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Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV

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Dans le mois de mai 1536, Charles-Quint visita Florence et y fut reçu avec tout le cérémonial usité à cette époque. C'était alors, comme aujourd'hui, l'usage de célébrer l'entrée, dans les grandes villes, des papes, des souverains et des princes, par des arcs de triomphe et des décorations de toutes espèces, ornées de peintures et de devises faisant allusion aux principaux événements de leur vie. Mais la différence qui existe entre cette époque et la nôtre, c'est que, de nos jours, ces démonstrations ont perdu toute leur originalité, et sont le plus souvent abandonnées à la routine des entrepreneurs de fêtes publiques; tandis que dans le seizième siècle, les plus grands artistes ne dédaignaient pas de concourir à ces cérémonies, en mettant leur talent à la disposition des princes ou des villes qui voulaient honorer la visite de leurs illustres hôtes. C'est ainsi qu'en 1515, la venue du pape Léon X à Florence fut l'occasion de nombreux travaux de décoration. Le Sansovino, qui était alors dans cette ville, donna les dessins de plusieurs arcs de triomphe construits en bois dans les différentes parties de la ville. En outre, il entreprit, avec Andréa del Sarto, d'exécuter en bois, pour Santa-Maria del Fiore, une façade temporaire, ornée de statues et de bas-reliefs. L'aspect de cette façade décorée de peintures était si majestueux, que Léon X s'écria en la voyant: «Quel dommage que ce ne soit pas la véritable façade[329]

De même, lors de la venue de l'empereur Charles-Quint à Rome, en 1535, Antonio da San Gallo avait construit à San Marco un arc de triomphe qui fut orné par Francesco de Salviati de plusieurs sujets en clair obscur, qui furent les meilleurs de tous ceux que l'on vit en ce jour solennel[330].

Le duc Alexandre ne voulait pas rester inférieur au pape dans la réception qu'il désirait faire à Charles-Quint, l'arbitre suprême de tous les États de l'Italie. Il s'adressa donc aux nombreux artistes qui habitaient Florence, et leur commanda d'élever et de décorer les arcs de triomphe destinés à orner les différentes parties de la ville par lesquelles le cortège impérial devait faire son entrée. Vasari fut adjoint, par ordre du duc, aux commissaires chargés de présider à l'exécution de ces décorations[331].

Il raconte ainsi dans sa biographie[332], la part qu'il prit à ces travaux:

«Outre les grandes bannières du château, je décorai la porte de San Pietro Gattolini, et l'arc de triomphe haut de quarante brasses et large de vingt que l'on éleva sur la place San Felice. Alors se déchaînèrent contre moi mille envieux, qui, pour m'empêcher de conduire à fin ces importantes entreprises, réussirent, par leurs intrigues, à m'enlever vingt auxiliaires au plus fort de ma besogne: mais j'avais prévu cette machination, et partie en travaillant moi-même jour et nuit, partie avec le secours de peintres étrangers à la ville, qui m'aidaient en cachette, je menai bon train mon affaire, et m'efforçai de vaincre les obstacles que l'on me suscitait. Bertoldo Corsini, provéditeur général de Son Excellence, dit au duc que je ne pourrais jamais me tirer de tous les ouvrages que j'avais en main, d'autant plus que je manquais d'auxiliaires. Le duc me manda aussitôt près de lui, et m'instruisit de ce qui lui avait été rapporté. Je lui répondis que je n'étais point en retard, comme il lui serait facile de s'en convaincre. Peu de temps après, le duc vint lui-même examiner en secret mes travaux, et il reconnut que les accusations dirigées contre moi étaient le fruit de l'envie et de la malignité. Enfin, à l'époque voulue, ma tâche se trouva terminée à la satisfaction du duc et du public, tandis que mes ennemis, qui s'étaient plus occupés de moi que d'eux-mêmes, restaient honteusement en arrière[333].»—Ce passage ne donne aucuns détails sur les préparatifs qui furent exécutés pour l'entrée de Charles-Quint à Florence, et l'on ne trouve dans aucune autre partie des oeuvres de Vasari la description de cette cérémonie[334]. Mais elle est rapportée en entier dans la lettre qu'il écrivit à cette occasion, dans le mois de mai 1536, à son protecteur l'Arétin. Comme cette lettre est fort longue, nous y renvoyons le lecteur[335].

Les travaux que Vasari avait menés à bonne fin, à la satisfaction du duc et de son hôte illustre, lui furent généreusement payés: il nous apprend lui-même, dans sa biographie, qu'aux quatre cents écus qui lui avaient été assignés pour traitement, le duc ajouta trois cents écus, qu'il préleva sur le salaire de ceux qui n'avaient pas achevé leurs travaux au temps fixé par leurs contrats. «Avec cet argent, dit-il, je mariai une dénies soeurs, et j'en fis entrer une autre dans le couvent des Murate d'Arezzo, auquel je donnai, en sus de la dot, une Annonciation et un tabernacle qu'on plaça dans le choeur où se célèbrent les offices[336].»—Il ne pouvait mieux agir, ni tenir plus fidèlement l'engagement qu'il avait pris vis-à-vis de lui-même, d'employer sa jeunesse à travailler pour devenir un homme célèbre et illustrer sa patrie.

L'Arétin lut avec plaisir la description que Vasari lui avait envoyée: il lui répondit le 19 décembre 1537[337], en lui faisant force compliments: et repassant l'un après l'autre tous les tableaux que Vasari avait décrits dans sa lettre, il lui répète à satiété qu'il voit tout le spectacle de l'entrée de Charles-Quint à Florence, tout, à l'exception des prélats qui marchaient derrière l'empereur, «parce que, dit-il, je n'ai pas des yeux qui puissent voir des prêtres.»—«Non veggio gia dietro a Cesare i prelatij perchè non ho occhio che possa veder preli

Quelque années après[338], Vasari se rendit à Venise, «où j'étais appelé, dit-il, parle célèbre poëte messer Pietro Aretino, mon ami intime, lequel avait un vif désir de me voir. J'entrepris ce voyage d'autant plus volontiers, qu'il m'offrait l'occasion de connaître les productions du Titien et de plusieurs autres maîtres. Quelques jours me suffirent pour examiner à Modène et à Parme celles du Corrége; à Mantoue celles de Jules Romain, et à Vérone les nombreux et précieux monuments antiques que cette ville renferme. Enfin, j'arrivai à Venise avec deux tableaux peints de ma main, d'après les cartons de Michel-Ange: je les donnai à don Diego da Mendoza[339], qui m'envoya en retour deux cents écus d'or. A peu de temps de là, je lis, à là prière de l'Aretino, pour les seigneurs della Calza, en compagnie de Batista Lungi, de Cristofano Gherardi et de Bastiano Flori d'Arezzo, des décorations pour une fête, et neuf tableaux destinés à orner la soffite d'une chambre du palais de messer Giovanni Cornaro[340]

Vazari ne resta que treize mois à Venise[341]; il en repartit, le 16 août 1542, pour la Toscane et Rome. Les chaleurs de l'été furent si fortes, en 1543, qu'il fut obligé de quitter cette ville, le jour de la fête de Saint-Pierre, pour retourner à Florence[342].

C'est là que l'Arétin lui adressa, dans le mois de septembre 1543, une lettre dans laquelle il lui reproche la lenteur qu'il mettait à exécuter les dessins qu'il lui avait promis; il lui annonce en même temps qu'il a écrit au duc d'Urbin, Francesco Maria della Rovère, pour le prier de lui accorder ce qu'il désirait obtenir[343]; et, afin de voir sa demande plus favorablement accueillie par ce prince, l'Arétin ajoute qu'il a envoyé au duc son portrait (de lui Arétin), exécuté parle Moretto, de Brescia, artiste rempli de l'intelligence delà peinture[344].

L'Arétin crut devoir expliquer au Moretto les motifs qui l'avaient déterminé à envoyer au duc d'Urbin le portrait qu'il avait exécuté. «Le Sansovino, lui écrivit-il dans le mois de septembre 1544[345], sculpteur fameux, architecte admirable et homme de bien, est venu en personne me remettre le portrait que vous m'avez envoyé. Tous ceux qui l'ont vu en ont fait le plus grand éloge, car il est véritablement digne d'être admiré; et les connaisseurs ont vanté l'union naturelle des couleurs entremêlées d'ombres et de lumières avec un sentiment merveilleux et une manière des plus gracieuses. Quant à moi, je me trouve si semblable à moi-même dans votre peinture, que souvent, lorsque mon imagination, absorbée par les réflexions que je fais sur les événements présents, sur les tristes circonstances au milieu desquelles nous vivons, et sur les terribles dangers qui menacent la chrétienté, me ravit pour ainsi dire l'intelligence et me l'enlève par l'extrême désespoir dans lequel je suis plongé, alors l'esprit qui fait que je respire ne sait plus si le souffle qui l'anime est dans mon corps ou dans votre dessin; tant la peinture jette plus de doute dans l'esprit du personnage vivant, que ne ferait, avec les sens de la seule nature, le miroir qui représente l'image d'un autre[346].En résumé, ayant jugé ce portrait à cause du nom de son auteur et non pour le sujet qu'il représenté, digne d'être offert à un prince, j'en ai fait hommage à l'illustre duc d'Urbin, dont l'âme est le vrai refuge des talents de la malheureuse Italie. J'ai pense que, par là, j'honorerais Brescia, créatrice de vôtre divine intelligence, et que je me ferait valoir moi-même, étant représenté par votre admirable talent. Maintenant, ne sachant quelle autre chose je pourrais faire, je me borne à remercier la générosité qui tous a excité à m'assurer ainsi l'immortalité.»

Vasari n'expliqué pas dans sa biographie ce qu'il désirait obtenir du duc d'Urbin; mais, d'après la recommandation de l'Arétin et le cadeau qu'il avait fait au duc, on doit supposer qu'il obtint tout ce qu'il avait demandé.

Au milieu de sa vie licencieuse et désordonnée, l'Arétin paraît avoir conservé pour le souvenir de sa mère, qu'il avait perdue étant fort jeune, un respect mêlé d'un tendre regret; ces sentiments éclatent dans une lettre qu'il adressa, en décembre 1546, à son ami Vasari[347].

«Si vos lettres ont le pouvoir par elles seules de remplir mon âme de cette tendresse qu'apportent dans le coeur d'un père les douces paroles écrites par un fils, quelle consolation pensez-vous que j'eusse ressentie dans le plus profond de mon coeur, si, avec elles, j'avais reçu également le portrait de celle qui me donna naissance à Arezzo. Je vous supplie, et ne vous prie pas seulement, par tout ce que vous avez de talent et de bienveillance pour moi, de daigner mettre de côté tout autre soin, et de copier[1] le tableau placé au-dessus de la porte de Saint-Pierre (d'Arezzo) où elle est représentée sous les traits de la Vierge, devant l'ange, dans une Annonciation, et de me l'envoyer par le courrier Lorenzetto, de Florence. L'image de cette mère chérie, ranimée par votre inimitable pinceau, respirera un tel air de vie, qu'il me semblera, en voyant son portrait, jouir de sa présence, comme j'en jouissais lorsqu'elle était vivante, et comme j'en jouis encore, bien qu'elle soit trépassée. Si l'on ne connaissait toute sa bonté, il aurait suffi de la voir représentée dans un tableau, sous les traits de la mère du Christ, pour attester clairement à tous la sainte honnêteté de cette respectable femme.»

Le peintre satisfit promptement au désir de son ami, qui l'en remercia dans la lettre suivante, d'avril 1549[348]. Après avoir commencé par faire son propre éloge, en affirmant qu'il fait honneur à sa ville natale, l'Arétin lui annonce qu'il a reçu avec une tendresse mêlée de larmes le portrait de celle qui l'a mis au monde. «J'ai appris avec plaisir, dit-il, que vous avez refusé d'ajouter quelques ornements au tableau, parce que son effigie n'aurait plus été reconnaissable. Mais, si elle paraît admirable sous le pinceau de l'artiste peu habile qui la représenta autrefois, combien elle va me paraître merveilleuse, maintenant qu'elle est l'oeuvre de votre pinceau qui sait si bien rendre les choses. Je vous jure, par la tendre affection que je porte à sa mémoire, que tous ceux qui la voient affirment hautement que la douceur et la bonté éclatent si manifestement en toute sa personne, que, nonobstant les fautes de dessin commises par celui qui l'a représentée, on comprend la raison qui l'a déterminé à la la faire figurer dans une Annonciation. La transformer en toute autre beauté idéale pour orner une autre scène, c'eût été faire injure à la nature qui l'avait créée si belle. Le Titien, ce peintre illustre, affirme n'avoir jamais rencontré de jeune fille dont le visage ne lui ait laissé apercevoir quelque chose de lascif, à l'exception d'Adria, dont le front, les yeux et le nez ont tant de ressemblance avec Tita (c'était le nom de mon excellente mère), qu'on dirait qu'elle est plutôt sa fille que la mienne. Je vous remercie donc de ce cadeau; d'autant plus volontiers, que la fatigue que vous avez endurée pour me faire plaisir, n'a pas moins de prix pour vous, qui êtes toujours disposé à faire quelque chose qui me soit agréable et qui puisse vous faire honneur, ainsi que vous l'avez prouvé plusieurs fois jusqu'à ce jour.»

Tout en respectant le sentiment qui détermine l'Arétin à faire l'éloge des vertus et de la beauté de sa mère, on ne s'attendait guère à trouver ici la remarque qu'il prête au Titien sur la physionomie de sa fille Adria. Le père, oubliant sa vie habituelle, se montre ici abusé, comme tous les pères, sur le caractère de beauté de sa fille; mais, bien qu'il écrive à un ami, il eût mieux fait de garder le silence, car la postérité aura peine à croire qu'il n'y ait pas eu un peu de raillerie dans la remarque du grand peintre, que l'Arétin paraît avoir prise au sérieux.

On sait que Vasari avait pour ami intime le peintre Francesco de'Rossi, plus connu sous le nom de Francesco, ou Cecchino de'Salviati, à cause de la protection toute spéciale dont il fut constamment l'objet de la part du cardinal Salviati[349]. Cet artiste, né à Florence, où il avait longtemps suivi les leçons de Michel-Ange, de Baccio-Bandinelli et d'Andréa del Sarto, avait sans doute connu l'Arétin par l'entremise de son compatriote Vasari; il était non moins lié avec Lione Lioni, également d'Arezzo, et nous avons dit qu'à son retour de France, le Salviati s'était arrêté à Milan pendant plus de quinze jours chez Lione, qui l'avait magnifiquement reçu dans sa belle maison de la rue de'Moroni. L'Arétin, plus âgé que Francesco[350], dut étendre sa protection sur lui, ayant qu'il ne fût parvenu à s'assurer la faveur du cardinal, comme il l'avait étendue sur Vasari et sur Lione. Francesco resta pendant toute sa vie en relation avec l'Arétin et lui témoigna toujours de la reconnaissance. Pendant son séjour à Venise, vers 1540, il fit son portrait que le poëte envoya au roi François Ier, avec des vers en l'honneur du peintre[351].

