Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Tandis que l'on employait ainsi le temps à Rome, soit en conférences des cardinaux entre eux, soit en conférences de la secrétairerie d'État avec M. de Cacault, le Premier Consul à Paris avait perdu patience. Il commençait à craindre que la cour de Rome ne fût en intrigue, ou avec les émigrés, ou avec les cours étrangères, l'Autriche notamment. À sa défiance naturelle, se joignaient les suggestions des ennemis de la religion, qui cherchaient à lui persuader qu'on le trompait, et que lui, si pénétrant, si habile, était dupe de la finesse italienne. Il était peu disposé à croire qu'on pût être plus fin que lui, mais il voulut cependant jeter la sonde dans cette mer qu'on lui disait si profonde, et, le jour même (13 mai), où le courrier porteur des dépêches du Saint-Siége quittait Rome, il fit à Paris une démarche menaçante.
Il manda l'abbé Bernier, monsignor Spina, et M. de Talleyrand à la Malmaison.—Il leur déclara qu'il n'avait plus confiance dans les dispositions de la cour de Rome; que chez elle le désir de ménager les émigrés l'emportait évidemment sur le désir de se réconcilier avec la France, et l'intérêt de parti sur l'intérêt de la religion; qu'il n'entendait pas que l'on consultât des cours ennemies, et peut-être même les chefs de l'émigration, pour savoir si on traiterait avec la République française; que l'Église, pouvant recevoir de lui d'immenses bienfaits, devait les accepter ou les refuser sur-le-champ, et ne pas retarder le bien des peuples, par d'inutiles hésitations, ou par des consultations plus déplacées encore; qu'il se passerait du Saint-Siége, puisqu'on ne voulait pas le seconder; que sans doute il ne rendrait pas à l'Église les jours de la persécution, mais qu'il livrerait les prêtres à eux-mêmes, en se bornant à châtier les turbulents, et en laissant les autres vivre comme ils pourraient; qu'il se considérerait, relativement à la cour romaine, comme libre envers elle de tout engagement, même des engagements contenus dans le traité de Tolentino, puisque, de fait, ce traité avait disparu le jour de la guerre déclarée entre Pie VII et le Directoire. En disant ces paroles, le ton du Premier Consul était froid, positif, atterrant. Il fit entendre, par les développements ajoutés à cette déclaration, que sa confiance dans le Saint-Père était toujours la même, mais qu'il imputait les lenteurs qui le blessaient, au cardinal Consaivi et à l'entourage du Pape.
Le Premier Consul avait atteint son but, car le malheureux Spina avait quitté la Malmaison dans un véritable désordre d'esprit, et s'était rendu en hâte à Paris, pour écrire à sa cour des dépêches toutes pleines de l'épouvante dont il était rempli lui-même. M. de Talleyrand, de son côté, écrivit à M. de Cacault une dépêche conforme à l'entretien de la Malmaison. Il lui enjoignit de se rendre auprès du Pape et du cardinal Consaivi, de leur déclarer que le Premier Consul, plein de confiance dans le caractère personnel du Saint-Père, n'en avait pas autant dans son gouvernement; qu'il était résolu à interrompre une négociation trop peu sincère, et que lui, M. de Cacault, avait ordre de quitter Rome sous cinq jours, si le projet de Concordat n'était pas adopté immédiatement, ou n'était adopté qu'avec des modifications. M. de Cacault, en effet, avait pour instruction de se retirer dans ce délai à Florence, et d'attendre là que le Premier Consul lui fit connaître ses volontés.
Cette dépêche parvint à Rome dans les derniers jours de mai. Elle chagrina fort M. de Cacault, qui craignait, par les nouvelles dont il était porteur, de troubler, peut-être de pousser à des résolutions désespérées, le gouvernement romain, qui craignait surtout d'affliger un pontife pour lequel il n'avait pu se défendre de concevoir un véritable attachement. Cependant les ordres du Premier Consul étaient tellement absolus, qu'il n'y avait aucun moyen d'en éluder l'exécution. M. de Cacault se rendit donc auprès du Pape et du cardinal Consalvi, leur montra ses instructions, qui leur causèrent à tous deux une vive douleur. Le cardinal Consalvi en particulier, qui se voyait clairement désigné dans les dépêches du Premier Consul, comme l'auteur des interminables délais de cette négociation, se sentait mourir d'épouvante. Il avait peu de torts néanmoins, et les formes surannées de cette chancellerie, la plus vieille du monde, étaient la seule cause des lenteurs dont se plaignait le Premier Consul, au moins depuis que l'affaire était portée à Rome. M. de Cacault proposa au Pape et au cardinal Consalvi une idée, qui les surprit et les troubla d'abord, mais qui leur parut ensuite la seule voie de salut.—Vous ne voulez pas, leur dit-il, adopter le Concordat venu de Paris, dans toutes ses expressions; eh bien! que le cardinal lui-même se rende en France, revêtu de vos pouvoirs. Il se fera connaître au Premier Consul, il lui inspirera confiance; il en obtiendra les changements de rédaction indispensables. Si quelque difficulté se rencontre, il sera là pour la lever. Il préviendra, par sa présence sur les lieux, les pertes de temps, qui blessent surtout le caractère impatient du chef de notre gouvernement. Vous serez tirés ainsi d'un grand péril, et les affaires de la religion seront sauvées.—C'était pour le Pape une grande douleur de se séparer d'un ministre dont il ne savait plus se passer, et qui seul lui donnait la force de supporter les peines de la souveraineté. Il était plongé dans des perplexités affreuses, trouvant très-sage l'idée de M. de Cacault, mais cruelle la séparation qu'on lui proposait.
Cette faction implacable, composée non-seulement des émigrés, mais de tous les gens qui, en Europe, détestaient la Révolution française, cette faction, qui aurait désiré une guerre éternelle avec la France, qui avait vu avec douleur la fin de la guerre civile en Vendée, et qui voyait avec non moins de douleur la fin prochaine du schisme, assiégeait Rome de lettres, la remplissait de propos, couvrait ses murs de placards. On disait, par exemple, dans l'un de ces placards, que Pie VI pour sauver la foi avait perdu le Saint-Siége, et que Pie VII pour sauver le Saint-Siége perdrait la foi[12]. Les invectives dont il était l'objet, n'ébranlaient pas chez ce pontife sensible, mais dévoué à ses devoirs, la résolution de sauver l'Église, malgré tous les partis, malgré le parti de l'Église elle-même; mais il en souffrait cruellement. Le cardinal Consalvi était son confident, son ami; s'en séparer était pour lui une peine poignante. Le cardinal à son tour était effrayé de se voir à Paris, dans ce gouffre révolutionnaire, qui avait dévoré, lui disait-on, tant de victimes. Il tremblait à la seule idée de se trouver en présence de ce redoutable général, objet tout à la fois d'admiration et de crainte, que monsignor Spina lui dépeignait comme particulièrement irrité contre le secrétaire d'État. Ces malheureux prêtres se faisaient mille idées fausses sur la France, sur son gouvernement; et, tout amélioré qu'on le disait, ils frémissaient à la seule pensée d'être un moment entre ses mains. Le cardinal se décida donc, mais comme on se décide à braver la mort.—Puisqu'il faut une victime, dit-il, je me dévoue, et je m'en remets à la Providence.—Il eut même l'imprudence d'écrire à Naples des lettres conformes à ces paroles, lettres qui furent connues de notre ministre à Naples, et communiquées au Premier Consul. Celui-ci heureusement les jugea plutôt risibles qu'irritantes.
Mais le voyage à Paris du secrétaire d'État, était loin de lever toutes les difficultés, et de prévenir tous les dangers. Le départ de M. Cacault et sa retraite à Florence, où résidait le quartier-général de l'armée française, allait être une manifestation funeste peut-être pour les deux gouvernements de Rome et de Naples. Ces deux gouvernements, en effet, étaient continuellement menacés par les passions comprimées, et toujours ardentes, des patriotes italiens. Celui du Pape était odieux aux hommes qui ne voulaient plus être gouvernés par des prêtres, et le nombre de ces hommes était grand dans l'État romain; celui de Naples était justement abhorré pour le sang qu'il avait répandu. Le départ de M. de Cacault pouvait être pris comme une sorte de permission, donnée aux mauvaises têtes italiennes, d'essayer quelque tentative dangereuse. Le Pape le craignait ainsi. On convint alors, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, de faire partir ensemble M. de Cacault et le cardinal Consalvi, lesquels devaient voyager de concert jusqu'à Florence. M. de Cacault en quittant Rome y laissa son secrétaire de légation.
MM. Consalvi et de Cacault sortirent de Rome le 6 juin (17 prairial), et s'acheminèrent vers Florence. Ils voyageaient dans la même voiture, et partout le cardinal montrait aux populations M. de Cacault en leur disant: Voilà le ministre de France; tant il avait envie qu'on sût qu'il n'y avait pas rupture. L'agitation en Italie fut assez vive. Cependant elle ne produisit rien de fâcheux, dans le moment, car on attendait pour essayer quelque chose, que les dispositions du gouvernement français fussent plus claires. Le cardinal Consalvi se sépara de M. de Cacault à Florence, et s'achemina en tremblant vers Paris[13].
Dans cet intervalle, le Premier Consul, en recevant de Rome le projet amendé, et reconnaissant que les différences étaient plutôt de forme que de fond, s'était calmé. La nouvelle que le cardinal Consalvi venait lui-même, pour achever de mettre d'accord le Saint-Siége avec le cabinet français, le satisfit complétement. Il y voyait la certitude d'un arrangement prochain, et en outre un grand lustre pour son gouvernement. Il s'apprêta donc à faire le meilleur accueil au premier ministre de la cour romaine.
Le cardinal Consalvi arriva le 20 juin (1er messidor) à Paris. L'abbé Bernier et monsignor Spina accoururent pour le recevoir, et le rassurer sur les dispositions du Premier Consul. On convint du costume dans lequel il serait présenté à la Malmaison, et il s'y rendit, fort ému de l'idée de voir le général Bonaparte. Celui-ci, bien averti, n'eut garde d'ajouter au trouble du cardinal. Il déploya tout l'art de langage dont la nature l'avait doué, pour s'emparer de l'esprit de son interlocuteur, pour lui montrer à fond ses intentions franchement bienveillantes envers l'Église, pour lui rendre sensibles les difficultés graves attachées au rétablissement du culte public en France, et surtout pour lui faire comprendre que l'intérêt qu'on avait à ménager l'esprit français, était bien plus grand que celui qu'on pouvait avoir à ménager les ressentiments des prêtres, des émigrés, des princes déchus, méprisés et abandonnés de l'Europe en ce moment. Il déclara au cardinal Consalvi, qu'il était prêt à transiger sur certains détails de rédaction qui offusquaient la cour de Rome, pourvu qu'au fond on lui accordât ce qu'il regardait comme indispensable, la création d'un établissement ecclésiastique tout à fait nouveau, qui fût son ouvrage, et qui réunît les prêtres sages et respectables de tous les partis.
Le cardinal sortit pleinement rassuré de cette entrevue avec le Premier Consul. Il se montra peu dans Paris, observa une réserve convenable, également éloignée d'une sévérité outrée et de cette facilité italienne, tant reprochée aux prêtres romains. Il accepta quelques invitations chez les ministres et les Consuls, mais refusa constamment de se montrer dans les lieux publics. Il se mit à l'œuvre avec l'abbé Bernier, pour résoudre les dernières difficultés de la négociation. Deux points faisaient surtout obstacle à l'accord des deux gouvernements: l'un relatif au titre de Religion d'État, qu'on cherchait à obtenir pour la religion catholique, l'autre à la déposition des anciens titulaires. Le cardinal Consalvi voulait que pour justifier, aux yeux de la chrétienté, les grandes concessions faites au Premier Consul, on pût alléguer une solennelle déclaration de la République française, en faveur de l'Église catholique; il voulait qu'on proclamât du moins la religion catholique Religion dominante, qu'on promît l'abrogation des lois qui lui étaient contraires, que le Premier Consul s'engageât à la professer publiquement de sa personne. On regardait son exemple comme devant être d'un effet tout-puissant sur l'esprit des populations.
L'abbé Bernier répétait que proclamer une religion d'État ou une religion dominante, c'était alarmer les autres cultes, faire craindre le retour d'une religion envahissante, oppressive, intolérante, etc., etc.; qu'il était impossible d'aller au delà de la déclaration d'un fait, c'est que la majorité des Français était catholique. Il ajoutait que, pour abroger les lois antérieures, il fallait le concours du pouvoir législatif, ce qui jetterait le cabinet français dans des embarras inextricables; que le gouvernement, comme gouvernement, ne pouvait professer une religion; que les Consuls pouvaient la professer de leur personne, mais que ce fait, tout individuel et en quelque sorte privé, n'était pas de nature à figurer dans un traité. Quant à la conduite personnelle du Premier Consul, l'abbé Bernier disait tout bas qu'il assisterait à un Te Deum, à une messe, mais que les autres pratiques du culte, il ne fallait pas les attendre de lui, et qu'il y avait des choses que le discernement du cardinal devait renoncer à exiger, car elles produiraient un effet plutôt fâcheux que salutaire. On convint enfin d'un préambule, qui, se liant à l'article premier, remplissait à peu près les vues des deux légations.
