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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Motifs qui décident les généraux Lanusse et Friant à livrer un nouveau combat.

Les généraux Friant et Lanusse craignirent de laisser occuper ce point par les Anglais, et de leur livrer ainsi la route de Ramanieh, par laquelle Menou devait arriver. Cependant, cette route perdue, il en restait une, longue, il est vrai, difficile surtout pour l'artillerie, c'était le lac Maréotis lui-même. Ce lac, plus ou moins inondé, suivant la crue du Nil et la saison de l'année, laissait à découvert des bas-fonds marécageux, sur lesquels on pouvait se frayer un chemin sinueux, mais assuré. Dès lors il n'y avait pas de raison suffisante pour combattre, en ayant tant de chances contre soi.

Néanmoins les généraux Friant et Lanusse, s'exagérant le danger auquel leurs communications étaient exposées, se décidèrent à combattre. Il y avait moyen de diminuer beaucoup la gravité de cette faute, en restant sur des hauteurs sablonneuses, qui barraient dans sa largeur le banc de sable sur lequel on combattait, hauteurs qui venaient aboutir à la tête même de la digue. En demeurant dans cette position, en y employant bien l'artillerie dont on était beaucoup mieux pourvu que les Anglais, on se donnait les avantages de la défensive, on pouvait compenser ainsi l'infériorité du nombre, et probablement réussir à garder le point, pour la conservation duquel allait être livré un second et regrettable combat.

C'est ce qui fut convenu entre les généraux Friant et Lanusse. Lanusse était plein d'esprit naturel, de bravoure et d'audace. Malheureusement il était peu disposé à écouter les conseils de la prudence. Mêlé d'ailleurs aux divisions de l'armée, il eût été charmé de vaincre avant l'arrivée de Menou.

Nouveau combat, livré le 13 mars, pour conserver la route de Ramanieh.

Le 13 mars au matin (22 ventôse), les Anglais parurent. Ils étaient distribués en trois corps: celui qui marchait à leur gauche, suivait le bord du lac Madieh, menaçant la tête de la digue, et appuyé par des chaloupes canonnières; celui du milieu s'avançait dans la forme d'un carré, ayant des bataillons en colonne serrée sur ses flancs, afin de résister à la cavalerie française, que les Anglais redoutaient fort; celui qui formait leur droite longeait la mer, appuyé comme le premier par des chaloupes canonnières.

Le corps destiné à s'emparer de la tête de la digue, avait devancé les deux autres. Lanusse, voyant l'aile gauche anglaise aventurée seule le long du lac, ne résista pas au désir de l'y précipiter. Il fit la faute de descendre des hauteurs pour la joindre. Mais, au même instant, le redoutable carré du centre, caché d'abord par des dunes sablonneuses, parut tout à coup au delà de ces dunes, qu'il avait franchies. Lanusse alors, obligé de se détourner de son but, marcha droit à ce carré, qui était précédé à quelque distance par une première ligne d'infanterie. Il jeta en avant le 22e de chasseurs, qui se précipita au galop sur cette ligne d'infanterie, la coupa en deux, et fit mettre bas les armes à deux bataillons. La 4e légère s'avançant pour soutenir le 22e, acheva ce premier succès. Sur ces entrefaites, le carré, qui était arrivé à portée de fusil, commença ces feux de mousqueterie si bien nourris, dont notre armée avait déjà tant souffert au débarquement d'Aboukir. La 18e légère accourut, mais elle fut accueillie par des décharges meurtrières, qui mirent quelque désordre dans ses rangs. Dans ce moment, on voyait avancer le corps anglais de droite, qui abandonnait le bord de la mer, pour venir au soutien du centre. Lanusse alors, qui n'avait que la 69e pour appuyer la 18e, ordonna la retraite, craignant d'engager un combat trop inégal. De son côté, Friant, surpris de voir Lanusse descendre dans la plaine, y était descendu aussi pour l'appuyer, et s'était porté vers la tête de la digue, contre la gauche des Anglais. Il essuyait depuis assez long-temps un feu très-vif, auquel il répondait par un feu égal, lorsqu'il aperçut la retraite de son collègue. Il se retira dès lors à son tour, pour ne pas rester seul aux prises avec l'armée anglaise. Tous deux, après ce court engagement, regagnèrent la position, qu'ils avaient eu le tort de quitter.

Ce n'était qu'une véritable reconnaissance, mais très-superflue, et qu'on aurait dû épargner à l'armée, car il en résultait une nouvelle perte de 5 à 600 hommes, perte fort regrettable, puisqu'on n'avait pas, comme les Anglais, le moyen de recevoir des renforts, et qu'on était réduit à combattre avec des corps de cinq à six mille soldats. Si les pertes des Anglais avaient pu être un dédommagement suffisant pour les nôtres, elles étaient assez grandes pour nous satisfaire. Ils avaient eu en effet 13 à 1,400 hommes hors de combat.

Menou se décide enfin à marcher sur Alexandrie avec le gros de ses forces.

Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à diriger l'armée sur Alexandrie. Il avait ordonné au général Rampon de quitter Damiette, pour se porter vers Ramanieh; il amenait avec lui la masse principale de ses forces. Cependant il restait encore dans la province de Damiette, aux environs de Belbeïs et de Salahié, au Kaire même, et dans la Haute-Égypte, quelques troupes, qui n'étaient pas aussi utiles dans les postes où on les laissait, qu'elles l'eussent été en avant d'Alexandrie. Si Menou avait fait évacuer la Haute-Égypte en la confiant à Mourad-Bey, et qu'il eût abandonné la ville du Kaire, très-peu disposée à se soulever, aux hommes des dépôts, il aurait eu deux mille hommes de plus à présenter à l'ennemi. Un tel surcroît de forces n'était certainement pas à dédaigner, car ce qui pressait avant tout, c'était de vaincre les Anglais. Les Égyptiens, éloignés dans le moment de toute idée de révolte, ne méritaient pas les précautions qu'on prenait contre eux. Ils ne devaient être à craindre que lorsque les Français seraient décidément battus.

Menou, parvenu à Ramanieh, connut là toute la gravité du péril. Le général Friant avait envoyé au-devant de lui deux régiments de cavalerie. Ce général pensait avec raison, qu'enfermé pour quelques jours dans les murs d'Alexandrie, il n'avait pas grand besoin de ces régiments, et qu'ils seraient, au contraire, très-utiles à Menou pour éclairer sa marche.

Menou fut obligé de faire d'assez longs circuits, dans le lit même du lac Maréotis, pour regagner la plage d'Alexandrie. Il y réussit cependant avec quelque fatigue, surtout pour son artillerie. Les troupes arrivèrent les 19 et 20 mars (28 et 29 ventôse). Il arriva de sa personne, le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était grande la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais.

Ceux-ci avaient reçu quelques renforts, et beaucoup de matériel. Ils s'étaient établis sur ces mêmes hauteurs sablonneuses, que Lanusse et Friant occupaient le 13 mars. Ils y avaient exécuté des travaux de campagne, et les avaient armées avec du gros canon. Les leur arracher était fort difficile.

D'ailleurs, les Anglais nous étaient de beaucoup supérieurs en nombre. Ils comptaient 17 ou 18 mille hommes, contre moins de 10 mille. Friant et Lanusse, depuis l'affaire du 22, en avaient à peine 4,500 en état de combattre; Menou en amenait tout au plus 5 mille. On n'avait donc pas 10 mille hommes à opposer à 18 mille, établis dans une position retranchée. Toutes les chances qu'on aurait eues pour soi, à la première, même à la seconde affaire, on les avait maintenant contre. Cependant la résolution la plus naturelle était de combattre. Après avoir, en effet, essayé de rejeter les Anglais à la mer, d'abord avec 1,500 hommes, puis avec 5 mille, il eût été extraordinaire de ne pas le tenter, quand on en avait 10 mille, lesquels étaient à peu près tout ce qu'on pouvait réunir sur un même point.

Deux partis à prendre: combattre ou temporiser.

Il ne faut pas méconnaître qu'il y aurait eu un autre parti à prendre, meilleur surtout si on l'avait pris après le débarquement, et avant l'inutile combat livré par les généraux Lanusse et Friant: c'était de laisser les Anglais dans l'impasse qu'ils occupaient; de faire rapidement autour d'Alexandrie des travaux qui en rendissent l'attaque difficile; d'en confier la garde aux marins, aux hommes des dépôts, renforcés par un corps de 2 mille bons soldats, tirés des troupes actives; d'évacuer ensuite tous les postes, excepté le Kaire, où l'on aurait laissé 3 mille hommes de garnison, ayant pour réduit la citadelle; puis, de tenir la campagne avec le reste de l'armée, c'est-à-dire avec 9 à 10 mille hommes, dans le but de se jeter ou sur les Turcs, s'ils pénétraient par la Syrie, ou sur les Anglais, s'ils voulaient faire un pas dans l'intérieur, par les digues étroites qui traversent la Basse-Égypte. On avait sur eux l'avantage de réunir toutes les armes, cavalerie, artillerie, infanterie, et d'avoir la jouissance exclusive des vivres du pays. On les eût bloqués, et probablement contraints à se rembarquer. Mais, pour cela, il aurait fallu un général autrement habile que Menou, autrement versé qu'il ne l'était, dans l'art de remuer des troupes. Il aurait fallu enfin un chef différent de celui qui, ayant toutes les chances en sa faveur au début de la campagne, s'était comporté de telle façon, qu'il les avait maintenant toutes contre lui.

Cependant, combattre les Anglais débarqués, était dans le moment une résolution naturelle, conséquente avec tout ce qu'on avait fait, depuis l'ouverture de la campagne. Mais, une fois résolu à tenter un effort décisif, il fallait le tenter le plus tôt possible, pour ne pas donner aux Turcs venant de la Syrie le temps de nous serrer de trop près.

Pour livrer bataille, il était nécessaire de convenir d'un plan. Menou était incapable de le concevoir, et il ne se trouvait plus avec ses généraux dans des rapports qui lui rendissent facile le recours à leurs conseils. Néanmoins le chef d'état-major Lagrange demanda un plan à Lanusse et à Reynier, qui le rédigèrent en commun, et l'envoyèrent à l'approbation de Menou. Celui-ci l'adopta presque machinalement.

Position des deux armées en avant d'Alexandrie.

Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais avaient pris terre. (Voir la carte no 18, et le plan particulier du champ de bataille de Canope.) L'armée française était en avant d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de positions de la mer au lac Maréotis. À notre gauche, tout juste contre la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils avaient établi leur droite, sous le double feu de cet ouvrage, et d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du champ de bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se trouvait un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le précédent, et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait l'appui de leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des lacs, le terrain en s'abaissant allait aboutir à la tête de la digue, pour laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite de redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue. Les Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur droite, par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le lac Maréotis. Ce front d'attaque présentait, dans son ensemble, un développement d'une lieue à peu près; il était garni de grosse artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille sur deux lignes, en arrière des ouvrages.

Bataille de Canope, livrée le 21 mars.

Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars (30 ventôse) avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche, sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite des Anglais, appuyée à la mer. La première de ces deux colonnes devait aborder directement, et au pas de course, l'ouvrage tracé sur un monticule de sable, en avant du camp romain. La seconde, passant rapidement entre cet ouvrage et la mer, devait assaillir le camp romain, et l'enlever. Le centre de notre armée, commandé par le général Rampon, avait ordre de se porter bien au delà de cette attaque, de passer entre le camp romain et la grande redoute du milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant, mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer.

Attaque heureuse des dromadaires sur la gauche des Anglais.

Le 21 avant le jour (30 ventôse) on se mit en marche. Les dromadaires exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour exécuter avec succès le plan convenu du côté de la mer, il aurait fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la nuit, plus difficile encore lorsqu'il n'y a pas pour diriger les mouvements un chef unique, qui calcule exactement le temps et les distances.

Attaque malheureuse du général Lanusse sur le camp des Romains.

La division Lanusse, manœuvrant dans l'obscurité, s'avança sans ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne, sous les ordres du général Silly, marcha résolument à la redoute, qui était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de longer la mer pour assaillir le camp romain, se rapprochait trop de la première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle; funeste événement qui allait avoir de déplorables conséquences! Cet énergique officier enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui commençait à poindre, indiquait aux Anglais où devaient porter leurs coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable. Mais bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons de sable, à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde, venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le corps de l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se détourna pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous Rampon, voyant l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son but pour la seconder. La 32e demi-brigade, détachée du centre, vint assaillir la fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de confusion. On s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération, qui devait d'abord consister à enlever en courant la ligne des ouvrages, se changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre un temps précieux. La 21e demi-brigade, qui appartenait au centre, laissant la 32e occupée devant la redoute si vivement disputée, exécuta seule le plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et vint audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle essuya et rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et Menou, pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le champ de bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre inutilement dans la plaine à droite, avec une force considérable, demeurée sans emploi.

Belle charge de la cavalerie française, restée sans résultat.

On conseille alors à Menou de faire avec la cavalerie qui était forte de 1,200 chevaux, d'une valeur incomparable, une charge à fond, sur la masse de l'infanterie anglaise, que la 21e était venue seule affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le brave général Roize se met aussitôt à la tête de ces 1,200 cavaliers, traverse rapidement le coupe-gorge, formé de droite et de gauche par des redoutes que notre infanterie attaquait vainement, débouche au delà, trouve la 21e demi-brigade aux prises avec les Anglais, et fond impétueusement sur eux. Cette cavalerie héroïque franchit d'abord un fossé, qui la séparait de l'ennemi, puis s'élance avec ardeur sur la première ligne de l'infanterie anglaise, la renverse, la culbute, et sabre un grand nombre de fantassins. Elle la force ainsi à reculer. Si Menou, dans ce moment, ou bien Reynier, suppléant son chef, avait porté notre aile droite à l'appui de notre cavalerie, le centre de l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà des ouvrages, nous eût laissé une victoire assurée. Les ouvrages, isolés, séparés de tout appui, seraient tombés en nos mains. Mais il n'en fut rien. La cavalerie française, après avoir renversé une première ligne ennemie, voyant d'autres lignes à renverser encore, et n'ayant que la 21e demi-brigade pour appui, revint en arrière, repassant sous le feu meurtrier des redoutes.

Retraite de l'armée.

Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La gauche, privée de tout élan depuis la mort de son général, faisait un feu inutile sur les positions retranchées, qui le lui rendaient plus meurtrier. La droite, déployée dans la plaine, près du lac Maréotis, pour faire une diversion qui n'avait plus d'objet, depuis que l'engagement devenu général avait fixé chacun dans sa position, la droite ne rendait aucun service. Sans doute un général vigoureux, qui l'aurait rabattue sur le centre, et qui, renouvelant avec elle l'attaque du général Roize, aurait essayé de faire une seconde irruption sur le gros des Anglais, aurait peut-être changé le destin de la bataille. Mais le général Menou ne commandait pas, et Reynier, qui aurait pu en cette occasion prendre une initiative, qu'il prenait si souvent hors de propos dans les affaires civiles, Reynier se bornait à se plaindre de ne pas recevoir de direction du général en chef. Dans cette situation, la seule chose qui restât à faire, était de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent, en faisant bonne contenance, mais en essuyant de nouvelles pertes par le feu des ouvrages.

Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort des États, sont ainsi confiés à des chefs, incapables ou divisés, et que le sang coule, à proportion de l'ineptie, ou de la mauvaise volonté de ceux qui commandent!

Conséquences malheureuses de la bataille de Canope.

On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue, l'ennemi n'ayant pas fait un seul pas en avant; mais elle était perdue, dès qu'elle n'était pas complétement gagnée, car il aurait fallu qu'elle le fût complétement, pour ramener les Anglais vers Aboukir, et les contraindre à se rembarquer. Les pertes étaient grandes des deux côtés. Les Anglais avaient eu environ 2 mille hommes hors de combat, et entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés toute une journée sous un feu plongeant de front et de flanc, ils avaient eu beaucoup à souffrir. Les troupes avaient montré un rare sang-froid. L'élan de la cavalerie avait rempli les Anglais de surprise et d'admiration. Le nombre d'officiers et de généraux frappés en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse et Roize étaient morts; le général de brigade Silly, commandant une des colonnes de Lanusse, avait eu la cuisse emportée; le général Baudot était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le général Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits criblés de balles.

L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6 mille Albanais du côté d'Aboukir; enfin 6 mille Cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la Haute-Égypte. Que faire au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à une pure chimère?

Dans les trois engagements du 8, du 13, du 21 mars, on avait eu près de 3,500 hommes hors de combat, dont un tiers mort, un tiers gravement blessé, un tiers incapable de rentrer dans les rangs avant quelques semaines. Quoique l'armée fût très-affaiblie, on pouvait encore aujourd'hui, comme au début de la campagne, manœuvrer rapidement entre les divers corps ennemis tendant à se réunir, battre le visir s'il entrait par la Syrie, le capitan-pacha s'il essayait de pénétrer par Rosette, les Anglais s'ils voulaient cheminer sur les langues étroites de terre, qui communiquent avec l'intérieur de l'Égypte. Mais les 3,500 hommes qu'on avait perdus, rendaient ce plan plus difficile que jamais. Si on laissait 3 mille hommes au Kaire, 2 à 3 mille dans Alexandrie, il restait à peine 7 à 8 mille hommes pour manœuvrer en rase campagne, en supposant qu'on réunît tout ce qui était disponible, et qu'on évacuât les postes secondaires, sans aucune exception. Avec un général très-résolu et très-habile, cela eût été d'un succès incertain, mais possible: qu'attendre de Menou, et de ses lieutenants?

Toutefois il restait une ressource. On n'en désespérait pas, et elle était tous les jours annoncée. Cette ressource c'était Ganteaume avec ses vaisseaux, et les troupes de débarquement qu'il avait à son bord. Quatre mille hommes, arrivant en ce moment, pouvaient sauver l'Égypte. On avait envoyé à l'amiral un aviso, pour lui indiquer un point de la côte d'Afrique, à vingt ou trente lieues à l'ouest d'Alexandrie, sur lequel il était possible de débarquer, loin de la vue des Anglais. On pouvait alors laisser 3 mille hommes dans Alexandrie, et, réunissant ce qu'il y avait de trop au Kaire, manœuvrer avec 10 ou 11 mille hommes, en rase campagne.

Nouvelles et inutiles sorties de Ganteaume.

Mais Ganteaume, quoique fort supérieur à Menou, n'agissait pas mieux dans les circonstances présentes. Après avoir réparé à Toulon les avaries essuyées en quittant Brest, il était, comme on l'a vu, sorti de Toulon le 19 mars (28 ventôse), rentré une seconde fois à cause de l'échouage du vaisseau la Constitution, et sorti de nouveau le 22 mars (1er germinal). En ce moment, il faisait voile vers la Sardaigne. Un souffle de vent favorable, une inspiration hardie, pouvaient le porter vers les parages de l'Égypte, car il avait échappé adroitement à l'amiral Warren, en faisant fausse route. Déjà il était à quinze lieues du cap Carbonara, point extrême de la Sardaigne, prêt à s'engager dans le canal qui sépare la Sicile de l'Afrique. Malheureusement dans la soirée du 26 mars (5 germinal), l'un de ses capitaines commandant le Dix-Août, en l'absence du capitaine Bergeret malade, eut la maladresse d'aborder le Formidable, reçut une grosse avarie, et en causa une non moins grave au vaisseau abordé. Effrayé de ces avaries, Ganteaume ne crut pas pouvoir tenir la mer plus long-temps, et rentra dans Toulon le 5 avril (15 germinal), quinze jours après la bataille de Canope.

On ignorait ces détails en Égypte, et malgré le temps écoulé, on conservait encore un reste d'espérance. À la vue de la moindre voile, on accourait pour s'assurer si ce n'était pas Ganteaume. Dans cette anxiété, on ne prenait aucun parti, on attendait dans une inaction funeste. Menou faisait seulement exécuter des travaux autour d'Alexandrie, pour résister à une attaque des Anglais. Il avait donné ordre qu'on évacuât la Haute-Égypte, et qu'on en tirât la brigade Donzelot, pour la réunir au Kaire. Il avait porté quelques troupes d'Alexandrie à Ramanieh, pour veiller aux mouvements qui se faisaient du côté de Rosette. Par surcroît de malheur, Mourad-Bey, dont la fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir de la peste, et livrait ses Mamelucks à Osman-Bey, sur lequel on ne pouvait plus compter. La peste commençait à ravager le Kaire. Tout allait donc au plus mal, et tendait à un dénoûment funeste.

Opération des Anglais sur Rosette.

Les Anglais de leur côté, craignant l'armée qu'ils avaient devant eux, ne voulaient rien hasarder. Ils aimaient mieux marcher lentement, mais sûrement. Ils attendaient surtout que leurs alliés les Turcs, dont ils se défiaient beaucoup, fussent en mesure de les seconder. Il y avait un mois qu'ils avaient débarqué, sans avoir tenté d'autre entreprise que celle de prendre le fort d'Aboukir, lequel s'était défendu bravement, mais avait succombé sous le feu écrasant de leurs vaisseaux. Enfin vers le commencement d'avril (milieu de germinal), ils songèrent à sortir de leur inaction, et de cette espèce d'état de blocus, dans lequel ils étaient réduits à vivre. Le colonel Spencer fut chargé, avec un corps de quelques mille Anglais, et les 6 mille Albanais du capitan-pacha, de traverser par mer la rade d'Aboukir, et d'aller débarquer devant Rosette. Leur intention était de s'ouvrir ainsi un accès dans l'intérieur du Delta, de s'y procurer les vivres frais dont ils manquaient, et de tendre la main au visir, qui s'avançait à l'autre extrémité du Delta, par la frontière de Syrie. Il n'y avait à Rosette que quelques centaines de Français, lesquels ne purent opposer aucune résistance à cette tentative, et se replièrent en remontant le Nil. Ils se réunirent à El-Aft, un peu en avant de Ramanieh, à un petit corps de troupes envoyé d'Alexandrie. Ce corps était composé de la 21e légère et d'une compagnie d'artillerie. Les Anglais et les Turcs, maîtres d'une bouche du Nil, d'où les vivres pouvaient leur parvenir, ayant accès dans l'intérieur de l'Égypte, songèrent enfin à profiter de leurs succès, mais sans trop se hâter, car ils attendirent encore plus de vingt jours avant de marcher en avant. Pour un ennemi prompt et avisé, c'était là une belle occasion de les battre. Le général Hutchinson, successeur d'Abercromby, n'avait pas osé dégarnir son camp devant Alexandrie. Il avait à peine dirigé 6 mille Anglais et 6 mille Turcs vers Rosette, quoiqu'il lui fût arrivé des renforts qui couvraient ses pertes, et portaient à 20 mille hommes les forces dont il aurait pu disposer. Si le général Menou, employant bien son temps, consacrant le mois écoulé à faire autour d'Alexandrie les travaux de défense indispensables, s'était ainsi ménagé les moyens de n'y laisser que peu de monde, s'il avait dirigé sur Ramanieh environ 6 mille hommes, et attiré sur ce point tout ce qui n'était pas nécessaire au Kaire, il aurait pu opposer 8 à 9 mille combattants aux Anglais, qui venaient de pénétrer par Rosette. C'était assez pour les rejeter aux bouches du Nil, pour remonter l'esprit de l'armée, assurer la soumission des Égyptiens ébranlée, retarder la marche du visir, replacer les Anglais dans un véritable état de blocus sur la plage d'Alexandrie, et ramener enfin la fortune. Cette occasion fut la dernière. Ce mouvement lui fut conseillé; mais toujours timide, il ne suivit qu'à moitié le conseil qu'on lui avait donné. Il envoya le général Valentin à Ramanieh, avec un renfort qui fut déclaré insuffisant. Alors il en envoya un second, avec son chef d'état-major, le général Lagrange. Tout cela réuni ne composait pas plus de 4 mille hommes. Mais il ne fit pas descendre les troupes du Kaire; et le général Lagrange, qui était d'ailleurs un brave officier, n'était pourtant pas homme à se soutenir avec de tels moyens, en présence de 6 mille Anglais et de 6 mille Turcs. Menou aurait dû réunir là 8 mille hommes au moins, avec son meilleur général. Il le pouvait par une forte concentration de ses forces, et en sacrifiant partout l'accessoire au principal.

Mai 1801.
Perte de Ramanieh et des communications d'Alexandrie avec le Kaire.

Le général Morand, qui commandait le premier détachement dirigé sur Rosette, s'était établi à El-Aft, sur les bords du Nil, près de la ville de Foûéh, dans une position qui présentait quelques avantages défensifs. C'est là que le général Lagrange vint le rejoindre. Les Anglais et les Turcs, maîtres de Rosette et de l'embouchure du Nil, avaient couvert le fleuve de leurs chaloupes canonnières, et ils eurent bientôt enlevé la petite ville ouverte de Foûéh. Il fallut donc se replier sur Ramanieh dans la nuit du 8 mai (18 floréal). Le site de Ramanieh ne présentait pas de grands avantages défensifs, et on ne pouvait guère y contre-balancer, par la force du lieu la supériorité numérique de l'ennemi. Cependant, s'il avait fallu opposer quelque part une résistance désespérée, c'était à Ramanieh même; car, cette position perdue, le corps détaché du général Lagrange était séparé d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Kaire. L'armée française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à Alexandrie, une moitié au Kaire. Si, lorsqu'elle était réunie tout entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la perte définitive de l'Égypte. Menou écrivit au général Lagrange, qu'il allait arriver à son secours avec 2 mille hommes, ce qui prouve qu'il pouvait au moins disposer de ce nombre. Il y en avait bien 3 mille au Kaire; on aurait pu par conséquent se trouver au nombre de 9 mille, et de 8 mille au moins à Ramanieh. Alors, en rase campagne, ayant une excellente cavalerie et une belle artillerie légère, et avec la résolution de vaincre ou de mourir, on était assuré de triompher. Mais Menou ne parut pas, et Belliard, qui commandait au Kaire, n'avait reçu aucun ordre. Le général Lagrange, à la tête des 4 mille hommes dont il disposait, appuyait ses derrières à Ramanieh, et au Nil, qui baigne en passant les habitations de cette petite ville. Dans cette position il avait à dos les canonnières anglaises, qui occupaient le fleuve, et lançaient une grêle de boulets dans le camp des Français; il avait en face, dans la plaine, sans autre abri pour se couvrir que quelques ouvrages de campagne très-médiocres, le gros des ennemis, composé de Turcs et d'Anglais. Ceux-ci étaient environ douze mille contre quatre. Le danger était grand; cependant mieux valait combattre, et, si on était vaincu, se rendre prisonniers le soir sur le champ de bataille, après avoir lutté toute la journée, que d'abandonner une telle position, sans l'avoir disputée. Quatre mille hommes de pareilles troupes, voulant se bien défendre, avaient encore des chances de succès. Mais le chef d'état-major de Menou, quoique fort dévoué aux idées de son général, et à la conservation de la colonie, ne jugeant pas la portée de cette retraite, abandonna Ramanieh le 10 mai (20 floréal) au soir, pour se retirer sur le Kaire. Il y arriva le 14 au matin (24 floréal). Il avait perdu à Ramanieh un convoi d'une immense valeur, et, ce qui était plus grave, les communications de l'armée.

À partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune, au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse, avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes, c'est des chefs seuls que nous entendons parler; car les soldats et les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi, étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une seule fois à leur ancienne gloire.

Au Kaire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de retarder la capitulation; mais c'est quelque chose que de retarder une capitulation. On semble en apparence ne défendre que son honneur, et souvent, en réalité, on sauve son pays! Masséna, en prolongeant la défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de Marengo. Les généraux qui occupaient le Kaire et Alexandrie, en faisant durer une résistance sans espoir, pouvaient seconder encore très-utilement les graves négociations de la France avec l'Angleterre. Ils ne le savaient pas, il est vrai; c'est pourquoi, dans l'ignorance des services qu'on peut rendre en prolongeant une défense, il faut écouter la voix de l'honneur, qui commande de résister jusqu'à la dernière extrémité. De ces deux généraux bloqués, le plus malheureux, car il avait commis le plus de fautes, Menou, en s'obstinant à retarder la reddition d'Alexandrie, fut encore utile, comme on va le voir, aux intérêts de la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce fut son excuse auprès du Premier Consul.

Le général Belliard renfermé au Kaire.—Délibération sur le parti à prendre.
Inutile sortie du Kaire pour repousser le visir.

Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Kaire, il y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était, par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il restait environ 7 mille hommes de troupes actives, plus 5 à 6 mille individus malades, blessés, et employés de l'armée. La peste sévissait; on avait peu d'argent et de vivres, et une ville, d'un immense circuit, à défendre. Sept mille hommes étaient insuffisants pour garder ce circuit. L'enceinte n'était nulle part faite pour résister à l'art des ingénieurs européens. La citadelle présentait, il est vrai, un réduit, mais insuffisant pour recevoir 12 mille Français, et ne pouvant tenir contre le gros canon des Anglais. Un tel poste était bon uniquement, pour s'abriter contre la populace du Kaire. Il n'y avait évidemment que deux choses à faire: ou d'essayer, par une marche hardie, de descendre dans la Basse-Égypte, d'y surprendre le passage du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la multitude qu'on était obligé de traîner après soi. On devait se trouver là, au milieu de lagunes, qui ne communiquaient avec le Delta que par des langues de terre fort étroites, et que sept mille soldats de l'armée d'Égypte suffisaient à défendre bien long-temps, contre un ennemi deux ou trois fois supérieur. On était assuré de vivre dans une grande abondance de toutes choses, car la province était couverte de bestiaux, la ville de Damiette regorgeait de grains, et le lac Menzaleh abondait en poissons les meilleurs, les plus propres à la nourriture des troupes. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler, Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage résolution; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti difficile, celui d'évacuer le Kaire. Le général Belliard, qui fut capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de l'Égypte, sans savoir ce qu'il allait y faire. Par la rive gauche du Nil, les Anglais et les Turcs remontaient de Ramanieh au Kaire; par la rive droite, le grand-visir, suivi de 25 à 30 mille hommes, ramassis de mauvaises troupes orientales, venait du côté de la Syrie, et s'avançait aussi sur le Kaire par la route de Belbeïs. Le général Belliard, se souvenant des trophées d'Héliopolis, voulut marcher au-devant du visir, par la route qu'avait suivie Kléber. Il sortit à la tête de 6 mille hommes, et s'avança jusqu'à la hauteur d'Elmenaïr, à peu près la valeur de deux marches. Enveloppé souvent par une nuée de cavaliers, il envoyait après eux son artillerie légère, qui, çà et là, en atteignait quelques-uns avec ses boulets. Mais c'était le seul résultat qu'il put obtenir. Les Turcs, bien dirigés cette fois, ne voulaient pas accepter une bataille d'Héliopolis. Il n'y avait qu'une manière de les joindre, c'était d'aller prendre leur camp à Belbeïs. Mais le général Belliard, accueilli devant tous les villages par des coups de fusil, voyait à chaque pas augmenter le nombre de ses blessés, et s'agrandir la distance qui le séparait du Kaire. Il craignait que les Anglais et les Turcs n'y entrassent en son absence. Il aurait fallu prévoir ce danger avant d'en sortir, et se demander si on aurait le temps de faire le trajet de Belbeïs. Sorti du Kaire sans savoir ce qu'il ferait, le général Belliard y rentra de même, après une opération sans résultat, et qui le fit passer pour vaincu aux yeux de toute la population. À l'imitation des peuples récemment soumis, les Égyptiens tournaient avec la fortune, et, quoique n'étant pas mécontents des Français, ils se disposaient à les abandonner. Cependant il n'y avait pas d'insurrection à craindre, à moins qu'on ne voulût condamner la ville du Kaire aux horreurs d'un siége.

Négociations entamées par le général Belliard.
Conseil de guerre tenu pour délibérer sur l'évacuation du Kaire.

L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait l'incapacité des généraux, était complétement revenue aux idées qui amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût donné les exemples qui furent donnés à la garnison de Gênes par Masséna, elle les eût suivis; mais il ne fallait rien attendre de pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le grand visir qui l'avait accompagné pas à pas, il offrit à l'ennemi une suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au sein duquel la discussion fut fort orageuse. On élevait de graves plaintes contre ce commandant de la division du Kaire. On lui disait qu'il n'avait su ni abandonner le Kaire à temps, pour aller prendre position à Damiette, ni se maintenir dans cette capitale de l'Égypte, par des opérations bien concertées; qu'il n'avait trouvé à faire qu'une ridicule sortie, pour combattre le visir, sans réussir à le joindre, et qu'aujourd'hui, ne sachant où donner de la tête, il venait demander à ses officiers s'il fallait négocier ou se faire tuer, lorsqu'il avait déjà résolu la question lui-même, par l'ouverture spontanée des négociations. Tous ces reproches lui furent adressés avec amertume, surtout par le général Lagrange, ami de Menou, et partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas, soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il fallait absolument combattre. Malheureusement on ne le pouvait plus sans cruauté pour l'armée, sans cruauté surtout pour la nombreuse population de malades et d'employés, attachée à ses pas. On avait devant soi plus de quarante mille ennemis, sans compter les Cipayes, qui, débarqués à Cosséir, allaient descendre le Nil avec les Mamelucks, devenus infidèles depuis la mort de Murad-Bey. On avait derrière soi une population à demi barbare, de trois cent mille âmes, atteinte par la peste, menacée par la disette, et toute prête aujourd'hui à se soulever contre les Français. L'enceinte à défendre était trop étendue pour être gardée par sept mille hommes, et trop faible pour résister à des ingénieurs européens. On pouvait être enlevé, et égorgé avec la colonie, à la suite d'un assaut. Vainement quelques braves officiers faisaient-ils entendre le cri de l'honneur indigné: se rendre était la seule ressource. Le général Belliard, voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui fort tardive, et une autre question au moins étrange, celle de savoir si on se retirerait dans la Haute-Égypte. Ce dernier parti était insensé. Ce n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à cacher sa confusion, sous un faux semblant de témérité. Il fut donc résolu que l'on capitulerait; et on ne pouvait faire autre chose, si on ne voulait être égorgés tous ensemble, à la suite d'une attaque de vive force.

Juin 1801.

On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment, un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée en France, et nourrie pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre. Ceux des Égyptiens qui voudraient suivre l'armée (et il y en avait un certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français), étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté de vendre leurs biens.

Capitulation du Kaire.

Cette capitulation fut signée le 27 juin 1801, et ratifiée le 28 (8 et 9 messidor an IX). L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire et des services rendus à la République: ils allaient y rentrer vaincus, mais ils allaient y rentrer, et, pour ces cœurs souffrant d'un long exil, c'était une joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers. Il y avait au fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas, mais qui perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient soucieux, en songeant au jugement que le Premier Consul porterait de leur conduite. Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation étaient empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour porter ces dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels, étaient le plus exempts de tout blâme: ce furent l'officier du génie d'Hautpoul, et le directeur des poudres Champy, qui avaient été si utiles à la colonie.

Situation de Menou dans Alexandrie.
Août 1801.

Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans Alexandrie; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait commise de ne pas faire les approvisionnements de siége. Il est vrai que les caravanes arabes, attirées par le gain, y apportaient encore de la viande, du laitage et quelques grains. Mais on manquait de froment, et il fallait mettre du riz dans le pain. Le scorbut diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les Anglais, pour isoler complétement la place, avaient imaginé de verser le lac Madieh dans le lac Maréotis à moitié desséché, d'envelopper ainsi Alexandrie d'une masse d'eau continue, et d'une ceinture de chaloupes canonnières. Pour cela ils avaient pratiqué une coupure dans la digue qui va d'Alexandrie à Ramanieh, et qui forme la séparation des deux lacs. (Voir la carte no 18.) Mais, comme la différence de niveau n'était que de neuf pieds, le versement des eaux d'un lac dans l'autre, se faisait lentement, et, du reste, l'opération, bonne s'il eût importé de séparer le général Belliard du général Menou, n'avait plus la même utilité, depuis les événements du Kaire. Si elle étendait l'action des chaloupes canonnières, elle avait pour les Français l'avantage de resserrer le front d'attaque, sans même les priver de leurs communications avec les caravanes; car la longue plage de sable sur laquelle Alexandrie est située, communique par son extrémité occidentale avec le désert de Libye. Aussi les Anglais voulurent-ils bientôt compléter l'investissement; et pour cela ils embarquèrent des troupes sur leurs chaloupes, et vinrent, vers le milieu d'août (fin de thermidor), exécuter un débarquement non loin de la tour du Marabout. Ils entreprirent même le siége en règle du fort de ce nom. À partir de ce moment, la place, complétement investie, ne pouvait tarder à se rendre.

L'infortuné Menou réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes. Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient pas même, dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou les fit arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup, produisit peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui faisait, c'était de ne le point haïr. Écoutant froidement ses proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité. Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au Kaire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine; et dans Alexandrie comme au Kaire, elle se consolait de ses revers, par l'espoir de revoir bientôt la France.

À compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée. Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette expédition a été considérée comme une brillante chimère par les autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses, dans les balances d'une froide raison.

Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond peu sensé et peu juste.

Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute, si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les Alpes, on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée quinze ans, nous aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières continentales, comme cette antique et belle possession de l'île de France, que nous ne devions pas aux guerres de la révolution. Mais, à juger ainsi les choses, on pourrait aller jusqu'à se demander, si la conquête de la ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une chimère. Il faut, pour juger sainement une telle question, il faut supposer un instant nos longues guerres, autrement terminées qu'elles ne l'ont été, et se demander si, dans ce cas, la possession de l'Égypte était possible, désirable, et d'une grande conséquence. À la question ainsi posée, la réponse ne saurait être douteuse. D'abord l'Angleterre était presque résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte, moyennant des compensations. Ces compensations, qu'on avait fait connaître à notre négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est hors de doute, que, pendant la paix maritime qui suivit, et dont nous ferons bientôt connaître la conclusion, le Premier Consul, prévoyant la brièveté de cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses ressources, en hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte perdue, aurait mis pour long-temps notre nouvel établissement à l'abri de toute attaque. Un général comme Decaen, ou Saint-Cyr, joignant à l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les vingt-deux mille hommes qui restaient en Égypte de la première expédition, les trente mille qui périrent inutilement à Saint-Domingue, placé avec cinquante mille Français et un immense matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général, disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie.

Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la disputer, une semblable suprématie? Ne devait-elle pas à sa gloire, à sa destinée, de lutter? Les politiques ne peuvent pas répondre ici autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition, qui pût contre-balancer celles des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait? Elle valait en elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre mer alors, le commerce de l'Orient; elle était, en un mot, un équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi, comme on pourra le voir ailleurs, notre succès fut-il souhaité plus d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la première fois en Égypte, mais celles qu'on envoya depuis périr inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne. Plût au ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien conçu de plus téméraire![Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE DIXIÈME.

LIVRE ONZIÈME.

PAIX GÉNÉRALE.

Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. — Il touche à Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord, et rebrousse chemin vers Toulon. — Prise en route du vaisseau le Swiftsure. — L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. — Beau combat d'Algésiras. — Une escadre composée de Français et d'Espagnols sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. — Rentrée des flottes combinées dans Cadix. — Combat d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. — Affreuse méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en l'air tous les deux. — Beau fait d'armes du capitaine Troude. — Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. — La cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies. — Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville. — Influence croissante de la France. — Séjour à Paris des infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. — Reprise de la négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. — Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. — Ils demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la Méditerranée. — Le Premier Consul répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal, et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. — Vive polémique entre le Moniteur et les journaux anglais. — Le cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. — Le Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée, offre l'île française de Tabago. — Le cabinet britannique refuse. — Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une solution inattendue. — Ce prince traite avec la cour de Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du Portugal. — Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à la cour de Madrid. — M. de Talleyrand propose au Premier Consul de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant aux Anglais l'île de la Trinité. — M. Otto reçoit l'autorisation de faire cette concession, mais seulement à la dernière extrémité. — Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands efforts pour détruire la flottille de Boulogne. — Beaux combats devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville contre Nelson. — Défaite des Anglais. — Joie en France, inquiétudes en Angleterre, à la suite de ces deux combats. — Dispositions réciproques à un rapprochement. — On passe par-dessus les dernières difficultés, et la paix se conclut, sous forme de préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. — Joie inouïe en Angleterre et en France. — Le colonel Lauriston, chargé de porter à Londres la ratification du Premier Consul, est conduit en triomphe pendant plusieurs heures. — Réunion d'un congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la paix définitive. — Suite de traités signés coup sur coup. — Paix avec le Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. — Fête à la paix, fixée au 18 brumaire. — Lord Cornwallis, plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. — Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. — Banquet de la Cité à Londres. — Témoignages extraordinaires de sympathie que se donnent en ce moment les deux nations.

Mai 1801.
Troisième sortie de Ganteaume.

Pendant que l'armée d'Égypte succombait, faute d'un chef habile, et faute aussi d'un secours apporté à propos, l'amiral Ganteaume tentait sa troisième sortie du port de Toulon. Le Premier Consul lui avait à peine laissé le temps de réparer les avaries, provenant de l'abordage du Dix-Août et de l'Indomptable, et il l'avait obligé à repartir presque immédiatement. L'amiral Ganteaume avait remis à la voile le 25 avril (5 floréal). Il avait l'ordre de longer les parages de l'île d'Elbe, afin d'exécuter en passant une démonstration sur Porto-Ferraio, et d'en faciliter l'occupation par les troupes françaises. Le Premier Consul tenait à reprendre cette île, dont les traités avec Naples et l'Étrurie assuraient la possession à la France, et dans laquelle se trouvait une petite garnison, moitié toscane, moitié anglaise. L'amiral obéit, se montra devant l'île d'Elbe, jeta quelques boulets sur Porto-Ferraio, et passa outre, pour ne pas s'exposer à des dommages, qui l'auraient réduit à l'impossibilité de remplir sa mission. S'il eût fait voile directement, il aurait pu être encore utile à l'armée d'Égypte, car, ainsi qu'on l'a vu, la position de Ramanieh ne fut perdue que le 10 mai (20 floréal). Il était donc encore temps, en partant le 25 avril, d'empêcher l'armée d'être coupée en deux, et réduite à capituler une division après l'autre. Il aurait fallu, pour cela, ne pas perdre un instant. Mais une sorte de fatalité s'attachait à toutes les opérations de l'amiral Ganteaume. On l'a vu, sorti heureusement de Brest, entré plus heureusement encore dans la Méditerranée, manquer tout à coup de confiance, prendre quatre vaisseaux pour huit, et rentrer dans Toulon. On l'a vu, sorti de ce port en mars, échapper à l'amiral Warren, dépasser la pointe méridionale de la Sardaigne, et s'arrêter encore une fois, par suite de l'abordage du Dix-Août et de l'Indomptable. Il n'était pas au terme de ses malheurs. À peine allait-il quitter les eaux de l'île d'Elbe, qu'une maladie contagieuse se déclara sur son escadre. Soit fatigue des troupes embarquées depuis long-temps, soit mauvaise fortune, cette maladie atteignit subitement une grande partie des soldats et des équipages. On jugea imprudent et inutile de porter en Égypte un tel nombre de malades, et l'amiral Ganteaume prit le parti de diviser son escadre. Confiant au contre-amiral Linois trois vaisseaux, il plaça sur ces trois vaisseaux les matelots et soldats malades, et les achemina sur Toulon. Il continua sa mission avec quatre vaisseaux et deux frégates, portant deux raille hommes de troupes seulement, et se dirigea vers l'Égypte. Mais il n'était plus temps, car on touchait au milieu de mai, et, à cette époque, l'armée française était perdue, puisque les généraux Belliard et Menou se trouvaient séparés l'un de l'autre, par suite de l'abandon de Ramanieh. L'amiral Ganteaume l'ignorait. Il dépassa la Sardaigne et la Sicile, se montra dans le canal de Candie, parvint à se dérober plusieurs fois à l'ennemi, s'avança même jusque dans l'Archipel pour lui échapper, et vint enfin mouiller sur la côte d'Afrique, à quelques marches à l'ouest d'Alexandrie. Le point qu'il avait choisi était celui de Derne, désigné dans ses instructions comme propre à un débarquement. En donnant aux troupes des vivres, et de l'argent pour louer les chameaux des Arabes, on croyait qu'elles pourraient traverser le désert, et atteindre Alexandrie en quelques marches. Ce n'était là qu'une conjecture très-hasardée. L'amiral Ganteaume venait de jeter l'ancre depuis quelques heures, et de mettre à la mer une partie de ses chaloupes, lorsque les habitants accoururent sur le rivage, et firent sur nos embarcations une vive fusillade. Le plus jeune frère du Premier Consul, Jérôme Bonaparte, se trouvait au milieu des troupes de débarquement. On fit de vains efforts pour attirer à soi les habitants, et pour se les concilier. Il aurait fallu détruire leur petite ville de Derne, et marcher sur Alexandrie sans eau, presque sans vivres, en combattant toujours. C'était une entreprise folle, et d'ailleurs sans objet, car mille hommes tout au plus sur deux mille, seraient arrivés au terme du voyage. Il ne valait plus la peine de faire périr tant de braves gens, pour un si faible secours. Du reste, un événement, facile à prévoir, termina tous les doutes. L'amiral crut apercevoir la flotte anglaise; dès lors il ne délibéra plus, hissa ses chaloupes à bord, ne prit pas même le temps de lever ses ancres, et coupa ses câbles, pour n'être pas attaqué au mouillage. Il mit à la voile, et ne fut pas joint par l'ennemi.

