Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes: Tome IV
Il disegno di Roma abbia al mano,
La mossa col l'ombrar Veneziano,
E il degno colorir di Lombardia;
Di Michel Angiol la terribil via,
Il vero natural di Tiziano,
Di Correggio lo stil puro e sovranno,
E di un Raffael la vera simmetria;
Del Tibaldi il decoro e il foridamento,
Del dotto Primatriccio l'invantore,
E un po' di grazia del Parmigiano:
Ma senza tanti studj e tanto stento
Si ponga solo l'opre ad imitare
Che qui lasciocci il nostro Niccolino.
Il n'y a que le dernier mot de ce sonnet à changer pour l'appliquer avec plus de vérité al nostro Luddovico. Ce grand peintre réunit en effet, dans ses compositions, les qualités des plus illustres maîtres des diverses écoles. Mais sa modestie eût refusé de telles louanges; et, répondant à la belle Angela ce qu'il écrivait à don Ferrante Carlo, le 11 novembre 1606[497], il lui aurait dit:
«Angel, piu che mortal angel divino[498], io ho ricevuto il suo sonetto, con molte lirate di cirimonie, e titoli di molto illustre, che V. S. sa che non convengono a me; e la prego a non usarli, perche io non sia burlato.»
Cette docte ville de Bologne était alors la patrie et le rendez-vous des artistes les plus célèbres.—«Les premiers peintres de l'Italie sont maintenant réunis à Bologne, écrit Louis Carrache à don Ferrante Carlo le 19 juillet 1619[499]. Le seigneur Dominico Zampieri, cet artiste d'une réputation si grande, vient d'arriver ici: Antonio Carrache[500] sera au milieu de nous dans quinze ou vingt jours; il est maintenant à Sienne, pour se rétablir complètement de la maladie qui a mis ses jours en péril, et je l'attends dans ma maison. Le seigneur Guido (Reni) a été appelé par le duc de Mantoue, pour lui composer quelques tableaux. Le seigneur Lionello Spada est de retour, et il vient d'arriver ici un certain Jean-François Barbieri, de Cento (le Guerchin): il est venu pour faire quelques tableaux à monseigneur le cardinal-archevêque, et il s'en acquitte héroïquement. Je ne parle pas du seigneur Albano (l'Albane) et des autres, qui tous désirent jouir de nouveau du séjour de la patrie, et qui sont les premiers peintres de l'Italie.»
C'est au milieu de ces hommes illustres, et dans la société d'un petit nombre d'amis voués au culte des lettres et des arts, tels que Ottavio Casali, Achille Poggio, le marquis Facchinetto, les comtes Malveim et Caprara, le chanoine Bartolomeo Dolcini, le savant prélat Gio, Bat. Agucchi, que don Ferrante Carlo passait sa vie lorsqu'il pouvait venir à Bologne. Les relations qu'il forma dans cette ville prouvent qu'il y était aussi recherché pour l'affabilité de son caractère que pour la variété de ses connaissances et la sûreté de son goût.
Dans cette foule d'artistes célèbres et parmi tant d'amateurs distingués qui vivaient à Bologne, on comprend quelle émulation, quelle critique intelligente et souvent envieuse devait exciter l'apparition d'une nouvelle manière de faire, d'un genre de peinture non encore connu, comme était la manière du Guerchin. L. Carrache, dont la bonté ne se démentit jamais, et sur lequel l'envie ne put avoir prise, parce qu'il était véritablement supérieur, exprime, sans arrière-pensée, l'admiration qu'il ressent en voyant les tableaux du Guerchin. «Il y a ici un jeune homme de Cento, dit-il dans sa lettre du 25 octobre 1617[501], qui peint avec un grand bonheur d'invention: il est grand dessinateur et très-heureux coloriste; c'est un prodige de nature, un miracle à frapper d'étonnement ceux qui voient ses ouvrages. Je n'en dirai pas davantage; il frappe de stupeur les premiers peintres: vous le verrez à votre retour.» Au milieu de tant d'oeuvres de premier ordre, il n'était pas facile de conserver, dans un âge avancé, la réputation acquise dans la jeunesse et l'âge mûr. Dès 1618, L. Carrache redoutait l'examen que ses rivaux pouvaient faire de ses ouvrages. Écrivant à don Ferrante Carlo, le 11 décembre de cette année[502], il se félicite d'apprendre que les tableaux qu'il avait exécutés pour lui font fureur jour et nuit: il lui sera très-agréable d'être informé des jugements qu'en porteront tant de peintres d'un goût excellent, et particulièrement ce peintre espagnol, qui suit l'école de Caravage, si c'est celui qui a peint un saint Martin, à Parme, et qui vivait avec le seigneur Mario Farnèse[503]. «Il faut se tenir ferme, dit-il, afin qu'ils ne se moquent pas du pauvre L. Carrache; il faut se tenir debout avec les entraves.—Je sais bien qu'ils n'ont pas affaire à une personne endormie.»
Cette dernière phrase annonce clairement la crainte qu'il avait de ne pas rester, dans sa vieillesse, l'égal de lui-même.—Le temps approchait où il devait éprouver à la fois les effets de l'âge et les atteintes de ses rivaux et de ses ennemis.
Il venait de terminer, à la voûte de la sixième chapelle de la cathédrale de Bologne, une Annonciation: il paraît que, dans cet ouvrage, il lui était échappé quelques incorrections de dessin. On lui reprochait surtout d'avoir placé de travers le pied de l'ange qui s'incline devant la Vierge. Ce reproche lui fut extrêmement sensible: il s'en ouvre à son confident habituel, avec amertume et tristesse, dans sa dernière lettre du 22 février 1619[504].
«Je suppose que vous avez appris les critiques malveillantes que des peintres envieux ont fait subir à mon tableau de l'Annonciation, pendant que monseigneur le cardinal Aloisi était à Milan[505]. Il me paraît nécessaire d'en instruire le comte Louis Aloisi[506]; et, parce que les membres du chapitre ont refusé de prendre un parti avant le retour du cardinal, j'ai rédigé, et je vous adresse une note explicative de la manière avec laquelle cette affaire demanderait à être traitée. Que votre seigneurie me rende le service de faire, en mon nom, une lettre au comte Louis Aloisi: qu'elle soit convenable et surtout sans arrogance, et comme votre seigneurie sait les écrire; parce qu'elle sera vue à Rome et peut-être à Bologne: fermez-la, et l'envoyez à la poste de Rome, d'où elle sera remise au comte Louis. Veuillez m'excuser et compatir au chagrin qui m'accable, car je suis atteint d'une grande mélancolie. Priez Dieu pour moi dans cette tribulation, et rendez-moi ce service.»
P.S. «Dans le cas où il vous paraîtrait qu'il n'est pas convenable d'envoyer cette lettre, je m'en remets à votre jugement si sûr, et je me conformerai à la résolution que vous aurez adoptée.»
Nous ne savons si don Ferrante Carlo put faire rendre justice à son illustre ami: mais tous les documents historiques s'accordent pour prouver que le grand artiste ne put supporter la honte d'être resté au-dessous de lui-même. Il en mourut de chagrin, dans la nuit du mercredi qui précéda le 16 novembre 1619[507].
Cette mort fut annoncée ce jour-là même, à don Ferrante Carlo, par un de ses amis de Bologne, dont Bottari ne donne pas le nom[508].
«Ce n'est pas sans une vive douleur, écrit-il, que je vous apprends que le seigneur L. Carrache, peintre fameux, et qui vous était si tendrement attaché, a quitté cette vie pour une meilleure, dans la nuit du mercredi, et a été enseveli jeudi soir, avec une grande pompe, la Compagnie de la Vie l'ayant conduit à sa dernière demeure. J'ai appris en même temps la mort et la maladie qui a duré quatre semaines, avec une fièvre continuelle, ainsi que me l'a raconté jeudi matin un de ses vieux serviteurs.»—Il lui dit ensuite qu'il a réclamé le tableau de la Nativité que dori Ferrante Carlo avait fait déposer chez L. Carrache, mais 'sans indiquer si ce tahleau était du peintre; il termine en lui apprenant que déjà on a mis en estampe les funérailles de son ami, comme c'était alors l'usage en Italie, et il lui demande s'il veut en voir un exemplaire[509]»
Une autre lettre adressée à don Ferrante Carlo par le peintre bolonais Alexandre Tiarini, le 7 décembre 1619, vint lui confirmer la perte de son ami[510].
La réputation de Louis Carrache n'a jamais été aussi grande en France qu'en Italie: Félibien[511] le place bien au-dessous de son cousin Annibal, qu'il regarde comme son maître; erreur manifeste, démentie par les contemporains et par les documents les plus certains. C'est ce que prouvent avec beaucoup de force Malvasia[512] et Lanzi. Ce dernier auteur fait de Louis Carrache le plus bel éloge que l'on puisse faire d'un artiste, en le comparant, parmi les peintres, au vieil Homère, «En résumé, dit-il, si l'on doit ajouter foi à l'histoire, Louis Carrache est, dans son école, comme Homère parmi les Grecs, fons ingeniorum[513].»
Le savant Agucchi, l'ami d'Annibal Carrache et du Dominiquin, cité par Malvasia[514], a parfaitement exposé l'état de la peinture avant les Carraches, et les services qu'ils rendirent à l'art, «La connaissance du beau se perdait entièrement, dit-il, et de toutes parts se montraient des manières nouvelles et diverses, toutes également éloignées du vrai et de la vraisemblance, et plus conformes à l'apparence qu'à la réalité des choses; les artistes se contentant d'éblouir les yeux du public par le charme des couleurs, par l'agencement des costumes, prenant à droite et à gauche tantôt une chose, tantôt une autre, pour se faire valoir, le tout avec une grande pauvreté de contours, sans resserrer les différentes parties de leurs compositions, et même souvent avec de grandes fautes. Ils s'éloignaient ainsi de plus en plus de la bonne voie qui conduit au beau. Mais, pendant que l'art était infecté, pour ainsi dire, de tant d'hérésies, et qu'il se trouvait en péril de se perdre, on vit, dans la ville de Bologne, surgir trois hommes qui, étant étroitement liés par les liens du sang, ne furent pas moins unis entre eux et d'accord dans leur résolution d'embrasser, sans craindre la fatigue, toute étude qui pourrait les conduire à la perfection de l'art. Tels furent Louis, Augustin et Annibal Carrache, Bolonais, desquels le premier était cousin des deux autres, qui étaient frères: et comme Louis était le plus âgé d'entre eux, ce fut aussi lui qui s'adonna le premier à la peinture, et c'est de lui que les deux autres reçurent les premiers enseignements de l'art.»
Le même prélat, qui, au dire de Bottari et du chanoine Crespi[515], était célèbre à la cour de Rome pour ses connaissances en littérature, et plus spécialement, pour une singulière intelligence des beaux-arts, qu'il aimait et encourageait, avait proposé à un cardinal[516] de choisir Louis Carrache pour lui confier l'exécution d'un tableau à Saint-Pierre de Rome[517]. Il voulait ainsi procurer au grand artiste un théâtre digne de sa réputation, et, en même temps, glorifier la ville de Bologne, leur patrie commune. «C'est un homme, écrit-il à cette éminence, connu et estimé des principaux peintres de l'Italie, déjà âgé et consommé dans la pratique de l'art, qui a exécuté un grand nombre d'oeuvres éparses en divers lieux, qui s'est particulièrement exercé à faire de grands tableaux pour les églises, et qui, parmi les peintres qui se trouvent aujourd'hui à Bologne, occupe, de leur aveu unanime, le premier rang.»
Ce rang peut d'autant moins lui être contesté, qu'il est le maître d'Augustin et d'Annibal, comme lui les rénovateurs de la peinture, et qu'il partage avec eux la gloire d'avoir formé le Guide, l'Albane, et surtout le Dominiquin, que le Poussin estimait le premier des peintres après Raphaël.
Aussi le Baglione[518], comparant les Carraches au phénix, conclut: «Que la peinture, qui était née sous Raphaël et Michel-Ange, paraissait languissante et comme abattue par le temps, lorsqu'après un grand nombre d'années elle parut renouvelée par les Carraches, pour la gloire de leur siècle.»
De même, le chanoine Bartolomeo Dolcini, l'un des amis des Cavraches, disait d'eux qu'ils étaient: «Lapsanti picturce suffecti Hercules[519].»
Ce Dolcini était, comme don Ferrante Carlo, un grand amateur de tableaux: il avait une galerie qu'il cherchait à enrichir des productions des principaux artistes de son temps. Louis Carrache, peignit pour lui plusieurs compositions. Une lettre qu'il lui écrivait le 27 mars 1599[520] montre quel était le désintéressement de ce grand maître j il ne voulait pas recevoir le prix d'un tableau avant son complet achèvement;—bien différent en cela du Guide et de tant d'autres, qui se faisaient, au contraire, presque toujours payer d'avance.
Le chevalier Gio. Batista Marino, le poëte à la mode du commencement de ce siècle, grand admirateur du talent de Louis Carrache, avait voulu avoir de lai l'histoire de Balmacis et d'Hermaphrodite, représentés nus au milieu d'une fontaine. Pour déterminer le peintre à mettre de côté tout scrupule de pudeur, qui aurait pu l'empêcher d'exercer sa main à peindre un pareil sujet, il lui avait écrit que cette composition était destinée à orner le cabinet d'un grand seigneur, et qu'on ne la montrerait à personne, si ce n'est aux intimes.
Louis Carrache peignit ce tableau: il excita au plus haut degré l'admiration du poëte, qui composa en son honneur ce madrigal, tout empreint de ces concetti qui étaient dans le goût de l'époque;
Aveano ni sè l'acque tranqaille e chiare
Virtù d'inamorare;
Così per l'arte tua, la loro sembianza,
Caracci, ha in te possanza
Di far maravigliare.
Ma, non si sa quai perde oqual avanza,
Il miracol d'amore,
O quel de lo stupore;
Quello in un corpo sol congiunse dui,
Questo divide da se stesso altrui[521].
Le chanoine Crespi, qui rapporte ce madrigal[522], blâme, avec raison, Louis Carrache d'avoir peint ce sujet; mais on doit dire, à la justification de l'artiste, que son talent s'est rarement exercé sur de pareilles compositions.
Fixé à Rome dès 1618, comme on le voit par la dernière lettre de Louis Carrache, don Ferrante Carlo continua de vivre au milieu des artistes. Il y fit la connaissance de Simon Vouët, qui, à l'exemple de beaucoup d'autres peintres français, était venu se former à la grande manière italienne. Don Ferrante Carlo lui donna des lettres de recommandation pour ses amis de Venise, ville que Vouët visita en 1627, à son retour en France. Ces recommandations lui valurent la commande du tableau de l'autel de l'école de Saint-Théodore, patron de Venise. Vouët lui en témoigna sa reconnaissance en lui offrant ses services, et en se mettant à sa disposition pour un tableau[523].
Il est probable que depuis son séjour à Rome don Ferrante Carlo s'était lié avec le Dominiquin, le Guide, l'Albane, et les autres élèves des Carraches. Était-il encore attaché au cardinal Sfondrato? Nous l'ignorons. La seule particularité que nous connaissions de la vie de ce cardinal, c'est qu'il cherchait à réunir les tableaux des artistes en réputation. Félibien raconte que[524] «le Guide avait envoyé à ce cardinal un tableau de son invention, que le cavalier Giuseppino, Gaspard Celio et le Pomerancio, peintres alors considérés dans la cour du pape, avaient beaucoup admiré.» Don Ferrante Carlo n'était peut-être pas resté étranger au goût de son patron, de même qu'il dut contribuer à former et à entretenir celui du cardinal Scipion Borghèse.
