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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Mars 1802.

Quant à la reconnaissance de la République italienne, de la République ligurienne, et du royaume d'Étrurie, il déclara qu'il s'en passerait, et qu'il ne l'achèterait par aucune concession faite au roi de Piémont, dont il avait résolu dès lors l'expropriation définitive.

Après avoir envoyé ces réponses à son frère Joseph, avec une liberté suffisante quant à la rédaction, il lui recommanda d'agir avec une grande prudence, pour bien constater que le refus de signer la paix ne venait pas de lui, mais de l'Angleterre. Il fit en outre déclarer, soit à Londres, soit à Amiens, que, si on ne voulait pas accepter ce qu'il proposait, on devait en finir, et qu'à l'instant il allait réarmer l'ancienne flottille de Boulogne, et former un camp vis-à-vis des côtes d'Angleterre.

Signature de la paix d'Amiens, donnée le 25 mars 1802.

La rupture n'était pas plus désirée à Londres qu'à Paris, ou Amiens. Le cabinet anglais sentait qu'il succomberait sous le ridicule, si la trêve de six mois, suite des préliminaires, n'avait servi qu'à ouvrir les mers aux flottes françaises. Lord Cornwallis, qui savait que la légation anglaise serait injustifiable, car c'était elle seule qui avait élevé les dernières difficultés, lord Cornwallis fut très-conciliant dans la rédaction. Joseph Bonaparte ne le fut pas moins, et le 25 mars 1802 au soir (4 germinal an X), la paix avec la Grande-Bretagne fut signée, sur un instrument surchargé de corrections de tout genre.

On prit trente-six heures, pour la traduction du traité, dans autant de langues qu'il y avait de puissances intéressées. Le 27 mars (6 germinal), les plénipotentiaires se réunirent à l'hôtel-de-ville. Le Premier Consul avait voulu que tout se passât avec le plus grand appareil. Depuis long-temps il avait fait partir pour Amiens un détachement de ses plus belles troupes, habillées à neuf; il avait fait réparer les routes d'Amiens à Calais et d'Amiens à Paris, et envoyé des secours aux ouvriers du pays privés de travail, pour que rien ne pût inspirer au négociateur anglais une fâcheuse idée de la France. Il avait enfin prescrit des préparatifs dans la ville même d'Amiens, pour que la signature fut donnée avec une sorte de solennité. Le 27, à 11 heures du matin, des détachements de cavalerie allèrent chercher les plénipotentiaires à leur demeure, et les escortèrent à l'hôtel-de-ville, où une salle avait été préparée pour les recevoir. Ils employèrent un certain temps à revoir les copies du traité, et vers deux heures enfin, on introduisit les autorités et la foule, empressées d'assister à ce spectacle imposant des deux premières nations de l'univers, se réconciliant à la face du monde, se réconciliant, hélas! pour trop peu de temps! Les deux plénipotentiaires signèrent la paix, et puis s'embrassèrent cordialement, aux acclamations des assistants émus et transportés de joie. Lord Cornwallis et Joseph Bonaparte furent reconduits à leurs demeures, au milieu des démonstrations les plus bruyantes de la multitude. Lord Cornwallis entendit son nom béni par le peuple français, et Joseph rentra chez lui, entendant de toutes parts ce cri, qui devait être long-temps, et qui aurait pu être toujours, le cri de la France: Vive Bonaparte!

Lord Cornwallis partit immédiatement pour Londres, malgré l'invitation qu'il avait reçue de se rendre à Paris. Il craignait que les facilités de rédaction auxquelles il s'était prêté, ne fussent point approuvées par son gouvernement, et il voulut assurer la ratification du traité par sa présence.

L'heureuse issue du congrès d'Amiens, si elle n'excita pas chez le peuple anglais les mêmes transports d'enthousiasme que la signature des préliminaires, le trouva encore joyeux et bruyant. Cette fois on lui dit, qu'il allait jouir de la réalité de la paix, du bas prix des denrées, et de l'abolition de l'income-tax. Il le crut, et se montra véritablement satisfait.

Conséquences du traité d'Amiens.

L'effet fut à peu près le même de notre côté. Moins de démonstrations extérieures, pas moins de satisfaction réelle, tel fut le spectacle donné par le peuple en France. Enfin, on croyait tenir la paix véritable, celle des mers, condition certaine et nécessaire de la paix du continent. Après dix années de la plus grande, de la plus terrible lutte qui se soit vue chez les hommes, on posait les armes: le temple de Janus était fermé.

Avril 1802.

Qui avait fait tout cela? Qui avait rendu la France si grande et si prospère, l'Europe si calme? Un seul homme, par la force de son épée, et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi, et l'Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu depuis, à Austerlitz à Iéna, à Friedland, à Wagram, il a vaincu en cent batailles, ébloui, enrayé, soumis le monde; jamais il ne fut si grand, car jamais il ne fut si sage!

Session extraordinaire de l'an X.

Aussi tous les corps de l'État vinrent de nouveau lui dire, dans des harangues pleines d'un sincère enthousiasme, qu'il avait été le vainqueur, qu'il était aujourd'hui le bienfaiteur de l'Europe. Le jeune auteur de tant de biens, le possesseur de tant de gloire, était loin de se croire au terme de sa tâche; il jouissait à peine de ce qu'il avait fait, tant il était impatient de faire davantage. Passionné alors pour les travaux de la paix, sans être bien certain que cette paix durât long-temps, il était pressé d'achever ce qu'il appelait l'organisation de la France, et de concilier ce qu'il y avait de vrai, de bon dans la Révolution, avec ce qu'il y avait d'utile, de nécessaire à tous les temps, dans l'ancienne monarchie. Ce qui lui tenait aujourd'hui le plus à cœur, c'était la restauration du culte catholique, l'organisation de l'éducation publique, le rappel des émigrés, et l'institution de la Légion-d'Honneur. C'étaient là, non pas les seules choses qu'il méditait, mais c'étaient suivant lui les plus urgentes. Maître désormais des esprits dans les corps de l'État, il usa des prérogatives de la Constitution pour ordonner une session extraordinaire. Il était revenu le 31 janvier 1802 (11 pluviôse) de la Consulte tenue à Lyon; le traité d'Amiens avait été signé le 25 mars (4 germinal); les promotions au Corps Législatif et au Tribunat étaient finies depuis plusieurs semaines, et les nouveaux élus rendus à leur poste: il convoqua donc une session extraordinaire pour le 5 avril (15 germinal). Elle devait durer jusqu'au 20 mai (30 floréal), c'est-à-dire un mois et demi. Cela suffisait à ses plans, quelque grands qu'ils fussent, car la contradiction qu'il était exposé à rencontrer désormais, ne pouvait lui faire perdre beaucoup de temps.

Le premier des projets soumis au Corps Législatif fut le Concordat. C'était toujours le plus difficile des nouveaux projets à faire adopter, sinon par les masses populaires, au moins par les hommes qui entouraient le gouvernement, civils et militaires. Le Saint-Siége, qui avait mis tant de lenteur à concéder, tantôt le fond même du Concordat, tantôt la bulle des nouvelles circonscriptions, tantôt la faculté d'instituer les nouveaux évêques, avait tout envoyé depuis long-temps au cardinal Caprara, pour qu'il fût en mesure de déployer les pouvoirs du Saint-Siége, lorsque le Premier Consul le jugerait opportun. Le Premier Consul avait pensé avec raison que la proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus.

Reprise de l'affaire du Concordat.

Il disposa tout pour consacrer le jour de Pâques à cette grande solennité. Mais les quinze jours qui précédèrent ce grand acte, ne furent ni les moins critiques, ni les moins laborieux. Il fallait d'abord, outre le traité appelé Concordat, et qui, à titre de traité, devait être voté par le Corps Législatif, il fallait rédiger et présenter une loi, qui réglerait la police des cultes, d'après les principes du Concordat et de l'Église gallicane. Il fallait composer le nouveau clergé destiné à remplacer les anciens titulaires, dont la démission avait été demandée par le Pape, et presque universellement obtenue. C'étaient soixante siéges à remplir à la fois, en choisissant parmi les prêtres de tous les partis des sujets respectables, en prenant garde de froisser par ces choix les sentiments religieux, et de faire renaître le schisme par l'excès même du zèle qu'on apportait à l'éteindre.

Ce furent là des difficultés que la ténacité, enveloppée de douceur, du cardinal Caprara, que les passions du clergé, aussi grandes que celles des autres hommes, rendirent fort graves, fort inquiétantes, jusqu'au dernier instant, jusqu'à la veille même du jour où le grand acte du rétablissement des autels fut consommé.

Loi des articles organiques.

Le Premier Consul commença par la loi destinée à régler la police des cultes. C'est celle qui porte dans nos codes le titre d'articles organiques. Elle était volumineuse, et réglait les rapports du gouvernement avec toutes les religions, catholique, protestante, hébraïque. Elle reposait sur le principe de la liberté des cultes, leur accordait à tous sécurité et protection, leur imposait égards et tolérance entre eux, soumission envers le gouvernement. Quant à la religion catholique, celle qui embrasse la presque totalité de la population de notre pays, elle était réglée d'après les principes de l'Église romaine, consacrés dans le Concordat, et les principes de l'Église gallicane, proclamés par Bossuet. D'abord il était établi qu'aucune bulle, bref, ou écrit quelconque du Saint-Siége, ne pourrait être publié en France sans l'autorisation du gouvernement; qu'aucun délégué de Rome, excepté celui qu'elle envoyait publiquement comme son représentant officiel, ne serait admis, ou reconnu, ou toléré; ce qui faisait disparaître ces mandataires secrets, dont le Saint-Siége s'était servi pour gouverner clandestinement l'Église française pendant la Révolution. Toute infraction quelconque aux règles résultant soit des traités avec le Saint-Siége, soit des lois françaises, commise par un membre du clergé, était qualifiée abus, et déférée à la juridiction du Conseil d'État, corps politique et administratif, animé d'un véritable esprit de gouvernement, et qui ne pouvait éprouver pour le clergé l'antique haine que la magistrature lui avait vouée sous l'ancienne monarchie. Aucun concile, général ou particulier, ne pouvait être tenu en France, sans l'ordre formel du gouvernement. Il devait y avoir un seul catéchisme, approuvé par l'autorité publique. Tout ecclésiastique consacré à l'enseignement du clergé devait professer la Déclaration de 1682, connue sous le titre de Propositions de Bossuet. Ces propositions, comme on sait, contiennent ces beaux principes de soumission et d'indépendance, qui caractérisent particulièrement l'Église gallicane, laquelle, toujours soumise à l'unité catholique, qu'elle a fait triompher en France et défendue en Europe, mais indépendante dans son régime intérieur, fidèle à ses rois, n'a jamais abouti ni au protestantisme, comme l'Église allemande ou anglaise, ni à l'inquisition, comme l'Église espagnole. Soumission au chef de l'Église universelle sous le rapport spirituel, soumission au chef de l'État sous le rapport temporel, tel est le double principe sur lequel le Premier Consul voulut que l'Église française restât établie. C'est pourquoi il exigea d'une manière formelle l'enseignement dans le clergé des propositions de Bossuet. Il fut arrêté ensuite dans les articles organiques, que les évêques nommés par le Premier Consul, institués par le Pape, choisiraient les curés, mais, avant de les installer, seraient obligés de les faire agréer par le gouvernement. Il fut accordé aux évêques de former des chapitres de chanoines dans les cathédrales, et des séminaires dans les diocèses. Tous les choix des professeurs dans ces séminaires devaient être approuvés par l'autorité publique. Aucun élève des séminaires ne pouvait être ordonné prêtre, s'il n'avait 25 ans, s'il ne faisait preuve d'une propriété de 300 francs de revenu, s'il n'était agréé par l'administration des cultes. Cette condition de propriété n'a pas pu tenir devant la réalité[23]; mais il eût été à désirer qu'elle fût praticable, car l'esprit du clergé serait moins descendu que nous ne l'avons vu depuis. Les archevêques devaient recevoir 15,000 francs d'appointements, les évêques 10,000. Les curés de première classe devaient recevoir 1,500 francs, ceux de seconde, 1,000, sans cumul toutefois avec les pensions ecclésiastiques, dont beaucoup de prêtres jouissaient en compensation des biens ecclésiastiques aliénés. Le casuel, c'est-à-dire les rétributions volontaires des fidèles pour l'administration de certains sacrements, était conservé, à condition d'un règlement donné par les évêques. Du reste, il était stipulé que tous les secours du culte seraient administrés gratuitement. Les églises étaient restituées au nouveau clergé. Les presbytères, et les jardins attenants, ce que dans nos campagnes on appelle la maison du curé, devaient être les seules portions des anciens biens d'église, rendues aux prêtres; bien entendu qu'il n'était pas question de ceux de ces biens qui avaient été vendus. L'usage des cloches était rétabli pour appeler les fidèles à l'église; mais avec défense de les employer à aucun usage civil, à moins d'une permission de l'autorité. Le sinistre souvenir du tocsin avait fait adopter cette précaution. Aucune fête, excepté celle du dimanche, ne pouvait être établie sans l'autorisation du gouvernement. Le culte ne devait pas être extérieur, c'est-à-dire, célébré hors des temples, dans les villes où il existait des temples appartenant à des religions différentes. Enfin le calendrier grégorien se trouvait en partie concilié avec le calendrier républicain. C'était là certainement la plus grave des difficultés. On ne pouvait pas abolir complètement le calendrier qui rappelait, plus que toute autre institution, le souvenir de la Révolution, et qui avait été adapté au nouveau système des poids et mesures. Mais il n'était pas possible non plus de rétablir la religion catholique sans rétablir le dimanche, et avec le dimanche la semaine. D'ailleurs les mœurs avaient déjà fait ce que la loi n'avait pas osé faire encore, et le dimanche était redevenu partout un jour de fête religieuse, plus ou moins observé, mais universellement admis comme interruption du travail de la semaine. Le Premier Consul adopte un moyen terme. Il décida que l'année, le mois, seraient nommés comme dans le calendrier républicain, et le jour, la semaine, comme dans le calendrier grégorien; qu'on dirait, par exemple, pour le jour de Pâques, dimanche 28 germinal an X, ce qui répondait au 18 avril 1802. Il exigea enfin qu'on ne pût marier personne à l'église, sans la production préalable de l'acte du mariage civil; et quant aux registres des naissances, des morts, des mariages, que le clergé avait continué de tenir par suite de ses habitudes, il fit déclarer que ces registres ne pourraient jamais avoir aucune valeur en justice. Enfin toute donation testamentaire ou autre, faite au clergé, devait être constituée en rentes.

Telle est en substance la sage et profonde loi qui porte le nom d'articles organiques. Elle était pour le gouvernement français un acte tout intérieur, qui le regardait seul, et qui, à ce titre, ne devait pas être soumis au Saint-Siége. Il suffisait qu'elle ne contînt rien de contraire au Concordat, pour que la cour de Rome ne fût pas raisonnablement fondée à se plaindre. La lui soumettre, c'était se préparer des difficultés interminables, difficultés plus grandes, plus nombreuses que celles qu'avait rencontrées le Concordat lui-même. Le Premier Consul n'avait garde de s'y exposer. Il savait bien qu'une fois le culte publiquement rétabli, le Saint-Siége ne romprait pas la nouvelle paix entre la France et Rome, pour des articles concernant la police intérieure de la République. Il est bien vrai que, plus tard, ces articles sont devenus l'un des griefs de la cour de Rome contre Napoléon, mais ils furent un prétexte plutôt qu'un grief véritable. Ils avaient été, du reste, communiqués au cardinal Caprara, qui ne parut point révolté à leur lecture[24], à en juger toutefois par ce qu'il écrivit à sa cour. Il fit quelques réserves, et conseilla au Saint-Père de ne point s'en affliger, espérant, disait-il, que ces articles ne seraient pas exécutés à la rigueur.