Le Salviati peignit à Venise, entre autres choses, pour le patriarche Grimani, qui l'avait accueilli avec beaucoup de bienveillance, un tableau octogone représentant Psyché recevant des offrandes et des hommages comme une déesse. Ce tableau fut placé dans un salon de la maison du patriarche, et Vasari ajoute que cette Psyché l'emporte en beauté, non-seulement sur les tableaux qui l'entourent, mais encore sur tous ceux qui sont à Venise: éloge évidemment exagéré, et que l'amitié de Vasari pour Francesco et son peu de sympathie pour l'école vénitienne ont pu seules lui inspirer[352].

D'après le témoignage de Vasari, le Salviati était d'un caractère mélancolique, et il dit qu'il ne fut jamais en grande faveur en France, parce qu'il était d'une humeur entièrement opposée à celle des gens de ce pays[353]. C'est probablement à cette disposition d'esprit que l'Arétin fait allusion dans une lettre d'août 1515[354], qu'il lui adressa pour le remercier d'un dessin de la Conversion de saint Paul que le peintre lui avait envoyé, après plusieurs années de silence et d'oubli. L'Arétin vante beaucoup cette composition, dont il fait une description complète: il rapporte les louanges données au cheval du personnage qui porte l'étendard par le Titien et le Sansovino, également attachés au Salviati; il termine en faisant l'éloge du duc Come II de Florence, dont les encouragements et la bienveillance avaient permis à l'artiste de faire graver son dessin sur cuivre par Enea Vico Parmigiano, graveur très-célèbre et digne émule de Marc-Antoine[355]. Les éloges donnés par l'Arétin à la Conversion de saint Paul lui valurent, comme à l'ordinaire, un tableau du peintre; ce dont il le remercia par une lettre d'octobre 1545[356].

Le graveur Enea Vico, que l'Arétin, dans la lettre précédente, ne craint pas de comparer à l'illustre Marc-Antoine, était un artiste d'un talent éminent. Il grava deux médailles de Charles-Quint, entouré de figures et d'attributs allégoriques, et dédia son oeuvre à ce grand monarque par une-déclaration rapportée dans une lettre du Dont au marquis Doria et au seigneur Ferrante Caraffa[357].

Il est le premier qui ait gravé sur cuivre le Jugement dernier-de Michel-Ange, d'après un dessin du Bazzacco, plus connu sous le nom de Paolo Ponzio, un des élèves de Buonarotti[358].

L'Arétin écrivit à cette occasion, en janvier 1546, à Enea Vico, et le loua beaucoup d'avoir entrepris ce travail: «Car, dit-il, laisser une semblable composition sans en faire aucune copie, serait ne pas la faire servir à la gloire de la religion qu'elle enseigne. Et puisque, d'après les décrets de la Providence, la fin de tout ce monde doit arriver, il est salutaire que le monde entier puisse profiter de la représentation de cette redoutable catastrophe. Aussi, je suis certain que Jésus-Christ vous tiendra compte de cette oeuvre, et que vous en serez récompensé par le grand-duc de Florence. Ainsi donc, n'hésitez pas de mener à bonne fin une si louable entreprise, encore bien que les figures, dessinées par Michel-Ange dans l'Enfer et dans le Paradis, puissent exciter le scandale chez les luthériens. Mais ce n'est pas là ce qui peut vous enlever l'honneur que vous méritez, pour avoir, le premier, mis cette grande oeuvre à la portée de tout le monde[359]

Nous ignorons si cette gravure était terminée en 1548, époque où Enea Vico avait abandonné son art pour se transformer en courtisan. Dans cette circonstance, l'Arétin lui écrivit deux lettres remplies d'excellents conseils et dignes d'être rapportées en entier[360]:

«Puisque vous avez abandonné l'exercice du bel art dans lequel vous êtes unique, lui écrit-il dans la première, datée d'avril 1548, pour vous mettre au service des cours, où, nécessairement, vous ne jouerez qu'un fort triste rôle, vous me forcez de vous donner quelques conseils, afin que vous ne paraissiez point trop novice dans la pratique de cette servitude. Avant tout, retenez votre langue, car un franc et libre parler est ce que les oreilles des grands supportent le plus difficilement j d'où il suit qu'il faut adopter un de ces deux partis, ou se résigner à garder, constamment le silence, ou ne dire que ce qui leur est agréable.»

Dans la seconde lettre, du mois de mai suivant, l'Arétin revient sur le même sujet et s'efforce de ramener Enea Vico à reprendre l'exercice de son art. —«De grâce, lui dit-il, je vous en prie, mon fils, non pas tant par l'amour que je vous garde en mon coeur, mais par la gloire que je désire vous voir acquérir, n'abandonnez pas votre profession. Voue savez que je vous ai déjà donné ce conseil, mais jugez par vous-même s'il ne vaut pas mieux vivre libre, en occupant la première place parmi ceux qui gravent les dessins que d'autres ont exécutés sur le papier, plutôt que de mourir au dernier rang de ceux qui quêtent leur pain quotidien sous la dure domination des princes. Pour conclure, je dirai qu'on est heureux d'être libre, même lorsqu'on achète la liberté au prix de la vie, tandis que la mort elle-même est préférable au malheur de vivre dans la servitude. Et puisque l'homme n'a pas de plus grand ennemi que lui-même, tant qu'il se laisse dominer par ses passions, efforcez-vous de faire mentir cette sentence dont l'expérience a démontré la vérité, en prouvant que l'homme n'a pas de meilleur conseiller que lui-même, lorsqu'il ne souffre pas que des fantaisies et des désirs de nouveautés usurpent l'empire de sa volonté. Décidez-vous donc à jouir des avantages, des commodités que Venise vous offre; car il vaut mille fois mieux vivre ici en travaillant, que de passer ses jours au milieu de ce qu'on regarde comme le repos dans tout le reste de l'Italie.»

Ces sages conseils produisirent leur effet: notre graveur, un moment détourné de la voie glorieuse qu'il avait suivie jusqu'alors, reprit sa vie d'artiste, et illustra sa carrière par des oeuvres qui ont assuré à son nom une immortalité qu'il n'aurait certainement pas acquise en vivant dans l'oisiveté à la cour des princes[361].

L'Arétin ne se contentait pas d'entretenir des relations avec les premiers artistes de son temps, il cherchait aussi à discerner le mérite naissant et à le maintenir dans la voie du travail et de l'étude, en donnant à ses premiers essais de puissants encouragements. C'est ainsi qu'il protégea le peintre Gian Paolo, que Vasari nomme Gian Paolo di Borgo[362].

En 1545, cet artiste se trouvait à Venise, et s'occupait à peindre des portraits et un tableau de Jésus-Christ devant Pilate. Une lettre que lui écrivit; l'Arétin, dans le mois de novembre de cette même année[363], l'engage à lui apporter le portrait d'une femme dont il était épris, celui d'un gentilhomme allemand, celui d'un avocat vénitien, et son tableau de Jésus-Christ devant le tribunal de Pilate. Il voulait montrer ces tableaux à don Diego de Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint près de la sérénissime république, bon connaisseur en peinture, afin de procurer au jeune Paolo la protection de cet amateur éclairé des arts. Par une autre lettre du même mois[364], il fait l'éloge du portrait de Jean de Médicis que Gian Paolo avait exécuté, peut-être à sa demande, et qui était destiné au duc Cosme, son fils[365]. C'est probablement à la recommandation de l'Arétin, que Gian Paolo dut d'être employé par Vasari, en 1546, aux travaux de la salle de la chancellerie du palais de Saint-Georges à Rome, que Vasari exécutait pour le cardinal Farnèse[366].

Un autre peintre beaucoup plus connu que Gian Paolo, Andréa Schiavoni, élève du Titien, profita également des conseils et des encouragements de l'Arétin. Il lui écrivait, en avril 1548[367], une lettre remplie d'une critique bienveillante, et qui contient une appréciation vraie des qualités et des défauts de cet artiste.—«C'est une cruauté, lui dit-il, semblable à celle qu'un fils ne craint pas de faire éprouver à son père, lorsqu'il oublie l'amour qu'il lui doit, de ne plus me laisser voir vos tableaux, ainsi que vous en usiez autrefois à mon égard, alors que vous n'exécutiez aucune composition profane ou sacrée, sans l'avoir fait porter chez moi afin que je pusse l'examiner. Et cependant, l'inimitable Titien, non moins cher à Charles-Quint qu'Apelles le fut à Alexandre le Grand, sait bien de quelle manière j'ai toujours loué la justesse savante de votre intelligent pinceau. Il y a plus, ce grand peintre s'est émerveillé de la pratique que vous montrez en inventant les esquisses de ces compositions si bien entendues et si bien rendues: tellement que si la fougue de l'invention vous permettait d'apporter plus de soins à l'exécution, vous seriez le premier à reconnaître l'utilité de ces conseils. Mais l'invention que vous montrez pour réunir ensemble un grand nombre de personnages mérite d'être louée sans restriction; car la beauté de ces compositions frappe les hommes les moins connaisseurs en fait de peinture. Je laisserai donc de côté tout ce que je pourrais dire pour vous critiquer, ne voulant pas anticiper sur l'effet du temps, dont l'office consiste à corriger les défauts des jeunes gens, lesquels, en acquérant des années, acquièrent aussi cette réserve et cette retenue qui transforment en attention les légèretés de la jeunesse. Je laisse tout cela de côté, dis-je, en vous priant de venir jusqu'ici avec quelque peinture nouvelle. Si vous m'accordez cette grâce, je me réjouirai tout à la fois et de votre présence et de votre art.»

Le jugement que l'Arétin porte dans cette lettre sur la manière du Schiavoni a été ratifié par la postérité: il est incontestable en effet que ce peintre, doué d'une facilité merveilleuse, aussi bien pour l'invention que pour l'exécution, aurait beaucoup gagné à modérer sa fougue et à mieux terminer ses tableaux. Il pèche surtout par le dessin, défaut commun à toute l'école vénitienne: mais, malgré tous ces reproches, il est vrai de reconnaître, avec l'abbé Lanzi, «qu'à l'exception du dessin, tout le reste dans le Schiavoni est très-digne d'éloges: belles compositions, mouvements imités avec beaucoup d'art des gravures du Parmesan, coloris doux qui tient de la suavité d'Andréa del Sarto, touche de pinceau de grand maître[368]

Un autre élève du Titien, non moins habile, non moins remarquable que le Schiavone, le peintre Bonifazio[369], fut également lié avec l'Arétin. Nous trouvons, à la date du mois de mai 1548, une lettre de ce dernier, qui s'excuse auprès de l'artiste d'avoir négligé de l'aller voir depuis longtemps. Cette lettre contient aussi l'éloge des tableaux que Bonifazio avait peints pour décorer l'appartement du cavalière della Legge, procurateur vénitien, ami du Sansovino[370] et l'un des amateurs les plus distingués de cette ville de Venise, alors si célèbre par son goût pour les arts et par ses grands artistes. L'Arétin, comme à l'ordinaire, cherche à se faire valoir auprès du peintre; il prétend que le noble procurateur a toujours eu en grande estime les tableaux qui ornent son appartement: «Mais depuis, dit-il, qu'il les a entendu louer avec ce jugement sûr que tous les professeurs de l'art s'accordent à m'attribuer, il tient la chambre où ils se trouvent pour sa perle la plus précieuse. Je sais bien, ajoute-t-il, que les peintures que vous exécutez ailleurs, tantôt dans une église, tantôt dans une autre, brillent d'un tout autre mérite et resplendissent d'un tout autre éclat. C'est pourquoi je vous prie d'oublier le ressentiment que vous pourriez garder contre moi, ressentiment que j'ai mérité, et de permettre que demain, dans l'après-midi, je vienne vous faire mes excuses et jouir de la vue de ce que vous voudrez bien me laisser regarder.... Je viendrai donc sans faute, et dans le cas où vous me refuseriez l'entrée, j'irai au palais (ducal) jouir de l'éclatante vue des belles choses qui attirent les regards dans vos admirables peintures[371].» Parmi ces peintures, celle qui représente les vendeurs chassés du temple, remarquable par le grand nombre de personnages, l'habileté de la composition, le coloris et son admirable perspective, suffirait seule, suivant l'abbé Lanzi[372], pour assurer au peintre l'immortalité. L'Arétin ne pouvait donc mieux louer Bonifazio qu'en lui rappelant cette grande oeuvre qui, aujourd'hui encore, fait l'admiration de toutes les personnes qui visitent l'ancien palais des doges[373].

On voit, par la lettre adressée à Bonifazio, quels ménagements l'Arétin savait apporter pour flatter l'amour-propre des artistes, genus irritabile, avec lesquels il entretenait des relations.

On en trouve une nouvelle preuve dans une lettre du mois de mars 1545, écrite par lui au sculpteur Danese, un des élèves de Sansovino. Cet artiste, littérateur distingué, avait composé un poëme des Amours de Marfise: l'Arétin élève cette oeuvre aux nues, et, suivant son usage, il en exagère singulièrement le mérite[374]. Ces éloges outrés n'empêchèrent pas l'artiste de se trouver blessé de quelques critiques que l'Arétin s'était permises à l'égard d'un de ses ouvrages. L'Arétin s'en expliqué dans une lettre d'août 1545[375]:—«Par attachement pour vous, et non pour le plaisir de vous constituer en faute, je vous ai dit ce que la vérité m'a mis sur la langue, lorsque j'ai vu la manière de traiter le nu adoptée par celui qui à la prétention de tenir le premier rang pour l'excellence de son jugement en matière de peinture. Mais si nous nous moquons de la nature, qui fait tout au hasard, lorsqu'elle nous montre un homme d'une forte corpulence soutenu par les débiles appuis de jambes très-grêles, que doit-on dire de l'art, lorsque, n'observant aucune mesure dans les choses qu'il a commencées, il viole dans ses figures dessinées les règles de proportion que l'on doit observer? Grâces soient rendues au Titien, et béni soit le Sansovino, qui m'ont toujours su beaucoup de gré des avertissements que j'ai pu leur donner quand ils étaient à l'oeuvre; et cependant ce sont des maîtres d'un singulier génie! En somme, la présomption du savoir est le fait de ceux qui ne savent pas: c'est pourquoi je pardonne à l'ami le ressentiment qu'il me témoigne à cette occasion.»

Nous ne savons si l'artiste garda longtemps rancune au critique; mais ce dernier n'en continua pas moins à rechercher son amitié, et à rendre justice à celles de ses oeuvres qu'il trouvait dignes d'être louées. C'est ainsi que, par une lettre d'avril 1548[376], il lui demande la permission «de venir contempler plus de mille fois le buste de l'immortel Bembo, que le Titien et le Sansovino étaient venus voir plus de cent fois.» Il le prie de lui indiquer le jour et l'heure ou il pourra venir, «avec cette condition qu'après l'avoir fait jouir de la vue de cette figure vénérée, il lui accordera la satisfaction de lui faire entendre la lecture d'une de ces compositions dont le style se rapproche autant de Pétrarque et de Dante, que bon nombre de maîtres en l'art de la statuaire s'éloignent de Michel-Ange et de Sansovino.» On doit croire, d'après cette lettre, que le Danese avait oublié les critique de l'Arétin, et que ce dernier prenait un véritable plaisir à connaître les oeuvres qui sortaient de la plume ou du ciseau de l'artiste[377].