Juin 1801.
Subite rentrée de l'amiral Ganteaume.
Prise du vaisseau anglais le Swiftsure.

La fortune qui l'avait mal servi, car elle ne seconde, comme on l'a dit souvent, que les esprits assez audacieux pour se confier à elle, la fortune lui réservait un dédommagement. En traversant le canal de Candie, il rencontra un vaisseau anglais de haut bord: c'était le Swiftsure. Lui donner la chasse, l'envelopper, le canonner, le prendre, fut l'affaire de quelques instants. C'était le 24 juin, (5 messidor) que lui advint cette heureuse rencontre. L'amiral Ganteaume entra dans Toulon, avec cette espèce de trophée, faible compensation pour tant de mauvais succès. Le Premier Consul, enclin à l'indulgence pour les hommes qui avaient traversé avec lui de grands périls, voulut bien accepter cette compensation, et la publier dans le Moniteur.

Juillet 1801.

Cependant tous ces mouvements d'escadre devaient finir d'une manière moins triste pour notre marine. Pendant que l'amiral Ganteaume rentrait dans Toulon, l'amiral Linois, qui était venu y déposer ses soldats et ses matelots atteints de la fièvre, en était reparti sur l'ordre formel du Premier Consul. Se hâtant de faire laver à la chaux les murailles intérieures de ses bâtiments, de changer les troupes malades contre des troupes fraîches, de renouveler ses équipages avec des matelots valides, il avait appareillé, pour se diriger vers sa nouvelle destination. Une dépêche qu'il ne devait ouvrir qu'à la mer, lui prescrivait d'aller sur-le-champ à Cadix, joindre les six vaisseaux armés dans ce port par l'amiral Dumanoir, les cinq vaisseaux espagnols du Ferrol, ce qui, avec les trois qu'il amenait, devait former une division de quatorze grands bâtiments. Il était possible que l'escadre de Rochefort, sous l'amiral Bruix, y fût arrivée. On pouvait alors réunir une flotte de plus de vingt vaisseaux, qui devait être maîtresse de la Méditerranée pendant quelques mois, prendre les troupes d'Otrante, et porter d'immenses secours en Égypte. On ignorait encore en France qu'il était trop tard, et qu'il ne restait à défendre que la place d'Alexandrie. Sauver ce dernier point n'était pourtant pas une chose indifférente.

Sortie de Toulon de l'amiral Linois.
Il mouille à Algésiras.

L'amiral Linois s'empressa d'obéir, et fit voile vers Cadix. En route, il chassa quelques frégates anglaises, qu'il faillit prendre, fut contrarié par les vents à l'entrée du détroit, et enfin réussit à y pénétrer, vers le commencement de juillet (milieu de messidor). La flotte anglaise de Gibraltar, qui observait Cadix, lui ayant été signalée, il vint mouiller dans le port espagnol d'Algésiras, le 4 juillet au soir (15 messidor).

Baie d'Algésiras.

Près du détroit de Gibraltar, c'est-à-dire vers la pointe méridionale de la Péninsule, les côtes montagneuses de l'Espagne s'entr'ouvrent, et, prenant la figure d'un fer à cheval, forment une baie profonde dont l'ouverture est tournée au midi. (Voir la carte no 19.) Sur l'un des côtés de cette baie se trouve Algésiras, sur l'autre Gibraltar; de manière qu'Algésiras et Gibraltar sont placés vis-à-vis, et à quatre mille toises de distance, à peu près une lieue et demie. D'Algésiras on voit distinctement ce qui se passe à Gibraltar, au moyen d'une lunette ordinaire. Il n'y avait pas un seul vaisseau anglais dans la baie, mais le contre-amiral Saumarez n'était pas loin. Il observait avec sept vaisseaux le port de Cadix, où étaient réunies dans ce moment plusieurs divisions navales, soit françaises, soit espagnoles. Averti de ce qui se passait, il se hâta de profiter de l'occasion qui s'offrait à lui de détruire la division Linois, car il pouvait opposer sept vaisseaux à trois. Toutefois, sur les sept il en avait détaché un, le Superbe, pour observer l'embouchure du Guadalquivir. Il lui fit le signal de ralliement; mais le vent ne favorisant pas le retour du Superbe, il s'achemina vers Algésiras, avec six vaisseaux et une frégate.

L'amiral Linois, de son côté, avait reçu des autorités espagnoles avis du danger qui le menaçait, et il eut recours aux seules précautions que la nature des lieux lui permît de prendre. La côte d'Algésiras, dans la baie de ce nom, située, comme nous venons de le dire, vis-à-vis de Gibraltar, présente un mouillage plutôt qu'un port. C'est une côte peu saillante, toute droite, qui se prolonge du sud au nord, sans aucun renfoncement où les vaisseaux puissent s'abriter. Seulement, aux deux extrémités de ce mouillage, se trouvaient deux batteries: l'une au nord d'Algésiras, sur un point élevé de la côte, connue sous le nom de batterie Saint-Jacques; l'autre au midi d'Algésiras, sur un îlot appelé l'île Verte. La batterie de Saint-Jacques était armée de cinq pièces de 18, celle de l'île Verte de sept pièces de 24. Ce n'était pas là un grand secours, surtout à cause de la négligence espagnole, qui avait laissé tous les postes de la côte sans artilleurs et sans munitions. Cependant l'amiral Linois se mit en rapport avec les autorités locales, qui firent de leur mieux pour secourir les Français. Il rangea ses trois vaisseaux et sa frégate le long du rivage, en appuyant les extrémités de cette ligne si courte aux deux positions fortifiées de Saint-Jacques et de l'île Verte. Venait d'abord le Formidable, qui, placé le plus au nord, s'appuyait à la batterie Saint-Jacques; puis le Desaix, qui se trouvait au milieu; enfin l'Indomptable, qui était le plus au midi, vers la batterie de l'île Verte. Entre le Desaix et l'île Verte se trouvait la frégate la Muiron. Quelques chaloupes canonnières espagnoles étaient entremêlées avec les vaisseaux français.

Combat d'Algésiras, livré le 6 juillet.

Le 6 juillet 1801 (17 messidor an IX), vers sept heures du matin, le contre-amiral Saumarez, venant de Cadix par un vent d'ouest-nord-ouest, s'achemina vers la baie d'Algésiras, doubla le cap Carnero, entra dans la baie, et se porta vers la ligne d'embossage des Français. Le vent, qui n'était pas favorable à la marche des vaisseaux anglais, les sépara les uns des autres, et heureusement ne leur permit pas d'agir avec tout l'ensemble désirable, (Voir la carte no 19.) Le Vénérable, qui était en tête de la colonne, resta en arrière; le Pompée prit sa place. Celui-ci, remontant le long de notre ligne, défila successivement sous le feu de la batterie de l'île Verte, de la frégate la Muiron, de l'Indomptable, du Desaix, du Formidable, lâchant ses bordées à chacun d'eux. Il vint prendre position à portée de fusil de notre vaisseau amiral le Formidable, monté par Linois. Il s'engagea entre ces deux adversaires un combat acharné, presque à bout portant. Le Vénérable, éloigné d'abord du lieu de l'action, tâcha de s'en rapprocher pour joindre ses efforts à ceux du Pompée. L'Audacieux, le troisième des vaisseaux anglais, destiné à combattre le Desaix, ne put pas arriver à sa hauteur, s'arrêta devant l'Indomptable, qui était le dernier au sud, et commença contre celui-ci une vive canonnade. Le César et le Spencer, quatrième et cinquième vaisseaux anglais, étaient l'un en arrière, l'autre entraîné au fond de la baie par le vent, qui soufflait de l'ouest à l'est. Enfin le sixième, l'Hannibal, porté d'abord vers Gibraltar, mais parvenu après beaucoup de manœuvres à se rapprocher d'Algésiras, manœuvra pour tourner notre vaisseau amiral le Formidable, et se placer entre lui et la côte. Le combat, entre les vaisseaux qui avaient pu se joindre était fort opiniâtre. Pour n'être pas emportés d'Algésiras vers Gibraltar, les Anglais avaient chacun jeté une ancre. Notre vaisseau amiral, le Formidable, avait deux ennemis à combattre, le Pompée et le Vénérable, et allait en avoir trois, si l'Hannibal réussissait à prendre position entre lui et la côte. Le capitaine du Formidable, le brave Lalonde, venait d'être emporté par un boulet. La canonnade continuait avec une extrême vivacité aux cris de Vive la République! Vive le Premier Consul! L'amiral Linois qui était à bord du Formidable, montrant à propos le travers au Pompée, qui ne lui présentait que l'avant, avait réussi à le démâter, et à le mettre à peu près hors de combat. Profitant en même temps du changement de la brise, qui avait passé à l'est, et portait sur Algésiras, il avait fait signal à ses capitaines de couper leurs câbles, et de se laisser échouer, de manière à ne pas permettre aux Anglais de passer entre nous et la côte, et de nous mettre entre deux feux, comme autrefois Nelson avait fait à la bataille d'Aboukir. Cet échouage ne pouvait pas avoir de grands inconvénients pour la sûreté des bâtiments français, car on était à la marée basse, et à la marée haute ils étaient certains de se relever facilement. Cet ordre, donné à propos, sauva la division. Le Formidable, après avoir mis le Pompée hors de combat, vint s'échouer sans secousse, car la brise en tournant avait faibli. Se dérobant ainsi au danger dont le menaçait l'Hannibal, il acquit à l'égard de celui-ci une position redoutable. En effet, l'Hannibal, en voulant exécuter sa manœuvre, avait échoué lui-même, et il était immobile sous le double feu du Formidable et de la batterie Saint-Jacques. Dans cette situation périlleuse, l'Hannibal fait effort pour se relever; mais, la marée baissant, il se trouve irrévocablement fixé à sa position. Il reçoit de tous côtés d'épouvantables décharges d'artillerie, tant de la terre que du Formidable, et des canonnières espagnoles. Il coule une ou deux de ces canonnières, mais il essuie plus de feux qu'il ne peut en rendre. L'amiral Linois, ne jugeant pas que la batterie Saint-Jacques fût assez bien servie, débarque le général Devaux avec un détachement des troupes françaises qu'il avait à bord. Le feu de cette batterie redouble alors, et l'Hannibal est accablé. Mais un nouvel adversaire vient achever sa défaite. Le second vaisseau français, le Desaix, qui était placé après le Formidable, obéissant à l'ordre de se jeter à la côte, et ayant, à cause de la faiblesse de la brise, exécuté lentement sa manœuvre, se trouvait ainsi un peu en dehors de la ligne, également en vue de l'Hannibal et du Pompée, que le Formidable, en s'échouant, avait découvert à ses feux. Le Desaix, profitant de cette position, lâche une première bordée au Pompée, qu'il maltraite au point de lui faire abattre son pavillon; puis dirige tous ses coups sur l'Hannibal. Ses boulets, rasant les flancs de notre vaisseau amiral le Formidable, vont porter sur l'Hannibal un affreux ravage. Celui-ci, ne pouvant plus tenir, amène aussi son pavillon. C'étaient par conséquent deux vaisseaux anglais sur six, réduits à se rendre. Les quatre autres, à force de manœuvres, étaient rentrés en ligne, et assez pour combattre à bonne portée le Desaix et l'Indomptable. Le Desaix, avant de s'échouer, leur avait fait tête, tandis que l'Indomptable et la frégate la Muiron, en se retirant lentement vers la côte, leur répondaient par un feu bien dirigé. Ces deux derniers bâtiments étaient venus se placer sous la batterie de l'île Verte, dont quelques soldats français débarqués dirigeaient l'artillerie.

Le combat durait depuis plusieurs heures, avec la plus grande énergie. L'amiral Saumarez, ayant perdu deux vaisseaux sur six, et n'espérant plus aucun résultat de cette action, car pour aborder les Français de plus près il aurait fallu courir la chance de s'échouer avec eux, donna le signal de la retraite, nous laissant l'Hannibal, mais voulant nous enlever le Pompée, qui, tout démâté, restait immobile sur le champ de bataille. L'amiral Saumarez avait fait venir de Gibraltar des embarcations, qui réussirent à remorquer la carcasse du Pompée, que nos vaisseaux échoués ne pouvaient plus reprendre. L'Hannibal nous resta.

Beaux résultats du combat d'Algésiras.

Tel fut ce combat d'Algésiras, où trois vaisseaux français combattirent contre six anglais, en détruisirent deux, et sur les deux en gardèrent un prisonnier. Les Français étaient remplis de joie, quoiqu'ils eussent essuyé des pertes sensibles. Le capitaine Lalonde, du Formidable, était tué; Moncousu, capitaine de l'Indomptable, était mort glorieusement. Nous comptions environ 200 morts et 300 blessés, en tout 500 officiers et marins hors de combat, sur 2 mille qui montaient l'escadre. Mais les Anglais avaient eu 900 hommes atteints par le feu; leurs vaisseaux étaient criblés.

Péril de Linois au mouillage d'Algésiras.

Quelque glorieuse que fût cette action, tout n'était pas fini. Il fallait, dans l'état de délabrement où se trouvaient nos vaisseaux, se tirer du mouillage d'Algésiras. L'amiral Saumarez, furieux, jurant de se venger dès que Linois quitterait son asile pour se rendre à Cadix, faisait de grands préparatifs. Il employait les vastes ressources du port de Gibraltar à remettre sa division en état de combattre, et préparait même des brûlots, résolu à incendier au moins les vaisseaux français, s'il ne pouvait les attirer en pleine mer. L'amiral Linois n'avait, pour réparer ses avaries, que les ressources à peu près nulles d'Algésiras. L'arsenal de Cadix, à la vérité, se trouvait près de là; mais il était peu aisé d'en tirer des matières par mer à cause des Anglais, par terre à cause de la difficulté des transports; et cependant les hautes manœuvres des vaisseaux français étaient détruites, plusieurs de leurs grands mâts se trouvaient ou coupés, ou fortement endommagés. L'amiral Linois fit de son mieux pour se mettre en mesure de reprendre la mer. C'est à peine si on avait de quoi panser les blessés. Il avait fallu que les consuls français des ports voisins amenassent en poste des médecins et des médicaments.

