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Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV

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Cette recommandation produisit son effet: del Pozzo accueillit Pierre Mignard avec empressement; et non-seulement il lui procura des commandes pour la famille Rarberini, et entre autres le portrait du cardinal Francesco, mais il le dirigea de ses conseils, et, d'accord avec le Poussin et les sculpteurs Duquesnoy et l'Algarde, il l'engagea fortement a se défaire de la manière de Simon Vouët, qu'il avait apportée de France[630].

De tout temps Rome a eu le privilège d'attirer les artistes; mais c'est plus particulièrement à partir du dix-septième siècle qu'elle a été fréquentée par de nombreux artistes français. Vers la fin du règne de Henri IV, et surtout sous celui de Louis XIII, Rome devint le pèlerinage obligé de tous ceux qui voulaient étudier d'après l'antique, et se faire une manière dans le goût du grand Style des maîtres italiens des siècles précédents, dont les chefs-d'oeuvre, conservés à Fontainebleau et au Louvre, excitaient l'admiration des amateurs et l'émulation des artistes. C'est à Rome qu'ont été étudier François Périer, Jacques Sarrasin, Simon Vouët, le Valentin, J. Stella et d'autres maîtres, qui ont exercé sur les commencements de l'école française une influence qui n'a cédé, que longtemps après, à celle de Charles Lebrun.

A l'époque où Pierre Mignard vint se fixer à Rome, il trouva dans cette ville une colonie française d'artistes et de gens de lettres.

A la tête des premiers brillait le Poussin, revendiqué à la fois par les Français et par les Italiens, dont les oeuvres pouvaient servir de modèles aux jeunes artistes, tandis que sa modestie lui conciliait le respect et l'attachement de ses émules. A côté de ce grand maître, ses trois élèves, Pierre Erard, Jean Lemaire et François Lemaire, qu'il occupait souvent, avec Pierre Mignard, à faire pour la France des copies des principaux chefs-d'oeuvre de Rome; son beau-frère, Gaspard Duguet, plus Romain que Français, aussi son élève, dont les paysages, peu connus en France, révèlent un talent original de premier ordre; un autre paysagiste, Lorrain de naissance, mais Romain d'affection, Claude Gelée, le premier dans l'art si difficile de rendre la lumière, et dont les oeuvres sont restées inimitables. Il y avait encore Sébastien Leclerc, le graveur, Chapron, peintre et graveur, dont le Poussin faisait peu de cas, et plusieurs autres.

Les savants et les gens de lettres étaient représentés par Gabriel Naudé, d'abord secrétaire du cardinal de Bagni, et, ensuite, pendant très-peu de temps, du cardinal Francesco Barberini; par Jean-Jacques Boucard, l'ami, le correspondant de Peiresc, dont il prononça l'oraison funèbre en latin devant l'académie des Lincei, le 21 décembre 1637; enfin, par Dufresnoy, peintre médiocre, mais poète latin distingué, qui, pendant son long séjour en Italie, s'inspira de la vue des chefs-d'oeuvre des plus grands maîtres, pour composer son poëme de la Peinture. Il était très-lié, depuis sa jeunesse, avec Pierre Mignard, qui, à Rome, le trouva occupé à travailler à son poëme. Leur intimité est d'autant plus touchante que l'amour de l'art contribua puissamment à la cimenter et à l'entretenir. Ils avaient débuté ensemble dans l'atelier de Vouët. Dufresnoy, né à Paris en 1611, fils d'un pharmacien, avait été destiné par son père à l'exercice de la médecine. Il avait fait de fortes études, connaissait le grec et les poètes latins lui étaient familiers. Mais cette éducation rie put le détourner de son goût naturel pour le dessin. Après avoir suivi, malgré l'opposition de son père, les leçons de Périer et de Vouët, il se décida, vers 1633, à l'âge de vingt-un ans, à se rendre à Rome, où il se sentait attiré par le désir d'admirer les maîtres, et de se perfectionner dans l'usage de la langue latine. Il vécut de privations pendant son voyage, et, comme tant d'autres, il fut obligé, les deux premières années de son séjour à Rome, de dessiner, pour vivre, des ruines et des vues d'architecture. L'arrivée de Pierre Mignard, plus inventif et plus habile en peinture, améliora son sort. Mignard avait des lettres de recommandation pour le commandeur del Pozzo; il lui présenta son compatriote qui en reçut le meilleur accueil. Lorsque le cardinal Francesco Barberini voulut être peint de la main de Mignard, il lui communiqua les écrits du père Matteo Zacolini, de l'ordre des Théatins, sur l'optique, qui étaient précieusement conservés dans la bibliothèque Barberine. L'ouvrage dans lequel ce savant religieux a développé les principes des lumières et des ombres et les règles de la perspective, fut, dit-on, d'un grand secours à Mignard et à Dufresnoy[631].

Les deux amis étaient logés ensemble, et se livraient avec la même ardeur à l'étude d'un art pour lequel ils avaient la même passion. Leurs journées se passaient à dessiner d'après les statues et les bas-reliefs antiques, ou dans les palais que Rome renferme, ou dans les vignes qui font l'ornement de ses environs[632]. C'est ainsi qu'ils copièrent ensemble, pour le cardinal de Lyon, les plus beaux tableaux du palais Farnèse, sans toutefois négliger les peintures de Raphaël[633].

«Dufresnoy, tout en copiant les maîtres, s'attachait particulièrement à comprendre ce qui regarde la théorie de la peinture, et son amour pour cet art, dit Félibien[634], le possédait de sorte qu'il ne pensait à autre chose qu'à en acquérir toutes les connaissances. C'est ce qui fit que, dès ce temps-là et même pendant son travail, il s'occupait à faire des vers latins pour exprimer ses pensées, et qu'il commença ainsi son poëme de la Peinture. Il ne l'acheva qu'après avoir bien lu tous les meilleurs auteurs, et fait des observations sur les tableaux des plus grands maîtres, mais surtout après les profondes réflexions et les entretiens solides et continuels qu'il avait avec son ami, M. Mignard; car l'un et l'autre ne voyaient et ne faisaient rien de ce qui regarde leur profession, sans en faire un examen très-exact.» Doué d'une imagination plus féconde et d'une facilité d'exécution beaucoup plus grande, Mignard composa, pendant son séjour en Italie, un nombre bien plus considérable de tableaux de tous genres que son ami. Dufresnoy se laissait trop absorber par l'idée de son poëme de Arte graphica; et s'il y gagnait comme écrivain, il y perdait assurément comme peintre. Félibien indique quelques-uns des tableaux que Dufresnoy a faits pour des amateurs français et italiens: ce sont des paysages composés plutôt dans le goût de Pierre de Cortone que du Poussin; des scènes tirées de l'histoire romaine, des sujets mythologiques, la naissance de Vénus, celle de Cupidon; Joseph et la femme de Putiphar, le Christ au tombeau[635]. Cet artiste avait une estime particulière pour les ouvrages du Titien, et en général pour l'école vénitienne. Il avait copié, pour Félibien et pour le chevalier d'Elbène, plusieurs paysages de ce maître, qui se trouvaient alors à la villa Aldobrandini et à la villa Borghèse.

Ce goût pour l'école coloriste le décida, en 1653, à se rendre à Venise avec Mignard. «Car les deux amis, dit Félibien, ne se quittaient jamais, et c'est pourquoi on les appelait dans Rome les inséparables. Il est vrai que cette union d'esprit et de volonté leur était beaucoup avantageuse. L'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre était exempte de toute sorte d'envie; ils n'avaient rien de secret ni de particulier. Les biens de l'esprit comme ceux de la fortune leur étaient communs: chacun faisait part à son compagnon des connaissances qu'il acquérait dans son art, et ils n'étaient point plus contents l'un de l'autre que quand ils se pouvaient rendre de mutuels services[636]

Après huit mois de séjour à Venise, pendant lesquels Dufresnoy peignit une Vénus couchée pour Marco Paruta, noble vénitien, les deux amis se séparèrent. Dufresnoy résolut de rentrer en France, après avoir passé vingt aimées en Italie; et Mignard ne pouvant se décider à quitter Rome, où il voulait se marier, reprit la route de cette ville. A sa rentrée, il fit avec le plus grand succès le portrait de Fabio Chigi, qui venait d'être élu pape sous le nom d'Alexandre VII Mignard s'était marié à Rome à la fin de l'année 1656; il y serait sans doute resté jusqu'à sa mort, mais il fut obligé d'obéir aux lettres de M. de Lionne qui lui ordonna de la part du roi de se rendre en France, en l'assurant de toute la protection du premier ministre[637]. Toutefois, avant de quitter Rome, Mignard voulut terminer les tableaux qu'il avait commencés. L'abbé de Monville raconte même que: «la plus belle courtisane de Rome désirait passionnément d'être peinte de sa main: La Cocque, c'est ainsi qu'elle s'appelait, eût mérité d'être vertueuse; elle s'était fait distinguer par des sentiments nobles et délicats. Mignard consentit d'autant plus volontiers à la peindre, qu'elle ne lui demandait son portrait qu'afîn qu'il le portât en France, où il le vendit à son retour un prix considérable[638]

Rentré en France vers la fin d'octobre 1657, Mignard s'arrêta d'abord à Marseille et à Aix, ensuite dans la ville d'Avignon où il trouva son frère qui s'y était fixé. Une maladie qu'il gagna le força de prolonger son séjour à Avignon; il se rendit ensuite à Lyon où il demeura quelque temps, de telle sorte qu'il ne parvint à Fontainebleau, où était la cour, que vers la fin de septembre 1658. Lorsque Mignard fut présenté au roi par le cardinal Mazarin, la reine-mère, en lui montrant les plus belles femmes de la cour, lui demanda s'il avait vu en Italie des beautés plus parfaites[639].

Nous ne suivrons pas Mignard dans ses travaux à la cour. Rentré bientôt à Paris, il y retrouva son fidèle Dufresnoy qui n'hésita pas à quitter la maison de M. Potel, secrétaire du conseil, chez lequel il était installé depuis son retour d'Italie, pour aller vivre avec son camarade Mignard. La mort de Dufresnoy, arrivée en 1665, put seule séparer les deux amis. Mais, pour exécuter religieusement les dernières volontés de Dufresnoy, Mignard fit imprimer, en 1668, le texte latin du poëme de Arte graphica, auquel ses entretiens et ses conseils avaient apporté bien des inspirations. On sait que de Piles en a donné une seconde édition en 1684, avec une traduction et des notes; et que Dryden, en 1693, traduisit en anglais le poëme de l'artiste français, avec les notes de Piles. Ce poëme est certainement le meilleur qu'on ait écrit sur la peinture, et cependant il est totalement oublié de nos jours. C'est en général le sort des poèmes didactiques, et surtout de ceux qui sont écrits en latin moderne. Si Dufresnoy, au lieu de se laisser absorber par les muses latines, avait plus souvent exercé son pinceau, son nom serait aujourd'hui plus connu, et sa réputation, comme artiste, égalerait peut-être celle de son ami Pierre Mignard, dont les oeuvres font l'ornement des palais et des musées. Mais l'intimité qui a constamment régné entre ces deux artistes, rend, même après leur mort, leurs noms inséparables; et en voyant un tableau de Mignard, il est difficile de ne pas penser en même temps à l'auteur du poëme sur la peinture.

L'amitié, qui unit pendant près de trente-quatre ans le commandeur del Pozzo et le Poussin, n'est pas moins touchante. Les douces relations établies entre ces deux hommes illustres furent pour beaucoup dans la résolution que prit le Poussin de revenir à Rome et d'y mourir. Ses lettres au commandeur, pendant son voyage en France, de 1641 à 1643, prouvent que si les tracas et les contrariétés qu'il éprouvait dans ses travaux du Louvre le dégoûtaient du séjour de Paris, il se sentait surtout rappelé à Rome, non-seulement par l'indépendance de la vie qu'il y menait, mais plus encore par le désir d'y retrouver le patron de ses premières années, l'ami de son âge mûr, le savant d'un goût délicat et pur, voué comme lui au culte de l'art et de l'antiquité, et capable d'apprécier également ses chefs-d'oeuvre.

La réputation du Poussin était déjà grande en France vers l'année 1638, bien que ses tableaux y fussent assez rares. Il avait exécuté, avant cette époque, le tableau de l'Assomption de la Vierge pour l'église de Valenciennes. Il avait aussi composé pour son ami le peintre Stella, qui habitait Lyon, un tableau du Miracle de l'eau dans le désert, et traité le même sujet, mais d'une manière différente, pour un amateur, M. Gillié. La vue de ces tableaux décida le cardinal de Richelieu à lui commander quatre Bacchanales, avec le triomphe de Bacchus, et celui de Neptune au milieu de la mer, sur un char tiré par des chevaux marins, environné de tritons et de néréides[640]. Tous ces ouvrages lui firent beaucoup d'honneur.

C'est en 1638 que commencèrent ses relations avec Paul Fréart, sieur de Chantelou, alors secrétaire de Sublet de Noyers, ministre de la guerre et surintendant des bâtiments, arts et manufactures, sous le cardinal de Richelieu. De Chantelou, qui aimait fort la peinture, voulut avoir un tableau du Poussin. On voit, par les lettres que l'artiste lui adressait de Rome les 25 janvier et 19 février 1639[641] que le premier tableau exécuté par le Poussin pour Chantelou fut celui de la manne dans le désert.

Dès cette époque, des pourparlers avaient lieu entre Chantelou, au nom de Sublet de Noyers, et le Poussin, pour déterminer ce dernier à venir se fixer en France, et à travailler pour le roi Louis XIII, et pour le cardinal, son premier ministre.

Le Poussin avait de la peine à se décider à quitter Rome, où il se trouvait bien.—«Après avoir demeuré l'espace de quinze ans entiers en ce pays assez heureusement, écrivait-il à Chantelou, mêmement m'y étant marié, et étant dans l'espérance d'y mourir, j'avais conclu en moi-même de suivre le dire italien: Chi sta bene non si muove[642]

Il n'y avait pas longtemps qu'il venait de terminer, pour le commandeur, la première suite des Sept Sacremens qu'il refit plus tard, mais d'une autre manière, pour M. de Chantelou. Ces tableaux avaient porté sa réputation au plus haut degré: ils attirèrent tellement la curiosité des étrangers qui se rendaient à Rome, que le palais de del Pozzo était continuellement embarrassé par le nombreux concours des personnes qui s'y rendaient pour admirer ces tableaux[643].

Au milieu de ce succès, une lettre de Louis XIII, de Fontainebleau, le 18 janvier 1639, écrite au peintre à l'instigation de de Noyers, vint annoncer au Poussin «qu'il avait été choisi et retenu pour l'un des peintres ordinaires du roi, et que ce prince voulait dorénavant l'employer en cette qualité. A cet effet, ajoutait la lettre, notre intention est que la présente reçue, vous ayez à vous disposer à venir par deçà, où les services que vous nous rendrez seront aussi considérés que vos oeuvres et votre mérite le sont dans les lieux où vous êtes[644]

De Noyers ne se borna pas à l'envoi de cette lettre: il écrivit lui-même au Poussin dans les termes les plus nobles et les plus affectueux, qui donnent une haute idée du goût de cet homme d'État, non moins que delà considération dont jouissait l'artiste.

«Monsieur, écrit de Noyers, aussitôt que le roi m'eut fait l'honneur de me donner la charge de surintendant de ses bâtiments, il me vint en pensée de me servir de l'autorité que Sa Majesté me donne pour remettre en honneur les arts et les sciences; et, comme j'ai un amour tout particulier pour la peinture, je fis le dessein de la caresser comme une maîtresse bien-aimée et de lui donner les prémices de mes soins. Vous l'avez su par vos amis qui sont de deçà, et comme je les priai de vous écrire de ma part que je demandais justice à l'Italie, et que du moins elle nous fît restitution de ce qu'elle nous retenait depuis tant d'années, attendant que, pour une entière satisfaction, elle nous donnât encore quelques-uns de ses nourrissons. Vous entendez bien par là que je voulais demander M. Poussin et quelque autre excellent peintre italien. Et, afin défaire connaître aux uns et aux autres l'estime que le roi fait de votre personne et des autres hommes rares et vertueux comme vous. Je vous fais écrire, ce que je vous confirme par celle-ci, qui vous servira de première assurance de la promesse que l'on vous a faite, jusqu'à ce qu'à votre arrivée Je, vous mette en mains les brevets et les expéditions du roi: que je vous enverrai mille écus pour les frais de votre voyage; que je vous ferai donner mille écus de gages pour chacun an, un logement commode dans la maison du roi, soit au Louvre à Paris, soit à Fontainebleau, à votre choix; que je vous le ferai meubler honnêtement pour la première fois que vous y logerez, si vous voulez, cela étant à votre choix; que vous ne peindrez point en plafond, ni en voûtes, et que vous ne serez engagé que pour cinq années, ainsi que vous le désirez, bien que j'espère que, lorsque vous aurez respiré l'air de la patrie, difficilement la quitterez-vous. Vous voyez maintenant clair dans les conditions que l'on vous propose, et que vous avez désirées. Il reste à vous en dire une seule, qui est que vous ne peindrez pour personne que par ma permission; car je vous fais venir pour le roi et non pour les particuliers. Ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les servir, mais j'entends que ce ne soit que par mon ordre. Après cela, venez gaiement, et soyez assuré que vous trouverez ici plus de contentement que vous ne vous en pouvez imaginer[645].