L'Arétin était encore lié avec beaucoup d'autres sculpteurs, presque tous élèves du Sansovino. C'était d'abord Tiziano Aspetti, le neveu du Titien[378], qui passa la plus grande partie de sa vie à Padoue, et y mourut à trente-cinq ans, laissant inachevés les travaux qu'il avait entrepris pour l'église de San Antonio de cette ville[379]. Il avait exécuté pour l'entrée nuptiale à Urbin de la duchesse Vittoria Farnèse, épouse du duc Guidobaldo della Rovère, des bas-reliefs sculptés pour orner des arcs de triomphe et autres décorations en usage alors dans ces cérémonies. L'Arétin, dans une lettre de juin 1546, fait un grand éloge de ces ornements dont l'artiste lui avait envoyé les dessins[380].

Un autre élève du Sansovino, le Florentin Niccolò Tribolo, reçut également des encouragements de la part de l'Arétin. Par une lettre du 29 octobre 1537[381], ce dernier le prie de lui envoyer un groupe que le sculpteur avait composé à son intention, et qui représentait le Christ mort entre les bras de sa mère. Le Tribolo fut aussi employé dans les cérémonies publiques à décorer les monuments élevés en, l'honneur des grands personnages. Nous voyons, par la lettre du 19 décembre 1537[382], qu'il avait fait diverses figures pour orner les ponts et les arcs de triomphe élevés pour l'entrée de Charles-Quint à Florence, en 1537.

Nous trouvons encore au nombre de ses correspondants les sculpteurs Simon Bianco de Florence[383]; Meo, qui fit à Padoue le tombeau de Marco Mantova, célèbre professeur de droit à l'université de cette ville[384]; et le Tasso, sculpteur en bois, d'abord l'ami, ensuite l'un des adversaires les plus déclarés du Salviati[385].

Parmi les peintres, nous citerons Gian Maria de Milan[386] que l'Arétin traite de compère, et avec lequel il paraît avoir entretenu les relations les plus intimes; Lorenzo Lotto, de Bergame, dont le Titien ne dédaignait pas les conseils[387]; Francesco Terzo, également de Bergame, qui lui avait envoyé un portrait de femme, pour s'attirer sa protection[388]. L'Arétin le remercia par une lettre d'août 1551[389] en lui donnant beaucoup d'éloges, et en l'assurant que le Titien avait extrêmement goûté cette oeuvre. Il s'excuse ensuite de ne pouvoir lui en donner un prix égal à son mérite; «mais, dit-il, les artistes seraient plus puissants que la fortune, si, en un moment, ils devenaient cousus d'or et d'argent. Soyez, toutefois, certain que jamais aucun homme d'un véritable mérite n'a vieilli dans la misère. Que celui donc qui veut arriver à la richesse ait confiance dans son talent et dans son travail. Voyez Lione[390] parvenu à la fortune, après avoir traversé bien des écueils et des ennuis intolérables: il en est de même du Titien. Pour moi, néanmoins, je ne changerais pas ma position contre les écus de l'un et de l'autre, car les personnages de haut parage ne sont ni mieux vêtus, ni mieux logés, ni mieux nourris ou servis que moi. Le monde le sait; je donne plus, je soutiens plus de personnes, j'ai plus d'amis et l'on me fait plus d'honneur que si j'étais le personnage que peut-être je deviendrai un jour. Mais que je sois ou que je ne sois pas ce que je crois être, je n'en resterai pas moins à votre disposition pour toujours.» L'Arétin avait connu, pendant son séjour à Rome, Sebastiano Luciano, plus connu sous le nom de Fra Sebastiano del Piombo. En 1527, quelque temps après le sac de Rome par les bandes du connétable de Bourbon, Sebastiano qui ne possédait pas encore l'office du Plomb, lui écrivit, probablement d'après les ordres du pape Clément VII, la lettre suivante:

«Compère, frère et patron, c'est une vérité qu'il était nécessaire, pour notre salut, que Pierre Arétin vînt au monde. Je vous rapporte ici ce qu'a dit dans son désespoir le pape Clément, enfermé dans le château Saint-Ange. Sa Sainteté a imposé à tous les savants qui sont à Rome l'obligation de composer une lettre à l'empereur, pour recommander à Sa Majeté la pauvre ville de Rome, chaque jour de plus en plus saccagée. Le Tebaldeo et tous les autres, après s'être enfermés dans leurs cabinets pour préparer cette lettre, ont fait présenter chacun leur projet à notre Seigneur: mais, après avoir lu quatre lignes de chaque, il les a jetées par terre en s'écriant: Il n'y a que l'Arétin qui soit capable de traiter un tel sujet. En somme, il vous aime beaucoup et beaucoup; et un jour, on verra quelque chose au grand déplaisir des envieux. Adieu, portez-vous bien[391]

Cette lettre montre à quel degré d'abaissement était tombé le malheureux pontife, et l'influence que, dès cette époque, l'Arétin exerçait sur le tout-puissant Charles-Quint. Nous ignorons s'il consentit à intercéder auprès de ce prince pour la ville de Rome et pour le chef de la chrétienté: mais, d'après la considération que ce souverain témoigna en toute occasion à l'Arétin, il n'est pas douteux que son intervention n'eût été plus favorable que celle des princes ou de leurs ambassadeurs. La promesse que contient la fin de la lettre semble une allusion à la dignité de cardinal. Le pape, ne voulant pas s'engager directement, avait-sans doute chargé Sebastiano, de laisser entendre à son ami que cette haute dignité serait la récompense du succès de ses démarches auprès de l'empereur.

La liaison de l'Arétin avec Sebastiano dura jusqu'à la mort de ce dernier, arrivée en 1547. Le peintre lui avait fait part, en décembre 1531, de sa nomination par le pape Clément VII à l'office del Piombo. Cette charge se donnait dans l'origine à un religieux de l'ordre de Citeaux (Bernardins); elle devint ensuite un bénéfice: néanmoins, celui qui le possédait devait revêtir l'habit monastique, lorsqu'il apposait sur les bulles du souverain pontife le sceau du plomb: c'est pour cela qu'on l'appelait le frère du plomb[392]. Cet office était d'un grand revenu: il fut donné, à titre de récompense, à plusieurs artistes célèbres. Bramante l'avait possédé avant Sebastiano, auquel succéda Guglielmo della Porta[393], par suite du refus fait par le Titien, auquel Paul III l'avait offert pour l'attirer à Rome[394]

Il n'est pas étonnant qu'en se voyant investi de ce riche bénéfice, le peintre se soit laissé aller à la joie, comme on va le voir par sa lettre à l'Arétin[395]:

«Très-cher frère, je pense que vous vous serez étonné de la négligence que j'ai mise en restant si longtemps sans vous écrire. La cause en a été que je n'avais rien qui méritât de vous être mandé. Mais aujourd'hui que Sa Sainteté m'a fait frère, je ne voudrais pas que vous pussiez donner à entendre que la fratrerie m'a gâté et que je ne suis plus ce même Sebastiano, peintre, bon compagnon, tel que je l'ai toujours été par le passé. Toutefois, je regrette de ne pouvoir me trouver avec mes amis et camarades, pour me réjouir de ce que Dieu et notre patron, le pape Clément, m'ont donné. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de vous conter comment et de quelle manière cela s'est fait. Il suffit; je suis frère plombateur (piombatore), c'est-à-dire que j'exerce l'office que possédait Fra Mariano[396]; et vive le pape Clément! Plût à Dieu que vous eussiez voulu me croire: patience, mon frère j je crois bel et bien, et cela est le fruit de ma foi. Dites à Sansovino qu'à Rome on pêche des offices, des plombs, des chapeaux et d'autres choses, comme vous savez: tandis qu'à Venise on n'attrape que des anguilles et du fretin, avec la permission de ma patrie. Je ne dis pas cela pour la décrier, mais pour rappeler à notre Sansovino ce qui se passe à Rome, choses que vous et lui savez mieux que moi. Daignez me rappeler fraternellement à notre très-cher compère Titien, à tous les amis, et à Giulio, notre musicien. Le seigneur Vastona se recommande à vous mille fois.»

La fortune que Fra Sebastiano avait trouvée à Rome ne put déterminer le Sansovino à quitter Venise, sa patrie adoptive, pour retourner dans la ville des papes. Fidèle à l'amitié qu'il avait vouée à l'Arétin et au Titien, il passa le reste de sa vie à Venise, où, tout en cultivant les arts, il jouissait d'une plus grande indépendance. Il laissa donc Fra Sebastiano exercer à Rome ses fonctions de frère plombateur, tout en profitant, pour ses peintures, des conseils de Michel-Ange. Cet éloignement ne fit pas oublier à Fra Sebastiano ses anciens amis: en 1536, il fit le portrait de l'Arétin pour le palais du prieuré d'Amizo, et l'abbé Lanzi remarque, qu'en exécutant ce portrait, Fra Sebastiano sut rendre, dans les vêtements, cinq nuances de noir parfaitement distinctes, ayant imité exactement celle du velours, celle du satin et ainsi des autres[397]. C'est à l'occasion de ce portrait que l'Arétin écrivit au duc de Florence, Alexandre de Médicis, en 1536, la lettre suivante[398]:

«Mon portrait, placé par mes compatriotes dans le palais, au-dessus de l'entrée de la chambre où vous avez passé la nuit, ne méritait pas qu'un prince de Florence, un gendre de l'empereur Charles, un fils de duc, un neveu de deux pontifes, daignât le regarder, et, le regardant en peinture, comblât l'original de tant d'éloges. Ce qui ajoute encore à l'obligation dont je vous suis redevable, c'est que votre illustre personne a voulu s'arrêter devant la maison où je naquis, saluant ma soeur avec le respect qu'elle seule aurait dû montrer. Certes, la politesse d'Alexandre de Médicis a surpassé celle d'Alexandre le Macédonien, car ce dernier s'arrêta bien devant le tonneau où se tenait Diogène, mais parce que le philosophe s'y trouvait: tandis qu'il vous a plu de visiter ma cabane, alors que je n'y étais pas. Vous agissez ainsi, non par un vain simulacre, mais par bonté naturelle: aussi, je supplie Dieu d'éloigner de votre illustrissime personne le détestable fléau de l'envie et de la fraude, de détourner le fer et le poison des traîtres, afin que votre vie soit le soutien de la nôtre[399]

Cette lettre, modèle d'orgueil et de compliments ridicules, nous rappelle l'air si connu: Ainsi qu'Alexandre le Grand, dans son entrée à Babylon.... Elle révèle néanmoins le pouvoir qu'exerçait l'Arétin sur les souverains les plus absolus, et peut servir à expliquer, jusqu'à un certain point, la vanité de cet homme qui correspondait familièrement avec Charles-Quint, François Ier, les papes, les cardinaux et tous les personnages les plus élevés en dignités, tant en Italie qu'en Espagne et en France.

Un autre peintre vénitien, non moins célèbre que Fra Sebastiano, un des plus remarquables élèves du Titien, le fécond Tintoret, fit aussi le portrait de l'Arétin, dont il avait reçu des encouragements dans sa jeunesse. Notre écrivain, que les plus grands artistes consultaient et dont ils écoutaient avec soumission les conseils-et les critiques, contribua pour beaucoup à faire connaître les tableaux du Tintoret. Il l'occupa d'abord, en 1545[400], à peindre à fresque, dans son appartement, la fable d'Apollon et de Marsyas, et celle d'Argo et de Mercure; par une lettre de février 1545, il loue beaucoup la célérité qu'il avait mise à exécuter ces compositions. Mais il est probable que l'artiste s'était laissé emporter par la fougue de son caractère, et qu'il s'était brouillé avec le critiqua; et si l'anecdote de la mesure prise avec un pistolet, telle que la raconte Ridolfi, est vraie, elle a dû sans doute son origine à ces peintures. En effet, l'Arétin dans cette même lettre, engage le Tintoret «à demander à Dieu qu'il lui accorde la bonté, cette vertu sans laquelle les autres ne sont rien[401].

Cette brouille ne dura pas Longtemps; eau, dans une lettre d'avril 1548, l'Arétin fait un magnifique éloge du tableau du Miracle de l'Esclave[402], que le Tintoret a peint dans l'école de Saint-Marc. Toutefois, après avoir loué cette grande oeuvre comme elle mérite, il ajoute: «Ne vous laissez pas aller à l'orgueil, car ce serait vouloir abdiquer tout désir d'arriver à une plus grande perfection; et bienheureux votre nom, si vous pouvez transformer la prestesse de votre exécution en une manière de faire qui se hâte avec lenteur, bien que peu à peu les années y pourvoient d'elles-mêmes. Car, il n'y a qu'elles seules qui puissent mettre un frein à l'emportement de la jeunesse-toujours ardente et empressée[403]. «Ces conseils étaient fort justes, et si le Tintoret les eût suivis, beaucoup de ses peintures, au lieu d'être jetées à la hâte, comme des esquisses non terminées, seraient devenues des chefs-d'oeuvre, comme le tableau de l'école de Saint-Marc.