Le gouvernement, disait-on, reconnaissant que la religion catholique était la religion de la grande majorité des Français...
Le Pape de son coté reconnaissant que cette religion avait retiré, et attendait encore dans ce moment le plus grand bien du rétablissement du culte catholique en France, et de la profession particulière qu'en faisaient les Consuls de la République, etc...
Par ce double motif les deux autorités, pour le bien de la religion et pour le maintien de la tranquillité intérieure, établissaient (article premier) que la religion catholique serait exercée en France, et que son culte serait public, en se conformant aux règlements de police jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité; (article second) qu'il y aurait une nouvelle circonscription, etc.
Ce préambule remplissait suffisamment l'intention de toutes les parties, car il proclamait hautement le rétablissement du culte, rendait sa profession publique en France comme autrefois, faisait de la profession de ce culte par les Consuls un fait particulier, personnel aux trois Consuls en exercice, plaçait cette allégation dans la bouche du Pape, et non dans celle du chef de la République. Ces premières difficultés paraissaient donc heureusement vaincues. Venaient ensuite les contestations relatives à la déposition des anciens titulaires. On était d'accord sur le fond, mais le cardinal Consalvi demandait qu'on épargnât au Pape la douleur de prononcer dans un acte public la déposition des anciens évêques français. Il promettait que ceux qui refuseraient leur démission, ne seraient plus considérés comme titulaires, et que le Pape consentirait à leur donner des successeurs; mais il ne voulait pas que cela fût formellement contenu dans le Concordat. Le Premier Consul se montra inflexible sur ce point, et sauf rédaction, exigea qu'il fût dit en termes positifs que le Pape s'adresserait aux anciens titulaires, qu'il leur demanderait la résignation de leurs siéges, laquelle il attendait avec confiance de leur amour de la religion, et que s'ils refusaient, il serait pourvu par de nouveaux titulaires au gouvernement des évêchés de la circonscription nouvelle. C'étaient les propres expressions du traité.
Les autres conditions n'étaient pas contestées. Le Premier Consul devait nommer, le Pape devait instituer les évêques. Cependant le cardinal Consalvi réclama, et le Premier Consul accorda une réserve, par laquelle il était dit que, dans le cas où le Premier Consul serait protestant, une convention nouvelle serait faite, pour régler le mode des nominations. Il était stipulé que les évêques nommeraient les curés, et les choisiraient parmi des sujets agréés par le gouvernement. La question du serment était résolue, par l'adoption pure et simple du serment que les évêques prêtaient anciennement aux rois de France. Le Saint-Siége avait réclamé avec raison, et on avait accordé sans difficulté, l'autorisation d'établir des séminaires pour le recrutement du clergé, mais sans obligation de les doter de la part de l'État. L'engagement de ne pas troubler les acquéreurs de biens nationaux était formel. La propriété des biens acquis leur était expressément reconnue. Il était dit que le gouvernement prendrait des mesures pour que le clergé fût convenablement salarié, pour que tous les anciens édifices du culte et tous les presbytères non encore aliénés lui fussent rendus. Il était convenu que la permission de faire des donations pieuses serait accordée aux fidèles, mais que l'État en réglerait la forme. On s'était secrètement mis d'accord sur cette forme, qui était celle de rentes sur le grand livre, vu que le Premier Consul ne voulait à aucun prix rétablir les biens de main-morte. Cette disposition devait se trouver dans des règlements ultérieurs sur la police des cultes, que le gouvernement avait seul le pouvoir de faire.
Quant aux prêtres mariés, le cardinal avait donné sa parole qu'un bref d'indulgence serait immédiatement publié; mais il demandait qu'un acte de charité religieuse, émanant de la clémence du Saint-Père, conservât son caractère libre, spontané, et ne passât point pour une condition imposée au Saint-Siége. Cette considération fut accueillie.
On était enfin d'accord sur toutes choses, et d'après des bases raisonnables, qui garantissaient à la fois l'indépendance de l'Église française, et sa parfaite union avec le Saint-Siége. Jamais on n'avait fait avec Rome une convention plus libérale, et en même temps plus orthodoxe; et il faut reconnaître qu'on avait arraché au Pape une résolution grave, mais parfaitement justifiée par les circonstances, celle de déposer les anciens titulaires qui refuseraient de se démettre. Il fallait donc se tenir pour satisfait, et conclure.
Cependant on s'agitait autour du Premier Consul pour empêcher son consentement définitif. Les hommes qui l'approchaient ordinairement, et qui jouissaient du privilége de lui donner leurs conseils, combattaient sa détermination. Le parti du clergé constitutionnel se remuait beaucoup, dans la crainte d'être sacrifié au clergé insermenté. Il avait obtenu l'autorisation de s'assembler, et de former une espèce de concile national à Paris. Le Premier Consul avait accordé cette autorisation, pour stimuler le zèle du Saint-Siége, et lui faire sentir le danger de ses lenteurs. On débita dans cette réunion beaucoup de choses très-peu sensées sur les coutumes de l'Église primitive, auxquelles les auteurs de la Constitution civile avaient voulu ramener l'Église française. On y professa que les fonctions épiscopales devaient être conférées par l'élection, que, s'il n'en était pas ainsi complétement, il fallait au moins que le Premier Consul choisît les sujets sur une liste présentée par les fidèles de chaque diocèse; que la nomination des évêques devait être confirmée par les métropolitains, c'est-à-dire par les archevêques, et celle de ces derniers seulement par le Pape; mais que l'institution papale ne pouvait pas être laissée à l'arbitraire du Saint-Siége, et qu'après un délai déterminé il fallait qu'elle fut forcée: ce qui équivalait à l'anéantissement complet des droits de la cour de Rome. Tout ce qui fut dit dans cette espèce de concile n'était cependant pas aussi dépourvu de raison pratique. On y présenta quelques idées saines sur la circonscription des diocèses, sur l'émission des bulles, sur la nécessité de ne souffrir aucune publication émanée de l'autorité pontificale, sans la permission expresse de l'autorité civile. On se promit de réunir ces diverses observations sous la forme de vœux, qui seraient présentés au Premier Consul pour éclairer ses résolutions. Ce qu'on répéta aussi très-volontiers et très-fréquemment dans cette assemblée, c'est que, pendant la terreur, le clergé constitutionnel avait rendu de grands services à la religion proscrite, qu'il n'avait pas fui, pas abandonné les églises, et qu'il n'était pas juste de le sacrifier à ceux qui, pendant la persécution, avaient pris le prétexte de l'orthodoxie pour se soustraire aux dangers du sacerdoce. Tout cela était exact, surtout pour les simples prêtres, dont la plupart avaient eu véritablement les vertus qu'on leur attribuait. Mais les évêques constitutionnels, dont quelques-uns cependant méritaient le respect, étaient pour la plupart des hommes de dispute, de vrais sectaires, que l'ambition chez les uns, l'orgueil des querelles théologiques chez les autres, avaient entraînés, et qui ne valaient pas leurs subordonnés, gens simples et sans prétention. Celui qui à leur tête se montrait le plus remuant, l'abbé Grégoire, était un chef de secte, dont les mœurs étaient pures, mais l'esprit étroit, la vanité excessive, et la conduite politique entachée d'un souvenir malheureux. Sans être exposé ni aux entraînements, ni aux terreurs, qui arrachèrent à la Convention un vote de mort contre l'infortuné Louis XVI, l'abbé Grégoire alors absent, et libre de se taire, avait adressé à cette assemblée une lettre qui respirait des sentiments peu conformes à l'humanité et à la religion. Il était l'un de ceux à qui le retour aux idées saines convenait le moins, et qui essayaient, quoique en vain, de lutter contre la tendance imprimée à toutes choses, par le gouvernement consulaire. Il avait eu soin de se créer des liaisons dans la famille Bonaparte, et faisait ainsi parvenir au chef de cette famille une multitude d'objections contre la résolution qui se préparait. Le Premier Consul laissait faire et dire les constitutionnels, prêt à les arrêter si leur agitation allait jusqu'au scandale; mais il n'était pas fâché de rendre leur présence importune au Saint-Siége, et d'appliquer à sa lenteur ce genre de stimulant. Quoique ayant peu de goût pour les membres de ce clergé, parce qu'ils étaient en général des théologiens querelleurs, il voulait défendre leurs droits, et imposer au Pape, comme évêques, ceux qui étaient connus par des mœurs pures et un esprit soumis. Il n'en fallait pas davantage au plus grand nombre, car ils étaient fort loin de répugner à la réunion avec le Saint-Siége. Ils la désiraient même, comme le moyen le plus sûr et le plus honorable pour eux de sortir d'une vie agitée, et d'un état de déconsidération fâcheux auprès des fidèles. La plupart en effet ne résistaient à un arrangement avec Rome, que dans la crainte d'être sacrifiés en masse aux anciens titulaires.
Il y avait une opposition plus redoutable auprès de Premier Consul; c'était celle qui se produisait dans le ministère même. M. de Talleyrand, blessé par l'esprit de la cour de Rome, qui s'était montrée moins facile, moins indulgente qu'il ne l'avait cru d'abord, était devenu pour elle froid et malveillant. Il contrariait visiblement la négociation, après l'avoir commencée avec assez de bonne volonté, quand il n'y voyait qu'une paix de plus à conclure. Il était parti pour les eaux, comme nous l'avons déjà dit, laissant au Premier Consul un projet tout rédigé, projet absolu dans la forme, blessant sans utilité, et que la cour de Rome ne voulait admettre à aucun prix. M. d'Hauterive s'était chargé de continuer son rôle. Ce dernier, engagé à moitié dans les ordres, en étant sorti à l'époque de la Révolution, était peu favorable aux désirs du Saint-Siége. Il opposait mille difficultés de rédaction au projet convenu entre l'abbé Bernier et le cardinal Consalvi. On devait y énoncer, suivant lui, d'une manière plus expresse et plus patente la destitution des anciens titulaires, y mentionner la condition que les legs pieux ne pourraient être faits qu'en rentes, y spécifier enfin dans un article formel la réhabilitation catholique des prêtres mariés, etc. M. d'Hauterive faisait ainsi renaître les difficultés de rédaction, devant lesquelles la négociation avait failli échouer. Le jour même de la signature, il envoya encore sur ces divers points un mémoire des plus pressants au Premier Consul.
Tous ces débats terminés, il y eut une réunion des Consuls et des ministres, dans laquelle la question fut définitivement discutée et résolue. On y répéta les objections déjà connues; on y fit valoir l'inconvénient de froisser l'esprit français, d'ajouter au budget de nouvelles charges, de mettre même, disait-on, les biens nationaux en péril, en réveillant chez le clergé ancien, rétabli dans ses fonctions, plus d'espérances qu'on ne voulait en satisfaire. On parla d'un projet de simple tolérance, qui consisterait seulement à rendre les édifices religieux, tant aux prêtres insermentés qu'aux prêtres assermentés, et à demeurer spectateur paisible de leurs querelles, sauf à intervenir si l'ordre matériel venait à être troublé.
Le consul Cambacérès, fort partisan du Concordat, s'exprima sur ce sujet avec chaleur, et répondit victorieusement à toutes les objections. Il soutint que le danger de froisser l'esprit français n'était vrai qu'à l'égard de quelques beaux esprits frondeurs, mais que les masses accueilleraient volontiers le rétablissement du culte, et en éprouvaient déjà un vrai besoin moral; que la considération de la dépense était une considération méprisable en pareille matière; que les biens nationaux étaient, au contraire, garantis plus solidement que jamais par la consécration des ventes obtenue du Saint-Siége. M. Cambacérès fut en cet endroit interrompu par le Premier Consul, qui, toujours inflexible quand il s'agissait des biens nationaux, déclara qu'il faisait le Concordat, précisément à cause des acquéreurs de ces biens, particulièrement dans leur intérêt, et qu'il écraserait de sa puissance les prêtres assez sots ou assez malveillants, pour abuser du grand acte qu'on allait faire. Le consul Cambacérès, reprenant son allocution, montra ce qu'il y avait de ridicule, d'inexécutable dans ce projet d'indifférence entre des partis religieux, qui se disputeraient la confiance des fidèles, les édifices du culte, les dons volontaires de la piété publique, qui donneraient au gouvernement les ennuis d'une intervention active, sans aucun de ses avantages, et aboutiraient peut-être à la réunion de toutes les sectes dans une seule Église ennemie, indépendante de l'État, et dépendante d'une autorité étrangère.