Après la rédaction des articles organiques, on s'occupe de la nomination des évêques.
Le Pape voudrait qu'il n'y eût pas des prêtres constitutionnels parmi les nouveaux évêques.

La loi des articles organiques rédigée, et discutée en Conseil d'État, il fallait s'occuper du personnel du clergé. C'était un travail considérable, car il y avait une multitude de choix à examiner de très-près, avant de les arrêter définitivement. M. Portalis, que le Premier Consul avait chargé de l'administration des cultes, et qui était éminemment propre, soit à traiter avec le clergé, soit à le représenter auprès des corps de l'État, et à le défendre par une élocution douce, brillante, empreinte d'une certaine onction religieuse, M. Portalis résistait ordinairement au Saint-Siége, avec une fermeté respectueuse. Cette fois il s'était fait en quelque sorte l'allié du cardinal Caprara, dans une prétention de la cour de Rome, celle d'exclure complètement le clergé constitutionnel des nouveaux siéges. Le Pape, tout ému encore d'un acte aussi exorbitant à ses yeux que la déposition des anciens titulaires, voulait au moins s'en dédommager, en éloignant de l'épiscopat les ministres du culte qui avaient pactisé avec la Révolution française, et prêté serment à la Constitution civile. Depuis que le Concordat était signé, c'est-à-dire depuis environ huit à neuf mois, le cardinal Caprara, qui remplissait incognito les fonctions de légat à latere, et qui voyait sans cesse le Premier Consul, lui insinuait avec douceur, mais avec constance, les désirs de l'Église romaine, s'avançant plus hardiment quand le Premier Consul était d'humeur à le laisser dire, se retirant précipitamment, et avec humilité, quand il était d'humeur contraire. Ces désirs de l'Église romaine ne consistaient pas seulement à repousser de la nouvelle composition du clergé français les prêtres qu'elle appelait intrus, mais à recouvrer les provinces perdues, Bologne, Ferrare et la Romagne.—Le Saint-Père, disait le cardinal, est fort pauvre depuis qu'il a été dépouillé de ses provinces les plus fertiles; il est si pauvre qu'il ne peut payer ni des troupes pour le garder, ni l'administration de ses États, ni le Sacré Collége. Il a perdu même une partie de ses revenus extérieurs. Au milieu de ses douleurs, le rétablissement de la religion en France est la plus grande de ses consolations; mais ne mêlez pas des amertumes à cette consolation, en l'obligeant à instituer des prêtres qui ont apostasié, en privant le clergé fidèle des places déjà tant réduites par la nouvelle circonscription.—Oui, répondait le Premier Consul, le Saint-Père est pauvre; je le soulagerai. Toutes les limites des États d'Italie ne sont pas irrévocablement fixées; celles de l'Europe elle-même ne sont pas définitivement arrêtées. Mais je ne puis aujourd'hui ôter des provinces à la République italienne, qui vient de me prendre pour chef. En attendant, il faut au Saint-Père plus d'argent qu'il n'en a. Il lui faut quelques millions; je suis prêt à les lui donner. Quant aux intrus, ajoutait-il, c'est autre chose. Le Pape a promis, une fois les démissions données, de réconcilier avec l'Église, sans aucune distinction, tous ceux qui se soumettraient au Concordat. Il l'a promis, il faut qu'il tienne sa parole. Je la lui rappellerai, et il n'est ni homme, ni pontife à y manquer. D'ailleurs je ne suis pas venu pour faire triompher tel ou tel parti; je suis venu pour les réconcilier les uns avec les autres, en tenant la balance égale entre eux. Depuis quelque temps, vous m'avez obligé à lire l'histoire de l'Église. J'y ai vu que les querelles religieuses ne se passent pas autrement que les querelles politiques; car vous prêtres, nous militaires ou magistrats, nous sommes tous hommes. Elles ne finissent que par l'intervention d'une autorité assez forte pour obliger les partis à se rapprocher et à se fondre. Je mêlerai donc quelques évêques constitutionnels aux évêques que vous appelez fidèles; je les choisirai bien, j'en choisirai peu, mais il y en aura. Vous les réconcilierez avec l'Église romaine; je les obligerai à être soumis au Concordat, et tout ira bien. Du reste, c'est chose résolue, n'y revenez plus.—Le Grand Consul, comme l'appelait le cardinal, si on insistait, s'animait vite; et le cardinal s'arrêtait, car il l'admirait, l'aimait, le craignait également, et disait au Saint-Père: N'irritons pas cet homme! lui seul nous soutient dans ce pays, où tout le monde est contre nous. Si son zèle se refroidissait un instant, ou si par malheur il venait à mourir, il n'y aurait plus de religion en France.—Le cardinal, quand il n'avait pas réussi, s'efforçait néanmoins de paraître satisfait, car le général Bonaparte aimait à voir les gens contents, et prenait de l'humeur quand on se présentait à lui avec un visage chagrin. Le cardinal se montrait donc toujours doux et serein, et avait, par ce moyen, trouvé l'art de lui plaire. Il voyait d'ailleurs les peines qu'avait le général Bonaparte, et il n'aurait pas voulu les accroître. Le général, à son tour, s'efforçait d'expliquer au cardinal les susceptibilités, les ombrages de l'esprit français; et, malgré sa puissance, il faisait autant d'efforts pour le convaincre, que le cardinal en pouvait faire de son côté pour l'amener à ses vues. Un jour, impatienté des instances du légat, il le fit taire par cette parole à la fois gracieuse et profonde.—Tenez, lui dit-il, cardinal Caprara, possédez-vous encore le don des miracles? le possédez-vous?... en ce cas, employez-le, vous me rendrez grand service. Si vous ne l'avez pas, laissez-moi faire; et, puisque je suis réduit aux moyens humains, permettez-moi d'en user comme je l'entends, pour sauver l'Église.—

Nominations aux siéges de la nouvelle circonscription.

C'est un spectacle curieux et saisissant, conservé tout entier dans la correspondance du cardinal Caprara, que celui de ce puissant homme de guerre, déployant tour à tour une finesse, une grâce, une véhémence extraordinaires, pour persuader le vieux cardinal, théologien et diplomate. Tous deux étaient ainsi arrivés au moment de la publication du Concordat, sans avoir pu se convaincre. M. Portalis, qui, sur ce point uniquement, était de l'avis du Saint-Siége, n'osa pas, comme il le voulait d'abord, exclure tout à fait les constitutionnels de ses propositions pour les soixante siéges à remplir, mais il n'en présenta que deux. S'étant entendu avec l'abbé Bernier pour les choix à faire dans le clergé orthodoxe, il avait proposé les membres les plus éminents et les plus sages de l'ancien épiscopat, et, en assez grand nombre, des curés estimables, distingués par leur piété, leur modération, et la continuation de leurs services pendant la terreur. Il disait avec l'abbé Bernier, que n'appeler aucun membre de l'ancien épiscopat, et ne désigner que des curés, ce serait créer un clergé trop nouveau, trop dépourvu d'autorité; que nommer, au contraire, d'anciens évêques seuls à tous les siéges, ce serait trop oublier le clergé inférieur, qui avait rendu de vrais services pendant la Révolution, et dont la juste ambition serait ainsi gravement froissée. Ces vues étaient raisonnables, et furent admises par le Premier Consul. Mais, quant aux deux prélats constitutionnels, il ne s'en contenta pas. Sur soixante siéges, j'en veux dit-il, donner le cinquième au clergé de la Révolution, c'est-à-dire douze. Il y aura deux archevêques constitutionnels sur dix, et dix évêques constitutionnels sur cinquante, ce qui n'est pas trop.—Après s'être concerté avec MM. Portalis et Bernier, il fit avec eux les choix les mieux entendus, sauf un ou deux. M. de Belloy, évêque de Marseille, le plus respectable, le plus âgé des membres de l'ancienne Église de France, digne ministre d'une religion de charité, qui joignait une figure vénérable à la piété la plus sage, fut nommé archevêque de Paris. M. de Cicé, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, autrefois archevêque de Bordeaux, esprit ferme et politique, fut promu à l'archevêché d'Aix. M. de Boisgelin, grand seigneur, prêtre éclairé, instruit et doux, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours. M. de La Tour-du-Pin, ancien archevêque d'Auch, reçut l'évêché de Troyes. Ce digne prélat, illustre par son savoir autant que par sa naissance, eut la modestie d'accepter ce poste si inférieur à celui qu'il quittait. Le Premier Consul l'en récompensa plus tard par le chapeau de cardinal. M. de Roquelaure, autrefois évêque de Senlis, l'un des prélats les plus distingués de l'ancienne Église, par l'union de l'aménité et des bonnes mœurs, obtint l'archevêché de Malines. M. Cambacérès, frère du second Consul, fut appelé à l'archevêché de Rouen. L'abbé Fesch, oncle du Premier Consul, prêtre orgueilleux, qui mettait sa gloire à résister à son neveu, fut fait archevêque de Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules. M. Lecoz, évêque constitutionnel de Rennes, prêtre de bonnes mœurs, mais janséniste ardent et incommode, fut nommé archevêque de Besançon. M. Primat, évêque constitutionnel de Lyon, autrefois oratorien, prêtre instruit et doux, ayant donné des scandales fâcheux sous le rapport du schisme, mais aucun sous le rapport des mœurs, fut promu à l'archevêché de Toulouse. Un curé distingué, M. de Pancemont, fort employé dans l'affaire des démissions, fut tiré de la paroisse de Saint-Sulpice, pour être envoyé à Vannes comme évêque. Enfin, l'abbé Bernier, le célèbre curé de Saint-Laud d'Angers, autrefois le meneur caché de la Vendée, depuis son pacificateur, et, sous le Premier Consul, le négociateur du Concordat, reçut l'évêché d'Orléans. Ce siége n'était pas en rapport avec la haute influence que le Premier Consul lui avait laissé prendre sur les affaires de l'Église de France; mais l'abbé Bernier sentait que les souvenirs de la guerre civile, attachés à son nom, ne permettaient pas une élévation trop marquante et trop brusque; que le pouvoir réel dont il jouissait valait mieux que les honneurs extérieurs. Le Premier Consul lui destinait d'ailleurs le chapeau de cardinal.

Quand ces nominations, qui étaient arrêtées, mais qui ne devaient être publiées qu'après la conversion du Concordat en loi de l'État, furent communiquées au cardinal Caprara, celui-ci opposa une vive résistance, versa même des larmes, se disant dépourvu de pouvoirs, bien qu'il eût reçu de Rome une latitude absolue, et jusqu'à la faculté extraordinaire d'instituer les nouveaux prélats, sans recours au Saint-Siége. MM. Portalis et Bernier lui déclarèrent que la volonté du Premier Consul était irrévocable, qu'il fallait se soumettre, ou renoncer à la restauration solennelle des autels, promise sous quelques jours. Il se soumit, écrivant au Pape que le salut des âmes, privées de religion, s'il avait persisté, l'avait emporté dans son esprit sur l'intérêt du clergé fidèle.—On me blâmera, disait-il au Saint-Père; mais j'ai obéi à ce que j'ai cru la voix du ciel.—

Il consentit donc, se réservant d'exiger des constitutionnels nouvellement élus, une rétractation, qui couvrît cette dernière condescendance du Saint-Siége.

Tout étant prêt, le Premier Consul fit apporter le Concordat au Corps Législatif, pour y être voté comme une loi, suivant les prescriptions de la Constitution. Au Concordat étaient joints les articles organiques. Ce fut le premier jour de la session extraordinaire, 5 avril 1802 (15 germinal), que le Concordat fut présenté au Corps Législatif par les conseillers d'État Portalis, Régnier, et Regnault de Saint-Jean-d'Angély. Le Corps Législatif n'était point en séance quand le traité d'Amiens, signé le 25 mars, avait été connu à Paris. Il n'avait donc pas été au nombre des autorités, venues pour féliciter le Premier Consul. On proposa dès cette première séance d'envoyer une députation de vingt-cinq membres, pour complimenter le Premier Consul, à l'occasion de la paix générale. Dans cette proposition il ne fut pas dit un mot du Concordat, ce qui montre l'esprit du temps, même dans le sein du Corps Législatif renouvelé. La députation fut présentée le 6 avril (16 germinal).

Allocution du Premier Consul à une députation du Corps Législatif, relativement au Concordat.

«Citoyen consul, dit le président du Corps Législatif, le premier besoin du peuple français attaqué par l'Europe était la victoire, et vous avez vaincu. Son vœu le plus cher après la victoire était la paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé, que d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de l'éclat et du bonheur que la République vous doit!» Le président terminait cette allocution par l'expression la plus vive de la reconnaissance nationale, mais il se taisait absolument au sujet du Concordat. Le Premier Consul saisit l'occasion de lui donner à ce sujet une sorte de leçon, et de ne parler que du Concordat, à des gens qui ne parlaient que de la paix d'Amiens. «Je vous remercie, dit-il aux envoyés du Corps Législatif, des sentiments que vous m'exprimez. Votre session commence par l'opération la plus importante de toutes, celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France entière sollicite la fin de ces déplorables querelles, et le rétablissement des autels. J'espère que dans votre vote vous serez unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des familles, cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouvernement.»

Adoption du Concordat par le Corps Législatif, et sa conversion en loi de l'État.

Ces nobles paroles produisirent l'effet qu'en attendait le Premier Consul. Le projet, porté immédiatement du Corps Législatif au Tribunat, y fut examiné avec gravité, même avec faveur, et discuté sans véhémence. Sur le rapport de M. Siméon, il fut adopté par 78 suffrages contre 7. Au Corps Législatif, 228 voix se prononcèrent pour, et 21 contre.

Réception officielle du cardinal Caprara comme légat à latere.

Ce fut le 8 avril (18 germinal) que les deux projets furent convertis en lois. Il n'y avait plus d'obstacle. On était au jeudi; le dimanche suivant était le dimanche des Rameaux; le dimanche d'après, celui de Pâques. Le Premier Consul voulut consacrer ces jours solennels de la religion catholique, à la grande fête du rétablissement des cultes. Il n'avait pas encore reçu officiellement le cardinal Caprara, comme légat du Saint-Siége. Il lui assigna le lendemain, vendredi, pour cette réception officielle. L'usage des légats à latere est de faire porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir extraordinaire que le Saint-Siége délègue aux représentants de cette espèce. Le cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour, que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible en France, demandait que, suivant l'usage, le jour où il irait aux Tuileries, la croix d'or fût portée devant lui, par un officier vêtu de rouge, et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder celle du légat.

Le vendredi 9 avril (19 germinal), le cardinal-légat se rendit en pompe aux Tuileries, dans les équipages du Premier Consul, escorté par la garde consulaire, et précédé par la croix portée dans l'une des voitures. Le Premier Consul le reçut à la tête d'un nombreux entourage, composé de ses collègues, de plusieurs conseillers d'État, et d'un brillant état-major. Le cardinal Caprara, dont l'extérieur était doux et grave, adressa au Premier Consul un discours, dans lequel la dignité se mêlait à l'expression de la reconnaissance. Il prêta le serment convenu de ne rien faire contre les lois de l'État, et de cesser ses fonctions dès qu'il en serait requis. Le Premier Consul lui répondit en termes élevés, et destinés surtout à retentir ailleurs que dans le palais des Tuileries.