Un autre peintre que Venise peut réclamer, comme élève du Giorgione[404], mais que ses travaux avec Raphaël d'Urbin ont fait ranger parmi les artistes de l'école romaine, Giovanni da Udine, fut également lié avec l'Arétin. Ils avaient fait connaissance à Rome, où l'Arétin avait fort admiré les arabesques et autres ornements dont Giovanni avait décoré les appartements du Vatican, sous la direction de son illustre maître Raphaël. L'impression qu'avait produite la vue de ces chefs-d'oeuvre ne s'effaça point dans l'esprit de l'Arétin. Devenu comme le centre des artistes, des princes et des grands seigneurs de son temps, il voulut faire reproduire sur verre par les artistes de la célèbre fabrique de Murano, près de Venise, les arabesques de son ami. Il y avait alors à la tête de cette manufacture un maître renommée, Domenico Bellorini, dont on ne trouve aucune mention dans Vasari ou Lanzi, mais dont le talent est extrêmement vanté par l'Arétin dans la lettre suivante qu'il adressait à Giovanni da Udine, le 5 septembre 1541[405]:

«Excellent frère, j'ai été plus contrarié d'avoir appris que vous étiez venu me voir, sans m'avoir rencontré à la maison, que je n'aurais eu de plaisir à faire attendre, pendant une demi-journée, cette foule entière de seigneurs qui, jusqu'à ce jour, sont venus me rendre visite: car j'attache bien plus de prix à rappeler avec vous le commencement de notre vieille amitié, qu'à voir chez eux ce que nous pouvons appeler les apparences de la grandeur. Assurément, la consolation que ressentent nos âmes quand nous venons à parler des qualités divines de Raphaël d'Urbin, par lequel vous avez été créé, et des libéralités royales d'Augustin Chigi, dont je suis l'élève, est semblable à celle qu'ils éprouvaient eux-mêmes, pendant qu'il nous était donné de voir de quelle manière l'un savait faire usage de son talent, et l'autre, de ses richesses. Mais, parce que nous sommes unis par la plus étroite amitié, on pourrait difficilement décider lequel de nous deux a éprouvé le plus de regrets, ou vous de ne m'avoir pas trouvé, ou bien moi de ne vous avoir pas vu. Quoi qu'il en soit, j'ai appris votre venue par l'inscription, qu'à la manière des peintres vous avez laissée, à l'aide d'un morceau de craie, sur le côté intérieur de ma porte. Je vous en rends mille grâces. Mais, bien que je désire plutôt vous rendre service que vous fatiguer de mes demandes, la confiance que j'ai dans votre obligeance m'engage à vous demander un carton rempli de ces dessins, destinés à être reproduits sur verre, et semblables à ceux que vous avez bien voulu me faire, alors que Domenico Bellorini, le maître adoré de cet art, étonné de vos merveilles, se donna pour toujours à vous: car il venait de comprendre et de voir, à l'aide des formes si belles et si variées des vases par vous dessinés, ce que jusqu'alors il n'avait pu ni voir ni comprendre. Il est vrai de dire que vous possédez tellement les traditions de la grâce et de la facilité antique dans votre style, que les autres apprennent votre manière sans même la mettre en pratique. C'est pour cela que le grand maître de Murano est dans mon coeur, et vous prie, avec moi, de m'accorder un si précieux don. Et, parce que la promptitude redouble le prix du présent et l'obligation de celui qui le reçoit, que votre bon plaisir soit que cette grâce ne se fasse pas attendre, comme seraient les services que vous daignerez m'imposer, si je pouvais être assez heureux pour vous en rendre.»

G. d'Udine répondit à cette gracieuse demande, en envoyant de nouveaux dessins à son ami. Domenico Bellorini les reproduisit sur verre, et la fabrique de Murano, copiant le style de Raphaël et de son élève, agrandit sa manière et s'attira l'admiration des connaisseurs. L'Arétin, créateur de cette nouvelle branche de l'art, dont les produits pouvaient rivaliser avec les célèbres mosaïques de Venise[406], envoya un grand nombre de ces vases de verre au duc de Mantoue et au pape, afin qu'ils pussent juger de la beauté des vases exécutés d'après les antiquités dessinées par Jean d'Udine. Dans une lettre écrite au duc de Mantoue[407], il lui dit que «ces nouveautés ont fait tant de plaisir au patron des fours[408] de la Sirène, à Murano, qu'ils appellent arétins toutes les sortes de choses qu'il y fait faire.» Il ajoute que «monseigneur di Vasone, intendant de la maison du pape[409], en a emporté de Venise à Rome pour Sa Sainteté, laquelle, d'après ce qu'il écrit, en a été très-satisfaite. L'éloge qu'on en a fait dans cette cour et ailleurs a doublé le prix qu'on attache à une si noble industrie.»

Quel a été, par la suite, le sort de cet art nouveau? S'est-il entièrement perdu dans le déclin des manufactures de glaces de Murano, ou s'est-il conservé en partie jusqu'à nos jours? Nous l'ignorons; mais, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, on n'en doit pas moins reconnaître que l'Arétin avait été noblement inspiré par le goût du beau, le jour où il avait fait reproduire sur verre les admirables arabesques de Raphaël et de Jean d'Udine: c'était élever l'industrie au niveau de l'art, et assurer aux fabriques de Murano une incontestable supériorité.

On a vu plus haut par suite de quelles circonstances l'Arétin fut obligé de quitter Rome; on se rappelle l'amitié qui l'unissait alors à Jules Romain, cet autre élève de Raphaël, non moins célèbre que Jean d'Udine. Réfugié à Mantoue, comme l'Arétin s'était réfugié à Venise, le peintre, tout en se livrant aux grands travaux qui ont immortalisé son nom, n'en conserva pas moins vif le souvenir de leur ancienne amitié. Il lui envoya plusieurs fois des dessins au crayon et à la plume[410], s'excusant sur les nombreux travaux que lui imposaient le duc et la duchesse de Mantoue de ne pouvoir mieux le satisfaire.

L'Arétin aurait beaucoup désiré que Jules Romain vînt se fixer à Venise. Le peintre lui avait promis plusieurs fois d'aller le voir; il avait renouvelé cette promesse au Titien, avec lequel il était également lié,-mais il en remettait de jour en jour l'exécution. C'est pour lui enlever toute excuse que l'Arétin lui écrivit la lettre suivante[411]:

«Si vous, illustre peintre et non moins admirable architecte, vous demandiez ce que fait le Titien et ce à quoi je m'occupe, je vous répondrais que nous n'avons d'autre pensée, tous les deux, que de trouver le moyen depouvoir nous venger de la cruelle raillerie que votre promesse de venir ici a infligée à l'affection que nous vous portons, et dont nous sommes encore indignés. Le Titien renferme sa colère en lui-même pour m'avoir fait espérer une telle illusion; et moi, je m'en veux à moi-même d'avoir été assez simple pour le croire: d'où il suit que ni sa colère ni ma rancune ne sont près de s'évanouir en fumée, avant que vous n'ayez tenu la parole à laquelle vous avez manque tant de fois. Mais c'est en vain que nous conservons cet espoir, car celui qui a été assez cruel pour quitter sa patrie, ne saurait avoir la bienveillance de venir visiter celle de ses amis; et cependant, Mantoue n'est pas plus belle que Rome et que Venise. Oh! dites-vous, l'amour de ma femme et de mes enfants m'en empêche, et mes moyens me le défendent. Les quinze ou vingt jours que vous resteriez dehors sont un doux intermède, et cette courte absence renouvelle l'affection et ranime la tendresse. A vous parler franchement, quant à moi, tant que je me souviendrai de vos manières et de votre talent, il faudrait que je fusse privé de jugement si je ne désirais jouir des unes et vous voir ici à l'oeuvre. Vous êtes aimable, sérieux, attachant dans la conversation, grand, admirable, surprenant dans l'exercice de votre art. Aussi, ceux qui contemplent les constructions et les peintures sorties de votre intelligence et de vos mains, ne les admirent pas moins que s'il leur était donné de voir les palais des dieux représentés en peinture, et les miracles de la nature reproduits sur la toile. Le monde vous préfère, pour l'invention et le charme[412] de vos compositions, à tous ceux qui ont manié un compas ou un pinceau. A pelle et Vitruve ne diraient pas autre chose, s'ils pouvaient voir les édifices que vous avez élevés et les peintures que vous avez exécutées dans la ville de Mantoue, embellie et magnifiquement décorée par les conceptions de votre génie, qui sait donner aux oeuvres modernes là beauté de l'antique, tout en conservant aux imitations de l'antique le style des modernes» Mais pourquoi le sort ne vous a-t-il pas transporté ici, au lieu de là-bas? Et pourquoi les souvenirs que vous laissez aux ducs de Gonzague ne demeurent-ils point aux seigneurs vénitiens?»

Jules Romain ne résista pas à une invitation si pressante et si gracieusement exprimée. Il vint à Venise admirer en grand artiste, et sans aucune arrière-pensée de jalousie, les chefs-d'oeuvre du Titien et des autres peintres de l'école vénitienne, et il resserra, dans ses entretiens avec l'Arétin, les liens de leur ancienne amitié.»

Quelques années après, en 1545, le bruit de sa mort s'étant répandu, l'Arétin, dès qu'il eut appris que cette nouvelle était Sans fondement, lui écrivit pour en témoigner sa joie» Mais ce qui est le plus curieux, c'est qu'il lui demanda de faire son portrait pour le récompenser, dit-il, «des peines et des regrets qu'il avait éprouvés, en apprenant le bruit de sa mort, qui aurait été aussi regrettable que celle du divin Raphaël[413].» Cet argument flatteur ne paraît point avoir produit d'effet sur Jules Romain; car, dans l'énumération des portraits de l'Arétin, faite en 1551 par son ami, l'imprimeur Francisco Marolino de Venise, il n'est nullement question du peintre de Mantoue[414].

Jusqu'ici, tous tes artistes que nous avons vus entretenir des relations avec l'Arétin furent traités par lui sur le pied de l'égalité, ou, le plue souvent, subirent sa protection. Mais il n'en est pas ainsi de Michel-Ange Buonarotti. Ce grand homme, à la fois peintre, sculpteur et architecte, et le premier dans chacun de ces arts, ne prodiguait pas son amitié à tout le monde et savait surtout la refuser aux hommes pour lesquels il n'avait que du mépris. Inaccessible à l'orgueil qu'aurait pu lui inspirer la supériorité incontestée de son génie, son âme d'une trempe antique, méprisait les flatteries: c'est assez dire que l'illustre artiste était peu disposé à accepter les avances de l'Arétin, qui était connu pour flatter toutes les puissances, afin d'en obtenir des faveurs. Les relations de ces deux hommes célèbres furent donc toujours empreintes d'une assez grande froideur, en dépit de tous les efforts que put faire l'Arétin pour obtenir, par ses éloges, l'amitié du grand maître. Mais ce qui est remarquable, c'est le ton respectueux avec lequel l'Arétin s'adresse au Buonarotti en lui écrivant; tandis qu'avec ses correspondants habituels il ne craint pas de faire usage de la raillerie, et de la pousser quelquefois jusqu'à l'insolence, avec Michel-Ange il se renferme dans la plus grande réserve, et lorsqu'il ne le loue pas, il ne se permet aucune phrase, aucun mot qui aurait pu exciter la susceptibilité de l'artiste. Nous en trouvons la preuve dans une lettre, du 15 septembre 1537, qu'il lui écrivait pour le féliciter d'avoir entrepris l'oeuvre immense du Jugement dernier dans la chapelle Sixtine[415].

«De même, homme vénérable, que c'est une honte de notre nature et un péché de notre âme, de ne pas se souvenir de Dieu; ainsi, c'est un défaut de vertu et un manque de jugement de la part de celui qui a vertu et jugement, de ne pas vous révérer, vous qui êtes un créateur de merveilles, et que les astres du ciel ont à l'envi comblé de toutes leurs faveurs. Car, dans vos mains, vit l'idée cachée d'une nature nouvelle; ce qui fait que la difficulté des couleurs, ce dernier degré de la science dans la peinture, vous est si facile, que vous montrez la perfection de l'art dans les extrémités des corps.... Pour moi, qui ai passé ma vie entière à élever le mérite par mes louanges, ou à stigmatiser l'infamie par mes reproches, afin de ne pas annihiler le peu que je vaux, je vous salue. Je n'oserais pas le faire, si mon nom, familier aux oreilles des princes, n'avait pas perdu un peu de son indignité. Il est bien vrai que je dois vous vénérer avec le plus grand respect, puisque le monde compte beaucoup de rois, mais ne possède qu'un seul Michel-Ange.

Chose surprenante! la nature ne saurait élever si haut un sujet de vos compositions, que vous ne puissiez facilement le reproduire avec votre art; et cependant elle ne parvient pas à imprimer à ses oeuvres cette majesté dont l'immense puissance de votre génie possède seul le secret. Aussi ceux qui vous admirent ne regrettent plus de n'avoir vu ni Phidias, ni Apelle, ou Vitruve, dont les génies furent l'ombre de votre génie. Mais il est heureux, pour Parrhasius et les autres peintres de l'antiquité, que le temps n'ait pas permis que leurs oeuvres parvinssent jusqu'à nos jours; car c'est un motif pour que nous, qui ajoutons foi à ce qu'en rapportent les historiens, nous soyons obligés de suspendre la palme de la renommée qu'ils vous auraient cédée eux-mêmes, en vous attribuant le premier rang parmi les sculpteurs, les peintres et les architectes, s'ils eussent été assemblés devant nos yeux pour juger votre mérite.»

Après ce préambule tant soit peu ampoulé, suivant son usage, l'Arétin se permet de faire, à sa manière, la description du tableau du Jugement dernier qu'il n'avait pas vu, et qu'il n'aurait pu voir sans la permission de l'artiste; voulant, en quelque sorte, lui donner à entendre qu'il ferait bien de suivre ses idées, et de se conformer, pour la composition de sa grande fresque, à l'espèce de programme qu'il lui en avait tracé. Il termine très-gracieusement sa lettre, en demandant à l'artiste s'il ne croit pas que le voeu qu'il a fait de ne jamais revoir Rome se trouvera violé par le désir qu'il a d'aller admirer son oeuvre? «Je veux, ajoute-t-il, faire mentir ta détermination que j'avais prise, plutôt que de faire cette injure à votre génie.»

Michel-Ange paraît avoir été médiocrement touché de ces avances. Sa réponse, malgré les précautions oratoires dont il s'entoure et les politesses dont il accable son redoutable interlocuteur, laisse percer un mépris mai déguisé pour le programme du Jugement dernier inventé par l'Arétin.