Le consul Lebrun parla dans le même sens, et enfin le Premier Consul se prononça en peu de mots, d'une manière nette, précise et péremptoire. Il connaissait les difficultés, les périls même de son entreprise; mais la profondeur de ses vues allait au delà de quelques difficultés du moment, et il était résolu. Il se montra tel dans ses paroles. Dès lors il n'y eut plus de résistance, sauf à désapprouver, à fronder même sa résolution hors de sa présence. On se soumit, et l'ordre fut donné de signer le Concordat, tel que l'abbé Bernier et le cardinal Consalvi l'avaient définitivement rédigé.
Suivant son usage de réserver à son frère aîné la conclusion de tous les actes importants, le Premier Consul désigna pour plénipotentiaires Joseph Bonaparte, le conseiller d'État Cretet, et enfin l'abbé Bernier, à qui cet honneur était bien dû pour les peines qu'il s'était données, et l'habileté qu'il avait déployée dans cette longue et mémorable négociation. Le Pape eut pour plénipotentiaires le cardinal Consalvi, monsignor Spina, et le père Caselli, savant Italien qui avait suivi la légation romaine, afin de l'aider de ses connaissances théologiques. On se réunit pour la forme chez Joseph Bonaparte, on relut les actes, on fit ces petits changements de détail, toujours réservés pour le dernier moment, et, le 15 juillet 1801 (26 messidor), on signa ce grand acte, le plus important que la cour de Rome ait conclu avec la France, et peut-être avec aucune puissance chrétienne, car il terminait l'une des plus affreuses tourmentes que la religion catholique ait jamais traversées. Pour la France, il faisait cesser un schisme déplorable, et le faisait cesser en plaçant l'Église et l'État dans des rapports d'union et d'indépendance convenables.
Il restait beaucoup à faire après la signature de ce traité, qui a porté depuis le titre de Concordat. Il fallait en demander la ratification à Rome, puis obtenir les bulles qui devaient en accompagner la publication, ainsi que les brefs adressés à tous les anciens titulaires, pour réclamer leur démission; il fallait tracer ensuite la nouvelle circonscription, choisir les soixante nouveaux prélats, et en toutes ces choses marcher d'accord avec Rome. C'était une négociation non interrompue, jusqu'au jour où l'on pourrait enfin chanter un Te Deum à Notre-Dame, pour y célébrer le rétablissement du culte. Le Premier Consul, toujours pressé d'arriver au résultat, aurait voulu que tout cela fût fini promptement, pour célébrer en même temps la paix avec les puissances européennes, et la paix avec l'Église. L'accomplissement d'un tel désir était difficile. On se hâta néanmoins dans l'expédition de ces détails, afin de retarder le moins possible le grand acte de la restauration religieuse.
Le Premier Consul ne publia point encore le traité signé avec le Pape, car auparavant il fallait avoir reçu les ratifications. Mais il en fit part au Conseil d'État, dans la séance du 6 août (18 thermidor). Il ne communiqua point l'acte dans sa teneur, il se contenta d'en donner une analyse substantielle, et accompagna cette analyse de l'énumération des motifs qui avaient décidé le gouvernement. Ceux qui l'entendirent ce jour-là furent frappés de la précision, de la vigueur, de la hauteur de son langage. C'était l'éloquence du magistrat chef d'empire. Cependant, s'ils furent saisis de cette éloquence simple et nerveuse, que Cicéron appelait chez César vim Cæsaris, ils furent peu ramenés à l'œuvre du Premier Consul[14]. Ils restèrent mornes et muets, comme s'ils avaient vu périr avec le schisme une des œuvres les plus regrettables de la Révolution. L'acte n'étant pas soumis encore aux délibérations du Conseil d'État, il n'y avait ni à le discuter ni à le voter. Rien ne troubla la froideur silencieuse de cette scène. On se tut, on se sépara sans mot dire, sans exprimer un suffrage. Mais le Premier Consul avait montré sa volonté, désormais irrévocable, et c'était beaucoup pour une infinité de gens. C'était au moins le silence assuré de ceux qui ne voulaient pas lui déplaire, et de ceux aussi qui, respectant son génie, reconnaissant l'immensité des biens qu'il versait sur la France, étaient décidés à lui passer même des fautes.
Le Premier Consul, pensant qu'il avait maintenant assez stimulé la cour de Rome, jugea qu'il fallait mettre fin au prétendu concile des constitutionnels. En conséquence il leur ordonna de se séparer, et ils obéirent. Aucun d'eux n'aurait osé blesser l'autorité qui allait distribuer soixante siéges, relevés cette fois par l'institution pontificale. En se séparant, ils présentèrent au Premier Consul un acte convenable dans la forme, et qui contenait leurs vues, relativement au nouvel établissement religieux. Il renfermait les propositions que nous avons déjà fait connaître.
Le cardinal Consalvi était parti de Paris pour retourner à Rome, et ramener M. de Cacault auprès du Saint-Siége. Le Pape soupirait après ce double retour, car la Basse-Italie était dangereusement agitée. Les patriotes italiens de Naples et de l'État romain attendaient avec impatience l'occasion d'un nouveau bouleversement, et les bandits de l'ancien parti Ruffo, les sicaires de la reine de Naples, ne demandaient pas mieux qu'un prétexte pour se jeter sur les Français. Ces hommes, si différents d'intention, étaient prêts à unir leurs efforts, pour tout mettre en confusion. La nouvelle de l'accord établi entre les deux gouvernements français et romain, la certitude de l'intervention du général Murat placé dans le voisinage à la tête d'une armée, continrent les esprits, et prévinrent ces sinistres projets. Le Pape fut ravi en voyant revenir à Rome le cardinal Consalvi, et le ministre de France. Sur-le-champ il convoqua la congrégation des cardinaux afin de leur soumettre le nouvel ouvrage, et il fit préparer les bulles, les brefs, tous les actes enfin, suite nécessaire du Concordat. Le digne pontife était joyeux, mais agité. Il avait la certitude de bien faire, et de n'immoler que des intérêts de faction au bien général de l'Église. Mais le blâme du vieux parti du trône et de l'autel éclatait avec violence à Rome, et, bien que le Saint-Père eût éloigné de lui tous les malveillants, il entendait leurs paroles amères; il en était ému. Le cardinal Maury, jugeant avec la supériorité de son esprit la cause de l'émigration perdue, et déjà peut-être voyant avec une secrète satisfaction le moment d'un rapatriement général pour tous les hommes qui gémissaient loin de leur pays, le cardinal Maury se tenait à l'écart dans son évêché de Montefiascone, s'occupant uniquement des soins d'une bibliothèque qui charmait son exil. Le Pape, pour ne donner aucun ombrage au Premier Consul, avait d'ailleurs fait sentir à ce cardinal, que sa retraite absolue à Montefiascone était, dans le moment, une convenance du gouvernement pontifical.
Le Pape était donc satisfait, mais plein d'émotion[15], et il pressait vivement l'achèvement de l'entreprise si heureusement commencée. La congrégation des cardinaux était toute favorable au Concordat depuis sa nouvelle rédaction, et elle se prononça d'une manière affirmative. Le Pape, pensant qu'il fallait désormais se jeter dans les bras du Premier Consul, et accomplir avec éclat une œuvre qui avait un aussi noble objet que le rétablissement du culte catholique en France, voulut que la cérémonie des ratifications fût entourée de beaucoup de solennité. En conséquence, il donna ces ratifications dans un grand consistoire, et, pour ajouter encore à l'éclat de cette fonction pontificale, il nomma trois cardinaux. Il reçut M. de Cacault en pompe, et déploya, malgré la gêne de ses finances, tout le luxe que cette circonstance comportait. Ayant à faire choix d'un légat pour l'envoyer en France, il désigna le diplomate le plus éminent de la cour romaine, c'était le cardinal Caprara, personnage distingué par sa naissance (il était de l'illustre famille des Montecuculli), distingué par ses lumières, son expérience, sa modération. Autrefois ambassadeur auprès de Joseph II, il avait vu les tribulations de l'Église dans le siècle dernier, et avait souvent, par son habileté et son esprit d'à-propos, épargné plus d'un désagrément au Saint-Siége. Le Premier Consul avait exprimé lui-même le désir d'avoir auprès de sa personne ce prince de l'Église. Le Pape se hâta de satisfaire à ce désir, et fit même de grands efforts pour vaincre la résistance du cardinal, âgé, malade, et peu disposé à recommencer la carrière laborieuse de sa première jeunesse. Cependant cette répugnance fut vaincue par les vives instances du Saint-Père, et par l'intérêt pressant de l'Église. Le Pape voulut conférer au cardinal Caprara la plus haute dignité diplomatique de la cour romaine, celle de légat a latere. Ce légat a les pouvoirs les plus étendus; il est précédé partout de la croix; il peut tout ce qui se peut loin du Pape. Pie VII renouvela en cette occasion les antiques cérémonies, dans lesquelles on remettait aux représentants de saint Pierre le signe vénéré de leur mission. Un grand consistoire fut convoqué de nouveau, et, en présence de tous les cardinaux, de tous les ministres étrangers, le cardinal Caprara reçut la croix d'argent, qu'il devait faire porter devant lui dans cette France républicaine, étrangère depuis long-temps aux pompes catholiques.
Le Premier Consul, sensible à la conduite cordiale du Pape, lui témoigna en retour les plus grands égards. Il prescrivit à Murat d'épargner aux États romains les passages de troupes; il fit évacuer par les Cisalpins le petit duché d'Urbin, que ces derniers avaient envahi sous le prétexte d'une contestation de limites. Il annonça la prochaine évacuation d'Ancône, et, en attendant, envoya des fonds pour en payer la garnison, afin de soulager le trésor pontifical de cette dépense. Les Napolitains s'obstinant à occuper deux enclaves appartenant au Saint-Siége, Bénévent et Ponte-Corvo, reçurent de nouveau l'injonction d'en sortir. Le Premier Consul fit enfin préparer et meubler avec luxe un des beaux hôtels de Paris, afin d'y loger, aux frais du trésor français, le cardinal Caprara.
Les ratifications avaient été échangées, les bulles approuvées, les brefs allaient être expédiés dans toute la chrétienté pour provoquer les démissions des anciens titulaires. Le cardinal Caprara, malgré son âge, avait hâté son voyage en France. Partout on avait ordonné aux autorités de l'accueillir d'une manière conforme à sa haute dignité. Elles l'avaient fait avec empressement, et la population des provinces, secondant leur zèle, avait donné au représentant du Saint-Siége des marques de respect, qui prouvaient l'empire du vieux culte sur le peuple des campagnes. Mais on craignait de mettre à une telle, épreuve le peuple railleur de Paris, et tout fut disposé pour que le cardinal entrât de nuit dans la capitale. Il y fut reçu avec des soins empressés, et logé dans l'hôtel qu'on lui avait préparé. On lui fit savoir de la manière la plus délicate, qu'une partie des frais de sa mission était à la charge du gouvernement français, et que c'était un usage diplomatique qu'on entendait établir à l'égard du Saint-Siége. Le Premier Consul avait envoyé chez le légat deux voitures attelées de ses plus beaux chevaux.
Le cardinal Caprara fut reçu comme un ambassadeur étranger, mais point encore comme un représentant de l'Église. Cette réception était ajournée jusqu'à l'époque du rétablissement définitif du culte. On se réservait d'instituer, le même jour, les nouveaux évêques, de chanter un Te Deum, et de faire prêter au cardinal-légat le serment qu'il devait au Premier Consul.
Les formalités indispensables dont il fallait que la publication du Concordat fût précédée, avaient pris beaucoup plus de temps qu'on ne l'avait cru d'abord, et avaient conduit jusqu'à l'époque où les préliminaires de paix venaient d'être signés à Londres. Le Premier Consul aurait voulu pouvoir faire coïncider la fête consacrée le 18 brumaire à la paix générale, avec la grande solennité religieuse de la restauration du culte. Mais il fallait que les démissions des anciens titulaires fussent arrivées à Rome, avant d'y faire approuver la nouvelle circonscription diocésaine et les choix des nouveaux évêques. Ces démissions demandées par le Pape à l'ancien clergé français, étaient dans ce moment l'objet de l'attention générale. On désirait savoir de toutes parts, comment serait accueilli ce grand acte, du Pape et du Premier Consul, se tenant par la main, et demandant aux anciens ministres du culte, amis ou ennemis de la Révolution, répandus en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, leur demandant de sacrifier leur position, leurs affections de parti, l'orgueil même de leurs doctrines, pour faire triompher l'unité de l'Église, et rétablir la tranquillité intérieure de la France. Combien y en aurait-il qui seraient assez sensibles à ce double motif, pour immoler tant de sentiments et d'intérêts personnels à la fois? Le résultat prouva la sagesse du grand acte que faisaient en ce moment le Pape et le Premier Consul; il prouva l'empire que pouvait exercer sur les âmes l'amour du bien, noblement invoqué par un saint pontife et un héros.