L'escadre franco-espagnole de Cadix sort pour venir au secours de la division Linois à Algésiras.

Il y avait en ce moment à Cadix l'escadre espagnole venue du Ferrol, plus les six vaisseaux donnés à la France, et équipés à la hâte par l'amiral Dumanoir. La force de ces deux divisions, sous le rapport du nombre, était fort rassurante sans doute; mais la marine espagnole, toujours digne, par sa bravoure, de l'illustre nation à laquelle elle appartenait, se ressentait de la négligence générale, qui paralysait toutes les ressources de la monarchie. La division de l'amiral français Dumanoir, à peine équipée avec des marins de toute origine, ne pouvait pas inspirer une grande confiance. Aucun des vaisseaux qui la composaient ne valait ceux de la division Linois, exercés par de longues croisières, exaltés par leur dernière victoire.

Il fallut de vives instances pour décider l'amiral Massarédo, commandant à Cadix, et de fort mauvaise volonté pour nous, à venir au secours de l'amiral Linois. Le 9 juillet (20 messidor) il détacha l'amiral Moreno, excellent officier, plein de bravoure et d'expérience, et le dirigea sur Algésiras, avec les cinq vaisseaux espagnols tirés du Ferrol, avec un des six vaisseaux donnés à Dumanoir, le Saint-Antoine, avec trois frégates. Cette escadre portait le matériel destiné à la division Linois. Elle fut rendue dans une journée au mouillage d'Algésiras.

Le 12 juillet, la division de secours, jointe à la division Linois, quitte Algésiras pour Cadix.

On travailla jour et nuit à réparer les trois vaisseaux qui avaient livré un combat si glorieux. Ces trois vaisseaux s'étaient trouvés à flot à la première marée. On refit leur gréement le mieux, et le plus tôt possible; on leur composa des mâts de hune avec des mâts de perroquet, et le 12 au matin ils étaient prêts à tenir la mer. On se donna les mêmes soins pour le vaisseau l'Hannibal, qui avait été pris sur les Anglais, et qu'on voulait aussi transférer à Cadix.

Le 12 au matin, l'escadre combinée appareilla, par un vent d'est-nord-est, qui la poussa hors de la baie d'Algésiras, dans le détroit. Elle marchait en ordre de bataille, les deux plus gros vaisseaux espagnols, le San-Carlos et le Saint-Herménégilde, qui étaient de 112 canons, formant l'arrière-garde. Les deux amiraux étaient, suivant l'usage de la marine espagnole, montés sur une frégate. C'était la Sabine. Vers la chute du jour, les vents tombèrent. On ne voulut pas rentrer au mouillage d'Algésiras, parce que cette position était dangereuse à prendre, en présence d'une division ennemie, et que de plus il fallait craindre l'arrivée des renforts, attendus à chaque instant par l'escadre anglaise. On se décida cependant à laisser en arrière l'Hannibal, qui ne pouvait plus marcher, quoique remorqué par la frégate l'Indienne. On le renvoya au mouillage d'Algésiras. L'escadre combinée se mit en panne, espérant que dans le courant de la nuit les vents reprendraient quelque force. L'amiral Saumarez avait, de son côté, ordonné de mettre à la voile. Il avait perdu l'Hannibal; le Pompée était désormais hors de service; il n'avait donc plus que quatre des six vaisseaux qui avaient combattu à Algésiras. Mais il avait été rejoint par le Superbe, ce qui lui formait une division de cinq vaisseaux, outre plusieurs frégates et quelques bâtiments légers pourvus de matières incendiaires. Il avait poussé l'acharnement jusqu'à placer sur ses vaisseaux des fourneaux à rougir les boulets. Quoiqu'il n'eût que cinq grands bâtiments, et que les alliés en eussent neuf, il voulait tout braver pour réparer l'échec humiliant d'Algésiras, et s'épargner un redoutable jugement de l'Amirauté anglaise. Il suivait à très-petite distance l'escadre franco-espagnole, attendant le moment de se jeter sur l'arrière-garde, s'il en trouvait l'occasion.

Combat d'arrière-garde entre la flotte anglaise et la flotte franco-espagnole.
Une erreur de nuit met aux prises les deux vaisseaux espagnols le Sans Carlos et le Saint-Herménégilde.
Ces deux vaisseaux sautent en l'air.

Vers le milieu de la nuit le vent avait fraîchi, et l'escadre combinée se dirigeait de nouveau vers Cadix. Son ordre de marche était un peu changé. L'arrière-garde était formée par trois vaisseaux, rangés sur une seule ligne, le San-Carlos à droite, le Saint-Herménégilde au milieu, et le Saint-Antoine, vaisseau de 74 devenu français, à gauche. Ils marchaient ainsi à côté les uns des autres, séparés par une très-petite distance. L'obscurité était profonde. L'amiral Saumarez enjoignit au Superbe, excellent marcheur, de forcer de voiles, et d'attaquer notre arrière-garde. Le Superbe eut bientôt joint la flotte franco-espagnole. Il avait éteint ses feux, pour être moins aperçu. Se plaçant un peu en arrière du San-Carlos, et par côté, il lui envoya toute sa bordée; puis, continuant sans relâche, il lui en envoya une seconde, une troisième, en tirant à boulets rouges. Le feu prit aussitôt à bord du San-Carlos. Le Superbe, s'en apercevant, s'arrêta, et, diminuant sa voilure, se tint à quelque distance. Le San-Carlos, en proie aux flammes, manœuvré avec confusion, tomba sous le vent, et au lieu de rester en ligne, se trouva bientôt en arrière de ses deux voisins. Il tirait dans toutes les directions; ses boulets arrivèrent au Saint-Herménégilde, qui, le prenant pour la tête de la colonne anglaise, lui envoya tout son feu. Alors une affreuse erreur s'empara des deux équipages espagnols, qui se prirent pour ennemis. Ils s'abordèrent avec fureur, et s'approchant jusqu'à mêler leurs vergues, engagèrent un combat opiniâtre. L'incendie, devenu plus violent sur le San-Carlos, se communiqua bientôt au Saint-Herménégilde, et ces deux vaisseaux, dans cet état, continuèrent à se canonner avec violence. Les escadres opposées étaient également dans les ténèbres et l'ignorance de ce qui se passait; et, sauf le Superbe, qui devait comprendre cette funeste méprise, puisqu'il en était l'auteur, aucun bâtiment n'osait approcher, ne sachant lequel était espagnol ou anglais, lequel il fallait secourir ou attaquer. Le vaisseau français le Saint-Antoine s'était éloigné de ce voisinage dangereux. Bientôt l'embrasement devint immense, et jeta sur la mer une sinistre lueur. Il paraît que l'illusion funeste qui armait ces braves Espagnols les uns contre les autres, fut alors dissipée, mais trop tard; le San-Carlos sauta en l'air avec un fracas épouvantable. Quelques instants après le Saint-Herménégilde sauta aussi, et répandit la terreur dans les deux escadres, qui ne savaient à qui arrivait ce désastre.

Le Superbe, voyant le Saint-Antoine séparé des deux autres, se dirigea vers lui, et l'attaqua hardiment. Ce vaisseau, récemment armé, se défendit sans l'ordre et le sang-froid, qui sont indispensables pour mouvoir ces vastes machines de guerre. Il fut horriblement maltraité, et deux nouveaux adversaires, le César, le Vénérable, accourant à l'instant, rendirent sa défaite inévitable. Il amena son pavillon après avoir été ravagé.

Prise du Saint-Antoine par les Anglais.

L'amiral Saumarez s'était cruellement vengé, sans beaucoup de gloire pour lui, mais avec un grand dommage pour la flotte espagnole. Les deux amiraux Linois et Moreno, montés sur la Sabine, s'étaient tenus le plus près possible de cette scène affreuse. Ne pouvant, au milieu de l'obscurité, ni distinguer ce qui se passait, ni donner un ordre à propos, ils étaient en proie aux plus vives inquiétudes. Au point du jour, ils se trouvaient à quelque distance de Cadix, avec leur escadre ralliée, mais diminuée de trois vaisseaux, le San Carlos et le Saint-Herménégilde qui avaient sauté, le Saint-Antoine qui avait été pris.

Beau fait d'armes du capitaine Troude.

Combat du capitaine Troude, montant le Formidable, contre trois vaisseaux et une frégate.

Un quatrième vaisseau de la flotte combinée était demeuré en arrière, c'était le Formidable, vaisseau amiral de Linois, qui s'était couvert de gloire au combat d'Algésiras, mais qui se ressentait des coups reçus dans cette journée. Privé d'une partie de sa voilure, marchant lentement, voisin d'ailleurs des deux vaisseaux embrasés, et redoutant les funestes méprises de la nuit, il s'était tenu en arrière, ne croyant pouvoir être utile à aucun des combattants. C'est ainsi qu'il s'était trouvé un peu séparé de l'escadre. Aperçu le matin dans son isolement, il fut enveloppé par les Anglais, et attaqué par une frégate et trois vaisseaux. L'amiral Linois, ayant passé à bord de la frégate la Sabine, avait laissé à l'un de ses lieutenants, le capitaine Troude, le commandement du Formidable. Cet habile et vaillant officier, jugeant avec une rare présence d'esprit, que, s'il voulait se sauver à force de voiles, il serait devancé par des vaisseaux qui étaient mieux gréés que le sien, résolut de chercher son salut dans une bonne manœuvre, et dans un combat vigoureux. Son équipage partageait ses sentiments, et personne ne voulait perdre les lauriers d'Algésiras. C'étaient de vieux matelots, exercés par une longue navigation, et ayant l'habitude de la guerre, plus nécessaire encore sur mer que sur terre. Leur digne capitaine Troude n'attend pas que les adversaires qui le poursuivent soient tous réunis contre le Formidable, il va droit à celui qui était le plus près placé, c'était la frégate la Tamise. Il s'approche, et dirige sur elle un feu supérieur et terrible, qui la dégoûte bientôt de cette lutte inégale. Après elle, venait à toutes voiles, le Vénérable, vaisseau anglais de 74. Le capitaine Troude, se sentant encore supérieur à celui-ci (le Formidable était un vaisseau de 80), l'attend pour le combattre, tandis que les deux autres vaisseaux anglais, cherchant à le gagner de vitesse, vont fermer le chemin de Cadix. Manœuvrant habilement, il présente son redoutable flanc, armé de canons, à la proue dégarnie de feux du Vénérable, et, joignant à la supériorité de son artillerie l'avantage de la manœuvre, il le crible de boulets, lui abat d'abord un mât, puis un second, puis un troisième, et, après l'avoir rasé comme un ponton, le perce encore à fleur d'eau de plusieurs coups dangereux, qui l'exposent au péril prochain de couler à fond. Ce malheureux navire, horriblement maltraité, excite les alarmes du reste de la division anglaise. La frégate la Tamise revient pour lui porter secours; les deux autres vaisseaux anglais qui avaient cherché à se placer entre Cadix et le Formidable, rebroussent aussitôt chemin. Ils veulent à la fois sauver l'équipage du Vénérable, qui craignait de couler bas, et accabler le vaisseau français qui faisait une si belle résistance. Celui-ci, confiant dans sa manœuvre et sa bonne fortune, leur lâche coup sur coup les bordées les plus rapides et les mieux dirigées; il les décourage, et les renvoie au secours du Vénérable, prêt à sombrer si on ne venait s'occuper activement de son salut.

Le brave capitaine Troude, débarrassé de ses nombreux ennemis, s'achemine triomphalement vers le port de Cadix. Une partie de la population espagnole, attirée par la canonnade et les explosions de la nuit, était accourue sur le rivage. Elle avait vu le péril et le triomphe du vaisseau français, et malgré une douleur bien naturelle, car le malheur des deux vaisseaux espagnols était connu, elle poussait des acclamations à l'aspect du Formidable, rentrant victorieux dans la rade.

Résultat de ces combats.

Les Anglais ne pouvaient nous disputer la gloire de ces combats; et quant aux dommages matériels, ils étaient partagés également. Si les Français avaient perdu un vaisseau, et les Espagnols deux, les Anglais avaient laissé en notre pouvoir un vaisseau, et en avaient eu deux maltraités au point de ne pouvoir plus servir. Sans un accident de nuit, ils auraient pu être considérés comme tout à fait battus, dans ces différentes rencontres. Le combat d'Algésiras, et la rentrée du Formidable, étaient au nombre des plus beaux faits d'armes connus dans les annales de la marine. Mais les Espagnols étaient tristes, car, quoique leur amiral Moreno se fût bien conduit, ils n'étaient pas dédommagés, par une action brillante, de la perte du San-Carlos et du Saint-Herménégilde.

Cependant les événements du Portugal leur offraient une consolation. Nous avons laissé le prince de la Paix s'apprêtant à commencer la guerre du Portugal, à la tête des forces combinées des deux nations, dans le dessein, déjà longuement exposé, d'influer sur les négociations de Londres.

Marche des Espagnols en Portugal.
Les Portugais rendent les armes. On négocie à Badajos.

D'après le plan convenu, les Espagnols devaient opérer sur la gauche du Tage, et les Français sur la droite. Trente mille Espagnols étaient réunis en avant de Badajos, sur la frontière de l'Alentejo. Quinze mille Français marchaient, par Salamanque, sur le Tras-os-Montes. Grâce à des efforts précipités, à des emprunts sur le clergé, et au sacrifice de tous les services, on avait pourvu à l'équipement des trente mille Espagnols. Mais le train d'artillerie était fort en arrière. Toutefois le prince de la Paix, comptant avec raison sur l'effet moral de la réunion des Français et des Espagnols, voulut brusquer les hostilités, et se hâter de cueillir les premiers lauriers. Il tenait à remporter tout l'honneur de cette campagne, et voulait se réserver les Français, uniquement comme ressource en cas de revers. On pouvait laisser une telle satisfaction au prince de la Paix. Les Français, dans le moment, ne couraient pas après la gloire, mais après les résultats utiles; et ces résultats consistaient à occuper une ou deux provinces du Portugal, pour avoir de nouveaux gages contre l'Angleterre. Bien que la guerre parût facile, il y avait cependant un danger à craindre, c'est qu'elle devînt nationale de la part des Portugais. La haine de ceux-ci contre les Espagnols aurait pu produire ce résultat fâcheux, si l'approche des Français, placés à quelques marches en arrière, n'avait fait tomber toutes les velléités de résistance. Le prince de la Paix se hâta donc de passer la frontière, et d'aborder les places du Portugal avec de l'artillerie de campagne, à défaut d'artillerie de siége. Il occupa sans difficulté Olivença et Jurumenha. Mais les garnisons d'Elvas et de Campo-Mayor se renfermèrent dans leurs murs, et firent mine de se défendre. Le prince de la Paix ordonna de les bloquer, et, pendant ce temps, il marcha au-devant de l'armée portugaise, commandée par le duc d'Alafoëns. Les Portugais ne tinrent nulle part, et s'enfuirent vers le Tage. Les places bloquées ouvrirent alors leurs portes. Campo-Mayor fit sa reddition; on entreprit le siége en règle d'Elvas, avec un parc arrivé de Séville. Le prince de la Paix suivit triomphalement l'ennemi, traversa rapidement Azumar, Alegrete, Portalegre, Castello-de-Vide, Flor-de-Rosa, et arriva enfin sur le Tage, derrière lequel les Portugais s'empressèrent de chercher asile. Il avait réussi à se rendre maître de la presque totalité de la province d'Alentejo. Les Français n'avaient pas encore franchi la frontière du Portugal, et il était évident que si les Espagnols seuls avaient obtenu de tels résultats, les Espagnols et les Français, réunis, devaient être en très-peu de jours maîtres de Lisbonne et d'Oporto. La cour de Portugal, qui avait toujours refusé de croire que l'attaque dirigée contre elle fût sérieuse, voyant aujourd'hui ce qui arrivait, se hâta de faire sa soumission, et d'envoyer M. Pinto de Souza au quartier-général espagnol, pour accepter toutes les conditions qu'il plairait aux deux armées combinées de lui imposer. Le prince de la Paix, voulant rendre ses maîtres témoins de sa gloire, fit venir le roi et la reine d'Espagne à Badajos, pour distribuer des récompenses à l'armée, et tenir une sorte de congrès. Ainsi cette cour, jadis si grande, aujourd'hui déshonorée par une reine dissolue, par un favori incapable et tout-puissant, cherchait à se donner l'illusion des grandes affaires. Lucien Bonaparte avait suivi le roi et la reine à Badajos. Tels étaient les événements à la fin de juin, et au commencement de juillet.