Les fonctions qu'il remplissait auprès de ce cardinal, neveu de Paul V, le mirent à même d'encourager les travaux des artistes, en leur faisant obtenir des commandes, soit du pape, soit de son neveu.
Le palais Borghèse avait été commencé, en 1590, par le cardinal Deza: ses illustres et riches possesseurs ne voulurent pas rester en arrière des Farnèse, des Montalti, des Ludovisi, des Aldobrandini, et de tant d'autres grandes familles romaines. Ils le firent orner et embellir avec le plus grand soin, et y réunirent une galerie, qui existe encore, et qui est une des plus belles de l'Europe, puisqu'on y compte plus de quinze cents tableaux originaux des maîtres italiens. Dans cette galerie, l'école de Bologne est dignement représentée. On y admire surtout cette célèbre Chasse du Dominiquin, citée comme un chef-d'oeuvre par l'abbé Lanzi[525], et une Sainte Cécile du même artiste; les Quatre Éléments de l'Albane, un Christ mort et une Charité romaine du Guerchin, deux petites Madeleines et une Tentation de saint Antoine d'Annibal Carrache, et Orco et Norandin, d'après l'Arioste, par Lanfranc.
Don Ferrante Carlo ne resta sans doute pas étranger au choix de ces tableaux fait par le cardinal Borghèse; peut-être le Dominiquin et le Guide durent-ils à sa recommandation d'être employés aux travaux que le même cardinal fit exécuter dans l'église de Saint-Grégoire, sur le mont Celius. Le Dominiquin eut en partage tout ce qui regarde les ornements, qu'il peignit en clair-obscur; et des deux tableaux qu'on y voit, il fit celui où saint André est fouetté par les bourreaux[526].
Mais le peintre avec lequel don Ferrante Carlo se lia le plus intimement fut Lanfranc, qu'il devait connaître depuis longtemps. On sait que cet artiste, né à Parme, avait été réduit, dans sa jeunesse, à entrer au service du comte Horace Scotti, à Plaisance[527]. Appréciant en connaisseur les dispositions que ce jeune homme montrait pour la peinture, ce, seigneur le mit sous Augustin Carrache. Don Ferrante Carlo, qui allait souvent de Crémone à Bologne, l'y reconnut dans l'académie des Carraches. Lorsqu'il fut fixé à Rome, Lanfranc fut chargé par le pape Paul V de grands travaux à l'église de Sainte-Marie-Majeure et au palais de Monte-Cavallo. Peut-être, Lanfranc dut-il en partie à la recommandation de son ami d'avoir obtenu les fresques de la coupole de Saint-Andrea-della-Valle, à Rome, au préjudice du Dominiquin, qu'il était destiné à supplanter pendant sa vie et après sa mort.
On peut regretter que le Dominiquin n'ait pas exécuté ce travail. Toutefois Félibien, qui vit la coupole de Saint-Andrea-della-Valle quelques années après son achèvement, en témoigne une haute admiration. «C'est une chose surprenante, dit-il[528], de voir comment toutes les figures, dont les plus proches ont trente palmes de haut (environ six mètres trente centimètres), sont bien proportionnées, et diminuent si conformément à leurs différentes positions, à leurs raccourcissements et à leurs distances.
Cette coupe paraît, dans son ouverture, d'une longueur si extraordinaire, qu'elle représente un grand espace de ciel, où la vue se porte insensiblement jusqu'au plus haut de la Gloire. Au milieu de cette Gloire paraît l'Humanité adorable de Jésus-Christ, qui est la source de toute lumière qui se répand, et qui éclaire les corps qui sont dans ce grand ouvrage, dont l'harmonie des couleurs et des lumières est conduite d'une manière qu'on ne voit pas dans de pareils sujets.»
Lanfranc quitta Rome en 1634 pour se rendre à Naples, où il était appelé par les jésuites de cette ville pour y peindre leur coupole du Gesù Nuovo.
C'est à partir de cette époque, que s'établit entre le peintre et don Ferrante une correspondance qui ne se termina qu'au mois d'avril 1641, terme présumé de la mort de don Ferrante Carlo. Malheureusement, nous ne trouvons pas dans le recueil de Bottari les lettres de ce dernier, à l'exception d'une seule; mais celles écrites par Lanfranc présentent des détails fort intéressants.
Par la première, datée de Naples, mars 1634[529] lui annonce son arrivée dans cette ville avec une partie de sa famille. Il dit qu'il y est bien vu et bien accueilli, et que sa satisfaction serait complète s'il n'était pas assiégé par le souvenir, non-seulement de sa patrie et de Rome, mais des amis et patrons qu'il a quittés: au nombre de ces derniers, il lui laisse à décider s'il ne doit pas le regretter plus particulièrement que tous les autres, lui qui, non-seulement est si aimable et si obligeant, mais qui lui a été si utile dans toutes les occasions. Aussi, espère-t-il qu'il ne l'oubliera pas pendant son absence.—Ce passage prouve que des relations d'intimité étaient depuis longtemps établies entre Lanfranc et don Ferrante Carlo.
La fin de la lettre exprime plus vivement encore le sentiment de regret profond qui s'était emparé de l'artiste, privé à Naples de ses douces habitudes de Rome: «Lorsque j'étais à Rome, l'escalier qui conduit à votre appartement m'a souvent empêché, par crainte de la fatigue, de me rendre chez vous pour y profiter de votre conversation si intéressante; mais, aujourd'hui, cet obstacle ne me paraît plus rien du tout, et je réfléchis en moi-même à ma grande paresse, dont je me repens maintenant. En vérité, pendant que je vous écris, il me semble que je suis avec vous et que je vois vos manières si affables, lesquelles sont comme ces choses qu'on n'estime pas assez lorsqu'on les possède en abondance, mais qu'on désire d'autant plus fortement lorsqu'on est loin comme je le suis, et qu'on doute de retrouver tant de bonheur. Toutefois, j'espère que Dieu m'accordera de pouvoir en jouir comme par le passé.»
Il paraît que Lanfranc avait été très-bien accueilli par les jésuites de Naples, et qu'il refusait toute recommandation pour le général de l'ordre, espérant pouvoir se passer de ces protections qui engagent et obligent. Don Ferrante Carlo, qui apercevait cette disposition d'esprit de son ami, cherche à la combattre dans la seule lettre que Bottari nous ait conservée de lui. N'étant point, comme l'artiste, un peu aveuglé par les succès et l'amour-propre, et connaissant mieux les hommes, il lui écrit le 18 juin 1635[530], pour lui conseiller de se mettre bien avec le général des jésuites, de la prudence et de la bonté duquel il est en droit d'espérer une honorable satisfaction des grands travaux qu'il a entrepris. «Et quoique, continue-t-il, vous refusiez toute recommandation et tout autre moyen à employer auprès de ce très-révérend père, il ne lui déplaira pas, et il vous sera très-utile, que le père Gio. Bat. Ferrari interpose, lorsqu'il en sera temps^ ses bons offices, ainsi qu'il est disposé à le faire pour l'amitié qu'il vous porte, et pour la grande estime qu'il fait de votre mérite. Ce père désire obtenir, pour garder parmi les souvenirs qu'il conserve d'excellents artistes, un dessin bien ordonné de votre main. Il n'est pas nécessaire que je m'évertue à vous faire comprendre combien il vous importe d'entretenir l'affection de ce personnage: car sa plume délicate et cultivée peut, à bon escient, rivaliser avec votre glorieux pinceau, et contribuer à vous maintenir dans la possession de l'immortalité, que vous vous êtes acquise par tant de travaux fameux.»
Le père Ferrari, auteur de l'ouvrage intitulé Les jardins des Hespérides[531], était un jésuite de beaucoup d'esprit et de goût. Lanfranc lui fit le dessin qui se voit gravé dans cet ouvrage, et il est probable que, de son côté, le révérend père s'en montra reconnaissant, en patronnant l'artiste auprès du général de son ordre.
C'est dans cette même lettre, que don Ferrante Carlo apprend à Lanfranc, qu'il est de nouveau attaché au service de la chambre du cardinal Borghèse, et que cette éminence lui a fait don, spontanément, d'un bénéfice simple, à Saint-Grégoire, al clivo di scauro, à l'autel privilégié, où est le tableau d'Annibal Carrache. Ce tableau lui remet en mémoire de rappeler à Lanfranc le dessin des quatre triangles de la coupole (du Gesù nuovo), en grande feuille, qu'il lui avait apparemment promis.
Cette coupole ne fut terminée qu'en 1636, ainsi que Lanfranc l'annonce à don Ferrante Carlo par une lettre du 18 juin de cette année. Il paraît qu'il n'éprouva aucune difficulté de la part du général des jésuites, homme, dit-il, d'un caractère bienveillant et fort habile en pareille matière» Mais cette oeuvre immense n'était pas destinée à durer longtemps. Quelques années après son achèvement, la coupole s'écroula, entraînant dans sa chute toutes les peintures: il ne reste aujourd'hui de cette grande composition que les anges qui ont été gravés[532].
L'année suivante, Lanfranc eut recours à son ami, pour arranger une affaire assez délicate, et qui pouvait compromettre sa réputation. Voici à quelle occasion.—Dans le mois de Juillet 1637[533], un seigneur nommé Hippolyte Vitelleschi, se trouvant à Naples, vint rendre visite à l'artiste, et voyant dans son atelier une Madeleine qu'il avait apportée de Rome pour s en servir comme de modèle, parmi d'autres saintes qu'il voulait représenter dans là coupole du Gesù nuovo, il s'engoua tellement de cette figure qu'il voulut l'avoir, et il l'obtint pour soixante ducats, ou cinquante-huit écus romains[534]. Ce prix n'avait rien d'excessif, puisque, si l'on en croit Lanfranc, il avait souvent vendu des copies de ses tableaux, faites de sa main, au delà de cent écus. Mais cette Madeleine était très-connue à Rome; elle était de la jeunesse de l'artiste, et, ainsi qu'il en convient lui-même dans sa lettré du 17 octobre 1637[535], elle ne lui paraissait pas digne d'être exposée à l'académie de cette ville. Peut-être aussi les envieux qu'il avait laissés à Rome avaient-ils persuadé au seigneur Vitelleschi que ce tableau ne valait pas le prix qu'il en avait donné. Quoi qu'il en soit, et comme il arrive souvent à ceux qui, sans réfléchir, se montrent entichés d'une chose, ce seigneur avait renvoyé le tableau à Naples, en faisant demander à Lanfranc de le reprendre. L'artiste se trouvait fort embarrassé: en homme délicat et désintéressé qu'il était, et blessé d'ailleurs dans son amour-propre d'artiste, il aurait bien voulu pouvoir rendre l'argent qu'il avait reçu. Mais, malheureusement pour lui, vivant au jour le jour, et sans faire d'économies, il avait déjà dépensé les ducats qu'il croyait, avoir bien gagnés. Aussi, désirait-il extrêmement que son ami don Ferrante Carlo trouvât quelque moyen, tout en préservant sa réputation, de le dispenser de rendre la somme qu'il avait reçue. «J'ai pensé, lui écrit-il, que le moyen que vous pourriez employer avec succès serait, ou de montrer au seigneur Vitelleschi qu'il a cédé, sans le vouloir, à l'influence des peintres mes envieux; ou bien, de lui persuader qu'il ferait bien de me laisser cet argent pour un autre tableau que je ferais plus à son goût. Mais, il faudrait dire ces choses comme venant de vous-même, et lui faire connaître que j'ai donné ordre de le rembourser. Jusqu'à présent, ce seigneur ne me réclame rien; mais je tiens essentiellement à ne pas être perdu de réputation. C'est pourquoi je vous prie, par l'amitié que vous me portez, de vouloir bien vous charger de cette négociation, sachant que là où vous vous employez, et où vous vous faites porteur de paroles, vous avez le talent de fermer la bouche, de ramener les esprits, et d'obtenir ce que vous voulez.»
Malgré l'habileté des moyens que l'artiste avait suggérés à son ami, pour s'assurer la conservation des soixante ducats, il ne paraît pas qu'il les ait gardés. Sa lettre, du 17 octobre 1637, nous apprend, qu'il fut obligé de restituer le prix de la Madeleine, restitution qu'il opéra par l'entremise de son frère Egidio, avec le plus grand regret, et, comme il le dit lui-même, «con la lacrima su l'occhio[536].»
Il paraît que ces peintres, jaloux des succès de Lanfranc à Naples, ne se bornaient pas à critiquer ses tableaux et à les lui faire reprendre. Ces bons amis de cour avaient répandu, à cette époque, le bruit de sa mort, qu'ils attribuaient charitablement à des excès de tous genres.—Dans une lettre du 10 décembre 1637[537], il rassure son ami sur sa santé, le remercie des bons conseils qu'il lui avait adressés, et le prie de se tranquilliser, «attendu qu'à Naples, on ne fréquente ni les réunions, ni les hôtelleries, ni d'autres lieux, parce que ce n'est pas l'usage.»
Il était alors en faveur auprès de l'ancien vice-roi, le comte de Monterey, qui s'était retiré à Pouzzoles, et auprès de son successeur. Le premier lui continuait sa protection, et venait de lui commander deux nouveaux tableaux pour le roi d'Espagne, faveur qu'il n'avait encore accordée à aucun des artistes qu'il avait employés; l'autre lui avait demandé un petit dessin, en lui témoignant beaucoup de courtoisie et de bienveillance.
Cette cour de Naples était alors agitée par les troubles qui précédèrent la révolte de Mazaniello: elle était néanmoins très-brillante. Lanfranc raconte qu'à la sortie du comte de Monterey pour Pouzzoles, il fut accompagné par d'innombrables carrosses à six chevaux, avec des livrées bizarres, la suite la plus imposante et tous les honneurs qu'on aurait rendus au roi lui-même. Et cependant, ce jour-là, il faisait un temps affreux j la foudre tomba sur les deux châteaux (Saint-Elme et de l'OEuf), et brûla les drapeaux et les mâts qui les soutenaient. C'est pendant cet orage que le comte de Monterey sortit de Naples, s'avançant avec sa suite au milieu des nuages et des éclairs qui sillonnaient la terre, et qui ajoutaient la terreur à l'imposante beauté du cortège[538].
Bien que Lanfranc fût fixé à Naples pour terminer les grands travaux qu'il y avait entrepris, il s'échappait quelquefois de cette ville bruyante et plus livrée au luxe qu'au culte des arts, et il revenait à Rome reprendre ses douces habitudes et ses anciennes relations. Il était alors dans toute la force de son talent, et avait peine à suffire aux commandes qu'il recevait de toutes parts. Aussi, ne pouvait-il pas rester longtemps de suite dans la capitale des arts, obligé qu'il était de mener à bonne fin les immenses entreprises auxquelles il travaillait à Naples depuis plusieurs années.