Les brefs adressés aux évêques orthodoxes et aux évêques constitutionnels n'étaient pas les mêmes. Le bref destiné aux évêques qui s'étaient refusés à reconnaître la Constitution civile du clergé, les considérait comme légitimes titulaires de leurs siéges, leur demandait de se démettre au nom de l'intérêt de l'Église, en vertu d'une offre faite jadis à Pie VI, et, en cas de refus, les déclarait déchus. Le langage en était affectueux, affligé, mais plein d'autorité. Le bref adressé aux constitutionnels était paternel aussi, respirait l'indulgence la plus douce, mais ne parlait pas de démission, vu que l'Église n'avait jamais reconnu les constitutionnels comme évêques légitimes. Il leur demandait d'abjurer d'anciennes erreurs, de rentrer dans le sein de l'Église, et de terminer un schisme qui était à la fois un scandale et une calamité. C'était une manière de provoquer leur démission sans la réclamer, car la réclamer eût été une reconnaissance de leur titre que le Saint-Siége ne pouvait faire.
Il faut rendre une égale justice à tous les hommes qui facilitèrent ce grand acte de réunion. Les évêques constitutionnels, dont quelques-uns auraient voulu résister, mais dont la majorité, bien conseillée, désirait franchement seconder le Premier Consul, se démirent en masse. Le bref, quoique plein de cordialité, les blessait, parce qu'il ne parlait que de leurs erreurs, et non de leur démission. Ils imaginèrent une forme d'adhésion aux volontés du Pape, qui, sans impliquer aucune rétractation du passé, impliquait néanmoins leur soumission et leur démission. Ils déclarèrent qu'ils adhéraient au nouveau Concordat, et se dépouillaient en conséquence de leur dignité épiscopale. Ils étaient environ cinquante. Tous se soumirent, un seul excepté, l'évêque Saurine, homme d'une imagination fort vive, d'un zèle religieux plus ardent qu'éclairé, prêtre d'ailleurs de mœurs pures, que le Premier Consul appela plus tard à des fonctions épiscopales, après l'avoir fait agréer au Pape.
Cette partie de l'œuvre n'était pas la plus difficile. Elle était d'ailleurs la plus immédiatement réalisable, parce que les constitutionnels étaient presque tous à Paris, sous la main du Premier Consul, et sous l'influence des amis, qui s'étaient constitués leurs défenseurs et leurs guides.
Les évêques non assermentés étaient répandus dans toute l'Europe. Il y en avait cependant un certain nombre en France. L'immense majorité offrit un noble exemple de piété et de soumission évangéliques. Sept résidaient à Paris, huit dans les provinces, en tout quinze. Pas un n'hésita dans la réponse à faire au Pontife, et au nouveau chef de l'État. Ils la firent surtout dans un langage digne des plus beaux temps de l'Église. Le vieux évêque de Belloy, prélat vénérable, qui avait remplacé M. de Belsunce à Marseille, et qui était le modèle de l'ancien clergé, se hâta de donner à ses confrères le signal de l'abnégation. «Plein, disait-il, de vénération et d'obéissance pour les décrets de Sa Sainteté, et voulant toujours lui être uni de cœur et d'esprit, je n'hésite pas à remettre entre les mains du Saint-Père ma démission de l'évêché de Marseille. Il suffit qu'elle l'estime nécessaire à la conservation de la religion en France pour que je m'y résigne.»
L'un des plus savants évêques du clergé français, l'historien de Bossuet et de Fénélon, l'évêque d'Alais écrivait: «Heureux de pouvoir concourir par ma démission, autant qu'il est en moi, aux vues de sagesse, de paix et de conciliation, que Sa Sainteté s'est proposées, je prie Dieu de bénir ses pieuses intentions, et de lui épargner les contradictions qui pourraient affliger son cœur paternel.»
L'évêque d'Acqs écrivait au Saint-Père: «Je n'ai pas balancé un moment à m'immoler, dès que j'ai appris que ce douloureux sacrifice était nécessaire à la paix de la patrie et au triomphe de la religion... Qu'elle sorte glorieuse de ses ruines! qu'elle s'élève, je ne dirai pas seulement sur les débris de tous mes intérêts les plus chers, de tous mes avantages temporels, mais sur mes cendres mêmes, si je pouvais lui servir de victime expiatoire!... Que mes concitoyens reviennent à la concorde, à la foi, et aux saintes mœurs! Jamais je ne formerai d'autres vœux pendant ma vie, et ma mort sera trop heureuse si je les vois accomplis.»
Confessons-le, c'est une belle institution, que celle qui inspire ou commande de tels sacrifices, et un tel langage. Les plus grands noms de l'ancien clergé et de l'ancienne France, les Rohan, les Latour-du-Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre, les Latour-d'Auvergne, se faisaient remarquer sur la liste des démissionnaires. Il y avait un entraînement général, qui rappelait les généreux sacrifices de l'ancienne noblesse française dans la nuit du 4 août. C'était le même empressement à faciliter, par un grand acte d'abnégation, l'exécution de ce Concordat, que M. de Cacault avait appelé l'œuvre d'un héros et d'un saint.
Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie, en Espagne, suivirent cet exemple pour la plupart. Restaient les dix-huit évêques retirés en Angleterre. On attendait ces derniers pour voir s'ils sauraient échapper aux influences ennemies qui les entouraient. Le gouvernement britannique, ramené dans le moment vers la France, voulut demeurer étranger à leur détermination. Mais les princes de la maison de Bourbon, les chefs de la chouannerie, les instigateurs de la guerre civile, les complices de la machine infernale, Georges et consorts, étaient à Londres, vivant des secours donnés aux émigrés. Ils entouraient les dix-huit prélats, bien résolus à les empêcher de compléter par leur adhésion la réunion de tout le clergé français autour du Pape et du général Bonaparte. De longues délibérations s'établirent. Parmi les récalcitrants se trouvaient l'archevêque de Narbonne, auquel on attribuait des intérêts très-temporels, car il devait perdre avec son siége d'immenses revenus, et l'évêque de Saint-Pol-de-Léon, qui s'était créé une charge, disait-on, avantageuse, celle d'administrer les subsides britanniques aux prêtres déportés. Ils agirent sur les évêques et en entraînèrent treize. Mais ils rencontrèrent une noble résistance dans cinq autres prélats, à la tête desquels se trouvaient deux des membres les plus illustres, les plus imposants du vieux clergé: M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, personnage auquel on reconnaissait un esprit politique supérieur; M. de Boisgelin, évêque savant et grand seigneur, qui avait montré jadis l'attitude d'un prêtre digne, fidèle à sa religion, mais nullement ennemi des lumières de son siècle. Ils envoyèrent leur adhésion, avec leurs trois collègues MM. d'Osmond, de Noé, et du Plessis d'Argentré.
Presque tout l'ancien clergé s'était donc soumis. L'œuvre du Pape était accomplie, avec moins d'amertume pour son cœur, qu'il ne l'avait craint d'abord. Toutes ces démissions, insérées successivement au Moniteur, à côté des traités signés avec les cours de l'Europe, avec la Russie, l'Angleterre, la Bavière, le Portugal, produisaient un effet immense, et dont les contemporains ont conservé un profond souvenir. Si quelque chose fit sentir l'influence entraînante du nouveau gouvernement, ce fut cette soumission respectueuse, empressée, des deux Églises ennemies, l'une dévouée à la Révolution, mais corrompue par le démon de la dispute; l'autre fière, orgueilleuse de son orthodoxie, de la grandeur de ses noms, infectée de l'esprit de l'émigration, animée d'un royalisme sincère, et croyant d'ailleurs qu'il suffisait du temps pour la rendre victorieuse. Ce triomphe fut l'un des plus beaux, des plus mérités, des plus universellement sentis.
Le 18 brumaire, consacré à la grande fête de la paix générale, approchait. Le Premier Consul fut saisi de l'un de ces sentiments personnels, qui souvent, chez les hommes, se mêlent aux plus nobles résolutions. Il voulait jouir de son ouvrage, et pouvoir célébrer le rétablissement de la paix religieuse dans la journée du 18 brumaire. Mais, pour cela, il fallait deux choses: premièrement, qu'on eût envoyé de Rome la bulle relative aux nouvelles circonscriptions, et secondement que le cardinal Caprara eût la faculté d'instituer les nouveaux évêques. Alors on aurait nommé et sacré les soixante titulaires, et chanté en leur présence, un Te Deum solennel dans l'église Notre-Dame. Par malheur, on avait attendu à Rome la réponse de cinq évêques français retirés dans le nord de l'Allemagne; et, quant à la faculté de donner l'institution canonique, on ne l'avait pas attribuée au cardinal Caprara, parce que jamais un tel pouvoir n'avait été déféré, même à un légat a latere. On était au 1er novembre (10 brumaire), il ne restait plus que quelques jours. Le Premier Consul manda le cardinal Caprara, lui parla de la manière la plus amère, se plaignit, avec une vivacité qui n'était ni digne ni méritée, du peu de concours qu'il obtenait de la part du gouvernement pontifical pour l'accomplissement de ses projets, et causa au respectable cardinal une vive émotion[16]. Mais il s'apercevait bien vite de ses fautes, et cherchait aussitôt à les réparer. Il sentit sur-le-champ qu'il avait tort, et, voulant adoucir l'effet produit par sa véhémence, il retint le cardinal toute une journée à la Malmaison, le charma par sa grâce et sa bonté, et le consola de ses emportements du matin.
On écrivit à Rome, on dépêcha en Allemagne un respectable prêtre, le curé de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, depuis évêque de Vannes, pour aller chercher la réponse des cinq prélats qu'on attendait impatiemment. Cependant le 18 brumaire se passa sans que les actes désirés fussent arrivés. L'éclat de cette journée était du reste assez grand pour faire oublier au Premier Consul ce qui pouvait y manquer encore. Enfin les réponses de Rome arrivèrent. Le Pape, toujours enclin à faire ce que désirait celui qu'il appelait son cher fils, envoya la bulle de circonscription, et le pouvoir d'instituer les nouveaux évêques, conféré au légat d'une manière tout à fait inusitée. Pour prix de tant de déférence, il désirait une chose confiée à l'habileté du cardinal Caprara, c'est qu'on lui épargnât le chagrin d'instituer des constitutionnels.
Plus rien ne s'opposait désormais à la proclamation du grand acte religieux, si laborieusement accompli. Mais on avait laissé passer le moment propice. La session de l'an X était ouverte, suivant l'usage, à partir du 1er frimaire (22 novembre 1801). Le Tribunat, le Corps Législatif, le Sénat, étaient assemblés: on annonçait une vive résistance et des discours scandaleux contre le Concordat. Le Premier Consul ne voulait point que de tels éclats vinssent troubler une auguste cérémonie, et il résolut d'attendre, pour célébrer le rétablissement des cultes, qu'il eût ramené ou brisé le Tribunat. Maintenant les lenteurs devaient venir de lui, et c'est le Saint-Siége qui allait se montrer pressant. Du reste, les difficultés soudaines qu'il était exposé à rencontrer, prouvaient le mérite et le courage de sa résolution. Ce n'était pas seulement au Concordat qu'on annonçait une vive opposition, mais au Code civil lui-même, mais à quelques-uns des traités qui venaient d'assurer la paix du monde. Fier de ses œuvres, fort de l'assentiment public, le Premier Consul était résolu de se porter aux plus grandes extrémités. Il ne parlait que de briser les corps qui lui résisteraient. Ainsi les passions humaines allaient mêler leurs emportements aux plus belles œuvres d'un grand homme et d'une grande époque.[Retour à la Table des Matières]
FIN DU LIVRE DOUZIÈME.
LIVRE TREIZIÈME.
LE TRIBUNAT.
Administration intérieure. — Les grandes routes purgées du brigandage, et réparées. — Renaissance du commerce. — Exportations et importations de l'année 1801. — Résultats matériels de la Révolution française, relativement à l'agriculture, à l'industrie, à la population. — Influence des préfets et sous-préfets sur l'administration. — Ordre et célérité dans l'expédition des affaires. — Conseillers d'État en tournée. — Discussion du Code civil au Conseil d'État. — Brillant hiver de 1801 à 1802. — Affluence extraordinaire des étrangers à Paris. — Cour du Premier Consul. — Organisation de sa maison militaire et civile. — La garde consulaire. — Préfets du palais et dames d'honneur. — Sœurs du Premier Consul. — Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. — MM. Fox et de Calonne à Paris. — Bien-être et luxe de toutes les classes. — Approches de la session de l'an X. — Une vive opposition s'élève contre les plus belles œuvres du Premier Consul. — Causes de cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. — Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. — Ouverture de la session. — Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. — Scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Nomination de l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier Consul. — Explosion violente au Tribunat, pour le mot sujet, inséré dans le traité avec la Russie. — Opposition au Code civil. — Irritation du Premier Consul. — Discussion au Conseil d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. — On prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du Code civil. — Le Tribunat rejette ces premiers titres. — Suite des scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Le Premier Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi ses créatures. — Le Tribunat et le Corps Législatif les repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu par son opposition au gouvernement. — Vive allocution du Premier Consul à une réunion de sénateurs. — Menaces d'un coup d'État. — Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. — Le consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure illégale, et lui persuade de se débarrasser des opposants, au moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe en l'an X la sortie du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat. — Le Premier Consul adopte cette idée. — Suspension de tous les travaux législatifs. — On en profite pour réunir à Lyon, sous le titre de Consulte, une diète italienne. — Avant de quitter Paris le Premier Consul expédie une flotte chargée de troupes à Saint-Domingue. — Projet de reconquérir cette colonie. — Négociations d'Amiens. — Objet de la Consulte convoquée à Lyon. — Diverses manières de constituer l'Italie. — Projets du Premier Consul à ce sujet. — Création de la République Italienne. — Le général Bonaparte proclamé Président de cette république. — Enthousiasme des Italiens et des Français réunis à Lyon. — Grande revue de l'armée d'Égypte. — Retour du Premier Consul à Paris.