«Magnifique messer Pietro, mon seigneur et frère, à la réception de votre lettre, j'ai ressenti tout à la fois un grand plaisir et un grand chagrin. Je me suis beaucoup réjoui de ce que cette lettre venait de vous, qui êtes unique au monde peur le mérite; mais j'ai éprouvé une assez pénible contrariété, parce que, ayant achevé une grande partie de ma composition du Jugement dernier, je ne puis mettre en oeuvre votre invention, qui est telle, que si le jour du jugement était arrivé et que vous eussiez pu le voir de vos yeux, vos paroles ne pourraient en donner une description plus exacte tenant pour répondre à ce que vous voulez bien écrire de moi, je dis que non seulement je l'ai peur agréable, mais je vous supplie de continuer, puisque les rois et les empereurs attachent beaucoup de joie à être nommés dans vos écrits. Dans ces termes, si j'ai quelque chose qui puisse vous être agréable, je vous l'offre de tout coeur. Et quant au voeu que vous avez fait de ne pas revenir à Rome, je vous prie de ne pas le violer, seulement pour voir la peinture que j'exécute, car ce serait lui faire trop d'honneur. Je me recommande à vous[416]

L'Arétin, content en non de cette réponse, se le tint pour dit et n'offrit plus à Michel-Ange un nouveau programme du Jugement dernier. Mais, désirant obtenir du grand maître de dessins de sa main, il recommença ses flatteries, assaisonnées cette fois d'une incroyables dose d'outrecuidance et d'amour-propre satisfait.—«Si César[417], lui écrit-il en avril 1544[418], n'était pas tel dans sa gloire, qu'il est dans le commandement, je préférerais l'allégresse que, j'ai ressentie dans man coeur, lorsque j'ai reçu de Cellini[419] la nouvelle que vous avez bien voulu agréer mes compliments, aux honneurs prodigieux que Sa Majesté a daigné à m'accorder. Mais, puisqu'il est aussi grand capitaine que grand empereur, je puis-dire qu'en apprenait cette nouvelle, je me suis réjoui en moi-même de la même manière que je me réjouissais lorsque, par un effet de sa clémence impériale, il daignait me permettre, à moi qui suis si peu de chose, de l'accompagner à cheval étant placé à sa droite. Mais si votre seigneurie est révérée, grâce à la voix de la renommée, même de ceux qui ne connaissent pas les miracles enfantés par votre intelligence divine, pourquoi refuserait-on de croire que je vous vénère, moi qui suis capable de comprendre la supériorité de votre immortel génie? C'est parce que je suis ainsi fait, qu'en voyant le dessin de votre terrible et redoutable jour du Jugement, des larmes arrachées par l'affection que je vous porte ont baigné mon visage. Jugez maintenant combien j'aurais pleuré en contemplant votre oeuvre elle-même, telle qu'elle est sortie de vos mains sacrées. S'il pouvait m'être donné de jouir de ce bonheur, non-seulement j'admirerais les expressions de la nature vivante, si bien rendues par le judicieux emploi des demi-teintes et des nuances de l'art, mais je rendrais grâces à Dieu qui a bien voulu m'accorder la faveur de me faire naître de votre temps, faveur à laquelle j'attache autant de prix que de vivre sous le règne de Charles-Auguste (Charles-Quint). Mais pourquoi, ô seigneur! ne récompensez-vous pas ce culte que je vous ai voué, et par suite duquel je m'incline devant vos qualités divines, en m'accordant comme une relique quelques-uns de ces dessins auxquels vous attachez le moins de prix? Assurément, j'estimerais plus deux traits dessinés de votre main avec du charbon sur une feuille de papier, que toutes les coupes et chaînes qu'a pu m'offrir ce prince ou tout autre. Mais, alors même que mon indignité serait un obstacle à la réalisation de ce désir, je me trouve satisfait de la promesse qui m'en laisse l'espérance. J'en jouis à l'avance en l'espérant, et je suis certain qu'il est impossible que ce désir, qui paraît un songe, ne devienne pas une réalité. Le compère Tiziano, homme d'une conduite exemplaire et d'une vie grave et modeste, me confirme dans ce sentiment. Partisan décidé de votre style qui n'a rien d'humain, il n'a pas hésité à m'écrire, avec la considération qu'il m'accorde, pour me remercier de la faveur, qu'à ma recommandation le souverain pontife a accordée à son fils: c'est pourquoi, lui et moi qui vous chérissons également, nous attendons cette grâce de votre bonté.»

On ne voit pas que cette lettre ait produit sur Michel-Ange beaucoup plus d'impression que la première, malgré le nom du Titien, que l'Arétin invoque ici comme le Deus ex machina.

Nous trouvons en effet dans une autre lettre de l'Arétin au Buonarotti, d'avril 1545[420], de nouvelles plaintes de n'avoir pas reçu les dessins qu'il lui avait demandés et des instances plus pressantes encore que la première fois, pour le déterminer à ne plus différer de lui accorder cette faveur.—«L'ardeur de nos désirs nous fait souvent souhaiter des choses incompatibles avec notre condition: de telle sorte que le mobile qui dirige la volonté des autres rend nos espérances vaines. C'est ainsi que s'est évanoui l'espoir que j'avais conçu, en sollicitant de votre bienveillance des figures que les palais des rois seraient à peine dignes de contenir, bien que je mérite d'être puni en jouissant de leur vue. Car il ne vous est pas permis, à vous qui possédez tant de qualités éminentes, dont le ciel, dans sa générosité, s'est montré prodigue à votre égard, d'être avare de tout ce qui excite à un si haut degré l'admiration du monde.... Vous devez donc vous montrer généreux envers tous, et particulièrement à mon égard.... Comblez donc mon attente, en la récompensant par l'octroi de ce qu'elle désire, et ne croyez pas que j'ai ainsi parlé par un sentiment d'orgueil, mais seulement par le désir ardent de décrire une de ces merveilles enfantées par ce génie divin qui entretient votre intelligence[421]

Rien, dans les Lettere pittoriche, ne prouve que ces nouvelles instances aient été mieux accueillies que les premières: Michel-Ange n'aimait pas à quitter ses graves travaux pour donner satisfaction à un amateur, en composant à son intention quelque dessin. On sait qu'il méprisait la peinture à l'huile. D'un autre côté, l'art de la statuaire exige trop de temps et de peine pour l'exécution du moindre buste ou bas-relief, pour qu'il ait voulu mettre son ciseau à la disposition de l'Arétin. On doit en conclure que ce dernier aura été moins bien traité par l'artiste que par les souverains auxquels il adressait des demandes: il aura donc dû se contenter des tableaux, dessins, bustes et médailles des autres artistes, sans avoir jamais pu rien obtenir de l'unico Buonarotti.

Quoi qu'il en soit, l'Arétin ne se fâcha pas et continua pendant toute sa vie à professer la plus grande admiration pour Michel-Ange.—Il réservait sa colère et ses mépris pour les autres artistes qui, voulant imiter l'illustre maître florentin, ne répondaient point à ses avances. Telle fut Baccio Bandinelli, cet envieux émule du Buonarotti dans l'art de la statuaire, et qui, s'il n'avait pas son génie, avait été comme lui doté par la nature d'un caractère indomptable.

A toutes les demandes que l'Arétin lui avait adressées pour obtenir quelque oeuvre de son crayon ou de son ciseau, le Bandinelli avait constamment opposé le silence et le mépris. Cette conduite, à laquelle le Fléau des rois était si peu habitué, finit par échauffer sa bile, et, dans son ressentiment, il écrivit au cavalière la lettre suivante, qui dut être pour le Bandinelli, à cause de sa présomption bien connue de vouloir surpasser Michel-Ange, un sanglant outrage:

«Mon cavalier, encore que rappeler les bienfaits qu'on a rendus aux autres ne soit pas d'un homme magnanime, cependant je ne puis m'empêcher, en vous écrivant, de me passer cette fantaisie, et de vous remettre en l'esprit notre ancienne amitié, en vous faisant souvenir de cette multitude de services qu'à Florence et à Rome je vous ai rendus, alors que le pape Clément[422] n'était encore que cardinal, et plus tard lorsqu'il fut élu pape. Le plaisir que j'éprouve à me donner cette satisfaction est égal à celui que j'aurais ressenti, si, obéissant aux remords de votre conscience, vous m'eussiez témoigné votre bienveillance en m'envoyant quatre ou cinq esquisses dessinées de votre main. Mais telle est l'ingratitude de votre nature, qu'espérer si peu de chose est une sottise plus grande que votre présomption, alors qu'elle ne craint pas, dans sa bizarre fantaisie, de vouloir surpasser Michel-Ange: et, sur ce, je vous baise les mains[423]

Telles furent les relations de l'Arétin avec les artistes de son temps; et l'on voit qu'à l'exception de Raphaël, mort en 1520, pendant son premier séjour à Rome, il vécut dans l'intimité avec presque tous les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs qui illustrèrent la première moitié du seizième siècle. Tels furent Michel-Ange, le Titien, le Sansovino, Jules Romain, Giovanni da Udine, Vasari, le Salviati, Lione Lioni, Enea Parmigiano, Lorenzo Lotto, Bonifazio, le Schiavone, Fra Sebastiano, le Tintoret, le Danese, le Tribolo, le Moretto et beaucoup d'autres.

Mais l'Arétin ne se contenta pas de louer les oeuvres de ces hommes éminents; le plus souvent, il encouragea leurs débuts dans la carrière, et leur procura la protection des souverains et des princes qui étaient alors connus pour encourager les arts; c'est ainsi que le Titien dut, à la faveur dont jouissait l'Arétin auprès de Charles-Quint, la protection de ce monarque, non moins ami des artistes que notre roi François Ier. Il avait recommandé le Salviati à ce dernier souverain, et l'on voit par une lettre de Roberto de'Rossi, ambassadeur de la république de Venise en France, qu'il avait envoyé à François Ier deux bustes d'Aristote et de Platon, bustes que le roi fit placer à Fontainebleau parmi ses objets les plus précieux[424]. Dans la même lettre, il est question d'un portrait du cardinal de Lorraine par le Titien, que l'Arétin avait recommandé à ce prélat.

Les papes Clément VII et Paul III ne furent pas moins bien disposés en faveur de l'Arétin que ne l'avaient été les souverains d'Espagne et de France. Nous avons rapporté la lettre de Fra Sebastiano[425], par laquelle le malheureux Clément VII sollicitait l'intervention de l'Arétin auprès de l'empereur, pour faire cesser les horreurs et les dévastations qui affligeaient la ville de Rome en 1527. Paul III, de la maison Farnèse, n'eut pas moins de considération pour lui; à sa recommandation, il accorda au fils du Titien, Pomponio, un riche bénéfice que son père sollicitait depuis plusieurs années[426]. Le duc de Parme, Ottaviano Farnèse, neveu du souverain pontife et gendre de Charles-Quint[427], ne le traita pas moins bien[428]. Il fut en correspondance avec le marquis et avec la duc de Mantoue, de la maison de Gonzague[429]. Au premier il envoya, en 1527, son portrait peint par le Titien, pour le remercier de cinquante ducats et d'un manteau en drap d'or qu'il en avait reçu, en lui annonçant que le Sansovino allait terminer pour lui une Vénus, et Fra Sebastiano un tableau digne de son admiration[430]. Plus tard, en 1529, il lui fit cadeau d'un magnifique poignard orné de nielles de la main de Valerio Vicentino, excellent graveur en pierres fines, en camées et en cristaux[431]. Au duc de Mautoue, il fit don d'une collection de ces vases en verre de Murano, sur lesquels il avait fait reproduire les arabesques de Jean d'Udine, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut[432].

Il vécut aussi dans la faveur des ducs Alexandre et Cosme de Médicis. Nous avons raconté l'honneur que lui fit le premier, lorsque, passant par Arezzo, il voulut voir son portrait dans le palais des Prieurs et visiter la maison où il était né. Le duc Cosme était fils du grand capitaine Jean de Médicis, le chef des bandes noires, qui accueillit l'Arétin avec tant d'amitié, lorsqu'il fut obligé de quitter Rome. A ce titre, l'Arétin lui témoigna toujours un attachement tout particulier. Il lui envoya, en 1546, le portrait de ce grand capitaine, gravé en médaille, d'après le Titien et le Sansovino, par Lione Lioni. Il lui envoya également, à la même époque, le portrait du landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, beau-père de Maurice de Saxe, le chef des luthériens et l'adversaire de Charles-Quint.[433]

Il fut dans les bonnes grâces des ducs d'Urbin, Francesco Maria della Rovère et Guidobalde II. On a vu qu'il avait envoyé à ce dernier son portrait, peint par le Moretto, et qu'il lui avait recommandé le sculpteur Tiziano Aspetti.

Il lui suffit d'adresser un mot au grand amiral André Doria, pour obtenir non-seulement la mise en liberté de Lione Lioni, condamné aux galères du pape, mais pour faire traiter cet artiste avec la plus grande distinction[434].

Il jouit constamment de la faveur du doge André Gritti, du patriarche Grimani, et du cavalière délie Legge, l'un des procurateurs de Saint-Marc, et, tous les trois, amis intimes du Titien et du Sansovino[435].

Il fut donc aimé, ou tout au moins respecté de presque tous les princes souverains de l'Italie.

Enfin, il passa plus de trente années de sa vie à Venise[436], dans la société intime des artistes les plus illustres et des amateurs les plus distingués, au nombre desquels, sans rappeler ceux cités plus haut, on doit compter le Bembo, le Molza, Paul Jove, l'ambassadeur de Charles-Quint à Venise, don Diego de Hurtado de Mendoza, Marco Giustiniano, le Contarini, Bernardo Tasso, le père du Tasse, Giulio Bojardo, l'imprimeur Marceline, l'avocat Sinistri, et tant d'autres hommes distingués dans les sciences, les arts et les lettres. Parmi ces derniers, il ne faut pas oublier Ludovico Dolce, qui a composé son dialogue intitulé: l'Aretino. Ce dialogue fut écrit à Venise, sous l'inspiration et presque sous la dictée de l'Arétin, et il renferme, au dire de Giacomo Carrava, sur les arts de la peinture et de la sculpture, ses jugements et ses opinions les plus intimes[437].

Le bonheur dont l'Arétin jouit pendant sa vie devait se perpétuer après sa mort; et comme il avait été, pour ainsi dire, le centre des artistes de son temps, il était juste que les artistes voulussent assurer à sa mémoire l'immortalité que peuvent seules donner, avec les lettres, les oeuvres qui naissent du ciseau, du burin ou du pinceau des grands maîtres.

De son vivant, son portrait fut fait huit fois par les premiers maîtres de toutes les écoles, savoir: quatre fois par le Titien, pour le duc Cosme de Médicis à Florence, pour le duc Frédéric de Gonzague à Mantoue, pour son ami Marcolino à Venise et pour le marquis du Guast à Milan; une fois par le Tintoret, à Venise; une fois par le Moretto pour le duc Guidobaldo della Rovère, à Urbin; une fois par Francesco Salviati pour le roi François Ier; enfin, une fois par Fra Sebastiano del Piombo pour le palais des Prieurs d'Arezzo. En outre, après sa mort, son portrait, exécuté par Alvise ou Louis dal Friso[438], neveu et élève de Paul Veronèse, fut placé à côté de son tombeau dans l'église de Saint-Luc[439].