Au mois d'août 1639, il était reparti précipitamment de Rome pour retourner dans cette ville. Il y arriva au milieu d'une terrible éruption du Vésuve; il là raconte à son ami dans sa lettre du 23 août de cette année[539]. Le volcan s'était ouvert et avait donné passage à un fleuve de lave, qui, coulant sur une étendue de plus de six milles, avait détruit et entraîné des palais, des églises, des maisons de campagne en grand nombre, et des villes presque tout entières.
Ce spectacle sublime rappela au peintre le désir que lui avait manifesté son ami de posséder une vue du Vésuve[540]: il en chercha de tous côtés une qui fût digne de lui être offerte, et n'en trouva aucune, même chez les artistes qui, alors, comme aujourd'hui, faisaient profession d'exécuter exclusivement ce genre de tableaux. Il finit par en voir dans le palais un qui lui parut meilleur que les autres, parée qu'il se rapprochait le plus de la nature. Il demanda de quel maître il était: les uns lui dirent que le peintre était mort, et les autres que le tableau était de Joseph Ribera[541]. Quoi qu'il en soit, ne pouvant avoir ni le tableau original, ni le maître qui l'avait exécuté, Lanfranc obtint la permission d'en prendre une copie. Il la fit faire par un de ses élèves, et après l'avoir retouchée[542], il l'adressa dans le mois d'août 1638 à son ami, en s'excusant de lui envoyer si peu de chose et en lui promettant de se mettre à sa disposition pour une oeuvre plus importante et de meilleur goût.
A cette même époque, Lanfranc eut recours au crédit que don Ferrante Carlo avait sur son patron, le cardinal Borghèse, pour le tirer d'une difficulté sérieuse qu'il avait avec les moines[543] de Saint-Martin de Naples. Cet artiste était surtout recherché pour peindre, dans les voûtes des églises et dans les dômes des coupoles, ces immenses compositions qui font encore aujourd'hui l'étonnement de ceux qui les admirent. Il avait donc été chargé par les moines de Saint-Martin, couvent situé sur l'un des points les plus élevés de Naples, de peindre à fresque leur église. Il y avait représenté les douze Apôtres, en pied; et dans une grande lunette, le mont Calvaire avec notre Seigneur, les larrons, la foule et les bourreaux qui s'apprêtent à consommer le sacrifice; les Maries et un grand nombre de personnages qui assistent à ce spectacle; ensuite, sur toute la voûte de l'église et des côtés, des scènes variées[544], peintures que Bottari trouve admirables[545].
Travaillant avec sa fougue ordinaire, le grand Frescante avait terminé cette oeuvre immense, et néamoins les moines ne lui avaient encore donné qu'un faible à-compte. Vivant à Naples en grand seigneur, l'artiste ne pouvait pas attendre: il se vit donc forcé, une première fois, de s'adresser, par l'intermédiaire de son ami, au cardinal Borghèse, lequel, interposant ses bons offices, avait fait payer à Lanfranc la moitié de ce qui lui restait dû, c'est-à-dire huit cents ducats. Les moines avaient, en outre, promis au nonce apostolique, à Naples, qui s'était chargé de cette première négociation, de satisfaire entièrement le peintre quinze jours après ce premier payement.—Mais ils n'en avaient rien fait: plus de huit mois s'étaient écoulés depuis cette époque, et lorsque Lanfranc s'était présenté pour recevoir les huit cents ducats qui lui restaient dus, il avait éprouvé du prieur un refus outrageant, suivi bientôt d'un procès et de plusieurs autres, intentés avec un éclat et un scandale sans exemple.
Ce débat pouvait porter une atteinte profonde à la réputation de l'artiste et à son honneur. En effet, les moines l'accusaient d'avoir exécuté ses peintures à sec, au lieu de les avoir faites à fresque, ainsi que le portait leur traité. Cette accusation était des plus graves. En France, où généralement on appelle peintures à fresque toutes celles qui sont destinées à ne pas être changées de place, qu'elles soient à l'huile, à la cire ou à la détrempe, mais exécutées à sec sur la muraille, sur bois ou sur tout autre fond, on ne comprendra peut-être pas bien toute l'importance du reproche adressé à Lanfranc. Mais, en Italie, où, de tout temps, la véritable peinture à fresque, c'est-à-dire celle exécutée sur place, sans préparation, sur un enduit frais appliqué à un mur, et en même temps que cet enduit, a été préférée, pour les monuments, à la peinture à l'huile et sur toile, l'accusation dirigée contre Lanfranc était de nature à nuire extrêmement à sa réputation. On sait que les plus grands peintres italiens ont toujours placé là fresque, pour la difficulté de l'exécution, avant la peinture sur toile. Le Dominiquin a passé la plus grande partie de sa vie à peindre à fresque[546]; Annibal Carrache s'est immortalisé surtout par les fresques du palais Farnèse; Raphaël a laissé au Vatican, à la Farnésine et ailleurs, des preuves de sa supériorité pour ce genre de peinture; et le sublime peintre du Jugement dernier, Michel-Ange, méprisait, dit-on, la peinture à l'huile, et ne la jugeait pas digne de son génie. Lanfranc était donc perdu de réputation, s'il demeurait prouvé qu'au lieu d'improviser à fresque les peintures de Saint-Martin, il avait pris son temps pour les exécuter lentement à sec, en les retouchant et en les corrigeant tout à son aise. Aussi, cette accusation le transportait d'indignation, et il la repoussait avec mépris, invoquant le témoignage de toutes les personnes qui l'avaient vu travailler, et, entre autres, du cardinal Brancaccio, du seigneur don Francesco Peresa, de monseigneur Herrera et principalement du seigneur Gio. Francesco Romanelli, célèbre peintre de Viterbe qui, se trouvant à Naples, était allé visiter Lanfranc, et, pour mieux juger son travail, était monté sur son échafaud.
Il est difficile de croire que Lanfranc eût osé invoquer le témoignage de tant de connaisseurs s'il n'eût pas eu cent fois raison. D'ailleurs, les grandes fresques qu'il avait précédemment exécutées à Rome et à Naples prouvent à elles seules ce dont il était capable. Aussi, se plaignant avec amertume à son ami du procédé des moines de Saint-Martin qui au moyen du procès qu'ils lui avaient intenté, prétendaient non-seulement ne pas lui payer ce qui restait dû, mais lui faire rendre ce qu'il avait déjà reçu, il ajoute, dans sa lettre du 30 août 1639: «Maintenant, voyez s'il est possible d'agir avec plus d'inhumanité, pour ne pas dire autre chose; tandis que j'ai fait mon devoir avec tant d'amour et de diligence, n'ayant pas même gagné mes dépenses, travaillant seulement pour la gloire et pour une gratification qui m'était promise verbalement; aujourd'hui, voyez quelle sorte de gratification ils m'offrent, voulant m'enlever ma réputation, mon bien et jusqu'à la vie, par le chagrin qu'ils me causent. Je m'en remets aux bontés de Son Excellence, et à votre bienveillance, afin que vous lui représentiez le triste cas où je me trouve, et dont je l'ai déjà entretenue par l'entremise de monseigneur Pancirolo[547].»
Dans sa lettre du 30 août 1639, Lanfranc n'avait pas dit à don Ferrante Carlo quelle était la cause de ce scandaleux procès; il la lui apprend dans celle du 11 septembre suivant.
«Seigneur chevalier, mon patron, je vous dirai en confidence, et vous pouvez le redire, si cela est nécessaire, à Son Excellence, quelle est la cause des désagréments que j'éprouve. Dans le commencement de mon entreprise, j'étais bien avec l'architecte ou sculpteur des moines de Saint-Martin, et, par son moyen, j'étais également bien avec les moines. Mais, ayant marié à Giuliano Finello[548] ma fille aînée, qui était recherchée par l'architecte du couvent pour un de ses fils, artiste peu avancé, mais jeune homme distingué, je me suis brouillé avec cet architecte, et, par suite, avec les pères, lesquels ne font, soit ostensiblement, soit en secret, que ce que leur conseille cet homme. En outre, mon gendre Giuliano est employé dans les occasions les plus importantes, à cause de son mérite, d'où il résulte une grande jalousie dont je suis la victime dans cette circonstance. J'ai cru devoir vous faire connaître toute la vérité, parce qu'il n'est pas vraisemblable que je puisse être maltraité, alors que j'ai fait tous mes efforts pour exécuter ces peintures le mieux que j'ai pu, et mieux que dans toutes les autres occasions. En outre, j'ai eu la fatigue de monter chaque jour, matin et soir, au sommet d'un mont escarpé, et de travailler à Une oeuvre immense et très-fatigante. Si je plaide, je ne doute pas que je gagnerai mon procès, mais avant d'obtenir justice ils me ruineront. C'est pourquoi je vous supplie de prier Son Excellence d'user de son autorité, et de daigner écrire un second billet à ces moines qui, lui ayant promis de me payer quinze jours après la réception du premier, ont attendu plus de huit mois, et non-seulement refusent de le faire, mais, usant de toute leur influence, vont jusqu'à ternir ma réputation par des mensonges et des calomnies de toutes sortes. Je vous supplie donc de me rendre ce service, auquel j'attache la plus grande importance pour plusieurs raisons, et duquel Dieu saura vous récompenser.»
Nous ignorons si la puissante intervention du cardinal Borghèse détermina les moines de Saint-Martin à abandonner leurs prétentions. Ce que nous savons, c'est que la vue des peintures de Lanfranc, parfaitement intactes et brillantes encore aujourd'hui, après plus de deux siècles, donne le démenti le plus éclatant à l'injuste accusation, que la jalousie et l'intérêt particulier d'un artiste subalterne avaient eu l'art de susciter, et que l'avarice ou l'ignorance des moines avait trop facilement accueillie.
La correspondance de Lanfranc avec don Ferrante Carlo se trouve interrompue du mois d'août 1639 jusqu'au 19 avril 1641. Pendant ces deux années, le peintre fit de fréquents voyages à Rome, où il exécuta de nombreuses commandes. Revenu à Naples au commencement de 1641, il était dans cette ville au moment de la mort du Dominiquin, qui eut lieu le 15 avril de cette année.
Ce grand peintre, appelé à Naples en 1629 pour y peindre la chapelle du trésor de Saint-Janvier, avait été en butte à la jalousie de l'Espagnolet et des autres artistes fixés dans cette ville, qui saisissaient toutes les occasions de lui nuire, en critiquant son travail et en attaquant sa réputation. Dans l'été de 1639, ne pouvant plus résister à tant d'intrigues, il avait quitté Naples secrètement pour retourner à Rome, abandonnant sa femme et sa fille, comme des otages à la merci de ses ennemis. Il ne revint qu'une année après; mais, lorsqu'il fut de retour, il eut à essuyer tant de déboires, qu'une profonde mélancolie s'empara de son âme et le conduisit au tombeau. Il laissait inachevée la coupole de Saint-Janvier; quoiqu'il y eût travaillé pendant plus de onze années, elle était à peine à moitié faite.
Depuis longtemps, Lanfranc s'était montré jaloux du Dominiquin. A l'époque où ce dernier fit à Rome son tableau de la Communion de Saint Jérôme, que le Poussin admirait à l'égal de la Transfiguration de Raphaël et de la Descente de croix de. Daniel de Valterre[549], Lanfranc avait fait graver à l'eau-forte par François Perler, son élève, le tableau d'Augustin Carrache représentant le même sujet: «croyant par ce moyen, dit Félibien, prouver plus fortement que ce que le Dominiquin avait exposé n'était qu'un larcin qu'il avait fait à son maître[550].» L'abbé Lanzi ajoute, qu'en répandant les copies de cette eau-forte, Lanfranc, principal instigateur de ces intrigues, opposait aux oeuvres du Zampieri ses inventions toujours nouvelles, et mettait en regard de la lenteur et de l'irrésolution de son rival, la fougue et la célérité de son exécution[551].
La rivalité établie entre les deux artistes avait éclaté surtout à l'occasion des peintures de la coupole de San Andréa della Valle. Dans l'origine, le cardinal de Montalte, qui avait fait construire cette église, avait choisi le Dominiquin pour faire les tableaux dont il voulait qu'elle fût embellie. Mais ce cardinal étant mort en 1623, Lanfranc trouva moyen d'obtenir qu'il peindrait la coupole, sous prétexte que le Dominiquin ne pourrait pas achever lui seul de si grands travaux pour l'année sainte, le jubilé de 1625. «Il en avait néanmoins, ajoute Félibien[552], fait déjà tous les dessins, et ce ne fut pas sans déplaisir qu'il vit Lanfranc travailler à sa place.»
Malgré cette rivalité, on ne trouve, dans les lettres de Lanfranc à don Ferrante Carlo, rien qui indique des sentiments de haine contre le malheureux Dominiquin, ou qui laisse percer l'intention de lui nuire à Naples. Au premier aperçu, il peut paraître extraordinaire que, quatre jours seulement après la mort du Zampieri, Lanfranc ait été chargé de terminer les peintures de la coupole de Saint-Janvier; mais si l'on considère que cet artiste était connu depuis longtemps comme le plus habile peintre des coupoles, et qu'il venait d'exécuter à Naples même, avec le plus grand succès, celles du Gesù Nuovo et de l'église de Saint-Martin, on ne sera plus surpris de ce choix.
Il l'annonce à son ami dans une lettre du 19 avril 1641[553]: «J'ai eu, lui écrit-il, des nouvelles de votre santé par Egidio (son frère); il a dû vous apprendre la mort du Dominiquin, lequel a laissé son oeuvre inachevée; lourde tâche pour son successeur, car la peinture, par suite des nombreuses retouches dont il l'a surchargée pendant tant d'années, tombe en ruine. En outre, les seigneurs députés en étant peu satisfaits, vont la revoir maintenant avec le plus grand soin, et, comme on dit, lui compter les poils. Quant à moi, ayant à examiner et à estimer l'oeuvre d'un autre, je suis décidé à lui nuire le moins que je pourrai, et même je lui viendrai en aide, comme je voudrais qu'on en usât à mon égard; bien que le Dominiquin, pendant sa vie, ne méritât pas qu'on s'occupât de lui, et que vous sachiez sa conduite envers moi. Cependant, je ne lui ai pas gardé rancune de son vivant, et je le ferais encore moins après sa mort, puisque j'ai toujours désiré d'être son ami, et que je n'ai jamais rien fait contre lui. Maintenant, les seigneurs députés m'ont imposé le fardeau de terminer cette oeuvre. Rien ne me retenait à Rome et ne m'empêchait de me rendre à Naples dans cette saison. Le Dominiquin a eu, pour ce travail, dix-huit mille ducats en onze ans, et moi, j'en ai gagné trente mille en sept ans et demi. Je le dis ici, parce que je sais que vous en avez causé avec Egidio, lui manifestant votre étonnement de ce qu'il ne m'en reste pas davantage. Mais le Dominiquin n'avait pas les dépenses que j'ai; de plus, il faut considérer qu'avec mille ducats on ne peut se faire que huit luoghi di monte[554], eu égard à la dépréciation des monnaies et à la valeur des monti. Vous pourrez m'objecter qu'il y a trop de différence entre l'un et l'autre (le Dominiquin et moi). Je vous répondrai que toutes les fois que le Dominiquin a eu à commander une paire de vêtements, moi, j'en ai eu à commander sept paires[555], et cela m'arrive tous les jours. Je ne parle pas de la vie si retirée qu'il a menée pour s'enrichir, car je la tiens pour une conduite honteuse, ce qui apparaît par la fin qu'il a faite. Il n'a pas marié de fille, et moi je l'ai fait: il n'a pas voyagé comme moi, et chaque voyage m'a coûté, l'un dans l'autre, un millier de ducats au moins, dépense qui est toujours venue à contre-temps. Je vous dirais bien une autre chose, et puisque vous pouvez facilement vous la figurer, je ne puis m'empêcher de vous mettre dans la confidence: c'est que si le Dominiquin avait eu une femme du caractère de la mienne, il n'aurait pas même conservé de quoi se faire enterrer; et pourtant, on ne manquera pas de dire, en toute occasion, que je n'ai jamais rien mis de côté.