On vient de voir au moyen de quels efforts persévérants et habiles, le Premier Consul, après avoir vaincu l'Europe par ses victoires, avait réussi à la rapprocher de la France par sa politique: on vient de voir au moyen de quels efforts, non moins méritoires, il avait réconcilié l'Église romaine avec la République française, et mis fin aux malheurs du schisme. Ses efforts pour rétablir la sécurité et la viabilité sur les routes, pour rendre l'activité au commerce et à l'industrie, pour ramener l'aisance dans les finances, l'ordre dans l'administration, pour rédiger un code de lois civiles approprié à nos mœurs, pour organiser enfin dans toutes ses parties la société française, n'avaient été ni moins constants ni moins heureux.
Cette race de brigands qui s'était formée des déserteurs des armées, et des soldats licenciés de la guerre civile, qui poursuivait les propriétaires riches dans les campagnes, les voyageurs sur les grandes routes, pillait les caisses publiques, et répandait la terreur dans le pays, venait d'être réprimée avec la dernière rigueur. Ces brigands avaient choisi, pour se répandre, le moment où les armées portées presque toutes à la fois au dehors, avaient privé l'intérieur des forces nécessaires à sa sécurité. Mais depuis la paix de Lunéville, et le retour d'une partie de nos troupes en France, la situation n'était plus la même. De nombreuses colonnes mobiles, accompagnées d'abord de commissions militaires, et plus tard de ces tribunaux spéciaux dont nous avons raconté l'établissement, avaient parcouru les routes en tout sens, et châtié avec la plus impitoyable énergie ceux qui les infestaient. Plusieurs centaines d'entre eux avaient été fusillés en six mois, sans qu'aucune réclamation s'élevât en faveur de scélérats, restes impurs de la guerre civile. Les autres, complètement découragés, avaient remis leurs armes, et fait leur soumission. La sécurité était rétablie sur les grands chemins, et tandis qu'aux mois de janvier et de février 1801, on pouvait à peine voyager de Paris à Rouen, ou de Paris à Orléans, sans courir le danger d'être égorgé, on pouvait à la fin de cette même année traverser la France entière sans être exposé à aucun accident. C'est à peine si, dans le fond de la Bretagne ou dans l'intérieur des Cévennes, il subsistait encore quelques restes de ces bandes. Elles allaient être bientôt complétement dispersées.
On a vu précédemment comment dix années de troubles avaient presque interrompu la viabilité en France; comment l'ancienne corvée avait été remplacée par la taxe des barrières; comment, sous le régime de cette taxe incommode et insuffisante a la fois, les routes étaient tombées dans un état de complète dégradation; comment enfin le Premier Consul, en nivôse dernier, avait consacré un subside extraordinaire à réparer vingt des principales chaussées, qui traversaient le sol de la République. Il avait lui-même veillé à l'emploi de ce subside, et par une attention de tous les moments, excité au plus haut degré le zèle des ingénieurs. Chacun de ses aides-de-camp, ou des grands fonctionnaires qui voyageaient en France, était interrogé par lui pour savoir si ses ordres étaient exécutés. Les fonds avaient été votés cette année un peu tard; la fin de cette même année avait été pluvieuse, et de plus la main-d'œuvre manquait généralement. C'était la conséquence de défrichements soudains et immenses, et surtout d'une longue guerre civile. Ces causes diverses avaient retardé les travaux; mais l'amélioration était cependant remarquable. Le Premier Consul venait de consacrer un nouveau subside, pris sur l'an X (1801 et 1802), à la réparation de quarante-deux autres routes. Ce subside, emprunté aux fonds généraux du trésor, devait s'ajouter au produit de la taxe. En comptant 2 millions non employés en l'an IX, 10 millions d'extraordinaire imputés sur l'an X, 16 provenant de la taxe, la somme totale consacrée à l'entretien des routes pour l'année courante, devait être de 28 millions. C'était deux ou trois fois plus qu'on ne leur avait affecté aux époques antérieures. Aussi les réparations marchaient-elles avec une grande rapidité, et tout annonçait que, dans le courant de 1802, les chemins seraient ramenés en France à un état de parfaite viabilité.
Des ordres étaient donnés pour la création de nouvelles communications, entre les diverses parties de la France ancienne et nouvelle. Quatre grandes routes se préparaient entre l'Italie et la France. Celle du Simplon, mentionnée plusieurs fois, avançait rapidement. On avait déjà mis la main à celle qui devait réunir le Piémont et la Savoie par le Mont-Cenis. Une troisième par le Mont-Genèvre, unissant le Piémont et le midi de la France, était ordonnée. Les ingénieurs parcouraient les lieux, pour arrêter les projets. La réparation de la grande route du col de Tende, traversant les Alpes maritimes, était entreprise. Ainsi la barrière des Alpes allait se trouver comme abaissée, entre la France et l'Italie, au moyen de ces quatre voies, praticables pour les plus gros transports civils et militaires. Le miracle du passage du Saint-Bernard devenait inutile pour l'avenir, quand il faudrait courir au secours de l'Italie.
Le canal de Saint-Quentin s'exécutait. Le Premier Consul était allé voir lui-même le canal de l'Ourcq, et avait ordonné la reprise des travaux. Le canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, confié à une compagnie, était en cours d'exécution. Le gouvernement avait encouragé la compagnie en lui faisant de vastes concessions de terrain. Les ponts nouveaux sur la Seine, concédés à une association de capitalistes, étaient presque achevés. Ces nombreuses et belles entreprises attiraient vivement l'attention publique. Les esprits, toujours vifs en France, se détournaient avec une sorte d'entraînement des grandeurs de la guerre vers les grandeurs de la paix.
Déjà pendant l'an IX (1800-1801) le commerce avait repris un grand essor, bien que la guerre maritime eût encore régné pendant tout le cours de cette année. Les importations qui avaient été en l'an VIII de 325 millions seulement, étaient montées en l'an IX, à 417. C'était presque une augmentation d'un quart, dans l'espace d'une seule année. Cette augmentation était due à deux causes: la consommation rapidement accrue des denrées coloniales, et l'introduction en quantité considérable des matières premières, propres aux fabriques, telles que cotons bruts, laines, huiles: ce qui était le signe évident de la renaissance de nos manufactures. Les exportations s'étaient ressenties beaucoup moins de ce mouvement général d'accroissement, parce que notre commerce extérieur n'était pas encore rétabli en l'an IX (1800-1801), et parce qu'il fallait bien d'ailleurs que la fabrication des produits en devançât l'exportation. Cependant la somme des exportations, qui ne s'était élevée en l'an VIII qu'à 271 millions, montait en l'an IX à 305. Cette augmentation de 34 millions était due particulièrement à des sorties extraordinaires de nos vins et de nos eaux-de-vie, ce qui avait excité à Bordeaux une grande activité commerciale. On remarquera aussi quelle différence avaient produite, entre nos exportations et nos importations, ces dix années de guerre maritime, puisque nous venions de recevoir 417 millions de valeurs, et que nous n'en avions exporté que 305. Mais la restauration de nos manufactures devait bientôt combler cette différence.
Les soieries du Midi commençaient à refleurir. Lyon, la ville favorite du Premier Consul, se livrait de nouveau à sa belle industrie. Sur quinze mille ateliers consacrés autrefois au tissage des soies, il n'en était resté que deux mille en activité, pendant le temps de nos troubles. Sept mille étaient déjà rétablis. Lille, Saint-Quentin, Rouen, participaient au même mouvement, et les ports de mer qui allaient être débloqués préparaient de nombreux armements. Le Premier Consul, de son côté, faisait, pour le rétablissement de nos colonies, des préparatifs dont on verra bientôt l'objet et l'étendue.
On avait voulu se rendre compte de l'état dans lequel la Révolution laissait la France, sous le rapport de l'agriculture et de la population. Les recherches statistiques, impossibles lorsque des administrations collectives géraient les affaires provinciales, étaient devenues praticables depuis l'institution des préfectures et des sous-préfectures. On avait ordonné des recensements, qui avaient donné des résultats singuliers, confirmés d'ailleurs par les conseils généraux de départements, assemblés pour la première fois en l'an IX. Le travail relatif à la population était alors achevé pour 67 départements, sur les 102, dont la France se composait en 1801. La population qui, dans ces 67 départements, s'élevait à 21,176,243 habitants en 1789, s'élevait à 22,297,443 en 1800. C'était une augmentation de onze cent mille âmes, c'est-à-dire d'environ un dix-neuvième. Ce résultat peu croyable, s'il n'avait été confirmé par les déclarations d'une foule de conseils généraux, prouvait qu'après tout, le mal produit par les grandes révolutions sociales est plus apparent que réel, sous le rapport matériel du moins, et que bientôt d'ailleurs le bien efface le mal avec une rapidité prodigieuse. L'agriculture était en progrès presque partout. La suppression des capitaineries avait été extrêmement utile dans la plupart des provinces. Si, en détruisant le gibier, elle avait détruit l'une des jouissances les plus avouables des classes riches, elle avait d'autre part délivré l'agriculture de vexations ruineuses. La vente d'une quantité de grandes terres avait amené des défrichements considérables, et mis en valeur une partie du sol auparavant improductive. Beaucoup de biens d'église, passés des mains d'un usufruitier négligent aux mains d'un propriétaire intelligent et actif, augmentaient chaque jour la masse des produits agricoles. La révolution qui s'est faite chez nous dans la propriété territoriale, et qui, en la divisant en mille mains, a si prodigieusement augmenté le nombre des propriétaires, ainsi que l'étendue des terrains cultivés, cette révolution s'accomplissait dans ce moment, et donnait déjà des résultats immenses. Sans doute les procédés de la culture n'étaient pas encore sensiblement améliorés, mais l'exploitation du sol s'était étendue d'une manière extraordinaire.
Les forêts, soit de l'État, soit des communes, se ressentaient du désordre administratif des derniers temps. C'était un des objets auxquels il était urgent de pourvoir, car on défrichait les terres plantées en bois et on ne respectait ni les propriétés de l'État ni celles des particuliers. L'administration des finances, saisie d'une grande quantité de forêts par la confiscation des biens des émigrés, ne savait pas encore les surveiller et les exploiter avec avantage. Beaucoup de propriétaires, ou absents, ou intimidés, abandonnaient la défense des bois dont ils étaient possesseurs, les uns réellement, les autres fictivement pour le compte des familles proscrites. C'était la conséquence d'un état de choses qui allait heureusement cesser. Le Premier Consul avait donné à la conservation de la richesse forestière de la France une attention particulière, et avait déjà commencé à rétablir l'ordre, et le respect des propriétés. Un code rural était demandé partout, afin de prévenir les dommages causés par les troupeaux.
La nouvelle institution des préfets et des sous-préfets, créée par la loi de pluviôse an VIII, avait produit des résultats immédiats. Au désordre, à la négligence des administrations collectives, avaient succédé la régularité, la promptitude d'exécution, conséquences prévues et nécessaires de l'unité du pouvoir. Les affaires de l'État et des communes en avaient également profité, car elles avaient enfin trouvé des agents qui s'en occupaient avec une application suivie. La confection des rôles et la perception de l'impôt, autrefois si négligées, n'étaient en retard nulle part. On commençait aussi à mettre de l'ordre dans les revenus et les dépenses des communes. Cependant plusieurs parties de leur administration étaient encore en souffrance. Les hôpitaux, par exemple, étaient tombés dans un état déplorable. L'anéantissement d'une portion de leurs revenus, par la vente de leurs biens, par la privation de beaucoup de perceptions abolies, les réduisaient à la plus extrême détresse. On avait, pour quelques villes, imaginé l'octroi, et essayé en petit le rétablissement des contributions indirectes. Mais ces octrois, encore mal assis, n'étaient ni suffisants ni assez généralement employés. Le service des enfants trouvés se ressentait aussi de la perturbation générale. On voyait une quantité d'enfants abandonnés, que la charité publique ne recueillait plus, ou qui étaient confiés à de malheureuses nourrices, dont les gages n'étaient point payés. On redemandait presque partout les anciennes sœurs hospitalières, pour le service des hôpitaux.
