Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20)
Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20)
Author: Adolphe Thiers
Release date: December 4, 2009 [eBook #30603]
Language: French
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HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIREFAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISEPAR M. A. THIERS
TOME TROISIÈME
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PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1845PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD.
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.LIVRE DIXIÈME.
ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.
Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. — On se demande quelle influence exercera la mort de Paul Ier sur cette négociation. — État de la cour de Russie. — Caractère d'Alexandre. — Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. — Alexandre consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par M. de Kalitcheff, au nom de Paul Ier. — Il accueille Duroc avec bienveillance. — Ses protestations réitérées du désir de bien vivre avec la France. — Commencements de la négociation entamée à Londres. — Conditions mises en avant, de part et d'autre. — Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. — L'Angleterre consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais subordonne toute la négociation à la question de savoir si la France gardera l'Égypte. — Les deux gouvernements sont tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des événements militaires. — Le Premier Consul, averti que la négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour secourir l'Égypte. — Emploi des forces navales. — Diverses expéditions projetées. — Navigation de Ganteaume au sortir de Brest. — Cet amiral passe heureusement le détroit. — Prêt à se diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et rentre dans Toulon. — État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. — Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous le rapport matériel. — Incapacité, anarchie dans le commandement. — Déplorables divisions des généraux. — Mesures mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la fois. — Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne prend aucune précaution. — Débarquement des Anglais dans la rade d'Aboukir, le 8 mars. — Le général Friant, réduit à quinze cents hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. — Deux bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé l'Égypte. — Tardive concentration de forces ordonnée par Menou. — Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. — Menou arrive enfin avec le gros de l'armée. — Tristes conséquences de la division des généraux. — Plan d'une bataille décisive. — Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. — Les Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. — Longue temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever les affaires des Français, en manœuvrant contre les corps détachés de l'ennemi. — Il n'en fait rien. — Les Anglais tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer d'une bouche du Nil. — Ils pénètrent dans l'intérieur. — Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par l'incapacité du général Menou. — Les Anglais s'emparent de Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. — L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource que celle de capituler. — Reddition du Kaire par le général Belliard. — Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une défense semblable à celle de Gênes. — L'Égypte définitivement perdue pour les Français.
Avril 1801.La paix va devenir générale en Europe.Le but que se proposait le Premier Consul en prenant le pouvoir, allait bientôt se trouver atteint, car le calme régnait en France, une satisfaction profonde remplissait les esprits, et la paix signée à Lunéville avec l'Autriche, l'Allemagne et les puissances italiennes, rétablie de fait avec la Russie, se négociait à Londres avec l'Angleterre. Une fois signée formellement avec ces deux dernières puissances, la paix devenait générale, et, en vingt-deux mois, le jeune Bonaparte avait accompli sa noble tâche, et rendu sa patrie la plus heureuse, la plus grande des puissances de l'univers. Mais il fallait terminer ce grand ouvrage, il fallait surtout conclure la paix avec l'Angleterre; car, tant que cette puissance n'avait pas dépose les armes, la mer était fermée, et, ce qui était plus grave, la guerre continentale pouvait renaître sous l'influence corruptrice des subsides britanniques. L'épuisement universel laissait, il est vrai, peu de chances à l'Angleterre d'armer de nouveau le continent; elle venait même d'en voir la plus grande partie coalisée avec nous contre sa puissance maritime, et, sans la mort de Paul, elle aurait pu expier cruellement ses violences contre les neutres. Mais cette mort soudaine était un fait nouveau et grave, qui ne pouvait manquer de modifier la situation. Quelle influence la catastrophe de Pétersbourg allait-elle exercer sur les affaires de l'Europe? C'est ce qu'on ignorait encore, c'est ce que le Premier Consul était impatient de savoir. Il avait envoyé Duroc à Pétersbourg, pour en être plus tôt et plus sûrement informé.
Difficultés diplomatiques avec la Russie, naissant des prétentions de Paul 1er.Un peu avant la mort de Paul, les relations avec la Russie n'avaient, pas laissé que de présenter d'assez grandes difficultés, par suite de l'orgueil excessif de cet empereur, et de l'orgueil non moins excessif de son ambassadeur à Paris, M. de Kalitcheff. Le czar défunt voulait, comme nous l'avons dit ailleurs, dicter lui-même les conditions de la France avec la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont, les Deux-Siciles, États dont il s'était fait le protecteur, ou spontanément, ou obligatoirement, par suite des traités qui avaient noué la seconde coalition. Il voulait même régler nos relations avec la Porte, et prétendait que le Premier Consul devait évacuer l'Égypte, parce que cette province appartenait au sultan, et qu'il n'y avait, disait-il, aucune raison de la lui enlever.
Progrès de l'ambition et de la puissance russe depuis un siècle.Cet allié, tout ardent qu'il était contre l'Angleterre, présentait donc aussi ses dangers, et la mésintelligence aurait pu renaître prochainement avec lui; Du reste, ce qui pouvait ne paraître qu'un trait de folie chez l'empereur Paul, était un singulier symptôme des progrès de l'ambition russe, depuis trois quarts de siècle. En effet, il y avait à peine quatre-vingts ans que Pierre-le-Grand, attirant pour la première fois l'attention de l'Europe, se bornait à vouloir influer sur le nord du continent, en luttant contre Charles XII pour faire un roi de Pologne. Quarante ans après, la Russie, portant déjà son ambition en Allemagne, luttait contre Frédéric avec l'Autriche et la France, pour empêcher la formation de la puissance prussienne. Quelques années plus tard, en 1772, elle partageait la Pologne. En 1778, elle faisait un pas de plus, et, réglant de moitié avec la France les affaires allemandes, elle interposait sa médiation entre la Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains pour la succession de Bavière, et avait l'insigne honneur de garantir à Teschen la constitution germanique. Enfin, avant que le siècle fût révolu, en 1799, elle envoyait cent mille Russes en Italie, non pour une question de territoire, mais pour une question morale, pour la conservation, disait-elle, de l'équilibre européen, de l'ordre social, menacés par la révolution française.
Jamais en si peu d'années, un tel agrandissement d'influence n'était échu à une même puissance. Paul, en voulant se faire l'arbitre de toutes choses, pour prix de son alliance avec le Premier Consul, n'était donc que le fou d'une politique, qui, dans le cabinet russe, était profondément réfléchie. Son représentant à Paris exigeait, avec une morgue froide et soutenue, ce que son maître demandait avec le désordre accoutumé de ses volontés. Il affectait même assez maladroitement de se faire le protecteur des petites puissances, qui étaient maintenant à la merci de la France, après l'avoir offensée. La cour de Naples avait voulu se placer sous cette protection, ce qui lui avait peu réussi, car M. de Gallo avait été renvoyé de Paris, et sa cour obligée de subir à Florence les conditions du Premier Consul. M. de Saint-Marsan, chargé de représenter la maison de Savoie auprès de la République française, ayant voulu faire comme M. de Gallo, avait été renvoyé de même.
M. de Kalitcheff s'était hâté de réclamer pour les cours de Naples et de Turin, dont son maître avait garanti les États; et il entendait, en signant un traité avec la France, ne pas se borner à stipuler le rétablissement des bons rapports entre deux empires, qui n'avaient rien à se disputer ni sur terre ni sur mer, mais régler les affaires d'Allemagne et d'Italie, presque dans tous leurs détails, et jusqu'à celles de l'Orient, car il persistait à demander la restitution de l'Égypte à la Porte.
Fermeté du cabinet français à l'égard des prétentions de la Russie.Malgré le désir de ménager l'empereur Paul, on avait répondu avec fermeté à son ambassadeur. On avait consenti à joindre au traité patent, qui rétablirait purement et simplement la paix et l'amitié entre les deux États, une convention secrète, dans laquelle on prendrait l'engagement de se concerter avec la Russie pour le règlement des indemnités germaniques, de favoriser particulièrement les cours de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, qui étaient ses alliées ou ses parentes; de réserver un dédommagement à la maison de Savoie, si on ne lui rendait pas ses États, mais sans dire ni où, ni quand, ni combien; car le Premier Consul avait déjà le projet de garder le Piémont pour la France. C'était là tout ce qu'on voulait concéder. Quant à Naples, le traité de Florence était déclaré irrévocable; et quant à la restitution de l'Égypte, on avait formé la résolution de ne pas même écouter une parole sur ce sujet.
M. de Kalitcheff insistant avec un ton et des manières assez étranges, on avait fini par ne plus lui répondre, et par le laisser à Paris assez embarrassé de son rôle, et des engagements qu'il avait pris avec les petites puissances. On en était là, lorsqu'on apprit la mort tragique de Paul. M. de Kalitcheff, sans attendre les ordres de son nouveau souverain, voulant sortir de la fausse position où il s'était mis, adressa le 26 avril une note péremptoire à M. de Talleyrand, dans laquelle il demandait une réponse immédiate sur tous les points de la négociation, se plaignant de ce que des choses accordées, disait-il, à Berlin, entre le général Beurnonville et M. de Krudener, étaient contestées à Paris. Il semblait même insinuer que, si les États faibles n'étaient pas mieux traités par la France, la gloire du Premier Consul en souffrirait, et que son gouvernement serait confondu avec les gouvernements révolutionnaires qui l'avaient précédé.
Leçon sévère donnée à M. de Kalitcheff.M. de Talleyrand lui répondit sur-le-champ, que sa dépêche était déplacée, qu'elle manquait aux égards que se doivent entre elles des puissances indépendantes; qu'on ne la mettrait pas sous les yeux du Premier Consul, dont elle offenserait la dignité; que M. de Kalitcheff pouvait donc la regarder comme non avenue, et que la réponse sollicitée au nom de son cabinet ne lui serait faite, que lorsque la demande en serait renouvelée en d'autres termes, et dans une autre dépêche.
Cette leçon sévère fit effet sur M. de Kalitcheff. Il parut s'inquiéter des conséquences de sa démarche. Déjà même les petits protégés qui s'abritaient derrière lui, avaient peur de son protectorat, et en étaient aux regrets de lui avoir recommandé leurs intérêts. M. de Kalitcheff, réduit ou à rester sans réponse, ou à reproduire ses réclamations dans une meilleure forme, écrivit une seconde dépêche, dans laquelle il réitérait sa demandé d'explication, mais en énumérant chaque objet, sans réflexion aucune, sans plainte, et sans compliments. La dépêche était froide, mais convenable. Il lui fut dit alors par M. de Talleyrand, que dans la forme nouvelle, ses questions seraient soumises au Premier Consul, et obtiendraient prochainement une réponse. Il fut ajouté par M. de Talleyrand, que la dernière dépêche serait seule conservée dans les archives de la chancellerie française, et que la précédente y serait détruite.
Quelques jours après, M. de Talleyrand répondit à M. de Kalitcheff en termes polis, mais fort positifs. Il renouvela sur tous les points le dire du cabinet français, et ajouta cette réflexion fort naturelle, que, si la France avait consenti, sur plusieurs des affaires les plus importantes de l'Europe, à se concerter amicalement avec la Russie, et avait paru disposée à faire ce que celle-ci désirait, c'était en considération de l'alliance intime contractée avec Paul Ier, contre la politique britannique; mais que, depuis l'avénement du czar Alexandre, il fallait, avant d'accorder les mêmes choses, savoir si le nouvel empereur entrerait dans les mêmes vues, et avoir la certitude qu'on trouverait en lui un allié aussi résolu que dans l'empereur défunt.
À partir de ce jour, M. de Kalitcheff se tint tranquille, et attendit les instructions de son nouveau maître.
L'empereur Alexandre.—Sa personne et son caractère.C'était un prince singulier que celui qui venait de monter sur le trône des czars, singulier comme la plupart des princes qui ont régné sur la Russie, depuis un siècle. Alexandre avait vingt-cinq ans, une stature élevée, une figure noble et douce, quoique peu régulière, une intelligence pénétrante, un cœur généreux, une grâce parfaite. Toutefois, on pouvait apercevoir en lui quelques traces des infirmités paternelles. Son esprit, vif, impressionnable et changeant, s'attachait tour à tour aux idées les plus contraires. Mais tout n'était pas entraînement chez ce prince remarquable: il y avait dans son intelligence étendue et prompte à varier, des profondeurs qui échappaient aux meilleurs observateurs. Il était honnête, et en même temps dissimulé, capable d'artifice, et déjà on avait pu apercevoir quelque chose de ces qualités et de ces défauts, dans les tragiques événements qui avaient précédé son arrivée au trône. Gardons-nous cependant de calomnier ce prince illustre: il s'était fait complétement illusion sur les projets du comte Pahlen; il avait cru avec l'inexpérience de son âge, que l'abdication de son père était le seul but, et serait le seul résultat de la conjuration dont on lui avait fait la confidence; il avait cru, en s'y prêtant, sauver l'empire, sa mère, ses frères, lui-même, d'étranges violences. Éclairé aujourd'hui par l'événement, il détestait son erreur, et ceux qui la lui avaient fait commettre. Ce jeune empereur enfin, noble d'aspect, gracieux de manières, spirituel, enthousiaste, mobile, artificieux, difficile à saisir, était doué d'un charme personnel infini, et destiné à exercer sur ses contemporains la plus grande séduction. Il était même appelé à exercer cette séduction sur l'homme extraordinaire, si difficile à tromper, qui dominait alors la France, et avec lequel il devait avoir, un jour, de si grands et de si terribles démêlés.
Éducation d'Alexandre.Ses amis.L'éducation donnée à ce jeune prince avait été fort étrange. Élevé par le colonel Laharpe, qui lui avait inspiré les sentiments et les idées d'un républicain suisse, Alexandre avait subi avec sa facilité ordinaire, l'influence de son précepteur, et s'en ressentait visiblement en montant sur le trône. Pendant qu'il était prince impérial, toujours soumis à un joug assez dur, tantôt celui de Catherine, tantôt celui de Paul, il avait noué des liaisons avec quelques jeunes gens de son âge, tels que M. Paul Strogonoff, M. de Nowosiltzoff, et surtout le prince Adam Czartorisky. Ce dernier, issu de l'une des plus grandes familles de Pologne, et fort attaché à sa patrie, était à Pétersbourg une espèce d'otage; il servait dans le régiment des gardes, et vivait à la cour avec les jeunes grands-ducs. Alexandre, attiré vers lui par une sorte d'analogie de sentiments et d'idées, lui communiquait les rêves de sa jeunesse. Tous deux déploraient en secret les malheurs de la Pologne, ce qui était bien naturel chez un descendant des Czartorisky, mais assez étonnant chez le petit-fils de Catherine; et Alexandre faisait serment à son ami, quand il serait monté sur le trône, de rendre à la malheureuse Pologne ses lois et sa liberté.