Sacre des quatre premiers évêques le dimanche des Rameaux.

Cette manifestation extérieure était la première de toutes celles qu'on préparait, et elle fut peu aperçue, parce que le peuple de Paris, n'étant point averti, n'avait pu céder à sa curiosité ordinaire. Le surlendemain était le dimanche des Rameaux. Le Premier Consul avait déjà fait agréer au cardinal quelques-uns des principaux prélats, dont la nomination était arrêtée. Il voulait qu'on les sacrât dans cette journée du dimanche des Rameaux, pour qu'ils pussent officier le dimanche suivant, jour de Pâques, dans la grande solennité qu'il avait projetée. C'étaient MM. de Belloy, nommé archevêque de Paris, de Cambacérès, archevêque de Rouen, Bernier, évêque d'Orléans, de Pancemont, évêque de Vannes. L'église Notre-Dame était encore occupée par les constitutionnels, qui en gardaient les clefs. Il fallut un ordre formel pour les obliger à les rendre. Ce beau temple se trouvait dans un état de délabrement fort triste; rien n'y était prêt pour la cérémonie du sacre des quatre prélats. On y pourvut au moyen d'une somme fournie par le Premier Consul, et avec tant de précipitation que, le jour de la cérémonie venu, on n'avait pas même disposé un lieu propre à servir de sacristie. Une maison voisine fut employée à cet usage. Les nouveaux prélats s'y revêtirent de leurs ornements pontificaux, et traversèrent dans cet appareil la place qui précède la cathédrale. Le peuple, averti qu'une grande cérémonie se préparait, était accouru, et se montra calme et respectueux. La figure du vénérable archevêque de Belloy était si noble et si belle, qu'elle toucha les cœurs simples dont se composait cette foule, et tous, hommes et femmes, s'inclinèrent avec respect. L'église était pleine de cette nombreuse classe de chrétiens, qui avaient gémi des malheurs de la religion, et qui, n'appartenant à aucune faction, recevaient avec reconnaissance le présent que leur faisait en ce jour le Premier Consul. La cérémonie fut touchante par le défaut même de pompe, par le sentiment qu'on y apportait. Les quatre prélats furent sacrés d'après toutes les formes usitées.

Dès ce moment, il faut le dire, la satisfaction était générale dans les masses, et on était certain de l'approbation publique, pour la grande manifestation fixée au dimanche suivant. Excepté les hommes de parti, révolutionnaires entêtés dans leurs systèmes, ou royalistes factieux qui voyaient avec chagrin le levier de la révolte leur échapper, tout le monde approuvait ce qui se passait, et le Premier Consul pouvait reconnaître déjà que ses vues étaient plus justes que celles de ses conseillers.

Te Deum solennel chanté à Notre-Dame, le jour de Pâques, pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte.

Le dimanche suivant, jour de Pâques, fut destiné à un Te Deum solennel qu'on devait chanter, pour célébrer en même temps la paix générale et la réconciliation avec l'Église. Cette cérémonie fut annoncée par l'autorité publique comme une véritable fête nationale. Les préparatifs et le programme en furent publiés. Le Premier Consul voulut s'y transporter en grand cortége, accompagné de tout ce qu'il y avait de plus élevé dans l'État. Il fit savoir par les dames du Palais aux femmes des hauts fonctionnaires, qu'elles satisferaient l'un de ses désirs les plus vifs, en se rendant à la métropole le jour du Te Deum. La plupart ne se firent pas presser. On sait quels motifs frivoles se joignent aux motifs les plus pieux, pour augmenter l'affluence dans ces solennités de la religion. Les plus brillantes femmes de Paris obéirent au Premier Consul. Les principales d'entre elles avaient rendez-vous aux Tuileries, pour accompagner madame Bonaparte dans les voitures de la nouvelle cour.

Le Premier Consul avait donné un ordre formel à ses généraux de l'accompagner. C'était le plus difficile à obtenir, car on disait partout qu'ils tenaient un langage inconvenant et presque factieux. On a déjà vu les écarts de Lannes. Augereau, toléré à Paris, était actuellement l'un de ceux qui parlaient le plus haut. Il fut chargé par ses camarades de se présenter au Premier Consul, et de lui exprimer leur désir de ne pas se rendre à Notre-Dame. C'est en séance consulaire, en présence des trois Consuls et des ministres, que le général Bonaparte voulut recevoir Augereau. Celui-ci exposa son message, mais le Premier Consul le rappela à son devoir avec cette hauteur qu'il savait apporter dans le commandement, surtout à l'égard des gens de guerre. Il lui fit sentir l'inconvenance de sa démarche, lui rappela que le Concordat était maintenant loi de l'État, que les lois étaient obligatoires pour toutes les classes de citoyens, aussi bien pour les militaires que pour les citoyens les plus humbles et les plus faibles; qu'il veillerait du reste à leur exécution, en sa double qualité de général et de premier magistrat de la République; que ce n'était pas aux officiers de l'armée, mais au gouvernement à juger la convenance de la cérémonie ordonnée pour le jour de Pâques; que toutes les autorités avaient ordre d'y assister, les autorités militaires comme les autorités civiles, que toutes obéiraient; que quant à la dignité de l'armée, il en était aussi jaloux, et aussi bon juge qu'aucun des généraux ses compagnons d'armes, et qu'il était certain de ne la point compromettre, en assistant de sa personne aux cérémonies de la religion; qu'au surplus, ils n'avaient pas à délibérer, mais à exécuter un ordre, et qu'il s'attendait à les voir tous dimanche, à ses côtés, dans l'église métropolitaine. Augereau ne répliqua point, et ne rapporta auprès de ses camarades que l'embarras d'avoir commis une légèreté, et la résolution d'obéir.

Dernières difficultés la veille de la cérémonie, suscitées par le cardinal Caprara, relativement aux évêques choisis parmi les constitutionnels.

Tout était prêt, mais au dernier instant les arrière-pensées du cardinal Caprara faillirent mettre au néant les nobles projets du Premier Consul. Les évêques choisis dans le clergé constitutionnel, s'étaient rendus chez le cardinal Caprara, pour le procès informatif qui se fait à l'égard de tout évêque présenté au Saint-Siége. Le cardinal avait exigé d'eux une rétractation, par laquelle ils abjuraient leurs anciennes erreurs, en qualifiant de la manière la plus flétrissante leur adhésion à la Constitution civile du Clergé. C'était une démarche humiliante, non-seulement pour eux, mais pour la Révolution elle-même. Le Premier Consul averti ne voulut pas la souffrir, et leur enjoignit de ne pas céder, promettant de les appuyer, et de forcer le représentant du Saint-Siége à renoncer à ses prétentions si peu chrétiennes. Le cardinal Caprara n'avait vu d'autre excuse à sa condescendance, s'il instituait ce qu'on appelait des intrus, que dans une rétractation formelle de leur conduite passée. Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi.—Quand j'accepte pour évêque, disait-il, l'abbé Bernier, l'apôtre de la Vendée, le Pape peut bien agréer des Jansénistes ou des Oratoriens, qui n'ont eu d'autre tort que d'adhérer à la Révolution.—Il leur ordonna de se renfermer dans une simple déclaration, consistant à dire qu'ils adhéraient au Concordat et aux volontés du Saint-Siége, écrites dans ce traité. Il soutenait avec raison, que le Concordat contenant les principes sur lesquels l'Église française et l'Église romaine s'étaient mises d'accord, on ne pouvait exiger davantage, sans avouer l'intention d'humilier un parti au profit d'un autre, et il déclarait qu'il ne le permettrait pas.

Le samedi soir, veille de Pâques, cette contestation n'était pas terminée. M. Portalis fut chargé d'aller annoncer au cardinal que la cérémonie du lendemain n'aurait pas lieu, que le Concordat ne serait point publié, et resterait sans effet, si l'on insistait plus long-temps sur la rétractation demandée. Cette résolution, au surplus, était sérieuse, et le Premier Consul, en se montrant plein de condescendance pour l'Église, ne voulait cependant pas céder sur les points qui lui semblaient compromettre le but lui-même, c'est-à-dire la fusion des partis. Il savait que, pour être conciliateur, il faut être énergique, car il en coûte pour amener les partis à transiger, presque autant que pour les vaincre.

Le cardinal Caprara cède enfin à l'égard des constitutionnels.

Le cardinal céda enfin, mais très-avant dans la nuit. Il fut convenu que les nouveaux élus, pris dans le clergé constitutionnel, subiraient chez lui leur procès informatif, qu'ils professeraient de vive voix leur réunion sincère à l'Église, et qu'ensuite on déclarerait qu'ils s'étaient réconciliés, sans dire comment, ni dans quels termes. Toujours est-il que la rétractation demandée ne fut pas faite.

Publication du Concordat le jour de Pâques.

Le lendemain, jour de Pâques, 18 avril 1802 (28 germinal an X), le Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris, avec grand appareil, et par les principales autorités. Tandis que cette publication se faisait dans les rues de la capitale, le Premier Consul, qui voulait solenniser dans la même journée tout ce qu'il y avait d'heureux pour la France, échangeait aux Tuileries les ratifications du traité d'Amiens. Cette importante formalité accomplie, il partit pour Notre-Dame, suivi des premiers corps de l'État, et d'un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre, d'un brillant état-major, d'une foule de femmes du plus haut rang, qui accompagnaient madame Bonaparte. Une longue suite de voitures composait ce magnifique cortége. Les troupes de la première division militaire, réunies à Paris, bordaient la haie, depuis les Tuileries jusqu'à la métropole. L'archevêque de Paris vint processionnellement recevoir le Premier Consul à la porte de l'église, et lui présenter l'eau bénite. Le nouveau chef de l'État fut conduit sous le dais, à la place qui lui était réservée. Le Sénat, le Corps Législatif, le Tribunat étaient rangés des deux côtés de l'autel. Derrière le Premier Consul, se trouvaient debout les généraux en grand uniforme, plus obéissants que convertis, quelques-uns même affectant une contenance peu décente. Quant à lui, revêtu de l'habit rouge des Consuls, immobile, le visage sévère, il ne montrait ni la distraction des uns, ni le recueillement des autres. Il était calme, grave, dans l'attitude d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande de son regard la soumission à tout le monde.

La cérémonie fut longue et digne, malgré la mauvaise disposition de la plupart de ceux qu'il avait fallu y amener. Du reste, l'effet en devait être décisif, car, l'exemple une fois donné par le plus imposant des hommes, toutes les anciennes habitudes religieuses allaient renaître, et toutes les résistances s'évanouir.

La fête avait deux motifs, le rétablissement du culte et la paix générale. Naturellement la satisfaction était partout, et quiconque n'avait pas dans le cœur les mauvaises passions des partis, était heureux du bonheur public. Ce jour-là il y eut de grands dîners chez les ministres, auxquels assistèrent les principaux membres des administrations. Les représentants des puissances étaient conviés chez le ministre des affaires étrangères. Il y avait un banquet brillant chez le Premier Consul, où étaient invités le cardinal Caprara, l'archevêque de Paris, les principaux élus du nouveau clergé, les plus hauts personnages de l'État. Le Premier Consul s'entretint long-temps avec le cardinal; il lui montra sa joie d'avoir achevé une telle œuvre. Il était fier de son courage, et de son succès. À peine un léger nuage traversa-t-il un instant son noble front: ce fut à l'aspect de certains des généraux dont l'attitude et le langage n'avaient pas été convenables en cette circonstance. Il leur exprima son mécontentement avec une fermeté de ton qui n'admettait pas la réplique, et qui ne laissait pas craindre une récidive.

Ouvrage de M. de Chateaubriand sur le génie du christianisme.

Pour compléter l'effet que le Premier Consul avait voulu produire dans ce même jour, M. de Fontanes rendait compte, dans le Moniteur, d'un livre nouveau, qui faisait grand bruit en ce moment: c'était le Génie du Christianisme. Ce livre, écrit par un jeune gentilhomme breton, M. de Chateaubriand, allié des Malesherbes, long-temps absent de sa patrie, décrivait avec un éclat infini les beautés du christianisme, et relevait le côté moral et poétique des pratiques religieuses, livrées vingt ans auparavant aux plus amères railleries. Critiqué violemment par MM. Chénier et Ginguené, qui lui reprochaient des couleurs fausses et outrées, soutenu avec passion par les partisans de la restauration religieuse, le Génie du Christianisme, comme toutes les œuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une impression profonde, parce qu'il exprimait un sentiment vrai, et très-général alors dans la société française: c'était ce regret singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec tristesse quand on l'a perdu. Tel est le cœur humain! Ce qui est, le fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être, acquiert tout à coup un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien temps, odieuses et ridicules en 1789, parce qu'elles étaient alors dans toute leur force, et que de plus elles étaient souvent oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et touchaient son cœur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles tragiques. L'œuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide, des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les vieilles mœurs religieuses qui n'étaient plus. Sans doute on y pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais après Virgile, mais après Horace, il est resté, dans la mémoire des hommes, une place pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être parmi les livres de ce temps, le Génie du Christianisme vivra, fortement lié qu'il est à une époque mémorable: il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent avec le monument qui les porte.

Rappel des émigrés.

En rappelant les prêtres à l'autel, en les faisant sortir des retraites obscures où ils pratiquaient leur culte, et conspiraient souvent contre le gouvernement, le Premier Consul avait réparé l'un des plus fâcheux désordres du temps, et satisfait l'un des plus grands besoins moraux de toute société. Mais il restait un autre désordre extrêmement triste, et qui laissait à la France l'aspect d'une contrée déchirée par les factions: c'était l'exil d'une quantité considérable de Français, vivant à l'étranger dans l'indigence, quelquefois dans la haine de leur patrie, et recevant des gouvernements ennemis un pain, que beaucoup d'entre eux payaient par des actes indignes envers la France. C'est une affreuse invention de la discorde, que l'exil: elle rend l'exilé malheureux, elle dénature son cœur, elle le met à l'aumône de l'étranger, elle promène au loin l'affligeant spectacle des troubles du pays. De toutes les traces d'une révolution, c'est celle qu'il faut effacer la première. Le général Bonaparte considérait le rappel des émigrés comme le complément indispensable de la pacification générale. C'était un acte réparateur dont il était impatient de braver les difficultés, et d'avoir la gloire. Déjà il existait pour les émigrés un système de rappel fort incomplet, fort partial, fort irrégulier, qui avait tous les inconvénients d'une mesure générale, et qui n'en avait pas l'éclat bienfaisant; c'était le système des radiations, qui étaient accordées aux émigrés les mieux recommandés, sous prétexte qu'ils avaient été indûment portés sur les listes. On n'amnistiait pas toujours ainsi les plus excusables ou les plus intéressants.

Dispositions principales composant la mesure du rappel des émigrés.