Les combats d'Algésiras et de Cadix, qui étaient faits pour rendre confiance à notre marine, la courte campagne du Portugal, qui prouvait l'influence décisive du Premier Consul sur la Péninsule, et le pouvoir qu'il avait de traiter le Portugal comme Naples, la Toscane ou la Hollande, compensaient jusqu'à un certain point les événements connus de l'Égypte. On ne savait d'ailleurs ni la bataille de Canope, ni la capitulation déjà signée du Kaire, ni la capitulation désormais inévitable d'Alexandrie. Les nouvelles de mer ne se transmettaient pas alors avec la même rapidité qu'aujourd'hui; il fallait un mois au moins, quelquefois davantage, pour connaître à Marseille un événement arrivé sur le Nil. On ne savait des affaires d'Égypte que le débarquement des Anglais, leurs premiers combats sur la plage d'Alexandrie; on ne se faisait aucune idée de ce qui avait suivi, et on était dans le plus grand doute sur le résultat définitif de la lutte. Le poids dont la France pesait dans la balance des négociations, n'était donc en rien diminué; il s'accroissait au contraire de l'influence qu'elle acquérait de jour en jour en Europe.

Influence de la France en Europe depuis la paix de Lunéville.
Nouvelle activité imprimée aux négociations de Londres.

Le traité de Lunéville portait en effet ses inévitables conséquences. L'Autriche désarmée, et désormais impuissante à tous les yeux, laissait un libre cours à nos projets. La Russie, depuis la mort de Paul Ier et l'avénement d'Alexandre, n'était plus, il est vrai, disposée à des actes énergiques contre l'Angleterre, mais pas davantage à résister aux desseins de la France en Occident. Aussi le Premier Consul ne prenait-il plus aucune peine de cacher ses vues. Il venait de convertir, par un simple arrêté, le Piémont en départements français, sans paraître s'inquiéter des réclamations du négociateur russe. Il avait déclaré, quant à Naples, que le traité de Florence resterait la loi imposée à cette cour. Gênes venait de lui soumettre sa constitution, afin qu'il y apportât certains changements, destinés à rendre plus forte l'autorité du pouvoir exécutif. La République Cisalpine, composée de la Lombardie, du duché de Modène et des légations, constituée une première fois par le traité de Campo-Formio, une seconde fois par le traité de Lunéville, s'organisait de nouveau en État allié, et dépendant de la France. La Hollande, à l'exemple de la Ligurie, soumettait sa constitution au Premier Consul, pour y donner plus de force au gouvernement, espèce de réforme qui s'opérait, en ce moment, dans toutes les républiques filles de la République française. Enfin les petits négociateurs, qui naguère encore cherchaient un appui auprès de M. de Kalitcheff, l'orgueilleux ministre de Paul Ier, en étaient aujourd'hui aux regrets d'avoir recherché ce protectorat, et demandaient à la faveur seule du Premier Consul l'amélioration de leur condition. C'étaient surtout les représentants des princes d'Allemagne, qui montraient à cet égard le plus grand empressement. Le traité de Lunéville avait posé le principe de la sécularisation des États ecclésiastiques, et du partage de ces États entre les princes héréditaires. Toutes les ambitions étaient mises en éveil par ce futur partage. Les grandes comme les petites puissances aspiraient à obtenir la meilleure part. L'Autriche, la Prusse, quoiqu'elles eussent perdu bien peu de chose à la gauche du Rhin, voulaient participer aux indemnités promises. La Bavière, le Wurtemberg, Baden, la maison d'Orange, assiégeaient de leurs instances le nouveau chef de la France, parce que, partie principale au traité de Lunéville, il devait avoir la plus grande influence sur l'exécution de ce traité. La Prusse elle-même, représentée à Paris par M. de Lucchesini, ne dédaignait pas de descendre au rôle de solliciteuse, et de relever par ses sollicitations le pouvoir du Premier Consul. Ainsi les six mois écoulés depuis la signature donnée à Lunéville, quoique marqués par des revers en Égypte, revers, il est vrai, imparfaitement connus en Europe, avaient vu croître l'ascendant du gouvernement français, car le temps ne faisait que rendre sa puissance plus évidente et plus effective. Cet ensemble de circonstances devait influer sur la négociation de Londres, qu'on avait laissée languir un moment, mais que, d'un commun accord, on allait reprendre avec une activité nouvelle, par une singulière conformité de pensées chez les deux gouvernements. Le Premier Consul, en voyant les premiers actes de Menou, avait jugé la campagne perdue, et il voulait, avant le dénoûment qu'il devinait, signer un traité à Londres. Les ministres anglais, incapables de prévoir comme lui le résultat des événements, craignaient néanmoins quelque coup de vigueur de cette armée d'Égypte, si renommée par sa vaillance, et voulaient profiter d'une première apparence de succès pour traiter: de manière qu'après avoir été d'accord pour temporiser, on était maintenant d'accord pour conclure.

Mais, avant de nous engager de nouveau dans le dédale de cette vaste négociation, où les plus grands intérêts de l'univers allaient être débattus, il faut rapporter un événement qui occupait, en cet instant, la curiosité de Paris, et qui complète le singulier spectacle que présentait alors la France consulaire.

Les infants d'Espagne à Paris.

Les infants de Parme, destinés à régner sur la Toscane, avaient quitté Madrid, au moment où leur royale famille partait pour Badajos, et ils venaient d'arriver à la frontière des Pyrénées. Le Premier Consul avait tenu beaucoup à leur faire traverser Paris, avant de les envoyer à Florence, prendre possession du nouveau trône d'Étrurie. Tous les contrastes plaisaient à l'imagination vive et grande du général Bonaparte. Il aimait cette scène vraiment romaine, d'un roi fait par lui, de ses mains républicaines; il aimait surtout à montrer qu'il ne craignait pas la présence d'un Bourbon, et que sa gloire le mettait au-dessus de toute comparaison avec l'antique dynastie, dont il occupait la place. Il aimait aussi, aux yeux du monde, à étaler dans ce Paris, tout récemment encore le théâtre d'une révolution sanglante, une pompe, une élégance dignes des rois. Tout cela devait marquer mieux encore quel changement subit s'était opéré en France, sous son gouvernement réparateur.

Cette prévoyance attentive et minutieuse, qu'il savait apporter dans une grande opération militaire, il ne dédaignait pas de la déployer dans ces représentations d'apparat, où devaient figurer sa personne et sa gloire. Il tenait à régler les moindres détails, à pourvoir à toutes les convenances, à mettre chaque chose à sa place; et cela était nécessaire dans un ordre social entièrement nouveau, créé sur les débris d'un monde détruit. Tout y était à refaire, jusqu'à l'étiquette, et il en faut une, même dans les républiques.

Le roi et la reine d'Étrurie reçus sous le titre du comte et de la comtesse de Livourne.

Les trois Consuls délibérèrent assez longuement sur la manière dont le roi et la reine d'Étrurie seraient reçus en France, et sur le cérémonial qui serait observé à leur égard. Pour prévenir beaucoup de difficultés, il fut convenu qu'on les recevrait sous le nom emprunté du comte et de la comtesse de Livourne, et qu'on les traiterait comme des hôtes illustres, ainsi qu'on avait fait dans le dernier siècle à l'égard du jeune czar, depuis Paul Ier, et de l'empereur d'Autriche, Joseph II. On supprimait ainsi, au moyen de l'incognito, les embarras qu'aurait suscités la qualité officielle de roi et de reine. Les ordres furent donnés en conséquence sur toute la route, aux autorités civiles et militaires des départements.

La nouveauté charme les peuples dans tous les temps. C'en était une, et des plus surprenantes, qu'un roi et qu'une reine, après douze années d'une révolution, qui avait renversé, ou menacé tant de trônes: c'en était une surtout, bien flatteuse pour le peuple français, car ce roi et cette reine étaient l'ouvrage de ses victoires. Partout de vifs transports éclatèrent à la vue des infants. Ils furent reçus avec des égards et des respects infinis. Aucun désagrément ne put leur faire sentir qu'ils voyageaient au milieu d'un pays naguère bouleversé de fond en comble. Les royalistes, que rien ne flattait dans cette œuvre monarchique de la Révolution française, furent les seuls à saisir l'occasion de montrer quelque malice. Au théâtre de Bordeaux ils crièrent avec violence et affectation: Vive le roi! on répondit par ce cri: À bas les rois!

Le Premier Consul modéra lui-même, par des lettres émanées de son cabinet, le zèle un peu excessif des préfets, et ne voulut pas qu'on fît de cette apparition royale un trop grand événement. Ces jeunes princes arrivèrent à Paris en juin, pour y passer un mois entier. Ils devaient loger chez l'ambassadeur d'Espagne. Le Premier Consul, quoique simple magistrat temporaire d'une république, représentait la France: devant cette prérogative tombaient tous les priviléges du sang royal. Il fut convenu que les deux jeunes majestés, prévenant le Premier Consul, lui feraient la première visite, et qu'il la leur rendrait le lendemain. Le second et le troisième Consul, qui ne pouvaient pas se dire au même degré les représentants de la France, durent faire la première visite aux infants. Ainsi se trouvait rétablie, quant à ceux-ci, la distance de la naissance et du rang. Le lendemain même de leur arrivée, le comte et la comtesse de Livourne furent conduits à la Malmaison par l'ambassadeur d'Espagne, comte d'Azara. Le Premier Consul les reçut à la tête de cette maison toute militaire, qu'il s'était composée. Le comte de Livourne, un peu embarrassé de sa contenance, se jeta naïvement dans les bras du Premier Consul, qui, de son côté, le serra dans les siens. Il traita ces jeunes époux avec une bonté paternelle, et des égards délicats, mais au travers desquels perçaient néanmoins toutes les supériorités de la puissance, de la gloire et de l'âge. Le lendemain, le Premier Consul leur rendit visite à l'hôtel de l'ambassadeur. Les consuls Cambacérès et Lebrun accomplirent de leur côté les devoirs prescrits, et obtinrent des jeunes princes les témoignages qui leur étaient dus.

Divers manières d'interpréter la présence à Paris des princes d'Espagne.

Le Premier Consul devait, à l'Opéra, présenter le comte et la comtesse de Livourne au public de Paris. Le jour convenu pour cette présentation, il se trouva indisposé. Le consul Cambacérès le suppléa, et conduisit les infants à l'Opéra. Entré dans la loge des Consuls, il prit le comte de Livourne par la main, et le présenta au public, qui répondit par des applaudissements unanimes, mais sans aucune intention malicieuse ou blessante. Cependant les oisifs, habitués à s'épuiser en interprétations subtiles à l'occasion des événements les plus ordinaires, interprétaient de cent façons le voyage à Paris des princes d'Espagne. Ceux qui ne cherchaient que le plaisir des bons mots, disaient que le consul Cambacérès venait de présenter les Bourbons à la France. Les royalistes, qui s'obstinaient à espérer du général Bonaparte ce qu'il ne pouvait ni ne voulait faire, prétendaient que c'était de sa part une manière de préparer les esprits au retour de l'ancienne dynastie. Les républicains, au contraire, disaient qu'il voulait, par ces pompes royales, habituer la France au rétablissement de la monarchie, mais à son propre profit.

Fêtes brillantes données au comte et à la comtesse de Livourne.

Les ministres eurent ordre de prodiguer les fêtes aux princes voyageurs. M. de Talleyrand n'avait pas besoin qu'on lui en intimât l'ordre. Modèle du goût et de l'élégance sous l'ancien régime, il l'était à bien plus juste titre sous le nouveau, et il donna au château de Neuilly une fête magnifique, où la plus belle société de France accourut, où figurèrent des noms depuis long-temps écartés des cercles de la capitale. La nuit, au milieu d'une illumination brillante, la ville de Florence apparut tout à coup, représentée avec un art surprenant. Le peuple toscan, dansant et chantant sur la célèbre place du Palazzo Vecchio, offrit des fleurs aux jeunes souverains, et des couronnes triomphales au Premier Consul. Cette magnificence avait coûté des sommes considérables. C'était la prodigalité du Directoire, mais avec l'élégance d'un autre temps, et cette décence toute nouvelle, qu'un maître sévère s'efforçait d'imprimer aux mœurs de la France révolutionnaire. Le ministre de la guerre se joignit au ministre des affaires étrangères, et donna une fête militaire, consacrée à célébrer l'anniversaire de la bataille de Marengo. Le ministre de l'intérieur, les second et troisième Consuls, s'appliquèrent aussi à recevoir magnifiquement les princes voyageurs, et pendant un mois entier la capitale présenta l'aspect d'une réjouissance continuelle. Le Premier Consul ne voulait cependant pas que les infants assistassent aux solennités républicaines du mois de juillet, et il fit les dispositions nécessaires pour qu'ils eussent quitté Paris avant l'anniversaire du 14 juillet.

