me plaît «beaucoup, que j'y ai des amis assez puissants, et «que, grâce à ma qualité d'ambassadeur, je puis un «jour obtenir quelque chose d'utile aux autres et à «moi-même. D'un autre côté, il n'y a personne ici «qui me porte envie, ni qui cherche à ruiner mon «crédit; il n'y a ni factions, ni partis, et je ne suis «pas obligé de voir quelquefois les choses aller tout «autrement que je ne l'aurais voulu. Par toutes «ces considérations, il m'a paru bon de rester à «Rome.»

Au milieu de ces graves préoccupations, le comte n'oubliait pas son fils Camille qu'il avait laissé à Mantoue, avec ses deux filles, aux soins de sa mère. Bien que cet enfant eût à peine quatre ans, il voulait que son aïeule l'envoyât aux écoles pour qu'on lui fît apprendre l'alphabet grec, parce que, dit-il dans une lettre du 20 août 1521, les enfants apprennent ainsi une chose comme une autre[185]. Revenant sur la même idée dans une autre lettre du 24 octobre suivant, il insiste pour qu'on fasse apprendre à son fils la langue grecque avant le latin, «parce que, dit-il, l'opinion de ceux qui savent est qu'il faut commencer par le grec; car le latin est notre propre langue, et l'homme l'apprend toujours facilement, encore qu'il se donne peu de mal pour le savoir; mais il n'en est pas de même du grec[186].» Cette opinion d'un disciple de Démétrius Chalcondyle mérite d'être remarquée; elle nous paraît pleine de justesse.

Vers la fin de cette année, le comte éprouva un nouveau chagrin en perdant le pape Léon X, qui mourut le 1er décembre 1521, à la fleur de l'âge, après un pontificat d'un peu plus de huit années.

Cette mort plongea dans la consternation toute la ville de Rome, et particulièrement les artistes, les savants et les gens de lettre que ce pontife avait comblés de ses bienfaits et soutenus d'une éclatante protection.

Cet événement rendait plus nécessaire pour le marquis de Mantoue la présence, à Rome, du Castiglione; aussi fut-il maintenu par ce prince dans son poste d'ambassadeur, et il suivit, auprès du sacré collège, toutes les phases de l'élection du nouveau pontife, qui eut lieu au commencement de janvier 1522. Il continua ensuite ses négociations auprès de la commission des trois cardinaux, qui avaient été choisis par leurs collègues pour gouverner les affaires de l'Église, jusqu'à l'arrivée à Rome du pape Adrien VI, qui n'eut lieu que le 22 août 1522.

Le Castiglione rendit, à cette époque, de grands services au marquis de Mantoue, l'informant exactement des événements qu'il lui importait le plus de connaître, et lui indiquant ce qu'il devait faire pour défendre l'État de l'Église.

Nous ne suivrons pas le comte dans cette partie toute politique de sa vie; mais il est certain que ses lettres au marquis de Mantoue, au nombre de trente-huit, écrites du 22 décembre 1521 au 15 juillet 1522[187] ainsi que celles adressées par lui au duc et à la duchesse d'Urbin et à d'autres personnages éminents, pendant le même intervalle jusqu'à son départ de Rome, au commencement de novembre 1523, renferment les renseignements les plus authentiques et les plus circonstanciés sur le conclave qui précéda l'élection d'Adrien VI et sur les actes qui suivirent cette élection. Il n'entre pas dans le but que nous nous sommes proposé d'analyser cette correspondance exclusivement politique; nous ferons seulement remarquer que le comte obtint du nouveau pontife la confirmation du généralat des troupes de l'Église que Léon X avait accordé au marquis de Mantoue; et que, d'un autre côté, il seconda puissamment, par son influence à Rome et dans le duché d'Urbin, l'entreprise de son ancien maître, Francesco della Rovère, sur ce duché dont il reprit possession à l'aide du marquis de Mantoue, son beau-frère, presque aussitôt après la mort de Léon X. Cette restauration, toutefois, n'eut lieu qu'avec certaines restrictions, et, entre autres, à la condition de ne pas restituer au comte le château de Nuvilara que le duc d'Urbin lui avait donné en récompense de ses bons services, ainsi que nous l'avons rapporté. Les habitants de Pesaro avaient toujours vu avec déplaisir que ce domaine eût été donné au Castiglione; ils exigèrent donc que Nuvilara ne lui fût pas restitué, et ils firent de cette condition un des articles de leur capitulation. Le comte en éprouva beaucoup de regrets, tout en se flattant que le duc d'Urbin lui rendrait plus tard ce château et ses dépendances[188]. Mais rien n'indique, dans ses lettres, qu'il ait jamais été remis en possession de ce domaine.