Je me console en pensant que d'autres maris ont été accablés, si ce n'est par de semblables êtres, tout au moins par la même conduite. Vous voyez que je ne vous ai jamais parlé avec une franchise plus entière; mais de voir que jamais, jamais cela ne finit, et que vous me donnez l'occasion de vous ouvrir mon coeur, je n'ai pu me contenir.»
Cette lettre montre que si Lanfranc était heureux de ses succès d'artiste, il était loin de trouver le bonheur dans son intérieur, puisque la signora Cassandra, sa femme, ne savait que dépenser ce qu'il gagnait avec tant de travail.
Malgré les protestations d'impartialité qu'affectait Lanfranc pour l'oeuvre du Dominiquin, il perce dans ses paroles une jalousie mal déguisée, et un désir de faire détruire cette peinture de Saint-Janvier qui, suivant ses expressions, tombait en ruine[556].
Sa lettre du 23 avril 1641[557] est empreinte des mêmes sentiments: «Je vous ai informé, dit-il, de la mort du Dominiquin et du choix qui a été fait de moi pour terminer l'oeuvre qu'il avait commencée. Mais je crois nécessaire de vous écrire de nouveau, relativement, à ce que j'avais entendu dire, que les seigneurs députés voulaient lui revoir le poil, parce que ce n'est pas la vérité. Au contraire, les députés s'efforcent de traiter les héritiers avec beaucoup de bienveillance; des arbitres ayant été choisis départ et d'autre pourvoir l'ouvrage, et pour donner satisfaction s'il y à lieu. En vous écrivant la première fois, je vous ai rapporté ce que j'avais entendu dire: aujourd'hui, j'ai vu par moi-même; il n'y a pas tant de mal que je le pensais: c'est une belle oeuvre. Il est vrai qu'il y a des choses tirées par les cheveux, et que, par suite du temps si long qu'il a employé à ce travail, les parties terminées les premières paraissent déjà vieilles et passées[558], tandis que le reste n'est pas fini. La coupole est à moitié, je veux dire à moitié faîte, et la partie qui s'y trouve exécutée est la moins bonne, étant fort ordinaire et à ce degré d'avancement, tel, qu'à proportion des autres choses achevées, il lui aurait fallu encore une fois plus de temps pour la terminer, car on y remarque une grande lassitude dans la manière de finir. Malgré cela, les députés agissent avec beaucoup de bienveillance, quoiqu'ils aient eu de grands désagréments avec le mort, parce qu'il traînait son travail en longueur, et qu'il refusait même qu'on lui fournît l'or et les stucs qui doivent orner cette composition, ne voulant pas que d'autres que des Bolonais, ses élèves, entrassent pour travailler à cette chapelle, tenant les autres pour suspects. Les choses étaient arrivées à ce point que, de guerre las, les députés voulaient la faire ouvrir, décidés à jouir de sa vue, tout inachevée qu'elle était, plutôt que d'attendre pour donner ce travail aux Bolonais. Ils étaient d'autant mieux fondés à agir ainsi, qu'il y a ici des artistes excellents, à ce point que, depuis très-peu de jours, ils ont déjà fait beaucoup de besogne, et bien.»
Il n'est pas difficile de comprendre, après cette dernière lettre, par quelle cause les peintures commencées par le malheureux Dominiquin furent totalement détruites après sa mort. Malgré les réticences étudiées de Lanfranc, son ancienne jalousie perce à chaque ligne. Si les peintures de la coupole de Saint-Janvier étaient gâtées par des retouches et des empâtements[559]; si elles paraissaient déjà vieilles et passées, si elles menaçaient de tomber d'elles-mêmes, il fallait nécessairement les faire disparaître, et les remplacer par une oeuvre nouvelle. Lanfranc craignait peut-être la comparaison qui se serait établie dans l'enceinte de la même coupole, entre ses fresques et celles de son ancien rival. Supérieur surtout par l'expression, partie de l'art si importante, et dans laquelle le Dominiquin ne le cède pas au divin Raphaël[560], ce grand artiste possédait, en outre, quoi qu'en puisse dire Lanfranc, des qualités éminentes pour l'ordonnance, comme pour l'exécution de ses compositions. Tout en rendant justice au talent grandiose de Lanfranc pour peindre les immenses scènes qui remplissent les églises et les coupoles, tout en admirant la fougue de son imagination, la force de son pinceau, et son exécution facile et brillante, la postérité, plus juste que ses contemporains, a confirmé le jugement qu'avait porté du Zampieri l'illustre prélat Gio. Bat. Agucchi, lorsqu'il disait que sa valeur ne serait bien appréciée qu'après sa mort[561].
La destruction des peintures qu'il avait exécutées à la coupole de Saint-Janvier est donc une perte irréparable pour l'art, en même temps qu'elle atteste jusqu'à quel degré de rancune peut être portée la rivalité qui s'élève entre de grands artistes.
Il paraît, au surplus, que les députés commis pour l'examen de ces peintures, loin de se montrer favorables aux héritiers du Dominiquin, ainsi que l'écrit Lanfranc, exigèrent d'eux, par une injustice extraordinaire, la restitution de la plus grande partie de l'argent que le malheureux artiste avait reçu de son travail[562].
Lanfranc, chargé de décorer la coupole de nouvelles peintures, s'acquitta de cette tâche avec son talent ordinaire; et, pour ceux qui ignorent que ses fresques remplacent celles du Dominiquin, l'admiration peut se donner carrière sans mélange de regrets.
Il quitta Naples en 1646, pour venir à Rome assister à la profession d'une de ses filles qui se faisait religieuse[563]. Retenu dans cette ville par la révolte des Napolitains contre les Espagnols, il y entreprit les peintures de Saint-Charles dei Catinari, qu'il acheva en six mois de temps, et il mourut le jour même de la fête de ce saint, le 29 novembre 1647, où l'on découvrit ses peintures[564].
Don Ferrante Carlo l'avait probablement précédé dans la tombe depuis plusieurs années. La lettre du 23 avril 1641, que nous avons traduite plus haut, est la dernière que Lanfranc lui ait adressée. Mais, telle est l'obscurité qui entoure la vie de cet ami de tant d'illustres artistes, qu'il nous a été impossible de trouver la date de sa mort.
L'existence de cet excellent homme s'est écoulée, nous l'avons vu, à l'abri de toute ambition, partagée seulement entre l'accomplissement de ses devoirs et sa douce passion pour les arts et les lettres. Son inépuisable bienveillance, sa discrétion, son affabilité lui assurèrent, pendant plus de quarante ans, des amis dévoués parmi les principaux artistes de son siècle; et la pureté de son goût, la sûreté de son jugement, ne furent sans doute pas sans influence sur ceux avec lesquels il vécut si longtemps dans l'intimité: à tous ces titres, nous nous félicitons d'avoir rappelé son nom, oublié depuis plus de deux siècles, au respect de la postérité.
LE COMMANDEUR CASSIANO DEL POZZO
Dans son panégyrique du commandeur del Pozzo[565], Carlo Dati commence par rappeler à ses auditeurs que l'homme ne possède rien autre chose en propre que le temps. Prenant texte de cette maxime, qui n'était pas plus neuve au dix-septième siècle qu'aujourd'hui, le savant seicentiste se lamente sur la brièveté de la vie humaine, sur la vanité des choses d'ici-bas, et conclut que l'homme sage seul domine et possède le temps, parce qu'il sait jouir par la mémoire des douces productions du passé, qu'il sait bien user du présent par ses oeuvres, et qu'il dispose prudemment de l'avenir par sa prévoyance. Tel fut, ajoute-t-il, le commandeur Cassiano del Pozzo: l'amour qu'il voua pendant toute sa vie à l'antiquité, le soin qu'il prit d'en recueillir et d'en conserver les plus précieux restes, les bienfaits qu'il ne cessa de répandre, avec la plus grande générosité, sur ses contemporains, et particulièrement sur les artistes; sa courtoisie, sa discrétion et ses autres vertus, lui assurent l'admiration de la postérité. Aussi le panégyriste n'hésiste-t-il point à affirmer que Cassiano del Pozzo a non-seulement triomphé du temps, mais doit être proposé comme la lumière et le soutien des siècles passés, comme l'ornement et l'exemple du présent, et comme le plus parfait modèle à citer aux générations à venir.
En dépit de ces éloges, le souvenir du bon commandeur est quelque peu oublié de nos jours. Cependant, il est incontestable que, de son temps, del Pozzo a rendu les plus grands services aux lettres, aux sciences et aux arts. Comme amateur, son influence a été très-considérable sur les principaux artistes du dix-septième siècle; enfin, pour nous autres Français, sa liaison intime avec le Poussin, continuée sans interruption pendant près de trente-quatre années et rompue seulement par la mort, rend sa biographie particulièrement intéressante.
Ces considérations nous ont engagé à faire de la vie de cet homme illustre une étude approfondie.
Cassiano del Pozzo naquit à Turin vers la fin du seizième siècle. Il appartenait à une noble et très-ancienne famille du Piémont. Au nombre de ses ancêtres, il comptait des cardinaux et des évêques, des guerriers illustres, des magistrats éminents. Son bisaïeul était un jurisconsulte célèbre; il devint sénateur et conseiller des ducs de Savoie. Son aïeul fut président du sénat du Piémont. Carlo Dati ne parle pas de son père, ce qui laisse à supposer qu'il était mort jeune, ou qu'il n'était pas parvenu à une dignité aussi importante que celles occupées par ses ancêtres. Un de ses cousins, Carlo Antonio del Pozzo[566], fut archevêque de Pisé depuis l'année 1587 jusqu'à sa mort, arrivée en 1607. Ce fut lui qui prit soin de l'éducation du jeune Cassiano. Celui-ci quitta Turin dès ses plus jeunes années pour aller suivre les cours de la célèbre université de Bologne: là, sous la direction de savants professeurs, il acquit dans les lettres et dans les sciences les germes de ces connaissances qu'il sut si bien cultiver et développer pendant toute sa vie. Appelé ensuite à Pisé par l'archevêque, il suivit les cours de droit à l'université de cette ville, et s'adonna avec beaucoup d'ardeur à l'étude de la jurisprudence, étant destiné par sa famille à remplir un office de magistrature à Turin, comme ses nobles aïeux. Vers la fin de son séjour à Pisé, l'archevêque lui conféra la grande commanderie qu'il avait fondée, pour un des membres de sa famille, dans l'ordre ecclésiastique et militaire de Saint-Etienne. A la même époque, le grand-duc de Toscane, Ferdinand Ier, lui transmit le riche bénéfice dont il jouissait sur l'archevêché de Pisé, lorsqu'avant de monter sur le trône de Toscane, il n'était encore que cardinal. Ces deux dignités, en procurant au jeune Cassiano les honneurs et la fortune, lui permirent de se rendre à Turin, et d'y tenir son rang parmi la noblesse du Piémont.
C'est probablement pendant son séjour à Turin que del Pozzo fit la connaissance de Simon Vouët. Cet artiste, fixé en Italie depuis 1613, avait successivement parcouru toutes les parties de cette belle contrée. En mai 1621 il était à Gênes, et del Pozzo lui demandait de venir faire le portrait du cardinal de Savoie. Vouët se trouvait encore à Gênes dan s le mois de septembre suivant, très-recherché par les seigneurs Doria, qui l'avaient conduit à leur maison de campagne de Saint-Pierre-d'Arena, et l'avaient prié de faire leurs portraits, ce à quoi il avait fini par consentir, vaincu par leurs politesses et leurs prévenances[567].
Del Pozzo ne voulut pas rester oisif à Turin: pour se préparer l'entrée dans la magistrature, il suivit le barreau et plaida plusieurs causes devant le sénat du Piémont. Bientôt après, il fut nommé juge supérieur au tribunal de la Rote de Sienne; mais il n'occupa pas longtemps ces fonctions: entraîné par son amour pour l'antiquité, et poussé par une inclination naturelle qui l'attirait vers Rome, il abandonna Sienne pour aller vivre dans la ville des Césars et des papes, et pour s'y livrer tout entier, dans le calme de la méditation et dans la société des artistes et des antiquaires, à ces études et à ces recherches qu'il poursuivit, sans interruption, pendant près de quarante années.
Urbain VIII, Maffeo Barberini, occupait alors la chaire de Jules II et de Léon X. Comme ses illustres prédécesseurs, ce pontife possédait à un haut degré le goût des arts, l'amour du beau, le génie des entreprises grandioses. Son règne de vingt et un ans, l'un des plus longs que Rome ait vus, a changé l'aspect de cette ville. Aujourd'hui encore, les constructions élevées par Urbain VIII et les Barberini attestent le goût fastueux de cette famille, et les énormes dépenses qu'elle n'hésita pas à faire pour l'utilité du peuple romain et pour l'embellissement de la ville de Rome.
Ce pape avait comblé sa famille d'honneurs et de richesses: il avait élevé à la dignité de cardinaux son frère, qui vécut dans la retraite, et ses deux neveux, Antonio et Francesco Barberini, qui prirent une part importante aux affaires, le premier comme camerlingue et surintendant des finances; le second comme vice-chancelier. C'est à ce dernier que, peu de temps après son arrivée à Rome, Cassiano del Pozzo ne tarda pas à être attaché en qualité de secrétaire. Cette position permit au commandeur de faire la connaissance des gens de lettres et des artistes alors fixés à Rome; car, partageant les goûts de son oncle, le cardinal Francesco était leur protecteur le plus puissant et le plus empressé, et sa maison servait de rendez-vous à leurs réunions habituelles.
Ce cardinal était grand ami du Dominiquin: del Pozzo connut cet artiste avant qu'il ne quittât Rome pour aller peindre à Naples la chapelle du trésor de Saint-Janvier. On voit, par une lettre du Dominiquin adressée au commandeur et datée de Naples le 1er décembre 1263[568], que depuis longtemps ils étaient en relations d'amitié, et que del Pozzo avait fait plusieurs commandes au peintre de la Communion de Saint Jérôme. Dans cette lettre, le Dominiquin s'excuse de n'avoir pu, depuis son arrivée à Naples, remplir les engagements qu'il avait pris à l'égard du commandeur.