Les registres de l'état civil, enlevés aux prêtres et confiés aux officiers municipaux, étaient fort mal tenus. Il fallait, pour mettre l'ordre dans cette partie de l'administration, si importante pour l'état des familles, non-seulement le zèle et la vigilance des administrateurs, mais l'amélioration de la loi, encore insuffisante ou mal faite. C'était l'un des objets que devait régler le Code civil, actuellement en discussion au Conseil d'État.
On se plaignait de la trop grande division des communes, de leur nombre infini, et on demandait la réunion de beaucoup d'entre elles. Cette belle administration française, qui maintenant est achevée, et surpasse en régularité, en précision, en vigueur, toutes les administrations de l'Europe, s'organisait ainsi rapidement, sous la main créatrice et toute-puissante du Premier Consul. Il avait imaginé un moyen des plus efficaces pour être instruit de tout, et pour apporter à cette vaste machine les perfectionnements dont elle était susceptible. Il avait chargé quelques-uns des conseillers d'État, les plus capables, de parcourir la France, et d'observer sur les lieux mêmes la marche de l'administration. Ces conseillers, arrivés dans les départements principaux, y appelaient les préfets des départements voisins, les chefs des divers services, et y tenaient des conseils, dans lesquels on leur révélait les difficultés qui n'avaient pu être prévues d'avance, les obstacles inattendus qui surgissaient de la nature des choses, les lacunes des lois ou des règlements qu'on avait faits depuis dix ans. Ils examinaient en même temps si cette hiérarchie de préfets, sous-préfets, maires, fonctionnait avec ordre et facilité; si les individus étaient bien choisis, s'ils se montraient pénétrés des intentions du gouvernement, s'ils étaient, comme lui, fermes, laborieux, impartiaux, dégagés de tout esprit de parti. Ces tournées produisaient le meilleur effet. Les conseillers en mission stimulaient le zèle des fonctionnaires, et rapportaient au Conseil d'État des lumières utiles, soit pour la décision des affaires courantes, soit pour la confection ou le perfectionnement des règlements administratifs. Encouragés surtout par l'énergie du Premier Consul, ils n'hésitaient pas à lui dénoncer les agents ou faibles, ou incapables, ou animés d'un mauvais esprit.
La sollicitude du Premier Consul ne se bornait pas à cette revue du pays par les conseillers d'État en tournée. Les nombreux aides-de-camp dépêchés par lui, tantôt aux armées, tantôt dans les ports de mer, pour y communiquer l'énergie de ses volontés, avaient ordre, chemin faisant, de tout observer, et de tout rapporter à leur général. Les colonels Lacuée, Lauriston, Savary, envoyés à Anvers, Boulogne, Brest, Rochefort, Toulon, Gênes, Otrante, avaient mission à leur retour de s'arrêter dans chaque lieu, de voir, d'écouter, et de prendre des notes sur toutes choses: état des routes, mouvement des affaires commerciales, conduite des fonctionnaires, vœux des populations, opinion publique. Aucun n'y manquait, aucun ne craignait de dire la vérité à un chef juste et tout-puissant. Ce chef, qui ne songeait alors qu'à faire le bien, parce que ce bien, infini dans son étendue et sa diversité, suffisait pour absorber l'ardeur de son âme, accueillait avec empressement la vérité qu'il avait provoquée, et en faisait courageusement son profit, soit qu'il fallût frapper un fonctionnaire coupable, réparer une lacune dans les institutions nouvelles, ou porter son attention sur un objet qui avait échappé jusqu'alors à ses infatigables regards[17].
Un spectacle frappait en ce moment tous les yeux, c'était la discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État. Le besoin de ce code était certainement le plus urgent des besoins de la France. L'ancienne législation civile, composée de droit féodal, de droit coutumier, de droit romain, ne convenait plus à une société révolutionnée de fond en comble. Les anciennes lois sur le mariage, celles qu'on avait improvisées depuis sur le divorce et les successions, ne convenaient ni au nouvel état de la société, ni à un ordre de choses moral et régulier. Une commission, composée de MM. Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Malleville, avait rédigé un projet de Code civil. Ce projet avait été envoyé à tous les tribunaux, pour qu'ils en fissent l'objet de leur examen et de leurs observations. En conséquence de cet examen et de ces observations, le projet avait été modifié, et soumis enfin au Conseil d'État, qui venait de le discuter article par article, pendant plusieurs mois. Le Premier Consul, assistant à chacune de ces séances, avait déployé, en les présidant, une méthode, une clarté, souvent une profondeur de vues, qui étaient pour tout le monde un sujet de surprise. Habitué à diriger des armées, à gouverner des provinces conquises, on n'était pas étonné de le trouver administrateur, car cette qualité est indispensable à un grand général; mais la qualité de législateur avait chez lui de quoi surprendre. Son éducation sous ce rapport avait été promptement faite. S'intéressant à tout parce qu'il comprenait tout, il avait demandé au consul Cambacérès quelques livres de droit, et notamment les matériaux préparés sous la Convention pour la rédaction du nouveau Code civil. Il les avait dévorés, comme ces livres de controverse religieuse dont il s'était pourvu, lorsqu'il s'occupait du Concordat. Bientôt, classant dans sa tête les principes généraux du droit civil, joignant à ces quelques notions rapidement recueillies, sa profonde connaissance de l'homme, sa parfaite netteté d'esprit, il s'était rendu capable de diriger ce travail si important, et il avait même fourni à la discussion une large part d'idées justes, neuves, profondes. Quelquefois une connaissance insuffisante de ces matières, l'exposait à soutenir des idées étranges; mais il se laissait bientôt ramener au vrai par les savants hommes qui l'entouraient, et il était leur maître à tous, quand il fallait tirer, du conflit des opinions contraires, la conclusion la plus naturelle et la plus raisonnable. Le principal service que rendait le Premier Consul, c'était d'apporter à l'achèvement de ce beau monument, un esprit ferme, une volonté de travail soutenue, et par là de vaincre les deux grandes difficultés devant lesquelles on avait échoué jusqu'alors, la diversité infinie des opinions, et l'impossibilité de travailler avec suite, au milieu des agitations du temps. Quand la discussion, comme il arrivait souvent, avait été longue, diffuse, obstinée, le Premier Consul savait la résumer, la trancher d'un mot, et, de plus, il obligeait tout le monde à travailler en travaillant lui-même des journées entières. On imprimait et on publiait le procès-verbal de ces séances remarquables. Cependant, avant de le livrer au Moniteur, le consul Cambacérès avait soin de le revoir, et de supprimer ce qui pouvait n'être pas convenable à publier, soit que le Premier Consul eût émis des opinions quelquefois singulières, ou traité des questions de mœurs avec une familiarité de langage qui ne devait pas aller au delà de l'enceinte d'un conseil intime. Il ne restait donc dans les procès-verbaux que la pensée quelquefois rectifiée, souvent décolorée, mais toujours frappante, du Premier Consul. Le public en était saisi, et s'habituait à le considérer comme l'unique auteur de ce qui se faisait de bon et de grand en France. Il prenait même une sorte de plaisir à voir législateur celui qu'il avait vu générai, diplomate, administrateur, et constamment supérieur dans ces rôles si divers.
Le premier livre du Code civil était achevé, et c'était un des projets nombreux qui allaient être soumis au Corps Législatif. La pacification de la France et sa réorganisation intérieure marchaient donc du même pas. Bien que tout le mal ne fût pas réparé, que tout le bien ne fût pas accompli, cependant la comparaison du présent avec le passé remplissait les âmes de satisfaction et d'espérance. Tout le bien accompli, on l'attribuait au Premier Consul, et on avait raison, car, d'après le témoignage de son collaborateur assidu, le consul Cambacérès, il dirigeait l'ensemble, soignait lui-même les détails, et faisait encore plus dans chaque partie, que ceux à qui elle était spécialement confiée.
L'homme qui a régi la France de 1799 à 1815, a eu dans sa carrière des jours de gloire enivrants, sans doute; mais certainement ni lui ni la France, qu'il avait séduite, n'ont traversé des jours pareils, des jours où la grandeur fût accompagnée de plus de sagesse, et surtout de cette sagesse qui fait espérer la durée. Il venait de donner, après la victoire, la paix la plus belle, et celle qu'il n'a jamais obtenue depuis la paix maritime; il avait donné après le chaos l'ordre le plus complet; il avait laissé encore une certaine liberté, non pas toute la liberté désirable, mais celle du moins qui était possible le lendemain d'une révolution sanglante; il n'avait fait à tous les partis que du bien; excepté la déportation des cent et quelques prescripteurs révolutionnaires frappés sans jugement après la machine infernale, il avait respecté les lois; et cet acte lui-même, coupable parce qu'il était illégal, on n'y pensait pas dans cette immensité de bien. L'Europe enfin, réconciliée avec la République, sentant sans le dire qu'elle avait eu tort en voulant se mêler d'une révolution qui ne la regardait pas, et que la grandeur inouïe de la France était la juste conséquence d'une agression injuste, héroïquement repoussée, l'Europe venait avec empressement déposer ses hommages aux pieds du Premier Consul, heureuse de pouvoir dire, pour sa dignité, qu'elle ne faisait la paix qu'avec un révolutionnaire plein de génie, restaurateur glorieux des principes sociaux.
Certes il fallait s'en tenir aux merveilles de ces premiers temps, et l'histoire, en parlant de ce règne, eût dit que rien de plus grand, de plus complet ne s'était vu sur la terre. Tout cela était écrit sur le visage empressé, admirateur, de ces hommes de tous les rangs, de toutes les nations, qui se pressaient autour du Premier Consul. Une affluence extraordinaire d'étrangers étaient accourus à Paris, pour voir la France, pour voir le général Bonaparte; et la plupart d'entre eux se faisaient présenter à lui par les ministres de leur gouvernement. Sa cour, car il s'en était fait une, sa cour était à la fois militaire et civile, sévère et élégante. Il y avait ajouté quelque chose depuis l'année précédente; il avait composé une maison militaire pour lui et les Consuls, et donné un entourage princier à madame Bonaparte.
La garde consulaire avait été formée de quatre bataillons d'infanterie, forts de douze cents hommes chacun, les uns de grenadiers, les autres de chasseurs, et de deux régiments de cavalerie, le premier de grenadiers à cheval, le second de chasseurs à cheval. Les uns et les autres étaient composés des plus beaux, des plus vaillants soldats de l'armée. Une artillerie nombreuse et bien servie complétait cette garde, et en faisait une véritable division de guerre, pourvue de toutes armes, s'élevant à environ six mille hommes. Un brillant état-major commandait cette troupe superbe. Il y avait un colonel par bataillon, et un général de brigade par deux bataillons réunis. Quatre lieutenants-généraux, un d'infanterie, un de cavalerie, un d'artillerie, un du génie, commandaient alternativement le corps entier, pendant une décade, et faisaient le service auprès des Consuls. C'était un corps d'élite, dans lequel les meilleurs soldats trouvaient une récompense de leur bonne conduite, qui entourait le gouvernement d'un éclat conforme à son caractère guerrier, et qui, le jour des batailles, offrait une réserve invincible. On se souvient que le bataillon des grenadiers de la garde consulaire avait presque sauvé l'armée à Marengo. À cet état-major particulier de la garde consulaire le Premier Consul avait ajouté un gouverneur militaire pour le palais des Tuileries, accompagné de deux officiers d'état-major, sous le titre d'adjudants. Ce gouverneur était l'aide-de-camp Duroc, toujours employé dans les missions délicates. Aucun officier n'était plus propre à faire régner dans le palais du gouvernement l'ordre et la bienséance, qui convenaient aux goûts du Premier Consul, et à l'esprit du temps. Il fallait tempérer cet appareil tout militaire, par un certain appareil civil. Un conseiller d'État, M. Benezech, avait été chargé pendant la première année de présider aux réceptions, et d'accueillir avec les égards convenables, soit les ministres étrangers, soit les grands personnages admis auprès des Consuls. Quatre officiers civils, sous le titre de préfets du palais, remplacèrent dans cet office le conseiller d'État Benezech. Quatre dames du palais furent données à madame Bonaparte, pour l'aider à faire les honneurs du salon du Premier Consul. Dès qu'il fut connu que cette nouvelle organisation du palais se préparait, de nombreuses prétentions s'élevèrent, même parmi les familles appartenant à ce qu'on appelait l'ancien régime. Ce ne fut pas encore la haute noblesse, celle qui remplissait autrefois les appartements de Versailles, qui se présenta pour solliciter: le moment de se soumettre n'était pas venu pour elle. Ce furent toutefois des familles distinguées du temps passé, n'ayant point marqué dans l'émigration, et se rapprochant les premières d'un gouvernement puissant, qui, par sa gloire, rendait le service; auprès de lui honorable pour tout le monde. Le général Bonaparte choisit pour préfets du palais M. Benezech, qui en avait déjà rempli les fonctions, MM. Didelot et de Luçay, sortis de l'ancienne finance, M. de Rémusat, de la magistrature. Les quatre dames du palais, chargées d'en faire les honneurs à côté de madame Bonaparte, furent mesdames de Luçay, de Lauriston, de Talhouet et de Rémusat. Les personnages les plus dénigrants des salons émigrés de Paris, n'avaient rien à dire quant à la convenance de ces choix; et les hommes raisonnables, qui ne veulent des cours que ce que la bienséance rend nécessaire, n'avaient point à critiquer cette organisation militaire et civile. Il faut, en effet, dans une république comme dans une monarchie, garder le palais des chefs de l'État, et l'entourer de l'appareil imposant de la force publique; il faut, dans l'intérieur de ce palais, des hommes, des femmes, choisis, qui en fassent des honneurs soit aux étrangers illustres, sort aux citoyens distingués qui sont admis auprès des premiers magistrats de la république. Dans cette mesure, la cour du Premier Consul était imposante et digne. Elle recevait une certaine grâce de sa femme et de ses sœurs, toutes remarquables ou par les manières, ou par l'esprit, ou par la beauté. Nous avons parlé ailleurs des frères du Premier Consul; c'est le moment de faire connaître ses sœurs. La sœur aînée du Premier Consul, madame Élisa Bacciochi, peu remarquable par la figure, l'était beaucoup par l'esprit, et attirait autour d'elle les hommes de lettres les plus distingués du temps, tels que MM. Suard, Morellet, Fontanes. La seconde, Caroline Murat, qui avait épousé le général de ce nom, ambitieuse et belle, enivrée de la fortune de son frère, cherchant à en attirer sur elle et sur son époux la meilleure part, était l'une des femmes de cette cour nouvelle, qui lui donnaient le plus de mouvement et d'élégance. La troisième, Pauline Bonaparte, celle qui avait épousé le général Leclerc, et qui épousa depuis un prince Borghèse, était l'une des plus belles personnes de son temps. Elle n'avait pas encore provoqué la médisance, autant qu'elle le fit plus tard, et, si sa conduite inconsidérée affligeait quelquefois son frère, la tendresse passionnée qu'elle ressentait pour lui, le touchait, et désarmait sa sévérité. Madame Bonaparte les dominait toutes par sa position d'épouse du Premier Consul, et charmait par sa bonne grâce les Français et les étrangers admis dans le palais du gouvernement. Les rivalités inévitables, et déjà visibles, entre les membres de cette famille si voisine du trône, étaient contenues par le général Bonaparte, qui, tout en aimant ses proches, traitait avec une rudesse militaire ceux qui troublaient la paix qu'il voulait voir régner autour de lui.