Gouvernement occulte, composé des jeunes amis d'Alexandre.Paul s'était aperçu de cette intimité, en avait conçu quelque ombrage, et avait exilé le prince Czartorisky, en le nommant ministre de Russie auprès d'un roi sans États, auprès du roi de Sardaigne. À peine Alexandre fut-il empereur qu'il envoya un courrier à son ami, résidant alors à Rome, et le fit venir à Pétersbourg. Il réunit aussi autour de lui MM. Paul Strogonoff et de Nowosiltzoff. Il forma ainsi une espèce de gouvernement occulte, composé de jeunes gens sans expérience, animés de sentiments généreux, que tous n'ont pas conservés, remplis d'illusions, et peu propres, il faut le dire, à diriger un grand État, dans les difficiles conjonctures du siècle. Ils étaient impatients de se débarrasser des vieux Russes, qui avaient gouverné jusque-là, et avec lesquels ils ne sympathisaient sous aucun rapport. Un seul personnage plus âgé, plus grave, le prince de Kotschoubey, mêlé à cette société de jeunes hommes, tempérait par une raison plus mûre la vivacité de leur âge. Il avait vu l'Europe, acquis des connaissances précieuses, et entretenait constamment son souverain des améliorations qu'il croyait utile d'apporter au régime intérieur de l'empire. Tous ensemble blâmaient la politique, qui avait consisté d'abord à faire la guerre à la France, à cause de la Révolution, puis à la faire à l'Angleterre pour une thèse du droit des gens. Ils ne voulaient ni d'une guerre de principe à la France, ni d'une guerre maritime à l'Angleterre. Le grand empire du Nord, suivant eux, devait tenir la balance entre ces deux puissances, qui menaçaient de dévorer le monde dans leur lutte, et devenir ainsi l'arbitre de l'Europe, l'appui des États faibles contre les États forts. Mais, en général, ce qui les préoccupait, c'était moins la politique extérieure, que la régénération intérieure de l'empire: ils ne méditaient pas moins que de lui donner des institutions nouvelles, modelées en partie sur ce qui se voyait dans les pays civilisés; ils avaient, en un mot, la générosité, l'inexpérience, et la vanité de la jeunesse.
Les ministres ostensibles d'Alexandre étaient de vieux Russes, prévenus contre la France, entêtés pour l'Angleterre, et, de plus, fort désagréables à leur souverain. Le comte Pahlen seul, grâce à la fermeté de son jugement, ne partageait pas les préjugés de ses collègues, et voulait qu'on ne se livrât à aucune influence, qu'on restât neutre entre la France et l'Angleterre. Sous ce rapport, ses idées convenaient au nouvel empereur et à ses amis. Mais le comte Pahlen avait le tort de traiter Alexandre en prince adolescent, qu'il avait placé sur le trône, qu'il avait dirigé, qu'il voulait diriger encore. La vanité très-sensible de son jeune maître en était souvent blessée. Le comte Pahlen traitait surtout avec dureté l'impératrice douairière, qui étalait une douleur fastueuse, et une haine ardente contre les meurtriers de son époux. Dans un établissement religieux qui dépendait d'elle, l'impératrice douairière avait fait placer une figure de la Vierge, avec l'empereur Paul à ses pieds, implorant la vengeance du ciel contre ses assassins. Le comte Pahlen fit enlever l'image, malgré les cris de l'impératrice et le mécontentement de son fils. Un ascendant exercé aussi rudement ne pouvait être durable.
Premières mesures du nouvel empereur.L'embargo levé sur le commerce anglais.Alexandre renonce à la grande maîtrise de l'ordre de Malte.Dans les premiers jours du règne, le comte Panin continua de présider aux relations extérieures; le comte Pahlen resta le ministre influent, se mêlant de toutes les affaires. Alexandre, après s'être concerté avec ses amis, travaillait ensuite avec ses ministres ostensibles. Sous ces influences diverses, quelquefois contraires, on résolut de traiter avec l'Angleterre, et de commencer par lever l'embargo sur le commerce britannique, embargo qui, suivant Alexandre, était une mesure injuste. On décida qu'il fallait faire avec le lord Saint-Helens un règlement maritime, qui sauvât sinon les droits des neutres, au moins les intérêts de la navigation russe. Alexandre, rangeant au nombre des idées peu raisonnables de son père, la prétention d'être grand-maître de l'ordre de Jérusalem déclara qu'il ne voulait en être que le protecteur, en attendant que les diverses langues qui composaient l'ordre se fussent rassemblées, et eussent nommé un nouveau grand-maître. Cette résolution faisait évanouir bien des difficultés, soit avec l'Angleterre, qui tenait beaucoup à Malte, soit avec la France, qui n'avait pas voulu s'engager à une guerre à outrance pour faire rendre cette île à l'ordre, soit enfin avec Rome et l'Espagne, qui n'avaient jamais consenti à reconnaître pour grand-maître de Saint-Jean-de-Jérusalem un prince schismatique.
Alexandre cesse de demander l'évacuation de l'Égypte.Pour faire cesser un autre sujet de contestation, celui-ci avec la France, il fut décidé qu'on ne demanderait plus l'évacuation de l'Égypte; car, en réalité, on était plutôt intéressé à la voir dans les mains des Français que dans celles des Anglais. Quant à Naples et au Piémont, on était lié, se disait-on, par des traités solennels, et Alexandre, au début de son règne, prétendait donner une grande idée de sa loyauté. Il fut arrêté qu'on réclamerait pour la cour de Naples, non plus la révocation du traité de Florence, mais la garantie de ses États actuels, et l'évacuation, à la paix, du golfe de Tarente. Quant au Piémont, on résolut de demander pour la maison de Savoie ou le Piémont même, ou, à défaut, une indemnité proportionnée. Enfin Alexandre entendait régler, de concert avec la France, l'indemnité promise aux princes allemands, pour leurs pertes territoriales à la gauche du Rhin. Rien de tout cela ne présentait de difficultés, car le Premier Consul y avait déjà consenti. M. de Kalitcheff fut rappelé, et on choisit pour le remplacer M. de Markoff, homme d'esprit, mais, sous le rapport des formes, ne valant pas mieux que son prédécesseur.
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Duroc commandant l'artillerie de la garde consulaire.
Secret entretien d'Alexandre avec Duroc.Duroc, envoyé pour féliciter le nouvel empereur, trouva, en arrivant à Pétersbourg, tous ces points résolus, et reçut, tant des ministres que du monarque lui-même, un excellent accueil. Sa bonne tenue, son intelligence, réussirent en Russie comme en Prusse, et il sut inspirer l'estime et la confiance. Après les audiences d'apparat, il obtint plusieurs entretiens particuliers, dans lesquels Alexandre mit une sorte de coquetterie à se montrer à découvert devant le représentant du Premier Consul. Un jour, notamment, dans l'un des jardins publics de Saint-Pétersbourg, ce prince aperçut Duroc, alla vers lui, le traita avec une familiarité pleine de grâce, fit éloigner ses officiers, et, le conduisant dans un lieu écarté, sembla s'expliquer avec un complet abandon.—Je suis, lui dit-il, ami de la France, et depuis long-temps. J'admire votre nouveau chef, j'apprécie ce qu'il fait pour le repos de son pays et l'affermissement de l'ordre social en Europe. Ce n'est pas de moi qu'il pourra craindre une nouvelle guerre entre les deux empires. Mais qu'il me seconde, et cesse de fournir des prétextes à tous les jaloux de sa puissance. Vous le voyez, j'ai fait des concessions. Je ne parle plus de l'Égypte; j'aime mieux qu'elle soit à la France qu'à l'Angleterre; et si, par malheur, les Anglais s'en emparaient, je me joindrais à vous pour la leur arracher. J'ai renoncé à Malte, afin de supprimer l'une des difficultés qui entravaient la paix de l'Europe. Je suis lié aux rois de Piémont et de Naples par des traités; je sais qu'ils ont eu des torts envers la France; mais que vouliez-vous qu'ils fissent, entourés et dominés, comme ils l'étaient, par l'Angleterre? Je verrais avec un grand chagrin que le Premier Consul s'emparât du Piémont, ainsi que les actes récents de son administration tendent à le faire croire. Naples se plaint de l'enlèvement d'une portion de son territoire. Tout cela n'est pas digne de l'ambition du Premier Consul, et nuit à sa gloire. On ne l'accuse pas, comme les gouvernements qui l'ont précédé, de menacer l'ordre social, mais on l'accuse de vouloir envahir tous les États. Cela lui fait tort, et m'expose, moi, aux criailleries de ces petits princes, dont je suis obsédé. Qu'il fasse cesser entre nous ces difficultés, et nous vivrons à l'avenir en parfaite intelligence.—
Alexandre, s'abandonnant davantage, ajouta: Ne rapportez rien de tout ceci à mes ministres; soyez discret; n'employez que des courriers sûrs. Mais dites au général Bonaparte de m'envoyer des hommes auxquels je puisse me confier. Les relations les plus directes seront les meilleures, pour établir la bonne intelligence entre les deux gouvernements.—Alexandre dit quelques mots encore relativement à l'Angleterre. Il affirma qu'il ne voulait pas lui livrer la liberté des mers, propriété commune de toutes les nations; que s'il avait levé l'embargo sur ses vaisseaux, c'était par esprit de justice. Les traités antérieurs accordaient, en cas de rupture, une année aux négociants anglais, pour liquider leurs affaires; c'était donc une injustice que de saisir leurs propriétés; et je n'en veux pas commettre, s'écria vivement Alexandre; c'est là mon seul motif. Mais je n'entends point me livrer à l'Angleterre. Il dépend uniquement du Premier Consul, que je sois et demeure son allié, son ami.—
Le jeune empereur, dans cet entretien, s'était montré simple, confiant, désireux surtout de se mettre à part de ses ministres, et de faire voir qu'il avait ses vues et sa politique personnelles.
Duroc quitta Pétersbourg, comblé de ses égards, et des témoignages de sa faveur.
On n'a rien à espérer, rien à craindre de la Russie dans le moment.Il était évident, d'après ces communications, que la Russie ne pouvait plus être d'un grand secours contre l'Angleterre, mais aussi qu'à l'avenir on aurait beaucoup moins de difficultés avec elle, pour l'arrangement des affaires générales. Le Premier Consul, certain aujourd'hui de pouvoir s'entendre avec cette cour, ne se hâta pas de terminer la négociation, parce que le temps semblait chaque jour aplanir les difficultés qui subsistaient encore entre elle et nous. L'Angleterre, en effet, témoignait en ce moment peu d'intérêt pour les maisons de Naples et de Piémont; et si, comme on avait lieu de le croire, elle ne faisait plus, de ce qui les concernait, l'une des conditions de la paix, il devait être bien plus facile de se conduire comme on le voudrait à l'égard de ces deux maisons, lorsque l'Angleterre elle-même les aurait livrées au Premier Consul.
L'attention générale concentrée sur la négociation avec l'Angleterre.La négociation avec l'Angleterre devenait donc l'objet essentiel, et à peu près unique du moment. Pour la conduire, il fallait non-seulement traiter habilement à Londres, mais aussi pousser vivement la guerre en Portugal, et bien disputer l'Égypte aux forces britanniques, car l'issue des événements dans ces deux régions devait exercer sur le traité futur une grande influence. Le Premier Consul, voulant mettre de nouveaux poids dans la balance, faisait même des préparatifs fort apparents à Boulogne et à Calais, pour donner à entendre que ce moyen extrême d'une expédition contre l'Angleterre, auquel le Directoire avait long-temps songé, n'était ni hors de ses calculs, ni hors de ses moyens. Des corps nombreux s'avançaient vers cette partie de la France, et on réunissait sur les côtes de la Normandie, de la Picardie, de la Flandre, un grand nombre de chaloupes canonnières, solidement construites, fortement armées, capables de porter des troupes, et de traverser le Pas-de-Calais.
Premières prétentions mises en avant par l'Angleterre.Ce qu'elle avait conquis pendant la guerre.Ainsi qu'on en était convenu, lord Hawkesbury et M. Otto avaient employé le milieu d'avril 1801 (germinal an IX), en conférences diplomatiques. Suivant l'usage, les premières prétentions avaient été excessives. L'Angleterre proposait une base d'arrangement fort simple, c'était l'uti possidetis, c'est-à-dire, que chacune des puissances gardât ce que les événements de la guerre avaient mis en ses mains. L'Angleterre, en effet, profitant de la longue lutte de l'Europe contre la France, s'était enrichie pendant que ses alliés s'épuisaient, et avait pris les colonies de toutes les nations. Elle s'était emparée du continent entier des Indes, ainsi que des positions commerciales les plus importantes, dans les quatre parties du monde. Sur les Hollandais, elle avait acquis Ceylan, cette île si vaste et si riche, qui, placée à l'extrémité de la péninsule indienne, en forme un si beau complément. Elle avait acquis les autres possessions des Hollandais dans la mer des Indes, moins, il est vrai, la grande colonie de Java. Elle leur avait enlevé, entre les deux océans, le cap de Bonne-Espérance, l'une des stations maritimes du globe les mieux situées. Ses efforts les plus constants n'avaient pu lui procurer l'île de France, que nous n'avions pas cessé de posséder. Dans l'Amérique méridionale, elle avait encore arraché aux malheureux Hollandais, les plus maltraités dans cette guerre, les territoires de la Guyane, s'étendant entre l'Amazone et l'Orénoque, tels que Surinam, Berbice, Demerari, Essequibo, contrées superbes, qui ne présentaient pas, qui ne présentent pas encore aujourd'hui un notable développement agricole et commercial, mais qui sont appelées un jour à une immense prospérité, et qui avaient alors l'avantage d'être un pas fait vers les grandes colonies espagnoles du continent américain. L'Angleterre convoitait ces colonies; elle avait l'intention de les pousser au moins à l'indépendance, pour se venger de ce qui lui était arrivé dans l'Amérique du Nord, et se flattait d'ailleurs avec raison qu'une fois devenues indépendantes, elles seraient bientôt la proie de son commerce. C'est pour ce même motif, qu'elle tenait beaucoup à une conquête faite dans les Antilles, celle-ci sur les Espagnols, la belle île de la Trinité, située tout près de l'Amérique du Sud, comme une sorte de pied-à-terre, heureusement disposé soit pour la contrebande, soit pour l'agression des possessions espagnoles. Elle avait fait une autre acquisition d'une grande valeur dans les Antilles, c'était la Martinique enlevée aux Français. Les moyens employés avaient été peu légitimes, car les colons de la Martinique, craignant un soulèvement des esclaves, s'étaient mis eux-mêmes en dépôt dans ses mains; et d'un dépôt volontaire elle avait fait une propriété. L'Angleterre tenait à la Martinique, à cause du vaste port renfermé dans cette île. Elle avait pris encore, dans les Antilles, Sainte-Lucie, Tabago, îles médiocres en comparaison des précédentes, et, vers la région de la pêche, Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, en Europe, elle avait enlevé aux Espagnols la plus précieuse des Baléares, et aux Français, qui l'avaient conquise sur les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, Malte, la reine de la Méditerranée.