Certes, ni Charles-Quint, ni François Ier, ni Léon X lui-même n'eurent cette gloire; aussi son compère et ami, l'imprimeur vénitien Francesco Marcolino, lui écrivait, le 15 septembre 1551[440]:

«Seigneur compère, avant que j'eusse vu le grand groupe (bas-relief), si bien exécuté, de Notre-Dame avec le Christ dans ses bras, que, de sa main, vous a donné notre messere Iacopo Sansovino, loué par Michel-Ange lui-même comme unique et admirable, je n'aurais pu croire que les autres figures exécutées par lui pussent rivaliser de beauté avec celles de Mars et de Minerve que je tiens de lui, et que je conserve dans ma maison comme des merveilles que je dois à sa grande courtoisie. Certes, hier, lorsque je suis venu pour vous voir, et que, ne vous ayant pas trouvé, je me suis mis à contempler ce chef-d'oeuvre, je restai stupéfait et hors de moi-même en voyant de quelle manière la mère et le fils se regardent, les yeux fixés l'une sur l'autre, et paraissent comme s'absorber dans la sainte attraction de leurs regards. Enfin cette pureté, cette chasteté, cette beauté indéfinissable dont l'imagination peut revêtir la Vierge, pendant qu'elle vécut sur la terre, se fait remarquer 'sur son visage, aussi vraie, aussi vivante que la nature. Mais telle est l'autorité que votre seigneurie exerce sur les artistes éminents de notre temps: voici Titien qui montre la puissance de son génie sans égal dans les portraits de vous qu'il a exécutés de sa main et d'une grande manière, l'un pour le palais du duc de Florence, au milieu des rois et des empereurs; l'autre pour Mantoue, au milieu des princes. Celui qu'a fait Fra Sebastiano pour la salle des Prieurs d'Arezzo n'est pas un moindre témoignage de la considération dont vous jouissez parmi les artistes, considération attestée en outre par le portrait que le Salviati a envoyé en France au roi François Ier, qui l'a fait placer parmi ses objets d'art les plus précieux. Enfin, je citerai encore, comme une preuve de k haute estime que vous leur inspirez, cette toile sur laquelle l'inimitable Iacomo Tintoretto, que j'aime comme un fils, vous a fait briller vivant en compagnie de Gaspare, jeune homme d'une si rare et si sûre espérance. Je ne parle pas, mon compère, du coin que le cavalière Lione a entrepris de graver dans ma maison, car le monde entier, jusqu'à Barberousse en Turquie, l'admire et le comble d'éloges. Mais comment pourrais-je passer sous silence l'incomparable et mille fois étonnant portrait que le célèbre peintre de César, je veux dire Titien, a exécuté en trois jours, à ma demande? Celui qui vous a connu à cet âge vous voit en chair et en esprit, en admirant ce portrait, tant il est naturel; aussi je le conserve et le conserverai comme un trésor et comme mon idole, avec tout le respect que le monde vous doit, tant que je vivrai, et le laisserai comme un héritage à mes descendants[441]. C'est pourquoi je vous supplie, de la part de tous vos amis, de garder l'oeuvre du grand Sansovino en mémoire de lui; car ce que l'on donne aux grands est toujours perdu ou méprisé par eux, et ce serait encore trop de leur offrir en tribut une salade ou dix figues. Portez-vous donc bien, et conservez-vous dans cette haute et royale position que vous devez à votre nature et à la faveur du ciel; tellement qu'on vous prendrait plutôt pour un demi-dieu ou un monarque que pour un poëte ou un orateur, et que celui qui me taxerait d'adulation vous admire armé, avec cet air terrible, dans ce tableau où Titien, qui vous aime plus qu'un père, a peint de grandeur naturelle Alphonse d'Avalos, marquis del Vasto (du Guast), qui harangue son armée sous le costume de Jules César. Qu'on vous admire donc dans ce tableau, et qu'en vous y reconnaissant tout Milan accoure contempler votre image divine.»

L'admiration du bon Marcolino, même dans ce qu'elle a d'exagéré, s'explique par l'espèce d'engouement que l'Arétin eut l'art d'inspirer à tout le monde; mais il n'y a rien à retrancher aux éloges que Marcolino adresse à ses portraits. Il est certain que ceux du Titien et des autres peintres sont de véritables chefs-d'oeuvre, qui méritent d'être vantés à l'égal de ce que l'art nous a légué de plus remarquable dans ce genre.

Indépendamment de la médaille gravée par Lione Lioni, dont parle le Marcolino dans la lettre qui précède, le comte Mazzuchelli, dans sa Vie de l'Arétin[442], en pite une gravée par Agostino Veneziano, et trois autres que l'on peut attribuer, soit à Enea Vico, soit à Valerio de Vicence.

Enfin, pour que rien ne manque à sa gloire, on voit à Venise, dans l'église Saint-Marc, sur cette porte en bronze de la sacristie qui a coûté trente années d'études et de travaux à Sansovino, les trois bustes en relief de l'Arétin, du Titien et du Sansovino, comme un témoignage indestructible de la liaison de ces trois hommes célèbres. Ainsi, tant que la vénérable basilique de Saint-Marc existera, tant que l'art sera respecté en Europe, cette porte de bronze, qui rivalise avec celles du Donatello et de Lorenzo Ghiberti à Florence, attestera l'influence qu'eut l'Arétin sur le plus grand sculpteur et sur le plus grand peintre qui aient embelli de leurs oeuvres la ville de Venise.



DON FERRANTE CARLO

Si les recherches biographiques présentent partout des difficultés sérieuses à celui qui, voulant rester fidèle à la vérité, s'efforce de trouver dans la vie d'un homme les principaux traits de son caractère, ses penchants et ses goûts dominants, il est certain que ces difficultés sont bien plus grandes encore en Italie qu'en France. Dans ce dernier pays, le désir de paraître un personnage et la vanité, ce défaut général de la nation, ont enfanté une innombrable quantité de mémoires et d'autobiographies qui, souvent, se contredisent et se réfutent, mais qui, néanmoins, offrent des matériaux tout préparés à l'investigateur. En Italie, rien de semblable: les mémoires y sont fort rares[443], et l'on ne peut guère trouver les documents biographiques que dans des discours académiques ou dans des éloges funèbres, dans lesquels la vérité pure est rarement admise. Cette absence, ou tout au moins cette rareté d'autobiographies au delà des monts, peut s'expliquer par trois raisons. La principale vient du caractère italien, qui ne vise pas à l'effet comme le nôtre, et qui, très-rarement imprégné de vanité, ne comprend pas l'ardeur qu'ont les Français à vouloir attirer sur eux les regards du monde entier, même après leur mort. La seconde raison est que, depuis la renaissance des lettres, la position des écrivains italiens a été beaucoup plus dépendante que celle des Français: bon nombre d'entre eux ont été attachés à des princes, mais surtout à des papes, à des cardinaux ou à des évêques; la plupart étaient engagés dans les ordres, et par conséquent se trouvaient soumis à l'Église. Enfin, la crainte de l'inquisition, de l'index, et même d'une simple censure, et à Venise du conseil des Dix, ont empêché bien des publications.

Mais s'il n'existe en Italie qu'un très-petit nombre de mémoires et d'autobiographies, on y rencontre, par compensation, une grande quantité de lettres écrites par les artistes, les littérateurs et les principaux personnages de ce pays. Ces lettres, recueillies avec la plus grande sollicitude par des hommes très-éclairés, donnent des détails d'autant plus précieux sur la vie de ceux qui les ont écrites, que, n'étant pas, dans l'origine, destinées à être publiées, elles ne cachent rien de ce qui fait le charme d'une correspondance due aux seuls épanchements de relations intimes. C'est surtout dans le recueil des lettres publiées par le savant prélat Bottari, que l'on trouve les indications les plus multipliées et les plus précises sur la vie des artistes qui les ont écrites, et même sur celle des personnes auxquelles elles furent adressées. Combien d'artistes, combien d'amis des arts seraient aujourd'hui complètement oubliés, si ce recueil n'avait pas conservé leur-correspondance!

Ces réflexions nous sont suggérées par le nom même du personnage que nous avons entrepris de faire revivre. En France, qui a jamais entendu parler de don Ferrante Carlo? La Biographie universelle n'en fait pas mention. Ginguené, dans son Histoire littéraire d'Italie, n'en dit pas un mot; l'abbé Lanzi lui-même, dans sa Table si complète des auteurs et écrivains qui se sont occupés des beaux-arts, ne le cite point. Le recueil des Lettere pittoriche de Bottari ne contient de lui qu'une seule lettre adressée à Lanfranc[444]; et cependant, si l'on parcourt ce recueil, on voit que, pendant les quarante premières années du dix-septième siècle, don Ferrante Carlo a été constamment en correspondance avec les plus célèbres artistes de cette époque, si fertile en grands peintres. Sa biographie existe sans doute dans le recueil de l'une de ces anciennes académies italiennes dont il a dû être membre; mais, après de nombreuses recherches restées infructueuses, n'ayant trouvé son nom que dans les lettres publiées par le prélat romain, c'est à l'aide de ces lettres que nous allons essayer de donner une idée exacte de la vie et du caractère de ce personnage. Sa mémoire mérite bien d'être tirée de l'oubli, si l'on considère que, pendant plus de quarante ans, il fut le protecteur le plus désintéressé, l'ami le plus dévoué, le conseiller le plus éclairé des Carraches, du Guerchin, de Lanfranc et de tant d'autres illustres maîtres.

Nous savons, par une note de Bottari[445], que don Ferrante Carlo était, dans son temps, un écrivain estimé et célèbre à Rome: «Litterato che al suo tempo era in istima e famoso in Roma.»—Nous voyons ensuite, par une autre note mise au bas d'une lettre de L. Carrache, du 5 janvier 1608[446], qu'à cette époque il était attaché au cardinal Sfondrato, évêque de Crémone: «Stava pressa il cardinale Sfondrato, vescovo di Cremona.»—Nous trouvons en outre, dans les lettres que lui adresse L. Carrache, ainsi qu'on le verra plus tard, que don Ferrante Carlo a dû faire de longs et fréquents séjours à Bologne, qu'il y avait beaucoup d'amis et qu'il y vivait dans l'intimité des grands artistes bolonais, si nombreux à cette époque. Enfin, par sa lettre à Lanfranc, du 18 juillet 1635, la seule que le recueil de Bottari donne de lui[447], don Ferrante Carlo nous apprend qu'il a repris l'ancien service de la chambre de son patron, lequel était alors, suivant Bottari[448], le cardinal Borghèse.

Il ajoute qu'il a repris cet emploi avec autant de peine de sa part que de satisfaction de la part de Son Éminence, qui lui en a spontanément donné un témoignage, en lui accordant un bénéfice simple à Saint-Grégoire, al clivo di Scauro[449], à l'autel privilégie où est le tableau d'Annibal Carrache[450].

«Io poi vivo sano, ma impegnato di nuovo «nel servizio antico della caméra del padrone eminentissimo, «con tanta mia pena, quanta è la sodisfazione «faxione che S. E. ne mostra, in segno della quale «m'ha spontaneamente donato un benefizio semplice «in S. Gregorio, al clivo di Scauro, all'altare privilegiato, «dov' è la tavola del sig. Annibale Caracci

Telles sont les seules particularités authentiques que nous connaissions de la vie de don Ferrante Carlo; elles suffisent pour nous indiquer avec certitude qu'il a dû passer sa vie dans les ordres, sans s'y élever aux dignités supérieures de l'Église; que dans sa jeunesse il a sans doute habité Crémone et Bologne, et que dans un âge plus avancé il se fixa à Rome, près du cardinal Borghèse, l'un des neveux de Paul V.

Cette position, que D.F. Carlo paraît avoir occupée toute sa vie, auprès de deux cardinaux, explique de quelle manière il a pu devenir et, rester pendant plus de quarante années, l'ami des plus illustres artistes de son temps. On sait combien, depuis le commencement du seizième siècle, et surtout depuis les pontificats de Jules II et de Léon X, les membres du sacré collège se montrèrent protecteurs éclairés des arts. Ceux d'entre eux qui appartenaient aux grandes familles italiennes, les Médicis, les Farnèse, les Borghèse, les Barberini, les Ludovisi, les Aldobrandini et tant d'autres, attachèrent une extrême importance à encourager les arts, et, autant par goût que par faste, ne négligèrent aucune occasion d'employer dans leurs palais et leurs villas, aussi bien que dans les églises, le génie des grands artistes. Ce goût, dominant alors chez les princes de l'Église, explique l'influence qu'a pu exercer sur les artistes de son temps un personnage placé dans la position de D. F, Carlo, Si, formé par des études sérieuses, il s'était voué au culte du beau, s'il joignait à un jugement exercé une grande affabilité de caractère, une douceur inaltérable dans ses relations, une bienveillance discrète, toujours disposée à obliger, il devait nécessairement attirer à soi d'illustres amitiés et de sincères dévouements. Tels paraissent avoir été les traits principaux du caractère de D.F. Carlo: toutes les lettres qui lui sont adressées en font foi. Aussi, satisfait de se trouver le patron et l'ami d'un grand nombre d'artistes, il dut vivre heureux, exempt de toute ambition vulgaire, au milieu des pures jouissances que donnent les arts et les lettres.

Le recueil de Bottari, qui est fort incomplet à cet égard, nous montre D.F. Carlo, en correspondance, tour à tour, avec Gio. Valesio, Giulio Cesare Procaccino, Lavinia Fontana, Niccolò Tornioli, il Guercino, Simon Vouët, Alexandre Tiarini, et, principalement, de 1606 à 1619, avec Lodovico Caracci, et de 1634 à 1641, avec Gio. Lanfranco. C'est par cette correspondance que nous chercherons à donner une idée des relations de D.F. Carlo avec les artistes.

En suivant l'ordre des dates, qui n'est nullement observé dans le recueil du savant prélat romain, la première lettre que nous trouvions, adressée à D.F. Carlo, est celle de Gio. Valesio, datée de Bologne, le 13 août 1608.

En France, où, à très-peu d'exceptions près, l'on ne cite généralement des peintres italiens que ceux de premier et de second ordre, le nom de cet artiste est tout à fait inconnu.

«Gio. Luigi Valesio, dit l'abbé Lanzi, dans son Histoire de la peinture en Italie[451], était de l'école des Carraches, où il vint tard, et dans laquelle il apprit plutôt la miniature et la gravure que l'art de peindre. Il passa à Rome, et là, s'étant mis à la suite des Ludovisj, sous le pontificat de Grégoire XV, il y joua un grand rôle. Le Marini et d'autres poètes de cette époque le louent, non pas tant pour son talent, qui était médiocre, que pour sa fortune et son savoir-faire. Il fut un de ces hommes qui, au manque de mérite, savent substituer d'autres moyens plus faciles pour se faire valoir, entretenir à propos des relations qui peuvent être utiles, feindre la joie dans l'avilissement, servir les penchants des autres, flatter, s'insinuer et suivre la même ligne jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à leur fin. C'est ainsi qu'il roula carrosse dans Rome, là où Annibal Carrache, pendant plusieurs années, n'eut d'autre récompense de ses honorables fatigues qu'une chambre sous les toits pour reposer sa tête, le pain quotidien pour lui et un domestique, et cent vingt écus par an[452]

Ce portrait de Valesio, tracé de main de maître, n'est pas flatté: il pourrait s'appliquer à bien d'autres qui, comme lui, sans talent, n'en ont pas moins fait figure sur la scène du monde. Mais, à l'époque où il écrivit à D.F. Carlo, Valesio n'avait pas encore été à Rome, et il n'avait peut-être même pas fait les tableaux qu'il a laissés à Bologne, tableaux que cite Malvasia,[453], et que l'abbé Lanzi trouve «d'un faire sec et de peu de relief, mais exact, comme c'est la manière des miniaturistes[454]

En 1608, Valesio n'avait pas encore trouvé les moyens de faire sa fortune: on s'en aperçoit bien à sa lettre:

«Je dois, écrit-il à D. F, Carlo, me sentir consolé, par la lettre de votre seigneurie, parce qu'elle me montre qu'elle ne m'a pas oublié, et qu'elle veut me rendre service, en me témoignant que mon faible mérite n'est pas totalement ignoré d'un homme qui connaît si bien les illustres travaux de tant de maîtres célèbres dans l'art de la peinture. En outre, je vois que votre seigneurie m'aime cordialement. Je puis assurer votre seigneurie qu'elle ne pouvait m'accorder une grâce plus signalée que celle de me faire une commande. Je ferai un dessin selon ses désirs, et, peut-être, cette circonstance lui fournira les moyens de me venir en aide, en faisant naître l'occasion de me donner à peindre une composition, soit à l'huile, soit à fresque; et j'ose lui affirmer qu'elle en tirera honneur[455]

L'assurance de Valesio, dans cette lettre, va de pair avec ses flatteries: c'est bien l'homme que peint l'abbé Lanzi. Mais on voit que, dès cette époque, D.F. Carlo avait la réputation d'un connaisseur, qu'il était déjà en relations avec beaucoup d'artistes, et qu'il s'occupait de leur commander des tableaux et des dessins.