Le Premier Consul forma donc la résolution de faire rentrer les émigrés en masse, sauf certaines exceptions. De graves objections s'élevaient contre cette mesure. D'abord toutes les constitutions, et notamment la Constitution consulaire, disaient formellement qu'on ne rappellerait jamais les émigrés. Elles le disaient, surtout à cause des acquéreurs de biens nationaux, qui étaient fort ombrageux, et qui regardaient l'exil des anciens possesseurs de leurs biens, comme nécessaire à leur sûreté. Le Premier Consul se considérant comme le plus ferme appui de ces acquéreurs, ayant toujours exprimé la ferme volonté de les défendre, seul au monde en ayant la puissance, se croyait assez fort de la confiance qu'il leur inspirait à tous, pour pouvoir ouvrir les portes de la France aux émigrés. Il fit donc préparer une résolution dont la première clause était la consécration nouvelle et irrévocable des ventes faites par l'État aux acquéreurs de biens nationaux. Il y fit insérer ensuite une disposition par laquelle tous les émigrés étaient rappelés en masse, en les soumettant à la surveillance de la haute police, et en soumettant à cette surveillance, pendant toute leur vie, ceux qui en auraient une seule fois provoqué l'application. Il y avait toutefois quelques exceptions à ce rappel général. Le bénéfice en était refusé aux chefs des rassemblements armés contre la République, à ceux qui avaient eu des grades dans les armées ennemies, aux individus qui avaient conservé des places ou des titres dans la maison des princes de Bourbon, aux généraux ou représentants du peuple qui avaient pactisé avec l'ennemi (ceci concernait Pichegru et quelques membres des assemblées législatives), enfin aux évêques et archevêques qui avaient refusé la démission demandée par le Pape. Le nombre de ces exclus était infiniment peu considérable.

La plus difficile question à résoudre était celle qui s'élevait au sujet des biens des émigrés, qu'on n'avait pas encore vendus. Si, avec toute raison, on déclarait inviolables les ventes faites par l'État, cependant il pouvait paraître dur de ne pas restituer aux émigrés leurs biens, restés encore intacts dans les mains du gouvernement.—Je ne fais rien, disait le Premier Consul, si je rends à ces émigrés leur patrie, sans leur rendre leur patrimoine. Je veux effacer les traces de nos guerres civiles, et, en remplissant la France d'émigrés rentrés, qui resteront dans l'indigence, tandis que leurs biens seront là sous le séquestre de l'État, je crée une classe de mécontents qui ne nous laisseront aucun repos. Et ces biens restés sous le séquestre de l'État, qui croyez-vous qui les achète, en présence de leurs anciens propriétaires rentrés?—Le Premier Consul résolut donc de rendre tous les domaines non vendus, excepté les maisons ou bâtiments consacrés à un service public.

Discussion en conseil privé de la mesure du rappel.

Cette résolution ainsi rédigée fut soumise à un conseil privé, composé des Consuls, des ministres, d'un certain nombre de conseillers d'État et de sénateurs. Elle fut chaudement discutée dans cette réunion, et parut exciter de vifs ombrages. Cependant l'entraînement général vers toutes les mesures réparatrices, qui tendaient à effacer les traces de nos troubles, le prestige de la paix générale, la volonté positive du Premier Consul, toutes ces causes réunies amenèrent l'adoption du principe même du rappel des émigrés. Mais on tint à insérer dans la résolution le mot d'amnistie, pour conserver à l'émigration le caractère d'un acte criminel, que la nation victorieuse et heureuse voulait bien oublier. Le Premier Consul, désirant faire les choses d'une manière complète, répugnait à l'emploi du mot d'amnistie. Il disait qu'on ne devait pas humilier les gens dont on voulait opérer la réconciliation avec la France, et que les traiter comme des criminels graciés, c'était les humilier profondément. On lui répondait que l'émigration, à l'origine, avait été un crime, car elle avait eu pour but principal de faire la guerre à la France, et qu'il fallait qu'elle restât condamnée par les lois. La plus vive contestation s'engagea relativement aux biens des émigrés. Les conseillers, appelés à délibérer, repoussèrent obstinément la restitution des bois et forêts, que la loi du 2 nivôse an IV avait déclarés inaliénables. C'était, à leur avis, remettre des richesses immenses dans les mains de la grande-émigration, priver l'État d'une énorme valeur, et surtout de forêts d'une utilité indispensable, pour le service de la guerre, et de la marine. Malgré tous ses efforts, le Premier Consul fut obligé de céder, et il garda ainsi, sans y songer, l'un des plus puissants moyens d'influence sur l'ancienne noblesse française, celui qui depuis a servi à la lui ramener presque tout entière: ce moyen était la restitution individuelle qu'il fit plus tard de leurs biens, à ceux des émigrés qui se soumettaient à son gouvernement.

La mesure du rappel rendue dans la forme d'un sénatus-consulte.

La résolution ainsi modifiée, il restait à savoir comment on lui donnerait un caractère légal. On ne voulait pas en faire une loi; on voulait lui donner un caractère plus élevé, s'il était possible. On imagina donc d'en faire un sénatus-consulte organique. La résolution touchait à la Constitution même, et, par ce côté, elle semblait appartenir plus particulièrement au Sénat. Déjà le Sénat, par deux actes considérables, celui qui avait proscrit les Jacobins faussement accusés de la machine infernale, celui qui avait interprété l'article 38 de la Constitution, et exclu les opposants des deux assemblées législatives, avait acquis une sorte de pouvoir supérieur à la Constitution même, car il avait légitimé ou les mesures extraordinaires, ou les nouvelles dispositions constitutionnelles, dont le gouvernement avait cru avoir besoin. Après avoir fait des actes rigoureux, il devait être agréable au Sénat d'être chargé d'un acte de clémence nationale. Il fut donc arrêté que la résolution, prononçant le rappel des émigrés, serait d'abord discutée au Conseil d'État, comme l'étaient les règlements, les lois, les sénatus-consultes, et soumise ensuite au Sénat, pour y être délibérée comme une mesure touchant à la Constitution même.

La chose fut ainsi exécutée. Le projet d'amnistie, discuté au Conseil d'État le 16 avril (26 germinal), avant-veille de la publication du Concordat, fut porté dix jours après au Sénat, le 26 avril 1802 (6 floréal). Il y fut adopté sans aucune contestation, et avec des motifs remarquables.

«Considérant, disait le Sénat, que la mesure proposée est commandée par l'état actuel des choses, par la justice, par l'intérêt national, et qu'elle est conforme à l'esprit de la Constitution;

»Considérant qu'aux diverses époques, où les lois sur l'émigration ont été portées, la France, déchirée par des divisions intestines, soutenait contre presque toute l'Europe une guerre dont l'histoire n'offre pas d'exemple, et qui nécessitait des dispositions rigoureuses et extraordinaires;

»Qu'aujourd'hui, la paix étant faite au dehors, il importe de la cimenter à l'intérieur par tout ce qui peut rallier les Français, tranquilliser les familles, et faire oublier les maux inséparables d'une longue révolution;

»Que rien ne peut mieux consolider la paix au dedans qu'une mesure qui tempère la sévérité des lois, et fait cesser les incertitudes et les lenteurs résultant des formes établies pour les radiations;

»Considérant que cette mesure n'a pu être qu'une amnistie qui fît grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel, et qui fît tomber la punition sur les grands coupables par leur maintenue définitive sur la liste des émigrés;

»Que cette amnistie, inspirée par la clémence, n'est cependant accordée qu'à des conditions justes en elles-mêmes, tranquillisantes pour la sûreté publique, et sagement combinées avec l'intérêt national;

»Que des dispositions particulières de l'amnistie, en défendant de toute atteinte les actes faits avec la République, consacrent de nouveau la garantie des ventes des biens nationaux, dont le maintien sera toujours un objet particulier de la sollicitude du Sénat Conservateur, comme il l'est de celle des Consuls; le Sénat adopte la résolution proposée.»

Cet acte courageux de clémence devait obtenir l'approbation de tous les hommes sages, qui souhaitaient sincèrement la fin de nos troubles civils. Grâce aux nouvelles garanties données aux acquéreurs de biens nationaux, grâce à la confiance que leur inspirait le Premier Consul, cette dernière mesure du gouvernement ne leur causa pas de trop grandes inquiétudes, et elle satisfit cette masse honnête, et heureusement la plus nombreuse, du parti royaliste, qui recevait sans dépit le bien qu'on lui faisait. Elle ne rencontra l'ingratitude que chez les hommes de la haute émigration, qui vivaient dans les salons de Paris, y payant en mauvais discours les bienfaits du gouvernement. Suivant eux, l'acte était insignifiant, incomplet, injuste, parce qu'il faisait quelques distinctions entre les personnes, parce qu'il ne restituait pas les biens des émigrés vendus ou non vendus. Il fallait bien se passer de l'approbation de ces vains discoureurs. Cependant le Premier Consul était si avide de gloire que ces misérables critiques troublaient quelquefois le plaisir que lui causait l'assentiment universel de la France et de l'Europe.

Mais son ardeur à bien faire ne dépendait pas de la louange et de la critique, et à peine avait-il consommé le grand acte que nous venons de rapporter, qu'il en préparait déjà d'autres de la plus haute importance politique et sociale. Débarrassé des obstacles que présentait à sa féconde activité la résistance du Tribunat, il était résolu, pendant cette session extraordinaire de germinal et floréal, de terminer, ou du moins d'avancer beaucoup la réorganisation de la France. Il faut exposer ses idées à cet égard.

Manière de penser du Premier Consul, relativement à l'organisation sociale de la France, et projets qui en découlent.

Par les actes déjà connus du Premier Consul, surtout par le rétablissement des cultes, il était facile de deviner quelle était la tendance ordinaire de son esprit, et sa manière particulière de penser sur les questions d'organisation sociale. En général, il était disposé à contredire les systèmes étroits ou exagérés de la Révolution, ou, pour parler plus exactement, de quelques révolutionnaires; car, dans ses premiers mouvements, la Révolution avait toujours été généreuse et vraie. Elle avait voulu abolir les irrégularités, les bizarreries, les injustes distinctions, dérivant du régime féodal, et en vertu desquelles, par exemple, un juif, un catholique, un protestant, un noble, un prêtre, un bourgeois, un Bourguignon, un Provençal, un Breton, n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes devoirs, ne supportaient pas les mêmes charges, ne jouissaient pas des mêmes avantages, en un mot, ne vivaient pas sous les mêmes lois. Faire de tous ces Français, quelle que fût leur religion, leur naissance, leur province natale, des citoyens égaux en droits et en devoirs, aptes à tout suivant leur mérite, voilà ce qu'avait voulu la Révolution dans ses premiers élans, avant que la contradiction ne l'eût irritée jusqu'au délire; voilà ce que voulait le Premier Consul, depuis que ce délire avait fait place à la raison. Mais cette chimérique égalité que des démagogues avaient rêvée un instant, qui devait mettre tous les hommes sur le même niveau, qui admettait à peine les inégalités naturelles provenant de la différence des esprits et des talents, cette égalité, il la méprisait, ou comme une chimère de l'esprit de système, ou comme une révolte de l'envie.

Il voulait donc dans la société une hiérarchie, sur les degrés de laquelle tous les hommes, sans distinction de naissance, viendraient se placer suivant leur mérite, et sur les degrés de laquelle resteraient établis ceux que leurs pères y auraient portés, sans faire obstacle toutefois aux nouveaux venus qui tendraient à s'élever à leur tour.

Cette espèce de végétation sociale, résultant de la nature même, observée en tout pays et en tout temps, il entendait lui donner un libre cours dans les institutions qu'il s'occupait de fonder. Comme tous les esprits puissants, qui s'appliquent à découvrir dans le sentiment des masses les vrais instincts de l'humanité, et aiment à opposer ce sentiment aux vues étroites de l'esprit de système, il cherchait, dans les dispositions manifestées sous ses yeux par le peuple lui-même, des arguments pour ses opinions.

Opinion du Premier Consul sur les distinctions sociales.

À ceux qui, en matière de religion, lui avaient conseillé l'indifférence, il avait opposé ce mouvement populaire, qui s'était produit récemment à la porte d'une église, pour forcer les prêtres à donner la sépulture à une actrice. Voyez, avait-il dit à ces partisans de l'indifférence, voyez comme ce peuple est indifférent! Et vous-mêmes, leur avait-il dit aussi, pourquoi avez-vous, au milieu du plus grand paroxysme révolutionnaire, proclamé l'Être suprême?... C'est qu'au fond du cœur du peuple, il y a quelque chose qui le porte à se donner un Dieu, n'importe lequel.—

Mai 1802.

Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à ceux qui ne voulaient aucune distinction: Pourquoi donc avez-vous créé les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et, en ce genre, les hommes aiment ce qui s'aperçoit de loin.—Le Premier Consul avait observé un fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France, objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries, pour assister à leur arrivée et à leur départ.—Voyez, disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant! Le peuple n'est pas de leur avis. Il aime ces cordons de toutes couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et de l'une et de l'autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À l'une comme à l'autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs; il faut un culte au sentiment religieux; il faut des distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.—

Le Premier Consul résolut de créer un ordre qui remplacerait les armes d'honneur, qui aurait l'avantage d'être donné au soldat comme au général, au savant paisible comme au militaire, qui consisterait en décorations, semblables pour la forme à celles qu'on portait dans toute l'Europe, et de plus en dotations utiles, utiles surtout au simple soldat, quand celui-ci serait rentré dans ses champs. C'était, à ses yeux, un moyen de plus de mettre la France nouvelle en rapport avec les autres pays. Puisque c'était ainsi que dans toute l'Europe on signalait à l'estime publique les services rendus, pourquoi ne pas admettre le même système en France? Les nations, disait-il, ne doivent pas plus chercher à se singulariser que les individus. L'affectation de faire autrement que tout le monde, est une affectation réprouvée par les gens sensés, et surtout par les gens modestes. Les cordons sont en usage dans tous les pays, qu'ils soient, ajoutait le Premier Consul, en usage en France! Ce sera un rapport de plus établi avec l'Europe. Seulement on ne les donnait en France, on ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né; je les donnerai à l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui aura produit les plus beaux ouvrages.—

Une remarque frappait plus particulièrement le Premier Consul, et chez lui était devenue l'objet d'une véritable préoccupation: c'est à quel point les hommes de la Révolution étaient désunis, sans lien entre eux, sans force contre leurs ennemis communs. Tandis que les anciens nobles se donnaient tous la main; tandis que les Vendéens étaient, quoique épuisés et soumis, secrètement coalisés encore; tandis que le clergé, bien que reconstitué, formait cependant une corporation puissante, amie fort équivoque du gouvernement, les hommes qui avaient fait cette Révolution étaient divisés, et désavoués même, il faut le dire, par l'opinion ingrate et trompée. À peine laissait-on les élections aller seules qu'on voyait aussitôt surgir ou des personnages nouveaux, à qui on ne pouvait imputer ni mal ni bien, ou, par contre-coup, des révolutionnaires fougueux, dont le souvenir inspirait la terreur. Aux yeux d'une génération nouvelle, qui ne savait aucun gré de leurs efforts à ceux qui, depuis quatre-vingt-neuf jusqu'à dix-huit cent, avaient tant souffert pour affranchir la France, le titre principal était de n'avoir rien fait. Le Premier Consul était convaincu, et avec raison, que, si on se prêtait à ce mouvement, il n'y aurait bientôt plus sur la scène un seul des auteurs de la Révolution; qu'on verrait se produire une classe nouvelle, facile à incliner vers le royalisme; que tout au plus y aurait-il dans certains moments une réaction révolutionnaire, qui ferait reparaître quelques hommes de sang; que les élections opérées sous le Directoire, alternativement royalistes à la façon du club de Clichy, ou révolutionnaires à la façon de Babœuf, en étaient la preuve, et que, de convulsions en convulsions, on aboutirait ainsi au triomphe des Bourbons et de l'étranger, c'est-à-dire à la contre-révolution pure.

Comment le Premier Consul veut organiser la société sortie de la Révolution.