Après ces conquêtes, on peut dire qu'il ne restait pas grand'chose à disputer aux nations maritimes, sauf les possessions continentales des Espagnols dans les deux Amériques. Il est vrai que les Anglais menaçaient, si on persistait à marcher sur le Portugal, de s'en dédommager en prenant le Brésil.
Conquêtes de la France pendant la présente guerre. Ses prétentions.En revanche de ces vastes acquisitions maritimes, la France s'était emparée des plus belles parties du continent européen, beaucoup plus importantes assurément que tous ces territoires lointains; mais elle les avait restituées, sauf la portion comprise dans les grandes lignes des Alpes, du Rhin et des Pyrénées. Elle avait conquis, en outre, une colonie qui, à elle seule, était un dédommagement de toute la grandeur coloniale ajoutée à l'Angleterre, c'était l'Égypte. Aucune possession ne valait celle-là. Songeait-on à ébranler de nouveau l'empire britannique dans les Indes, l'Égypte était la route la plus sûre pour y arriver. Ne voulait-on, ce qui était plus sage, que ramener vers les ports de la France une partie du commerce de l'Orient, l'Égypte était encore la route naturelle de ce commerce. Pour la paix comme pour la guerre, c'était donc la plus précieuse colonie du globe. Si, dans le moment, le chef du gouvernement français n'avait songé qu'à la France, et point à ses alliés, il pouvait accepter le marché proposé par l'Angleterre; car la Martinique elle-même, seule perte directe et digne d'attention que la France eût faite dans cette guerre, était bien peu de chose à côté de l'Égypte, véritable empire placé entre les mers de l'Orient et de l'Occident, commandant à la fois, et abrégeant la route de ces mers. Mais le Premier Consul tenait à honneur de faire rendre aux alliés de la France la plus grande partie de leurs possessions. Il ne dépendait pas de lui d'épargner à la Hollande tous les sacrifices, auxquels la condamnait la défection de sa marine, qui avait suivi, comme on sait, le stathouder en Angleterre; mais il tenait à lui faire rendre le Cap et la Guyane; il voulait que l'Espagne, qui n'avait rien acquis dans la guerre, ne perdît rien non plus, et qu'on lui rendît la Trinité et les Baléares; enfin il était décidé à ne céder Malte à aucun prix, car c'était infirmer d'avance la conquête de l'Égypte, la rendre précaire dans nos mains. Son intention était donc de laisser aux Anglais l'Indostan, même avec les petits comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry, qui n'avaient aucun intérêt pour nous; d'y ajouter Ceylan, propriété des Hollandais, mais d'exiger la restitution du Cap, des Guyanes, de la Trinité, de la Martinique, des Baléares, de Malte, et de conserver l'Égypte, en considérant cette conquête, comme l'équivalent pour la France, de l'acquisition du continent des Indes par l'Angleterre. On va voir comment il se conduisit pour arriver à ce but, pendant une négociation qui dura cinq mois entiers.
Manière de raisonner des deux négociateurs.À la prétention d'adopter l'uti possidetis, comme base du futur traité de paix, le négociateur français fut chargé de répondre par des arguments péremptoires. Vous voulez poser en principe, dit-il à lord Hawkesbury, que chacune des deux nations gardera ce qu'elle a conquis: mais alors la France devrait garder en Allemagne Baden, le Wurtemberg, la Bavière, les trois quarts de l'Autriche; elle devrait garder en Italie toute l'Italie elle-même, c'est-à-dire les ports de Gênes, Livourne, Naples, Venise; elle devrait garder la Suisse, qu'elle se propose d'évacuer dès qu'elle y aura rétabli un ordre de choses raisonnable; elle devrait garder la Hollande, occupée par ses armées, et où s'organiseraient, sous son influence, les plus puissantes escadres. Elle pourrait prendre le Hanovre, le donner comme compensation à certaines puissances du continent, et, par ce moyen, se les attacher à jamais. Elle pourrait enfin pousser à bout la campagne commencée contre le Portugal, dédommager l'Espagne avec les dépouilles de cet État, et s'assurer à elle-même de nouveaux ports. Ce sont aussi d'importantes positions maritimes, que celles qui s'étendent depuis le Texel jusqu'à Lisbonne et Cadix, depuis Cadix jusqu'à Gênes, depuis Gênes jusqu'à Otrante, depuis Otrante jusqu'à Venise. Si on veut apporter des principes absolus dans la négociation, toute paix est impossible. La France a rendu la plus grande partie de ses conquêtes à tous les gouvernements vaincus par elle: à l'Autriche, elle a rendu une partie de l'Italie; à la cour des Deux-Siciles, le royaume de Naples; au Pape, l'État Romain tout entier; elle a donné la Toscane, qu'il lui était facile de se réserver, à la maison d'Espagne; elle a rétabli Gênes dans son indépendance; elle se borne à faire de la Lombardie une république amie, et se prépare à évacuer la Suisse, la Hollande, même le Hanovre. Il faut donc que l'Angleterre restitue aussi une partie de ses conquêtes. Celles que la France réclame ne la touchent pas elle-même directement, mais appartiennent à ses alliés. La France se fait un devoir de les recouvrer, pour les leur rendre. D'ailleurs, quand on concède à l'Angleterre l'Inde et Ceylan, que sont auprès de ces possessions, celles dont on lui demande la restitution? Si on ne veut pas faire de concession, il faut le dire; il faut déclarer franchement que la négociation n'est qu'un leurre. L'univers saura par la faute de qui la paix est devenue impossible; alors la France fera un dernier effort, et cet effort difficile, périlleux, sans doute, sera peut-être mortel pour l'Angleterre, car le Premier Consul ne désespère pas de franchir le détroit de Calais, à la tête de cent mille hommes.
Le cabinet anglais est amené à des prétentions plus modérées.Lord Hawkesbury et M. Addington négociaient avec le désir d'arriver à une paix avantageuse pour eux, ce qui était tout naturel, mais à une paix prochaine. Ils furent sensibles aux arguments du cabinet français, et frappés de la résolution qui éclatait dans ses paroles. Ils apportèrent donc tout de suite dans la négociation des prétentions plus modérées, et qui amenèrent un rapprochement. Ils répondirent d'abord à l'argument du Premier Consul, tiré des conquêtes restituées par la France, que si la France avait abandonné une partie de ses conquêtes, c'est qu'elle n'aurait pas pu les conserver, tandis qu'aucune marine au monde ne pourrait enlever à l'Angleterre les colonies qu'elle avait conquises; que si la France rendait une partie des territoires occupés par ses armées, elle gardait Nice, la Savoie, les bords du Rhin, et surtout les bouches de l'Escaut et Anvers, ce qui l'agrandissait considérablement, non-seulement sur terre, mais sur mer; qu'il fallait rétablir l'équilibre européen rompu, qu'il fallait le rétablir, sinon sur le continent où il était tout à fait détruit, au moins sur l'Océan; que si la France voulait conserver l'Égypte, l'Inde n'était plus une compensation suffisante pour l'Angleterre, et que le cabinet britannique voulait alors retenir une grande partie de ses nouvelles acquisitions. Toutefois, ajoutait lord Hawkesbury, nous n'avons fait qu'une première proposition; nous sommes prêts à nous départir de ce qu'elle a de trop rigoureux. Nous restituerons quelques-unes de nos conquêtes; dites-nous seulement celles dont la restitution vous tient le plus à cœur.
Le Premier Consul fit une vive réplique à ces raisonnements des ministres anglais. Il n'était pas exact de dire, suivant lui, que l'Angleterre pût garder toutes ses conquêtes maritimes, tandis, au contraire, que la France n'aurait pas pu garder ses conquêtes continentales. La guerre continentale ayant fini, soit par l'épuisement absolu d'une partie des alliés de l'Angleterre, soit par le dégoût que les autres avaient de son alliance, la France, aidée des ressources de la Hollande, de l'Espagne et de l'Italie, aurait fait tout ce qu'elle aurait voulu sur le continent; et elle était en mesure de faire sur mer beaucoup plus que ne croyaient les ministres britanniques. La France, sans doute, n'aurait pas pu conserver le centre de l'Allemagne, et les trois quarts de l'Autriche, sans amener un bouleversement en Europe; mais elle aurait pu conclure une paix moins modérée que celle de Lunéville; elle aurait pu, l'Autriche étant épuisée après Hohenlinden, garder l'Italie entière, la Suisse même, sans que personne eût la force de s'y opposer. Quant à l'équilibre continental, il avait été rompu le jour où la Prusse, la Russie, l'Autriche, partagèrent entre elles, sans équivalent pour aucune autre puissance, le vaste et beau royaume de Pologne. Les rives du Rhin, les versants des Alpes, étaient à peine pour la France un équivalent de ce que ses rivaux avaient acquis sur le continent. Sur mer, l'Égypte était à peine une compensation de la conquête des Indes. Il était même douteux qu'avec cette colonie, la France conservât ses anciennes proportions maritimes, à l'égard de l'Angleterre.
Il est admis que l'Angleterre restituera une partie de ses conquêtes maritimes.Ces arguments avaient la puissance de la raison, et heureusement aussi celle de la force, car ce n'est pas assez de l'une des deux quand on négocie. On fut bientôt d'accord sur la base de la négociation. Il fut convenu que l'Angleterre, en restant propriétaire de l'Inde, restituerait une partie des conquêtes faites sur la France, l'Espagne et la Hollande. On entra ensuite dans le détail des objets à garder ou à restituer.
Détail des possession à restituer.Sans accorder formellement la possession de l'Égypte à la France, point sur lequel le négociateur anglais aimait toujours à laisser planer un doute, cependant il proposait deux hypothèses, celle où la France conserverait l'Égypte, celle où la France y renoncerait, soit qu'elle la perdît par la force des armes, soit qu'elle en fît l'abandon volontaire. Dans la première hypothèse, celle de la conservation de l'Égypte par la France, l'Angleterre, en gardant l'Inde et Ceylan, Chandernagor et Pondichéry compris, exigeait en outre le cap de Bonne-Espérance, une partie des Guyanes, c'est-à-dire Berbice, Demerari, Essequibo, la Trinité et la Martinique dans les Antilles, enfin et par-dessus tout l'île de Malte. Elle aurait rendu les petites possessions hollandaises des Indes, Surinam, les îles insignifiantes de Sainte-Lucie, et Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin Minorque. Dans la seconde hypothèse, celle où les Français ne resteraient pas en possession de l'Égypte, elle voulait toujours l'Inde et Ceylan; mais elle consentait à rendre les petits comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor, le cap de Bonne-Espérance, la Martinique ou la Trinité, l'une des deux à notre choix, en gardant l'autre. Enfin, elle réclamait encore Malte, mais pas d'une manière péremptoire.
Dernières prétentions qui semblent définitives de part et d'autre.Ces restitutions ne suffisaient pas, au jugement du Premier Consul. On s'aborda de plus près encore, on arriva enfin, après un mois de discussion, aux propositions suivantes, qui étaient au fond la pensée des deux gouvernements.
L'Angleterre voulait, dans tous les cas, l'Inde et l'île de Ceylan. Si les Français évacuaient l'Égypte, elle leur laissait les petits comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry; elle restituait le Cap aux Hollandais, à condition qu'il serait déclaré port franc; elle leur rendait encore, outre Berbice, Demerari, Essequibo sur le continent américain, l'établissement de Surinam; elle rendait l'une des deux grandes Antilles, la Martinique ou la Trinité, plus Sainte-Lucie, Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin l'île de Minorque et Malte. Ainsi, pour résultat de la guerre, elle obtenait, si nous n'avions pas l'Égypte, le continent de l'Inde, Ceylan, plus l'une des deux principales Antilles, la Trinité ou la Martinique; et si nous avions l'Égypte, elle obtenait en outre Chandernagor et Pondichéry, le Cap, la Martinique et la Trinité, enfin Malte; c'est-à-dire que, dans ce second cas, il lui fallait comme précaution nous ôter les deux pieds-à-terre de Chandernagor et Pondichéry, placés dans la Péninsule indienne, et comme dédommagement, la Trinité, qui menaçait l'Amérique espagnole, la Martinique, qui est le premier port des Antilles, enfin Malte, qui est le premier port de la Méditerranée.
À quels termes se trouve réduite la négociation.Quoique le Cap, la Martinique ou la Trinité, Malte, demandés comme surplus dans le cas où nous aurions l'Égypte, fussent loin de valoir cette importante possession, et qu'il eût été convenable de céder tout de suite, si cette condition eût été inévitable, le Premier Consul espérait garder l'Égypte, en payant moins cher cette concession. Il espérait que si l'armée anglaise, dirigée vers le Nil, succombait, que si les Espagnols poussaient vivement la guerre contre le Portugal, il pourrait, tout en gardant l'Égypte, faire restituer le Cap aux Hollandais, la Trinité aux Espagnols, Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, et obliger ainsi l'Angleterre à se contenter de l'Inde, de Ceylan, d'une partie des Guyanes, et d'une ou deux petites Antilles.
Tout dépendait donc des événements de la guerre; et les Anglais, espérant, de leur côté, qu'elle tournerait à leur avantage, n'étaient pas fâchés d'en attendre l'issue, qui ne pouvait tarder d'être connue, car il s'agissait de savoir si les Espagnols oseraient marcher sur le Portugal, et si les troupes anglaises à bord de l'amiral Keith dans la Méditerranée, pourraient toucher terre en Égypte. Il fallait pour connaître ce résultat un mois ou deux au plus. Aussi, de part et d'autre, tout en mettant un grand soin à ne pas rompre la négociation, qu'on voulait sincèrement faire aboutir à la paix, on prit le parti de gagner du temps, et la multiplicité, la complication des objets à débattre, en fournissait le moyen très-naturel, sans l'emploi de beaucoup de finesse diplomatique.
Tout dépend des événements du Portugal et de l'Égypte.«Tout dépend, écrivait M. Otto, de deux choses: l'armée anglaise sera-t-elle battue en Égypte? l'Espagne marchera-t-elle franchement contre le Portugal? Hâtez-vous, obtenez ces deux résultats, ou l'un des deux, et vous aurez la plus belle paix du monde. Mais je dois vous dire, ajoutait-il, que, si les ministres anglais craignent beaucoup nos soldats de l'armée d'Égypte, ils ne craignent guère la résolution de la cour d'Espagne.»