Tout en prenant une part active à ces importantes négociations, le Castiglione cherchait ses distractions les plus douces dans la société des artistes, et, en particulier, des anciens élèves de son cher Raphaël. La mort avait empêché ce grand maître d'achever complètement son tableau de la Transfiguration, et c'était à Jules Romain, son élève favori, qu'était échue la tâche honorable, mais ardue, de terminer la dernière et la plus sublime page de l'Urbinate. Intimement lié avec Jules, le Castiglione l'encouragea dans ce travail, où la manière du maître et celle de l'élève sont tellement confondues, que le connaisseur le mieux exercé aurait peine à reconnaître ce qui appartient en propre à l'un ou à l'autre. La Transfiguration avait été commandée au Sanzio par le cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, pour l'église de Saint-Pierre in Montorio. Il paraît que le cardinal, après l'entier achèvement du tableau, ne se pressait pas beaucoup de payer Jules Romain, que Raphaël avait institué son principal légataire avec un autre de ses élèves, Francesco Penni, surnommé il Fattore. Jules n'osait pas trop réclamer au puissant cardinal ce qui lui restait dû. Cependant, il avait donné à cet argent une destination pieuse; il voulait le constituer en dot à l'une de ses soeurs qui venait d'être demandée en mariage. Il prit le parti de s'adresser à son protecteur, à l'ami intime de son maître, et le comte s'empressa d'écrire au cardinal la lettre suivante, qui est non-seulement un témoignage de sa bienveillance pour Jules Romain, mais qui prouve aussi combien la mort de Raphaël lui avait laissé de profonds regrets:

«Bien que les circonstances soient telles que ma «demande puisse paraître importune, cependant, «l'obligation que je crois avoir de rendre service à «tous mes amis me force à supplier votre révérence «dissime seigneurie d'une chose, laquelle, à ce que «je pense, ne devra pas lui déplaire, et sera très «agréable à l'un de ses serviteurs, qui est mon ami. «Jules, élève de Raphaël d'Urbin, par suite du tableau «que ledit Raphaël a exécuté pour votre «révérendissime seigneurie, est resté créancier «d'une certaine somme d'argent. Il ne la demande «pas actuellement, et il ne voudrait pas la recevoir; «mais ayant une soeur déjà grande, et pour «laquelle il a trouvé un mari, s'il pouvait lui assurer «une dot, il désirerait que votre seigneurie daignât, «dans sa bonté, décider à quelle époque elle «pourrait lui donner ces fonds: car, bien qu'il ne «les reçût pas maintenant, ni d'ici à six, huit ou «dix mois, le jeune homme, qui est disposé à «prendre pour femme cette soeur de Jules, ne s'en «inquiéterait pas, pourvu qu'il fût certain de les «toucher à l'époque déterminée. C'est pourquoi, si «votre seigneurie daigne accorder cette grâce à «Jules, qui lui est un serviteur si dévoué, outre «l'obligation que lui-même en aura, de mon côté «j'en conserverai une éternelle reconnaissance. J'ai «pris la liberté d'adresser cette prière à votre «seigneurie, non-seulement à cause de l'amitié que je «porte à Jules, mais pour donner satisfaction à la «bonne mémoire de Raphaël que je n'aime pas «moins aujourd'hui qu'à l'époque où il était encore «de ce monde; et je sais que lui-même désirait «que cette soeur de Jules fût mariée. Je n'en dirai «pas davantage, et je baise humblement les mains «de votre révérendissime seigneurie[189]

Nous ne savons si cette requête fut favorablement accueillie; dans tous les cas^ le comte avait fait tout ce que le souvenir si vivant en lui de Raphaël et l'amitié qu[?]il portait à Jules Romain lui prescrivaient de tenter auprès du puissant cardinal.

La peste s'était déclarée à Rome, dans le milieu de l'été 1522, avant l'arrivée d'Adrien VI. Renfermé dans le Belvédère, le comte tâchait de se garantir du fléau, en empêchant les gens de sa suite de communiquer au dehors. Cette peste, comme le choléra, attaquait d'abord les classes inférieures et y faisait les plus affreux ravages.

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