Cette lettre, toute flatteuse qu'elle était, ne put décider l'artiste à quitter Rome sur-le-champ. En exprimant sa reconnaissance à MM. de Noyers et de Chantelou[646], il demanda de rester dans cette ville jusqu'à l'automne, pour terminer les ouvrages qu'il avait entrepris «pour des personnes de considération, avec qui je veux, disait-il, en sortir honnêtement, comme avec tous mes amis de par deçà, désirant d'en conserver l'amitié et la bienveillance[647].» Il écrivit également à son ami Jean Lemaire, peintre du roi, pour le remercier de ses bons offices et le prier de lui faire obtenir ce répit. On voit qu'il travaillait alors «avec grand amour et soin pour son bon ami M. de Chantelou.» Il y a dans cette lettre un passage qui peint bien la droiture et la délicatesse du Poussin. «Je vous supplie de me dire, comme il vous semble que je m'aie à gouverner envers M. de Chantelou, touchant son tableau (la Manne). Usera fini pour la mi-carême: il contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cents écus, comme de cinq cents testons. Me trouvant son obligé maintenant, je désirerais le reconnaître; mais de lui en faire un présent, vous jugerez bien que ce serait des libéralités qui me seraient malséantes: j'ai donc résolu de le traiter comme un homme à qui je suis obligé: et puis, quand je serai par delà, je saurai fort bien le reconnaître mieux. Accommodez donc l'affaire avec lui comme il vous semblera à propos. J'en désirerais avoir deux cents écus d'ici (1078 fr.), faisant compte de lui en donner cent et plus. Toutefois, qu'il fasse ce qu'il lui plaira; car, quand je lui écrirai, je ne lui parlerai d'autre chose, sinon, que son tableau est fini, et à qui je le dois consigner, pour lui faire tenir[648]

En adressant ce tableau à Chantelou, vers la fin d'avril 1639, le Poussin le suppliait, s'il le trouvait bien, «de l'orner d'un peu de bordure, car il en a besoin, disait-il, afin qu'en le considérant en toutes ses parties, les rayons visuels soient retenus et non point épars au dehors, et que l'oeil ne reçoive pas les images des autres objets voisins, qui, venant pêle-mêle avec les choses peintes, confondent le jour;» il désirait que cette bordure fût dorée d'or mat tout simplement, «car il s'unit très-doucement aux couleurs sans les offenser.» Il ajoutait que «ce tableau devait être colloque fort peu au-dessus de l'oeil, et plutôt au-dessous.»—C'est, en effet, la meilleure disposition pour que le spectateur puisse mieux voir un tableau de la proportion ordinaire de ceux du Poussin. Enfin, craignant que son oeuvre ne fût pas bien comprise par Chantelou, il lui disait: «Si vous vous souvenez de la première lettre que je vous écrivis, touchant le mouvement des figures que je vous promettais d'y faire, et que tout ensemble, vous considériez ce tableau, je crois que facilement vous reconnaîtrez quelles sont celles qui languissent, qui admirent; celles qui ont pitié, qui font action de charité, de grande nécessité, de désir de se repaître de consolation, et autres. Car les sept premières figures à main gauche vous diront tout ce qui est ici écrit, et tout le reste est de la même étoffe. Lisez l'histoire avec le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. Et si, après l'avoir considéré plus d'une fois, vous en avez quelque satisfaction, mandez-le-moi, s'il vous plaît, sans rien déguiser, afin que je me réjouisse de vous avoir contenté, pour la première fois que j'ai eu l'honneur de vous servir: sinon, nous nous obligeons à toute sorte d'amendement, vous suppliant de considérer encore que l'esprit est prompt et la chair débile[649]

L'époque que le Poussin avait lui-même fixée pour son départ arriva sans qu'il eût quitté Rome: il voulait tenir sa parole, et cependant il se repentait presque de l'avoir engagée. «J'ai estime d'avoir fait une grande folie, écrivait-il à son ami Lemaire, le 17 août 1639[650], en donnant ma parole et en m'imposant l'obligation, avec une indisposition telle que la mienne (une maladie de vessie dont il souffrait depuis quatre ans), et dans un temps où j'aurais plus besoin de repos que de nouvelles fatigues, de laisser et abandonner la paix et la douceur de ma petite maison, pour des choses imaginaires qui me succéderont peut-être tout au rebours. Toutes ces choses m'ont passé et me passent tous les jours par l'entendement, avec un million d'autres plus peinantes; et néanmoins, je conclurai toujours de la même manière, c'est à savoir que je partirai, et que j'irai à la première commodité, en même état que si on voulait me fendre par la moitié et me séparer en deux.»

Il résulte en effet de la correspondance du Poussin que, s'il quittait Rome avec regret, il n'en était pas moins décidé à remplir sa promesse, et que la maladie de vessie dont il souffrait fut la principale cause du retard qu'il apportait à se mettre en route.

Il n'était pas encore entièrement rétabli, lorsque Paul Fréart de Chantelou et son frère, l'abbé de Chambray, arrivèrent à Rome, vers le printemps de 1640. Ils étaient envoyés par de Noyers, suivant l'ordre du cardinal de Richelieu, pour y recueillir des tableau modernes et des statues et bas-reliefs antiques, et pour faire choix d'un certain nombre d'artistes italiens que l'on voulait appeler en France, pour les employer aux travaux du Louvre et des bâtiments royaux.

Les deux frères furent introduits par le Poussin dans la société du commandeur del Pozzo, et ils durent aux indications et aux conseils qu'ils en reçurent de bien connaître les antiquités de cette ville, et d'admirer les chefs-d'oeuvre de l'art moderne qu'elle renferme. Les relations qui s'établirent alors entre ces illustres amateurs devinrent, grâce au Poussin, une amitié durable, basée sur une mutuelle estime, sur les mêmes goûts, et, avant tout, sur une même sympathie pour le grand artiste, qui devint ainsi leur centre commun d'attraction. Le Poussin quittait Rome avec peine, mais ses regrets étaient moins amers en songeant qu'il se rendait en France accompagné d'amis aussi dévoués, aussi dignes de le comprendre. D'un autre côté, il laissait sa femme à Rome, sous la protection de del Pozzo, auquel il avait remis l'administration de ses intérêts, et il était assuré que cet ami fidèle s'acquitterait de ce soin aussi bien que lui-même. Il ne fallait rien moins que cette assurance pour le déterminer à partir. Il quitta Rome dans l'automne de 1640, et fit le voyage avec les deux frères Chantelou, qui retournaient en France.

A peine arrivé à Paris, il se hâta d'écrire à Carlo Antonio del Pozzo et à son frère Cassiano, pour leur rendre compte de sa première entrevue avec de Noyers, de son audience du cardinal de Richelieu, et de sa présentation au roi Louis XIII[651]. Il reçut partout l'accueil le plus empressé, et l'es effets dépassèrent les promesses. Le roi lui commanda tout d'abord deux grands tableaux pour les chapelles des châteaux de Saint-Germain et de Fontainebleau. Il fut bientôt nommé, par brevet du 20 mars 1641, premier peintre ordinaire du roi, et, en cette qualité, Louis XIII lui donna la direction générale de tous les ouvrages de peinture et d'ornement qu'il se proposait de faire pour l'embellissement de ses maisons royales, «voulant que tous ses autres peintres ne pussent faire aucuns ouvrages pour Sa Majesté sans en avoir fait voir les dessins, et reçu sur iceux les avis et conseils dudit sieur Poussin. Et pour lui donner moyen de s'entretenir à son service, le roi lui accorda trois mille livres de gages par an, avec une maison et un jardin, dans le milieu du jardin des Tuileries, pour y loger et en jouir sa vie durant[652]

On imprimait alors à Paris, à l'imprimerie royale, les oeuvres de Virgile et d'Horace: de Noyers désira que ces livres fussent ornés d'un frontispice dessiné par le Poussin. En tête du Virgile, il représenta le dieu des Muses, Apollon, couronnant de lauriers le poëte de l'Enéide. On voit un enfant qui tient le titre de l'ouvrage, avec les chalumeaux ou flûtes champêtres, pour indiquer les Églogues pastorales, et la faucille, symbole de la moisson, c'est-à-dire des Géorgiques. Dans le frontispice des oeuvres d'Horace, une Muse pose un masque satirique sur la figure du poëte, emblème de ses satires, et elle tient à la main une lyre, signe caractéristique de ses odes et de ses autres poésies légères[653] .

Les dessins de ces frontispices n'empêchaient pas l'artiste de continuer avec ardeur un tableau du Baptême de Jésus-Christ, qu'il avait commencé à Rome pour le commandeur, et d'entreprendre un autre tableau pour Gio. Stefano, amateur romain[654]. Il recevait journellement des marques d'amitié de M. de Chantelou, et l'une de ses lettres à ce seigneur, de Paris, le 30 avril 1641, montre que, malgré sa gravité habituelle, le Poussin savait assaisonner à propos son style du vieux sel gaulois. «Monsieur et patron, mardi dernier, après avoir eu l'honneur de vous accompagner à Meudon et y avoir été joyeusement, à mon retour je trouvai que l'on descendait en ma cave un muid de vin que vous m'aviez envoyé. Comme c'est votre coutume de faire regorger ma maison de biens et de faveurs, mercredi j'eus une de vos gracieuses lettres, par laquelle je vis que, particulièrement, vous désiriez savoir ce qu'il me semblait dudit vin. Je l'ai essayé avec mes amis aimant le piot: nous l'avons tous trouvé très-bon, et je m'assure, quand il sera rassis, qu'on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons à souhait, car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans l'épargner. Aussi bien, je vois que le proverbe est véritable, qui dit que chapon mangé chapon lui vient. Mêmement hier M. Costage m'envoya un pâté de cerf si grand, que l'on voit bien que le pâtissier n'en a rien retenu que les cornes. Je vous assure, monsieur, que désormais je ne manquerai pas, à commencer par le dimanche, de me réjouir comme je fis le dimanche passé, afin que la semaine suivante soit ce qu'on dit que toute l'année est au pays de Cocagne. Je vous suis le plus oblige homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévoué serviteur de tous vos serviteurs[655]

Hâtons-nous de dire que loin de perdre son temps aux plaisirs de la table, le Poussin ne se permettait pas même, comme délassement à ses travaux, une excursion dans les environs de Paris, au château de Dangu, appartenant à de Noyers, et à Chantilly. Il se trouvait déjà surchargé de besogne, et il calculait l'emploi de toutes ses heures[656]. Il travaillait alors tout à la fois au tableau pour la chapelle de Saint-Germain, aux profils et modénatures de la galerie du Louvre[657], dont il avait ordonné les compartiments; enfin à un frontispice de la grande Bible que l'on publiait à l'imprimerie royale. Ce frontispice contient quatre figures. Voici l'explication qu'en donne le Poussin lui-même dans une lettre à M. de Chantelou, du 3 août 1641[658]. «La figure ailée représente l'histoire, l'autre figure voilée représente la prophétie. Sur le titre qu'elle tient on lit: Biblia regià. Le sphinx qui est dessus ne représente autre que l'obscurité des choses énigmatiques. La figure qui est au milieu représente le Père éternel, auteur et moteur de toutes les choses bonnes.»

Comme il était à l'oeuvre pour la décoration de la grande galerie, un peintre de paysages alors en réputation, Fouquières, qui avait eu l'ordre de M. de Noyers de peindre les vues des principales villes de France, pour mettre entre les fenêtres et en remplir les trumeaux, vint se plaindre au Poussin qu'il ne lui laissait pas assez d'espace. Ce peintre affectait des airs de grandeur; il ne travaillait jamais sans avoir une longue rapière au côté[659]. Le Poussin instruisit M. de Chantelou de cette réclamation en ces termes: «Le baron Fouquières est venu me trouver avec sa grandeur accoutumée; il trouve fort étrange que l'on ait mis la main à l'ornement de la grande galerie sans lui en avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre du roi, confirmé par monseigneur de Noyers, touchant ladite décoration, et prétend que les paysages sont l'ornement principal du lieu, étant le reste seulement des accessoires. J'ai bien voulu vous écrire ceci pour vous faire rire[660].» Le titre de baron que le Poussin, en se raillant, avait donné à Fouquières, lui est resté. Ce peintre essaya de se venger par une opposition sourde et par des tracasseries continuelles: il fut un des adversaires les plus sots et les plus violents du grand maître.

Au milieu de toutes ses occupations, le Poussin entretenait toujours une correspondance active avec le commandeur del Pozzo. M. de Chantelou lui avait envoyé à Rome les portraits du cardinal de Richelieu et de Louis XIII. Del Pozzo les avait reçus en fort mauvais état et méconnaissables, mais ce cadeau prouve que leurs relations se continuaient sur le pied de l'intimité. Ce qui le démontre encore mieux, c'est que le commandeur avait été chargé par le Poussin de surveiller les copies que Chantelou faisait exécuter à Rome par Errard et J. Angelo Comino[661].

De Noyers faisait alors construire à Paris la chapelle du Noviciat des Jésuites. Il voulut que le Poussin composât le tableau du maître-autel. Le peintre y représenta le Miracle de saint François-Xavier ressuscitant une jeune Japonaise. Pour la chapelle de Saint-Germain, il avait choisi le sujet de la Cène, tableau qui est au Musée du Louvre.

Les fonctions multipliées qu'exerçait de Noyers ne l'empêchaient pas de se livrer avec ardeur à son goût sous les arts. Bien que secrétaire d'État de la guerre, pour un premier ministre qui entretenait six armées et fortifiait ou élevait un grand nombre de places, de Noyers trouvait, dans son activité, le temps de s'occuper encore de la construction et de l'embellissement des maisons royales, de l'achèvement du Louvre et de la décoration de sa galerie. Il plaçait à la tête de la monnaie le célèbre graveur Varin, qui présida à la refonte de 1638, et qui fit les plus beaux coins de l'Europe. Enfin, il établissait au Louvre l'imprimerie royale, qui bientôt après, sous la savante et habile direction de Trichet Dufresne et de Sébastien Cramoisy, publia, tant en français qu'en italien, en latin et en grec, des éditions aussi belles que correctes.

Le cardinal de Richelieu, digne héritier du goût de François Ier pour les arts^ avait résolu de terminer et de décorer magnifiquement le Louvre. Entre autres ornements, il voulait placer, à l'entrée principale, les copies des deux groupes antiques de Monte Cavallo, qui passaient alors pour Alexandre et Bucéphale. Il avait donné l'ordre de les faire mouler et jeter en bronze. En outre, de Noyers, par son ordre, faisait également mouler et dessiner les plus beaux bas-reliefs et les plus belles statues antiques: l'Hercule, du palais Farnèse, le Sacrifice du Taureau à la villa Medici, les Fêtes nuptiales ou danse des nymphes, dans la salle du jardin Borghèse. Il fit prendre tous les bas-reliefs de l'arc de Constantin et ceux de la colonne Trajane. Et, comme le Poussin les avait précédemment dessinés, il se proposait de les répartir parmi les stucs et les ornements de la grande galerie. Pour l'étude de l'architecture, on moula deux grands chapiteaux, l'un des colonnes, l'autre des pilastres corinthiens de la rotonde (le Panthéon), qui sont les meilleurs. On devait également mouler les autres ordres. De Noyers, sur l'indication du Poussin, avait chargé, à Rome, Charles Errard de veiller à l'exécution de tous ces travaux; et cet artiste dessinait, en outre, les plus belles statues et les plus beaux bas-reliefs antiques, tandis que d'autres peintres copiaient les chefs-d'oeuvre des maîtres italiens[662]. On voit que l'amour du beau tenait une grande place dans l'âme du cardinal, de de Noyers, de Chantelou et des principaux seigneurs de la cour de Louis XIII: ils préparaient dignement Péclat que les arts répandirent pendant le règne de son successeur, sous l'administration de Colbert.

Dans la lettre adressée par de Noyers au Poussin pour l'engager à venir en France, le ministre lui avait dit «qu'il avait un amour tout particulier pour la peinture, et qu'il voulait la caresser comme une maîtresse bien-aimée.» Il tint parole. Dès que le Poussin fut arrivé, indépendamment des tableaux qu'il lui commanda au nom du roi, et des travaux de la galerie du Louvre, il voulut que le peintre donnât lui-même le plan des décorations de la maison qu'il faisait construire à Paris. En envoyant ce plan à Chantelou, le Poussin se plaint des bévues de l'architecte; il indique les distributions intérieures propres à recevoir des peintures, telles que prophètes, sibylles, apôtres, empereurs, rois, docteurs, hommes illustres, mêmement des devises et sentences. Il propose de couvrir les autres espaces voisins de camaïeux, représentant soit des vases à l'antique, ou nus, ou remplis de fleurs, soit quelques petites figures faites à plaisir, soit enfin quelques personnages signalés[663].

De Noyers voulait, en outre, avoir une Madone du Poussin, afin que l'on pût dire: la Vierge du Poussin, comme on dit la Vierge de Raphaël[664].