Un événement de quelque importance venait de se passer dans la famille consulaire, c'était le mariage d'Hortense de Beauharnais, avec Louis Bonaparte. Le Premier Consul, qui chérissait tendrement les deux enfants de sa femme, avait voulu marier Hortense de Beauharnais avec Duroc, croyant qu'un penchant réciproque rapprochait ces deux jeunes cœurs; mais ce mariage, peu favorisé par madame Bonaparte, ne s'était pas réalisé. Madame Bonaparte, toujours tourmentée par la crainte d'un divorce, depuis qu'elle n'espérait plus avoir des enfants, imagina de marier sa propre fille avec l'un des frères de son époux, se flattant que les enfants qui naîtraient de cette union, tenant par deux liens à la fois au nouveau chef de la France, pourraient lui servir d'héritiers. Joseph Bonaparte était marié; Lucien vivait d'une manière peu régulière, et se conduisait en ennemi de sa belle-sœur; Jérôme expiait sur la flotte quelques écarts de jeunesse. Louis était le seul propre aux vues de madame Bonaparte. Elle le choisit. Il était sage, instruit, mais morose, et peu assorti par le caractère à la femme qu'on lui destinait. Le Premier Consul, qui en jugeait ainsi, résista d'abord, céda ensuite, et consentit à un mariage, qui ne devait pas faire le bonheur des deux époux, mais qui faillit un instant donner des héritiers à l'empire du monde.
La bénédiction nuptiale fut donnée par le cardinal Caprara, et dans une maison particulière, ainsi qu'on faisait alors pour toutes les cérémonies du culte, quand c'étaient des prêtres insermentés qui officiaient. Par la même occasion, on donna cette bénédiction au général Murat et à sa femme Caroline, lesquels ne l'avaient pas encore reçue, comme beaucoup d'autres maris et femmes de ce temps, dont le mariage n'avait été contracté que devant le magistrat civil. Le général Bonaparte et Joséphine étaient dans le même cas. Celle-ci pressa vivement son mari d'ajouter le lien religieux au lien civil qui les unissait déjà; mais, soit prévoyance, soit crainte d'avouer au public le contrat incomplet qui le liait à madame Bonaparte, le Premier Consul ne voulut pas y consentir.
Telle était alors la famille consulaire, depuis famille impériale. Ces personnages, tous remarquables à divers titres, heureux de la gloire et de la prospérité du chef qui faisait leur grandeur, contenus par lui, et point encore gâtés par la fortune, présentaient un spectacle intéressant, qui n'affligeait pas les yeux comme cette cour directoriale, dont le directeur Barras avait fait les honneurs pendant plusieurs années. Si quelques Français envieux ou dédaigneux, qui souvent étaient ses obligés, la poursuivaient de leurs sarcasmes, les étrangers, plus justes, lui payaient un tribut de curiosité et d'éloges.
Une fois par décade, comme nous l'avons dit ailleurs, le Premier Consul recevait les ambassadeurs et les étrangers, qui lui étaient présentés par les ministres de leur nation. Il parcourait les rangs de l'assemblée toujours nombreuse, suivi de ses aides-de-camp. Madame Bonaparte venait après lui, accompagnée des dames du palais. C'était le même cérémonial qu'on observait dans les autres cours, avec un moindre cortége d'aides-de-camp et de dames d'honneur, mais avec l'incomparable éclat qui entourait le général Bonaparte. Deux fois par décade il invitait à dîner les personnages éminents de la France et de l'Europe, et une fois par mois il donnait dans la galerie de Diane un repas, auquel cent conviés étaient quelquefois appelés. Ces jours-là il tenait cercle aux Tuileries dans la soirée, et admettait auprès de lui les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les personnes de la haute société française qui se rapprochaient du gouvernement. Portant toujours le calcul dans les moindres choses, il prescrivait à sa famille certains costumes, pour en rendre l'usage général par l'imitation. Il ordonnait, l'habit de soie, pour faire revivre autant que possible les soieries de Lyon. Il recommandait à sa femme l'étoffe connue sous le nom de linon, afin de favoriser les fabriques de Saint-Quentin[18]. Quant à lui, simple entre tous, il portait un modeste habit de chasseur de la garde consulaire. Il avait obligé ses collègues à porter l'habit brodé de consul, et à tenir cercle chez eux, pour y répéter, quoique avec moins d'éclat, ce qui se faisait aux Tuileries.
Cet hiver de 1801 à 1802 (an X) fut extrêmement brillant, par la satisfaction qui régnait dans toutes les classes, les unes heureuses de rentrer en France, les autres de jouir enfin d'une entière sécurité, les autres d'entrevoir dans la paix maritime des perspectives illimitées de prospérité commerciale. Les étrangers contribuèrent par leur affluence à l'éclat des fêtes de l'hiver. Parmi les personnages qui parurent à Paris à cette époque, il y en eut deux qui attirèrent l'attention générale: l'un était un Anglais illustre, l'autre un émigré dont le nom avait autrefois occupé la renommée.
L'Anglais illustre était M. Fox, l'orateur le plus éloquent de l'Angleterre; l'émigré fameux était M. de Calonne, l'ancien ministre des finances, dont l'esprit facile et fertile en expédients, sut cacher quelques instants, aux yeux de la cour de Versailles, l'abîme vers lequel elle marchait à grands pas. M. Fox éprouvait une véritable impatience de voir l'homme pour lequel, malgré son patriotisme britannique, il se sentait un penchant irrésistible. Il vint à Paris immédiatement après la signature des préliminaires de paix, et fut présenté au Premier Consul par le ministre d'Angleterre. Il venait pour voir la France et son chef, mais aussi pour compulser nos archives diplomatiques, car le grand orateur whig occupait alors ses loisirs en écrivant l'histoire des deux derniers Stuarts. Le Premier Consul donna des ordres pour que toutes les archives fussent ouvertes à M. Fox, et lui fit un accueil qui aurait suffi pour ramener un ennemi, mais qui charma un ami qu'il s'était acquis par sa seule gloire. Le Premier Consul mit avec ce généreux étranger toute étiquette de côté, l'introduisit dans son intimité, eut avec lui de longs et fréquents entretiens, et sembla vouloir faire, dans sa personne, la conquête du peuple anglais lui-même. Souvent cependant ils furent d'un avis différent. M. Fox était doué de cette imagination vive, qui fait les orateurs entraînants, mais son esprit n'était ni positif ni pratique. Il était plein de nobles illusions, que le Premier Consul, quoiqu'il eût autant d'imagination que de profondeur d'esprit, n'avait jamais partagées, ou du moins ne partageait plus. Le jeune général Bonaparte était désenchanté, comme on l'est après une révolution commencée au nom de l'humanité, et naufragée dans le sang. Il n'avait conservé en lui qu'un seul des premiers enchantements de la Révolution, celui de la grandeur, et le poussait à l'excès. Il était trop peu libéral pour plaire au chef des whigs, et trop ambitieux pour plaire à un Anglais. L'un et l'autre se froissèrent donc quelquefois par des opinions contraires. M. Fox fit sourire le Premier Consul par une naïveté, par une inexpérience, singulières chez un homme qui comptait près de soixante ans. Le Premier Consul effraya quelquefois le patriotisme britannique de M. Fox, par la grandeur de ses desseins trop peu dissimulés. Cependant ils se convinrent tous deux par l'esprit et par le cœur, et furent enchantés l'un de l'autre. Le Premier Consul mit un soin infini à faire voir à M. Fox Paris tout entier, et quelquefois voulut l'accompagner lui-même dans les établissements publics. Il y avait alors une exposition des produits de l'industrie française, qui était la seconde depuis la Révolution. Tout le monde était surpris des progrès de nos manufactures, lesquelles, au milieu du trouble général, participant cependant à la commotion imprimée aux esprits, avaient inventé une quantité de perfectionnements et de procédés nouveaux. Les étrangers en paraissaient vivement frappés, surtout les Anglais, bons juges en cette matière. Le Premier Consul conduisit M. Fox dans les salles de cette exposition, qui avaient été disposées dans la cour du Louvre, et jouit quelquefois de la surprise de son hôte illustre. M. Fox, au milieu des caresses dont il était l'objet, laissa échapper une saillie qui honore les sentiments et l'esprit de ce noble personnage, et qui prouve que chez lui la justice envers la France se conciliait avec le patriotisme le plus susceptible. Il y avait dans une des salles du Louvre un globe terrestre, fort grand, fort beau, destiné au Premier Consul, et artistement construit. Un des personnages qui suivaient le Premier Consul, faisant tourner ce globe, et posant la main sur l'Angleterre, dit assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien peu de place sur la carte du monde.—Oui, s'écria M. Fox avec vivacité; oui, c'est dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans cette île qu'ils veulent tous mourir; mais, ajouta-t-il en étendant les bras autour des deux Océans et des deux Indes, mais pendant leur vie ils remplissent ce globe entier, et l'embrassent de leur puissance.—Le Premier Consul applaudit à cette réponse pleine de fierté et d'à-propos.