Il regardait donc comme indispensable de ralentir le mouvement des institutions libres, de maintenir ainsi au pouvoir la génération qui avait fait la Révolution, de l'y maintenir, à l'exception seulement de quelques individus souillés de sang, et à ceux-là même d'assurer de l'oubli et du pain; de fonder avec cette génération une société tranquille, régulière et brillante, dont il serait le chef, dont ses compagnons d'armes et ses collaborateurs civils formeraient la classe élevée, aristocratie si l'on veut, mais aristocratie toujours ouverte au mérite naissant, dans laquelle resteraient placés, eux et leurs enfants, les hommes qui auraient rendu de grands services, et pourraient toujours venir prendre place les hommes qui seraient capables de rendre des services nouveaux. Cette société ainsi formée, d'après les éternelles lois de la nature, il la voulait entourer de toutes les gloires, embellir par tous les arts, pour l'opposer avec avantage à cet ancien régime, existant comme un vivant souvenir dans la mémoire des émigrés, existant comme une réalité dans toute l'Europe; et il espérait y rattacher les émigrés eux-mêmes, quand le temps les aurait corrigés, quand l'attrait des hauts emplois les aurait attirés, à condition toutefois qu'ils viendraient, non en protecteurs dédaigneux, mais en serviteurs utiles et soumis. Quel degré de liberté politique accorderait-il à cette société ainsi constituée? Il ne le savait pas. Il croyait que le moment présent n'en comportait pas beaucoup, car toute liberté accordée se changeait en réactions cruelles; et il croyait de plus que la liberté arrêterait son génie créateur. Du reste, il pensait peu alors à cette question; et le pays, avide d'ordre seulement, ne l'y faisait guère penser. Il voulait donc fonder cette société d'après les principes de la Révolution française, lui donner de bonnes lois civiles, une puissante administration, de riches finances, et la grandeur extérieure, c'est-à-dire tous les biens, sauf un seul, laissant plus tard à d'autres le soin de lui dispenser, ou de lui laisser prendre, ce qu'elle comporterait de liberté politique.

C'est d'après ces idées qu'il avait conçu son système de récompenses civiles et militaires, et son plan d'éducation.

Institution de la Légion-d'Honneur.
Serment des Légionnaires.

Les armes d'honneur, imaginées par la Convention, n'avaient guère réussi, parce qu'elles n'étaient pas adaptées aux mœurs. Elles avaient d'ailleurs entraîné des complications administratives assez fâcheuses, à cause de la double paye accordée aux uns, refusée aux autres. Le Premier Consul imagina un ordre militaire par la forme, mais non pas destiné aux militaires seuls. Il l'appela Légion-d'Honneur, voulant imprimer l'idée d'une réunion d'hommes voués au culte de l'honneur, et à la défense de certains principes. Elle devait être composée de 15 cohortes, chaque cohorte de 7 grands-officiers, 20 commandeurs, 30 officiers et 350 simples légionnaires, en tout 6 mille individus de tout grade. Le serment indiquait à quelle cause on devait se consacrer, lorsqu'on faisait partie de la Légion-d'Honneur. Chaque membre promettait de se dévouer à la défense de la République, de l'intégrité de son territoire, du principe de l'égalité, de l'inviolabilité des propriétés dites nationales. C'était, par conséquent, une légion qui mettrait son honneur à faire triompher les principes et les intérêts de la Révolution. Des décorations et des dotations étaient attachées à chaque grade. Il était alloué aux grands-officiers 5,000 francs de traitement, aux commandeurs 2,000, aux officiers 1,000, aux simples légionnaires 250 francs. Une dotation en biens nationaux devait suffire à ces dépenses. Chaque cohorte devait avoir son siége dans la province où seraient situés ses biens particuliers. Toutes les cohortes réunies devaient être administrées par un conseil supérieur, formé de sept membres: les trois Consuls d'abord, et puis quatre grands-officiers, dont le premier serait désigné par le Sénat, le second par le Corps Législatif, le troisième par le Tribunat, le quatrième par le Conseil d'État. Le conseil de la Légion-d'Honneur, composé de la sorte, était chargé de gérer les biens de la Légion, et de délibérer sur la nomination de ses membres. Enfin, ce qui achevait de compléter l'institution, et d'en indiquer l'esprit, c'est que les services civils dans toutes les carrières, telles que l'administration, le gouvernement, les sciences, les arts, les lettres, étaient des titres d'admission aussi bien que les services militaires. Pour partir du présent état de choses, il était décidé que les militaires qui avaient des armes d'honneur, seraient de droit membres de la Légion, et classés dans ses rangs selon leur grade dans l'armée.

Cette institution ne compte guère plus de quarante ans, et elle est déjà consacrée, comme si elle avait traversé les siècles, tant elle est devenue, dans ces quarante ans, la récompense de l'héroïsme, du savoir, du mérite en tout genre! tant elle a été recherchée par les grands et les princes de l'Europe, les plus orgueilleux de leur origine! Le temps, juge des institutions, a donc prononcé sur l'utilité et la dignité de celle-ci. Laissons de côté l'abus qui a pu être fait quelquefois d'une telle récompense, à travers les divers régimes qui se sont succédé, abus inhérent à toute récompense donnée par des hommes à d'autres hommes, et reconnaissons ce qu'avait de beau, de profond, de nouveau dans le monde, une institution, tendant à placer sur la poitrine du simple soldat, du savant modeste, la même décoration qui devait figurer sur la poitrine des chefs d'armée, des princes et des rois! reconnaissons que cette création d'une distinction honorifique était le triomphe le plus éclatant de l'égalité même, non de celle qui égalise les hommes en les abaissant, mais de celle qui les égalise en les élevant; reconnaissons enfin que, si, pour les grands de l'ordre civil ou militaire, elle pouvait bien n'être qu'une satisfaction de vanité, elle était, pour le simple soldat rentré dans ses champs, l'aisance du paysan, en même temps que la preuve visible de l'héroïsme.

Système d'éducation imaginé par le Premier Consul.

Après ce beau système de récompenses, le Premier Consul s'était occupé avec non moins d'empressement d'un système d'éducation pour la jeunesse française. L'éducation, en effet, était alors nulle ou livrée aux ennemis de la Révolution.

État de l'éducation pendant le cours de la Révolution.

Les corporations religieuses autrefois employées à élever la jeunesse, avaient disparu avec l'ancien ordre de choses. Elles tendaient bien à renaître; mais le Premier Consul n'avait garde de leur livrer la génération nouvelle, les considérant comme les ouvriers secrets de ses ennemis. Les institutions par lesquelles la Convention avait cherché à les remplacer, n'avaient été qu'une chimère déjà presque évanouie. La Convention avait voulu donner gratuitement l'instruction primaire au peuple, et l'instruction secondaire aux classes moyennes, de manière à rendre l'une et l'autre accessibles à toutes les familles. Elle n'avait abouti à rien. Les communes avaient donné aux instituteurs primaires des logements, en général ceux des anciens curés de campagne, mais ne les avaient point appointés, ou du moins l'avaient fait avec des assignats. L'indigence avait bientôt dispersé ces malheureux instituteurs. Les écoles centrales, dans lesquelles se dispensait l'instruction secondaire, placées dans chaque chef-lieu de département, étaient des établissements en quelque sorte académiques, où se faisaient des cours publics, auxquels la jeunesse pouvait assister quelques heures par jour, mais en retournant ensuite dans les familles, ou dans des pensionnats formés par l'industrie particulière. La nature des études était conforme à l'esprit du temps. Les études classiques, considérées comme une vieille routine, y avaient été presque abandonnées. Les sciences naturelles et exactes, les langues vivantes, avaient pris la place des langues anciennes. Un muséum d'histoire maternelle était attaché à chacune de ces écoles. Une telle instruction avait peu d'influence sur la jeunesse; car un cours qui dure une ou deux heures par jour, n'est pas un moyen de s'emparer d'elle. On la laissait former par les chefs de pensionnat, pour la plupart alors ennemis du nouvel ordre de choses, ou spéculateurs avides traitant la jeunesse comme un objet de trafic, non comme un dépôt sacré de l'État et des familles. Les écoles centrales d'ailleurs, placées dans les cent deux départements, une dans chaque chef-lieu, étaient trop nombreuses. Il n'y avait pas assez d'élèves pour ces cent deux écoles. Trente-deux seulement avaient attiré des auditeurs, et étaient devenues des foyers d'instruction. On avait vu s'y produire quelques professeurs distingués, conservant encore l'esprit des saines études. Mais les vicissitudes politiques, là comme ailleurs, avaient fait sentir leur triste influence. Les professeurs, choisis par des jurys d'instruction, s'étaient succédé comme les partis au pouvoir, avaient paru et disparu tour à tour, et les élèves avec eux! Enfin ces écoles, sans lien, sans unité, sans direction commune, présentaient des fragments épars, et non un grand édifice d'instruction publique.

Plan du Premier Consul.

Le Premier Consul forma son projet d'un jet, avec la résolution d'esprit qui lui était ordinaire.

D'abord, les finances de la France ne permettaient pas de fournir, partout et gratis, l'instruction primaire au peuple, lequel, du reste, n'aurait pas eu assez de loisir pour la recevoir, si l'État avait eu assez d'argent pour la lui donner. C'est tout au plus si on était en mesure de faire les frais du nouveau clergé, et on le pouvait grâce à une circonstance particulière du temps, c'était la masse des pensions ecclésiastiques, qui tenaient lieu de traitement à la plupart des curés. Il était donc impossible de payer un instituteur primaire par commune. On se contenta d'en établir chez les populations assez aisées pour en faire elles-mêmes les frais. La commune accordait le logement et l'école, les écoliers payaient une rétribution calculée sur les besoins de l'instituteur. C'était tout ce qu'on pouvait faire alors.

Création des Lycées.

Pour le moment, le plus important était l'instruction secondaire. Le Premier Consul supprima dans son projet les écoles centrales, qui n'étaient que des cours publics, sans ensemble, sans action sur la jeunesse. On comptait trente-deux écoles centrales, qui avaient plus ou moins réussi. C'était une indication du besoin d'instruction dans les diverses parties de la France. Le Premier Consul projeta trente-deux établissements, qu'il nomma lycées, d'un nom emprunt à l'antiquité, et qui étaient des pensionnats où la jeunesse, casernée, retenue pendant les principales années de l'adolescence, devait subir la double influence d'une forte instruction littéraire, et d'une éducation mâle, sévère, suffisamment religieuse, tout à fait militaire, modelée sur le régime de l'égalité civile. Il voulut y rétablir l'ancienne règle classique, qui assignait aux langues anciennes la première place, ne donnait que la seconde aux sciences mathématiques et physiques, laissant aux écoles spéciales le soin d'achever l'enseignement des dernières. Il avait raison en cela comme dans le reste. L'étude des langues mortes n'est pas seulement une étude de mots, mais une étude de choses; c'est l'étude de l'antiquité avec ses lois, ses mœurs, ses arts, son histoire si morale, si fortement instructive. Il n'y a qu'un âge pour apprendre ces choses: c'est l'enfance. La jeunesse une fois venue avec ses passions, avec son penchant à l'exagération et au faux goût, l'âge mûr avec ses intérêts positifs, la vie se passe, sans qu'on ait donné un moment à l'étude d'un monde, mort comme les langues qui nous en ouvrent l'entrée. Si une curiosité tardive nous y ramène, c'est à travers de pâles et insuffisantes traductions qu'on pénètre dans cette belle antiquité. Et dans un temps où les idées religieuses se sont affaiblies, si la connaissance de l'antiquité s'évanouissait aussi, nous ne formerions plus qu'une société sans lien moral avec le passé, uniquement instruite et occupée du présent; une société ignorante, abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques.

Le Premier Consul voulut donc que, dans son projet, les études classiques reprissent leur rang. Les sciences ne venaient qu'après. On devait en enseigner ce qui est utile dans toutes les professions de la vie, et ce qui est nécessaire pour passer des écoles secondaires aux écoles spéciales. L'instruction religieuse y devait être donnée par des aumôniers, l'instruction militaire, par de vieux officiers sortis de l'armée. Tous les mouvements devaient s'y exécuter au pas militaire, et au son du tambour. Ce régime était convenable à une nation destinée tout entière à manier les armes, ou dans l'armée ou dans la garde nationale. Huit professeurs de langues anciennes ou de belles-lettres, un censeur des études, un économe, chargé du matériel, un chef supérieur, sous le nom de proviseur, composaient le personnel de ces établissements.

Telles étaient les écoles dans lesquelles le Premier Consul voulait former la jeunesse française. Mais comment l'y attirer? Là était la difficulté. Le Premier Consul y pourvut par un de ces moyens hardis et sûrs, comme il faut les employer quand on veut sérieusement atteindre un but. Il imagina de créer 6,400 bourses gratuites, dont l'État ferait les frais, et qui, au taux moyen de 7 à 800 francs, représenteraient une dépense totale de 5 à 6 millions par an, somme considérable alors. Ces six mille et quelques cents élèves suffisaient pour fournir le fond de la population des lycées. La confiance des familles, qu'on espérait acquérir plus tard, devait un jour dispenser l'État de continuer un tel sacrifice. Le produit de ces six mille bourses formait en même temps une ressource suffisante pour couvrir la plus grande partie des frais des nouveaux établissements.

Le Premier Consul entendait distribuer de la manière suivante les bourses dont le gouvernement allait avoir la disposition: 2,400 devaient être données aux enfants des militaires en retraite qui étaient peu aisés, des fonctionnaires civils qui avaient utilement servi, des habitants des provinces récemment réunies à la France. Les 4,000 autres étaient destinées aux pensionnats actuellement établis. Il y avait en effet un grand nombre de ces pensionnats exploités par l'industrie particulière. Le Premier Consul crut devoir les laisser exister; mais, il les rattacha à son plan par le moyen le plus simple et le plus efficace. Ces pensionnats ne pouvaient subsister désormais qu'avec l'autorisation du gouvernement; ils devaient être inspectés tous les ans par les agents de l'État; ils étaient obligés d'envoyer leurs élèves aux cours des lycées, moyennant une faible rétribution. Enfin, les 4,000 bourses devaient, après un examen annuel, être distribuées entre les élèves des divers pensionnats, en raison du mérite reconnu et de la bonne tenue de chaque maison. Ainsi rattachés au plan général, les pensionnats en faisaient tout à fait partie.

Passant ensuite à l'instruction spéciale, le Premier Consul s'occupa d'en compléter l'organisation. L'étude de la jurisprudence avait péri avec l'ancien établissement judiciaire; il créa dix écoles de droit. Les écoles de médecine, moins négligées, subsistaient au nombre de trois; il proposa d'en créer six. L'École Polytechnique existait, elle fut rattachée à cette organisation. On y ajouta une école des services publics, connue depuis sous le titre d'École des Ponts-et-Chaussées, une école des arts mécaniques, alors fixée à Compiègne, depuis à Châlons-sur-Marne, premier modèle des écoles des arts et métiers, qui sont aujourd'hui jugées si utiles; enfin une école du grand art qui faisait alors la puissance du Premier Consul et de la France, une école d'art militaire, destinée à occuper le château de Fontainebleau.

Il manquait à cet ensemble un complément, c'est-à-dire un corps enseignant, qui fournît à ces colléges des instituteurs, qui les embrassât dans sa surveillance, en un mot, ce qu'on a nommé depuis l'Université. Mais le moment n'en était pas encore venu. C'était déjà beaucoup de recueillir du naufrage les établissements d'instruction publique, et de créer tout d'abord, avec les professeurs actuels, des colléges dépendants de l'État, où la jeunesse de toutes les classes, attirée par l'éducation gratuite, serait formée sur un modèle commun, régulier, conforme aux principes de la Révolution française, et aux saines doctrines littéraires. Le Premier Consul dit au savant Fourcroy: Ceci n'est qu'un commencement; plus tard, nous ferons plus et mieux.—

Discussion du Conseil d'État, sur l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur le nouveau système d'éducation publique.