Au milieu de ces représentations brillantes, il avait essayé de donner quelques conseils au couple royal, qui allait régner sur la Toscane. Mais il fut frappé de l'incapacité du jeune prince, qui, lorsqu'il était à la Malmaison, se livrait dans le salon des aides-de-camp à des jeux dignes tout au plus d'un adolescent. La princesse parut seule intelligente, et attentive aux conseils du Premier Consul. Ce dernier augura mal de ces nouveaux souverains, donnés à une partie de l'Italie, et comprit bien qu'il aurait à se mêler souvent des affaires de leur royaume.—Vous voyez, dit-il assez publiquement à plusieurs membres du gouvernement, vous voyez ce que sont ces princes, issus d'un vieux sang, et surtout ceux qui ont été élevés dans les cours du Midi. Comment leur confier le gouvernement des peuples! Du reste, il n'est pas mal d'avoir montré à la France cet échantillon des Bourbons. On aura pu juger si ces anciennes dynasties sont au niveau des difficultés d'un siècle comme le nôtre.—Tout le monde, en effet, en voyant le jeune prince, avait fait la même remarque que le Premier Consul. Le général Clarke fut donné pour mentor à ces jeunes souverains, sous le titre de ministre de France auprès du roi d'Étrurie.

Reprise des négociations de Londres.
Motifs de toutes les classes en Angleterre pour désirer la paix.

Au milieu de ce vaste mouvement d'affaires, au milieu de ces fêtes, qui elles-mêmes étaient presque des affaires, le grand ouvrage de la paix maritime n'avait point été négligé. Les négociations entamées à Londres, entre lord Hawkesbury et M. Otto, étaient devenues publiques. On se cachait moins depuis qu'on était pressé d'en finir. Comme nous l'avons dit ailleurs, au désir de temporiser avait succédé le désir de conclure, car le Premier Consul augurait mal des événements qui se passaient aux bords du Nil, et le gouvernement britannique craignait toujours un exploit inattendu de la part de l'armée d'Égypte. Le nouveau ministère anglais surtout voulait la paix, parce qu'elle était la seule raison de son existence. Si, en effet, la guerre devait continuer, M. Pitt valait beaucoup mieux que M. Addington, à la tête des affaires. Tous les événements survenus, soit dans le Nord, soit en Orient, bien qu'ils eussent amélioré la situation relative de l'Angleterre, leur semblaient des moyens de faire une paix meilleure, plus facile à défendre dans le Parlement, mais non des motifs de la désirer moins. Ils regardaient au contraire l'occasion comme bonne, et ne voulaient pas imiter la faute, tant reprochée à M. Pitt, de n'avoir pas traité avant Marengo et Hohenlinden. Le roi d'Angleterre, ainsi qu'on l'a vu, était revenu aux idées pacifiques, par estime pour le Premier Consul, et même par un peu d'humeur contre M. Pitt. Le peuple, opprimé par la disette, amoureux de changement, espérait de la fin de la guerre une amélioration à son sort. Les gens raisonnables, sans exception, trouvaient que c'était assez de dix ans de lutte sanglante, qu'il ne fallait pas, en s'obstinant davantage, fournir à la France une occasion de s'agrandir encore. D'ailleurs on ne laissait pas que d'être inquiet à Londres des préparatifs de descente, aperçus le long des côtes de la Manche. Une seule espèce d'hommes en Angleterre, ceux qui se livraient aux grandes spéculations maritimes, et qui avaient souscrit les énormes emprunts de M. Pitt, voyant que la paix, en ouvrant les mers au pavillon de toutes les nations, et à celui de la France en particulier, leur enlèverait le monopole du commerce, et qu'elle ferait cesser les grandes opérations financières, avaient peu de penchant pour le système de M. Addington. Ils étaient tout dévoués à M. Pitt, et à sa politique; ils étaient encore portés pour la guerre, quand M. Pitt commençait lui-même à regarder la paix comme nécessaire. Mais ces riches spéculateurs de la Cité étaient obligés de se taire devant les cris du peuple et des fermiers, et surtout devant l'opinion unanime des hommes raisonnables de la nation.

Traité entre l'Angleterre et la Russie relativement au droit des neutres.

Le ministère anglais était donc résolu non-seulement à négocier, mais à négocier promptement, afin de pouvoir présenter le résultat de ses négociations, à la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à l'automne. On venait de traiter avec la Russie, à des conditions avantageuses. L'Angleterre n'avait à régler avec cette cour qu'une question de droit maritime. Elle avait fait quelques concessions au nouvel empereur, et elle en avait exigé quelques-unes aussi, que ce prince, jeune, inexpérimenté, pressé de satisfaire le parti qui l'avait placé sur le trône, plus pressé encore de se livrer tranquillement à ses idées de réforme intérieure, avait eu la faiblesse de se laisser arracher. Sur les quatre principes essentiels du droit maritime, soutenus par la ligue du Nord et par la France, la Russie en avait abandonné deux, et fait prévaloir deux. Par une convention signée le 17 juin, entre le vice-chancelier Panin et le lord Saint-Helens, on avait arrêté les stipulations suivantes.

1o Les neutres pouvaient naviguer librement entre tous les ports du globe, même ceux des nations belligérantes. Ils pouvaient, suivant l'usage, y apporter tout, excepté la contrebande dite de guerre. La définition de cette contrebande était faite dans les intérêts russes. Ainsi les céréales, les matières navales, autrefois interdites aux neutres, n'étaient plus comprises dans la contrebande de guerre, ce qui était fort important pour la Russie, qui produit des chanvres, des goudrons, des fers, des bois de mâture, des blés. Sur ce point, l'un des plus importants du droit maritime, la Russie avait défendu les libertés du commerce général, en défendant les intérêts de son commerce particulier.

2o Le pavillon ne couvrait pas la marchandise, à moins que cette marchandise n'eût été acquise pour le compte du commerçant neutre. Ainsi du café provenant des colonies françaises, des lingots exportés des colonies espagnoles, n'étaient pas saisissables, s'ils étaient devenus la propriété d'un Danois ou d'un Russe. Il est bien vrai que cette réserve sauvait, dans la pratique, une partie du commerce neutre; mais la Russie sacrifiait le premier principe du droit maritime, le pavillon couvre la marchandise; et ne soutenait pas le noble rôle qu'elle avait entrepris de jouer, sous Paul et sous Catherine. Cette protection du faible, si ambitionnée par elle sur le continent, était tristement abandonnée sur les mers.

3o Les neutres, quoique pouvant naviguer librement, devaient s'arrêter, suivant l'usage, à l'entrée d'un port bloqué, mais bloqué réellement, avec danger imminent de forcer le blocus. Sous ce rapport, le grand principe du blocus réel était rigoureusement maintenu.

4o Enfin le droit de visite, sujet de tant de contestations, cause déterminante de la dernière ligue du Nord, était entendu d'une manière peu honorable pour le pavillon neutre. Ainsi on n'avait jamais voulu admettre que des bâtiments de commerce, convoyés par un vaisseau de l'État, lequel attestait par sa présence leur nationalité, et surtout l'absence de toute contrebande à leur bord, pussent être visités. La dignité du pavillon militaire n'admettait pas en effet qu'un capitaine de vaisseau, peut-être un amiral, pussent être arrêtés par un corsaire, pourvu d'une simple lettre de marque. Le cabinet russe crut sauver la dignité du pavillon au moyen d'une distinction. Il fut décidé que le droit de visite, à l'égard des bâtiments de commerce convoyés, ne s'exercerait plus par tous les navires indistinctement, mais par les navires de guerre seuls. Un corsaire muni d'une simple lettre de marque n'avait pas le droit d'arrêter et d'interpeller un convoi, escorté par un vaisseau de guerre. Le droit de visite ne pouvait plus, par conséquent, s'exercer que d'égal à égal. Sans doute par ce moyen une partie de l'inconvenance était évitée, mais le fond du principe était sacrifié, et la chose était d'autant moins honorable pour la cour de Saint-Pétersbourg, que c'était celui des quatre principes contestés, pour lequel Copenhague venait d'être bombardé trois mois auparavant, et pour lequel Paul Ier avait voulu soulever toute l'Europe contre l'Angleterre.

Ainsi la Russie avait fait prévaloir deux des grands principes du droit maritime, et en avait sacrifié deux. Mais l'Angleterre, il faut le reconnaître, avait fait des concessions, et, dans son désir d'obtenir la paix, s'était désistée d'une partie des orgueilleuses prétentions de M. Pitt. Les Danois, les Suédois, les Prussiens étaient invités à adhérer à cette convention.

Nouvelle proposition de lord Hawkesbury à M. Otto.

Délivrée de la Russie, ayant obtenu un premier succès en Égypte, l'Angleterre ne voulait tirer de cette amélioration de situation, qu'une paix plus prompte avec la France. Lord Hawkesbury fit appeler M. Otto au Foreign-Office, et le chargea de présenter au Premier Consul la proposition suivante. L'Égypte est en ce moment envahie par nos troupes, lui dit-il; de grands secours doivent leur arriver; leur succès est probable. Cependant la lutte n'est pas terminée, nous l'avouons. Faisons cesser l'effusion du sang; convenons que de part et d'autre nous ne chercherons pas à rester en Égypte, et que nous l'évacuerons pour la rendre à la Porte.

À cette proposition lord Hawkesbury ajoutait la prétention de garder Malte; car Malte, disait-il, n'avait dû être évacuée par l'Angleterre, qu'en retour de l'abandon volontaire de l'Égypte par la France. Cet abandon étant aujourd'hui, de la part de la France, non plus une concession volontaire, mais une conséquence forcée des événements de la guerre, il n'y avait plus de raison de la payer par la restitution de Malte.

Dans les Indes orientales, le ministre anglais voulait toujours Ceylan; mais il s'en contentait. Il offrait de rendre le cap de Bonne-Espérance à la Hollande, plus les parties du continent de l'Amérique méridionale qu'on lui avait prises, telles que Surinam, Demerari, Berbice, Essequibo. Mais il demandait dans les Antilles une grande île, la Martinique ou la Trinité, l'une ou l'autre, au choix de la France.

L'Angleterre veut l'Indostan et Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la Méditerranée.

Ainsi le résultat définitif de ces dix ans de guerre eût été pour l'Angleterre, indépendamment de l'Indostan, l'île de Ceylan dans la mer des Indes, l'île de la Trinité ou de la Martinique dans la mer des Antilles, l'île de Malte dans la Méditerranée. Le cabinet avait de la sorte un beau présent à faire à l'orgueil anglais, dans chacune des trois mers principales.

Réponse du Premier Consul. Il ne concède ni la Martinique, ni la Trinité, ni Malte.

Le Premier Consul répondit sur-le-champ aux offres britanniques. On se faisait fort des événements d'Égypte pour élever de grandes prétentions, il se faisait fort, pour les repousser, des événements du Portugal. Lisbonne et Oporto, répondit-il à lord Hawkesbury, par l'organe de M. Otto, Lisbonne et Oporto vont nous appartenir, si nous le voulons. On traite en ce moment à Badajos, pour sauver les provinces du plus fidèle allié de l'Angleterre. Le Portugal propose, pour racheter ses États, d'exclure les Anglais de tous ses ports, de payer en outre une forte contribution de guerre, et l'Espagne paraît assez disposée à consentir à cette concession. Mais tout dépend du Premier Consul. Il peut accorder ou refuser ce traité; et il va le rejeter, il va faire occuper les principales provinces du Portugal, si l'Angleterre ne consent pas à la paix, à des conditions raisonnables et modérées. On demande, ajouta-t-il, que la France évacue l'Égypte, soit; mais l'Angleterre, de son côté, abandonnera Malte; elle n'exigera ni la Martinique, ni la Trinité, et se contentera de l'île de Ceylan, acquisition assez belle, et qui complète assez grandement le superbe empire des Indes.

Le négociateur anglais, en réponse à ces propositions, s'expliqua d'une manière peu satisfaisante pour le Portugal, et qui prouvait, ce que d'ailleurs on savait déjà, que l'Angleterre se souciait médiocrement des alliés qu'elle avait compromis. Si le Premier Consul envahit les États du Portugal en Europe, répondit lord Hawkesbury, l'Angleterre envahira les États du Portugal au delà des mers. Elle prendra les Açores, le Brésil, et se pourvoira de gages, qui, dans ses mains, vaudront beaucoup mieux que le continent portugais dans les mains de la France. Ce qui signifiait qu'au lieu de défendre un allié, l'Angleterre songeait à se venger, sur cet allié même, des nouvelles acquisitions que pouvait faire sa rivale.

Résolution énergique du Premier Consul.

Le Premier Consul vit qu'il fallait prendre en cette occasion un ton énergique, et montrer ce qui était dans le fond de son cœur, c'est-à-dire la résolution de lutter corps à corps avec l'Angleterre, jusqu'à ce qu'il l'eût amenée à des prétentions modérées. Il déclara que jamais, à aucune condition, il ne concéderait Malte; que la Trinité appartenait à un allié, dont il défendrait les intérêts comme les siens même; qu'il ne laisserait pas cette dernière colonie aux Anglais, qu'ils devaient se contenter de Ceylan, complément bien suffisant de la conquête des Indes, et que du reste aucun des points contestés, sauf l'île de Malte, ne valait une seule des douleurs qu'on allait causer au monde, une seule goutte du sang qu'on allait répandre.

Le Premier Consul fait craindre une descente aux Anglais.

À ces explications diplomatiques, il ajouta des déclarations publiques au Moniteur, et le récit détaillé des armements qui se faisaient sur la côte de Boulogne.

Des divisions de chaloupes canonnières sortaient, en effet, des ports du Calvados, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l'Escaut, pour se rendre à Boulogne en côtoyant, et y avaient déjà réussi plusieurs fois, malgré les croisières anglaises. Le Premier Consul n'était pas encore fixé, comme il le fut plus tard[5], sur le plan d'une descente en Angleterre; mais il voulait intimider cette puissance par l'éclat de ses préparatifs, et enfin il était résolu à compléter ses dispositions, et à passer des menaces aux effets, si la rupture devenait définitive. Il s'expliqua longuement à cet égard dans une délibération du Conseil, à laquelle n'assistaient que les Consuls mêmes. Plein de confiance dans le dévouement de ses collègues Lebrun et Cambacérès, il leur dévoila toute sa pensée. Il leur déclara qu'avec les armements actuellement existants à Boulogne, il n'avait pas encore le moyen de tenter une descente, opération de guerre des plus difficiles; qu'il voulait uniquement par ces armements faire comprendre à l'Angleterre de quoi il s'agissait, c'est-à-dire d'une attaque directe, pour le succès de laquelle, lui, général Bonaparte, n'hésiterait pas à risquer sa vie, sa gloire et sa fortune; que s'il ne réussissait pas à obtenir du cabinet britannique des sacrifices raisonnables, il prendrait son parti, compléterait la flottille de Boulogne, au point de porter cent mille hommes, et s'embarquerait lui-même sur cette flottille, pour tenter les chances d'une opération terrible, mais décisive.

Articles insérés dans le Moniteur au sujet de cette négociation.