«Ces seigneurs, écrit-il, m'ont lié les mains avec des chaînes de fer, et je ne sais comment me mouvoir. Ils ont voulu que je prisse l'engagement de ne pas donner un coup de pinceau tant que l'oeuvre de la chapelle de Saint-Janvier ne serait pas terminée. Ils m'ont astreint à faire cette promesse en donnant des cautions, et ils m'ont soumis à des peines très-graves si je venais à manquer à cet engagement; mes envieux sont là, tout prêts à me déchirer à belles dents par leurs calomnies; et alors même que leur rage sommeillerait, le temps qui m'est accordé est si court, que je suis dans la plus grande inquiétude, ne sachant comment je pourrai sortir sain et sauf d'une si grande peine. Néanmoins, je prie votre seigneurie, qui a toujours montré un si grand désir de me servir, de vouloir bien, pour le moment, accepter les excuses que je lui présente avec toute franchise et sincérité d'esprit, étant persuadé qu'il ne manquera pas de se présenter un grand nombre d'occasions dans lesquelles il lui sera facile d'exercer l'empire qu'elle a sur ma personne; tandis que, de mon côté, je m'empresserai d'obéir à ses ordres[569].»
A la suite de cette lettre, Bottari a publié un autre document qui prouve le patronage qu'exerçait le cardinal Francesco Barberini à l'égard de la famille du Dominiquin; en voici la traduction: «Je soussigné (le Dominiquin) reconnais avoir reçu du chevalier del Pozzo, par les mains de Gio. Piétro Oliva, quarante écus d'argent, qu'il m'a dit me remettre au nom de l'illustrissime et révérendissime cardinal Barberini, son patron, en considération de ce que sa seigneurie illustrissime a daigné consentir à tenir sur les fonts de baptême une de mes filles. En foi de quoi, etc.»
Le cardinal Francesco Barberini avait emmené del Pozzo dans sa légation de France, en 1625, et dans celle d'Espagne l'année suivante. C'est en passant par Avignon, au commencement de l'année 1625, que le commandeur fit la connaissance du célèbre Peiresc, qui était venu d'Aix pour complimenter le cardinal.
Gassendi[570] raconte, dans sa Vie de Peiresc, que ce savant était lié depuis longtemps avec Aléandre, qui accompagnait le légat. Peiresc l'avait connu lorsqu'il visita Rome et l'Italie, de 1598 à 1602, voyage dans lequel il puisa ce goût des arts, de l'antiquité, des sciences et de l'histoire naturelle, qui fit la passion de sa vie et la gloire de son nom. Del Pozzo était bien digne d'entrer en relations avec un tel homme, l'honneur de la France, et que tous les savants, tous les littérateurs et tous les artistes de l'Europe vénéraient comme leur patron et leur guide. Par suite de la maladie de son père, Peiresc ne put suivre le légat jusqu'à Paris; mais il lui donna des lettres pour ses amis, et nous voyons qu'il lui en remit une pour Rubens, alors occupé à peindre au Luxembourg la galerie de la reine-mère, Marie de Médicis. Il ne doutait pas, selon le témoignage de Gassendi[571], que cet artiste ne dût plaire au cardinal, tant à cause de l'agrément et de l'amabilité de son esprit, que pour les nombreux chefs-d'oeuvre qu'il pouvait lui montrer. A son retour, dans le mois d'octobre, le cardinal se rendit à Aix, et vint visiter le savant conseiller, qui le reçut avec une grande magnificence, en cachant la douleur que lui causait la mort de son père, arrivée tout récemment. Le légat prit grand intérêt à visiter le musée de son hôte, et à passer de longues heures dans une conversation intime, examinant, avec l'attention d'un curieux et l'intelligence d'un connaisseur, les divers objets que le plus grand et le plus savant collectionneur de ce siècle avait réunis de toutes les parties du monde[572]. Peiresc alla jusqu'à Toulon faire ses adieux au légat et à del Pozzo.
L'année suivante, le cardinal, se rendant en Espagne, fut poussé par le mauvais temps sur les côtes de Provence, vers la tour de Bouc, à l'entrée de la plage de Martigue. Les vents contraires l'obligèrent d'y rester pendant quelques jours; Peiresc profita de cette circonstance pour revenir voir le légat et del Pozzo et passer ce temps dans leur compagnie, en adoucissant les ennuis de ce retard par la lecture de bons livres[573]. Comme le docte conseiller ne négligeait aucune occasion de s'instruire, il fit alors de nouvelles expériences sur l'eau de la mer: elles parurent si intéressantes au légat, qu'il lui promit de les continuer pendant son voyage. Il lui promit également de lui faire part de tout ce qui lui aurait paru digne de fixer son attention. Peiresc lui demanda de faire copier les épitaphes et les portraits des comtes de Barcelone, et, en particulier, d'Alphonse Casti. Pendant tout le temps de son séjour en Espagne, le commandeur ne cessa pas d'être en correspondance avec Peiresc, et de réunir les curiosités qu'il avait demandées. Mais Peiresc ne put les recevoir du cardinal lui-même, qui, à son retour, dans le mois de septembre 1626, ne s'arrêta pas à Marseille. Il les fit parvenir à Aix, en s'excusant de ne pouvoir aller l'y retrouver[574].
Rentré à Rome vers la fin de l'année 1626, le commandeur y reprit le cours de ses études sur l'antiquité et renoua ses liaisons avec les artistes.
Le Bernin dut être un des premiers artistes avec lesquels del Pozzo lia des relations; bien que nous n'en ayons trouvé aucunes traces, soit dans les lettres publiées par Bottari, soit dans les biographies données par Passeri, Bellori et Baldinucci[575].
On sait que Gio. Lorenzo Bernino fut, dès son enfance, honoré de la protection et de l'amitié d'Urbain VIII, lorsqu'il n'était encore que le cardinal Maffeo Barberini. Le jeune Gio. Lorenzo avait été ramené à Rome par son père, Pietro Bernini, peintre et sculpteur, rappelé de Naples par le pape Paul V, de l'illustre maison Borghèse, pour travailler à la chapelle de ce nom, construite par ce pontife dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure.
Si l'on doit ajouter foi au récit du Baldinucci[576], Gio. Lorenzo montra dès son enfance des dispositions extraordinaires pour les arts du dessin, et en particulier pour la sculpture. Pendant que son père travaillait à l'un des grands bas-reliefs en marbre de la magnifique chapelle Borghèse, le jeune Lorenzo, à peine âgé de dix ans, commençait sa longue et brillante carrière, en sculptant une tête de marbre destinée à l'église de Sainte-Potentiane. Étonné de trouver dans un enfant un talent déjà remarquable, Paul V désira le Voir, et dès que le Bernin fut en sa présence, il lui demanda, comme en plaisantant, s'il saurait faire une tête à la plume. Gio. Lorenzo l'ayant prié de dire quelle tête il voulait, le pape reprit: «S'il en est ainsi, c'est qu'il sait les faire toutes;» et il lui commanda de dessiner un saint Paul, ce que l'enfant exécuta dans l'espace d'une demi-heure, avec une franchise de trait et une hardiesse qui surprirent et charmèrent le pape. Désirant encourager et développer ce talent naissant, et lui procurer les moyens de parvenir à cet éclat et à cette élévation que semblaient promettre tant de dispositions naturelles, le pontife résolut de confier à un patron puissant et éclairé la direction des études du jeune Bernin. Il le remit donc aux soins du cardinal Maffeo Barberino, amateur très-distingué des lettres et des arts, qui avait assisté à l'épreuve imposée à l'enfant. Paul V lui recommanda vivement, non-seulement de donner aide et assistance à Gio. Lorenzo pour ses études, mais de l'exciter et de l'encourager avec chaleur, et de se porter en quelque sorte caution des succès qu'on devait attendre de lui. Après avoir engagé l'enfant, par de douces paroles, à continuer bravement ce qu'il avait entrepris, et lui avoir donné douze grandes pièces d'or, tout autant que ses petites mains pouvaient en tenir, le pape, se tournant vers le cardinal, lui dit en prophétisant: «Nous espérons que cet enfant deviendra le Michel-Ange de son siècle[577].»
La tâche imposée par Paul V au cardinal Maffeo Barberino fut remplie par ce prélat, non-seulement avec toute la déférence qu'il devait au souverain pontife, mais encore avec amour et bonheur. Chaque jour il voyait les progrès étonnants de son protégé, et il s'y attachait davantage. A l'âge de quinze ans, le jeune homme avait exécuté pour Lorenzo Strozzi un Saint-Laurent attaché à l'instrument de son supplice. Il fit ensuite pour le cardinal Scipion Borghèse, neveu du pape, la statue d'Énée portant son père Anchise, figures un peu plus grandes que nature, qu'on peut considérer comme le premier ouvrage dans lequel, bien qu'on y reconnaisse encore les traces de la manière de son père, il est facile toutefois d'y remarquer un certain air de délicatesse et de vérité, principalement dans la tête du vieillard, qualités qui attestent, dès cette époque, la direction de son goût et de son-style. Ce groupe excita l'admiration du cardinal Borghèse, qui lui commanda sur-le-champ une statue de David, de la même grandeur. Le jeune artiste se surpassa lui-même dans cette oeuvre. Il l'acheva complètement dans l'espace de sept mois; car, dès cette époque, il avait coutume, ainsi qu'il le disait, de dévorer le marbre, ne donnant jamais un coup de ciseau à faux, qualité ordinaire, non des simples praticiens, mais de ceux qui savent dominer leur art. On sait qu'il prit son propre visage pour modèle de la figure du David s'apprêtant, avec sa fronde, à viser le front du géant philistin. Mais une circonstance qui est moins connue, et qui peint bien l'amitié que lui portait son puissant protecteur, le cardinal Maffeo Barberino, c'est que, pendant que le jeune homme était occupé à travailler, en prenant sa propre ressemblance, le cardinal voulut plusieurs fois rester dans son atelier, et, de sa main, lui tenir le miroir[578].
Lorsque le Bernin eut terminé pour le cardinal Scipion Borghèse le beau groupe de Daphné métamorphosée en laurier par Apollon, ouvrage que l'on voit aujourd'hui à la villa Borghèse, et dans lequel le marbre est travaillé avec une extrême délicatesse, le cardinal Maffeo Barberino, l'un des poètes latins les plus remarquables de son siècle, composa le distique suivant, et voulut qu'il fût gravé sur la base de ce groupe:
«Quisquis amans sequitur fugitivae gaudia formae, Fronde manus implet, baccas seu carpit amaras.»
L'amitié du cardinal pour le Bernin ne se démentit pas lorsqu'il fut élu pape sous le nom d'Urbain VIII, en remplacement de Grégoire XV, Ludovisi, qui avait succédé à Paul V, et n'avait occupé que peu de temps la chaire de Saint-Pierre. Apercevant l'artiste aussitôt après son intronisation, il lui dit: «C'est un grand bonheur pour vous, Bernino, de voir pape le cardinal Maffeo Barberino; mais c'en est un plus grand encore pour moi, que le chevalier Bernin vive sous notre pontificat.»—Aussi, tant qu'Urbain VIII régna, le Bernin fut tout-puissant à Rome: il obtint tous les travaux qu'il voulut avoir, et partageant le goût fastueux du pontife, il décora Rome et Saint-Pierre de ses oeuvres colossales, d'une exécution presque toujours bizarre et tourmentée, d'un style très-éloigné de l'antique, mais souvent d'un effet grandiose.
Urbain VIII n'employait pas seulement le Bernin comme sculpteur, il lui donna la direction de constructions importantes, entre autres du palais qu'il destinait à sa famille. Après avoir acheté des Strozza ce palais situé aux Quatre-Fontaines, il le fit agrandir sur les plans du Bernin, et orner de peintures par les artistes alors les plus célèbres.
C'est dans une des salles principales de cet édifice, que Pierre de Cortone, ami de del Pozzo comme le Bernin, peignit à fresque cette immense composition qui excite encore aujourd'hui l'étonnement et l'admiration, et dans laquelle les traits les plus remarquables de l'histoire romaine se trouvent mêlés aux fables de l'antiquité, aux scènes de la mythologie païenne, et à des compositions prises dans les mystères et les emblèmes de la religion catholique[579]. On sait que ce grand travail a été gravé par Corneille Bloemaert, sous la direction de Pierre de Cortone lui-même, et publié dans l'ouvrage intitulé: AEdes Barberinae, par le comte Girolamo Teti, avec l'explication latine[580], ouvrage qui atteste combien cette noble famille Barberini encouragea les arts.
Corneille Bloemaert avait été appelé à Rome par le marquis Vincenzo Giustiniano, illustre amateur, que Baldinucci[581] appelle le Mécène des artistes, pour graver les principaux chefs-d'oeuvre de sa magnifique collection, l'une des plus belles et des plus nombreuses qu'il y eût alors dans cette ville. Bloemaert grava d'abord sept des plus fameux tableaux du marquis, parmi lesquels le célèbre Mariage de sainte Catherine, de Raphaël; il se mit ensuite à graver les statues antiques les plus remarquables de la galerie Giustiniani, et il en avait déjà terminé quarante, dans l'espace de trois ans, lorsque le marquis étant venu à mourir, force lui fut d'interrompre ce travail. Mais, grâce à la protection du cardinal Sacchetti et de Pierre de Cortone, Corneille Bloemaert trouva dans la famille Barberini de nouveaux et d'aussi puissants patrons. Il continua pendant longtemps à résider à Rome, où il grava, d'après le Cortone, Carlo Maratta, Ciro Ferri, le Romanelli, le Poussin et autres artistes contemporains, un très-grand nombre de tableaux et de dessins. Fidèle à son ancienne amitié avec Peiresc, le cardinal Barberini lui fit présent, en 1636, des gravures des statues de la galerie Giustiniani par Bloemaert; et, en échange, le savant français lui adressa les deux premiers volumes des historiens de France, que Duchesne venait de publier[582].
Les relations de Pierre de Cortone avec le commandeur furent toujours très-suivies; on peut en juger par les lettres que cet artiste lui adressa, de 1641 à 1646, pendant son séjour à Florence, où il était allé peindre les salles du palais Pitti. On voit par ces lettres que del Pozzo cherchait à dissuader l'artiste de vouloir abandonner la peinture pour se livrer à des travaux d'architecture[583]. Le Cortone avait en effet entrépris de faire le plan d'une église pour les pères de l'Église-Neuve, à Florence, mais ce plan ne fut pas mis à exécution.
On ne peut guère juger en France les grandes qualités que possédait Pierre de Cortone. Les sept tableaux de ce maître que possède le Louvre[584] ne sont pas très-importants. D'ailleurs, c'est dans l'exécution des grandes fresques qu'il faut apprécier cet artiste. Il possédait l'art de bien disposer sa composition, d'en faire puissamment ressortir les effets principaux, et de donner à l'ensemble de ces vastes machines un air de force et d'entrain, dans l'exécution, qui fait oublier en partie les négligences et les incorrections du dessin, la pesanteur des figures et le mauvais goût des attitudes; aucun artiste n'a eu plus de réputation de son temps; aucun n'a eu plus d'imitateurs, particulièrement parmi les Français, puisque Pierre Puget, le Brun, Pierre Mignard se sont souvent inspirés de ses oeuvres. Le Poussin seul sut résister à cet entraînement général, et préférer, aux oeuvres du Cortone, l'étude del'antique et de Raphaël, et la contemplation de la nature, ces grandes sources du beau, qui élevèrent son génie bien au-dessus de tous ses contemporains.