Ces deux projets importants furent d'abord portés au Conseil d'État, et livrés, dans ce corps éclairé, à de vives controverses. Le Premier Consul, qui n'aimait pas la discussion publique, parce qu'elle agitait alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait même dans le sein du Conseil d'État. C'était son gouvernement représentatif à lui. Il y était familier, original, éloquent, s'y permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par le choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir plus de lumières qu'on ne peut en obtenir d'une grande assemblée, où la solennité de la tribune, les inconvénients de la publicité gênent et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. Cette forme de discussion serait même la meilleure pour l'éclaircissement des affaires, s'il ne dépendait d'un maître absolu de l'arrêter aux limites fixées par sa volonté. Mais un tel corps est pour le despotisme éclairé, quand il veut être éclairé, la meilleure des institutions.

Caractère des discussions dans le sein du Conseil d'État.

Le Conseil d'État, composé de tous les hommes de la Révolution, et de quelques-uns de ceux qui avaient surgi plus récemment, offrait dans son ensemble les diverses nuances de l'opinion publique, et peu affaiblies, car si, d'une part, MM. Portalis, Rœderer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Devaines y représentaient vivement le parti de la réaction monarchique, MM. Thibaudeau, Berlier, Truguet, Emmery, Bérenger y représentaient le parti fidèle à la Révolution, jusqu'à défendre quelquefois ses préjugés. Mais là, dans le huis-clos du Conseil d'État, les discussions étaient sincères et profondément utiles.

Le projet de la Légion-d'Honneur fut fortement attaqué. Ici, comme dans l'affaire du Concordat, le Premier Consul devançait peut-être le mouvement des esprits. Cette génération, qui bientôt fut au pied des autels, qui bientôt se couvrit de décorations avec un empressement puéril, résistait encore, dans le moment, au rétablissement des cultes et à l'institution de la Légion-d'Honneur.

Objections élevées dans le sein du Conseil d'État, contre l'institution de la Légion-d'Honneur.

On trouvait même au Conseil d'État que l'institution de la Légion-d'Honneur blessait l'égalité, qu'elle recommençait l'aristocratie détruite, qu'elle était un retour trop avoué à l'ancien régime. L'objet si élevé, si positif, indiqué par le serment, c'est-à-dire le maintien des principes de la Révolution, ne touchait que médiocrement les opposants. Ils demandaient si les obligations contenues dans ce serment n'étaient pas communes à tous les citoyens, si tous ne devaient pas concourir à défendre le territoire, les principes de l'égalité, les biens nationaux, etc.; si particulariser cette obligation pour les uns, ce n'était pas la rendre moins stricte pour les autres. On demandait si cette légion n'avait pas un but trop exceptionnel, comme, par exemple, de défendre un pouvoir auquel elle serait attachée par le lien des bienfaits. D'autres, alléguant la Constitution, objectaient qu'elle n'avait parlé que d'un système de récompenses militaires. Ils ajoutaient que l'institution se comprendrait mieux, soulèverait moins d'objections, si elle avait pour but de récompenser exclusivement les actions de guerre; que les actions de ce genre étaient si positives, si facilement appréciables, si généralement récompensées en tout pays, que personne ne trouverait à redire si on se bornait à cet objet clair et limité.

Réponses du Premier Consul aux objections élevées contre la Légion-d'Honneur.

Le Premier Consul répondit à toutes ces objections avec la dialectique la plus vigoureuse. Qu'y a-t-il d'aristocratique, disait-il, dans une distinction toute personnelle, toute viagère, accordée à l'homme qui a déployé un mérite civil ou militaire, accordée à lui seul, accordée pour sa vie seulement, et ne passant point à ses enfants? Une telle distinction est le contraire de l'aristocratie; car le propre des titres aristocratiques est de se transmettre de celui qui les a mérités à son fils qui n'a rien fait pour les acquérir. Un ordre est la plus personnelle, la moins aristocratique des institutions. Mais, dit-on, après ceci viendra autre chose. Cela se peut, ajoutait le Premier Consul; mais voyons d'abord ce qu'on nous donne, nous jugerons le reste ensuite. On demande ce que signifie cette légion composée de six mille individus, et quels seront ses devoirs. On demande si elle a d'autres devoirs que ceux qui sont imposés à l'universalité des citoyens, tous également tenus de défendre le territoire, la Constitution, l'égalité. Premièrement on peut répondre à cette question que tout citoyen doit défendre la patrie commune, et que cependant il y a l'armée, à qui on en impose plus particulièrement le devoir. Serait-il dès lors étonnant que, dans l'armée, il y eût un corps d'élite, auquel on demanderait plus de dévouement à ses devoirs, plus de disposition au grand sacrifice de la vie? Mais d'ailleurs veut-on savoir ce que sera cette légion, s'écriait le Premier Consul, en revenant à son idée favorite; le voici. C'est un essai d'organisation pour les hommes, auteurs ou partisans de la Révolution, qui ne sont ni émigrés, ni Vendéens, ni prêtres. L'ancien régime, si battu par le bélier de la Révolution, est plus entier qu'on ne le croit. Tous les émigrés se tiennent par la main; les Vendéens sont encore secrètement enrôlés; et, avec les mots de roi légitime, de religion, on peut en un instant réunir des milliers de bras, qui se lèveraient, soyez-en sûrs, si leur fatigue et la force du gouvernement ne les retenaient. Les prêtres forment un corps, au fond peu ami de nous tous. Il faut que, de leur côté, les hommes qui ont pris part à la Révolution s'unissent, se lient entre eux, forment aussi un tout solide, et cessent de dépendre du premier accident qui frapperait une seule tête. Il s'en est fallu de bien peu que vous ne fussiez rejetés dans le chaos par l'explosion du 3 nivôse, et livrés sans défense à vos ennemis. Depuis dix ans nous n'avons fait que des ruines, il faut fonder enfin un édifice pour nous établir dedans, et y vivre. Ces six mille légionnaires, composés de tous les hommes qui ont fait la Révolution, qui l'ont défendue après l'avoir faite, qui veulent la continuer dans ce qu'elle a de raisonnable et de juste, ces six mille légionnaires, militaires, fonctionnaires civils, magistrats, dotés avec les biens nationaux, c'est-à-dire avec le patrimoine de la Révolution, sont une des plus fortes garanties que vous puissiez donner à l'ordre de choses nouveau. Et puis, soyez-en sûrs, la lutte n'est pas finie avec l'Europe; tenez pour certain qu'elle recommencera. N'est-on pas heureux d'avoir dans les mains un moyen si facile de soutenir, d'exciter la bravoure de nos soldats? Au lieu de ce chimérique milliard, que vous n'oseriez même plus promettre, vous pouvez, avec seulement trois millions de revenu en biens nationaux, susciter autant de héros pour soutenir la Révolution qu'elle en a trouvé pour l'entreprendre.—

Tels étaient les arguments du Premier Consul. Il en avait d'autres encore, destinés à ceux qui demandaient que le nouvel ordre fût purement militaire, et décerné seulement à l'armée. Je ne veux pas, disait-il, fonder un gouvernement de prétoriens; je ne veux pas récompenser uniquement les militaires. J'entends que tous les mérites soient frères, que le courage du président de la Convention, résistant à la populace soit rangé à côté du courage de Kléber, montant à l'assaut de Saint-Jean-d'Acre. On parle des termes de la Constitution! Il ne faut pas se laisser ainsi enchaîner par les mots. La Constitution a voulu tout dire, et ne l'a pas toujours su: c'est à nous d'y suppléer. Il faut que les vertus civiles aient leur part de récompense comme les vertus militaires. Ceux qui s'y opposent raisonnent comme les Barbares. C'est le culte de la force brutale qu'ils nous conseillent! Mais l'intelligence a ses droits avant ceux de la force; la force elle-même n'est rien sans l'intelligence. Dans les temps héroïques, le général, c'était l'homme le plus fort, le plus adroit de sa personne; dans les temps civilisés, le général, c'est le plus intelligent des braves. Quand nous étions au Kaire, les Égyptiens ne pouvaient pas comprendre que Kléber, si imposant de sa personne, ne fût pas le général en chef. Lorsque Mourad-Bey eut vu de près notre tactique, il comprit que c'était moi, et pas un autre, qui devais être le général d'une armée ainsi conduite. Vous raisonnez comme les Égyptiens, quand vous prétendez borner les récompenses à la valeur guerrière. Les soldats, ajoutait le Premier Consul, les soldats raisonnent mieux que vous. Allez dans leurs bivouacs, écoutez-les. Croyez-vous que, parmi leurs officiers, ce soit le plus grand, le plus imposant par sa stature, qui leur inspire le plus de considération? Non, c'est le plus brave. Croyez-vous même que le plus brave soit précisément le premier dans leur esprit? Sans doute, ils mépriseraient celui dont ils suspecteraient le courage; mais ils mettent bien au-dessus du brave celui qu'ils croient le plus intelligent. Moi-même, croyez-vous que ce soit uniquement parce que je suis réputé un grand général, que je commande à la France? Non, c'est parce qu'on m'attribue les qualités de l'homme d'État et du magistrat. La France ne tolérera jamais le gouvernement du sabre; ceux qui le croient se trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d'abjection pour qu'il en fût ainsi. La France est un trop noble pays, trop intelligent, pour se soumettre à la puissance matérielle, et pour inaugurer chez elle le culte de la force. Honorons l'intelligence, la vertu, les qualités civiles en un mot, dans toutes les professions; récompensons-les d'un prix égal dans toutes.—

Ces raisons, données avec chaleur, avec verve, et sortant de la bouche du plus grand capitaine des temps modernes, entraînèrent, en le charmant, le Conseil d'État tout entier. Elles étaient, il faut le dire, sincères et intéressées tout à la fois. Le Premier Consul voulait qu'il fût bien entendu, surtout pour les militaires, que ce n'était pas comme général seulement, mais comme homme de génie, qu'il était le chef de la France.

Ne pouvant le faire renoncer à son projet, on l'engagea cependant à l'ajourner, lui disant que c'était trop tôt, qu'ayant devancé peut-être le mouvement des esprits à l'égard du Concordat, il fallait s'arrêter un instant, et donner à l'opinion un moment de répit. Il n'écouta aucun de ces conseils. Sa nature était, en toutes choses, impatiente du résultat.

Discussion dans le Conseil d'État du plan d'éducation publique.

Le projet relatif au système d'éducation publique souleva aussi de graves objections dans le sein du Conseil d'État. Le parti de la réaction monarchique n'était pas éloigné de souhaiter le rétablissement des corporations religieuses. Le parti contraire soutenait les écoles centrales, et demandait plutôt l'amélioration que l'abrogation de ce système. Ce dernier montrait aussi quelque défiance au sujet de ces 6,400 bourses laissées à la distribution du gouvernement.

Les anciennes corporations ne sont pas de ce temps, disait le Premier Consul, d'ailleurs elles sont ennemies. Le clergé s'accommode du gouvernement actuel, il le préfère à la Convention et au Directoire; mais les Bourbons seraient bien mieux son fait. Quant aux écoles centrales, elles n'existent pas. C'est le néant. Il faut créer un vaste système, et organiser l'éducation publique en France. On croit peut-être que c'est dans un but d'influence que ces 6,400 bourses ont été imaginées. C'est voir la question par un bien petit côté. De l'influence, le gouvernement actuel en a plus qu'il n'en désire. Il n'y a rien, en effet, qu'il ne pût aujourd'hui, surtout s'il voulait réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait, rétablir ce qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il est assailli d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels chacun propose la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il faut bien se garder de céder à une telle impulsion. Ces six mille bourses sont nécessaires pour organiser une société nouvelle, et la remplir de l'esprit du siècle. D'abord il est nécessaire de s'occuper des militaires et de leurs enfants. On leur doit tout. Ils n'ont rien touché du milliard promis. C'est bien le moins de leur assurer le nécessaire. Ces bourses sont un supplément indispensable à la modicité de leurs traitements. Les fonctionnaires civils méritent à leur tour d'être récompensés et encouragés quand ils auront bien servi. Ils sont d'ailleurs aussi pauvres que les militaires. Les uns et les autres nous donneront leurs enfants à élever, à façonner au nouveau régime. Les quatre mille boursiers que nous prendrons dans les pensionnats, seront aussi une pépinière de sujets dont nous nous emparerons dans le même but. Il faut que nous fondions une société nouvelle, d'après les principes de l'égalité civile, dans laquelle tout le monde trouve sa place, qui ne présente ni les injustices de la féodalité, ni le pêle-mêle de l'anarchie. Il est urgent de fonder cette société, car elle n'existe pas. Pour la fonder, il est nécessaire d'avoir des matériaux: les seuls bons, c'est la jeunesse. Il faut donc consentir à la prendre; et, si nous ne l'attirons pas à nous par l'attrait de l'éducation gratuite, les parents ne nous la confieront pas de leur propre mouvement. Nous sommes tous suspects, nous auteurs, complices ou défenseurs de la Révolution, tant les nations sont changeantes! tant on est revenu des illusions de quatre-vingt-neuf! On ne nous donnera pas facilement les enfants des familles si nous ne prenons pas des moyens pour les attirer. Si nous formions des lycées sans bourses, ils seraient encore plus déserts que les écoles centrales, cent fois davantage; car les parents peuvent envoyer sans crainte leurs enfants à des cours publics, dans lesquels l'on professe le latin et les mathématiques, mais ils ne les enverraient pas facilement à des pensionnats dans lesquels l'autorité dominera complètement. Il n'y a qu'un moyen de les attirer, ce sont les bourses. Et les habitants des départements récemment réunis, il faut les faire français aussi! Il n'y a qu'un moyen encore, c'est de prendre leurs enfants un peu malgré eux, de les mettre avec les fils de vos officiers, de vos fonctionnaires, et de vos familles peu aisées, que l'avantage d'une éducation gratuite aura disposées à une confiance qu'elles n'auraient pas naturellement. Alors ces enfants apprendront notre langue, recevront notre esprit. Nous aurons ainsi fondu ensemble les Français d'autrefois, et les Français d'aujourd'hui; les Français du centre, et les Français des bords du Rhin, de l'Escaut et du Pô.—

Ces raisons profondes, répétées en plus d'une séance, et sous mille formes diverses, dont nous ne rapportons ici que la substance, firent prévaloir le projet de loi. C'est M. Fourcroy qui fut chargé de le porter au Corps Législatif, et d'en soutenir la discussion.

Adoption, par le Corps Législatif, du projet de loi sur l'instruction publique.
Faible majorité accordée au projet de loi relatif à la Légion-d'Honneur.