Au milieu de tout ce mouvement, l'artiste, continuellement dérangé par des commandes nouvelles, ne pouvait que difficilement donner suite, avec recueillement et maturité, au projet de décoration de la grande galerie du Louvre, but principal de son voyage en France. Toutefois, telles étaient son ardeur et son application au travail, qu'il écrivait, le 3 août 1641, à M. de Chantelou: «La grande galerie s'avance fort, et néanmoins il y a fort peu d'ouvriers: j'ai l'espérance qu'à votre retour vous vous étonnerez de ce que l'on aura fait. Je me suis occupé sans cesse à travailler aux cartons, lesquels je me suis obligé de varier sur chaque fenêtre et sur chaque trumeau, m'étant résolu d'y représenter une suite de la vie d'Hercule; matière, certes, capable d'occuper un bon dessinateur tout entier; d'autant que lesdits cartons veulent être faits en grand et en petit, pour plus de commodité des ouvriers, et afin que l'oeuvre en devienne meilleure. Il faut mêmement que j'invente tous les jours quelque chose de nouveau, pour diversifier le relief du stuc; autrement, il faudrait que les hommes restassent sans rien faire; mais vous savez combien le beau temps, en ce pays-ci, doit être tenu cher. Toutes ces choses ont été la cause qu'encore je n'ai pu finir le tableau de Saint-Germain, auquel il faut grandement retoucher, pour les effets extraordinaires que l'humidité de l'hiver passé y a produits. Mais, d'après l'ordre que, de nouveau, monseigneur (de Noyers) m'a donné de faire le tableau du Noviciat des Jésuites pour la fin de novembre, je me suis quand et quand résolu d'y mettre la main, et de le faire pour ce temps-là, si mes débiles forces me le permettent. Pendant que la toile se préparera, je pourrai retoucher la susdite Cène, au lieu d'aller prendre des divertissements à Dangu[665], ou en d'autres lieux, ainsi que monseigneur, de sa courtoisie, m'en a invité. Monsieur, je vous assure, pourvu que j'y puisse résister, que je n'ai point d'autre plaisir que de le servir: là, sont mes promenades, mes jeux, mes ébattements et ma délectation. Je me contenterai, pour un jour ou deux, de faire un tour aux environs de Paris, en quelques lieux, pour seulement respirer un peu[666]

Indépendamment de tous ces travaux, le cardinal avait commandé au Poussin huit sujets, tirés de l'Ancien Testament, pour en faire des cartons, d'après lesquels on exécuterait huit tapisseries pour les appartements royaux, à l'imitation des tapisseries faites sur les dessins de Raphaël. Pour faciliter la prompte réalisation de ce projet, on avait permis à l'artiste de se servir de ses propres inventions précédemment peintes; et déjà l'on s'était mis à reproduire le tableau de la Manne et celui de Moïse faisant jaillir l'eau du rocher. Ces compositions étaient copiées en grand cartons coloriés sur toiles à l'huile, et encadrés de tissus d'or[667]. Mais le cardinal ne se borna pas à faire au peintre ces commandes au nom du roi: il voulut, comme le surintendant des bâtiments, posséder aussi des oeuvres du maître français. Dans son impatience, il obligea le Poussin à remettre tout autre travail. Le sujet, choisi par Richelieu, fut l'apparition de Dieu à Moïse au milieu du buisson ardent. Ce tableau devait être placé sur la cheminée du cabinet de Son Éminence. L'artiste se mit à l'oeuvre sans retard, et fit cette composition dans un ovale, avec des figures à demi-grandeur. Il représenta le Père Éternel au-dessus des flammes du buisson ardent, les bras étendus, et soutenu par les anges. D'une main il commande à Moïse d'aller délivrer son peuple; de l'autre il lui indique l'Egypte. Moïse, en habit de pasteur, les pieds nus, met un genou en terre, et considère la verge changée en serpent: il ouvre les bras et se retire avec un air d'étonnement et de crainte[668]. Le cardinal fut si satisfait de l'exécution de ce tableau, qu'il en commanda de suite un second. Mais, cette fois, il n'en prit pas le sujet dans la Bible: il le composa lui-même, et donna au peintre une allégorie digne de sa grande âme, que le Poussin était bien capable de comprendre. Ce sujet est la Vérité, soutenue par le Temps, contre les attaques de l'Envie et de la Calomnie. Ce tableau, dans lequel les figures sont plus grandes que nature, fut placé au plafond de la même pièce[669].

On voit que le Poussin n'avait pas de temps à perdre pour mener de front tous les travaux si divers dont il était surchargé. Pendant son séjour en France, qui dura un peu moins de deux années[670], il dessina les frontispices du Virgile et de l'Horace, gravés par Claude Mellan; ceux de la grande Bible et de l'Histoire des Conciles[671]; les armes de de Noyers destinées à la voûte de la chapelle du Noviciat des jésuites[672]; les ornements et décorations de la grande galerie du Louvre[673]; il commença les cartons des tapisseries; il exécuta pour le roi le grand tableau de l'Eucharistie, destiné au maître autel de la chapelle du château de Saint-Germain; pour le cardinal, le Buisson ardent et le Temps soutenant la Vérité; pour de Noyers, les plans et dessins d'ornementation de sa maison de Paris; le tableau de Saint François Xavier pour la chapelle du Noviciat des jésuites; une Sainte Famille; enfin il trouva encore moyen de terminer pour del Pozzo le tableau du Baptême de J.-C., commencé à Rome, et une petite Madone pour Stefano Roccatagliata, amateur romain. Cette rapide énumération doit faire facilement comprendre que si le Poussin avait le génie des grands maîtres italiens, il en possédait aussi la fécondité d'invention et la prestesse d'exécution. Ces qualités sont d'autant plus remarquables, qu'à la différence de ces maîtres, le peintre français ne se faisait pas aider par des élèves. Seul, il composait et exécutait ses ouvrages, ne se servant d'élèves ou de collaborateurs que dans les copies et dans les dessins d'ornementation, comme ceux des stucs de la galerie du Louvre.

Cette vie constamment occupée, surchargée même, était bien différente de celle si recueillie, mais non moins bien remplie que le Poussin menait à Rome. Son esprit méditatif supportait impatiemment l'agitation continuelle et souvent stérile dont il était entouré; aussi s'excusait-il auprès de son vieil ami le commandeur, de ne pouvoir terminer son tableau du Baptême, qu'il avait ébauché avant de venir en France. Dans une lettre du 6 septembre 1641, il lui dévoile le fond de son coeur.

«Je prie votre seigneurie de croire que chaque fois que je mets la main à la plume pour vous écrire, je soupire en rougissant de me trouver ici sans pouvoir vous servir. A la vérité, le joug que je me suis imposé m'empêche de vous prouver mon affection comme je le devrais, mais j'espère le secouer bientôt pour être libre de me donner à votre service. Je travaille sans relâche, tantôt à une chose, tantôt à une autre. Je supporterais volontiers ces fatigues, si ce n'est qu'il faut que des ouvrages qui demanderaient beaucoup de temps soient expédiés tout d'un trait. Je vous jure que si je demeurais longtemps dans ce pays, il faudrait que je devinsse un véritable strapazzone, comme ceux qui y sont. Les études et les bonnes observations sur les antiquités et autres objets n'y sont connues d'aucune manière, et qui a de l'inclination à l'étude et à bien faire doit certainement s'en éloigner[674]

Quelques jours après avoir écrit cette lettre au commandeur, il lui envoya, de la part de P. de Chantelou, leur ami commun, deux copies, l'une de la Vierge de Raphaël qui était à Fontainebleau, l'autre de celle qui était dans le cabinet du roi. Chantelou les avait fait exécuter pour les offrir à del Pozzo, ne doutant pas du plaisir qu'il lui causerait en les lui donnant pour sa galerie[675].

Dans une lettre du 21 novembre 1641, le Poussin expliquait ainsi à son ami de Rome l'état d'avancement de ses travaux:

«...Mes ouvrages ont été extrêmement accueillis. Le roi et la reine ont loué le tableau de la Cène que j'ai fait pour leur chapelle, jusqu'à dire que la vue leur en était aussi agréable que celle de leurs enfants. Le cardinal de Richelieu a été satisfait des ouvrages que je lui ai faits; il m'en a fait des compliments et m'a remercié en présence de monseigneur Mazarin. Je peins à présent un grand tableau pour le maître autel du Noviciat des jésuites, mais je le fais trop à la hâte; sans cela, sa composition pourrait le faire réussir. Il sera fini pour Noël. Nous travaillons assez lentement à la grande galerie, jusqu'à ce que M. de Noyers ait pris la résolution de faire entreprendre le tout à la fois et de suite. J'enverrai à votre seigneurie quelques dessins de toutes ces choses, comme je vous l'ai promis: je les ferai cet hiver, car pendant la belle saison cela ne m'aurait pas été possible. Mais actuellement, le temps ne me permettant pas de faire autre chose que de dessiner ou peindre en petit, ce me sera le moment de travailler pour vous; du moins, je l'espère ainsi[676]

Au milieu de ces travaux qui réclamaient tout son temps, le Poussin était encore obligé de suivre diverses négociations à la cour de France pour ses amis d'Italie. Le commandeur l'avait chargé de lui faire obtenir du cardinal de Richelieu la collation d'un riche bénéfice en Savoie, l'abbaye de Cavore. Le Poussin s'y employa pendant les premiers mois de son séjour en France, et il fut assez heureux pour réussir[677].

Il mena aussi à bonne fin une négociation entamée avec le cardinal, au nom du sieur Angeloni, savant antiquaire romain, oncle de Bellori, l'ami et l'un des biographes du peintre[678]. On sait qu'à cette époque les auteurs, savants et gens de lettres avaient souvent la manie des dédicaces aux souverains ou aux grands de ce monde. Mais ce qui est généralement moins connu, c'est qu'une dédicace n'était presque jamais gratuite. L'auteur voulait bien louer le patron auquel il dédiait son livre, mais il était encore plus désireux de recevoir en argent comptant le prix de sa louange. Telle était la prétention du docte Angeloni. Il avait chargé le Poussin d'obtenir de M. de Noyers et du cardinal de Richelieu la permission de dédier au roi Louis XIII son ouvrage intitulé: Istoria augusta, da Giulio Cesare a Costantino. Mais il en donnait au roi pour son argent; il demandait deux cents pistoles: il finit par les obtenir, grâce aux démarches du Poussin, qui les lui fît passer de la part du cardinal, et l'Histoire auguste de Jules César à Constantin parut à Rome en 1641, avec une dédicace à Louis XIII, et des vers adressés au cardinal de Richelieu.

Il paraît que le succès d'Angeloni avait mis en goût les autres faiseurs de dédicaces. Un père jésuite, Jean-Baptiste Ferrari, avait composé un traité de la culture des orangers, sous le titre mythologique: Hespérides, sive de malorum aureorum culturâ. Cet ouvrage est orné de gravures d'après les dessins des maîtres les plus célèbres de ce temps. Le Poussin a dessiné une des planches qui a été gravée par G. Bloemaert, et l'auteur ne se montre pas ingrat envers ce grand peintre, que Louis XIII, dit-il[679], a appelé près de lui, ne Gallico Alexandro suus deesset Apelles, «afin que l'Alexandre français ne manquât pas d'avoir son Apelles»: louange, quant au roi, digne de figurer dans une dédicace.

Le père Ferrari, pour mieux faire apprécier le mérite de sa publication, avait envoyé au Poussin, sous les auspices du commandeur del Pozzo, dans les premiers jours de janvier 1642[680], le frontispice du livre des Hespérides, composé par Pierre de Cortone, et quatre feuilles de miniature représentant un citron coupé de différentes manières, avec l'explication de la formation de ce fruit. Le Poussin traita secrètement l'affaire, d'abord avec M. de Chantelou, ensuite avec M. de Noyers. Il lui remit le frontispice et les quatre miniatures avec leur explication, et sur la parole de M. de Chantelou, il se flattait qu'on ferait ce que le bon père et le commandeur désiraient, et que le prix de la dédicace serait bientôt convenu et la somme remise[681]. Il n'en fut cependant pas ainsi: la cour quitta Paris, et le Poussin, pendant le peu de temps qu'il resta encore en France, ne put obtenir du cardinal de Richelieu la conclusion, de cette affaire. Après avoir vainement attendu plusieurs années, le père Ferrari dut se résigner à publier son livre, qui parut à Rome en 1646, sans dédicace, et partant, sans argent du roi de France.

On comprend combien ces négociations devaient être antipathiques au Poussin: non-seulement elles lui faisaient perdre un temps précieux, mais elles l'obligeaient à des démarches pour lesquelles il eut toujours beaucoup de répugnance: il les faisait cependant, pour obliger son ami le commandeur qui protégeait également l'antiquaire Angeloni et le père jésuite. Mais il regrettait chaque jour davantage d'être venu en France. Écrivant à del Pozzo le 17 janvier 1642, il lui dit[682]:

«M. de Chantelou a mis dans la tête de M. de Noyers, de vous prier de permettre que vos Sept Sacrements soient copiés par un peintre que je dois, dit-il, désigner. Certainement, ce n'est pas moi qui ai donné cette idée. Votre seigneurie fera ce qu'il lui plaira; mais, pour moi, je sais bien que je ne saurais avoir du plaisir à refaire ce que j'ai déjà fait une fois. Les travaux qu'on me donne ne sont pas d'une telle importance, que je ne puisse les laisser pour me mettre à faire de nouveaux dessins pour des tapisseries, si toutefois on pouvait s'élever à quelques nobles pensées. A dire vrai, il n'y a rien ici qui mérite qu'on y ait confiance.»

Il disait au commandeur, dans une autre lettre du 4 avril 1642[683]: «Je suis enchanté de la réponse que vous avez faite à M. de Chantelou touchant les copies de vos tableaux (les Sept Sacrements; del Pozzo en avait offert des dessins coloriés[684]). Je suis bon à faire du nouveau et non à répéter les choses que j'ai déjà faites. On peut juger par là de leur furia en toutes choses: c'est qu'ils s'imaginent par ce moyen gagner beaucoup de temps. En définitive, il est bon que vous possédiez seul ces ouvrages.»

Le climat de Paris, de tout temps si variable, était pour le Poussin, habitué pendant quinze années à la température presque toujours égale et chaude de Rome, un autre sujet de regret. Il se plaignait à del Pozzo, dans une lettre du 14 mars 1642[685], des brusques changements delà température: «...Votre petit tableau du Baptême n'a pu recevoir son dernier fini, ayant été arrêté, au moment où j'y travaillais avec le plus d'ardeur, par un froid subit, et si vif, qu'on a de la peine à le supporter, quoique bien vêtu et à côté d'un bon feu. Telles sont les variations de ce climat: il y a quinze jours la température était devenue extrêmement douce; les petits oiseaux commençaient à se réjouir dans leurs chants de l'apparence du printemps; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons, et la violette odorante avec la jeune herbe recouvraient la terre qu'un froid excessif avait rendue, peu de temps auparavant, aride et pulvérulente. Voilà qu'une nuit, un vent du nord excité par l'influence de la lune rousse (ainsi qu'ils l'appellent dans ce pays), avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps, qui s'était trop hâté, et le chassent plus loin de nous, certainement, qu'il ne l'était en janvier. Ne vous étonnez donc pas si j'ai abandonné les pinceaux, car je me sens glacé jusqu'au fond de l'âme; mais sitôt que le temps va le permettre, je me mettrai à terminer votre petit tableau.»

M. de Chantelou avait quitté Paris depuis quelque temps, pour aller à Narbonne avec M. de Noyers. Ce ministre accompagnait Louis XIII et le cardinal qui se rendaient dans le Roussillon, dont ils allaient achever la conquête. Les préoccupations delà guerre et les obligations de son emploi n'avaient pu faire oublier à M. de Chantelou de rechercher, pendant ce voyage, la vue des monuments antiques de Nîmes, d'Arles et du midi de la France. Il les avait fort admirés, et dans ses lettres au Poussin, il lui avait fait part de ses impressions. Le peintre, en lui répondant, le 20 mars 1642[686], lui donne ces conseils qu'on ne saurait trop méditer. «Je m'assure bien de la vérité de ce que vous dites, qu'à cette fois, vous aurez cueilli avec plus de plaisir la fleur des beaux ouvrages, qu'autrefois vous n'aviez vus qu'en passant, sans les bien lire. Les choses èsquelles il y a de la perfection, ne se doivent pas voir à la hâte, mais avec temps, jugement et intelligence; il faut user des mêmes moyens à les bien juger comme à les bien faire. Les belles filles que vous avez vues à Nîmes ne vous auront, je m'assure, pas moins délecté l'esprit par la vue, que les belles colonnes de la Maison-Carrée; vu que celles-ci ne sont que de vieilles copies de celle-là. C'est, ce me semble, un grand contentement, lorsque parmi nos travaux il y a quelques intermèdes qui en adoucissent la peine. Je ne me suis jamais tant excité à prendre de la peine et à travailler, comme quand j'ai vu quelque bel objet. —Hélas! ajoute-t-il en reportant sa pensée sur sa chère ville de Rome, nous sommes ici trop loin du soleil pour pouvoir y rencontrer quelque chose de délectable....»

Au commencement d'avril 1642, le Poussin avait terminé le tableau du Baptême destiné à del Pozzo. Ce dernier lui avait demandé une autre composition. Il lui avait proposé le sujet des Noces de Thétis et Pelée Le Poussin lui répondit, le 4 avril[687]: «On ne saurait trouver un sujet qui donne matière à une invention plus ingénieuse. Mais la facilité que ces messieurs ont trouvée en moi est cause que je ne puis me réserver aucun moment, ni pour moi, ni pour servir qui que ce soit, étant employé continuellement à des bagatelles, comme dessins de frontispices de livres, ou projets d'ornements pour des cabinets, des cheminées, des couvertures de livres et autres niaiseries. Quelquefois ils me proposent de grandes choses; mais à belles paroles et mauvaises actions se laissent prendre les sages et les fous. Ils me disent que les petits travaux me servent de récréation, afin de me payer en paroles; car on ne me tient nul compte de tous ces emplois de mon temps, aussi fatigants que futiles.»

Le roi avait consenti qu'après avoir mis en ordre tout ce qui regardait la grande galerie, le Poussin prît pour second son ami Jean Lemaire, qui avait longtemps travaillé avec lui à Rome, et dont le commandeur avait deux petits tableaux de ruines[688], afin que le Poussin pût vaquer librement à l'exécution des dessins et des peintures des Sept Sacrements, pour en faire des tapisseries. Il paraît néanmoins que, dans l'exécution, cet ordre du roi souffrait quelque difficulté. Le peintre s'en plaint dans une lettre à Chantelou, du 7 avril 1642[689]: «Monseigneur (de Noyers) me dit que Sa Majesté sera fort aise que je donne des ordres généraux à M. Lemaire, pour conduire sous moi les ouvrages de la grande galerie. Je le ferai volontiers, comme désirant son bien; car s'il peut, par ce travail, s'amaigrir, du moins il en aura le gain. Mais néanmoins, je ne saurais bien entendre ce que monseigneur désire de moi sans grande confusion, d'autant qu'il m'est impossible de travailler en même temps à des frontispices de livres, à une Vierge, au tableau de la congrégation de Saint-Louis, à tous les dessins de la galerie, enfin à des tableaux pour les tapisseries royales. Je n'ai qu'une main et qu'une débile tête, et ne peux être secondé de personne, ni soulagé. Il dit que je pourrai divertir mes belles idées à faire la susdite Vierge et la Purification de Notre-Dame. C'est la même chose comme quand on me dit: Vous finirez un tel dessin à vos heures perdues. Mais revenons à M. Lemaire: s'il est bastant pour faire ce que je lui dirai, dès aussitôt qu'il le voudra entreprendre, je l'informerai de tout ce qu'il aura à faire; mais je ne veux plus après y mettre la main. Mais s'il faut attendre que j'aie établi un ordre général, ainsi que dit monseigneur, il ne me faut donc point parler d'autres emplois; d'autant, comme j'ai dit plusieurs fois, que c'est tout ce que je peux faire; et quand je serais totalement déchargé de cette besogne, les dessins des tapisseries sont bien suffisants pour me donner à penser, sans que j'aie besoin d'y entremêler d'autres occupations.» Il confiait ainsi ses ennuis à son ami Chantelou, qui, par son intervention auprès de M. de Noyers, s'efforçait de faire donner satisfaction à l'artiste, qu'il craignait de voir retourner en Italie.