Voulant appeler à son secours l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe elle-même, il joignait aux notes de son négociateur, qui ne s'adressaient qu'aux ministres anglais, des articles au Moniteur, qui s'adressaient au public européen tout entier. Dans ces articles, modèles de polémique nette et pressante, qui étaient écrits par lui, et dévorés par les lecteurs de toutes les nations attentives à cette scène singulière, il caressait les ministres anglais actuels, les présentait comme des hommes sages, raisonnables, bien intentionnés, mais intimidés par les violences des ministres déchus, M. Pitt, et surtout M. Windham. C'est particulièrement sur ce dernier qu'il jetait les sarcasmes à pleine main, parce qu'il le considérait comme le chef du parti de la guerre. Dans ces articles, il cherchait à rassurer l'Europe sur l'ambition de la France; il s'attachait à montrer que ses conquêtes étaient à peine un équivalent des acquisitions que la Prusse, l'Autriche et la Russie avaient faites lors du partage de la Pologne; que cependant elle avait rendu trois ou quatre fois plus de territoire qu'elle n'en avait retenu; que l'Angleterre, en retour, devait restituer une grande partie de ses conquêtes; qu'en gardant le continent de l'Inde elle restait en possession d'un empire superbe, auprès duquel les îles contestées n'étaient rien; qu'il ne valait pas la peine pour ces îles de verser plus long-temps le sang des hommes; que si la France, à la vérité, semblait y tenir si fortement, c'était par honneur, pour défendre ses alliés, pour garder tout au plus quelques relâches dans les mers lointaines; que, du reste, si on voulait continuer la guerre, l'Angleterre pourrait bien, sans doute, conquérir encore d'autres colonies, mais qu'elle en avait déjà plus qu'il n'en fallait à son commerce; que la France avait, tout autour de ses frontières, des acquisitions bien autrement précieuses à faire, entrevues par tout le monde sans les désigner, puisque ses troupes occupaient la Hollande, la Suisse, le Piémont, Naples, le Portugal; et qu'enfin on pourrait encore simplifier la lutte, la rendre moins onéreuse aux nations, en la réduisant à un combat corps à corps, entre la France et l'Angleterre. Le général écrivain se gardait de blesser l'orgueil britannique; mais il faisait entendre qu'une descente serait enfin sa dernière ressource, et que si les ministres anglais voulaient que la guerre finît par la destruction de l'une des deux nations, il n'y avait pas un Français qui ne fût disposé à faire un dernier et vigoureux effort, pour vider cette longue querelle, à l'éternelle gloire, à l'éternel profit de la France. Mais pourquoi, disait-il, placer la question dans ces termes extrêmes? pourquoi ne pas mettre fin aux maux de l'humanité? pourquoi risquer ainsi le sort de deux grands peuples?—Le Premier Consul terminait l'une de ces allocutions, par ces paroles si singulières et si belles, qui devaient avoir un jour une si triste application à lui-même: «Heureuses, s'écriait-il, heureuses les nations, lorsqu'arrivées à un haut point de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de la fortune!»

Ces articles, remarquables par une logique vigoureuse, par un style passionné, attiraient l'attention générale, et produisaient sur les esprits une sensation profonde. Jamais gouvernement n'avait tenu ce langage ouvert et saisissant.

Le ministère anglais renonce à l'île de Malte.

Le langage du Premier Consul, accompagné de démonstrations très-sérieuses sur les côtes de France, devait agir, et agit en effet beaucoup de l'autre côté de la Manche. La déclaration formelle que la France ne concéderait jamais Malte, avait fait grande impression, et le gouvernement britannique répondit qu'il voulait bien y renoncer, à condition que cette île serait restituée à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, mais qu'alors il demandait le Cap de Bonne-Espérance. Il renonçait encore à la Trinité, même à la Martinique, s'il obtenait une partie du continent hollandais d'Amérique, c'est-à-dire Demerari, Berbice ou Essequibo.

C'était un pas dans la négociation que l'abandon de Malte. Le Premier Consul insista pour ne céder ni Malte, ni le Cap, ni les possessions continentales des Hollandais en Amérique. À ses yeux, Malte n'avait dû être que la compensation de l'Égypte cédée aux Français: puisqu'il n'était plus question de l'Égypte pour les Français, il ne devait plus être question de Malte pour les Anglais, ni de semblables équivalents.

Le cabinet anglais réduit ses prétentions, et ne demande plus que la Trinité.

Le cabinet anglais cessa enfin d'insister sur Malte, et sur le Cap, comme compensation de Malte. Il se résuma, et demanda une des grandes Antilles; et, comme on n'osait plus parler de l'île française de la Martinique, il demanda l'île espagnole de la Trinité.

Août 1801.

Le Premier Consul ne voulait pas plus céder la Trinité que la Martinique. C'était une colonie espagnole, qui procurait aux Anglais un pied-à-terre dangereux sur le vaste continent de l'Amérique du sud. Il poussa la loyauté envers l'alliée de la France, jusqu'à offrir la petite île française de Tabago pour racheter la Trinité. Elle n'était pas très-importante, mais elle intéressait l'Angleterre, parce que tous les planteurs en étaient anglais. Avec un noble orgueil, qui n'est permis que lorsqu'on a comblé son pays de gloire et de grandeur, il ajouta: C'est une colonie française; cette acquisition devra toucher l'orgueil britannique, qui sera flatté d'obtenir l'une de nos dépouilles coloniales, et la conclusion de la paix en deviendra sans doute plus facile[6].

On en était là, vers la fin de juillet, et au commencement d'août 1801. L'animation était grande de part et d'autre. Les préparatifs faits sur la côte de France, étaient imités sur la côte d'Angleterre. On y exerçait les milices; on y faisait construire des chars pour transporter les troupes en poste, afin d'accourir plus rapidement sur le point menacé. Les journaux anglais du parti de la guerre tenaient un langage violent. Quelques-uns, dont la rédaction était, disait-on, inspirée par M. Windham, se permirent d'exciter le peuple anglais contre M. Otto, et contre les prisonniers français. M. Otto demanda ses passe-ports sur-le-champ, et le Premier Consul fit aussitôt insérer dans le Moniteur les réflexions les plus menaçantes.

Lord Hawkesbury accourut chez M. Otto, insista pour le retenir, et y réussit, quoique avec beaucoup de peine, en lui faisant espérer un prompt rapprochement. Cependant l'animosité nationale semblait réveillée, et on craignait une rupture. Tous les hommes raisonnables d'Angleterre la redoutaient, et cherchaient à la prévenir. On désespérait du succès de leurs efforts, car le Premier Consul ne voulait céder à aucun prix les possessions de ses alliés, qu'on s'obstinait à lui demander.

Mais tandis qu'il défendait si loyalement les colonies espagnoles, le prince de la Paix, avec l'inconséquence d'un favori vain et léger, faisait tenir à son maître la plus malheureuse conduite, et dégageait le Premier Consul de tout devoir d'amitié envers l'Espagne.

Le prince de la Paix, en abandonnant l'expédition de Portugal à peine commencée, fournit au Premier Consul la solution des dernières difficultés.

On n'a point oublié que M. de Pinto, envoyé de Portugal, était arrivé au quartier espagnol, pour s'y soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne. Le prince de la Paix était pressé de terminer une campagne, dont les débuts avaient été brillants et faciles, mais dont la continuation pouvait présenter des difficultés, qui ne seraient surmontables qu'avec le concours des Français. S'il fallait, par exemple, occuper Lisbonne ou Oporto, le secours de nos soldats était indispensable. L'entreprise, d'une simple affaire d'ostentation, pourrait devenir une affaire sérieuse, et demander un nouveau corps de troupes françaises. Prévoyant même ce besoin, le Premier Consul faisait spontanément avancer dix mille hommes de plus, ce qui allait porter le nombre total des Français présents en Espagne à vingt-cinq mille. Or le prince de la Paix, qui avait appelé nos soldats sans réflexion, s'effrayait, sans réflexion, de leur arrivée. Cependant ils avaient observé une exacte discipline, et témoigné pour le clergé, les églises, les cérémonies du culte, un respect qui ne leur était pas ordinaire, et que le général Bonaparte pouvait seul obtenir de leur part. Mais aujourd'hui qu'on les avait auprès de soi, on était, en Espagne, ridiculement épouvanté de leur présence. Il fallait ou ne pas les faire venir, ou, les ayant appelés, s'en servir pour atteindre le but proposé. Or, ce but ne pouvait consister à disperser quelques bandes portugaises, à obtenir quelques millions de contributions, ou même à fermer aux vaisseaux anglais les ports du Portugal: il devait consister évidemment à s'emparer de gages précieux, dont on pût se servir pour arracher aux Anglais les restitutions qu'ils ne voulaient pas faire. Pour cela, il fallait occuper certaines provinces du Portugal, celle notamment dont Oporto était la capitale. C'était le moyen le plus sûr d'agir sur le cabinet britannique, en agissant sur les gros marchands de la Cité, fort intéressés dans le commerce d'Oporto. La chose avait été ainsi convenue, entre les gouvernements de Paris et de Madrid. Cependant, malgré tout ce qui avait été stipulé, le prince de la Paix imagina d'accepter les conditions du Portugal, et de se contenter, pour l'Espagne de la place d'Olivença, pour la France de quinze à vingt millions, et pour les deux puissances alliées, de la clôture des ports du Portugal à tous les vaisseaux anglais, soit de guerre, soit de commerce. À ces conditions, la campagne qu'on venait de faire était puérile. Elle n'était plus qu'un passe-temps, inventé pour distraire un favori rassasié de faveurs royales, et cherchant la gloire militaire par des voies ridicules, comme il convenait à sa coupable et folle légèreté.

Le prince de la Paix fit valoir auprès de ses maîtres les sentiments paternels faciles à émouvoir chez eux, mais il faut le dire, émus ou trop tard, ou trop tôt. Il fit craindre la présence des Français, crainte, il faut le dire encore, bien tardive et bien chimérique, car il ne pouvait guère entrer dans l'esprit de personne que quinze mille Français voulussent conquérir l'Espagne, ou même y prolonger leur séjour d'une manière inquiétante. Tout cela supposait des projets, qui n'existaient même pas en germe dans la tête du Premier Consul, et qui n'y sont entrés depuis, qu'après des événements inouïs, que ni lui ni personne ne prévoyait alors. Dans le moment, il ne voulait qu'une chose, arracher à l'Angleterre une île de plus, et cette île était espagnole.

En acceptant les conditions proposées par la cour de Lisbonne, qui consistaient uniquement à concéder Olivença aux Espagnols, vingt millions aux Français, et l'exclusion du pavillon anglais des ports du Portugal, on avait eu soin de préparer deux copies du traité, une que devait signer l'Espagne, une autre que devait signer la France. Le prince de la Paix revêtit de sa signature celle qui était destinée à sa cour, et qui fut datée de Badajos, parce que tout se passait dans cette ville. Il fit ensuite donner la ratification par le roi qui se trouvait sur les lieux. Lucien signa de son côté la copie destinée à la France, et la fit partir pour là soumettre à la ratification de son frère.

Le Premier Consul reçut ces communications, au moment même de la plus grande chaleur des négociations de Londres. L'irritation qu'il en ressentit est facile à deviner. Quoiqu'il fût sensible aux affections de famille, souvent jusqu'à la faiblesse, il contenait son irritabilité moins avec ses parents qu'avec toute autre personne, et assurément on pouvait en cette occasion lui pardonner de s'y laisser aller. Aussi le fit-il sans réserve, et se livra-t-il contre son frère Lucien à un violent emportement.

Toutefois il espérait que le traité ne serait pas encore ratifié. Des courriers extraordinaires furent envoyés à Badajos, pour annoncer que la France refusait sa ratification, et pour prévenir celle de l'Espagne. Mais ces courriers trouvèrent le traité ratifié par Charles IV, et l'engagement devenu irrévocable. Lucien fut consterné du rôle embarrassant, humiliant même, qui lui était réservé en Espagne, au lieu du rôle brillant qu'il avait espéré y jouer. Il répondit à la colère de son frère par un accès de mauvaise humeur, accès assez fréquent chez lui, et envoya sa démission au ministre des affaires étrangères. De son côté le prince de la Paix devint arrogant. Il se permit un langage, qui était ridicule et insensé à l'égard d'un homme tel que celui qui gouvernait alors la France. Il annonça d'abord la cessation de toute hostilité envers le Portugal, puis demanda la retraite des Français, et ajouta même cette déclaration fort imprudente, que, si de nouvelles troupes passaient la frontière des Pyrénées, leur passage serait considéré comme une violation de territoire. Il réclama de plus la restitution de la flotte enfermée à Brest, et une prompte conclusion de la paix générale, pour faire cesser le plus tôt possible une alliance devenue onéreuse à la cour de Madrid[7]. Cette conduite était aussi inconvenante que contraire aux véritables intérêts de l'Espagne. Il faut dire cependant que l'affreux malheur qui venait de frapper deux vaisseaux espagnols, avait jeté quelque tristesse dans l'esprit de la nation, et avait contribué à cette disposition chagrine, qui se manifestait d'une manière si intempestive et si nuisible à la politique des deux cabinets.

Le Premier Consul, parvenu au comble de l'irritation, fit répondre sur-le-champ que les Français resteraient dans la Péninsule, jusqu'à la paix particulière de la France avec le Portugal; que si l'armée du prince de la Paix faisait un seul pas pour se rapprocher des quinze mille Français qui étaient à Salamanque, il considérerait cela comme une déclaration de guerre, et que, si à un langage inconvenant on se permettait d'ajouter un seul acte hostile, la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné[8]. Il enjoignit à Lucien de retourner à Madrid, d'y déployer son caractère d'ambassadeur, et d'attendre des ordres ultérieurs. C'en était assez pour intimider et contenir l'indigne courtisan, qui compromettait si légèrement les plus grands intérêts qu'il y eût dans l'univers. Bientôt, en effet, il écrivit les lettres les plus soumises, afin de rentrer en grâce auprès de l'homme dont il craignait l'influence et l'autorité personnelles sur la cour d'Espagne.

Cependant il fallait prendre un parti sur cette étrange et inconcevable conduite du cabinet de Madrid. M. de Talleyrand était absent alors pour raison de santé. Il se trouvait aux eaux. Le Premier Consul lui communiqua toutes les pièces, et en reçut en réponse une lettre fort sensée, contenant son avis sur cette grave affaire.

Une guerre de notes, suivant M. de Talleyrand, ne mènerait à rien, quelque succès de raison qu'on pût se promettre, en se fondant sur les engagements pris, sur les promesses faites de part et d'autre. La guerre contre l'Espagne, outre qu'elle éloignait du but, qui était la pacification générale de l'Europe, outre qu'elle était contraire à la véritable politique de la France, devenait une chose risible dans l'état pitoyable de la monarchie espagnole, avec nos troupes au milieu de ses provinces, avec ses escadres à Brest. Il y avait un moyen bien plus naturel de la punir; c'était de céder aux Anglais l'île espagnole de la Trinité, seule et dernière difficulté pour laquelle on retardait la paix du monde. L'Espagne nous avait en effet dispensés de tout devoir, de tout dévouement envers elle. Dans ce cas, ajoutait M. de Talleyrand, il faut perdre du temps à Madrid et en gagner à Londres, en accélérant la négociation avec l'Angleterre, par la concession de la Trinité[9].

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