Efforts du Premier Consul pour faire tourner les événements le mieux possible.Préparatifs faits en Espagne pour l'expédition de Portugal.Aussi le Premier Consul faisait-il de continuels efforts pour réveiller la vieille cour d'Espagne, et pour la faire concourir à ses deux grands desseins, qui consistaient d'une part à se saisir du Portugal, de l'autre à diriger vers l'Égypte les forces navales des deux nations. Malheureusement les ressorts de cette antique monarchie étaient usés. Un roi honnête, mais aveuglé, et absorbé par les soins les plus vulgaires, les moins dignes du trône; une reine livrée aux plus honteuses débauches; un favori vain, léger, incapable, consommaient dans l'insouciance et la licence les dernières ressources de la monarchie de Charles-Quint. Lucien Bonaparte, envoyé en ambassade à Madrid, pour le dédommager du ministère de l'intérieur, Lucien, jaloux d'égaler les succès diplomatiques de Joseph, s'agitait en Espagne, pour y servir avec éclat la politique de son frère; et il est vrai qu'il y avait acquis de l'influence, grâce à son nom, grâce aussi à la hardiesse heureuse avec laquelle il avait négligé les ministres titulaires, pour aller droit au véritable chef du gouvernement, c'est-à-dire au prince de la Paix. En plaçant ce prince entre le ressentiment ou la faveur du Premier Consul, il avait excité en lui un zèle peu ordinaire pour les intérêts de l'alliance, et lui avait fait adopter complètement le projet de la guerre contre le Portugal. Lucien avait dit à la cour d'Espagne: vous souhaitez la paix, vous la souhaitez avantageuse, au moins non dommageable, vous voulez la terminer sans avoir perdu aucune de vos colonies; aidez-nous donc à saisir des gages, dont nous nous servirons, pour arracher à l'Angleterre la plus grande partie de ses conquêtes maritimes.—De pareilles raisons étaient excellentes, et sans réplique, mais ce n'était pas les plus décisives auprès du prince de la Paix. Lucien en avait imaginé de plus efficaces. Vous êtes tout ici, avait-il dit au favori, mon frère le sait, il s'en prendra à vous du non-succès des projets de l'alliance. Voulez-vous des Bonaparte pour amis ou pour ennemis?—Ces arguments, employés déjà pour décider la guerre de Portugal, étaient employés tous les jours pour en accélérer les préparatifs. Du reste, quels que fussent les arguments qui agissent sur le prince de la Paix, en faisant cette guerre, il ne trahissait pas les intérêts de son pays. Il ne pouvait, au contraire, les mieux servir, car la guerre contre le Portugal était le seul moyen d'arracher à l'Angleterre la restitution des colonies espagnoles.
Les préparatifs étaient accélérés autant que possible, et on y appliquait les dernières ressources de la monarchie. Qui croirait que cette grande et noble nation, dont la gloire a rempli le monde, et dont le patriotisme devait bientôt se produire avec éclat, malheureusement contre nous, qui croirait qu'elle avait de la peine à réunir vingt-cinq mille hommes; qu'avec des ports magnifiques, une grande quantité de vaisseaux, restes du beau règne de Charles III, elle était embarrassée de payer quelques ouvriers dans ses arsenaux, pour remettre ses bâtiments à flot; qu'elle se trouvait enfin dans l'impossibilité de se procurer des vivres pour approvisionner ses flottes? Qui croirait que les quinze vaisseaux espagnols, enfermés depuis deux ans à Brest, composaient toute sa marine, du moins sa marine en état de servir? La privation des métaux, par suite de l'interruption des relations avec le Mexique, l'avait réduite au papier-monnaie, et le papier-monnaie était arrivé au dernier degré de discrédit. On venait de faire un appel au clergé, qui ne possédait pas, dans le moment, les fonds dont on avait immédiatement besoin, mais qui jouissait de plus de crédit que la couronne, et, en se servant de ce crédit, on avait pu achever les préparatifs commencés.
Vingt-cinq mille hommes, pas trop mal équipés, s'étaient enfin avancés vers Badajos; mais cela ne suffisait pas. Le prince de la Paix avait déclaré que, sans une division française, on ne pouvait pas se hasarder à entrer en Portugal. Le Premier Consul avait hâté la réunion de cette division à Bordeaux; bientôt elle avait traversé les Pyrénées, et elle marchait à grandes journées vers Ciudad-Rodrigo. Le prince de la Paix voulait entrer avec les Espagnols par l'Alentejo, pendant que la division française pénétrerait par les provinces de Tras-os-Montes et de Beïra. Le général Saint-Cyr, qui devait commander les Français, était allé à Madrid concerter les opérations avec le prince de la Paix; et, quoiqu'il fût peu propre à ménager la susceptibilité d'autrui, en ayant beaucoup lui-même, il avait réussi à faire accepter au prince de bons avis, et à concerter avec lui un plan d'opérations convenable.
Le Portugal, en se voyant serré de si près, avait envoyé à Madrid M. d'Aranjo, auquel on avait refusé passage. M. d'Aranjo s'était alors rendu en France, où il avait trouvé les mêmes refus. Le Portugal se disait prêt à subir toutes les conditions, pourvu qu'il ne fût pas contraint à fermer ses ports aux bâtiments de commerce anglais. Ces offres furent repoussées. Il fut convenu qu'on lui demanderait l'expulsion complète des vaisseaux anglais, tant de guerre que de commerce, qu'on tiendrait trois de ses provinces en dépôt, jusqu'à la paix, et qu'on lui ferait payer enfin les frais de l'expédition.
Les troupes espagnoles en marche vers le Portugal.Les troupes des deux nations se mirent en marche, et le Prince de la Paix quitta Madrid, la tête remplie des plus beaux rêves de gloire. La cour et Lucien lui-même devaient l'accompagner. Le Premier Consul avait recommandé la plus exacte discipline aux troupes françaises; il leur avait prescrit d'entendre la messe le dimanche, de visiter les évêques lorsqu'on traverserait un chef-lieu de diocèse, en un mot, de se conformer en tout aux coutumes espagnoles. Il voulait que la vue des Français, au lieu d'éloigner les Espagnols, les rapprochât encore davantage de la France.
Emploi des forces navales de France, d'Espagne et de Hollande.Tout allait, de ce côté, suivant les désirs du Premier Consul, et suivant le plus grand intérêt de la négociation entamée à Londres. Mais il restait encore beaucoup à faire, relativement à l'emploi des forces navales. On a vu de quelle manière devaient concourir au but commun, les trois marines de Hollande, de France et d'Espagne. Cinq vaisseaux hollandais, 5 vaisseaux français, 5 vaisseaux espagnols, en tout 15, chargés de troupes, devaient menacer le Brésil, ou essayer de reprendre la Trinité. Tout le reste des forces navales était destiné à l'Égypte. Ganteaume, sorti de Brest avec 7 vaisseaux, portant un secours considérable, était en route pour Alexandrie. Les autres bâtiments espagnols et français étaient demeurés à Brest, pour faire craindre sans cesse une expédition en Irlande, tandis qu'une seconde expédition, sortant de Rochefort, donnant la main à 5 vaisseaux espagnols armés au Ferrol, à 6 autres vaisseaux armés à Cadix, devait suivre Ganteaume en Égypte. Mais on n'avait pas pu révéler ce projet à l'Espagne, crainte d'indiscrétion. On lui demanda, sans explication, de faire passer à Cadix la division navale préparée au Ferrol. La cour d'Espagne réclama vivement contre cette direction, allégua le danger de percer les croisières anglaises, très-nombreuses à l'entrée du détroit, et dans les environs de Gibraltar. Les vaisseaux du Ferrol étaient d'ailleurs à peine en état de mettre à la mer, tant leur armement avait été retardé. Lucien, sans avouer le projet sur l'Égypte, parla du besoin de dominer la Méditerranée, de la possibilité de tenter dans cette mer quelque chose d'utile aux deux pays, d'essayer peut-être une expédition pour reprendre Minorque. Enfin il arracha les ordres nécessaires, et la division espagnole du Ferrol dut être conduite à Cadix par la flotte française de Rochefort. Ce n'était pas tout: l'Espagne, comme on doit s'en souvenir, avait promis le don de six vaisseaux. Il y avait contestation sur l'époque à laquelle cette condition serait exécutée; mais, comme on allait livrer la Toscane, avant même que la Louisiane fût remise à la France, il était bien juste que les vaisseaux fussent donnés immédiatement. Le ministère espagnol se décida enfin à en choisir six dans l'arsenal de Cadix, et à nous les abandonner sur-le-champ; mais il ne voulait pas les livrer armés, et pourvus de vivres. On ne pouvait cependant y envoyer de France des canons et du biscuit. C'étaient là de mesquines contestations, en présence de l'ennemi commun, qu'il fallait battre par tous les moyens, si on voulait l'obliger à réduire ses prétentions. Ces difficultés furent enfin résolues comme le souhaitait le Premier Consul. On a déjà vu que l'amiral français Dumanoir était parti en poste pour Cadix, afin de veiller à l'équipement des vaisseaux espagnols devenus français, et d'en prendre le commandement. Cet amiral avait visité les ports d'Espagne, et y avait trouvé toute la confusion, tout le dénûment de l'opulence négligente et désordonnée. Avec les débris d'un magnifique matériel, avec de nombreux bâtiments fort beaux, mais désarmés, avec des établissements superbes, il n'y avait à Cadix, faute de solde, ni un matelot, ni un ouvrier, pour remettre cette marine à flot. Tout était livré au gaspillage et à l'abandon[1]. Le ministère français avait envoyé à l'amiral Dumanoir des crédits sur les maisons les plus riches de Cadix, et, à force d'argent comptant, cet officier était parvenu à vaincre les principales difficultés. Après avoir choisi les vaisseaux qui avaient le moins souffert du temps et de la négligence espagnole, il les arma en se servant du matériel enlevé aux autres; il se procura des matelots français, les uns émigrés par suite de la Révolution, les autres échappés des prisons d'Angleterre; il en reçut un certain nombre, expédiés des ports de France sur des bâtiments légers; il demanda et obtint la permission d'enrôler quelques Espagnols; il engagea au moyen d'une forte solde des Suédois et des Danois. On lui envoya en poste, à travers la Péninsule, les officiers nécessaires pour organiser ses états-majors, et on fit marcher par la Catalogne des détachements d'infanterie française pour compléter ses équipages. Cette division, celle du Ferrol, celle de Rochefort, formant une force d'environ dix-huit vaisseaux, devaient aller en Égypte, après avoir touché à Otrante, pour y prendre dix mille hommes de débarquement. Ces projets, dont on a vu plus haut l'exposé, étaient maintenant en complète exécution.
Complaisance du Premier Consul à l'égard de l'Espagne, pour exciter le zèle de celle-ci en faveur de la cause commune.Pour arracher à l'Espagne les faibles efforts qu'on venait d'en obtenir avec tant de peine, le Premier Consul avait rempli toutes ses promesses envers elle, avec une fidélité remarquable, et les avait même outre-passées. La maison de Parme ayant reçu, en place de son duché, le beau pays de la Toscane, ce qui était depuis long-temps le vœu le plus ardent de la cour de Madrid, il fallait pour une telle substitution le consentement de l'Autriche. Le Premier Consul s'était appliqué à l'obtenir, et y avait réussi. Le duché de Toscane avait été en outre érigé en royaume d'Étrurie. Le vieux duc régnant de Parme, prince dévot, ennemi de toutes les nouveautés du temps, était frère, comme nous l'avons dit, de la reine d'Espagne. Son fils, jeune homme fort mal élevé, avait épousé une infante, et vivait à l'Escurial. C'est à ces deux jeunes époux qu'on avait destiné le royaume d'Étrurie. Toutefois le Premier Consul, n'ayant promis ce royaume qu'en échange du duché de Parme, n'était tenu de livrer l'un, qu'à la vacance de l'autre, et cette vacance ne pouvait avoir lieu qu'à la mort ou à l'abdication du vieux duc régnant; mais ce vieux duc ne voulait ni mourir, ni abdiquer. Malgré l'intérêt que le Premier Consul avait à se délivrer d'un tel hôte en Italie, il consentit à le tolérer à Parme, en plaçant tout de suite les infants sur le trône d'Étrurie. Seulement il exigea qu'ils vinssent à Paris recevoir la couronne de ses mains, comme autrefois les monarques sujets venaient, dans l'antique Rome, recevoir la couronne des mains du peuple-Roi. C'était un spectacle grand et singulier, qu'il voulait donner à la France républicaine. Ces jeunes princes quittèrent donc Madrid pour se rendre à Paris, au moment même où leurs parents s'acheminaient vers Badajos, afin de donner au favori le plaisir d'être vu à la tête d'une armée.
Telles étaient les complaisances au moyen desquelles le Premier Consul espérait éveiller le zèle de la cour d'Espagne, et la faire concourir à ses desseins.
Tous les regards tournés en ce moment vers l'Égypte.Dans cet instant tout convergeait vers l'Égypte. C'est vers elle que tendaient les efforts, les regards, les craintes, les espérances des deux grandes nations belligérantes, la France et l'Angleterre. Il semblait qu'avant de déposer les armes, ces deux nations voulussent s'en servir une dernière fois, pour terminer avec éclat, et à leur plus grand avantage, la terrible guerre qui ensanglantait le globe depuis dix années.