L'amertume des réclamations du peintre tenait à l'opposition sourde qu'il ne cessait de rencontrer autour de lui, de la part des artistes médiocres qu'il avait écartés, et dont sa supériorité et sa faveur excitaient doublement la jalousie. Félibien, contemporain du Poussin, avec lequel il se lia pendant son séjour à Rome, en 1647, alors qu'il était secrétaire de l'ambassade du marquis de Fontenay de Mareuil, a expliqué, dans son VIIIe entretien sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, les attaques que ce grand homme eut à repousser de la part de ses envieux[690].

«Le Mercier, architecte du roi, avait commence à faire travailler à la grande galerie du Louvre, et dans la voûte, avait déjà disposé des compartiments pour y mettre des tableaux, avec des bordures et des ornements à sa manière, c'est-à-dire fort pesants et massifs. Car, quoiqu'il eût les qualités d'un très-bon architecte, il n'avait pas néanmoins toutes celles qui sont nécessaires pour la beauté et l'enrichissement des dedans. De sorte que le Poussin fit changer ce qui avait été commencé par Le Mercier, comme choses qui ne lui paraissaient réellement convenables ni au lieu, ni au dessein qu'il avait formé. Ce changement offensa Le Mercier, qui s'en plaignit, et les peintres malcontents se joignirent à lui pour décrier tout ce que le Poussin faisait. On voyait alors le grand tableau qu'il avait fait pour le grand autel du Noviciat des Jésuites. Il y en avait un aussi de Vouët, à un des autels de la même église, que ceux de son parti faisaient valoir autant qu'ils pouvaient, disant que sa manière approchait de celle du Guide. Cependant ils étaient assez empêchés de reprendre quelque chose dans celui du Poussin, qui est d'une beauté surprenante, et dont les expressions sont si belles et si naturelles, que les ignorants n'en sont pas moins touchés que les savants. Pour y marquer néanmoins quelque défaut, et ne pas souffrir qu'il passât pour un ouvrage accompli, ils publiaient partout que le Christ qui est dans la gloire, avait trop de fierté et qu'il ressemblait à un Jupiter tonnant. Ces discours n'auraient pas été capables de toucher le Poussin, s'il n'eût su qu'ils allaient jusqu'à M. de Noyers qui les écoutait, et qui peut-être en fit paraître quelque chose. Cela donna occasion au Poussin de lui écrire une grande lettre, dont Félibien nous a conservé l'analyse presque textuelle. Il commençait par lui dire: «qu'il aurait souhaité, de même que faisait autrefois un philosophe, qu'on pût voir ce qui se passe dans l'homme, parce que non-seulement on y découvrirait le vice et la vertu, mais aussi les sciences et les bonnes disciplines; ce qui serait d'un grand avantage pour les personnes savantes, desquelles on pourrait mieux connaître le mérite. Mais comme la nature en a usé d'une autre sorte, il est aussi difficile de bien juger de la capacité des personnes dans les sciences et dans les arts, que de leurs bonnes ou de leurs mauvaises inclinations dans les moeurs. Que toute l'étude et l'industrie des gens savants ne peut obliger le reste des hommes à avoir une croyance entière de ce qu'ils disent; ce qui, de tout temps, été assez commun à l'égard des peintres, non-seulement les plus anciens, mais encore des modernes, comme d'un Annibal Carrache et d'un Dominiquin, qui ne manquèrent ni d'art ni de science pour faire juger de leur mérite, qui, pourtant, ne fut point connu, tant par un effet de leur mauvaise fortune, que par les intrigues de leurs envieux, qui jouirent pendant leur vie d'une réputation et d'un bonheur qu'ils ne méritaient point. Qu'il se peut mettre au rang des Carrache et des Dominiquin dans leur malheur.»—Il repousse ensuite les accusations de ses ennemis et démontre qu'elles ne sont nullement fondées. Il explique particulièrement le système qu'il a cru devoir adopter pour la décoration de la grande galerie, en se fondant sur les effets de la perspective. «Il faut savoir, dit-il, qu'il y a deux manières de voir les objets, l'une en les voyant simplement, l'autre en les considérant avec attention. Voir simplement n'est autre chose que recevoir naturellement dans l'oeil la forme et la ressemblance de la chose vue; mais voir un objet en le considérant, c'est que, outre la simple et naturelle réception de la forme dans l'oeil, l'on cherche, avec une application particulière, le moyen de bien connaître ce même Objet. Ainsi, on peut dire que le simple aspect est une opération naturelle, et que ce que je nomme le prospect est un office de raison qui dépend de trois choses, savoir: de l'oeil, du rayon visuel et de la distance de l'oeil à l'objet; et c'est de cette connaissance dont il serait à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement fussent bien instruits.»—Parlant ensuite de son tableau du Noviciat des Jésuites, il disait que ceux qui prétendent que le Christ ressemble plutôt à un Jupiter tonnant qu'à un Dieu de miséricorde, devaient être persuadés qu'il ne lui manquera jamais d'industrie pour donner à ses figures des expressions conformes à ce qu'elles doivent représenter. Mais qu'il ne peut (ce sont, dit Félibien, ses propres termes dont il me souvient), et ne doit jamais s'imaginer un Christ, en quelque action que ce soit, avec un visage de Torticolis ou d'un père Douillet, vu qu'étant sur la terre parmi les hommes, il était même difficile de le considérer en face. Il terminait sa lettre en s'excusant sur sa manière de s'énoncer, en disant qu'on devait lui pardonner, parce qu'il avait vécu avec des personnes qui l'avaient su entendre par ses ouvrages, n'étant pas son métier de savoir bien écrire.»

Le Poussin pria son ami Chantelou de remettre cette justification à M. de Noyers. Il écrivait à Chantelou, le 24 avril 1642[691]: «Les lettres de monseigneur et celles dont il vous a plu de m'honorer, celles même que monseigneur a écrites à M» de Chambray, votre frère, m'ont obligé à adresser tellement quellement une lettre à monseigneur, peu artificieuse véritablement, mais pleine de franchise et de vérités. Je vous supplie, comme mon bon protecteur, si, par aventure, monseigneur la trouvait mal assaisonnée, de l'adoucir un peu de ce miel de persuasion que vous savez si bien employer» Vous verrez, comme je crois, ce qu'elle contient, et me ferez la grâce de m'en faire donner un mot de réponse, si vous pensez qu'elle le mérite. «—Dans une autre lettre au même, du 26 mai 1642[692], «il craignait d'avoir trop parlé à la bonne. Toutefois, ajoutait-il, j'espère que monseigneur m'excusera, s'il y avait quelque chose de mal digéré, d'autant qu'il sait combien il est insupportable d'endurer les sottes répréhensions des ignorants. Je m'assure que, de votre côté, vous n'avez pas manqué de me favoriser en adoucissant ce qui existait de trop rude. Je vous supplie de me tenir toujours en votre protection.»

L'intervention de Chantelou auprès de M. de Noyers, alors retenu à Tarascon par la maladie du cardinal de Richelieu, dissipa les nuages que les calomnies des envieux avaient réussi à interposer entre le ministre et l'artiste. Le Poussin l'en remercia par la lettre suivante, du 6 juin 1642[693], qui fait bien connaître sa grande âme, inaccessible à tout sentiment de basse vengeance, mais dont le commencement rappelle le style et les idées de Voiture, ou les concetti du cavaliere Marini, le premier protecteur de l'artiste:

«Si l'or, paradis des avares et enfer des prodigues, avait quelque peu de la sensibilité qu'il ôte à qui plus en a plus en voudrait avoir, il éprouverait Un plaisir démesuré, lorsqu'aux yeux de ceux qui le tenaient pour faux il apparaît au contraire dans tout son éclat, grâce à la vertu de la pierre de touche qui, sur le front de soi-même, le découvre parfait en sa finesse. Tel est le sentiment que j'éprouve en apprenant que j'ai réussi à triompher de la mauvaise impression que la bonne âme de monseigneur avait reçue contre moi, par l'effet des menées d'hommes envieux de la prospérité d'autrui. Néanmoins, au lieu de répondre par la haine à la haine que me portent mes rivaux, je sens que je dois me venger d'eux en leur faisant du bien et du plaisir; d'autant que leur perversité sera cause que Son Excellence, qui me trouve si franc et si loin de la fraude, non-seulement ne prêtera plus l'oreille aux persécuteurs de mon honneur, mais au contraire, se confiant en ma loyauté plus que jamais, voudra bien m'employer en de meilleures occasions que par le passé.»

Bien qu'il eût obtenu justice, le Poussin n'en était pas moins obligé de repousser chaque jour de nouvelles calomnies. Ces attaques incessantes, ces basses jalousies, lui faisaient reporter ses pensées vers sa chère Italie. Il avait envoyé au commandeur son tableau du Baptême, «comme un pur don[694].»—«Si le bonheur veut, lui écrivait-il le 22 mai 1642[695], que mon petit tableau parvienne à sa destination, je vous prie, monsieur, de me faire la grâce de l'accepter avec le même sentiment qui me porte à vous l'offrir, et de n'y attacher d'autre importance que celle de la bonne volonté, car je n'estime pas que ce soit, ainsi que mes autres ouvrages, chose digne d'être offerte à une personne de votre mérite; et qui s'y connaît si bien.»

Ce tableau ne partit que plus tard, avec la petite madone du seigneur Roccatagliata; ils furent adressés d'abord à Lyon au peintre Stella, le fidèle ami du Poussin, qui les fit parvenir à Rome[696].

Dans l'intervalle, del Pozzo lui avait commandé, pour le cardinal Francesco Barberini, un dessin du sujet de Scipion. Il paraît que l'artiste en avait exécuté la première esquisse avant de partir de Rome; il ne lui en restait qu'un vague souvenir, qu'il promit de chercher à mettre au net du mieux que sa main tremblante pourrait le lui permettre, saisissant pour cela le temps qu'il lui serait possible de dérober à ses autres occupations[697].

Dès avant cette époque, sa résolution était prise de retourner à Rome. Répondant au commandeur le 25 juillet 1642[698] il lui disait: «Quant au dessin du Scipion et aux autres que je me proposais de vous adresser, il serait bien possible que j'en fusse moi-même le porteur. Au reste, je vous écrirai plus au long sur tout cela.» C'est ce qu'il fit dans sa lettre du 8 août suivant[699], écrite après son retour de Fontainebleau, où il était allé par ordre de M. de Noyers, afin de voir si les peintures du Primaticcio, altérées par les injures du temps, pouvaient être restaurées, et s'il y aurait quelque moyen de conserver celles qui étaient restées intactes.

«J'ai profité de l'occasion, disait-il, pour parler à monseigneur (de Noyers) du désir que j'avais de retourner en Italie, afin de pouvoir amener ma femme à Paris. Ayant, senti les raisons qui me font désirer ce voyage, il m'a tout de suite accordé ce qui est l'objet de ma plus grande satisfaction, avec une grâce incomparable, sous la condition cependant de donner un tel ordreaux choses commencées par moi, qu'elles ne restassent pas en arrière, et que je fusse de retour à Paris pour le printemps prochain: de sorte que je vais me disposer à ce voyage, qui, je l'espère, aura lieu au commencement de septembre prochain.»

Son départ fut retardé jusqu'après le 21 septembre, et probablement par les soins qu'il fut obligé de donner aux dessins de la chapelle du château de Dangu, appartenant à de Noyers, et que ce ministre voulait faire décorer sur les plans des architectes Levau et Adam. Consulté sur le mérite respectif de ces plans, le Poussin donna la préférence à ceux de Levau, comme on le voit dans la dernière lettre qu'il adressa de Paris, le 21 septembre 1642, à M. de Chantelou. Il ne pouvait partir sans témoigner à ce véritable ami tous ses regrets de le quitter. «Je joindrai à la présente ces deux lignes, lui dit-il, pour vous supplier de croire que je pars d'ici avec grand regret de n'avoir pas le bonheur de vous dire adieu personnellement, et de ce qu'il faut qu'une feuille de papier fasse cet office pour moi. Je vous dirai donc adieu: adieu, mon cher protecteur, adieu, l'unique amateur de la vertu, adieu, cher seigneur, vous qui méritez vraiment d'être honoré et admiré; adieu, jusqu'à tant que Dieu me donne la grâce de revoir votre bénigne face[700]

Le Poussin arriva vers la fin de 1642 à Rome. Bellori et Passeri, tous deux ses contemporains, racontent que son retour, après une absence de près de deux années, fut glorieux, sa réputation s'étant accrue beaucoup, par suite des honneurs qu'il avait reçus du roi de France. Chacun désirait le voir et se réjouir avec lui des récompenses accordées à son mérite[701]. Passeri ajoute que le Poussin se sentit rempli de consolation, lorsqu'il se vit rentré dans cette ville de Rome qu'il avait tant désiré revoir, afin d'y jouir de cette liberté avec laquelle il ne lui paraissait pas possible de vivre à Paris[702].

Son vieil ami le commandeur ne fut sans doute pas le dernier à fêter son retour. Le Poussin avait écrit, le 1er janvier 1643, à M. de Chantelou pour lui faire part de son heureuse arrivée. Bientôt, il put jouir, pendant quelques mois, de la présence à Rome de ces deux amis, entre lesquels il partageait ses plus vives affections. En effet, Chantelou se rendit à Rome, au commencement de 1643, pour faire bénir au pape, et présenter à Notre-Dame-de-Lorette, les deux couronnes de diamants et l'enfant d'or porté par un ange d'argent, que Louis XIII et sa femme Anne d'Autriche envoyèrent comme ex voto à Lorette, en actions de grâces de la naissance du dauphin, qui fut depuis Louis XIV[703].

Chantelou ne resta que peu de temps à Rome. Une lettre du Poussin, du 9 juin 1643, apprend qu'à cette époque il était déjà en route et même arrivé à Turin pour rentrer en France.

Pendant ce voyage, le cardinal de Richelieu était mort; Louis XIII l'avait suivi de près dans la tombe, et de Noyers s'était retiré de la cour. Ces événements affligèrent beaucoup le Poussin. «Je vous assure, monsieur, écrivait-il à Chantelou, le 9 mai 1643[704], que, dans la commodité de ma petite maison et dans l'état de repos qu'il a plu à Dieu de m'octroyer, je n'ai pu éviter un certain regret qui m'a percé le coeur jusqu'au vif, en sorte que je me suis trouvé ne, pouvoir reposer ni jour ni nuit. Mais, à la fin, quoi qu'il arrive, je me résous à prendre le bien et à supporter le mal. Ce nous est une chose si commune que les misères et disgrâces, que je m'émerveille que les hommes sensés s'en fâchent, et ne s'en rient plutôt que d'en soupirer. Nous n'avons rien à propre, nous avons tout à louage.»

Les changements qui suivirent en France la mort de Louis XIII, et les troubles qui éclatèrent presque aussitôt, auraient sans doute décidé le Poussin à rester à Rome, alors même que sa détermination n'eût pas été fixée par la préférence qu'il accordait à cette ville sur toutes les autres.

Il continua d'y mener, pendant vingt-trois années encore, la vie calme, méditative et si bien remplie qui avait pour lui tant de charmes. Il ne fréquentait pas la cour pontificale et fuyait les conversations d'apparat. Mais sa maison, située sur le Pincio, près de la Trinité-des-Monts, était le rendez-vous de tous les connaisseurs illustres, de tous les amateurs de la vénérable antiquité, de tous ceux enfin auxquels les arts étaient chers. Il était aimé et honoré de tous, autant des Italiens que des Français eux-mêmes, qui le considéraient comme l'ornement de leur patrie[705].

Il refusait souvent des commandes, ne voulant pas contracter des engagements pour plusieurs années. Il menait une vie extrêmement régulière, ne quittant sa maison que pendant les intervalles nécessaires au repos de l'esprit et du corps, intervalles qu'il savait mettre à profit pour ses études. Le Poussin, dit Bellori[706], se levait le matin de bonne heure; il sortait pour une promenade d'une heure ou deux, quelquefois dans la ville de Rome, mais presque toujours près de la Trinité-des-Monts, non loin de sa maison, sur le Pincio, où l'on monte par une pente rapide[707], agréablement ombragée d'arbres et ornée de fontaines, d'où l'on jouit d'une très-belle vue de Rome et de ses superbes collines, lesquelles forment, avec les magnifiques édifices dont elles sont couvertes, comme une décoration de théâtre. Là, il s'entretenait avec ses amis de sujets curieux et intéressants. Rentré chez lui, il se mettait immédiatement à peindre jusqu'à midi; et après avoir pris son repas, il peignait encore plusieurs heures: et c'est ainsi qu'il sut, par des études continuelles, mieux employer son temps qu'aucun autre peintre. Le soir, il sortait de nouveau, se promenait au bas du même mont Pincio, sur la place (du Peuple), au milieu de la foule des étrangers qui ont coutume de s'y rassembler; il y était toujours entouré de ses amis qui le suivaient, et c'est également sur cette place que ceux qui désiraient le voir ou l'entretenir familièrement pouvaient le rencontrer, le Poussin étant dans l'usage d'admettre tout galant homme dans sa familiarité. Il écoutait volontiers les autres, mais ses paroles étaient graves et reçues avec attention: il parlait souvent de l'art, et avec tant de clarté, que non-seulement les peintres, mais encore les amateurs, venaient entendre de sa bouche les plus beaux préceptes de la peinture, qu'il ne débitait pas comme un professeur qui fait sa leçon, mais qu'il disait simplement, suivant l'occurrence[708]. Il lisait les histoires grecques et latines, annotait les événements, et, à l'occasion, s'en servait; et à ce propos, nous l'avons entendu blâmer, dit Bellori, ceux qui fabriquent une histoire de convention, de six ou de huit figures, ou de tout autre nombre déterminé, alors qu'une demi-figure de plus ou de moins peut la gâter[709].