Ce projet et celui de la Légion-d'Honneur furent présentés au Corps Législatif à peu près en même temps, car le Premier Consul ne voulait pas laisser passer cette courte session, sans avoir posé les principales bases de son vaste édifice. La loi sur l'instruction publique ne rencontra pas de grands obstacles, et, soutenue par M. Fourcroy, qui en était l'auteur de moitié avec le Premier Consul, elle fut adoptée à une majorité considérable. Dans le Tribunat elle obtint 80 boules blanches contre 9 boules noires; dans le Corps Législatif, 251 contre 27. Mais il n'en fut pas ainsi pour la loi relative à la Légion-d'Honneur. Elle rencontra, dans les deux assemblées, une résistance également vive. Lucien Bonaparte en fut nommé rapporteur; et, à la vivacité qu'il mit à la défendre, il devint trop évident qu'il défendait une idée de famille. L'institution fut fort attaquée au Tribunat par MM. Savoie-Rollin et de Chauvelin, ce dernier mettant une sorte de prétention à défendre le principe de l'égalité, malgré le nom qu'il portait. Lucien, qui avait le talent de la parole, mais qui ne l'avait pas suffisamment exercé, répondit avec peu de sang-froid et de mesure et contribua beaucoup à indisposer le Tribunat. Malgré l'épuration que ce corps avait subie, le projet présenté n'obtint que 56 boules blanches contre 38 noires. Au Corps Législatif, la discussion, quoique dirigée tout entière dans un même sens, puisque le Tribunat, ayant adopté la proposition du gouvernement, n'avait envoyé que des orateurs chargés de l'appuyer, la discussion ne ramena pas beaucoup les esprits. Il n'y eut que 166 suffrages favorables contre 110 suffrages contraires. Le projet de loi fut donc adopté; mais rarement la minorité avait été si forte, et la majorité si faible, même avant l'exclusion des opposants. C'est que le Premier Consul avait heurté ici le sentiment de l'égalité, seul survivant dans les cœurs. Ce sentiment s'effarouchait à tort sans doute, car il n'y avait rien de moins aristocratique qu'une institution qui avait pour but de décerner à des soldats, à des savants, une distinction purement viagère, et la même que devaient porter des généraux et des princes. Mais tout sentiment, quand il est vif, est susceptible et ombrageux. Le Premier Consul était allé trop vite; il en convint.—Nous aurions dû attendre, dit-il, cela est vrai. Mais nous avions raison, et il faut savoir hasarder quelque chose quand on a raison. D'ailleurs ce projet a été mal défendu; on n'a pas fait valoir les bons arguments. Si on avait su les présenter avec vérité et vigueur, l'opposition se serait rendue.—

Présentation au Corps Législatif du traité d'Amiens.
Motifs qui avaient fait différer cette présentation.

La fin de cette session si féconde approchait, et cependant le traité d'Amiens n'avait pas encore été apporté au Corps Législatif, pour y être converti en loi. Ce grand acte était réservé pour le dernier. On voulait qu'il servît en quelque sorte de couronnement aux œuvres du Premier Consul, et aux délibérations de cette session extraordinaire. De plus, on le regardait comme une occasion de faire éclater la reconnaissance publique, en faveur de l'auteur de tous les biens dont on jouissait.

Mouvement de l'opinion publique en faveur du Premier Consul.
Vœu général de lui continuer pour toute sa vie, le pouvoir qu'il a reçu pour dix ans.

Depuis quelque temps, en effet, on se demandait si on ne donnerait pas un grand témoignage de gratitude nationale à l'homme qui, en deux années et demie, avait tiré la France du chaos, et l'avait réconciliée avec l'Europe, avec l'Église, avec elle-même, et déjà presque complètement organisée. Ce sentiment de reconnaissance était universel et mérité. Il était facile de le faire aboutir à l'accomplissement des vœux secrets du Premier Consul, vœux qui consistaient à obtenir à perpétuité le pouvoir qui lui avait été confié pour dix ans. Les esprits, au surplus, étaient fixés à cet égard, et, sauf un petit nombre de royalistes ou de jacobins, personne n'aurait compris, personne n'aurait voulu, que le pouvoir passât dans d'autres mains que celles du général Bonaparte. On regardait la continuation indéfinie de son autorité, comme la chose la plus simple et la plus inévitable. Convertir cette disposition des esprits en un acte légal était donc facile; et, si dix-huit mois auparavant, lorsque le fameux Parallèle entre César, Cromwell et le général Bonaparte, provoqua trop tôt la discussion sur ce point, on rencontra quelque répulsion, il n'en était plus ainsi désormais. Il n'y avait qu'un mot à dire pour que sur-le-champ on offrît au Premier Consul, sous tel titre et telle forme qu'il voudrait, une véritable souveraineté. Il suffisait de choisir un à-propos quelconque, et d'énoncer la proposition, pour qu'elle fût immédiatement accueillie.

Le moment où tant d'actes mémorables venaient de se succéder coup sur coup, était effectivement celui que le Premier Consul dans ses calculs, ses amis dans leur impatience intéressée, les esprits avisés dans leurs prévisions, avaient désigné, et que le public, naïf, sincère dans ses sentiments, était prêt à accepter pour une grande manifestation. Le général Bonaparte souhaitait le suprême pouvoir, c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, pour achever ce bien, il fallait long-temps encore un chef tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle, et l'un des plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour long-temps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre. Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire; c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières années de sa carrière.

Vœu secret du Premier Consul.
Projets formés dans le sein de la famille Bonaparte.
Projet de conférer au général Bonaparte le Consulat à vie, avec faculté de désigner son successeur.

Le général Bonaparte cachait profondément dans son cœur des désirs que tout le monde, même le peuple le plus simple, apercevait clairement. C'est tout au plus s'il s'en ouvrait à ses frères. Jamais il ne disait que le titre de Premier Consul pour dix ans avait cessé de lui suffire. Sans doute, quand la question se présentait sous forme théorique, quand on parlait d'une manière générale de la nécessité d'une autorité forte, il se donnait carrière, et exprimait sa pensée à cet égard. Mais jamais il ne concluait à demander pour lui-même une prorogation de pouvoir. Tout à la fois dissimulé et confiant, il communiquait certaines choses aux uns, certaines aux autres, et cachait quelque chose à tous. À ses collègues, surtout à M. Cambacérès, dont il appréciait la haute sagesse; à MM. Fouché et de Talleyrand, auxquels il accordait une grande part d'influence, il parlait complètement de ce qui intéressait les affaires publiques, beaucoup plus qu'à ses frères, auxquels il était loin de confier le secret de l'État. Pour ce qui le touchait personnellement, au contraire, il disait peu à ses collègues ou à ses ministres, et beaucoup à ses frères. Toutefois il ne leur avait pas même découvert, à eux, la secrète ambition de son cœur; mais elle était si aisée à deviner, on était dans le sein de sa famille si pressé de la faire réussir, qu'on lui épargnait la peine de s'en ouvrir le premier. On l'en entretenait sans cesse, et on lui laissait la position plus commode d'avoir à modérer plutôt qu'à exciter le zèle pour sa grandeur. On lui disait donc que le moment était venu de constituer en sa faveur autre chose qu'un pouvoir éphémère et passager, qu'il fallait songer enfin à lui en attribuer un qui fût tout à fait solide et durable. Joseph avec la douceur paisible de son caractère, Lucien avec la pétulance de sa nature, tendaient ouvertement au même but. Ils avaient pour confidents et pour coopérateurs les hommes de leur intimité, qui, soit dans le Conseil d'État, soit dans le Sénat, partageaient leur sentiment par conviction, et par envie de plaire. MM. Regnaud, Laplace, Talleyrand et Rœderer, celui-ci toujours le plus ardent dans cette voie, étaient franchement d'avis qu'il fallait, le plus tôt possible et le plus complètement, retourner à la monarchie. M. de Talleyrand, le plus calme, mais pas le moins actif d'entre eux, aimait fort la monarchie, surtout élégante et brillante, comme dans le palais de Versailles, sans les Bourbons toutefois, avec lesquels il se croyait alors incompatible. Il répétait sans cesse, avec une autorité qui ne pouvait appartenir qu'à lui, que pour négocier avec l'Europe il serait bien plus facile de traiter au nom d'une monarchie que d'une république; que les Bourbons étaient pour les rois des hôtes incommodes et déconsidérés; que le général Bonaparte, avec sa gloire, sa puissance, son courage à comprimer l'anarchie, était pour eux le plus souhaitable, le plus attendu de tous les souverains; que quant à lui, ministre des affaires étrangères, il affirmait qu'ajouter, n'importe quoi, à l'autorité actuelle du Premier Consul, c'était se concilier l'Europe, bien loin de la blesser. Ces confidents intimes de la famille Bonaparte avaient fort débattu entre eux la question du moment. Cependant, aboutir de plein saut à une souveraineté héréditaire, qu'on l'appelât empire ou royauté, semblait une témérité bien grande. Peut-être valait-il mieux y arriver, en passant par un ou plusieurs intermédiaires. Mais sans changer le titre du Premier Consul, ce qui était plus commode, on pouvait lui donner l'équivalent du pouvoir royal, et l'équivalent même de l'hérédité: c'était le Consulat à vie, avec faculté de désigner son successeur. En apportant quelques modifications à la Constitution, modifications faciles à obtenir du Sénat, qui était devenu une sorte de pouvoir constituant, il était possible de créer une vraie souveraineté, sous un titre républicain. On se donnait même, par la faculté de désigner le successeur, les seuls avantages de l'hérédité actuellement désirables; car le Premier Consul n'ayant pas d'enfants, n'ayant que des frères et des neveux, il valait mieux lui confier le droit de choisir entre eux celui qu'il jugerait le plus digne de succéder à sa puissance.

Agitations intérieures de la famille Bonaparte.

Cette idée paraissant la plus prudente et la plus sage, on semblait s'y être arrêté dans le sein de la famille Bonaparte. Cette famille était, dans le moment, singulièrement émue. Les frères du Premier Consul qui avaient sur leur front un rayon de sa gloire, mais à qui cela ne suffisait pas, et qui auraient voulu qu'il devînt un vrai monarque, pour devenir princes par le droit du sang, s'agitaient beaucoup, se plaignaient de n'être rien, d'avoir servi à l'élévation de leur frère, et de n'avoir pas dans l'État un rang proportionné à leur mérite et à leurs services. Joseph, plus paisible par caractère, satisfait d'ailleurs du rôle de négociateur ordinaire de la paix, riche, considéré, était moins impatient. Lucien, qui se donnait pour républicain, était cependant celui de tous qui se montrait le plus pressé de voir le pouvoir souverain de son frère, élevé sur les ruines de la République. Tout récemment il avait refusé de dîner chez madame Bonaparte, disant qu'il s'y rendrait lorsqu'il y aurait une place marquée pour les frères du Premier Consul. Au sein de cette famille, madame Bonaparte, plus digne d'intérêt parce qu'elle n'éprouvait pas toutes ces ardeurs ambitieuses, et les redoutait, au contraire, madame Bonaparte était, suivant son ordinaire, plus effrayée que satisfaite des changements qui se préparaient. Elle avait peur, comme nous l'avons déjà dit, qu'on ne fît franchir trop tôt à son mari les marches de ce trône, où elle avait vu siéger les Bourbons, et où il lui semblait incroyable que d'autres qu'eux pussent être assis. Elle craignait que des frères inconsidérés, jaloux de partager la grandeur de leur frère, ne hâtassent imprudemment son élévation, et, pour le faire monter trop vite, ne précipitassent elle, lui, eux, tous enfin, dans un abîme. Rassurée à un certain degré, par la tendresse de son époux, sur le danger d'un divorce prochain, elle était dans le moment poursuivie d'une seule image, celle du nouveau César, frappé d'un coup de poignard, à l'instant où il essaierait de poser le diadème sur sa tête.

Madame Bonaparte avouait hardiment ses craintes à son époux, qui la faisait taire, en lui imposant silence brusquement. Repoussée, elle s'adressait alors aux hommes qui avaient sur lui quelque influence, les suppliait de combattre les conseils de frères ambitieux et mal avisés, et donnait ainsi à ses répugnances, à ses craintes, un éclat fâcheux qui déplaisait au Premier Consul.

Parmi les personnages admis dans cet intérieur, le ministre Fouché entrait plus qu'un autre dans les vues de madame Bonaparte. Ce n'est pas qu'il eût plus de fierté de sentiments que les hommes dont le Premier Consul était entouré, et que seul, entre tous, il ne cherchât pas à plaire au maître inévitable; non, sans doute. Mais il avait un grand sens; il voyait avec appréhension l'impatience de la famille Bonaparte; il entendait de plus près que personne les cris sourds, étouffés, des républicains vaincus, peu nombreux, mais révoltés d'une usurpation si prompte; et lui-même, au milieu de ce mouvement des choses, ressentait quelque émotion de ce qu'on allait entreprendre. Bien qu'il ne voulût pas perdre la confiance du Premier Consul, qu'il voulût au contraire l'avoir plus que jamais, puisque le Premier Consul allait devenir arbitre de toutes les existences, cependant il avait laissé deviner une partie de ce qu'il pensait. Lié avec madame Bonaparte, il avait entendu l'expression des craintes dont elle était assiégée, et, craignant le ressentiment de son mari, avait cherché à la calmer.—Madame, lui avait-il dit, tenez-vous en repos. Vous contrariez inutilement votre époux. Il sera consul à vie, roi ou empereur, tout ce qu'on peut être. Vos craintes le fatiguent; mes conseils le blesseraient. Restons donc à notre place, et laissons s'accomplir des événements, que vous ni moi ne saurions empêcher.—

Le dénoûment de cette scène agitée approchait, à mesure qu'on arrivait au terme de la session extraordinaire de l'an X, et on entendait les meneurs répéter plus souvent et plus haut, qu'il fallait donner de la stabilité au pouvoir, et un témoignage de reconnaissance au bienfaiteur de la France et du monde. Cependant, on ne pouvait pas amener ce dénouement d'une manière sûre et naturelle, sans la main d'un homme, et cet homme était le consul Cambacérès. Nous avons déjà parlé de son influence occulte, mais réelle, et habilement ménagée, sur l'esprit du Premier Consul. Son action sur le Sénat était également grande. Ce corps avait une véritable déférence pour le vieux jurisconsulte, devenu confident du nouveau César. M. Sieyès, créateur en quelque sorte du Sénat, y avait d'abord joui d'un certain ascendant. Bientôt, son intention de tourner ce corps à l'opposition, ayant été dévoilée et vaincue, M. Sieyès n'était plus que ce qu'il avait toujours été, c'est-à-dire un esprit supérieur, mais chagrin, impuissant, réduit désormais à médire de toutes choses, dans la terre de Crosne, prix vulgaire de ses grands services. M. Cambacérès, au contraire, était devenu le directeur secret du Sénat. Dans la conjoncture actuelle, le général Bonaparte ne pouvant pas se proclamer lui-même consul à vie ou empereur, ayant besoin qu'un corps quelconque prît l'initiative, c'était évidemment le Sénat, et dans le Sénat, l'homme qui le dirigeait, auquel appartenait la plus grande importance.

M. Cambacérès, quoique dévoué au Premier Consul, ne voyait pas toutefois sans quelque déplaisir un changement, qui tendait à le placer à une distance encore plus grande de son illustre collègue. Sachant néanmoins que les choses n'en resteraient pas où elles étaient, qu'on perdrait sa peine à faire obstacle aux désirs du général Bonaparte, et que d'ailleurs, dans leurs limites actuelles, ces désirs étaient légitimes, M. Cambacérès résolut de s'entremettre spontanément, pour faire aboutir à un résultat raisonnable toute cette agitation intérieure, et pour donner au gouvernement une forme stable, qui satisfît l'ambition du Premier Consul, sans trop effacer les formes républicaines, chères encore à beaucoup d'esprits.

Dissimulation du Premier Consul, à l'égard de son collègue Cambacérès.