On a souvent répété que le Poussin avait longtemps travaillé d'après l'antique, en dessinant les plus beaux restes, statues, bas-reliefs et autres, qu'il trouvait à Rome. Sans doute son goût et son caractère sérieux le portaient vers'cette étude; mais il est juste de reconnaître que del Pozzo contribua puissamment à encourager et à développer cette direction prise par le grand artiste français. Le commandeur avait été l'un de ses premiers patrons; il avait su reconnaître les grandes dispositions du jeune artiste, son sens droit et solide, son jugement sûr, son caractère taillé à l'antique, alors qu'aux prises avec la gêne, n'entrevoyant aucun avenir, le Poussin résistait à l'adversité avec cette inébranlable constance dans le travail, qui ne l'abandonna jamais.
On sait que, dans les premiers temps de son séjour à Rome, le Poussin vivait et travaillait avec le célèbre sculpteur François Duquesnoy, dit le Flamand, qui n'était pas plus heureux que lui. Ils passaient leurs journées à dessiner les choses les plus rares de Rome, tant statues et bas-reliefs antiques que peintures de Raphaël, de Jules Romain et de leur école. Ils copièrent même ensemble cette fête d'enfants, tableau du Titien qui ornait alors le jardin Ludovisi près de la porte Pinciana, et qui est maintenant dans la galerie de Madrid. Cette manière de représenter les enfants leur paraissait être celle qui se rapproche le plus de la nature; et le Poussin employait son temps à en modeler réellement, car il prenait plaisir à modeler aussi en relief[585]. Quant au Flamand, ne trouvant personne qui eût assez de confiance en son talent pour lui faire exécuter des statues, des groupes ou même des bas-reliefs de grandeur naturelle, il faisait, pour les ateliers des peintres et des sculpteurs de Rome, des petites statuettes en plâtre, avec des poses et des expressions originales, dans lesquelles on reconnaît un mérite non commun. Il en fit pour plusieurs princes et grands seigneurs, entre autres pour le prélat Camille Massimi et pour le commandeur del Pozzo, qui attachaient un grand prix à ces statuettes, dont ils ornèrent leurs palais[586].
Aimant l'antiquité avec une véritable passion, le commandeur mettait à profit les avantages que lui donnaient sa position et sa fortune, pour recueillir à grands frais les documents les plus précieux sur les lois, les usages, les cérémonies et les habitudes domestiqués des anciens Romains, dans la paix comme dans la guerre. Il achetait à tout prix les fragments antiques qu'il pouvait se procurer, et faisait dessiner par les meilleurs artistes les bas-reliefs, statues, vases et autres restes de l'antiquité épars dans la ville de Rome. Il avait ainsi formé un musée très-remarquable, non-seulement par la grande quantité des objets qui s'y trouvaient rassemblés, mais surtout par l'ordre qui régnait dans la disposition de toutes choses. Pour compléter son oeuvre, le commandeur voulut la publier; elle remplit vingt-trois volumes in-folio. Cette immense collection comprenait véritablement toute l'antiquité romaine[587].
Dans ces volumes, del Pozzo avait fait dessiner un choix des peintures antiques récemment découvertes dans divers souterrains de Rome, et qui ne tardèrent pas à se gâter et à s'effacer au contact de l'air, de telle sorte qu'elles furent bientôt entièrement perdues. C'est au commandeur qu'on doit la restauration de la belle mosaïque du temple dédié à la Fortune, par Sylla, dans la ville de Préneste. Il avait fait relever un dessin de la partie qui était encore intacte, et l'on put, avec ce modèle, réparer complètement les parties endommagées. Ce fut del Pozzo qui, le premier, fit prendre le moulage des bas-reliefs de la colonne Trajane et d'un grand nombre d'autres monuments antiques. La vue et l'étude continuelle des chefs-d'oeuvre de l'antiquité lui avaient rendu le goût très-pur et très-délicat. Carlo Dati, dans son panégyrique, raconte qu'il avait plusieurs fois entendu dire au commandeur: «C'est grande honte pour notre siècle, alors que, pouvant admirer tant de belles idées, tant de beaux modèles laissés par les anciens dans leurs édifices, il permet néanmoins que, par le caprice de certains professeurs qui veulent s'écarter du goût antique, l'architecture rétrograde vers la barbarie. Ce n'est point ainsi que procédèrent le Brunellesco, le Buonarotti, Bramante, le Serlio, le Palladio, le Vignola et les autres restaurateurs de ce grand art, qui tirèrent des mesures des édifices romains les véritables proportions de ces ordres réguliers, desquels il n'est pas permis de s'éloigner sans faire fausse route[588].» Le commandeur et son panégyriste font, sans doute, dans ce passage, allusion au Borromini, dont le goût bizarre et capricieux, sans grâce et sans beauté, était fort à la mode vers le milieu du dix-septième siècle.
Pendant les premières années de son séjour à Borne, le Poussin fut très-activement employé à l'exécution des dessins d'antiquités dont le commandeur avait besoin pour sa collection. On voit par la première lettre rapportée dans le recueil de Bottari[589] combien l'artiste avait confiance dans la bonté de son patron j et ce premier témoignage d'une amitié que la mort seule put rompre, après trente-quatre ans de relations intimes, ne fait pas moins l'éloge du grand seigneur que du peintre.
«Vous regarderez peut-être comme une indiscrétion et une importunité de ma part, écrivait le Poussin à del Pozzo, qu'après avoir reçu de votre maison tant de témoignages d'intérêt, je ne vous écrive jamais sans vous en demander de nouveaux; mais, persuadé que tout ce que vous avez fait pour moi procède de la bonté, de la noblesse de votre coeur, naturellement compatissant, je m'enhardis à vous écrire la présente, ne pouvant pas venir vous saluer, à cause d'une incommodité qui m'est survenue, pour vous supplier instamment de m'aider en quelque chose. Je suis malade la plupart du temps, et je n'ai aucun autre revenu pour vivre que le travail de mes mains. J'ai dessiné l'éléphant dont il m'a paru que votre seigneurie avait envie, et je lui en fais présent. Il est monté par Annibal et armé à l'antique. Je pense tous les jours à nos dessins, et j'en aurai bientôt fini quelqu'un. Le plus humble de vos serviteurs[590].»
On assure que, pour réponse, le commandeur envoya quarante écus romains (environ 260 francs). Le Poussin n'oublia jamais les services que, pendant l'adversité, il avait reçus du commandeur. Il le vénérait comme son père, et nous verrons plus tard que, parvenu au comble de la gloire et de la réputation, il se fit toujours un devoir de lui donner la préférence pour ses oeuvres, ne consentant même pas toujours à en accepter le prix.
Le Poussin se fit souvent aider, dans les dessins qu'il exécutait pour son protecteur, par un artiste dont le nom et les oeuvres sont peu connus en France, mais qui mérite cependant la réputation qu'il a conservée en Italie: c'est Pietro Testa, peintre, et surtout graveur à l'eau-forte.
Il était né à Lucques en 1611; mais il quitta cette ville de bonne heure et vint à Rome étudier, d'abord sous le Dominiquin, et ensuite, par la protection de del Pozzo[591], il fut admis dans l'atelier de Pierre de Cortone. Comme il était d'une humeur bizarre et orgueilleuse, il se brouilla bientôt avec ce maître, et fut obligé d'abandonner son école[592] .
«A cette époque vivait à Rome, dit Baldinucci, très en faveur à la cour, le commandeur Cassiano del Pozzo, dont la mémoire sera toujours glorieuse, non-seulement à cause des qualités qui ornaient son esprit, et pour l'amour et la grande intelligence qu'il avait de la peinture et des autres arts les plus nobles, mais parce que, faisant profession d'accueillir et de patronner ceux qui, montrant les plus heureuses dispositions aux grandes choses, se trouvaient à Rome le moins appuyés de protection et de fortune, il s'était acquis la réputation d'un véritable Mécène des artistes. Ayant fait la connaissance du Testa, il le prit sous sa protection, le recevant souvent dans sa maison, qu'il avait ornée et embellie de ce merveilleux musée et de cette galerie, desquels le célèbre Poussin avait coutume de dire qu'il était élève, dans son art, de la maison et du musée du cavalière del Pozzo. Et le Poussin avait raison de le dire, car cette collection réunissait dans ce genre tant de merveilles, qu'elles pouvaient bien conduire à la perfection celui qui voulait les étudier. Ce seigneur, qui joignait la bienveillance à tant d'autres qualités, ayant reconnu que ce jeune homme possédait, avec un dessin franc et sûr, une disposition extraordinaire à bien rendre l'antique, le chargea de dessiner toutes les plus belles antiquités de la ville de Rome; et c'est un fait notoire, pour tous ceux qui l'ont connu et pratiqué, que le Testa ne laissa aucun reste d'architecture, aucun bas-relief, aucune statue, et généralement aucun fragment antique, sans le dessiner. Il tira un si grand profit de cette étude, qu'il put ensuite inventer les belles planches à l'eau-forte qu'il publia en si grand nombre, ainsi que nous le dirons plus loin.... Mais c'est justice de raconter d'abord les nobles travaux exécutés par cet artiste pour le cavalière del Pozzo. Ils sont tels, nous pouvons l'affirmer, que non-seulement ils ajoutèrent un prix considérable et une grande beauté à sa galerie et à son musée, mais, pour ainsi dire, à Rome elle-même, puisque, dans l'oeuvre du Testa, on peut voir d'un coup d'oeil tous les restes les plus curieux d'antiquités de cette commune patrie, que les esprits les plus élevés viennent voir et admirer de toutes les parties du monde.
«Le Testa donc termina de sa main cinq grands livres, le premier desquels est tout plein de dessins faits d'après des bas-reliefs et des statues antiques de Rome, et comprend toutes les choses qui se rapportent tant aux fables de la mythologie et aux faux dieux du paganisme qu'aux sacrifices. Dans le second livre, il représenta un grand nombre de dessins tirés des marbres antiques, les cérémonies nuptiales, les vêtements des consuls et des matrones, les inscriptions, les habillements des ouvriers et gens du peuple, les cérémonies funèbres, les spectacles, les choses rustiques, les bains, les triclinia. Dans le troisième livre sont dessinés, avec une grande habileté, les bas-reliefs que l'on voit aux arcs de triomphe, les traits de l'histoire romaine et de la fable. Le quatrième renferme les vases, statues, ustensiles divers antiques, et autres choses curieuses pour les érudits. Enfin, dans le cinquième, on voit les figures du Virgile antique et du Térence de la Vaticane, la mosaïque du temple de la Fortune à Préneste, aujourd'hui Palestrine, érigé par Sylla, et d'autres sujets coloriés. Non-seulement j'ai vu avec admiration, ajoute Baldinucci, ces précieux joyaux, qui m'ont été montrés par le noble cavalière Carlo Antonio del Pozzo, parmi tant d'autres d'un si haut prix conservés dans le palais et le musée de cette illustre famille; mais j'en ai reçu en outre une notice écrite, ainsi que de tous les autres travaux du Testa, qui contribua à la création de cette oeuvre tout autant que le célèbre Poussin, avec lequel, à cette occasion, nôtre artiste contracta une amitié intime et durable[593].»
Tout en s'occupant à dessiner d'après l'antique, pour le commandeur, le Testa n'en trouva pas moins l'occasion, grâce à la protection de Girolamo Buonvisi, qui devint plus tard cardinal, de peindre différents tableaux dans plusieurs églises de Rome. Il voulut ensuite retourner à Lucques, sa patrie, où il obtint des magistrats de la république, par la protection de del Pozzo, ainsi qu'on le voit dans la lettre qu'il lui adressa de cette ville, le 26 août 1632[594], de peindre dans le palais ducal une grande composition idéale, faisant allusion à la bonne administration de la justice dans cette république. «Mais, dit le naïf Passeri, le Testa ne satisfit pas le goût de ces seigneurs, parce que rarement ou presque jamais aucun homme n'est prophète dans son pays: et, pour dire vrai, à cette époque, il ne connaissait pas trop bien l'emploi des couleurs, et on ajoute qu'il peignit à fresque, art qu'il avait très-peu pratiqué. Il s'aperçut qu'il n'avait pas eu le bonheur de plaire à ses concitoyens; aussi, s'adressant aux seigneurs qui lui avaient donné cette commande, avec cette arrogance qui fut le principal défaut de son caractère, il leur dit: «Je retournerai à Rome, j'étudierai le coloris, ainsi que j'ai étudié le dessin, et alors je pourrai vous donner satisfaction, lorsque, de votre côté, vous aurez reconnu ce que je vaux.» Cette orgueilleuse réponse irrita fort la seigneurie de Lucques, qui, depuis, fit peu de cas du pauvre Testa. Aussi, se rappelant fort à propos le proverbe trivial de sa patrie, il se dit à lui-même: Lucca ti rividi, et il retourna sur-le-champ à Rome, où il se remit à l'étude avec ardeur[595].»
Le Testa réussissait beaucoup mieux dans le dessin et dans la gravure à l'eau-forte que dans la peinture. Son coloris est sec et dur, et ses tableaux manquent de cette qualité que les Italiens désignent sous le nom de maestria, parce qu'elle fait distinguer les maîtres. Doué d'une imagination féconde, et soutenu par ses études approfondies de l'antique, le Testa a composé un grand nombre d'eaux-fortes qui ont eu beaucoup de succès[596].
Il aurait sans doute pu facilement vivre de son travail, comme graveur, s'il avait su réprimer son orgueilleuse nature, bien différent en cela de son ami le Poussin, dont la modestie aurait dû lui servir d'exemple. «La fortune, dit Passeri[597], qui veut avoir sa bonne part dans les choses humaines, lui fut peu favorable, et ne lui procura jamais l'occasion de se distinguer par un éclatant succès; comme aussi, ne sut-il pas lui-même s'acquérir un appui assez fort pour se soutenir. Cette malheureuse chance lui vint peut-être d'une trop grande présomption, jointe à une simplicité naturelle poussée si loin, qu'on la prenait souvent pour de la stupidité. Ajoutez à cela que le Testa ne sut pas être de ces madrés compères qui, portant le rire sur les lèvres, tiennent cachés sous leur manteau le rasoir et la hache avec lesquels ils coupent et mettent en pièces la bonne réputation des autres et leur acheminement au succès.»