Bellori raconte que, se trouvant un jour à voir certaines ruines de Rome avec un étranger très-désireux d'emporter dans sa patrie quelque rareté antique, le Poussin dit à cet étranger: «Je veux vous donner la plus belle antiquité que vous puissiez désirer;» et se baissant jusqu'à terre, il ramassa dans l'herbe un peu de sable, des restes de ciment mêlés à de petits morceaux de porphyre et de marbre presque réduits en poudre, et dit: «Voici, seigneur, emportez cela pour votre musée, et dites: Ceci est l'ancienne Rome[710].» Cette anecdote peint bien la gravité des pensées du Poussin, et la tournure philosophique de son esprit.

Il était très-lie avec le prélat Camillo Massimi, qui devint plus tard cardinal. Il arriva un jour, qu'entraîné par le plaisir de la conversation engagée avec l'artiste, le grand seigneur prolongea sa visite jusqu'au milieu de la nuit. Comme le Poussin le reconduisait une lanterne à la main pour l'éclairer en descendant l'escalier jusqu'à son carrosse, le prélat lui dit, comme pour exprimer le regret de le voir porter la lanterne: «Je vous plains de ne pas avoir un domestique.—Et moi, repartit le Poussin, je plains bien davantage votre seigneurie d'en avoir un si grand nombre[711].» Avec ce prélat et ses autres amis, il ne débattit jamais le prix de ses tableaux; mais lorsqu'ils étaient terminés, il le marquait derrière la toile, et, sans rien déduire, on lui envoyait immédiatement la somme[712]. Sa société intime et habituelle se composait: du commandeur del Pozzo, pour lequel il fit la première suite des sept sacrements et beaucoup d'autres tableaux; du cardinal A luigi Omodei, pour lequel il composa, dans les premières années de son séjour à Rome, le Triomphe de Flore, maintenant au musée du Capitole, et l'Enlèvement des Sabines[713]; du cardinal Jules Rospigliosi, dont il a fait un magnifique portrait, et qui devint pape en 1667, sous le nom de Clément IX; du prélat Gamillo Massimi, pour lequel il fit Moïse enfant, foulant aux pieds la couronne de Pharaon, et Moïse et Aaron confondant les Mages égyptiens[714], et auquel il laissa son dernier tableau inachevé d'Apollon et Daphné[715].

En outre, il n'arrivait pas à Rome un seul étranger, ou Français de distinction, qui ne recherchât comme un honneur de voir le Poussin[716]. Depuis son retour, il eut le bonheur de recevoir dans cette ville plusieurs de ses anciens amis de France. D'abord, indépendamment de M. de Chantelou, qui arriva quelques mois après lui, il y revit «le bon M. Pointel» qui vint à Rome deux fois; la première en avril 1645, jusqu'à la fin de juillet 1646; et la seconde fois en 1657[717]: ensuite, M. Ceriziers de Lyon, qui fit également deux voyages en cette ville, le premier en novembre 1647, le second au commencement de 1663[718]. Il y revit aussi, en 1645 et 1649[719], M. Dufresne, de l'imprimerie royale, qui, plus tard, fut attaché comme bibliothécaire à la reine Christine, et demeura plusieurs, années avec cette princesse.

Ayant repris ses douces habitudes de Rome, le Poussin se remit au travail, sans perdre de temps, exécutant les sujets que son goût lui faisait préférer, et que ses réflexions préparaient. Il acceptait néanmoins volontiers de ses amis l'idée de ses compositions, lorsque le sujet en était conforme à la tendance de son esprit. C'est ainsi que le cardinal Giulio Rospigliosi, depuis Clément IX, lui donna le sujet de la danse de la vie humaine, représentée par quatre femmes semblables aux quatre Saisons. Il y a placé le Temps assis et tenant une lyre, au son de laquelle ces quatre femmes, la Pauvreté, la Fatigue, la Richesse et la Prodigalité, se tenant par la main, exécutent en tournant une ronde continuelle; pour montrer la différence des conditions entre les hommes. Chacune d'elles exprime bien son propre caractère: la Prodigalité et la Richesse sont sur le premier plan, l'une couronnée de perles et d'or, l'autre ornée de guirlandes de roses et de fleurs, et toutes deux brillamment vêtues. Derrière, s'agite la Pauvreté, à peine couverte, la tête entourée de feuilles sèches, comme un emblème des biens qu'elle a perdus. Elle est suivie de la Fatigue qui montre ses épaules nues, ses bras endurcis et noircis par le soleil, et qui, regardant sa compagne, lui découvre la maigreur de son corps et lui fait voir ses souffrances. Aux pieds du Temps, un enfant tient dans sa main et regarde un sablier, comptant les moments de la vie. De l'autre côté, son camarade, enfle avec un chalumeau, comme c'est l'habitude des enfants dans leurs jeux, des bulles de savon, qui presque au même moment s'évanouissent et crèvent en l'air, allusion à la brièveté et à la vanité de la vie humaine. On voit aussi la statue de Janus, sous la figure du dieu Terme; et, dans le ciel, Apollon sur son char, les bras étendus, qui entre dans le cercle du zodiaque, à l'imitation de Raphaël. Il est précédé de l'Aurore qui répand les brillantes fleurs du matin, et suivi des Heures, qui exécutent en volant leur rapide révolution[720].

Suivant Bellori, ce serait le même cardinal qui aurait également donné au Poussin le sujet de la Vérité découverte par le Temps, et celui des Pasteurs d'Arcadie, ou, comme le désigne Bellori, du bonheur sujet à la mort[721].

Pendant les vingt-trois années qu'il vécut à Rome, depuis son retour de France, le Poussin continua, sans autres interruptions que celles causées par les maladies et les infirmités de la vieillesse, de se livrer à ses études et à ses travaux. Il entretint jusqu'à la fin une correspondance active avec M. de Chantelou. Il avait espéré le voir en 1644: «Si j'eusse eu le bonheur de vous revoir encore une fois dans cette ville, lui écrivait-il le 19 novembre 1644[722], je n'aurais plus eu de regret de mourir. O Dieu! quelle joie c'eût été pour moi, de jouir encore de la présence d'une personne que j'aime et j'honore sur tous les hommes du monde.» Cette espérance fut déçue, et les deux amis ne se revirent plus dans ce monde.

Le Poussin surveillait les peintures et les copies que M. de Chantelou faisait exécuter à Rome par Pierre Mignard, Le Rieux, François Lemaire, neveu de celui qui était resté en France, Nocret, Chapron, tous Français, et par le Napolitain Chieco[723]. Il faisait aussi mouler, pour M. de Chantelou, des statues antiques, entre autres le Faune endormi du palais Barberini, l'Hercule Farnèse et d'autres chefs-d'oeuvre, par un sculpteur français nommé Thibault: il lui achetait des bustes et statues antiques; et lui faisait modeler des ornements d'église, probablement sur les dessins des plus beaux ornements de Saint-Pierre et des autres églises de Rome[724].

Les copies ne se faisaient pas sans difficultés de la part des artistes qui les avaient entreprises, et le Poussin se plaint de leurs mauvais procédés dans plusieurs de ses lettres à M. de Chantelou[725]. Parmi celles que le Poussin indique, ou remarque la Pietà, d'Annibal Carrache, la Vierge du Parmesan, la Vierge au chat, la Madone de Foligno, placée alors dans l'église de cette ville, où aucun peintre ne voulait aller la copier; et plusieurs portraits de la galerie du commandeur. Il est probable que le Poussin avait fait à Rome, pour del Pozzo, le portrait de M. de Chantelou; car nous remarquons ce passage dans une lettre du 25 août 1643, adressée à cet amateur: «J'ai retiré de leurs griffes (des copistes)..., la copie de votre portrait, faite par Nocret.»

De toutes les copies pour M. de Chantelou, celle qui donna le plus d'ennui au Poussin fut la transfiguration de Raphaël. Ce tableau était alors placé dans l'église de. Saint-Pierre in Montorio, sur le Janicule. Il avait fallu descendre le tableau de dessus le maître autel, pour donner au sieur Chapron, peintre chargé de le copier, la facilité de le mieux voir. Tout alla bien tant que M. de Noyers fut au pouvoir: mais dès que le bruit de sa retraite ou disgrâce fut parvenu à Rome, Chapron signifia au Poussin qu'il ne voulait pas continuer sa copie sans une forte augmentation du prix convenu. Les instances et les menaces ne purent point le faire changer de résolution: il quitta même Rome, et se rendit secrètement à Malte, où il séjourna pendant quelque temps. Les moines de Saint-Pierre in Montorio, ne voyant pas terminer la copie, s'ennuyèrent de ce retard, et, malgré les démarches du Poussin, se décidèrent à remettre l'original à sa place. Ce n'est pas tout; le comte de Chaumont, ambassadeur de France à Rome, ayant été voir la Transfiguration à Saint-Pierre in Montorio, et trouvant la copie abandonnée, voulut savoir pourquoi elle n'était pas achevée. Chapron, qui était revenu de Malte, fit à l'ambassadeur ses excuses à son avantage, disant que l'argent lui avait manqué, et que le Poussin, qui avait la commission de faire finir le tableau, n'avait pas voulu le payer.—«D'après cela, raconte le Poussin[726], je fus appelé chez M. l'ambassadeur, qui, du commencement, me reprit de ce que je ne l'avais pas été saluer, et me dit que j'avais besoin de la protection du roi; qu'il fallait que je retournasse en France, et, qu'en cela, il me voulait favoriser; qu'il avait ouï parler de moi. Je le remerciai fort humblement. Alors, il me demanda comment il se faisait que le tableau de Saint-Pierre in Montorio n'avait pu être fini. Je lui raccontai brièvement toute l'histoire. Or ça, me dit-il, puisque vous l'avez chez vous, je vous défends de l'envoyer: mais écrivez-en à M. de Noyers et montrez-moi la réponse qu'il vous fera, car je veux la voir. Voilà brièvement ce qui s'est passé entre M. l'ambassadeur et moi.»

La justification du Poussin ne se fit pas longtemps attendre: M. de Chantelou lui envoya une lettre qui le mettait à l'abri de tout reproche, et l'ambassadeur fut obligé de reconnaître que la copie avait été payée des avances de M. de Chantelou, et non des deniers du roi, et «il quitta prise[727]

Cet ambassadeur avait pour secrétaire un M. Matthieu, dont l'amour-propre, blessé par le Poussin, avait probablement indisposé le comte de Chaumont contre l'artiste, pour se venger de ce que le peintre l'avait éconduit sans trop de cérémonie. «Ce M. Matthieu, raconte le Poussin à Chantelou[728], dès qu'il fut arrivé à Rome, vint avec une furie française me faire une proposition:—Il me dit qu'il avait à Lyon une soeur religieuse, qui l'avait prié de lui faire faire un tableau de dévotion, pour mettre sur l'autel principal de leur église, dont le tabernacle n'était pas encore fait. Je lui répondis qu'il trouverait à Rome quantité de gens qui le pourraient servir: il me demanda si je voulais me charger de cet ouvrage; mais je m'en excusai d'une manière dont il se pouvait contenter. Depuis, je ne l'ai pas revu,» C'est peu de temps après cette aventure, que le Poussin dut s'expliquer devant l'ambassadeur au sujet de la copie de la Transfiguration.—Qui s'occupe, aujourd'hui, de M. le comte de Chaumont, ambassadeur de Louis XIV à Rome, et qui sait le nom de son secrétaire, M. Matthieu? Mais, quel est l'homme, aimant les arts, qui ne connaisse et ne vénère pas le nom et les oeuvres immortelles du Poussin!

Le copiste Chapron, qui causa tant d'ennui au Poussin, et que ce grand maître tient en un profond mépris, n'était cependant pas dénué d'un certain talent, sinon comme peintre, au moins comme dessinateur et graveur. Nicolas Chapron était de Châteaudun et élève de Vouët. Il fit un long séjour à Rome, et il y publia en 1649, la suite des compositions peintes par Raphaël et ses élèves dans les loges du Vatican. «Il en avait fait les dessins et les planches, dit Mariette[729], qui sont gravées de bon goût et très-bien reçues. Il les fit paraître sous les auspices du sieur Renard, qui était alors (à Rome) l'homme à qui les artistes s'adressaient le plus volontiers pour avoir de la protection.—Je n'y trouve, ajouté Mariette, qu'une chose à redire; c'est trop de pesanteur: Raphaël est tout autrement léger dans ses figures. Il est vrai que les élèves qu'il employa à peindre ces tableaux y mirent de leur manière, et sortirent en cela du caractère de leur maître. Mais cela n'empêche pas que Chapron n'ait outré, et que ses copies n'aient le défaut que je leur reproche.» Le frontispice du livre, composé, dessiné et gravé par Chapron, est d'une belle manière: il représente l'Art couronnant le buste de Raphaël, tandis qu'à côté, le peintre s'est représenté lui-même, admirant son modèle. Dans le fond, on aperçoit le dôme de Saint-Pierre et les galeries ou loges du Vatican.

On a souvent dit et répété qu'une fois rentré à Rome, le Poussin avait résolu d'y rester et de ne plus revenir en France. Il est certain qu'il préférait de beaucoup Rome à Paris; toute sa correspondance en fait foi. Néanmoins, tant que M. de Noyers vécut, et qu'il put conserver l'espoir de le voir rentrer aux affaires, le Poussin, lié par ses engagements, ne paraît pas avoir pris définitivement le parti de ne pas les exécuter. Au contraire, il annonçait à M. de Chantelou son retour pour le printemps de 1644. «J'irais au bout du monde pour servir monseigneur, et pour vous obéir, lui écrivait-il le 23 septembre 1643[730].» Il continuait les cartons de la galerie du Louvre, et proposait de les envoyer, si M. de Noyers le désirait[731]. Il se réjouissait de le voir plus florissant que jamais[732]; et, dans plusieurs de ses lettres, il félicitait M. de Chantelou de l'heureuse nouvelle du retour en cour de cet homme d'État, nouvelle qui s'était répandue à Rome. «La joie qui m'a saisi est si grande, disait-il, qu'elle déborde de tous côtés, comme un torrent qui, lorsque, après une longue sécheresse, des pluies abondantes surviennent à l'improviste, sort impétueusement de ses rives[733]

Nous avons dit que, par son brevet du 20 mars 1641, le roi Louis XIII avait accordé au Poussin «la maison et le jardin qui est au milieu de son jardin des Tuileries, où avait demeuré le feu sieur Menou, pour y loger et en jouir sa vie durant, comme avait fait ledit sienr Menou.» Le Poussin aimait beaucoup cette maison: «C'est un petit palais, écrivait-il, à son arrivée en France[734], à Carlo del Pozzo. Il est situé au milieu du jardin des Tuileries; il est composé de neuf pièces, en trois étages, sans les appartements d'en bas qui sont séparés. Us consistent en une cuisine, la loge du portier, une écurie, une serre pour l'hiver, et plusieurs autres petits endroits où l'on peut placer mille choses nécessaires. Il y a en outre un beau et grand jardin rempli d'arbres à fruits, avec un grande quantité de fleurs, d'herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une belle cour, dans laquelle il y a d'autres arbres fruitiers. J'ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c'est un paradis pendant l'été.»

Rentré à Rome, et ne voulant pas revenir en France tant que M. de Noyers serait en disgrâce, il écrivait à Chantelou, le 5 octobre 1643[735]: «Si M. Remy vous a dit quelque chose démon retour, ce que je lui en ai pu dire n'a été que pour amuser ceux qui convoitent ma maison du jardin des Tuileries: car, mon cher maître, à vous dire la vérité, monseigneur étant absent de la cour, je ne saurais, pour quoi que ce fût, penser à retourner en France.» En attendant, il avait demandé la permission de faire un peu d'argent des meubles que de Noyers lui avait donnés[736]. Ces meubles furent donc vendus, et cette circonstance, en accréditant le bruit que le Poussin renonçait définitivement à tout esprit de retour, donna à ses ennemis beaucoup plus de force pour s'emparer de la maison qui lui avait été octroyée sa vie durant. Ils finirent par réussir à s'y installer. Le Poussin en ressentit un chagrin extrême, et c'est peut-être la seule occasion de sa vie, dans laquelle il se soit permis de parler de lui-même et de ses ennemis sans aucun ménagement.

«Vous savez, écrit-il à Chantelou, le 18 juin 1645[737], que mon absence a donné lieu à quelques téméraires, de s'imaginer que, puisque jusqu'à cette heure je n'étais point retourné en France, j'avais perdu l'envie d'y jamais revenir. Cette fausse croyance les a poussés, sans aucune autre raison, à chercher mille inventions pour tâcher de me ravir injustement la maison qu'il plut au feu roi, de très-heureuse mémoire, de me donner ma vie durant. Vous savez aussi qu'ils ont porté l'affaire si avant, qu'ils ont obtenu de la reine la permission de s'y établir et de m'en mettre dehors; vous savez, enfin, qu'ils ont composé de fausses lettres, portant que j'avais dit que je ne retournerais jamais en France, afin que ce mensonge décidât la reine à leur accorder plus fatalement leur demande. Je suis au désespoir, de voir qu'une injustice semblable ne trouve point d'obstacle. Maintenant que j'avais envie de revenir cet automne même jouir encore des douceurs de la patrie, là où finalement chacun désire mourir, je me vois enlever ce qui m'invitait le plus à y retourner. Est-il possible qu'il n'y ait personne qui défende mon droit, et qui se veuille dresser contre l'insolence d'un vil laquais? Les Français ont-ils si peu d'affection pour des concitoyens dont le mérite honore la patrie! Veut-on souffrir qu'un homme comme Samson mette dehors de sa maison un homme dont le nom est connu de toute l'Europe! L'intérêt du public ne permet pas qu'il en soit ainsi. C'est pourquoi, monsieur, je vous supplie, s'il n'y a pas d'autre remède, de faire du moins entendre aux honnêtes gens le tort que l'on me fait, et d'être mon protecteur en ce que vous pourrez. Connaissant une partie de mes affaires, vous savez de plus que je n'ai point été payé de mes travaux. Si, dans cette circonstance, vous pouvez venir à mon secours, j'espère être en France pour la Toussaint: que si l'injustice l'emporte sur le bon droit et la raison, ce sera, alors, que j'aurai lieu de me plaindre de l'ingratitude de mon pays, et que je serai forcé de mourir loin de ma patrie, comme un exilé ou un banni.»