Navigation de Ganteaume, sorti de Brest par une tempête.Nous avons laissé Ganteaume essayant de sortir de Brest, le 3 pluviôse (23 janvier 1801), par une horrible tempête. Les vents avaient été long-temps faibles ou contraires. Enfin, par une bouffée du nord-ouest, qui portait à la côte, on avait mis à la voile, pour obéir à l'aide-de-camp du Premier Consul, Savary, qui était à Brest, avec mission de vaincre toutes les résistances. Ce pouvait être une grande imprudence; mais comment faire en présence d'une flotte ennemie, qui bloquait incessamment la rade de Brest, par tous les temps, et ne se retirait que lorsque la croisière devenait impossible? Il fallait ou ne jamais sortir, ou sortir par une tempête qui éloignât les Anglais. L'escadre forte de 7 vaisseaux, 2 frégates, un brick, tous bâtiments qui marchaient bien, portait 4 mille hommes de troupes, un immense matériel, et de nombreux employés avec leurs familles, croyant aller à Saint-Domingue. On éteignit les feux de l'escadre afin de n'être pas aperçu, et on appareilla au milieu des plus grandes appréhensions. Le vent de nord-ouest était, pour sortir de Brest, le plus dangereux de tous. Il régnait en ce moment avec une extrême violence, mais heureusement il n'acquit toute sa force que lorsqu'on avait déjà franchi les passes, et qu'on arrivait au large. On eut à essuyer des rafales horribles, et une mer épouvantable. L'escadre marchait en ordre de bataille, le vaisseau amiral en tête; c'était l'Indivisible. Il était suivi du Formidable, qui portait le pavillon du contre-amiral Linois. Le reste de la division suivait, chaque vaisseau prêt à combattre, si l'ennemi se présentait. À peine était-on au large, que le vent, toujours plus furieux, emporta les trois huniers du Formidable. Le vaisseau la Constitution perdit son grand mât de hune; le Dix-Août et le Jean-Bart, qui le suivaient de près, se placèrent à droite et à gauche, et le gardèrent à vue jusqu'au lendemain, pour venir à son secours s'il en avait besoin. Le brick le Vautour faillit être submergé, et allait couler lorsqu'il fut secouru. Au milieu de la tempête et des ténèbres, l'escadre avait été dispersée. Le lendemain à la pointe du jour, Ganteaume, monté sur l'Indivisible, resta quelque temps en panne afin de rallier sa division; mais craignant le retour des Anglais, qui jusque-là ne s'étaient pas montrés, et comptant sur les rendez-vous donnés à chaque vaisseau, il fit voile vers le point de ralliement convenu. Ce point de ralliement était à cinquante lieues à l'ouest du cap Saint-Vincent, l'un des caps les plus saillants de la côte méridionale d'Espagne. Les autres vaisseaux de la division, après avoir essuyé la tourmente, réparèrent leurs avaries en mer, au moyen de leur matériel de rechange, et finirent par se réunir tous, sauf le vaisseau amiral, qui, après les avoir attendus, avait fait voile vers le lieu du rendez-vous. Le seul accident de la traversée fut une rencontre de la frégate française la Bravoure, avec la frégate anglaise la Concorde, qui était venue observer la marche de la division. Le capitaine Dordelin, qui commandait la Bravoure, alla droit à la frégate anglaise, et lui offrit le combat. Il se plaça bord à bord avec elle, et lui envoya plusieurs volées de canon, qui produisirent sur son pont un affreux ravage. Le capitaine Dordelin faisait ses dispositions pour monter à l'abordage, lorsque la frégate anglaise, manœuvrant de son côté pour échapper à ce péril, se sauva en faisant force de voiles[2].
La frégate française rejoignit la division, et bientôt, sur le méridien indiqué, tous les vaisseaux furent réunis autour du pavillon amiral. On marcha ainsi vers le détroit de Gibraltar, après avoir échappé comme par miracle aux dangers de la mer et de l'ennemi. L'escadre était pleine d'ardeur; elle commençait à deviner où l'on allait, et chacun désirait remplir la glorieuse mission de sauver l'Égypte.
Ganteaume franchit heureusement le détroit de Gibraltar.Ganteaume, trompé sur la force de la division Warren, rentre dans Toulon, au lieu de se rendre en Égypte.Il importait de se hâter, car dans ce moment la flotte de l'amiral Keith, réunie dans la baie de Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, n'attendait plus que les derniers préparatifs des Turcs, toujours fort lents, pour mettre à la voile, et porter une armée anglaise aux bouches du Nil. Il fallait donc la devancer, et les circonstances semblaient s'y prêter de la manière la plus heureuse. L'amiral anglais Saint-Vincent, qui commandait le blocus de Brest, averti trop tard de la sortie de Ganteaume, avait envoyé à sa suite l'amiral Calder, avec une force égale à la division française, c'est-à-dire avec 7 vaisseaux et 2 frégates. Les Anglais, ne pouvant imaginer que la division française osât pénétrer dans la Méditerranée, au milieu de tant de croisières, trompés d'ailleurs par tous les rapports, crurent que les Français avaient navigué vers Saint-Domingue. L'amiral Calder se dirigea donc vers les Canaries, pour de là se porter aux Antilles. Pendant ce temps Ganteaume avait embouché le détroit, et rangeait la côte d'Afrique, pour se dérober aux croiseurs anglais de Gibraltar. Les vents ne le secondaient pas suffisamment, mais l'occasion était favorable pour remplir sa mission, car l'amiral anglais Warren, qui croisait sans cesse de Gibraltar à Mahon, n'avait guère que 4 vaisseaux, tout le reste des forces anglaises étant, avec l'amiral Keith, employé au transport de l'armée de débarquement. Malheureusement Ganteaume ignorait ces détails, et la grave responsabilité qui pesait sur sa tête, lui causait un trouble involontaire, que jamais les boulets n'avaient produit dans son intrépide cœur. Incommodé par deux bâtiments ennemis qui étaient venus l'observer de trop près, le cutter le Sprightly et la frégate le Succès, il leur donna la chasse, et les prit tous les deux. Enfin il passa le détroit, et entra dans la Méditerranée. Il n'avait plus qu'à forcer de voiles, et à plonger vers l'Orient. L'amiral Warren, en effet, était blotti dans la rade de Mahon, et l'amiral Keith, embarrassé de deux cents transports, n'avait pas encore quitté les parages de l'Asie-Mineure. Les rivages de l'Égypte étaient donc libres, et l'on pouvait porter à l'armée française les secours qu'elle attendait impatiemment, et qu'on lui annonçait depuis long-temps. Mais Ganteaume, toujours inquiet du sort de son escadre, et plus encore du sort des nombreux soldats qu'il avait à son bord, se troublait à la vue des moindres bâtiments qu'il rencontrait. Supposant entre lui et l'Égypte une escadre ennemie qui n'y était pas, il était surtout effrayé de l'état de ses vaisseaux, et craignait, s'il fallait précipiter sa marche devant un ennemi supérieur, de ne le pouvoir pas avec des mâtures endommagées par la tempête, et hâtivement réparées à la mer. Il avait donc perdu toute confiance. Mécontent de la frégate la Bravoure qui ne marchait pas assez bien à son gré, il voulut s'en défaire, et la diriger vers Toulon. Au lieu de l'acheminer tout simplement vers ce port, et de continuer, quant à lui, à longer la côte d'Afrique en naviguant de l'ouest à l'est, il eut le tort de remonter au nord, et de venir se placer presque en vue de Toulon. Son intention était d'escorter la Bravoure pendant une partie du chemin, afin de la sauver des croiseurs ennemis; mauvaise raison assurément, car il valait cent fois mieux compromettre le sort d'une frégate, que le sort de sa mission. Grâce à cette faute, il fut aperçu de l'amiral Warren, qui se hâta de sortir de Mahon. Ganteaume, pour lui imposer, feignit de lui donner la chasse. L'intrépide capitaine Bergeret, commandant le vaisseau français le Dix-Août, s'avançant plus vite et plus loin que les autres, vint reconnaître les Anglais de très-près, et n'aperçut que quatre vaisseaux et deux frégates. Saisi de joie à cette vue, il crut que supérieurs aux Anglais, nous allions marcher sur eux, pour les chasser ou les combattre. Mais tout à coup il reçut le signal de cesser la poursuite, et de rejoindre l'escadre. Ce brave officier, désolé, se mit tout de suite en communication avec Ganteaume, lui répéta qu'il était trompé par ses vigies, qu'on n'avait en présence que quatre vaisseaux: vains efforts! Ganteaume crut en voir sept ou huit, et résolut de faire voile au nord. Cependant il était certain (comme les rapports de l'amiral de Warren l'ont prouvé depuis) que nous n'avions devant nous que quatre vaisseaux ennemis[3]. Ganteaume se rapprocha donc du golfe de Lion, pour expédier la Bravoure, et, ayant aperçu de nouveau l'escadre anglaise, il rentra éperdu dans Toulon. Là d'autres inquiétudes l'attendaient: c'était la crainte de la colère du Premier Consul, indigné de voir compromettre, au moment même du succès, une si importante expédition. Cette résolution fatale perdit l'Égypte, qui ce jour même aurait pu être sauvée.
Des frégates parties de Toulon et de Rochefort, parviennent sans difficulté à Alexandrie.En effet, pendant que Ganteaume louvoyait entre, la côte d'Afrique et Mahon, deux frégates, la Justice et l'Égyptienne, sorties de Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, avaient fait voile à l'est, et, sans rencontrer un seul vaisseau anglais, étaient entrées dans Alexandrie. Deux autres frégates, la Régénérée et l'Africaine, parties de Rochefort, venaient de traverser l'Océan, et de pénétrer par le détroit dans la Méditerranée, sans éprouver aucun accident. Malheureusement elles s'étaient séparées. La Régénérée arriva, sans fâcheuse rencontre, devant Alexandrie le 2 mars 1801 (11 ventôse an IX). L'Africaine, jointe par une frégate anglaise pendant la nuit, s'arrêta pour la combattre. Elle avait 300 hommes de troupes à bord, qui, voulant se mêler au combat, amenèrent un désordre affreux, et, après une lutte héroïque, devinrent cause de sa défaite. Elle fut prise par la frégate anglaise. Mais, comme on le voit, sur quatre frégates parties les unes de Toulon, les autres de Rochefort, trois, arrivées sans accident, avaient trouvé la côte d'Égypte délivrée de la présence de l'ennemi, et si facilement abordable, qu'elles étaient entrées sans coup férir dans le port d'Alexandrie: tant les rencontres sont difficiles sur l'immensité des mers, tant l'audace y peut servir un officier, qui veut risquer son pavillon pour l'accomplissement d'un grand devoir!
Ganteaume était entré dans Toulon le 19 février (30 pluviôse), accablé de fatigue, dévoré d'inquiétudes, éprouvant, écrivait-il au Premier Consul, tous les tourments à la fois[4]. Cela devait être, car il venait de compromettre des intérêts du premier ordre. Le Premier Consul, naturellement irritable, contenait peu son humeur, quand on avait fait échouer, ses projets. Mais il connaissait les hommes; il savait que ce n'était pas dans le moment même de l'action, qu'il fallait leur donner des signes de mécontentement, parce qu'en s'y prenant ainsi, on les ébranlait au lieu de les ranimer; il savait que Ganteaume avait besoin d'être encouragé, soutenu, et non pas désespéré par les éclats d'une colère que tout le monde redoutait alors, comme le plus grand des malheurs. Aussi, loin de l'accabler de ses reproches, lui envoya-t-il son aide-de-camp Lacuée, afin de le consoler et de le ranimer, afin de mettre à sa disposition des troupes, des vivres, de l'argent, et d'en obtenir immédiatement une nouvelle sortie. Il se borna, pour toute sévérité, à le blâmer, doucement, d'avoir quitté les parages de l'Afrique pour ceux des Baléares, et d'avoir attiré ainsi l'amiral Warren à sa poursuite.
Ganteaume était un brave homme, bon marin et excellent soldat. Mais son état moral en ce moment prouve que la responsabilité ébranle les hommes, beaucoup plus que le danger du canon. Cela même est honorable pour eux, car cela fait voir qu'ils craignent encore plus de compromettre les plans dont ils sont chargés, que de compromettre leur vie. Ganteaume, encouragé par le Premier Consul, se mit à l'œuvre; mais il perdit du temps soit pour réparer les avaries de ses vaisseaux, soit pour attendre les vents favorables. Il restait néanmoins encore quelques instants propices. L'amiral Warren s'était porté vers Naples et la Sicile. L'amiral Keith s'approchait, il est vrai, d'Aboukir avec l'armée anglaise; mais il n'était pas impossible de tromper sa vigilance, et de débarquer les troupes françaises, ou au delà d'Aboukir, c'est-à-dire à Damiette, ou en deçà, à vingt ou vingt-cinq lieues à l'ouest d'Alexandrie, ce qui aurait permis à nos soldats de regagner l'Égypte, au moyen de quelques marches à travers le désert.
Nouvelle sortie de Ganteaume.Tandis que les instances du Premier Consul provoquaient une seconde sortie de Ganteaume, de nouvelles lettres parties de Paris pressaient l'organisation des escadres de Rochefort, du Ferrol et de Cadix, pour faire arriver des secours en Égypte par toutes les voies à la fois. Enfin Ganteaume, ranimé par les exhortations du Premier Consul, mêlées de nombreux témoignages de bonté, remit à la voile le 19 mars (28 ventôse). Mais au moment de sortir, le vaisseau la Constitution échoua; il fallut attendre deux jours pour le remettre à flot. Le 22 mars (1er germinal), l'escadre appareilla de nouveau avec sept vaisseaux, plusieurs frégates, et se dirigea vers la Sardaigne, sans être aperçue par les Anglais.
Il était fort à désirer que ces efforts réussissent, au moins en partie; car notre armée d'Égypte, livrée à ses seules ressources, avait sur les bras les soldats réunis de l'Orient et de l'Occident. Toutefois, même réduite à ses propres forces, elle pouvait vaincre la multitude de ses ennemis, comme elle l'avait fait dans les champs d'Aboukir et d'Héliopolis, si elle était bien conduite. Malheureusement le général Bonaparte n'était plus à sa tête; Desaix et Kléber étaient morts.
État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.Il faut maintenant faire connaître la situation de l'Égypte, depuis le funeste coup de poignard qui avait abattu cette noble figure de Kléber, dont le seul aspect, aux bords du Rhin comme aux bords du Nil, suffisait pour raffermir le cœur de nos soldats, pour leur faire oublier les périls, la misère, les douleurs de l'exil. Il faut décrire l'état d'abord prospère de la colonie, et puis son désastre si soudain; il le faut, car il est bon de présenter aux yeux d'une nation le spectacle de ses revers comme celui de ses succès, pour qu'elle y puise des leçons utiles. Certes, au milieu des prospérités inouïes du Consulat, fruit d'une conduite accomplie, un malheur ne saurait obscurcir l'éclat du tableau que nous avons à tracer; mais il faut donner à nos hommes de guerre, et à nos généraux encore plus qu'à nos soldats, la cruelle leçon contenue dans les derniers jours de l'occupation d'Égypte. Puisse-t-elle les faire réfléchir sur leur penchant trop ordinaire à la désunion, surtout quand une main puissante ne les soumet pas, et ne tourne pas contre l'ennemi commun l'activité de leur esprit, et la vivacité de leurs passions!
Résignation des Égyptiens à la domination française.Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu l'armée du grand visir dissipée en un clin d'œil, et la révolte des trois cent mille habitants du Kaire réprimée en quelques jours par une poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme invincibles, et considéraient leur établissement sur les Lords du Nil comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau joug était beaucoup moins lourd que l'ancien; car ils payaient moins d'impôts que sous les Mamelucks, et ne recevaient pas à l'époque de la perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, ce prince mameluck d'un caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par s'attacher aux Français, tenait en fief la Haute-Égypte. Il se montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec soin la police du Haut-Nil. C'était un allié sur lequel on pouvait compter. Une simple brigade de 2,500 hommes, placée aux environs de Beni-Souef, et toujours facile à replier sur le Kaire, suffisait pour contenir la Haute-Égypte; ce qui était un grand avantage, vu l'effectif très-restreint de nos troupes.