Il paraît que, dans maintes occasions, le bon commandeur avait aidé le Testa de sa bourse, et qu'il l'avait prié de faire, en échange, certains travaux que l'artiste négligeait ou ne voulait pas commencer. Après avoir vainement attendu pendant longtemps la réalisation de cette promesse, del Pozzo ayant appris, de source certaine, que le Testa se disposait à quitter Rome, en tenant des propos offensants contre lui, se décida à le faire emprisonner. En France, avant la révolution de 1789, on mettait au For-l'Évêque les acteurs qui refusaient de jouer leurs rôles: à Rome, jusqu'à la même époque, on faisait enfermer au château Saint-Ange ou à la tour de Nona les artistes qui, ayant pris l'engagement d'exécuter un tableau ou une statue, annonçaient vouloir manquer à cette obligation. Le pauvre Testa fut donc conduit à la tour de Nona, prison située sur les bords du Tibre, et qu'a remplacée de nos jours le théâtre qui porte le même nom. Il fallait que l'artiste eût bien gravement offensé le commandeur, pour que cet homme, si bienveillant, si facile dans ses relations, se fût décidé à recourir à une semblable extrémité. Quoi qu'il on soit, à peine enfermé dans la tour, le Testa comprit ses torts, et adressa à son ancien protecteur la lettre suivante, qui ne manque ni de raison ni de dignité[598]:
«Je suis à la tour de Nona; mais, par l'ordre de votre seigneurie, plus eu sûreté que si j'étais en liberté; non pas à cause de votre pouvoir qui pénètre où vous voulez, mais, parce que j'ai toujours fait profession, à l'égard de votre seigneurie, du plus grand respect, autant qu'il a dépendu de moi. J'éprouve une peine infinie d'avoir si peu de crédit auprès de votre seigneurie, depuis tant d'années qu'elle méconnaît, et c'est pour moi un grand déplaisir de savoir qu'on va dire partout que c'est comme contraint et forcé que je me suis acquitté de mes engagements vis-à-vis d'elle: chose qui est tout aussi éloignée de mes intentions que du respect que je dois à votre seigneurie. Le seigneur Francesco Béni peut attester avec quelle confiance et quel empressement j'avais accepté la dernière résolution de votre seigneurie illustrissime, qui consentait à n'exiger, en payement de ce que je lui dois, rien autre chose que deux tableaux de ma main, et aussi, comme je m'apprêtais à les exécuter avec cet amour et cet ardeur que m'inspiraient le soin de ma réputation et la haute considération dont jouit votre seigneurie. La fortune ne m'a pas laissé cette heureuse chance; et, pendant que j'attendais chaque jour les toiles que votre seigneurie m'avait offertes, ce sont les sbires qu'elle m'a envoyés à la place; ce qui m'afflige pour beaucoup de raisons. La principale, c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à votre seigneurie illustrissime, qu'on lui aurait fait croire, ainsi que me l'a rapporté le sbire, que je voulais fuir et quitter Rome avec l'éminentissime cardinal Franciotti. Il est vrai que j'ai l'intention de mettre ce projet à exécution, si votre seigneurie le permet; et ce que je dis en prison, je le dirais également en liberté, ainsi que pourraient le confirmer et le porteur de cette lettre, et le seigneur Nicolas Poussin. Étrange conjoncture, seigneur chevalier, que celle qui me conduisit de la rue que j'avais prise pour me rendre auprès de votre seigneurie illustrissime, dans la prison où je suis maintenant! Je n'aurais jamais voulu soupçonner un pareil traitement, par la confiance que m'inspirait votre seigneurie, d'après les explications données au seigneur Béni, et par ma propre conscience. Ainsi que je l'ai expliqué à monsieur Poussin, ainsi que je le répète à votre seigneurie illustrissime, je venais, le jour même où je fus arrêté, pour lui présenter mes respects, pour prendre ses derniers ordres au sujet des deux tableaux qu'elle m'avait commandés, pour lui donner avis de mon départ, et pour la prier de vouloir bien me permettre de prendre un simple calque de beaucoup de choses rares qu'elle possède, c'est-à-dire de gravures anciennes, ainsi, du reste, que monsieur Poussin m'y avait précédemment autorisé. La franchise naturelle de mon caractère et la sincérité de ces explications que je devais à votre seigneurie, lui feront comprendre la disposition de mon esprit. Je ne m'étendrai pas davantage, parce que je connais sa prudence et sa bonté. Votre seigneurie exigera ce qui est juste, et je ne m'en éloignerai pas d'un iota.—Je lui baise les mains avec tout le respect que je lui dois.—De la tour de Nona, le 9 septembre 1637.»
Quelques jours après, un arrangement fut conclu entre l'artiste et le grand seigneur j et nous voyons, par une lettre du Testa, du 16 septembre suivant, datée encore de la Tour de Nona[599], que del Pozzo avait consenti à ce qu'il s'acquittât, en le remboursant par à-comptes de cinq écus par mois; mais nous ne savons pas si, en outre, le peintre dut exécuter les tableaux qu'il avait promis.
Cette aventure refroidit et peut-être même rompit pendant quelque temps les relations qui s'étaient établies depuis un grand nombre d'années entre le peintre et son protecteur. Néanmoins, dans la suite, le Testa reçut de del Pozzo de nouveaux services, et c'est à lui qu'il avait souvent recours dans la mauvaise fortune, alors qu'il se croyait trahi par le sort et abandonné de tout le monde. Comme il avait une haute idée de son talent, il ne pouvait pas prendre son parti de ne pas trouver souvent l'occasion d'exécuter de grandes oeuvres de peinture. Il considérait ses eaux-fortes, qui assurent aujourd'hui sa réputation, comme des passe-temps peu dignes de son savoir et de son ambition. Enfin, dans les dernières années de sa vie, il était devenu mélancolique, et constamment préoccupé par une humeur sombre, qui le faisait passer, parmi les artistes ses camarades, pour un homme peu sociable et méchant; aussi fuyait-il leur compagnie et vivait-il dans la solitude. Passeri, son contemporain et qui habitait Rome en même temps, raconte ainsi la fin du malheureux Testa[600]:
«Les rigueurs de la fortune l'affligèrent au delà de toute raison; et après avoir publié la gravure de Proserpine[601], d'une assez belle manière et d'une riche invention, pour soulager sa douleur, il se mit à graver là vie de Caton d'Utique, et il en publia quatre feuilles, avec l'intention d'en faire une douzaine, en commençant par sa naissance jusqu'à la mort qu'il se donna de sa propre main, en se perçant la poitrine, plutôt que de perdre la liberté. Dans les divers événements de la vie de Caton d'Utique, il se figurait retrouver une parité d'infortunes. Ce fut comme un pronostic de l'affreux et dernier malheur qui l'attendait; car, ayant cédé à une extrême mélancolie en se voyant ainsi maltraité par le sort, et sachant qu'il n'était pas dépourvu de talent, il se laissa tout à fait abattre, et, s'éloignant du commerce des hommes, il passait sa vie retiré dans les lieux les plus solitaires. Le premier jour de Carême de l'année 1650, il fut trouvé noyé dans le Tibre, du côté de la Lungara, près de l'église de Saint-Romuald et de Saint-Léonard-des-Camaldules, presque au bord de la rive, tout vêtu, avec son manteau sur le dos. Cette mort fit soupçonner à beaucoup de personnes qu'il s'était noyé de lui-même, et quelques méchantes langues se mirent à dire qu'il avait préparé cette tragédie avec certaines démonstrations, comme en brûlant ses dessins, en prenant congé de ses amis avec des paroles ambiguës, et avec d'autres apparences significatives. D'autres prétendirent qu'il avait voulu annoncer sa mort par les dernières gravures de Caton qu'il avait publiées: calomnies et pares inventions de méchantes gens. D'autres riaient et se moquaient indignement d'une si triste fin, qui mérite les regrets et la commisération de tout homme de bien et de tout chrétien, puisque, dès qu'on n'est pas certain de la manière dont cette mort est arrivée, on doit plaindre un homme d'un si grand mérite et d'un si beau talent, mort d'une façon si malheureuse dans la force de son âge, à environ quarante ans.» Ces réflexions de Passeri, qui était prêtre, montrent sa charité toute chrétienne et lui font beaucoup d'honneur.
Le récit de Baldinucci ne diffère pas beaucoup de celui de Passeri; seulement il attribue le désespoir du pauvre Testa à une circonstance particulière.
«Il arriva qu'un jour, poussé par le besoin, il se présenta dans la maison d'un homme honorable et bienveillant (Baldinucci ne le nomme pas), qui avait coutume de lui venir en aide et qui ne l'avait jamais repoussé par un refus. La fortune, contraire au malheureux artiste, voulut que le domestique, auquel il s'était adressé, lui répondît que le patron n'était pas à la maison. Testa crut que c'était une défaite du maître pour se débarrasser de lui; il tomba dans des accès de mélancolie extraordinaire, et se plaignant à ses amis, il leur disait: «Mon malheur est arrivé à ce point, que je ne puis trouver au monde un seul homme qui consente à me secourir dans mes besoins. » On ajoute que, rentré chez lui, il annonça que ce matin il ne reviendrait pas déjeuner, chose qui lui était assez habituelle lorsqu'il se trouvait dans la nécessité de se livrer à ses études ou à ses affaires; mais la vérité est que, le soir même ou le lendemain, le malheureux homme fut trouvé, entièrement vêtu de ses habits, mort dans les eaux du Tibre[602].»
Que le désespoir ait conduit Testa au suicide, résolution fort rare à cette époque, ou qu'il soit tombé dans le Tibre par accident, toujours est-il que sa mort prématurée priva Rome d'un artiste remarquable. Le Testa fut un grand et très-franc dessinateur: il copia parfaitement l'antique, et l'étude approfondie qu'il en fit en compagnie du Poussin lui apprit à traiter le nu avec un grand style et une grande intelligence. Il suivit la manière du Cortone, mais avec un génie particulier plus noble et plus fier. La fécondité de ses inventions à l'eau-forte, la beauté de leur ordonnance, et la vivacité des expressions qu'il avait l'art de faire voir dans ses gravures, peuvent être facilement appréciées d'après ses oeuvres elles-mêmes, qui n'ont pas besoin de descriptions, étant encore aujourd'hui assez répandues. Le Testa fut lié avec le peintre Francesco Mola; il était grand admirateur des compositions du Poussin, avec lequel il avait longtemps étudié d'après l'antique. Il tira un tel profit de ses études, que plus tard il put s'en servir dans un grand nombre d'eaux-fortes, ainsi qu'on peut le voir, particulièrement dans la gravure du Repos de la Vierge Marie dans la fuite en Egypte[603], oeuvre dans laquelle se retrouvent la conception et les pensées du grand artiste français. Le Mola disait, comme un témoignage de ce qu'il avait vu, «que jamais le Testa n'avait exécuté aucune oeuvre de dessin ou de peinture, même très-minime, sans l'avoir d'abord étudiée d'après nature; à la confusion de ceux qui, travaillant constamment de pratique, donnent à entendre qu'ils sont toujours capables de bien faire[604].»
Les relations du commandeur del Pozzo avec le Testa prouvent que, tout en se livrant avec ardeur à ses recherches sur l'antiquité, il ne négligeait pas les oeuvres de ses contemporains. A. Naples, à Florence, en France comme à Rome, il entretenait un grand nombre d'artistes qui travaillaient d'après ses indications, soit pour le cardinal Francesco Barberini et d'autres grands seigneurs, soit pour lui-même.
A Naples, il était en correspondance suivie, presqu'en même temps, avec deux femmes artistes, Artemisia Gentileschi et Giovanna Garzoni, dont il avait fait la connaissance à Rome.
Artemisia était fille d'Orazio Gentileschi, peintre originaire de Pisé, mais élevé à Rome par un de ses oncles maternels, capitaine d'une compagnie au château Saint-Ange[605], dont il avait pris le nom[606]. Cet artiste mena une vie fort agitée: il travailla successivement à Rome, à Gênes, en France et en Angleterre, où il mourut fort regretté de toute la cour. Ses tableaux ne manquent pas de mérite: toutefois ils ne peuvent prétendre qu'à un rang très-secondaire parmi les maîtres italiens. A Rome, le Gentileschi se lia avec Agostino Tassi, le maître du Lorrain; et comme ils étaient de semblable humeur, aimant le luxe, la représentation et la vie de gentilhomme, ils devinrent bientôt intimes. Le Tassi avait coutume de s'habiller comme un grand seigneur. Il sortait toujours à cheval, l'épée au côté, un collier d'or sur sa poitrine, accompagné d'un serviteur se tenant à l'étrier, excitant par ces manières la curiosité des passants, qui se demandaient quel était ce chevalier. Il donnait ainsi une haute opinion de lui-même. Artemisia, fille de Gentileschi, étudiait la peinture et faisait alors des portraits. Comme elle ne manquait ni de beauté ni d'esprit, Agostino Tassi, en la voyant fréquemment, en devint amoureux, et grâce à l'intimité qui régnait entre le père de la jeune fille et lui, il fit si bien que Gentileschi l'accusa d'avoir violé sa fille. Le fait était réellement arrivé, à ce qu'il paraît, mais on n'a jamais eu la certitude qu'Agostino en ait été l'auteur. Néanmoins, il fut incarcéré sur la plainte du père, et forcé lui fut de souffrir le supplice de la corde[607] qu'il endura avec courage, sans faire aucun aveu, ce qui lui valut son élargissement[608].
La belle Artemsia, nonobstant sa mésaventure, n'en trouva pas moins un mari, Pier Antonio Schialtesi, qui l'abandonna dans la suite[609]. Baldinucci raconte qu'elle avait inspiré une véritable passion au peintre Gio. Francesco Romanelli de Viterbe, élève de Pierre de Cortone. Cet artiste, se trouvant à Rome du temps d'Urbain VIII, était très-employé par la famille Barberini. Comme il était jeune et fort disposé à la galanterie, il s'était insinué dans les bonnes grâces de la belle Artemisia, avec laquelle il discourait sur l'art, en prenant plaisir à la voir peindre des fleurs et des fruits, genre de talent dans lequel elle excellait. Il lui demanda la permission de faire son portrait. Le Romarielli la pria de disposer un tableau tout rempli de fruits, à l'exception de l'espace nécessaire pour qu'il put là représenter elle-même occupée à les peindre. Artemisia obéit, et le peintre exécuta, de la manière la plus gracieuse, le portrait de la charmante artiste, non pour elle, mais pour lui-même. Le Romanelli attachait tant de prix à ce portrait, que, de retour dans sa patrie, il le préférait à tous les cadeaux qu'il avait reçus à Rome des princes et des prélats. Il le fit voir à sa femme, et le plaça dans un lieu propre à en faire ressortir la beauté, louant avec complaisance, devant sa moitié, non-seulement l'art avec lequel Artemisia avait su représenter les fruits qu'elle était occupée à peindre, mais aussi sa grâce, son esprit, sa vivacité, sa conversation et ses autres avantages. Il en dit tant et si bien, que sa femme, emportée par la jalousie, résolut de se débarrasser de cette rivale en peinture. Profitant d'une absence du Romanelli, elle s'arma d'une grosse aiguille ou poinçon, et se mit à percer le visage de la pauvre Artemisia, qu'elle haïssait, particulièrement aux endroits qui excitaient le plus l'admiration de son mari[610].
Après avoir longtemps travaillé à Rome et à Florence, Artemisia s'était fixée à Naples, où elle ne manquait pas de commandes. Nous voyons par ses lettres à del Pozzo, datées de Naples des 24 et 31 août et 21 décembre 1630, qu'elle s'excuse de n'avoir pu encore trouver le temps de lui envoyer son portrait, que le commandeur lui avait demandé, pour sa collection de portraits des artistes, ses contemporains, peints par eux-mêmes[611].
Quelques années plus tard, en janvier 1635, elle envoya son frère à del Pozzo, en le priant de l'introduire en présence du cardinal Antonio Barberini, pour lui offrir un tableau de sa composition. Elle réclame ses bons offices-dans cette négociation, et le prie de lui continuer la protection qu'il n'a cessé de lui accorder en toute occasion[612].
Enfin, deux ans après, dégoûtée du séjour de Naples, et aspirant au moment où elle pourra revenir se fixer à Rome, cette commune patrie des artistes, elle a encore recours à l'obligeance du commandeur, et elle le met dans la confidence de ses plus intimes affaires de famille.