La réclamation du Poussin, bien que juste, ne fut point écoutée: peu de temps après, le 20 octobre 1645, de Noyers mourut dans la retraite, à sa terre de Dangu, et, en apprenant la perte de son protecteur le plus puissant, le Poussin comprit que toute nouvelle démarche devenait inutile. Sous la régence d'Anne d'Autriche et sous le ministère du cardinal de Mazarin, la cour et la France furent, pendant plusieurs années, le théâtre d'intrigues et de troubles continuels. «Les nouvelles de la cour ne m'étonnent en aucune manière, écrivait le Poussin à Chantelou, le 5 octobre 1643[738]: si nous vivons, nous en entendrons bien d'autres.» Il lui disait quelque temps après, le 17 mars 1644[739]: «C'est une folie de craindre les nouveautés et les brouilleries en France, puisqu'on ne peut les y éviter, et que jamais on n'y a été sans cela.» Il s'attacha donc de plus en plus à la résidence de Rome, et, tant que ses forces le lui permirent, on peut dire que l'art y occupa toute sa vie.

Il fit d'abord pour Chantelou un petit tableau du Ravissement de saint Paul: commencé vers le mois d'octobre 1643, il était terminé et envoyé dans les premiers jours de décembre suivant[740]. Félibien rapporte à ce sujet, qu'en envoyant ce tableau à M. de Chantelou, le Poussin le suppliait, dans une lettre du 2 décembre 1643, «pour éviter la calomnie, et en même temps la honte qu'il aurait qu'on vît son tableau en parangon de celui de Raphaël, de le tenir séparé et éloigné de ce qui pourrait le ruiner et lui faire perdre si peu qu'il a de beauté[741].» Paroles qui peignent bien sa modestie, et la haute admiration qu'il avait pour Raphaël. Le commandeur del Pozzo, bon juge en pareille matière, écrivit, à l'occasion de ce tableau, deux lettres dans lesquelles il disait: «Qu'il n'estimait pas moins le Ravissement de saint Paul que la Vision d'Ézéchiel; que c'était ce que le Poussin avait fait de meilleur, et qu'en comparant ces deux tableaux, on pourrait voir que la France a eu son Raphaël aussi bien que l'Italie[742]

M. de Chantelou avait désiré avoir les copies des tableaux des sept sacrements, que le Poussin avait composés avant son voyage en France pour son ami le commandeur. Le Poussin avait d'abord cherché des copistes; il n'avait trouvé qu'un Napolitain nommé Francesco, qui lui eût promis d'en faire deux, la Confirmation et l'Extrême-Onction; mais il appréhendait sa longueur[743]. Après avoir attendu et cherché pendant plusieurs mois, faute de trouver quelqu'un qui sût les faire, le maître se décida, pour contenter son ami, à lui proposer de refaire une seconde fois les sept sacrements. Voici les motifs qu'il donnait de sa détermination, dans une lettre à Chantelou, du 12 janvier 1644[744]. «J'ai pensé mille fois au peu d'amour, au peu de soins et de netteté que nos copistes de profession apportent à ce qu'ils exécutent, et au prix qu'ils demandent de leurs barbouilleries, et je me suis émerveillé en même temps de ce que tant de personnes s'en délectent. Il est vrai que, voyant les beaux ouvrages et ne pouvant les avoir, on est contraint de se contenter de copies tant bien que mal faites; chose qui, à la vérité, pourrait diminuer le renom de beaucoup de bons peintres, si ce n'était que leurs originaux sont connus d'un grand nombre de personnes, qui savent bien l'extrême différence qu'il y a entre eux et les copies. Mais ceux qui ne voient rien autre qu'une mauvaise imitation, croient facilement que l'original n'est pas grand'chose, tandis que les malins se servent avec avantage de ces copies mal faites pour décréditer ceux qui en savent plus qu'eux. Pensant en moi-même à toutes ces choses, j'ai cru faire bien, et pour mon honneur et pour votre contentement, de vous prévenir que, demeurant ici, je souhaiterais être moi-même le copiste des tableaux qui sont chez M. le chevalier del Pozzo, soit de tous les sept, soit d'une partie; ou bien encore d'en faire de nouveaux d'une autre disposition. Je vous assure, monsieur, qu'ils vaudront mieux que des copies, ne coûteront guère plus et ne tarderont pas plus à être faits. Si ce n'eût été que, depuis votre départ, j'ai été dans une perpétuelle irrésolution, j'aurais déjà commencé. Je sais bien que vous ne m'auriez pas désavoué, et arrive ce qui pourra, je suis pour y mettre la main en attendant votre réponse.»

On pense bien que Chantelou ne refusa point une telle offre; il s'en remit entièrement à son ami pour la disposition des sujets, la grandeur des figures et toutes les autres particularités[745].

Dès que le Poussin eut reçu sa réponse, il se mit au travail avec ardeur, espérant, quoique la besogne fût de longue haleine, l'avoir bientôt terminée. Il entreprit d'abord le tableau de l'Extrême-Onction. «Hier, dit-il dans une lettre à Chantelou, du 15 avril 1644[746], je commençai à travailler à l'un des sacrements. Je prie Dieu qu'il me donne la vie assez longue pour les finir tous les sept, ainsi que je le souhaite. Je sais bien que l'attente est une fâcheuse chose, et que vous ne la supporterez pas sans quelque ennui. Mais, monsieur mon cher patron, je n'ai qu'une main et elle s'emploiera pour vous servir le plus promptement qu'elle pourra.»

Le commandeur del Pozzo étant venu voir cette répétition de l'Extrême-Onction, ne put se défendre d'un sentiment de jalousie. «Quoiqu'il fasse bonne mine, on s'aperçoit bien qu'il lui déplairait que les susdits tableaux demeurassent à Rome; mais comme ils vont entre vos mains, et bien loin d'ici, il boit le calice avec moins de répugnance. Il a été étonné de trouver, sur un même sujet, une disposition si diverse et des accessoires de figures toutes contraires aux siennes. Enfin, je m'aperçois, et je n'y puis porter remède, qu'il souffre, et lui et les autres, de voir un de vos tableaux qui seul promet de valoir mieux que tous les siens ensemble[747]

Le tableau de l'Extrême-Onction était entièrement terminé et même envoyé en octobre 1644[748].

Le Poussin continua, presque sans autres interruptions que celles occasionnées par quelques indispositions auxquelles il était sujet, la répétition des six autres sacrements. Le dernier des sept tableaux, le Mariage, était terminé et envoyé vers la fin de mars 1648[749]. Il employa donc à peu près quatre années à mener cette oeuvre à bonne fin[750].

De ces sept tableaux, le Baptême fut celui qui plut le moins à Chantelou; il le lui avait écrit sans déguisement. Le Poussin lui répondit avec la même franchise[751]. «Je ne suis point marri que l'on me reprenne et que l'on me critique: j'y suis accoutumé depuis longtemps, car jamais personne ne m'a épargné. Souvent, au contraire, j'ai été le but où la médisance a tiré, et non pas seulement la répréhension; ce qui, à la vérité, ne m'a pas apporté peu de profit, car, en empêchant que la présomption ne m'aveuglât, cela m'a fait cheminer cautement en mes oeuvres, chose que je veux observer toute ma vie. Aussi, bien que ceux qui me reprennent ne me puissent pas enseigner à mieux faire, ils seront cause néanmoins que j'en trouverai les moyens de moi-même. Une seule chose cependant je désirerai toujours, et cependant je ne l'aurai jamais, mais je n'oserai pas même la faire connaître, de peur d'être blâmé de prétention trop grande. Je passerai donc à vous dire que, lorsque je me mis en la pensée de peindre votre tableau du Baptême de la manière qu'il est, au même moment, je devinai le jugement que l'on en ferait; et il y a ici de bons témoins qui vous l'assureraient de vive voix. Je ne doute pas que le vulgaire des peintres ne dise que l'on change de manière, si tant soit peu que l'on sorte du ton ordinaire, car la pauvre peinture est réduite à l'estampe; et quant à la sculpture, est-ce que, hors de la main des Grecs, quelqu'un l'a jamais vue vivante? Je vous pourrais dire là-dessus des choses qui sont très-véritables, mais que ne comprendrait aucune des personnes qui, de delà, jugent mes ouvrages; il vaut donc mieux les passer sous silence. Je vous prie seulement de recevoir de bon oeil, comme c'est votre coutume, les tableaux que je vous enverrai, bien que tous soient différemment dépeints et coloriés, vous assurant que je ferai tous mes efforts pour satisfaire à l'art, à vous et à moi.»—Comme il s'aperçut, par la réponse de Chantelou, qu'il persistait dans sa première impression, il lui écrivit en insistant de nouveau:—«Quoique, avec belle manière, vous essayiez de me consoler, et tâchiez de vous montrer content, vous devez vous assurer que j'y ai procédé avec le même amour et la même diligence, et que j'y ai employé le même temps qu'aux précédents, et qu'enfin le désir de bien faire est chez moi toujours le même. Mais le succès de toutes nos entreprises est rarement égal, et l'on ne réussit pas toujours avec le même bonheur. Tous les hommes du monde ont été sujets à cette maladie; je n'en citerai aucun exemple, car il y en a trop[752].» Le prix de ces tableaux était bien minime, si nous en jugeons par celui de la Pénitence, pour lequel il reçut 250 écus[753], monnaie de Rome, c'est-à-dire environ 1,337 fr. 50 cent, au cours actuel. Mais le Poussin était aussi désintéressé que modeste, et jamais il n'éleva de réclamation pour le prix de ses tableaux. Avec les étrangers et les indifférents, il en fixait le prix à l'avance; avec ses amis, il s'en remettait presque toujours à leur discrétion, après avoir indiqué la somme qu'il croyait lui être légitimement due.

Pendant qu'il travaillait à la reproduction des sept sacrements pour M. de Chantelou, de 1644 à 1648, le Poussin fit plusieurs autres tableaux pour des amateurs italiens et français, entre autres un Christ mort ou crucifié, pour M. de Thou[754], et le Moïse trouvé dans les eaux du Nil, qu'il exécuta pour M. Pointel, de 1645 à 1646, pendant le séjour de cet ami à Rome.

La vue de ce tableau, que Pointel avait rapporté en France, excita la jalousie de Chantelou. Il se figurait que le Poussin avait soigné l'exécution de ce tableau avec plus d'amour que celle de ses sept sacrements. L'amitié est quelquefois ombrageuse. Les vrais amis veulent être l'objet d'une préférence bien décidée. Mais, lorsqu'un artiste est lié avec un amateur, il se mêle souvent à leurs relations un sentiment de doute et d'envie, qui se fait jour alors que, travaillant pour d'autres, le peintre réussit mieux ou même seulement aussi bien que pour l'ami qu'il préfère. Tel était le sentiment qui agitait Chantelou à la vue du tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil. Il se figura que le Poussin avait négligé les sept sacrerments, parce qu'il donnait à M. Pointel la première place dans son amitié. L'artiste s'efforça de détruire ce soupçon par une longue lettre du 24 novembre 1647[755], qui est une des plus remarquables qu'il ait écrites, non-seulement parce qu'elle fait connaître l'affection profonde qu'il avait pour Chantelou, mais aussi parce qu'elle contient sur sa manière d envisager, la théorie de l'art, en général, les renseignements les plus curieux.

«...Quant à ce que vous m'écrivez par votre dernière, il est aisé pour moi de repousser le soupçon que vous avez que je vous honore moins que quelques autres personnes, et que j'aie moins d'attachement pour vous que pour elles. S'il était ainsi, pourquoi vous aurai-je préféré, pendant l'espace de cinq ans, à tant de gens de mérite et de qualité qui ont désiré très-ardemment que je leur fisse quelque chose, et qui m'ont offert leur bourse pour y puiser, tandis que je me contentais d'un prix si modique de votre part, que je n'ai pas même voulu prendre ce que vous m'avez offert? Pourquoi, après avoir envoyé le premier de vos tableaux, composé de seize ou dix-huit figures seulement, et lorsque je pouvais n'en pas mettre davantage dans les autres, et même en diminuer encore le nombre pour venir plus tôt à fin d'un si long travail, ai-je, au contraire, enrichi de plus en plus mes sujets, sans penser à aucun intérêt autre que celui de gagner votre bienveillance? Pourquoi ai-je employé tant de temps et fait tant de courses, de ça et de là, par le chaud et par le froid, pour vos autres services particuliers, si ce n'a été pour vous témoigner combien je vous aime et je vous honore? Je n'en veux pas dire davantage; il faudrait sortir des termes de l'attachement que je vous ai voué. Croyez certainement que j'ai fait pour vous ce que je ne ferais pas pour aucune personne vivante, et que je persévère toujours dans la volonté de vous servir de tout mon coeur. Je ne suis point homme léger ni changeant d'affections; quand je les ai mises en un sujet, c'est pour toujours. Si le tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil, que possède M. Pointel, vous a charmé lorsque vous l'avez vu, est-ce un témoignage pour cela que je l'aie fait avec plus d'amour que les vôtres? Ne voyez-vous pas bien que c'est la nature du sujet et votre propre disposition qui sont cause de cet effet, et que les sujets que je traite pour vous doivent être représentés d'une autre manière? C'est en cela que consiste tout l'artifice de la peinture. Pardonnez ma liberté, si je dis que vous vous êtes montré précipité dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le bien juger est très-difficile, si l'on n'a, en cet art, grande théorie et pratique jointes ensemble: nos appétits n'en doivent pas juger seulement, mais aussi la raison. C'est pourquoi je vous soumettrai une considération importante, laquelle vous fera connaître ce qu'il faut observer dans la représentation des sujets que l'on traite.

«Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, ont trouvé plusieurs modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets. Ici, cette parole, mode, signifie proprement la raison ou la mesure et la forme dont nous nous servons pour faire quelque chose; laquelle raison nous astreint à ne pas passer outre certaines bornes, et à observer avec intelligence et modération, dans chacun de nos ouvrages, l'ordre déterminé par lequel chaque chose se conserve en son essence.

«Les modes des anciens étant une composition de plusieurs choses mises ensemble, de la variété et différence qui se rencontrent dans l'assemblage de ces choses, naissait la variété et différence de ces modes; tandis que de la constance dans la proportion et l'arrangement des choses propres à chaque mode, procédait son caractère particulier; c'est-à-dire sa puissance d'induire l'âme à certaines passions. De là vient que les sages anciens attribuèrent à chaque mode une propriété spéciale, analogue aux effets qu'ils l'avaient vu produire. Ils appliquèrent le mode dorien aux matières graves, sévères et pleines de sagesse; le mode phrygien, au contraire, aux passions véhémentes, et par conséquent aux sujets de guerre. J'espère, avant qu'il soit un an, peindre un sujet dans le mode phrygien. Ils voulurent encore que le mode lydien se rapportât aux sentiments tristes et douloureux; le mode hypolydien aux sentiments doux et agréables. Enfin, ils inventèrent l'ionien pour peindre les émotions vives, les scènes joyeuses; telles que les danses, les fêtes, les bacchanales.

«Les bons poètes ont également usé d'une grande diligence et d'un merveilleux artifice, non-seulement pour accommoder leur style aux sujets à traiter, mais encore pour régler le choix des mots et le rhythme des vers, d'après la convenance des objets à peindre. Virgile, surtout, s'est montré dans tous ses poèmes grand observateur de cette partie, et, il y est tellement éminent, que souvent il semble, par le son seul des mots, mettre devant les yeux les choses qu'il décrit. S'il parle de l'amour, c'est avec des paroles si artificieusement choisies, qu'il en résulte une harmonie douce, plaisante et gracieuse; tandis que lorsqu'il chante un fait d'armes ou décrit une tempête, le rhythme précipité, les sons retentissants de ses vers peignent admirablement une scène de fureur, de tumulte et d'épouvanté. Mais, d'après ce que vous me marquez, si je vous avais fait un tableau de ce caractère, et où une telle manière fût observée, vous vous seriez donc imaginé que je ne vous aimais pas!

«Si ce n'était que ce serait plutôt composer un livre qu'écrire une lettre, j'ajouterais encore ici plusieurs choses importantes qu'il faut considérer dans la peinture, afin que vous connussiez plus amplement combien je m'étudie à faire de mon mieux pour vous contenter: car, bien que vous soyez très-intelligent en toutes choses, je crains que la contagion de tant d'ignorants et d'insensés qui vous environnent ne parvienne à vous corrompre le jugement.»

Cette lettre montre quelle profonde étude le Poussin avait faite des anciens, non-seulement dans les oeuvres d'art, mais dans leurs livres. Les grands poètes et les historiens grecs et latins lui étaient aussi familiers que l'ancien Testament, et s'il eût consigné par écrit les observations que leur lecture avait fait naître dans son esprit, nul doute qu'il n'eût composé un livre aussi remarquable par le style que par la pensée.

Nonobstant les explications de l'artiste, M. de Chantelou demeura ferme dans l'opinion qu'il avait servi M. Pointel avec plus d'amour et de diligence. «Si je n'eusse cru que vous étiez plus intelligent que lui en peinture, ajoutait le Poussin dans une troisième lettre[756], je n'aurais pas manqué de chercher à vous satisfaire avec ce que les Italiens appel lent seccatura; mais, au contraire, tenant pour certain que vous étiez attaché aux véritables et bonnes pratiques, de l'art, je me suis imaginé que je pourrais vous plaire avec les ouvrages que je vous ai envoyés, lesquels j'ai tous faits avec le plus de soin et d'amour qu'il m'a été possible. J'ai maintenant le dernier (le tableau du Mariage) entre les mains: j'y observerai diligemment ce que vous aimez tant dans ceux que possèdent les autres, puisque je ne trouve point d'autre moyen de vous entretenir dans l'opinion que je suis toujours pour vous le plus affectionné de tous les hommes.»