Ce désir de posséder des tableaux des différents maîtres de cette époque, se révèle dans toutes les lettres des peintres, avec lesquels D.F. Carlo a entretenu des relations. Ainsi, nous voyons dans une lettre qui lui est adressée de Milan, le 15 janvier 1609, par Giulio Cesare Procaccino, que cet artiste se met à sa disposition.—«Conoscendo mi buono a servirla mi commandi.»—«Sachant que je suis capable de le satisfaire, qu'il veuille bien me donner ses ordres,» lui écrit-il, en lui racontant les difficultés qu'il avait avec les fabriciens d'une des églises de Crémone, au sujet d'un tableau qu'ils lui avaient fait faire, et dont ils refusaient de lui donner le prix qu'il demandait.—Il s'agit probablement, dans cette lettre, de son tableau de la Mort de la Vierge, placé à Crémone, dans l'église de Saint-Dominique[456]. Il est difficile de croire que l'intervention de D.F. Carlo n'ait pas obtenu un plein succès. Attaché alors à la personne du cardinal Sfondrato, évêque de Crémone, il avait sans doute assez d'influence pour triompher de la résistance des fabriciens. Aussi, le Procaccino ne paraît pas douter de la réussite de son intervention, et il se félicite d'avoir à Crémone un ami aussi dévoué, en l'assurant qu'il ne l'oubliera jamais et qu'il s'efforcera de lui prouver sa reconnaissance.

La célèbre Lavinia Fontana Zappi[457], qui avait été peintre en titre du pape Grégoire XIII, témoigne à don Ferrante Carlo des sentiments tout aussi dévoués. Il lui avait exprimé le désir d'avoir un tableau de sa main, faveur qu'elle n'accordait pas à tout le monde; ne pouvant suffire aux demandes qui lui étaient adressées de toutes parts. La lettre de don Ferrante Carlo avait mis quatre mois à parvenir de Crémone à Rome, où Lavinia Fontana était fixée depuis longtemps. Voici la réponse qu'elle lui adresse le 7 février 1609[458]:

«Après un intervalle de quatre mois pleins, j'ai «enfin reçu la lettre de votre seigneurie: mais je ne «m'étonne point de ce retard; votre lettre a sans «doute voulu éviter les pluies et les routes fangeuses «pour me parvenir, comme elle est en effet, «belle, propre et sans aucune tache soit au dehors, «soit en dedans. Quoi qu'il en soit, je l'ai reçue avec «les sentiments d'une grande déférence pour les «qualités éminentes de votre seigneurie, qualités «que j'admire avec bien plus de vérité que votre «seigneurie n'admire mon faible talent: car, en «cela, je suis certaine de ne pas me tromper, si ce «n'est seulement que je ne suis pas encore parvenue «à connaître tout votre mérite; tandis que «votre seigneurie a une trop haute idée du mien, «soit parce qu'elle est animée à mon égard d'une «grande bienveillance, soit, ainsi que j'aime à me «le persuader, qu'elle veuille volontairement «m'éblouir, et m'enfoncer comme un éperon «flancs, afin de m'exciter à lui répondre. «J'accepterai son, invitation, et je ne lui donnerai pas «un démenti; car donner un démenti des louanges «exagérées qu'on vous adresse n'est guère l'usage. «J'en remercie donc votre seigneurie par paroles, «en attendant que je puisse le faire autrement, «lorsque j'aurai appris de nouveau du seigneur «Achille quel est votre désir et quelle est la «demande que votre seigneurie daigne me faire. «Toutefois, je ne pourrais me mettre à l'oeuvre que «lorsque j'aurai terminé les commandes que j'ai «reçues de mes patrons, commandes qu'il ne m'est «pas loisible de refuser. Mais, songeant à la «perfection de l'oeuvre que votre seigneurie désire, je «crains qu'elle ait peine à sortir bien réussie de «mes mains fatiguées, surtout pour soutenir l'examen «d'une personne douée d'un goût si sûr.»

Nous ignorons quel était le sujet du tableau demandé par don Ferrante Carlo à Lavinia Fontana. Peut-être était-ce son portrait dont elle ne se montrait point avare, car elle excella dans l'art de faire les portraits et surtout le sien. Elle en a laissé un grand nombre que l'on voit dans la galerie de Florence et ailleurs, sans compter ceux dont elle a affublé des saintes et qui figurent dans ses tableaux, d'église, comme celui où elle s'est représentée avec cinq saintes, à Saint-Michele in Rosco, à Bologne[459].

Quelquefois, cependant, Lavinia Fontana mettait une sorte de coquetterie à faire attendre son portrait à ses admirateurs. On en trouve un exemple dans la lettre suivante de Muzio Manfredi, du 6 juin 1591[460].

«Vous m'avez promis, lui écrit-il, d'abord par «des lettres d'amis, et ensuite par votre propre «parole, un portrait de vous-même fait de votre «main. Cette double promesse, jointe au désir de «posséder le modèle d'une femme belle autant que «vertueuse, ce qui est si rare, a excité en moi une «telle émotion, qu'aussitôt qu'elle m'eut été donnée, «j'en fis un madrigal, et l'ayant fait imprimer «avec les cent autres qui sont de moi, je vous «envoyai le livre, ne doutant pas de recevoir pour «réponse le portrait si désiré. Mais je n'obtins autre «chose qu'une nouvelle promesse. De grâce, «signora Lavinia, ne me faites pas attendre plus «longtemps le payement de cette dette. Les trois «termes sont passés, et si maintenant vous ne «me soldez pas mon compte, vous n'aurez ni à «vous plaindre, ni à vous étonner si, pour obtenir «satisfaction, je suis obligé d'avoir recours, avec «une requête plus impérieuse, à un tribunal plus «sévère que ne l'est celui de la politesse. Et sur ce «je baise cette main qui doit me payer ma dette.»

Nous ignorons si la belle Lavinia ne se trouva pas blessée par la menace qui termine cette lettre, et si Muzio Manfredi n'en fut pas toute sa vie pour l'improvisation de son madrigal, et pour les frais d'impression de ses oeuvres.

Suivant l'abbé Lanzi, Lavinia Fontana, au jugement de quelques connaisseurs, surpassa son père Prosporo Fontana dans l'art de faire les portraits. Elle fut surtout recherchée par les dames romaines; et elle avait un talent tout particulier pour représenter leur costume[461]. Elle parvint à peindre avec une telle douceur de pinceau, surtout lorsqu'elle eut connu les Carraches, que plus d'un de ses portraits a passé pour être du Guide[462].

Lavinia Fontana n'est pas la seule artiste célèbre qu'ait vu naître Bologne: il n'est pas une ville dans le monde entier qui puisse se glorifier d'avoir produit autant de femmes peintres que cette antique cité. Indépendamment de Lavinia Fontana, dont le talent, dans le portrait, est de premier ordre, Bologne s'enorgueillit, avec raison, d'avoir formé dans son sein, à l'école de ses plus grands maîtres, Elisabeth Sirani et ses deux soeurs, Veronica Franchi, Vincinzia Fabri, Lucrezia Scarfaglia, Ginevra Cantofoli[463], Antonia Pinelli Zitella et Lucia Casalini Torelli[464], qui toutes ont orné de nombreuses peintures à fresque et à l'huile ses églises et ses palais, comme l'infortunée Properzia Rossi les a décorés de ses sculptures[465].

Toutes ces femmes n'ont pas eu un égal talent: mais on ne saurait trop admirer le génie d'Elisabeth Sirani, cette élève chérie du Guide, qui, morte empoisonnée à vingt-six ans, a pu, dans une si courte carrière, laisser dans sa patrie et ailleurs[466] tant de tableaux, aussi remarquables par leur composition et leur belle ordonnance, que par leur exécution exempte de cette timidité inhérente à son sexe, et dont Lavinia Fontana elle-même ne put se corriger complètement. Sa mort fut un deuil public à Bologne, elle fut enterrée avec la plus grande pompe et mise à côté du Guide, dans le même tombeau, à Saint-Dominique, dans la chapelle du Rosaire[467].

Si, à toutes ces femmes artistes, on ajoute toutes, les femmes docteurs, professeurs et auteurs, qui ont occupé des chaires et fait des cours à l'université de Bologne[468], on sera forcé de convenir que, dans cette ville, les femmes recevaient une éducation tout à fait virile, et qui n'aurait certainement pas agréé au Chrysale de Molière[469].

De toutes les femmes artistes de Bologne, Lavinia Fontana est celle qui eut, de son vivant, le plus de célébrité, dont l'existence fut entourée de plus d'éclat, et qui est restée la plus connue. Elle doit ce respect de la postérité pour sa réputation, autant au nom de son père et à la position qu'elle occupa elle-même sous le pontificat de Grégoire XIII, à Rome, qu'à son propre talent. Elle était déjà âgée en 1609, lorsque don Ferrante Carlo lui témoigna le désir de posséder une oeuvre de sa main. Nous ignorons si ce désir fut satisfait; et, bien qu'il y ait lieu de le supposer, nous n'en avons pas la preuve.

Nous ne savons pas davantage si le Guerchin exécuta pour don Ferrante Carlo le tableau qu'il lui avait demandé, ainsi qu'on le voit par une lettre de cet artiste, du 25 novembre 1618[470]; il est néanmoins à présumer qu'un amateur si distingué aura fait tous ses efforts pour obtenir un ouvrage de ce peintre, qui excita de son temps une admiration et une surprise extraordinaires[471].

L'affabilité de don Ferrante Carlo lui attirait les confidences des artistes, lorqu'étant employés par de grands personnages, ils croyaient avoir à se plaindre du traitement que des subalternes leur faisaient subir.

C'est ainsi que Niccolò Tornioli lui raconte, dans une longue lettre, sans date ni lieu, ses mésaventures, et sollicite sa protection.

Cet artiste est tout à fait inconnu en France. Nous trouvons dans les Peintures de Bologne, de Malvasia, qu'il était de Sienne, et qu'il avait exécuté à Bologne, dans la chapelle de l'église de Saint-Paul, deux tableaux latéraux, représentant la lutte de Jacob avec l'ange, et le meurtre d'Abel par Caïn[472].

De plus, Bottari nous apprend, dans une note mise au bas de la lettre adressée par Tornioli à don Ferrante Carlo[473], que cet artiste était alors employé parle duc de Savoie, et qu'il prétendait avoir trouvé le moyen de faire pénétrer les couleurs dans toutes les parties d'une plaque de marbre qui n'aurait eu que l'épaisseur d'un doigt. Il ajoute qu'il fit ainsi le portrait de notre Seigneur dans son suaire, et qu'il réussit.

Cette découverte n'a pas préservé son nom de l'oubli, et, de son vivant, elle ne paraît pas avoir fait une grande impression sur ses contemporains. Dans sa longue lettre, il se plaint du traitement que lui font subir le vicaire et le contrôleur des travaux; il réclame les conseils de don Ferrante Carlo, et lui demande comment il doit s'y prendre pour obtenir ce qui lui est dû, ne pouvant vivre avec ce qu'il reçoit. Il lui signale les outrages dont il est accablé par des subalternes qui viennent à plaisir passer et repasser dans sa chambre, sans lui laisser aucun repos, même lorsqu'il était malade. L'intervention de don Ferrante Carlo fit sans doute traiter le pauvre Tornioli avec plus de justice et de considération.

C'est surtout dans les relations que don Ferrante Carlo a entretenues avec Louis Carrache et Lanfranc, qu'éclaté toute la confiance que les peintres les plus éminents de cette époque avaient dans ses lumières et dans sa bienveillance.

Les lettres de Louis Carrache adressées à don Ferrante Carlo sont au nombre de dix-sept dans le recueil de Bottari; elles furent écrites du 11 novembre 1606 au 22 février 1619, mais à des intervalles inégaux, parce que don Ferrante Carlo vint plusieurs fois à Bologne pendant ces treize années, et que, de son côté, Louis Carrache se rapprocha de son ami en allant travailler à Plaisance[474]. Toutes ces lettres témoignent de l'intimité qui régnait entre le grand maître bolonais et don Ferrante Carlo; elles attestent également combien ce dernier était désireux d'obtenir des tableaux du peintre. On voit en effet, par ces lettres, que Louis Carrache fit cinq tableaux pour son ami, sans compter les dessins qu'il lui envoyait.

Dans le courant de l'année 1606, don Ferrante Carlo avait demandé au peintre un tableau dans lequel il devait se représenter lui-même sous les traits de saint Joseph. L'artiste répond, le 11 novembre 1606[475], qu'il approuve le sujet de la composition[476], mais qu'il ne peut admettre que la figure de saint Joseph soit son propre portrait. «Car, dit-il, je n'ai pas l'air qui convient à un semblable saint, qui demande à être représenté avec une figure décharnée et amaigrie par le jeûne, tandis que je ressemble plutôt à un Silène par mon embonpoint et par les grosses couleurs de mon teint. Il lui promet néanmoins de se mettre à l'oeuvre, parce qu'il l'estime et l'aime de coeur, dès qu'il aura terminé les travaux commencés pour l'évêque de Plaisance. Il lui promet également d'exécuter, dès qu'il sera libre, un tableau qu'il lui a demandé pour l'église delle Convertite de Bologne[477]. Il travaillait probablement alors, dans cette ville, à ses deux fameux tableaux, la Translation du corps de la Vierge, et les Apôtres ouvrant son cercueil, qui ornaient la cathédrale de Plaisance, et qui, enlevés par les Français, en 1797, pour contribution de guerre, n'ont pas été rendus à cette église, mais sont placés au musée de Parme[478].

Il paraît que l'évoque de Plaisance s'était montré accommodant et généreux avec Louis Carrache, car il charge don Ferrante Carlo, qui était alors à Rome, où se trouvait aussi cet évêque, de le remercier pour la manière noble avec laquelle il l'a traité à Plaisance. Nous regrettons de ne pas connaître le nom cet évêque, dont la conduite envers les artistes présente un si grand contraste avec celle d'un grand nombre de princes et de cardinaux de son temps[479].

C'est dans cette même cathédrale de Plaisance, et à la demande de Ranuccio Farnèse, duc de Parme, que Louis Carrache a peint, en concurrence avec Giulio Cesare Procaccino, l'archivolte de la coupole du choeur et les trois compartiments du sanctuaire, ouvrages qui rappellent les fresques du Corrége à l'église de Saint-Jean de Parme, et qui excitèrent au même degré l'admiration publique et la jalousie et l'animosité du grand artiste lombard[480].