«La confiance que j'ai toujours eue dans la bonté de votre seigneurie, lui écrit-elle de Naples le 24 octobre 1637, et l'occasion pressante qui s'offre en ce moment de marier ma fille, me décident à recourir à sa bienveillance, en réclamant tout à la fois son aide et ses conseils, étant certaine d'y trouver de la consolation, comme tant d'autres fois. Cher seigneur, pour conclure et mener à fin ce mariage, il me manque une petite somme d'argent: j'ai réservé à cet effet, n'ayant pas d'autre capital disponible, ni d'autre gage à donner, quelques tableaux grands de onze ou douze palmes chacun[613]. J'ai l'intention de les offrir à leurs éminences le cardinal Francisco, son patron, et le cardinal Antonio. Toutefois, je ne veux pas mettre ce projet à exécution avant d'avoir reçu l'avis de votre seigneurie, sous les auspices de laquelle je me propose de marcher, et non autrement. Je la supplie donc de vouloir bien me faire la meilleure réponse qu'elle pourra me donner, afin que je puisse de suite mettre en route la personne qui doit accompagner les tableaux, parmi lesquels il y en a un pour monseigneur Filomarino, et un autre pour votre seigneurie, avec mon portrait à part, conformément à l'intention qu'elle m'a manifestée de le placer au milieu des peintres illustres. J'assure votre seigneurie que, débarrassée du poids de cette fille, je veux revenir sur-le-champ à Rome, pour jouir des douceurs de la patrie, et servir mes amis et patrons[614].»
Le désir d'Artemisia fut exaucé: elle maria sa fille, grâce à la bienveillance de del Pozzo, et elle put rentrer à Rome. Mais elle n'eut pas le bonheur d'y rester. Appelée en Angleterre par son père, elle alla l'y rejoindre, et mourut à Londres, deux années avant lui, en 1644[615].
Giovanna Garzoni était une artiste en miniature; elle peignait aussi les fleurs avec beaucoup de talent. Elle était née à Ascoli vers 1600, et après avoir longtemps fait des portraits à Florence, entre autres ceux de la famille du grand-duc, et à Rome ceux des principaux membres des maisons Colonna et Barberini, elle alla passer deux années à Naples, de 1630 à 1632, où elle était appelée par le vice-roi Alcala, qui l'honora d'une protection toute particulière, ainsi que les lettres de Giovanna en font foi[616].
Il paraît qu'elle avait promis à del Pozzo de faire pour lui un petit tableau de saint Jean-Baptiste. Elle lui raconte, dans une lettre datée de Naples, le 12 juillet 1631[617], le malheur qui lui est arrivé à cette occasion. Elle avait terminé ce tableau, et se disposait à le lui envoyer, lorsqu'elle reçut la visite de don Herrera, secrétaire du duc Alcala, et du marquis de Vico. Pendant qu'elle était occupée à leur montrer plusieurs ouvrages commencés pour le vice-roi, ces seigneurs lui jouèrent un tour à l'espagnole: le marquis de Vico lui enleva galamment, d'un livre dans lequel elle l'avait placé, le tableau de saint Jean, et l'Herrera, deux autres petits portraits, qu'ils emportèrent sans plus de façon. Giovanna fut donc obligée de recommencer le saint Jean, et en l'envoyant à del Pozzo, elle le prie de vouloir bien l'accepter en don d'Une faible partie de ce qu'elle lui doit, sans faire attention à la valeur du présent, mais en considérant seulement l'intention qui le lui fait offrir.
Giovanna Garzoni fut plus heureuse qu'Artèmisia Gentileschi. Comme cette dernière, elle avait exprimé au commandeur le désir de revenir à Rome. «'Je supplie votre seigneurie, lui écrivait-elle de Naples, le 19 avril 1631[618], de me procurer les moyens de la servir à Rome avec toute obéissance; quant au traitement, je m'en remets à votre seigneurie. Mon désir est de vivre et de mourir à Rome.»
Elle put réaliser ce voeu. Rentrée dans cette ville vers la fin de 1631, elle y vécut dans la faveur des puissantes maisons Barberini et Colonna, et dans l'intimité de del Pozzo. Elle mourut à Rome en 1673, après avoir légué ses biens et ses dessins à l'Académie de Saint-Luc, qui, pour conserver la mémoire de cette libéralité, fit ériger à Giovanna un monument eh marbre dans l'église de Saint-Luc, près le Capitole, avec une inscription qui vante son talent pour la miniature.
A Florence et en Toscane, le commandeur était depuis longtemps en relation avec un grand nombre d'artistes et d'amateurs, qu'il employait soit à faire des dessins, soit à graver les oeuvres des maîtres, soit même à chercher des gravures rares et estimées.
C'est ainsi que, pendant son séjour à Pisé, il s'était lié avec Jean-Baptiste Giunti Ammiani, qui lui recommanda, par une lettre de Sienne, du 7 mars 1626, le graveur à l'eau-forte Bernardini Capitelli, élève d'Alexandre Casolani[619].
Il avait voulu faire tirer les planches laissées par Cherubino Alberti, peintre et graveur sur cuivre assez célèbre, de Borgo San Sepolcro, et il s'était adressé à Lattanzio Pichi, son gendre, au nom du cardinal Francesco Barberini, pour prendre un arrangement à cet égard. Il paraît qu'on ne put s'entendre, car, suivant Bottari, les planches d'Alberti ne furent ni réunies, ni tirées ensemble[620].
Par la recommandation de del Pozzo, le cardinal occupait à Florence Jacques Ligozzi[621], peintre né à Vérone, mais qui, depuis longtemps, s'était fixé dans la capitale de la Toscane, où il fut très-employé par le grand-duc Ferdinand II, et où il a laissé de nombreux ouvrages.
Dans la même ville, le commandeur était en correspondance suivie, depuis 1626, avec un certain Matteo Nigetti, qui paraît avoir été attaché à la cour du grand-duc, et peut-être même préposé à la conservation des objets précieux achetés par ce prince. Ce correspondant faisait des acquisitions, tant pour le commandeur que pour son patron. Il faisait dessiner des statues et bustes en bronze et en marbre, et des objets d'ajustement qu'il leur envoyait. Il tenait del Pozzo au courant des curiosités, peintures, horloges, étudioles rapportées d'Allemagne par le grand-duc. Il faisait tailler des camées, et essayer des peintures représentant des pierres et des minéraux pour l'Académie des Lincei, dont del Pozzo était un des membres les plus actifs[622].
Le commandeur avait envoyé à Venise, à Bologne et dans la Romagne, Giuseppe Rossi, pour lui chercher les plus belles gravures de Marc Antoine et d'autres maîtres. On voit par une lettre de ce Rossi, datée de Pesaro le 24 mai 1634[623] qu'il était parvenu à réunir une belle collection de ces gravures, mais, qu'en passant à Bologne, elles lui furent enlevées par le cardinal de Sainte-Croix, autre grand amateur d'estampes.
Nous avons vu que le commandeur avait réuni les portraits des peintres vivants, ses contemporains, peints par eux-mêmes, et qu'il en avait formé une galerie qui a peut-être donné l'idée de la collection qu'on voit aux Offices de Florence. Il possédait également un grand nombre de portraits des plus belles femmes qu'il y eût alors en Italie et en France. Dans ce dernier pays, ou du moins dans le Comtat, qui appartenait alors au saint-siège, c'était un jésuite qu'il avait chargé de faire les portraits des plus jolies Avignonnaises. Les lettres du bon père, adressées à del Pozzo, prouvent qu'il s'y connaissait, et qu'il s'acquittait de cette délicate mission avec succès, mais non pas sans désagrément de la part de ses supérieurs.
Par une première lettre du couvent de Saint-Augustin d'Avignon, le 13 mai 1633[624], Fra Gio. Saliano annonce au commandeur qu'il lui envoie le portrait de madame d'Aubignan, qu'il lui promettait depuis longtemps. «Je n'ai pu, dit-il, le terminer et l'envoyer plus tôt, parce que je ne suis plus maître, maintenant, de cette liberté avec laquelle je pouvais disposer de mon temps pour rendre service à des amis. A présent, je me trouve, pour ainsi dire, esclave et incapable de mettre à exécution aucun projet honnête, ni de faire aucun dessin, et je pense que le peu que j'ai fait depuis que je suis ici sera tout ce que j'e pourrai faire, ayant à vivre avec des gens tout à fait incapables d'aucun travail sérieux, et qui n'estiment rien autre chose que de vaquer à leur commerce et à gagner de l'argent pour leur ménage; tellement que je suis décidé à changer de manière et à faire ce qui véritablement ne conviendrait pas à un artiste. Que votre seigneurie accepte ce léger témoignage de ma gratitude; je voudrais lui en donner de plus grands, car je ne puis oublier les services qu'elle m'a rendus.»
Dans une autre lettre du 27 octobre 1633, Fra Saliano s'excuse de n'avoir pu encore faire le portrait d'une autre dame d'Avignon que del Pozzo lui avait demandé.
«Je n'ai pas répondu à la lettre dans laquelle votre seigneurie me faisait connaître son désir d'avoir un portrait de madame d'Ampus, parce que j'espérais toujours lui envoyer en même temps la réponse et le portrait; mais je n'ai pu y parvenir, la susdite dame ayant quitté Avignon depuis plusieurs mois. Si j'avais été dans son intimité, je serais allé à Lisle. lieu ordinaire de sa demeure, et je l'aurais priée de vouloir bien prendre son temps et sa commodité pour me laisser faire son portrait. Mais comme on espère qu'elle sera de retour ici dans quelques semaines, c'est-à-dire vers le carnaval, alors je trouverai l'occasion de la voir, et de la prier de me laisser faire son portrait. Que votre seigneurie excuse ce retard, et ne croie pas que ce soit de la négligence, car, pour toutes les choses qui l'intéressent, elle ne trouvera personne plus prompte et plus disposée à la servir[625].»
En attendant qu'il pût faire le portrait de madame d'Ampus, Fra Saliano envoyait au commandeur, ainsi qu'il le lui annonce par une lettre d'Avignon, du 27 mars 1635[626], le portrait d'une autre dame de ce pays, qu'il avait exécuté deux années auparavant, pendant qu'il se trouvait dans la maison du père de cette dame, son ami. Il prie del Pozzo de l'accepter, non pas à cause de la ressemblance de la dame, que le commandeur ne connaît pas, mais parce qu'il avait fait ce portrait en très-peu de temps.
Par une autre lettre du 28 décembre 1635[627], Fra Saliano raconte au commandeur qu'il a prié madame d'Ampus de lui permettre de faire son portrait, et qu'elle lui a promis de lui en donner la facilité. «Mais, ajoute-t-il, elle ne m'a pas précisément indiqué de jour, et j'y suis allé plusieurs fois sans pouvoir la trouver libre, étant continuellement occupée à recevoir la compagnie qui vient la visiter. En attendant, j'ai commencé le portrait d'une autre dame, qui, bien que n'étant pas d'aussi haute naissance, est considérée comme la plus belle et la plus gracieuse qu'il y ait dans ce pays, et ce portrait sera de la même dimension que celui de madame d'Aubignan. Je demande pardon à votre seigneurie du retard que j'apporte à lui donner satisfaction sur ce point.»—Le bon père confie ensuite au commandeur les persécutions qu'il éprouve de la part de ses supérieurs, probablement à cause de ses peintures, et il réclame sa protection auprès du général des jésuites résidant à Rome.
«Je suis toujours travaillé par ce général, lui écrit-il, à l'instigation d'un père de cette maison, mon ennemi, qui s'est plaint dernièrement au révérendissime supérieur d'avoir reçu un soufflet de moi, ce qui est très-faux, ainsi que votre seigneurie pourra s'en convaincre, en jetant les yeux sur l'attestation qui m'a été donnée par tous les pères et frères de ce couvent, que je lui envoie ouverte, afin que votre seigneurie puisse la lire et faire lire à quelles personnes elle jugera convenable. Je ne voudrais pas que votre seigneurie prît la peine de remettre elle-même cette attestation au général; il suffira qu'elle soit portée par l'un de ses serviteurs, et que votre seigneurie, à la première rencontre, lui dise ce qu'elle pense de ma personne, et lui fasse entendre que s'il persiste à me tourmenter, je serai contraint d'abandonner cet habit et de me faire prêtre séculier; car je suis sollicité de mettre ce projet à exécution par plusieurs évêques qui me veulent du bien. Que votre seigneurie daigne me pardonner tous les ennuis que je lui cause: je n'ai pas à Rome de protecteur plus dévoué et plus puissant, et je ne saurais à qui confier mes tourments et mes chagrins. La plus grande partie de mon temps se trouve absorbée à écrire des lettres, à chercher des raisons pour me justifier, et je ne puis pas me livrer à la peinture, en partie parce que je n'en ai pas le temps, en partie parce que j'ai toujours l'esprit préoccupé. Si votre seigneurie illustrissime me fait l'honneur de m'écrire, je la prie de me faire parvenir en même temps la réponse du général, sous une enveloppe adressée au seigneur de'Zanobi, docteur ès-lois, qui demeure près du Change, à Avignon: autrement, elle serait prise à la poste et cachée, ainsi que me l'ont fait plusieurs fois certains personnages qui ne me veulent pas de bien.» Nous ne savons si le bon frère obtint, par l'entremise du commandeur, satisfaction de son supérieur; peut-être le général exigea-t-il que Fra Saliano renonçât à faire les portraits des belles dames, car nous le retrouvons, en mai 1638, dans la ville d'Orange, où il s'était rendu pour dessiner l'arc antique de Marius, que del Pozzo lui avait demandé[628]. Le mauvais temps l'ayant obligé à renoncer à ce travail, il envoya au commandeur des gravures anciennes de ce monument, exécutées par un Avignonais, qui avait fait hommage des planches au prince d'Orange, et les lui avait envoyées en Hollande.
Nous n'avons trouvé aucune notice sur le jésuite Fra Saliano: le dictionnaire des peintres de Ticozzi n'en fait pas mention, et son nom ne figure pas non plus dans les plus récentes éditions de l'Abecedario. S'il eût exécuté des tableaux remarquables, l'ordre des jésuites, auquel il appartenait, l'aurait sans doute fait connaître comme les autres membres qui ont illustré cette compagnie par des oeuvres d'art. Il est donc probable qu'il n'avait qu'un talent ordinaire, et sans ses lettres adressées à del Pozzo et publiées par Bottari, il ne resterait aujourd'hui aucun témoignage du goût qu'il avait pour la peinture.
Fra Saliano était, comme del Pozzo, très-lie avec Peiresc. On voit par ses lettres, que c'est par le savant conseiller au parlement d'Aix que le commandeur faisait parvenir au jésuite d'Avignon ses envois de Rome, et que celui-ci lui faisait passer ses portraits et ses dessins.
Le jésuite vivait également dans l'intimité de Nicolas Mignard, fixé depuis longtemps dans la ville d'Avignon. C'est à la recommandation du bon frère, que Pierre Mignard, frère de Nicolas, dut le bon accueil que lui fit le commandeur, lorsque ce jeune artiste se rendit à Rome. Les lettres de Fra Saliano, des 2 et 17 mars 1635, prouvent que Pierre Mignard partit d'Avignon au commencement de ce mois, et, par une autre lettre du 4 mai 1638, il recommande de[1] nouveau à del Pozzo le jeune Mignard, alors arrivé à Rome, comme étant fort désireux d'être employé par le commandeur, soutien et protecteur de tous les artistes[629].