Après avoir terminé la répétition des Sept Sacrements, le Poussin fit d'autres tableaux pour quelques amateurs français, entre autres, pour M. Delisle de la Sourdière, le Passage de la mer Rouge[757]; pour M. Pucques, l'Enlèvement d'Europe[758]; pour M. de Mauroy, la Nativité de Jésus-Christ[759]; pour l'ambassadeur de France à Rome, en 1650, une Vierge portée par quatre anges[760].

Un grand nombre de personnes désiraient obtenir une composition de sa main: mais le Poussin ne spéculait pas sur son art; il ne se décidait qu'en faveur de celles qui lui étaient recommandées par ses amis, ou avec lesquelles il avait d'anciennes relations.

L'auteur du Roman comique, Scarron, qui était lié avec M. de Chantelou et qui, de plus, avait connu le Poussin à Rome, pendant un voyage qu'il fit en cette ville, vers 1635, désirait beaucoup avoir une oeuvre de ce maître. Dès le mois de juin 1646, Chantelou avait voulu disposer l'artiste à faire un tableau pour le pauvre poëte; mais le Poussin s'en était excusé, «ayant fermement résolu de n'entreprendre rien, quelque profit qu'il pût y avoir pour lui, avant d'avoir terminé les Sept Sacrements[761]

Scarron ne se tint pas pour battu; il supposa que l'hommage de ses oeuvres pourrait déterminer l'artiste à modifier sa résolution. Il les lui envoya donc; mais cet envoi produisit l'effet tout contraire, ci J'ai reçu du maître de la poste de France, écrivait le Poussin, le 4 février 1647[762] un livre ridicule des facéties de M. Scarron, sans lettre et sans savoir qui me l'envoie. J'ai parcouru ce livre une seule fois, et c'est pour toujours: vous trouverez bon que je ne vous exprime pas tout le dégoût que j'ai pour de pareils ouvrages.»

Scarron revint à la charge, en lui faisant remettre par un de ses amis à Rome, un second livre avec une lettre. Le Poussin s'était cru obligé d'y répondre, lorsque le bruit de la mort du pauvre auteur se répandit à Rome[763]. Il paraît qu'il lui répondit plus tard.—«J'avais déjà écrit à M. Scarron, en réponse à la lettre que j'avais reçue de lui avec son Typhon burlesque, disait-il à M. de Chantelou, le 12 janvier 1648[764], mais celle que je viens de recevoir avec la vôtre me met en une nouvelle peine. Je voudrais bien que l'envie qui lui est venue lui fût passée, et qu'il ne goûtât pas plus ma peinture que je ne goûte son burlesque. Je suis marri de la peine qu'il a prise de m'envoyer son ouvrage; mais ce qui me fâche davantage, c'est qu'il me menace d'un sien Virgile travesti, et d'une épître qu'il m'a destinée dans le premier livre qu'il imprimera. Il prétend me faire rire d'aussi bon coeur qu'il rit lui-même, tout estropié qu'il est; mais, au contraire, je suis prêt à pleurer, quand je pense qu'un nouvel Érostrate se trouve dans notre pays. Je vous dis cela en confidence, ne désirant pas qu'il le sache. Je lui écrirai tout autrement, et j'essayerai de le contenter, au moins de paroles.»

On conçoit que le burlesque de Scarron ne devait guère convenir à la gravité du Poussin. L'amour qu'il avait voué à l'étude du beau antique, le respect et l'admiration qu'il professa toute sa vie pour Virgile, devaient le transporter d'indignation, en lisant les plaisanteries que Scarron se permet sur les plus belles inventions de ce poète. Il ne pouvait, sans doute, admettre la parodie d'Énée descendu aux Enfers, et y trouvant:

...L'ombre d'un laquais,
Qui, tenant l'ombre d'une brosse,
En frottait l'ombre d'un carrosse.

Cependant, vaincu par les obsessions et par les prières de Chantelou, il se résignait à dire, dans le mois d'août 1649[765]: «Avec le temps, je pourrai servir M. Scarron, mais pour le présent je suis trop engagé. » Il écrivait de nouveau à Chantelou, le 17 janvier 1649[766]: «M. Scarron m'a écrit un mot pour me faire souvenir de la promesse que je lui ai faite: je lui ai répondu et promis derechef de m'efforcer de le satisfaire, et cela à votre sollicitation plus qu'à la sienne, car il n'y a rien à quoi je ne m'engageasse pour vous être agréable.» Il ajoutait, dans la lettre du 7 janvier suivant: «J'ai trouvé la disposition d'un sujet bachique, plaisant pour M. Scarron. Si les turbulences de Paris ne lui font point changer d'opinion, je commencerai cette année à le mettre en état.»

Le Poussin supposait que l'auteur du Roman Comique et de tant d'autres facéties préférerait un sujet ayant de l'analogie avec ses écrits; il se trompait. Malgré la bouffonnerie et la licence de ses livres, Scarron professait, dit-on, un grand respect pour la religion et s'acquittait exactement des devoirs qu'elle impose. «Cela tient à l'honnête homme, disait-il, et calme la conscience, chose absolument nécessaire pour bien vivre avec soi. Il n'y a point de licence poétique qui autorise le libertinage d'esprit, et je cesserais d'être poète, s'il fallait l'être ace prix[767].» D'ailleurs, quoique marié, il possédait toujours, à titre de bénéfice, un canonicat au Mans. Il voulut donc avoir du Poussin un tableau de sainteté, et le peintre lui fit le petit, mais admirable tableau du Ravissement de saint Paul, qui «st maintenant au Louvre. Il le termina vers la fin de mai 1650; car en écrivant à Chantelou, le 29 de ce mois, il lui disait: «Je pourrai envoyer en même temps à M. l'abbé Scarron son tableau du Ravissement de saint Paul, vous le verrez, et vous voudrez bien m'en dire votre sentiment[768].»—Le pauvre Scarron laissa ce tableau à sa veuve, et madame de Maintenon le donna au roi Louis XIV: singulière destinée des hommes comme des choses! Il est probable que ce tableau était la répétition de celui que le peintre avait fait en 1643 pour son ami Chantelou, et qui, après avoir fait partie du cabinet du régent, a passé en Angleterre.

En 1651, il fit pour le Commandeur un grand paysage dans lequel il représenta une tempête sur terre; «imitant l'effet d'un vent impétueux, d'un ciel rempli d'obscurité, de pluie, d'éclairs, de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu'on y voit, écrivait-il à son ami Stella[769], jouent leurs personnages selon le temps qu'il fait. Les uns fuient au travers de la poussière et suivent le vent qui les emporte; d'autres, au contraire, vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D'un côté, un berger court et abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d'autres dont les uns se défendent et les autres piquent leurs boeufs et tâchent de se sauver. Dans ce désordre, la poussière s'élève par gros tourbillons; un chien, assez éloigné, aboie et se hérisse le poil, sans oser approcher: sur le devant du tableau, on voit Pyrame mort étendu par terre et, auprès de lui, Thysbé qui s'abandonne à sa douleur.»

Paul Fréart, sieur de Chantelou, l'ami intime du Poussin, avait deux frères: l'aîné, Jean Fréart, sieur de Chantelou, conseiller du roi et commissaire principal en Champagne, Alsace et Lorraine; et le plus jeune, Roland Fréart de Chantelou, abbé de Chambray, conseiller et aumônier ordinaire du roi. Sans être aussi intimement lié avec ces derniers qu'avec Paul de Chantelou, le Poussin entretenait avec eux de très-bonnes relations. Il commença en mai 1648, pour M. de Chantelou l'aîné, un petit tableau du Baptême de saint Jean, qu'il exécuta sur une petite planche de cyprès[770]. Il le lui envoya en septembre suivant, en s'excusant sur «la débilité de ses yeux et le peu de fermeté de sa main, qui ne lui ont pas permis de faire mieux un ouvrage d'une si petite dimension. Vous accepterez, s'il vous plaît, ce tableau, dit-il, d'aussi bon coeur que s'il était mieux. J'ai proportionné le prix à l'ouvrage, et je puis encore le diminuer, si cela vous paraît convenable[771]

La correspondance du Poussin ne contient aucune preuve qu'il ait jamais fait de tableau pour M. de Chambray: mais cela paraît très-probable, d'après une lettre du 3 juillet 1650 à M. de Chantelou. «Je suis très-aise, écrit-il, que M. de Chambray se souvienne de moi, et qu'il veuille me demander quelque chose; je le servirai de tout mon coeur[772].» On sait que M. de Chambray publia en 1650, à Paris, le parallèle de l'architecture antique avec la Moderne, ouvrage dédié à ses deux frères, et orné du portrait de M. de Noyers. Il faisait imprimer en même temps une traduction des quatre livres d'architecture d'André Palladio, et le dédiait également à ses frères. L'année suivante, il publia une traduction du traité de Léonard de Vinci sur la peinture, et la dédia au Poussin, tandis que Dufresne publiait et dédiait à la reine Christine le texte de ce même traité, d'après un manuscrit enrichi de dessins du Poussin, que le commandeur del Pozzo avait donné à MM. de Chantelou, pendant leur séjour à Rome[773]. C'est au premier de ces ouvrages que se rapporte le passage d'une lettre du peintre, du 29 août 1650, dans lequel il dit: «J'ai lu l'épître liminaire de M. de Chambray, laquelle m'a fait un plaisir tout particulier, me remettant comme devant les yeux l'excellence de la vertu de feu monseigneur (de Noyers), qui ne se peut assez exalter. Je n'aurais jamais pensé qu'il eût inséré le nom de son serviteur dans cette noble épître et dans le courant du livre aussi honorablement qu'il a bien voulu le faire; c'est un effet de sa courtoisie naturelle et de l'amitié singulière qu'il me porte. Aussi ai-je abandonné la pensée que j'avais eue de lui envoyer une note sur mon origine; car ce serait une grande et sotte présomption que de désirer plus que ce qu'il dit de moi: c'est déjà trop mille fois. J'espère que vous ne désapprouverez pas ce changement. J'ai cru aussi qu'il était plus convenable de ne pas laisser voir le jour aux observations que j'ai commencé à ourdir sur le fait de la peinture, et que ce serait porter de l'eau à la mer, que d'envoyer à M. de Chambray quoi que ce soit qui touchât à une matière en laquelle il est si fort expert. Si je vis, cette occupation sera celle de ma vieillesse[774]

Il est extrêmement regrettable que l'ouvrage de l'abbé de Chambray sur l'architecture ait fait abandonner au Poussin l'idée de continuer les observations qu'il avait commencé à ourdir sur le fait de la peinture: c'est une grande perte pour l'art.

Après avoir goûté les livres dont M. de Chambray l'avait favorisé, le Poussin en fit présent au commandeur del Pozzo, «qui les tient, écrit-il à Chantelou, le 11 mai 1653, comme autant de trésors, et les montre à tous les habiles gens qui le vont visiter. J'en ai agi ainsi à cette fin que ces livres soient vus en bon lieu, et que le nom et la réputation de messieurs de Chantelou s'étendent partout[775]

Vers la même époque, le peintre exécuta son portrait pour M. de Chantelou: il en fit une répétition, avec quelques différences, pour son ami Pointel: mais il envoya celui qui était le mieux réussi à Chantelou, en lui recommandant de n'en rien dire, pour ne point causer de jalousie[776]. «Je prétends que ce portrait doit être une preuve du profond attachement que je vous ai voué; d'autant que, pour aucune personne vivante, je ne ferais ce que j'ai fait pour vous en cette occasion. Je ne veux pas vous dire la peine que j'ai eue à faire ce portrait, de peur que vous ne croyiez que je veuille le faire valoir[777]

Il en fit une copie pour un de ses meilleurs amis qu'il ne nomme pas: «Je n'ai pu, dit-il, honnêtement le lui refuser.» C'est ce qui retarda l'envoi de l'original, qui était terminé à la fin de mai 1650, et qui ne fut expédié que dans le mois de juillet suivant[778].

M. de Chantelou lui ayant témoigné son admiration de ce portrait, dont la répétition faite pour Pointel est aujourd'hui au Louvre, ce lui ayant envoyé une somme assez élevée pour le prix, qui n'avait pas été fixé à l'avance, le Poussin, avec sa modestie et son désintéressement ordinaires, lui répondit: «Il n'y a non plus de proportion entre l'importance réelle de mon portrait et l'estime que vous voulez bien en faire, qu'entre le mérite de cette oeuvre et le prix que vous y mettez: je trouve des excès dans tout cela[779]

Il composa encore pour M. de Chantelou une grande Vierge, qu'il lui envoya en 1655. Il disait à son ami, à cette occasion: «Je vous prie, devant toute chose, de considérer que tout n'est pas donné à un homme seul, et qu'il ne faut point chercher dans mes ouvrages ce qui n'est point de mon talent. Je ne doute nullement que les opinions de ceux qui verront cet ouvrage ne soient entre elles fort diverses, parce que les goûts des amateurs de la peinture n'étant pas moins différents que ne le sont les talents des peintres eux-mêmes, il doit se trouver autant de diversité dans le jugement des uns qu'il y en a réellement dans les travaux des autres[780]

Il fit quelque temps après, pour madame de Mont-mort, devenue bientôt madame de Chantelou, une Vierge en Egypte[781]. Il exécuta ensuite pour Chantelou la Conversion de saint Paul[782].

Le commandeur del Pozzo était mort avant que le Poussin ne mît la main à ce tableau: le peintre l'annonce, dans sa lettre du 24 décembre 1657, à Chantelou, leur ami commun. «Notre bon ami, M. le chevalier del Pozzo, est décédé, et nous travaillons à son tombeau[783]

L'artiste lui-même commençait à ressentir plus fortement les atteintes de la vieillesse; cependant il exécuta encore pour Chantelou le tableau de la Samaritaine. Mais il avait la conviction que cette oeuvre ne pouvait valoir celles de sa jeunesse et de son âge mûr. Il voyait arriver sa fin avec la résignation d'un chrétien et la fermeté d'un philosophe. «Je suis assure, écrit-il à Chantelou, le 20 novembre 1662, que vous avez reçu le dernier ouvrage que je vous ai fait, lequel est peut-être le dernier que je ferai. Je sais bien que vous n'avez pas grand sujet d'en être satisfait; mais vous devez considérer que j'y ai employé, avec tout ce qui me reste de forces, la même volonté que j'ai toujours eue de vous bien servir. Souvenez-vous des témoignages d'amitié que vous m'avez donnés pendant si longtemps et dans tant d'occasions, et veuillez me les continuer jusqu'à ma fin, à laquelle je touche du bout de mon doigt: je n'en peux plus[784]

Au commencement de novembre 1664, le Poussin perdit la fidèle compagne de sa vie, celle qui avait contribué à le fixer à Rome. Il fit part de cette perte à M. de Chantelou, dans une lettre du 16 novembre 1664[785] et lui dit: «Quand j'avais le plus besoin de son secours, la mort me laisse seul, chargé d'années, paralytique, plein d'infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car, en cette ville, il ne s'en trouve point. Voilà l'état auquel je suis réduit: vous pouvez vous imaginer combien il est affligeant. On me prêche la patience, qui est, dit-on, le remède à tous les maux; je la prends comme une médecine qui ne coûte guère, mais aussi qui ne me guérit de rien. Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps, j'ai voulu me disposer au départ. J'ai fait, pour cet effet, un peu de testament, par lequel je laisse plus de dix mille écus de ce pays (53,000 francs environ) à mes pauvres parents, qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants, qui, ayant, après ma mort, à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l'aide d'une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je viens vous supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre sous votre protection, afin qu'ils ne soient pas trompés ou volés. Ils vous en viendront humblement requérir, et je m'assure, d'après l'expérience que j'ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l'espace de vingt-cinq ans.»

Il avait demandé à M. de Chantelou[786] le livre De la perfection de la Peinture, publié par l'abbé de Chambray, au Mans, en 1662. Lorsqu'il l'eut examiné, il écrivit à M. de Chambray, le 7 mars 1665:

«Il faut à la fin se réveiller. Après un si long silence, il faut se faire entendre, pendant que le pouls nous bat encore. J'ai eu tout le loisir de lire et d'examiner votre livre de la parfaite idée de là peinture, qui a servi d'une douce pâture à mon âme affligée, et je me suis réjoui de ce que vous étiez le premier des Français qui aviez ouvert les yeux à ceux qui ne voyaient que par les yeux d'autrui, se laissant abuser à une fausse opinion commune. Vous venez d'échauffer et d'amollir une matière rigide et difficile à manier, de sorte que, désormais, il se pourra trouver quelqu'un qui, en vous prenant pour guide, s'occupera de nous donner quelque chose au bénéfice de la peinture.

«Après avoir considéré la division que François Junius fait des parties de ce bel art[787], j'ai osé mettre ici brièvement ce que j'en ai appris. Il est nécessaire premièrement de savoir ce que c'est que cette sorte d'imitation et de la définir.

«définition. C'est une imitation faite avec lignes et couleurs, sur une superficie plane, de tout ce qui se voit sous le soleil: sa fin est la délectation.

«principes que tout homme capable de raison peut comprendre.

«Il ne se donne point de visible sans lumière;

«Il ne se donne point de visible sans milieu transparent;

«Il ne se donne point de visible sans forme;

«Il ne se donne point de visible sans couleur;

«Il ne se donne point de visible sans distance;

«Il ne se donne point de visible sans instrument.

«choses qui ne s'apprennent point et qui forment les parties essentielles de la peinture.

«Premièrement, pour ce qui est de la matière, elle doit être noble, et qui n'ait reçu aucune qualité de l'ouvrier. Pour donner lieu au peintre de montrer son esprit et son industrie, il faut la prendre capable de recevoir la plus excellente forme. On doit commencer par la disposition; puis viennent l'ornement, le decorum, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout. Ces dernières parties sont du peintre et ne se peuvent enseigner. C'est le rameau d'or de Virgile, que nul ne peut trouver ni recueillir s'il n'est conduit par le Destin. Ces neuf parties contiennent plusieurs choses dignes d'être écrites par de bonnes et savantes mains.