Bonnes dispositions de l'armée française.L'armée française, de son côté, ayant partagé l'erreur de son général à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui parvenu au pouvoir suprême; elle s'expliquait maintenant les motifs de son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans tous les ports, il ne se passait pas une semaine sans qu'il entrât dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement. Par suite de ces communications fréquentes, la patrie était comme présente à tous les esprits. Sans doute, le regret s'en éveillait promptement dans les cœurs, lorsqu'une occasion venait les émouvoir. À la mort de Kléber, par exemple, lorsque le général Menou prit le commandement, tous les yeux se tournèrent encore une fois vers la France. Un général de brigade, présentant ses officiers à Menou, lui demanda s'il songerait enfin à les ramener dans leur patrie. Menou le gourmanda vivement, proclama dans un ordre du jour sa résolution formelle de se conformer aux intentions du gouvernement, qui étaient de garder la colonie à jamais, et tous les cœurs se soumirent de nouveau. Mais, par-dessus tout, le général Bonaparte occupait le pouvoir: c'était toujours pour les anciens soldats d'Italie, la meilleure raison de se confier, et d'espérer.
L'armée vit dans l'abondance.Ingénieux efforts de la colonie pour se suffire à elle-même.Rétablissement du commerce avec l'Afrique, l'Arabie et la Grèce.La solde était au courant, les denrées à bas prix. Au lieu de fournir la paye du soldat en vivres, on la lui donnait en argent. On ne lui fournissait que le pain en nature. Il avait ainsi le bénéfice du bon marché, et il vivait dans la plus grande abondance, mangeant le plus souvent de la volaille au lieu de la viande de boucherie. Le drap manquait; mais, vu la chaleur du climat, on y suppléait, pour une partie de l'habillement, avec de la toile de coton, fort abondante en Égypte. Pour le reste, on avait pris tous les draps apportés par le commerce en Orient, quelle que fût leur couleur. Il en résultait quelque diversité dans l'uniforme; on voyait, par exemple, des régiments habillés en bleu, en rouge, en vert; mais enfin le soldat était vêtu, et présentait même une belle tenue. Le savant colonel Conte rendait à l'armée de grands services, par la fécondité de ses inventions. Il avait amené avec lui la compagnie des aérostiers, reste des aérostiers de Fleurus. C'était une réunion d'ouvriers de toutes les professions, organisés militairement. Avec leur secours, il avait établi au Kaire des machines à tisser, à fouler, à tondre les draps; et, comme la laine ne manquait pas, on espérait que bientôt on pourrait suppléer complétement aux étoffes d'Europe. Il en était de même de la poudre. Les fabriques établies au Kaire par M. Champy, en produisaient déjà une quantité suffisante pour tous les besoins de la guerre. Le commerce intérieur se rétablissait à vue d'œil. Les caravanes, bien protégées, commençaient à venir du centre de l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les ports de Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums, les dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs, profitant du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais, venaient apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du vin et diverses denrées. En un mot, on ne manquait de rien dans le présent, et de grandes ressources se préparaient dans l'avenir. Les officiers, voyant que l'occupation définitive de l'Égypte était chose résolue, faisaient leurs dispositions pour s'y établir le moins tristement possible. Ceux qui vivaient à Alexandrie, ou au Kaire, et c'était le plus grand nombre, y avaient trouvé des logements commodes. Des femmes syriennes, grecques, égyptiennes, les unes achetées aux marchands d'esclaves, les autres obéissant à un penchant volontaire, étaient venues partager leur demeure. La tristesse était bannie. Deux ingénieurs avaient construit un théâtre au Kaire, et les officiers y jouaient eux-mêmes des pièces françaises. Les soldats ne vivaient pas plus mal que leurs chefs, et, grâce à cette facilité du caractère français à se familiariser avec toutes les nations, on les voyait fumer, boire du café, en compagnie des Turcs et des Arabes.
Bon état des finances.Effectif de l'armée.Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées, permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'Égypte avait payé, sous les Mamelucks, suivant la plus ou moins grande rigueur des exactions, 36 à 40 millions. Elle ne payait guère aujourd'hui plus de 20 à 25 millions, et la perception était moins dure. Ces 20 à 25 millions suffisaient aux dépenses de la colonie, car toutes ces dépenses réunies n'allaient guère au delà de 1,700,000 francs par mois, c'est-à-dire, 20,400,000 francs par an. Le temps, améliorant la perception, la rendant plus exacte et plus douce à la fois, devait alléger les charges de la population, et accroître la richesse de l'armée. Il n'était pas impossible de se créer un excédant de 3 à 4 millions par an, qui aurait servi à former un petit trésor, soit pour subvenir aux circonstances extraordinaires, soit pour fournir à des constructions d'utilité ou de défense. L'armée était encore de 25 à 26 mille individus, en comptant les administrations, les femmes, les enfants de beaucoup de militaires et d'employés. Sur ce nombre, on pouvait compter 23 mille soldats, dont 6 mille moins valides, mais en état de défendre les citadelles, et 17 ou 18 mille bien portants, capables du service le plus actif. La cavalerie était superbe; elle égalait les Mamelucks en bravoure, et les surpassait en discipline. L'artillerie de campagne était rapide, et bien servie. Le régiment monté avec des dromadaires, avait atteint le plus haut degré de perfection. Il parcourait le désert avec une rapidité extraordinaire, et avait complétement dégoûté les Arabes du pillage. La perte courante en hommes était peu considérable, car on ne comptait alors que 600 malades sur 26 mille individus. Cependant, en supposant encore une longue guerre, les hommes auraient peut-être manqué; mais les Grecs s'enrôlaient avec empressement; les Cophtes aussi. Les nègres eux-mêmes, achetés à très-bas prix, et remarquables par leur dévouement, formaient d'excellentes recrues. L'armée, avec le temps, aurait pu recevoir dans ses cadres dix à douze mille soldats, fidèles et vaillants. Confiante jusqu'à l'excès, dans sa bravoure et son expérience guerrière, elle ne doutait pas de jeter à la mer les Turcs ou les Anglais, qu'on lui enverrait d'Asie ou d'Europe. Il est certain que, bien commandés, ces 18 mille hommes, réunis à propos, et portés en masse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient, quoiqu'il arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il fallait qu'ils fussent bien dirigés: c'était la condition du succès pour cette armée, comme pour toute autre.
Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix, le sage, le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira malheureusement la tendre affection du Premier Consul; qu'on l'imagine, échappant au poignard musulman, et gouvernant l'Égypte pendant quelques années! Qui peut douter qu'il ne l'eût convertie en une colonie florissante, qu'il n'y eût fondé un superbe empire? Un climat sain, sans une seule fièvre, une terre d'une fertilité inépuisable, des paysans soumis et comme attachés à la glèbe, des recrues volontaires, quelle supériorité de conditions sur l'établissement que nous fondons aujourd'hui en Afrique!
Le général Menou. Raisons qui lui valurent le commandement.Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. N'étant pas sûr de faire arriver à point nommé un ordre en Égypte, il craignait que, si l'arrêté qui contenait la nomination d'un nouveau général, tombait dans les mains des Anglais, ils ne s'en servissent pour désorganiser le commandement. Ils auraient fait savoir que Menou était destitué, et n'auraient pas transmis l'ordre qui lui donnait un successeur. Le commandement serait donc resté incertain pendant un temps plus ou moins long. Cependant ce motif ne suffirait pas pour excuser le Premier Consul, s'il avait pu connaître la profonde incapacité de Menou sous le rapport militaire. Une raison le décida en faveur de ce général, c'était son zèle connu pour la conservation et la colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais ne nuisaient pas à l'établissement, dans l'esprit des Égyptiens. Menou avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu d'expérience, de coup d'œil, de résolution, il était, d'ailleurs, tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de l'embonpoint, la vue très-faible, et montait gauchement à cheval. C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en proie à des discordes funestes.
Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux partis, les colonistes et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous l'autorité imposante de Kléber, il y eut union et ordre. Mais il s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut.
Le général Reynier.Le général Reynier, bon officier d'état-major, ayant servi en cette qualité dans les armées du Rhin, mais froid, sans extérieur, sans action sur les soldats, jouissait cependant de l'estime universelle. On le considérait comme l'un des officiers les plus dignes de figurer à la tête de l'armée. Il était après Menou le plus ancien. Le jour même de la mort de Kléber, il s'éleva une vive altercation entre Reynier et Menou, non pas pour se disputer le commandement, mais, au contraire, pour en décliner le fardeau. Aucun des deux, ne voulait l'accepter: et, en effet, la situation, ce jour-là, était effrayante. On croyait que le coup de poignard, sous lequel avait succombé le général Kléber, était le signal d'un vaste soulèvement, organisé dans toute l'Égypte par l'influence des Turcs et des Anglais. On devait donc craindre beaucoup la pesante responsabilité du commandement, dans des circonstances aussi critiques. Menou se rendit néanmoins aux instances de Reynier et des autres généraux, et consentit à devenir le chef de la colonie. Mais on fut bientôt éclairé sur la situation, par la tranquillité profonde qui suivit la mort de Kléber, et le commandement, refusé d'abord, fut regretté ensuite. Le général Reynier désira donc ce qu'il avait commencé par ne pas vouloir. Sous un extérieur froid, modeste, timide même, il cachait une vanité profonde. L'autorité de Menou lui devint insupportable. Tranquille et soumis jusque-là, il se montra dès lors frondeur et tracassier. À tout il trouvait à redire. Menou avait accepté le commandement sur les instances mêmes de ses compagnons d'armes, et s'était qualifié de Commandant en chef par intérim; Reynier critiquait le titre pris par Menou. Aux funérailles de Kléber, Menou avait assigné les quatre coins du cercueil à des généraux divisionnaires, et s'était placé derrière, à la tête de l'état-major: Reynier trouvait qu'il avait tranché du vice-roi. Menou avait chargé l'illustre Fourier de faire l'éloge de Kléber: Reynier prétendait que c'était une négligence envers la mémoire de Kléber, que de le faire louer par un autre. Un retard dans une souscription ouverte pour élever un monument à Kléber, des difficultés sur la succession de ce général, bien chétive, comme celle des nobles guerriers de cette époque; ces puérilités et d'autres, furent interprétées par Reynier et par ceux qui suivaient son exemple, de la plus fâcheuse manière. Nous citons ces misères, qui seraient indignes de l'histoire, si leur petitesse même n'était instructive, en montrant à quoi peut descendre le mécontentement sans motif. Reynier devint donc un lieutenant insoumis, sot, et coupable. À lui se joignit le général Damas, ami de Kléber, chef de l'état-major général, et portant dans son cœur toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre l'armée d'Italie. L'opposition résida dès lors au sein même des bureaux de l'état-major. Menou ne voulut pas la souffrir si près de lui, et résolut d'enlever au général Damas le poste que celui-ci avait occupé sous Kléber.
Discordes dans le sein de l'armée.Les opposants déconcertés essayèrent de parer le coup en envoyant à Menou, pour négocier avec lui, le sage et brave général Friant, lequel, appliqué uniquement à ses devoirs, étranger à toutes les divisions, ne s'en mêlait que pour chercher à les apaiser. Menou, plus ferme que de coutume, ne se laissa pas fléchir, et remplaça le général Damas par le général Lagrange. Il se trouva dès lors incommodé de moins près par ses ennemis; mais ils n'en furent pas moins irrités, bien au contraire; et la discorde parmi les chefs de l'armée n'en devint que plus scandaleuse et plus inquiétante. Les gens sages gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le commandement; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de dangers continuels.