Tandis qu'on s'entretenait vivement à ce sujet autour du Premier Consul, lui se bornant à écouter, affectant même de garder le silence, M. Cambacérès mit fin à cet état de contrainte, en parlant le premier à son collègue de ce qui se passait. Il ne lui dissimula pas le danger de la précipitation dans une affaire de cette nature, et l'avantage qu'il y aurait à conserver une forme modeste, et toute républicaine, à un pouvoir aussi réel, aussi grand que le sien. Toutefois, lui offrant, en son propre nom et au nom du troisième consul Lebrun, un dévouement sans réserve, il lui déclara qu'ils étaient prêts, l'un et l'autre, à faire ce qu'il voudrait, et à lui épargner l'embarras d'intervenir de sa personne, dans une circonstance où il devait paraître recevoir, et non pas prendre, le titre qu'il s'agissait de lui donner. Le Premier Consul, lui exprimant sa gratitude d'une pareille ouverture, convint du danger qu'il y aurait à faire trop et trop vite, déclara qu'il ne formait aucun désir, qu'il était content de sa position actuelle, qu'il n'était pas pressé de la changer, et ne ferait rien pour en sortir; que cependant la constitution du pouvoir était, à son avis, précaire, et ne présentait pas un caractère suffisant de solidité et de durée; que, dans son opinion, il y avait quelque changements à introduire dans la forme du gouvernement, mais qu'il était trop directement intéressé dans cette question pour s'en mêler lui-même; qu'il attendrait donc, et ne prendrait aucune initiative.

M. Cambacérès répondit au Premier Consul que sans doute sa dignité personnelle exigeait beaucoup de réserve, et lui interdisait de prendre ostensiblement l'initiative, mais que s'il voulait bien s'expliquer avec ses deux collègues, leur faire connaître à tous deux le fond de sa pensée, ils lui épargneraient, une fois ses intentions connues, la peine de les manifester, et mettraient sans plus tarder la main à l'œuvre. Soit qu'il éprouvât un certain embarras à dire ce qu'il désirait, soit qu'il désirât plus qu'on ne lui destinait alors, la souveraineté peut-être, le Premier Consul se couvrit de nouveaux voiles, et se contenta de répéter qu'il n'avait aucune idée arrêtée, mais qu'il verrait avec plaisir que ses deux collègues surveillassent le mouvement des esprits, le dirigeassent même, pour prévenir les imprudences que pourraient commettre des amis malhabiles.

Jamais le Premier Consul ne voulut avouer sa pensée à son collègue Cambacérès. À la gêne naturelle qu'il éprouvait, se joignait une illusion. Il croyait que, sans qu'il eut besoin de s'en mêler, on viendrait déposer la couronne à ses pieds. C'était une erreur. Le public, tranquille, heureux, reconnaissant, était disposé à sanctionner tout ce qu'on ferait; mais ayant en quelque sorte abdiqué toute participation aux affaires publiques, il n'était pas prêt à s'en mêler, même pour témoigner la gratitude dont il était plein. Les corps de l'État, sauf les meneurs intéressés, étaient saisis d'une sorte de pudeur, à l'idée de venir, à la face du ciel, abjurer ces formes républicaines, qu'ils avaient récemment encore fait serment de maintenir. Beaucoup de gens, peu versés dans les secrets de la politique, allaient jusqu'à croire que le Premier Consul, satisfait de la toute-puissance dont il jouissait, depuis surtout qu'on l'avait débarrassé de l'opposition du Tribunat, se contenterait de pouvoir tout ce qu'il voudrait, et se donnerait la gloire facile d'être un nouveau Washington, avec bien plus de génie et de gloire que le Washington américain. Aussi quand les meneurs disaient qu'on n'avait rien fait pour le Premier Consul, qui avait tant fait pour la France, certains esprits simples répondaient naïvement: Mais que voulez-vous qu'on fasse pour lui? que voulez-vous qu'on lui offre? quelle récompense serait proportionnée aux services qu'il a rendus? Sa vraie récompense, c'est sa gloire.—

Malgré le refus du Premier Consul de s'expliquer, M. Cambacérès cherche à propager l'idée du Consulat à vie.

M. Cambacérès était trop sage pour se venger de la dissimulation du Premier Consul, en laissant les choses dans cette stagnation. Il fallait en finir, et il résolut de s'en mêler sur-le-champ. Dans son opinion et dans celle de beaucoup d'hommes éclairés, une prorogation de pouvoir de dix années, accordée au Premier Consul, laquelle, avec les sept années restant de la première période, portait à dix-sept la durée totale de son Consulat, était bien suffisante. C'était en effet soit en France, soit en Europe, déjouer les ennemis qui auraient calculé sur le terme légal de sa puissance. Mais M. Cambacérès savait bien que le Premier Consul ne s'en contenterait pas, qu'il fallait lui offrir autre chose, et qu'avec le Consulat à vie, accompagné de la faculté de désigner son successeur, on se procurerait tous, les avantages de la monarchie héréditaire, sans les inconvénients d'un changement de titre, sans le déplaisir que ce changement causerait à beaucoup d'hommes de bonne foi. Il s'arrêta donc à cette idée, et s'efforça de la propager dans le Sénat, dans le Corps Législatif, dans le Tribunat. Mais s'il y avait beaucoup d'individus prêts à tout voter, il y en avait d'autres qui hésitaient, et qui ne voulaient qu'une prorogation de dix ans.

Le Premier Consul avait différé jusqu'à ce jour, et avec intention, la présentation du traité d'Amiens au Corps Législatif, pour y être converti en loi. M. Cambacérès, comprenant que cette circonstance était celle dont il fallait user pour faire sortir d'une espèce d'acclamation générale les changements proposés, disposa tout pour amener un tel résultat. Le 6 mai (16 floréal) avait été choisi pour porter au Corps Législatif le traité qui complétait la paix générale. Le président du Tribunat, M. Chabot de l'Allier, était l'un des amis du consul Cambacérès. Celui-ci le fit appeler, et convint avec lui de la marche à suivre. Il fut arrêté entre eux que, lorsque le traité serait porté du Corps Législatif au Tribunat, M. Siméon proposerait une députation au Premier Consul pour lui témoigner la satisfaction de cette assemblée; qu'alors le président Chabot de l'Allier quitterait le fauteuil, et proposerait l'émission du vœu suivant: «Le Sénat est invité à donner aux Consuls un témoignage de la reconnaissance nationale».

Le Tribunat prend occasion de la présentation du traité d'Amiens, pour émettre le vœu d'une récompense nationale au Premier Consul.
Motion de M. Chabot de l'Allier.

Les choses ainsi disposées, le projet de loi fut porté le 6 mai (16 floréal) par trois conseillers d'État au Corps Législatif: c'étaient MM. Rœderer, Bruix (l'amiral), et Berlier. Ordinairement les projets étaient communiqués purement et simplement par le Corps Législatif au Tribunat; cette fois, vu l'importance de l'objet, le gouvernement voulut communiquer directement au Tribunat le traité soumis aux délibérations législatives. Trois conseillers d'État, Régnier, Thibaudeau et Bigot-Préameneu, furent chargés de ce soin. À peine avaient-ils achevé de faire cette communication, que le tribun Siméon demanda la parole. Puisque le gouvernement, dit-il, nous a communiqué d'une manière aussi solennelle le traité de paix conclu avec la Grande-Bretagne, nous devons répondre à cette démarche par une démarche pareille. Je demande qu'il soit adressé une députation au gouvernement, pour le féliciter du rétablissement de la paix générale. Cette proposition fut aussitôt adoptée. Le président Chabot de l'Allier se fit ensuite remplacer au fauteuil par M. Stanislas de Girardin, et, se transportant à la tribune, prononça les paroles suivantes:

«Chez tous les peuples on a décerné des honneurs publics aux hommes qui, par des actions éclatantes, ont honoré leur pays et l'ont sauvé de grands périls.

»Quel homme eut jamais plus que le général Bonaparte des droits à la reconnaissance nationale?

»Quel homme, soit à la tête des armées, soit à la tête du gouvernement, honora davantage sa patrie, et lui rendit des services plus signalés?

»Sa valeur et son génie ont sauvé le peuple français des excès de l'anarchie, et des malheurs de la guerre, et le peuple français est trop grand, trop magnanime, pour laisser tant de bienfaits sans une grande récompense.

»Tribuns, soyons ses organes. C'est à nous surtout qu'il appartient de prendre l'initiative lorsqu'il s'agit d'exprimer, dans une circonstance si mémorable, les sentiments et la volonté du peuple français.»

Pour conclusion de ce discours, M. Chabot de l'Allier proposa au Tribunat d'émettre le vœu d'une grande manifestation de la reconnaissance nationale, envers le Premier Consul.

Vœu du Tribunat.

Il proposa, en outre, de communiquer ce vœu au Sénat, au Corps Législatif et au gouvernement. La proposition fut adoptée à l'unanimité.

Formation d'une commission dans le sein du Sénat, pour l'accomplissement du vœu du Tribunat.

Cette délibération fut aussitôt connue du Sénat, et ce corps décida immédiatement qu'il serait formé une commission spéciale, afin de présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il conviendrait de donner au Premier Consul.

La députation que le tribun Siméon avait proposé d'envoyer au gouvernement fut reçue le lendemain même 7 mai (17 floréal) aux Tuileries. Le Premier Consul était entouré de ses collègues, d'un grand nombre de hauts fonctionnaires, et de généraux. Il avait une attitude grave et modeste. M. Siméon portait la parole. Il célébra les hauts faits du général Bonaparte, les merveilles de son gouvernement, plus grandes que celles de son épée; il lui attribua les victoires de la République, la paix qui les avait suivies, le rétablissement de l'ordre, le retour de la prospérité, et, terminant enfin cette allocution, «je me hâte, dit-il, je crains de paraître louer, quand il ne s'agit que d'être juste, et d'exprimer en peu de mots un sentiment profond que l'ingratitude seule aurait pu étouffer. Nous attendons que le premier corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment général, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter l'expression.»

Réponse du Premier Consul à une députation du Tribunat.

Le Premier Consul, après avoir remercié le tribun Siméon des sentiments qu'il venait de lui témoigner, après avoir dit qu'il y voyait un résultat des communications plus intimes établies entre le gouvernement et le Tribunat, faisant ainsi une allusion directe aux changements opérés dans ce corps, le Premier Consul termina par ces nobles paroles: «Pour moi, je reçois avec la plus sensible reconnaissance le vœu émis par le Tribunat. Je ne désire d'autre gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui m'était imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de mes concitoyens: heureux s'ils sont bien convaincus que les maux qu'ils pourraient éprouver seront toujours pour moi les maux les plus sensibles; que la vie ne m'est chère que par les services que je puis rendre à ma patrie; que la mort même n'aura point d'amertume pour moi, si mes derniers regards peuvent voir le bonheur de la République aussi assuré que sa gloire.»

Nouvelle dissimulation du Premier Consul.

Il ne s'agissait plus que de se fixer sur le témoignage de reconnaissance nationale à donner au général Bonaparte. Personne ne s'y trompait: tout le monde savait bien que c'était par une extension de pouvoir qu'il fallait payer à l'illustre général les bienfaits immenses qu'on en avait reçus. Cependant quelques esprits simples, soit au Tribunat, soit au Sénat, avaient cru, en votant, qu'il s'agissait peut-être d'un témoignage public, comme une statue ou un monument. Mais ces esprits simples étaient en bien petit nombre. La masse des tribuns et des sénateurs savaient parfaitement comment il fallait exprimer sa reconnaissance. Pendant cette journée et la suivante, les Tuileries et l'hôtel de M. Cambacérès, qui était logé hors du palais, ne désemplirent point. Les sénateurs venaient avec empressement demander comment il fallait agir. Le zèle était grand parmi eux; on n'avait qu'à énoncer ce qu'on voulait pour qu'ils le décrétassent. L'un d'eux alla même jusqu'à dire au consul Cambacérès: Que veut le général? Veut-il être roi? qu'il le dise. Moi et mes collègues de la Constituante, nous sommes tout prêts à voter le rétablissement de la royauté, et plus volontiers pour lui que pour d'autres, parce qu'il en est le plus digne.—Curieux de connaître la pensée véritable du Premier Consul, les sénateurs s'approchèrent de lui le plus qu'ils purent, et s'y prirent de cent manières, pour avoir au moins un mot de sa bouche tant soit peu significatif. Mais il refusa constamment de dévoiler ses intentions, même au sénateur Laplace, qui était l'un de ses amis particuliers, et qu'on avait, à ce titre, chargé de sonder ses intentions secrètes. Il répondit toujours que ce qu'on ferait, quoi qu'on fît, serait reçu avec gratitude, et qu'il n'avait rien d'arrêté dans son esprit. Quelques-uns voulurent savoir si une prorogation de dix ans lui serait agréable. Il répondit avec une humilité affectée que tout témoignage de la confiance publique, celui-là ou tout autre, lui suffirait, et le remplirait de satisfaction. Les sénateurs, fort peu instruits après de telles communications, retournaient auprès des consuls Cambacérès et Lebrun, s'informer de la conduite qu'ils avaient à tenir. Nommez-le consul à vie, répondaient-ils, et vous ferez ce qu'il y a de mieux.—Mais on dit qu'il ne le veut pas, répliquaient les plus simples, et que dix ans de prorogation lui suffisent. Pourquoi aller plus loin qu'il ne veut?—

Les consuls Lebrun et Cambacérès avaient de la peine à les persuader. Celui-ci en avertit le Premier Consul.—Vous avez tort, lui dit-il, de ne pas vous expliquer. Vos ennemis, et il vous en reste, malgré vos services, même au Sénat, abuseront de votre réserve.—Le Premier Consul ne parut ni surpris, ni même flatté de l'empressement des sénateurs. Laissez-les faire, répondit-il à M. Cambacérès; la majorité du Sénat est toujours prête à faire plus qu'on ne lui demande. Ils iront plus loin que vous ne croyez.—

Le Sénat, trompé sur les véritables désirs du Premier Consul, se borne à voter une prorogation de ses pouvoirs pour dix ans.

M. Cambacérès lui répliqua qu'il se trompait. Mais il fut impossible de vaincre cette dissimulation opiniâtre; et, comme on va le voir, les conséquences en furent singulières. Malgré les avis de MM. Cambacérès et Lebrun, beaucoup de bonnes gens qui trouvaient plus commode de donner moins que plus, crurent que le Premier Consul regardait une prorogation de dix ans comme un témoignage suffisant de la confiance publique, et comme une assez grande consolidation de son pouvoir. Le parti Sieyès, toujours fort malveillant, s'était réveillé à cette occasion, et agissait sourdement. Les sénateurs qui étaient secrètement liés à ce parti, circonvinrent leurs collègues incertains, et leur affirmèrent que la pensée du Premier Consul était connue, qu'il se contentait d'une prorogation de dix ans, qu'il la préférait à toute autre chose, qu'on le savait, que d'ailleurs c'était mieux en soi; que par cette combinaison le pouvoir public était consolidé, la République maintenue, et la dignité de la nation sauvée. Comme dans l'affaire des candidatures au Sénat, le brave Lefebvre fut un de ceux qui se laissèrent persuader, et qui crurent, en votant une prorogation de dix ans, faire ce que le général Bonaparte désirait. Il y avait quarante-huit heures qu'on délibérait. Il fallait en finir. Le sénateur Lanjuinais, avec le courage dont il avait donné tant de preuves, attaqua ce qu'il appelait l'usurpation flagrante dont la République était menacée. Son discours fut écouté avec peine, et comme un hors-d'œuvre. Des ennemis habiles avaient préparé une meilleure manœuvre. Ils avaient fait prévaloir l'idée de proroger pour dix ans les pouvoirs du Premier Consul. Cette résolution fut en effet adoptée le 8 mai (18 floréal), vers la fin du jour. Le sénateur Lefebvre courut des premiers aux Tuileries, pour y annoncer ce qui venait de se passer, croyant y apporter la nouvelle la plus agréable. Elle y arrivait de toutes parts, et y causait une surprise aussi imprévue que pénible.

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