Le travail que Louis Carrache exécutait pour l'évêque de Plaisance, travail qu'il appelle lui-même il Lavoro dei tavoloni, lui prit beaucoup de temps; car on voit, par sa lettre à don Ferrante Carlo, du 5 janvier 1608[481], qu'à cette époque il n'avait pas encore commencé le tableau qu'il lui avait promis. La cause de ce retard était une commande imprévue qu'il avait reçue du légat de Bologne, et qu'il lui avait fallu exécuter de suite. Mais il l'assure qu'il va finir le travail de Plaisance, et que, lorsqu'il conduira ses tableaux dans cette ville, il passera par Crémone, afin de voir les dessins et les peintures que don Ferrante Carlo avait achetés à Rome. A son retour à Bologne, il lui promet de se mettre à son tableau, et, Dieu aidant, dit-il, je vous servirai, «con mio gran gusto

Le célèbre fondateur de l'école bolonaise, alors dans tout l'éclat de son admirable talent, était tellement pressé par les commandes, que la réalisation de sa promesse se fit encore attendre près d'une année; il apprend à son ami, par sa lettre du 13 décembre 1608, que sa Madone touche à sa fin, et par celle du 5 février 1609, il lui en annonce l'envoi[482]. «Il ne sait, lui écrit-il, s'il se trouvera satisfait autant qu'il le mérite; ce qu'il sait bien, c'est que si elle lui plaît autant qu'elle a plu à Bologne, il en éprouvera un vif contentement. On avait voulu la lui enlever; mais, Dieu soit loué, elle est envoyée avec son nom (de lui Carrache) par derrière.—Il lui serait très-agréable, dès qu'elle lui sera parvenue, et après qu'il l'aura placée à son jour, qu'il voulût bien l'informer si elle lui plaît ou non; il est très-inquiet de le savoir.»

Il paraît que, dans l'intervalle qui s'était écoulé avant l'achèvement de cette Madone, don Ferrante Carlo lui avait témoigné le désir d'obtenir une autre oeuvre. Par sa lettre du 18 décembre 1608[483], après avoir félicité don Ferrante Carlo d'une acquisition qu'il avait faite pour son cabinet, il lui apprend que, bien qu'il n'aille pas à Crémone, il a déjà mis la main à une composition nouvelle, qui ne sera pas carrée, mais ovale, parce que telle est sa fantaisie. «Le sujet, continue-t-il, pourrait bien ne pas se trouver de votre goût, étant tiré de l'Ancien Testament: c'est Isaac, dans sa jeunesse, avec Rebecca sa femme, causant ensemble. Ils sont représentés à mi-corps, de grandeur naturelle. Je ne manquerai pas de mener cette oeuvre à bonne fin, ayant pris goût à ce sujet. Si cette composition déplaît à votre seigneurie, qu'elle me le fasse savoir; je suis prêt à lui peindre quelque sujet religieux, et il ne manquera pas de personnes ici qui voudront avoir la Rebecca et l'Isaac. Que votre seigneurie soit persuadée que je la servirai de tout coeur, quelles que soient les commandes que j'aie dans mon atelier, tant je l'estime et je l'honore, à cause de son mérite qu'accompagné une grâce si noble.»—Nous ne savons si ce tableau fut exécuté pour don Ferrante Carlo, la correspondance se trouvant interrompue jusqu'au 26 janvier 1610, parce que L. Carrache avait été travailler à Plaisance; c'est dans cette ville qu'il apprit la mort de son cousin Annibal Carrache, enlevé à l'art avant le temps. —Le prélat Gio. Bat. Agucchi, qui lui avait fermé les yeux, raconte ainsi les derniers moments du grand peintre, dans sa lettre du 15 juin 1609, adressée au chanoine Dolcini, leur ami commun[484]:

«Je ne sais de quelle manière commencer cette lettre; je viens à cette même heure, c'est-à-dire à environ deux heures de nuit (dans le mois de juin, dix heures et demie de France environ), de voir passer de cette vie à l'autre le seigneur Annibal Carrache: Dieu le reçoive dans le ciel! Il alla dernièrement, comme si la vie lui fût devenue insupportable, chercher la mort à Naples, et ne l'ayant pas trouvée là, il revint, dans cette saison où il est si dangereux de changer d'air, l'affronter à Rome. Il arriva il y a peu de jours, et, au lieu de prendre des précautions pour sa santé, il se livra aux plus grands excès. Il y a six jours, il se mit au lit, et il est mort ce soir. Je n'ai rien su de son retour, ni de sa maladie avant ce matin, que je l'ai trouvé avec toute sa connaissance et dans un état qui laissait de l'espoir. Mais, vers le soir, étant revenu le voir, je l'ai trouvé dans l'état le plus désespéré. Je l'ai engagé à recevoir la communion, et moi-même, par suite d'une crise qui lui est survenue, j'ai récité les prières des agonisants pour son âme. Mais ayant recouvré sa connaissance, et le curé étant arrivé et lui ayant administré l'extrême-onction, il a expiré peu après. Il s'est remis assez bien au moment de la sainte communion, et il a reconnu son état. Il voulait faire certaines dispositions de ce qu'il laisse^ principalement en faveur de ses neveux, et surtout des femmes, mais il n'en a pas eu le temps. J'ignore s'il possède autre chose que dix luoghi di monte, quelques meubles et un peu d'argent. Antoine, son neveu, fils de messere Augustin, qui est ici, prendra soin de toutes choses et le fera ensevelir dans la Rotonde (le Panthéon) auprès de Raphaël, où il lui sera élevé un tombeau avec une épitaphe digne de son mérite[485]. Je ne sais quelle est l'opinion des professeurs de Bologne sur son compte; mais, de l'aveu des premiers peintres de Rome, il était dans son art le premier des maîtres vivants; et, bien que depuis cinq ans il n'ait presque rien fait, néanmoins il avait conservé son jugement supérieur et son goût si exercé, et il commençait à faire quelques petites choses dignes de lui, ainsi qu'il le montra par cette Madone faite en cachette avant son départ pour Naples, et qui est très-belle. C'est pourquoi sa perte doit exciter les regrets non-seulement de ses parents et de ses amis, mais de notre ville entière et de tous les amateurs de ce bel art. Pour moi, qui ai assisté à sa mort, j'en ressens un chagrin extraordinaire, et je m'empresse d'en donner avis à votre seigneurie, afin qu'elle veuille bien en informer son frère (Augustin) à Bologne, et le seigneur Louis à Plaisance.»

Il est probable que les fréquents voyages de don Ferrante Carlo à Bologne suspendirent, de 1610 à 1616, sa correspondance avec Louis Carrache; car, après la lettre du 26 janvier 1610, dans laquelle le peintre annonce à son ami qu'il espère lui envoyer quelque dessin[486], le recueil de Bottari ne contient aucune lettre de lui jusqu'au mois de mai 1616. A cette époque, don Ferrante Carlo retourna se fixer à Crémone pour y suivre un procès qui durait depuis longtemps, ainsi qu'on le voit par les lettres de son ami des 11 mai et 14 juin de cette année[487]. Bans cette dernière, après s'être plaint de n'avoir pas encore reçu de ses nouvelles depuis son départ, il lui dit quelle est sa manière de vivre. «Je me porte bien; je travaille peu par ces chaleurs excessives: le tableau île sainte Marguerite est terminé et envoyé par mon frère Paul à Mantoue, et il y a été extrêmement goûté. Je ne suis plus dans le palais des seigneurs Caprara: je me tiens retiré à la maison; je travaille le peu d'heures que je peux à une certaine Suzanne qui est presque finie. Je l'enverrai, dès qu'elle sera terminée, à Beggio (au chevalier Tito Bosio[488]), et je me mettrai ensuite au tableau de l'Adoration des Mages. Je ne Vous donne pas de nouvelles des autres peintres, parce que je ne les fréquente pas, et pour ne pas vous ennuyer.»

On voit que Louis Carrache vivait loin du monde et même des autres artistes, et qu'il déployait la plus grande activité pour suffire à tous ses travaux. Indépendamment des trois tableaux dont il parle, il venait de peindre à fresque deux grandes et très-belles figures dans le palais Caprara[489].

La lettre suivante, du 29 juin 1616, nous apprend la cause du retard que don Ferrante Carlo avait mis à lui répondre. C'était la fièvre qu'il avait gagnée en naviguant sur le Pô, lorsqu'il se rendait à Plaisance ou Parme, pour prononcer dans l'Académie de cette ville un discours que l'artiste lui demande la permission de relire avec lui. «Il n'est pas étonnant, lui écrit-il, que vous ayez souffert une aussi grande chaleur, étant entre deux soleils, Apollon dans le ciel et Phaéton dans le Pô;» et il le félicite de son rétablissement. Il lui annonce qu'il a termine le tableau de la Suzanne, et qu'il l'a envoyé au chevalier Tito Bosio, à Reggio; il l'engage à le voir dans cette ville, à son retour. Le chevalier le lui montrera avec empressement, et il espère qu'il en sera satisfait.

Dans une lettre du 1er janvier 1617, il lui raconte la position délicate dans laquelle il se trouve. Il avait commencé un tableau de la Résurrection pour un seigneur de la maison Savelli. Avant qu'il ne fût achevé, on vint lui proposer de le lui acheter pour la maison Malvezzi, et il paraît que don Ferrante Carlo était pour quelque chose dans cette offre. L'illustre artiste ne croit pas devoir accéder au désir de son ami, parce que ce tableau était destiné à un cardinal. «Qu'arriverait-il, lui écrit-il, si un Savelli, qui a déjà vu ce tableau, en compagnie du, marquis Pyrrhus Malvezzi, le retrouvait entre les mains d'un autre?» En effet, il-était dangereux, en ce temps, de manquer de parole à un cardinal, surtout lorsqu'il s'agissait d'une oeuvre d'art. Les membres du sacré collège attachaient une importance toute particulière au patronage qu'ils exerçaient sur les grands artistes, et rivalisaient entre eux pour se les attacher par les plus grands travaux, tels que ceux des palais Farnèse et Borghèse, des villas Aldobrandini, Ludovisi, Barberini, Rospigliosi et tant d'autres.

Comme pour consoler don Ferrante Carlo de ce refus, le peintre lui dit qu'il est tout disposé à faire quelque autre chose à son goût, pourvu qu'il puisse l'exécuter en peu de temps et qu'il n'y ait qu'un petit nombre de figures. «Car je ferais pour mon cher don Ferrante Carlo ce que je ne ferais pas pour personne au monde, tant j'estime son mérite et ses qualités si distinguées, qui le font aimer de tous ceux qui le connaissent comme je l'aime moi-même. Bien que le temps me manque d'ici à Pâques pour terminer les quatre tableaux d'autel qui m'ont été commandés récemment, dont trois pour des églises hors de Bologne et un pour cette ville; indépendamment des autres tableaux anciennement entrepris que j'ai à terminer, j'ai fini celui des prêtres de Saint-Paul, et il est en place[490]. Le tableau du chapitre de Saint-Pierre[491], celui du marquis Facchinetto et d'autres ouvrages moins considérables sont terminés depuis Noël. Mais je trouverai bien le temps de faire quelque chose pour vous, et il faudra que les autres prennent patience.»

En lui répondant, don Ferrante Carlo lui avait donné pour sujet le Christ mort. Louis Carrache lui écrit, le 22 janvier 1617, que rien ne pourra l'empêcher de faire ce tableau, si ce n'est le peu de temps qu'il a à sa disposition, voulant s'appliquer à faire une oeuvre qui lui plaise. «Je ferai, autant que possible, pour le mieux, et la composition ne sera pas triviale. Il suffit: si je ne réussis pas aussi bien que vous le désirez, j'emploierai tout mon savoir, et de coeur[492]

On était alors dans le carnaval, à Bologne; il y avait des mascarades, des festins, des bals, et l'on s'amusait beaucoup, Louis Carrache, qui n'allait pas souvent dans le monde, prenait néanmoins sa part de ces réjouissances extraordinaires. Au milieu de ces divertissements, il fut agréablement surpris par une de ces scènes italiennes qui peignent bien les moeurs d'une ville et d'une époque dans lesquelles les artistes exerçaient une si grande influence.

Nous la lui laissons raconter à son ami dans sa lettre du 15 février 1617[493]:

«Dans ces jours de carnaval, un soir, vers les trois heures de nuit, on introduisit dans ma maison une femme déguisée, ressemblant, par son costume et par sa figure découverte, à un ange du paradis. Sa tête était ornée de lauriers, elle était vêtue de blanc, et son costume était dessiné d'une grande manière. Elle tenait à la main une trompette dont elle se mit à sonner en entrant dans la chambre où je me trouvais, comme pour annoncer son arrivée. Puis, avec une grâce virginale, elle me récita les vers ci-inclus, accompagnant ses paroles de gestes et d'expressions si gracieuses qu'il me semblait que la poésie fût descendue du ciel pour me faire plaisir. Il m'est venu la pensée de prier votre seigneurie de mettre sa muse à ma disposition pour chanter les louanges de cette jeune fille, qui est dans tout l'éclat de sa beauté virginale, et douée en outre d'une admirable taille de femme. Cette jeune personne n'a pas plus de quinze à seize ans, et ses paroles ont tant d'éloquence, tant de douceur et de grâce, que je n'ai jamais entendu, même sur la scène, réciter aussi bien, avec des gestes et des mouvements si à-propos. Je vous envoie les paroles qu'elle m'a adressées: quant au poète, je ne le connais pas. Je vous prie de m'honorer d'une réponse, et veuillez m'excuser si je suis trop indiscret; mais j'ai une entière confiance en vous, et je prie votre muse de faire comme à l'ordinaire.—Le nom de la jeune fille est Angela

Cette charmante surprise faite au grand artiste avait été imaginée par ses amis, ses élèves et ses admirateurs. Us lui avaient allégoriquement envoyé la Renommée pour célébrer son génie. Cette jeune fille, dont la beauté paraît avoir fait sur Louis Carrache une si profonde impression, serait-elle cette signera Giacomazzi qu'il s'est plu à représenter tant de fois dans ses tableaux de Madones[494]?

On regrette doublement de ne pas trouver dans le recueil de Bottari les vers adressés au grand maître bolonais, non plus que sa réponse par la muse de don Ferrante Carlo. Nous voyons bien, par une lettre du 25 octobre 1617[495] que don Ferrante Carlo lui avait envoyé un madrigal, et qu'il l'avait communiqué à leur ami commun Bartolomeo Dolcini, qui était probablement l'un des inventeurs de la mise en scène de la Renommée.—A défaut des vers originaux, nous aimons à rapporter ici le sonnet composé par Augustin Carrache à la louange de Niccolino Abati, sonnet rapporté par Lanzi, qui l'a tiré de Malvasia, vie du Primatriccio[496].

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