Travaux administratifs de Menou.Menou, mauvais général, mais administrateur laborieux, travaillait, jour et nuit, à ce qu'il appelait l'organisation de la colonie. Il fit de bonnes choses, il en fit aussi de mauvaises, mais surtout il en fit trop. Il s'occupa d'abord de mettre la solde au courant en employant à cet usage la contribution de dix millions, frappée par Kléber sur les villes égyptiennes, comme châtiment de la dernière révolte. C'était un moyen de maintenir le contentement et la soumission dans l'armée; car, au moment de la convention d'El-Arisch, on avait vu se manifester chez elle quelques mouvements d'insubordination, provoqués en partie par le retard de la solde. Menou regardait donc l'acquittement régulier de ce qui était dû au soldat, comme une garantie d'ordre, et il avait raison. Mais il prit l'engagement téméraire de payer la solde, toujours, avant toute autre dépense, oubliant les cas forcés que la guerre pouvait faire naître. Il s'occupa du pain des troupes, qu'il rendit excellent. Il organisa les hôpitaux, et s'appliqua soigneusement à introduire l'ordre dans la comptabilité. Menou était d'une parfaite intégrité, mais un peu enclin à la déclamation. Il exprima si souvent, dans ses ordres du jour, l'intention de rétablir la moralité dans l'armée, qu'il blessa tous les généraux. Ceux-ci demandaient avec amertume, si tout était au pillage avant Menou, et si l'honnêteté parmi eux datait de son arrivée au commandement. Il était vrai, en effet, qu'on avait commis fort peu de malversations, depuis l'occupation de l'Égypte. On avait fait, après la violation de la convention d'El-Arisch, une prise considérable dans le port d'Alexandrie; c'était celle des nombreux bâtiments, venus sous pavillon turc, pour transporter l'armée en France, et presque tous chargés de marchandises. Une commission était chargée de les vendre au profit du trésor de la colonie. Menou parut mécontent des opérations de la commission et du général Lanusse, qui commandait à Alexandrie; il rappela celui-ci, de manière à porter atteinte à son caractère, et le remplaça par le général Friant. Le général Lanusse en fut offensé, et, de retour au Kaire, vint accroître le nombre des mécontents. Menou ne s'en tint pas là; il voulut changer le système des contributions, et, sous ce rapport, commit des fautes graves. Sans aucun doute, on pouvait opérer plus tard une réforme dans les finances de l'Égypte. Avec une répartition équitable de l'impôt foncier, avec quelques taxes bien entendues sur les consommations, il était facile de soulager le peuple égyptien, et d'augmenter considérablement les revenus de l'autorité publique. Mais dans le moment, exposé qu'on était aux attaques du dehors, il ne fallait pas se créer des difficultés au dedans, et faire éprouver à la population des changements, dont elle ne saurait pas d'abord apprécier le bienfait. Percevoir avec plus d'ordre et d'équité les anciens impôts, suffisait pour établir entre les Mamelucks et les Français une comparaison toute à l'avantage de ces derniers, et pour alimenter largement le trésor de l'armée. Menou imagina un cadastre général des propriétés, un nouveau système d'impôt foncier, et surtout l'exclusion des Cophtes, qui, en Égypte, étaient les fermiers des revenus, et jouaient à peu près le rôle que les Juifs jouent dans le nord de l'Europe. Ces projets, bons pour l'avenir, étaient fort mauvais pour le présent. Menou, heureusement, n'eut pas le temps de mettre tout son plan à exécution; mais il eut celui de créer des contributions nouvelles. Les cheiks El-Beled, magistrats municipaux de l'Égypte, recevaient à certaines époques l'investiture du pouvoir municipal, et obtenaient, en présent, ou des pelisses, ou des schalls, de l'autorité qui les investissait. Ils répondaient à ces dons par des présents de chevaux, de chameaux, de bétail. Les Mamelucks renouvelaient cette cérémonie le plus souvent possible, à cause du produit dont elle était pour eux l'occasion. Quelques-uns même l'avaient convertie en une prestation en argent. Menou imagina de généraliser cette mesure, et de l'étendre à toute l'Égypte. Il frappa sur les cheiks El-Beled un impôt, qui pouvait monter à deux millions et demi. Ils étaient certainement assez riches pour le payer, et même, pour beaucoup d'entre eux, cet impôt régulier était un véritable dégrèvement. Mais ils avaient une grande influence dans les deux mille cinq cents villages placés sous leur autorité, et c'était s'exposer à les tourner contre soi, que de les soumettre à un impôt absolu, uniforme, sans compensation, qui entraînait d'ailleurs la suppression d'une coutume dont l'effet moral était utile. Menou, possédé du désir d'assimiler l'Égypte à la France, ce qu'il appelait la civiliser, imagina de plus un système d'octrois. L'Égypte avait ses impôts sur les consommations, qui se percevaient dans les okels, espèce d'entrepôts, dans lesquels on dépose en Orient toutes les marchandises, qui se transportent d'un lieu à un autre. Ce mode de perception était simple et facile. Menou voulut le convertir en un impôt à la porte des villes, fort peu nombreuses en Égypte. Indépendamment du trouble apporté aux habitudes du pays, l'effet immédiat fut de faire renchérir les denrées dans les garnisons, de rejeter une partie de cette charge sur l'armée, et d'exciter de nouveaux murmures. Enfin Menou résolut de faire contribuer les négociants riches, qui échappaient aux charges publiques, c'étaient les Cophtes, les Grecs, les Juifs, les Damasquins, les Francs, etc. Il leur imposa une capitation de 2,500,000 francs par an. Le fardeau n'était pas trop lourd assurément, surtout pour les Cophtes, enrichis par le fermage des impôts. Mais ces derniers avaient été fort maltraités dans la révolte du Kaire; on avait d'ailleurs besoin d'eux, car c'était à leur bourse qu'il fallait s'adresser, quand on voulait emprunter quelque somme d'argent. Il n'était donc pas prudent de se les aliéner, pas plus que d'aliéner les commerçants grecs et européens, lesquels, très-rapprochés de nos mœurs, de nos usages, de notre esprit, devaient être nos intermédiaires naturels auprès des Égyptiens. Enfin Menou créa un impôt sur les successions, qu'il voulut étendre même à l'armée, ce qui devint un nouveau grief pour les mécontents.
Cette manie d'assimiler une colonie à la métropole, et de croire qu'en la froissant on la civilise, possédait Menou comme tous les colonisateurs peu éclairés, et plus pressés de faire vite que de faire bien. Pour achever l'œuvre, Menou créa un conseil privé, non pas composé de quatre ou cinq chefs de service, mais d'une cinquantaine d'officiers civils et militaires, pris parmi les divers grades. C'était un vrai parlement, que le ridicule empêcha de réunir. Il y ajouta enfin un journal arabe, destiné à porter à la connaissance des Égyptiens et de l'armée, les actes de l'autorité française.
Cependant les soldats s'occupaient peu de ces créations. Ils vivaient bien, riaient de Menou, mais aimaient sa bonhomie et sa sollicitude pour eux. Les habitants étaient soumis et trouvaient, après tout, le joug des Français beaucoup plus supportable que celui des Mamelucks. Cependant il y avait des gens infiniment plus irritables, c'étaient les mécontents de l'armée. Pour que Menou ne fût pas blâmé, il aurait fallu qu'il ne fît absolument rien, qu'il ne livrât pas un seul acte à leur critique envenimée, et alors ils auraient blâmé son inaction. Mais Menou était trop possédé de la manie d'organiser, pour ne fournir aucune matière à leurs critiques. Ils en profitèrent, et allèrent jusqu'à projeter la déposition du général en chef, acte insensé, qui aurait bouleversé la colonie, et converti l'armée d'Égypte en armée de prétoriens. On sonda les corps d'officiers dans plusieurs divisions, mais on trouva l'esprit si sage, si peu tourné du côté des révoltes, qu'on y renonça. Reynier et Damas avaient entraîné Lanusse: tous ensemble entraînèrent Belliard et Verdier, et, le général Friant excepté, tous les divisionnaires firent bientôt partie de cette funeste opposition. Deux anciens conventionnels, que le général Bonaparte avait conduits en Égypte, pour occuper leur oisiveté, Tallien et Isnard, étaient au Kaire, et revenus à leurs anciennes habitudes, se montraient les plus ardents agitateurs. À défaut de la déposition du général en chef, reconnue impraticable, les généraux imaginèrent de faire auprès de lui une démarche de corps, pour présenter leurs observations sur des mesures, dont quelques-unes assurément étaient fort critiquables. Ils s'y rendirent sans s'être fait annoncer, et surprirent beaucoup Menou, par leur subite apparition. Ils lui exposèrent leurs griefs, qu'il entendit avec assez de déplaisir, mais non sans une certaine dignité. Il promit de tenir compte de quelques-unes de leurs observations, et eut la faiblesse de ne pas réprimer à l'instant même l'inconvenance d'une telle conduite. Cette démarche produisit dans l'armée un vrai scandale, et fut sévèrement blâmée. Du reste, Isnard et Tallien payèrent pour tous, et furent embarqués pour l'Europe.
Sur ces entrefaites arriva l'ordre du Premier Consul, qui confirmait Menou dans sa position, et l'investissait du commandement en chef d'une manière définitive. Cette expression de la volonté suprême vint fort à propos, et fit rentrer dans le devoir une partie des mécontents. Malheureusement de nouvelles tracasseries survinrent, et replacèrent bientôt les choses dans leur premier état. C'est en querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil, encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent, c'est-à-dire une année: temps précieux, qu'il aurait fallu employer à vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable ennemi prêt à descendre en Égypte.
Moyens préparés pour attaquer l'Égypte.Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était venue. On touchait au mois de février 1801 (ventôse an IX). Les Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à la colonie. Le grand visir, celui que Kléber avait battu à Héliopolis, était à Gaza, entre la Palestine et l'Égypte, n'ayant pas osé depuis sa défaite reparaître à Constantinople, ne comptant guère plus de dix à douze mille hommes dans son armée, dévorés par la peste, vivant de pillage, et ayant tous les jours à combattre les montagnards de la Palestine, soulevés contre de pareils hôtes. Celui-là n'était pas de long-temps à craindre. Le capitan-pacha, ennemi du visir, favori du sultan, croisait avec quelques vaisseaux, entre la Syrie et l'Égypte. Il aurait voulu renouveler la convention d'El-Arisch, espérant peu de la force des armes pour reconquérir l'Égypte, et se défiant beaucoup des Anglais, qu'il suspectait fort de vouloir arracher cette belle contrée aux Français, pour s'en emparer eux-mêmes. Enfin 18 mille hommes réunis à Macri, dans l'Asie-Mineure, les uns Anglais, les autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph Abercromby.
À ces 18 mille soldats européens, devaient se joindre 6 mille Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son escadre, 6 mille Cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à rejoindre les 10 mille hommes du grand visir en Palestine. C'étaient environ 60 mille soldats que l'armée d'Égypte allait avoir sur les bras. Elle n'avait à leur opposer que 18 mille combattants. Cependant c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la direction était bonne.
Avis nombreux annonçant une prochaine expédition.D'abord il n'y avait pas danger d'être surpris, car les avis arrivaient de toutes parts, tant de l'Archipel par les bâtiments grecs, que de la Haute-Égypte par Murad-Bey, et de l'Europe elle-même par les expéditions fréquentes du Premier Consul. Tous ces avis annonçaient une prochaine expédition, composée à la fois d'Orientaux et d'Européens. Menou, sourd aux avertissements qui lui parvinrent, ne fit, dans ce moment critique, rien de ce qu'il fallait faire, et de ce qui était clairement indiqué par la situation.
Menou est sourd à tous les avis qui lui parviennent.La bonne politique conseillait d'abord de se ménager soigneusement la fidélité de Murad-Bey, en le traitant convenablement, car il gardait la Haute-Égypte, et d'ailleurs il préférait les Français aux Turcs et aux Anglais. Menou négligea ce soin, et répondit aux informations de Murad-Bey de manière à nous l'aliéner, s'il avait pu l'être. La bonne politique conseillait encore de profiter de la défiance des Turcs à l'égard des Anglais, et sans renouveler le scandale de la convention d'El-Arisch, de les paralyser au moyen d'une négociation simulée, qui, en les occupant, aurait ralenti leurs efforts. Menou ne songea pas plus à ce moyen qu'aux autres.
Il ne prend aucune des mesures commandées par les circonstances.Quant aux mesures administratives et militaires que réclamait la circonstance, il ne sut en prendre aucune à propos. Il fallait d'abord faire à Alexandrie, à Rosette, à Damiette, à Ramanieh, au Kaire, partout où l'armée pourrait être rassemblée, de grands approvisionnements de guerre, toujours faciles dans un pays aussi abondant que l'Égypte. Menou s'y refusa, ne voulant rien détourner du service de la solde, qu'il avait promis de tenir à jour, et que la difficulté de percevoir les nouveaux impôts permettait tout juste d'acquitter en cet instant. Il fallait remonter la cavalerie et l'artillerie, ressource principale contre une armée de débarquement, ordinairement dépourvue de ces deux armes. Il s'y refusa par les mêmes raisons financières. Il poussa même l'imprévoyance, jusqu'à choisir ce moment pour faire couper les chevaux d'artillerie, qui étaient entiers, et que leur fougue rendait incommodes.
Points d'attaque contre l'Égypte, et moyens d'y pourvoir.Enfin Menou s'opposa aux concentrations de troupes, que la santé des soldats rendait convenables dans cette saison, quand bien même aucun danger n'aurait menacé l'Égypte. En effet quelques signes de peste avaient été aperçus. Camper les troupes, et les tirer des villes était urgent, indépendamment du besoin de les rendre plus mobiles. L'armée répandue dans les garnisons, ou inutilement amassée au Kaire, ou employée à la perception du miri, n'était nulle part en mesure d'agir. Et cependant en bien disposant des 23 mille hommes qui lui restaient, et dont 17 ou 18 mille étaient capables de servir activement, Menou était en mesure de défendre partout l'Égypte avec avantage. Il pouvait être attaqué par Alexandrie à cause de la rade d'Aboukir, située dans le voisinage, et toujours préférée pour les débarquements; par Damiette, autre point propre aux atterrages, quoique beaucoup moins favorable que celui d'Aboukir; enfin par la frontière de Syrie, où le visir se trouvait avec les débris de son armée. De ces trois points il n'y en avait qu'un de sérieusement menacé, c'était Alexandrie et la rade d'Aboukir; chose facile à prévoir, car tout le monde le pensait ainsi, et le disait dans l'armée. La plage de Damiette, au contraire, était d'un accès difficile, et se liait par si peu de points avec le Delta, que l'armée ennemie, si elle y avait débarqué, aurait été bloquée facilement, et bientôt obligée de se rembarquer. Il n'était donc pas probable que les Anglais vinssent par Damiette. Du côté de la Syrie, le visir devait inspirer peu de craintes. Il était trop faible, trop rempli du souvenir d'Héliopolis, pour prendre l'initiative. Il ne voulait se porter en avant, qu'après que les Anglais auraient réussi à débarquer. Dans tous les cas, c'était un bon calcul que de le laisser avancer, car il serait d'autant plus compromis, qu'il se serait porté plus en avant. Le sujet unique des préoccupations du général en chef, devait donc être l'armée anglaise, dont le débarquement était annoncé comme très-prochain. Dans cette situation, il fallait laisser une forte division autour d'Alexandrie, c'est-à-dire 4 ou 5 mille hommes de troupes actives, indépendamment des marins et des dépôts destinés à la garde des forts. Deux mille hommes suffisaient à Damiette. C'était assez du régiment des Dromadaires pour observer la frontière de Syrie. Une garnison de 3 mille hommes au Kaire, pouvant être rejointe par les 2 mille hommes de la Haute-Égypte, et renforcée par quelques mille Français des dépôts, suffisait, et au delà, pour contenir la population de la capitale, le visir eût-il paru sous ses murs. Ces divers emplois absorbaient 11 ou 12 mille hommes, sur 17 ou 18 mille de troupes actives. Il restait une réserve de 6 mille hommes d'élite, dont il fallait faire un gros camp, également à portée d'Alexandrie et de Damiette. (Voir la carte no 12.) Il existait en effet un point qui réunissait toutes les conditions désirables, c'était Ramanieh: lieu sain, au bord du Nil, pas loin de la mer, facile à nourrir, situé à une journée d'Alexandrie, à deux journées de Damiette, à trois ou quatre de la frontière de Syrie. Si Menou avait établi à Ramanieh sa réserve de 6 mille hommes, il pouvait, au premier avis, la porter en 24 heures sur Alexandrie, en 48 heures sur Damiette, et, s'il l'avait même fallu, en trois ou quatre jours, vers la frontière de Syrie. Une pareille force eût rendu partout impuissantes les tentatives de l'ennemi.
Les lieutenants de Menou lui proposent vainement les dispositions militaires convenables.Menou ne songeait à aucun de ces moyens, et non-seulement n'y songeait point, mais repoussa les avis de tous ceux qui voulurent l'y faire penser. Les bons conseils lui vinrent de toutes parts, notamment des généraux qui lui étaient opposés. Ceux-ci, on doit leur rendre cette justice, et parmi eux Reynier, plus habitué que les autres aux grandes dispositions militaires, ceux-ci lui révélèrent le danger, lui indiquèrent les mesures à prendre; mais ils s'étaient ôté tout crédit sur le général en chef, par leur opposition intempestive, et, maintenant qu'ils avaient raison, ils n'étaient pas plus écoutés que lorsqu'ils avaient tort.