«Je vous prie de considérer ce petit échantillon, et de m'en dire votre sentiment sans aucune cérémonie. J'ai l'expérience que vous savez non-seulement moucher la lampe, mais encore y verser de bonne huile. J'en dirais davantage, mais quand je m'échauffe maintenant le devant de la tête par quelque forte attention, je m'en trouve mal. Au surplus, j'ai toujours honte de me voir placé, dans votre ouvrage, avec des hommes dont le mérite et la valeur sont au-dessus de moi, plus que l'étoile de Saturne n'est au-dessus de notre tête; je dois cela à votre amitié, qui vous fait me voir plus grand de beaucoup que je ne suis[788]

Cette lettre doit redoubler les regrets de tous les amis de l'art: il est évident que si le Poussin eût voulu s'attacher à expliquer les principes de la peinture, que nul ne connaissait aussi bien que lui, il aurait fait un livre non-seulement bien supérieur à celui de l'abbé Chambray, maintenant fort oublié, mais même à beaucoup d'autres traités publiés puis cette époque.

Il touchait à sa fin: sa dernière lettre à M. de Chantelou lui renouvelle, d'une manière profondément sentie, l'assurance de son affection. «Je vous demande excuse, lui écrivait-il le 28 mars 1665, d'avoir tant tardé à confesser de nouveau que vous êtes celui à qui je suis le plus redevable, que vous êtes mon refuge, mon appui, et que je serai, tant que je vivrai, le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos serviteurs[789]

Huit mois plus tard, le 19 novembre 1665, le Poussin rendait à Dieu son âme fortement trempée. Le commandeur del Pozzo, nous l'avons vu, l'avait précédé dans la tombe en 1657. M. de Chantelou mourut le dernier de ces trois amis, dont l'un est la plus haute expression de l'art et le plus grand honneur de l'école française, et dont les deux autres résument à un égal degré, tant en France qu'en Italie, les qualités aimables et sérieuses qui font les grands amateurs.

FIN.


APPENDICE

I

NOTICE SUR LA FORNARINE[790]

Sur ton véritable portrait peint par Raphaël, et conjecture sur la vérité de ceux du palais Barberini, à Rome, et de la galerie des offices, à Florence.

Lettre de Melchior Missirini au noble seigneur Renato Arrigoni[791].

Rome, le 6 avril 1806.

«Le pouvoir que votre supériorité et vos qualités éminentes vous donnent sur moi, me fait une douce violence en m'obligeant à vous dire mon avis sur la Fornarine de la tribune de Florence, et en me demandant d'y ajouter ce que je sais sur cette femme. Je ne me connais d'autre mérite, pour entrer dans cette controverse, que l'opinion que vous daignez avoir de moi: prenez garde de ne pas vous tromper! Quoi qu'il en soit, je veux vous satisfaire et m'exposer, ainsi que vous, au danger de soulever une infinité de récriminations. Mais si l'on veut bien prendre mon opinion pour une conjecture, comme c'en est une en effet, j'espère qu'on devra me pardonner ma hardiesse.

«Je dis donc, pour commencer par le commencement, que cette Fornarine était la fille d'un boulanger à Rome, qui demeurait au delà du Tibre, du côté de Sainte-Cécile. Il y avait dans sa maison un petit jardin entouré d'un mur, lequel, pour peu qu'un homme se haussât sur la pointe des pieds, était dominé de telle sorte que celui qui regardait voyait tout l'intérieur. C'était là que cette fille venait très-souvent prendre ses ébats: et comme la renommée de sa beauté s'était répandue et attirait la curiosité des jeunes gens, et surtout celle des disciples de l'art, qui vont en quête de la beauté, tous désiraient la voir.

«Or il arriva que Raphaël vint à passer aussi par là, au moment même où la jeune fille était dans la cour, et, croyant n'être pas vue, se lavait les pieds au bord du Tibre, qui baignait l'extrémité du jardin. Le Sanzio, s'étant haussé par dessus le petit mur, vit la jeune fille et l'examina attentivement; et, comme il était extrêmement amateur des belles choses, la trouvant très-belle, il en devint aussitôt amoureux, concentra toutes ses pensées sur elle, et n'eut plus de repos qu'elle ne fût à lui.

«Ayant donc donné son coeur à cette femme, il la trouva encore plus aimable et d'un caractère plus élevé qu'il n'aurait pu le supposer d'après sa condition; c'est pourquoi il s'enflamma de jour en jour d'une passion plus ardente, tellement qu'il ne lui était plus possible de s'appliquer à l'art sans sa présence. Cette passion n'échappa point à Agostino Chigi, qui faisait alors travailler h la Farnésine; il fit en sorte que la Fornarine pût chaque jour tenir compagnie à Raphaël.

«Vivant ainsi ensemble, le grand artiste rendit le nom de la Fornarine immortel, non-seulement à cause de sa réputation, mais par ses oeuvres: car, comme il arrive d'ordinaire aux amoureux de ne pouvoir tenir aucune conversation sans y faire entrer l'objet de leur affection, ainsi Raphaël ne sut plus peindre, s'il ne parlait de sa bien-aimée avec le langage de l'art. Aussi, la peignit-il plusieurs fais: il la plaça dans la grande fresque de l'Héliodore, oeuvre éminente, qui l'emporte sur les autres, et dans laquelle la Fornarine est représentée avec une telle aisance de mouvement, que j'ai entendu dire plusieurs fois à Canova, que c'était le plus beau corps mis en mouvement par Raphaël, sous les traits de sa maîtresse; il la mit dans le grand tableau de la Transfiguration; il fit son portrait à part, dans un magnifique tableau sur bois qu'il envoya en don à Taddeo, son ami intime à Florence; enfin, il la plaça dans le Parnasse, sous le symbole de Clio; et ce fut véritablement le portrait le plus vrai de la Fornarine, tant pour les traits du visage que pour sa personne. C'est ainsi qu'il l'idéalisait, comme en une apothéose, dans ses oeuvres les plus sublimes et les plus classiques.

«Vous me demanderez peut-être ce que je prétends faire de la Fornarine qui existe dans la galerie de l'illustre famille Barberini, et de celle de la tribune de Florence? Quant au tableau du palais Barberini, il n'indique pas les qualités de la beauté de la Fornarine, qui fut véritablement admirable; avec une rare souplesse des membres, des traits fins et une physionomie, tout à la fois grecque et romaine. Les, trois portraits introduits dans les ouvrages ci-dessus rappelés, encore qu'ils admettent cette liberté et cette variété qu'exigent ces sortes de compositions, ont la même forme élégante et distinguée, une égale désinvolture de la personne, une égale idéalité de la physionomie, un même corps souple et léger paraissant formé pour la danse, un même air tendre et passionné-qu'on croirait avoir été modelé par l'amour. Ces caractères ne se rencontrent pas dans la Fornarine des Barberini, non plus que dans celle de Florence. Que, si la peinture Barberini porte écrite[792] l'épigraphe Amasia di Raffaello, ce n'est pas une preuve suffisante, parce que cette écriture n'est pas de Raphaël, et qu'elle a pu être tracée par un autre. Les vrais connaisseurs en cette matière présument que ce portrait est celui d'une des femmes célèbres dans les lettres à cette époque; car on sait que Raphaël a peint plusieurs de ces femmes illustres, et c'était alors l'usage des femmes élevées par leur esprit au-dessus de leur condition, de consentir à ce que les plus grands artistes fissent leurs portraits[793].

«A l'égard de la Fornarine de Florence, bien qu'elle soit une oeuvre excellente et de premier ordre, je n'y vois point l'idéalité de la passion du Sanzio, ni cette forme élégante qu'on dirait d'une nymphe, ni cette souplesse comparable à la plante la plus flexible. C'est le portrait d'une femme ayant l'air grave et résolu, annonçant une âme fière et sévère. Je ne m'explique pas non plus pourquoi Raphaël l'a ornée d'une pelisse de fourrure, lui qui représente toujours la Fornarine décolletée et découverte, là où les femmes aiment tant à faire montre de leurs appas.

«Le portrait de la Fornarine, que le Sanzio envoya à Florence, par suite de ces vicissitudes auxquelles sont sujettes les choses de ce monde, a péri ou a été emporté loin de l'Italie. Le tableau de la tribune a été baptisé du nom de Fornarine par Puccini, qui, examinant les tableaux de la Garde-robe ducale, vint a trouver cette peinture d'un prix inestimable, et l'appela Fornarina; et comme c'était un grand bonheur de posséder ce trésor, l'opinion de Puccini a prévalu, et maintenant est établie plus fermement que jamais dans la croyance commune.

«Quelques personnes ont pensé que ce tableau était dû à Giorgione, et ce n'était point sans fondement, car le coloris de ce portrait est de la plus sublime couleur vénitienne: on pourrait peut-être l'attribuer au Giorgione, s'il n'était facile de reconnaître que cette peinture est plus fière et plus forte que sa manière ne le comporte; les cheveux sont peut-être mieux traités qu'il n'aurait pu le faire; les yeux sont dessinés et exécutés avec une magie merveilleuse, et avec cette perfection qui est le propre des plus grands artistes de l'école romaine, et toute la tête a un caractère de puissance qui annonce une âme plus vigoureuse que l'inspiration de Giorgione. C'est ce qui me décide à hasarder une conjecture que d'autres pourraient mieux que moi vérifier, à savoir que cette oeuvre merveilleuse a été dessinée par le grand Michel-Ange et exécutée par Sébastien del Piombo; et je m'appuie sur les, raisons suivantes.

«Il y a lieu de croire que ce portrait représente Victoria Colonna, marquise de Pescaire, flambeau brillant d'honnêteté, de beauté, de génie. Le Bulifon a fait exécuter une gravure qui ressemble beaucoup, quant à la pose et à l'ensemble, à ce tableau, comme on le voit par l'original que je vous envoie.

«L'estampe est des plus médiocres, mais néanmoins elle laisse voir ce que je dis; et comme la gravure est tout à fait mauvaise, elle n'a pu retracer l'excellence de l'original. Le Bulifon ne pouvait se tromper, ayant été un homme de goût et fort versé dans toutes les choses d'art; il n'aurait pas osé dédier cette estampe, comme il le fit, à la duchesse de Tagliacozzo, s'il n'avait fait qu'une supercherie.

«Maintenant, voici mon raisonnement: Tout le monde sait de quelle sainte affection furent unis les coeurs du grand Buonarotti et de Victoria Colonna, qui en a laissé des preuves dans ses oeuvre» poétiques; tout le monde sait que le grand artiste avoue, dans un madrigal, avoir dessiné le portrait de la marquise; on connaît également l'intimité qui régnait entre Michel-Ange et Sébastien del Piombo. Cette conjecture n'est donc pas entièrement dépourvue de fondement, outre que je trouve dans le tableau de Florence le large style du faire micheangesque dans la pose, la fierté, la sublimité de la composition, dans l'attitude et le visage, elle brillant du coloris vénitien. Je ne veux point omettre de faire remarquer que la marquise dut avoir cette force de caractère, puisqu'elle avait engagé sa foi à un vaillant guerrier, et qu'elle avait donné son affection à une âme forte comme était celle de Michel-Ange. L'amour naît et se nourrit d'une sympathique ressemblance.

«Je sais bien que cette opinion que j'émets fera jeter les hauts cris, principalement aux Florentins; mais quel tort leur fera-t-elle, si ce tableau ne cesse point pour cela d'être placé au premier rang, mais sera même plus remarqué, les peintures de Michel-Ange étant fort rares? Lorsque j'entrepris d'indiquer d'une manière sûre le véritable portrait de Raphaël, et que je montrai l'erreur qui l'avait i'ait confondre avec celui d'Altoviti, je soulevai également une grande rumeur; mais, à la fin, il paraît que les Toscans eux-mêmes se mettent de mon côté depuis la publication du livre de Moreni[794]. Quoi qu'il puisse arriver, ce sera toujours pour moi la plus douce chose à penser, que je me suis efforcé, autant qu'il dépendait de moi, d'identifier les portraits de Raphaël et de la Fornarine, et de rapprocher, même après leur mort, ces deux nobles âmes que l'amour enlaça si étroitement de ses liens pendant la vie.»

—Je ne puis admettre comme vraie la conjecture du savant Missirini. Bien qu'il n'y ait point de preuve certaine que le portrait de la tribune de Florence soit celui de la Fornarine, il est permis néanmoins de supposer que cette admirable peinture est l'oeuvre de Raphaël, et qu'il a voulu représenter sa maîtresse bien-aimée. Pourquoi le portrait qu'il avait envoyé à son ami Taddeo n'aurait-il pas passé entre les mains des Médicis, comme tant d'autres chefs-d'oeuvre maintenant réunis, soit dans la galerie degli Uffizi, soit au palais Pitti? N'est-il pas plus vraisemblable d'admettre cette supposition que de décider sans aucune preuve, ainsi que le fait le savant critique, que ce portrait a dû périr ou être emporté loin de l'Italie? L'objection tirée de la pelisse de fourrure qui couvre une partie des épaules de la Fornarine ne me paraît pas mieux fondée. Pourquoi l'artiste, dans un caprice de son art, n'aurait-il pas représenté son modèle avec l'ornement qui caractérisait alors les femmes du plus haut rang, comme on le voit dans le portrait de Jeanne d'Aragon qui est au Louvre? Quant à l'expression du visage, elle nous paraît aussi belle que l'idéal permet de le désirer. Sans doute ce n'est point une expression ardente et passionnée comme on l'entend en France; mais, lorsqu'on connaît les physionomies romaines, empreintes d'une sérénité, d'un calme qui rappelle les plus belles figures antiques, on ne doit pas douter que le tableau de Florence ne représente une Romaine dans tout l'éclat de cette beauté particulière aux femmes de cette ville et principalement à celles du quartier du Transtévère, patrie de la Fornarine. Si l'on ne peut voir dans ce portrait la souplesse, la désinvolture de ses membres, cela, lient uniquement à ce qu'elle est représentée à mi-corps, dans une altitude posée. La comparaison établie entre cette merveilleuse peinture et l'affreuse gravure à laquelle Bulifon a donné le nom de Victoria Colonna, marquise de Pescaire, n'est pas heureuse; il suffit de jeter les yeux sur la figure grosse, courte, épaisse, que cette gravure représente, et sur celle de la Fornarine de Morghen, représentant le tableau de Florence, pour se convaincre qu'il n'y a entre elles rien absolument de semblable ou de ressemblant; et je ne comprends pas comment Missirini, qui est un écrivain d'un goût sûr et d'une critique éclairée, a pu fonder son raisonnement sur ce rapprochement. Les amateurs pourront facilement décider la question de visu, car Longhena, dans la traduction de la Vie de Raphaël de M. Quatremère de Quincy, en reproduisant la lettré de Missirini, a donné également la reproduction de la gravure de Bulifon. (Voy. Longhena, p. 657, 660). Ce Bulifon, que Missirini cite comme un homme très-versé dans les matières d'art, et qui paraît avoir été plutôt un savant qu'un connaisseur, était d'origine française. Il alla se fixer à Naples vers 1680, et s'y fit libraire. Il y publia un assez grand nombre d'ouvrages dont la Biographie universelle donne une nomenclature incomplète, puisqu'elle n'énonce pas les oeuvres de Victoria Colonna, qu'il fit imprimer et qu'il dédia à la duchesse de Tagliacozzo, comme l'indique l'épigraphe mise au bas du portrait de Victoria Colonna, cité par Missirini et reproduit par Longhena. La gravure qu'il a donnée comme étant le portrait de cette femme illustre, a été faite plus de cent quarante ans après sa mort; le Bulifon ne parle point de son origine, et l'épaisseur du visage, la vulgarité des traits et de l'expression sont en désaccord complet avec la réputation de beauté que Victoria Colonna avait inspirée a tous ses contemporains. Cette gravure ne prouve donc absolument rien. On voyait exposé en 1851, au palais Doria, dans le Corso, à Rome, un magnifique portrait en pied que l'on disait être celui de la marquise de Pescaire, et que les artistes et les connaisseurs attribuaient généralement à Sebastiano del Piombo ou à Michel-Ange. Ce portrait, que j'ai longtemps et plusieurs fois admiré, n'offre aucune ressemblance, soit avec la Fornarina de la tribune de Florence, soit avec la gravure que Missirini a été chercher dans les publications faites par le Bulifon.

S'il est permis de supposer que le fameux tableau de la tribune ne représente pas la Fornarine, la tradition s'accorde au moins à signaler son portrait, ainsi que le reconnaît le docte Missirini, dans trois des principales compositions de Raphaël, dans l'Héliodore et le Parnasse des fresques du Vatican; et dans le tableau de la Transfiguration. J'ajouterai qu'elle se trouve également dans une autre oeuvre capitale du grand maître, lo Spasimo di Sicilia, sous les traits d'une des saintes femmes agenouillées à gauche de la Vierge, à l'angle du tableau, sur le premier plan. Il est impossible de se méprendre ici sur les traits de la Fornarine et sur son ajustement. C'est bien là son noble et beau visage, aussi calme qu'expressif, et d'une régularité tenant à la fois de la beauté grecque et romaine. Ses cheveux sont bien nattés et attachés comme elle les porte dans la Transfiguration. Ses épaules nues, accusant la forme particulière des épaules romaines, sont fortes et remontent presque à la naissance du col. Enfin, ce qui me paraît un trait caractéristique, c'est que dans le Spasimo, comme dans l'Héliodore et dans la Transfiguration, Raphaël a toujours laissé voir le pied de la Fornarine, en souvenir sans doute de sa rencontre au bord du Tibre. Quant à la Clio du Parnasse, assise à droite d Apollon et tenant à la main la trompette de la renommée, c'est bien encore la Fornarine, mais poétisée, idéalisée et mise en apothéose à la hauteur des muses et des déesses qui l'entourent.


II.(voy. p. 83).

CLEOPATRA[795].

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