Faiblesse des moyens du général Friant à Alexandrie.Le brave Friant, étranger aux fatales discordes de l'armée, s'occupait avec zèle de la défense d'Alexandrie. Il avait organisé les marins et les hommes de dépôts, de manière à pouvoir leur confier la garde des forts; mais cela fait, il n'avait guère plus de 2 mille hommes de troupes actives à réunir sur le lieu où se ferait le débarquement. Encore fallait-il qu'il en consacrât une partie à garder les points principaux de la plage, tels que le fort d'Aboukir, les postes de la Maison-Carrée, d'Edko, et de Rosette. Ces points occupés il ne devait pas lui rester plus de 1,200 hommes. Heureusement la frégate la Régénérée, venue de Rochefort, avait apporté un renfort de 300 hommes, avec un surcroît de munitions considérable. Grâce à cette circonstance inattendue, la force mobile du général Friant s'éleva jusqu'à 1,500 hommes. Qu'on imagine de quel secours eût été en ce moment l'escadre de Ganteaume, si, comptant un peu plus sur la fortune, cet amiral avait apporté les quatre mille soldats d'élite qui se trouvaient à bord de ses vaisseaux.
Le général Friant, dans le dénûment où il était, se bornait à demander deux bataillons de plus, et un régiment de cavalerie. Par le fait, cette force eût suffi, mais il était bien téméraire, dans une telle conjoncture, de se confier en un renfort d'un millier d'hommes. Il faut le dire, la confiance de l'armée en elle-même contribua beaucoup à la perdre. Elle avait pris l'habitude de se battre en Égypte, un contre quatre, quelquefois un contre huit, et elle ne se faisait pas une idée exacte des moyens des Anglais, en fait de débarquement. Elle croyait qu'ils ne pourraient jamais descendre à terre plus de quelques centaines d'hommes à la fois, sans artillerie et sans cavalerie, et elle imaginait qu'elle en viendrait facilement à bout avec ses baïonnettes. C'était une fatale illusion. Néanmoins ce renfort demandé par Friant, ce renfort, quelque faible qu'il fût, aurait tout sauvé: on va en juger par les événements.
Nouvelle certaine du débarquement prochain, par un canot fait prisonnier.Mauvaises dispositions de Menou, en apprenant l'approche des Anglais.Le 28 février 1801 (9 ventôse an IX), on aperçut, non loin d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles, parut en vue d'Alexandrie; mais, écartée par un gros temps, elle prit le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise par Friant au Kaire, y arriva le 4 mars (13 ventôse), dans l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte et sensée, tout pouvait être réparé. S'il avait fait refluer l'armée entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en quatre jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars (17 et 18 ventôse), on aurait pu avoir 10 mille hommes sur la plage d'Aboukir. Il était possible qu'à cette époque les Anglais eussent déjà débarqué leurs troupes, mais il était impossible qu'ils eussent trouvé le temps de débarquer leur matériel, de consolider leur position, et on arrivait encore assez tôt pour les jeter à la mer. Reynier, qui était au Kaire, écrivit, le jour même à Menou la lettre la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le visir, qui ne prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas le côté menacé, et de courir avec la masse de ses forces sur Alexandrie. Rien n'était plus juste. En tout cas, on ne compromettait rien en s'acheminant vers Ramanieh, car, arrivé en cet endroit, si on apprenait que le danger était vers Damiette ou vers la Syrie, on pouvait toujours se reporter facilement sur l'un ou l'autre de ces points. On n'avait pas perdu un seul jour, et on s'était rapproché d'Alexandrie, où se montrait le vrai danger. Mais il fallait se décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement menacé, il envoya un renfort au général Rampon vers Damiette; il dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face au visir du côté de la Syrie. Il achemina la division Lanusse vers Ramanieh. Encore ne l'envoya-t-il pas tout entière, car il retint la 88e demi-brigade au Kaire. Il n'expédia sur-le-champ que le 17e de chasseurs. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur Ramanieh, et, suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se porter de Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au Kaire, avec une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles ultérieures dans cette position, si éloignée du littoral. On ne pouvait pousser plus loin l'incapacité.
Force de la flotte anglaise.Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. La flotte anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de chaloupes. Comme nous l'avons dit ailleurs, lord Keith commandait les forces de mer, sir Ralph Abercromby celles de terre. Le point qu'ils choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi auparavant, c'est-à-dire la rade d'Aboukir. C'était là que notre escadre avait mouillé en 1798; ce fut là qu'elle fut trouvée et détruite par Nelson; c'est là que l'escadre turque avait déposé les braves janissaires, jetés à la mer par le général Bonaparte, dans la glorieuse journée d'Aboukir. La flotte anglaise, après avoir été obligée de tenir le large pendant plusieurs jours, retard funeste pour elle, bien heureux pour nous, si Menou avait su en profiter, vint se placer dans la rade d'Aboukir, le 6 mars (15 ventôse), à cinq lieues d'Alexandrie.
Caractères du sol dans la Basse-Égypte.La rade d'Aboukir.La Basse-Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise, est un pays de lagunes. (Voir la carte no 12.) Elle présente, comme tous les pays de cette espèce, un caractère qu'il faut s'attacher à saisir, si on veut bien comprendre les opérations militaires dont elle peut devenir le théâtre. Aux points où tous les grands fleuves entrent dans la mer, il se crée des bancs de sable, disposés tout autour de leur embouchure. Ces bancs proviennent des sables que le fleuve entraîne, que la mer repousse, et qui, pressés entre ces deux forces contraires, s'étendent parallèlement au rivage. Ils forment ces barres, si redoutées des navigateurs, et toujours si difficiles à franchir, quand on veut sortir du lit des fleuves, ou y entrer. Elles s'élèvent successivement jusqu'au niveau des eaux, puis, avec le temps, au-dessus, et présentent de longues plages sablonneuses, battues en dehors par les flots de la mer, baignées en dedans par les eaux fluviales, qu'elles gênent dans leur écoulement. Le Nil, en se jetant dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un vaste demi-cercle de ces bancs de sable. Ce demi-cercle, qui a un développement de soixante-dix lieues au moins, depuis Alexandrie jusqu'à Peluse, est à peine interrompu près de Rosette, de Bourloz, de Damiette, de Peluse, par quelques ouvertures, à travers lesquelles les eaux du Nil se rendent à la mer. Baigné d'un côté par la Méditerranée, il est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de sable. Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient choisi celui qui forme la plage d'Alexandrie. (Voir la carte no 18.) Ce banc, long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la Méditerranée d'un côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte à l'une de ses extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre, présente un rentrant demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est ce rentrant demi-circulaire, qui forme la rade d'Aboukir. L'un des côtés de cette rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des Français, battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite quelques monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant expirer à l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et unie. Le général Bonaparte avait ordonné de construire un ouvrage sur ces monticules. Si on lui avait obéi, tout débarquement eût été impossible.
Débarquement des Anglais, exécuté le 8 mars.C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller, rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle, devenue moins forte, permît de mettre les chaloupes à la mer. Enfin, le 8 au matin (17 ventôse), le temps étant plus calme, lord Keith distribua 5 mille hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes, disposées sur deux rangs, et dirigées par le capitaine Cochrane, s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade fort vive.
Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un peu en arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de l'artillerie anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le terrain qu'il occupait, un détachement de la 25e demi-brigade, avec quelques pièces de canon. À sa gauche même, il avait placé la 75e, forte de deux bataillons, et cachée par les monticules de sable; au centre, deux escadrons de cavalerie, l'un du 18e, l'autre du 20e de dragons; enfin, à sa droite, la 61e demi-brigade, forte aussi de deux bataillons, et chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces divers corps ne s'élevaient pas à plus de 1,500 hommes. Quelques avant-postes occupaient le bord de la mer; l'artillerie française, placée sur les parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses boulets.
Combat brillant, mais infructueux, pour repousser les Anglais.Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse, mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y touche; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il lance la 75e à gauche, sur les monticules de sable; la 61e à droite, vers la partie basse du rivage. Celle-ci se précipite avec ardeur, et la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté se trouvaient sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à leurs chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette demi-brigade s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour faire un feu meurtrier sur l'ennemi. La 75e, qui, avertie trop tard, avait laissé le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de gauche, s'avance avec précipitation pour les enlever. Découverte par ce mouvement, et exposée au feu des canonnières, elle reçoit une affreuse décharge à mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en blesse 20. Elle est accueillie au même instant, par les redoutables feux de l'infanterie anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant surprise, et placée d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une certaine confusion. Le général Friant veut la faire soutenir, en ordonnant une charge de cavalerie sur le centre des Anglais, qui se déployait déjà dans la plaine, après avoir franchi les premiers obstacles. Le commandant du 18e de dragons, plusieurs fois appelé pour recevoir les ordres du général, arrive après s'être fait attendre. Le général Friant, au milieu d'une grêle de balles, lui indique avec précision le point d'attaque. Cet officier, malheureusement peu résolu, n'aborde pas directement l'ennemi, perd du temps à faire un détour, lance mal son régiment, et fait tuer beaucoup de cavaliers et de chevaux, sans ébranler les Anglais, et sans dégager la 75e, qui s'acharnait à reprendre les hauteurs sablonneuses de gauche. Restait l'escadron du 20e. Un brave officier, nommé Boussart, qui le commandait, charge à la tête de ses dragons, et renverse tout ce qui se présente devant lui. Alors la 61e qui, vers la droite, était demeurée maîtresse du rivage, sans pouvoir toutefois vaincre à elle seule la masse des ennemis, se ranime, se jette à la suite du 20e de dragons, pousse la gauche des Anglais sur leur centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75e, de son côté, sous un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Si, dans ce moment décisif, le général Friant avait eu les deux bataillons d'infanterie et le régiment de cavalerie, qu'il avait tant de fois demandés, c'en était fait, et les Anglais étaient jetés à la mer. Mais une troupe de 1,200 hommes d'élite, composée de Suisses et d'Irlandais, tourne les monticules de sable, et déborde la gauche de la 75e. Celle-ci est de nouveau forcée de plier. Elle se retire, laissant à notre droite, la 61e, acharnée à vaincre, mais compromise par ses succès même.
Le général Friant, voyant que, la 75e étant obligée de rétrograder, la 61e pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et l'effectue en bon ordre. Les grenadiers de la 61e, animés par le carnage et le succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et, en se retirant, contiennent encore les Anglais par des charges vigoureuses.
Cette malheureuse journée du 8 mars (17 ventôse), entraîna la perte de l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première position, un peu trop loin du rivage; peut-être aussi avait-il trop compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop facilement que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à la fois. Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout, justifiée, car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus, les Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire de ce général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par toutes les voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui lui aurait permis de réunir dix mille hommes devant Aboukir, le jour décisif? qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive parvenue ce jour-là au Kaire, n'avait pas fait partir des troupes, qui auraient pu arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent arrivées à temps pour repousser les Anglais? Que dire aussi de cet amiral Ganteaume, qui aurait pu déposer quatre mille hommes dans Alexandrie, le jour même où la frégate la Régénérée en apportait 300, lesquels combattirent sur le rivage d'Aboukir? Que dire de tant de timidités, de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a des jours où tout s'accumule pour perdre les batailles et les empires?
Le combat avait été meurtrier. Les Anglais comptaient 1,100 hommes morts ou blessés, sur 5 mille qui avaient débarqué. Nous en avions eu 400 hors de combat, sur 1,500. On s'était donc bien battu. Le général Friant se retira sous les murs d'Alexandrie, et donna les plus prompts avis, soit à Menou, soit aux généraux, ses voisins, pour qu'on vînt à son secours.
Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps qui restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une fois descendus sur cette plage de sable.
Ils avaient d'abord à débarquer le gros de leur armée, puis à mettre à terre leur matériel, opération qui exigeait beaucoup de temps. Il leur fallait ensuite s'avancer le long de ce banc de sable, pour s'approcher d'Alexandrie, avec la mer à droite, les lacs Madieh et Maréotis à gauche, appuyés, il est vrai, par leurs canonnières, mais privés de cavalerie, et n'ayant d'autre artillerie de campagne, que celle qu'ils pourraient traîner à bras. Évidemment leurs opérations devaient être lentes, et bientôt difficiles, quand ils seraient en présence d'Alexandrie, réduits pour sortir de ce cul-de-sac, ou à prendre cette place, ou à cheminer sur les digues étroites, par lesquelles on communique avec l'intérieur de l'Égypte. Si on voulait réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats partiels et inégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée tout entière sous les murs d'Alexandrie.
Arrivée de la division Lanusse à Alexandrie.Mais le général Lanusse avait été dirigé avec sa division sur Ramanieh. Ayant appris là ce qui s'était passé du côté d'Aboukir, il se hâta de marcher vers Alexandrie. Il amenait environ 3 mille hommes. Friant en avait perdu 400 sur 1,500, dans la journée du 8 mars; mais, ayant rappelé tous les petits postes, répandus depuis Rosette jusqu'à Alexandrie, il en avait encore 17 ou 1,800. Les forts d'Alexandrie étaient gardés par les marins et les soldats des dépôts. Avec la division Lanusse qui arrivait, on avait donc à peu près 5 mille hommes à mettre en ligne. Les Anglais en avaient débarqué 16 mille, sans compter 2 mille marins. Il ne fallait donc pas combattre encore. Cependant une circonstance entraîna les deux généraux français.
Ce long banc de sable, sur lequel étaient descendus les Anglais, séparé par les lacs Madieh et Maréotis de l'intérieur de l'Égypte, ne s'y rattachait que par une longue digue, passant entre les deux lacs, et allant aboutir à Ramanieh. (Voir la carte no 12 et la carte no 18.) Cette digue portait à la fois le canal qui amène l'eau douce du Nil à Alexandrie, et la grande route qui unit Alexandrie et Ramanieh. En ce moment, elle courait le danger d'être occupée par les Anglais, car ils étaient près d'atteindre le point où elle se joint au banc de sable qui porte Alexandrie. Les Anglais avaient employé les 9, 10, 11 mars (18, 19, 20 ventôse) à débarquer et à s'organiser. Le 12, ils se mirent en route, cheminant péniblement dans les sables, faisant traîner leur artillerie par les marins de l'escadre, et appuyés de droite et de gauche par des chaloupes canonnières. Le 12 au soir, ils étaient tout près de l'endroit où la digue vient se relier au sol d'Alexandrie. (Voir la carte no 18.)