Le personnage qui, après M. Fox, occupait le plus l'attention publique, était M. de Calonne. C'est le prince de Galles qui avait sollicité et obtenu pour lui la permission de reparaître à Paris. M. de Calonne tenait depuis son arrivée un langage fort inattendu, et qui faisait sensation parmi les royalistes. Il ne voulait pas servir, disait-il, le gouvernement nouveau. Il ne le pouvait pas, attaché comme il l'avait été à la maison de Bourbon; mais il devait dire la vérité à ses amis. Personne en Europe n'était capable de tenir tête au Premier Consul: généraux, ministres, rois, étaient ses inférieurs et ses dépendants. Les Anglais avaient passé pour lui de la haine à l'enthousiasme. Ce sentiment existait dans toutes les classes de la population britannique, et il y était extrême comme le sont tous les sentiments chez les Anglais. Il ne fallait donc pas compter sur l'Europe pour renverser le général Bonaparte. Il ne fallait pas non plus déshonorer la cause royaliste, par d'odieux complots, qui remplissaient d'horreur les honnêtes gens du monde entier. Il fallait se soumettre, tout espérer du temps, et de la double difficulté de gouverner la France sans la royauté, de fonder une royauté sans la famille de Bourbon. Les vicissitudes infinies des révolutions pouvaient seules faire naître des chances qui n'existaient pas aujourd'hui en faveur des princes exilés. Mais, quoi qu'il arrivât, il fallait tout attendre de la France seule, de la France éclairée, revenue à de meilleurs sentiments, mais rien de l'étranger ni des conspirations. Ce langage singulier à force de sagesse, surtout dans la bouche de M. de Calonne, causait un véritable étonnement, et faisait croire que M. de Calonne ne serait pas long-temps sans entrer en relations avec le gouvernement consulaire. Il avait vu le consul Lebrun, qui recevait les royalistes du consentement du Premier Consul, et s'était entretenu avec lui des affaires de la France. On disait même qu'il allait devenir pour les finances, ce que M. de Talleyrand était pour la diplomatie, le grand seigneur rallié, prêtant son expérience, l'influence de son nom, au génie du Premier Consul. Il n'en était rien cependant. Il fallait au Premier Consul moins d'éclat d'esprit, mais plus d'application que n'en avait montré M. de Calonne, et il avait trouvé ce qu'il lui fallait dans M. Gaudin, qui avait introduit un ordre parfait dans nos finances. Néanmoins, sur ce simple bruit, une foule de solliciteurs, récemment rentrés en France, et voulant suppléer à leur fortune par des emplois, avaient entouré M. de Calonne, pensant qu'ils ne pouvaient pas choisir auprès du nouveau gouvernement un introducteur plus convenable, et qui justifiât mieux par son exemple leur adhésion au Premier Consul[19].
Qui croirait qu'en présence de tant de bien, ou déjà fait, ou prêt à se faire, il pût s'élever une opposition, et surtout une opposition vive? Il s'en préparait une cependant, et des plus violentes, contre les œuvres les meilleures du Premier Consul. Ce n'était pas dans les partis violents, radicalement opposés au gouvernement du Premier Consul, royalistes ou révolutionnaires, que cette opposition se préparait, mais dans le parti même qui avait désiré, secondé le renversement du Directoire comme insuffisant, et appelé un gouvernement nouveau, qui fût à la fois habile et ferme. Les révolutionnaires subalternes, hommes de désordre et de sang, étaient contenus, soumis ou déportés, et s'enfonçaient chaque jour davantage dans leur obscurité, pour n'en plus sortir. Les scélérats du royalisme, depuis la machine infernale, avaient besoin de reprendre haleine, et se tenaient en repos. On venait d'ailleurs de faire passer par les armes une partie de ceux qui infestaient les grandes routes. Les royalistes de haut parage, tenant toujours des discours impertinents dans les salons de Paris, laissaient déjà voir néanmoins le penchant qui les amena plus tard à jouer, les hommes le rôle de chambellans, les femmes celui de dames d'honneur, dans le palais des Tuileries, que les Bourbons n'habitaient plus.
Mais le parti révolutionnaire modéré, appelé à composer le nouveau gouvernement, était divisé, comme il arrive à tout parti victorieux qui veut fonder un gouvernement, et qui se divise sur la manière de le constituer. Dès les premiers jours du Consulat, ce parti, qui avait concouru de diverses manières au 18 brumaire, avait paru partagé en deux tendances contraires: l'une, consistant à faire aboutir la Révolution à une république démocratique et modérée, comme celle que Washington venait d'établir en Amérique; l'autre, à la faire aboutir à une monarchie, ressemblant plus ou moins à la monarchie anglaise, et, s'il le fallait même, à l'ancienne monarchie française, moins les préjugés d'autrefois, moins le régime féodal, plus la grandeur. On entrait dans la troisième année du gouvernement consulaire, et, suivant l'usage, les deux tendances allaient s'exagérant par la contradiction même. Les uns redevenaient presque des révolutionnaires violents, envoyant ce qui se faisait, en voyant l'autorité du Premier Consul s'accroître, les idées monarchiques se répandre, une cour se former aux Tuileries, le culte catholique restauré ou prêt à l'être, les émigrés rentrer en foule. Les autres devenaient presque des royalistes d'autrefois, tant ils étaient pressés de réagir, et de refaire une monarchie, tant ils étaient disposés à s'accommoder même d'un despotisme éclairé, pour tout résultat de la Révolution. En fait de despotisme éclairé, celui qui s'élevait en ce moment en France, avait tant de génie, procurait un si doux repos, que la séduction était grande. Cependant la contradiction était poussée à ce point de part et d'autre, qu'une crise devait bientôt s'ensuivre.
Le Tribunat, agité les sessions précédentes, tantôt pour des lois de finances, tantôt pour les tribunaux spéciaux, l'était cette année bien davantage, à l'aspect de tout ce qui se passait, à la vue de ce gouvernement marchant si vite à son but. Le Concordat surtout l'indignait comme Pacte le plus contre-révolutionnaire qui se pût imaginer. Le Code civil n'était pas, suivant lui, assez conforme à l'égalité. Ces traités de paix eux-mêmes, qui contenaient la grandeur de la France, lui déplaisaient dans leur rédaction, comme on le verra bientôt.
M. Sieyès, en voulant empêcher toute agitation au moyen de ses précautions constitutionnelles, n'en avait, comme on le voit, empêché aucune, car les constitutions ne créent pas les passions humaines et ne sauraient les détruire; elles ne sont que la scène sur laquelle ces passions se produisent. En plaçant tout le sérieux, toute l'activité des affaires dans le Conseil d'État; le bruit, la parole, la critique vaine dans le Tribunat; en réduisant celui-ci au rôle de plaider pour ou contre les actes du gouvernement, devant un Corps Législatif réduit à répondre par oui ou par non; en plaçant au-dessus un Sénat oisif, qui, à de grands intervalles, élisait les hommes, chargés de jouer ces deux rôles assez vains dans les deux assemblées législatives; en choisissant le personnel du gouvernement dans le même sens; en plaçant les hommes propres aux affaires dans le Conseil d'État, les hommes propres à la parole, enclins au bruit, dans le Tribunat, les fatigués obscurs dans le Corps Législatif, les fatigués d'un ordre élevé dans le Sénat, M. Sieyès n'avait guère empêché les passions du temps d'éclater; il y avait même ajouté, il faut le dire, une certaine jalousie des corps entre eux. Le Tribunat sentait la vanité déclamatoire de son rôle; le Corps Législatif sentait le ridicule de son silence, et contenait d'ailleurs beaucoup d'anciens prêtres sortis des ordres, organisés par l'abbé Grégoire en une opposition silencieuse, mais gênante. Le Sénat lui-même, dont M. Sieyès avait voulu faire un vieillard opulent et tranquille, n'était pas aussi tranquille qu'il l'avait supposé. Ce corps était quelque peu ennuyé de sa dignité oisive, car les sénateurs étaient privés de fonctions publiques, et leur puissance électorale, si rarement exercée, était loin d'occuper leur temps. Tous ensemble jalousaient le Conseil d'État, qui partageait seul avec le Premier Consul la gloire des grandes choses qui s'accomplissaient chaque jour.
Ainsi, cette société, que M. Sieyès avait cru assoupir dans une espèce de régime aristocratique, à l'exemple de Venise ou de Gênes, s'agitait encore comme un malade qui a un reste de fièvre, et pouvait être soumise, contenue par un maître, mais point endormie d'un paisible sommeil, ainsi que l'avait espéré son auteur.
Et, chose singulière, M. Sieyès, inventeur de tous ces arrangements constitutionnels, en vertu desquels il régnait tant d'activité d'un côté, si peu de l'autre, M. Sieyès arrivait à se fatiguer de sa propre inaction. Modéré, et même monarchique dans ses opinions, il aurait dû approuver les actes du Premier Consul; mais des causes, les unes inévitables, les autres accidentelles, commençaient à les brouiller. Ce grand esprit spéculatif, réduit à tout voir, à ne rien faire, devait jalouser le génie actif et puissant, qui allait chaque jour s'emparant de la France et du monde. M. Sieyès, dans les magnifiques œuvres du général Bonaparte, voyait déjà le germe de ses fautes futures, et, s'il ne le disait pas encore très-hautement, il l'indiquait quelquefois par son silence, ou par un trait de son langage, profond comme sa pensée. Peut-être des ménagements de tous les instants auraient pu le calmer, le rattacher au Premier Consul. Mais celui-ci s'était un peu trop tôt regardé comme quitte envers M. Sieyès par le don de la terre de Crosne, et d'ailleurs, absorbé par ses travaux immenses, il avait trop négligé l'homme supérieur qui lui avait si noblement cédé la première place au 18 brumaire. M. Sieyès, oisif, jaloux, blessé, trouvait à redire même dans l'immensité du bien présent, et se montrait morose, froidement improbateur. Le Premier Consul n'était pas assez maître de son humeur pour laisser tous les torts à ses adversaires. Il parlait cavalièrement de la métaphysique de M. Sieyès, de son ambition impuissante, et tenait à ce sujet mille propos, immédiatement répétés et envenimés par les malveillants. M. Sieyès avait à ses côtés quelques amis, tels que M. de Tracy, esprit distingué, mais point religieux, philosophe original dans une école qui l'était peu, caractère respectable; M. Garat, philosophe disert, plus prétentieux que profond; M. Cabanis, voué à l'étude de l'homme matériel, et ne voyant rien au delà des bornes de la matière; M. Lanjuinais, dévot sincère, honnête homme véhément, qui avait noblement défendu les Girondins, et qui aujourd'hui s'échauffait volontiers à l'idée de résister au nouveau César. Ils entouraient M. Sieyès, et formaient dans le Sénat une opposition déjà sensible. Le Concordat leur paraissait, à eux comme à beaucoup d'autres, la preuve la plus frappante d'une contre-révolution prochaine.
Le Premier Consul, voyant la France et l'Europe enchantées de ses œuvres, ne comprenait guère que les seuls improbateurs de ces mêmes œuvres se trouvassent précisément autour de lui. Dépité de cette opposition, il appelait les opposants du Sénat des idéologues, menés par un boudeur, qui regrettait l'exercice du pouvoir dont il était incapable; il appelait les gens du Tribunat des brouillons, auxquels il saurait bien rompre en visière, et prouver qu'on ne l'effrayait pas avec du bruit; il appelait les mécontents plus ou moins nombreux du Corps Législatif, des prêtres défroqués, des jansénistes, que l'abbé Grégoire, d'accord avec l'abbé Sieyès, cherchait à organiser en opposition contre le gouvernement; mais il disait qu'il briserait toutes ces résistances, et qu'on ne l'arrêterait pas facilement dans le bien qu'il voulait accomplir. N'ayant pas vécu dans les assemblées, il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si puissant qu'il fût, ne négligeait pas, et qu'il avait appris dans le Sénat de Rome. Le Premier Consul exprimait son déplaisir, publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa gloire, et n'écoulait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté dans le maniement des assemblées, lui conseillait vainement la mesure et les égards.—Il faut, répondait le Premier Consul, prouver à ces gens-là qu'on ne les craint pas; et ils auront peur à condition qu'on n'ait pas peur soi-même.—C'était déjà, comme on le voit, les mœurs, les idées de la royauté pure, à mesure qu'on approchait du moment où la monarchie allait devenir inévitable.
L'opposition n'éclatait pas seulement dans les corps de l'État, mais dans l'armée. La masse de l'armée, comme la masse de la nation, sensible aux grands résultats obtenus depuis deux ans, était entièrement dévouée au Premier Consul. Toutefois, parmi les chefs, se trouvaient des mécontents, les uns sincères, les autres seulement jaloux. Les mécontents sincères étaient les Révolutionnaires de bonne foi, qui voyaient avec peine le retour des émigrés, et l'obligation prochaine d'aller montrer leurs uniformes dans les églises. Les mécontents par jalousie étaient ceux qui voyaient avec chagrin un égal, les ayant surpassés d'abord en gloire, prêt maintenant à devenir leur maître. Les premiers appartenaient davantage à l'armée d'Italie, qui avait toujours été franchement révolutionnaire; les seconds, à l'armée du Rhin, calme, modérée, mais un peu envieuse.
Les chefs de l'armée d'Italie, généralement dévoués au Premier Consul, mais ardents dans leurs sentiments, n'aimant ni les prêtres ni les émigrés, se plaignaient qu'on voulût faire d'eux des gens d'église, et disaient tout cela dans la langue originale, et peu séante des soldats. Augereau, Lannes, mauvais politiques, mais guerriers héroïques, surtout le second, qui était un homme de guerre accompli, se permettaient les plus étranges discours. Lannes, devenu commandant en chef de la garde consulaire, en administrait la caisse avec une prodigalité connue et autorisée par le Premier Consul. Un hôtel richement défrayé servait à l'état-major de cette garde. Lannes y tenait table ouverte pour tous ses camarades, et là, dans des festins soldatesques, se répandait en invectives contre la marche du gouvernement. Le Premier Consul n'avait pas à craindre que le dévouement de ces soldats oisifs en fût altéré à son égard. Au premier signal, il était sûr de les retrouver tous, et Lannes plus qu'aucun autre. Cependant il était dangereux de laisser aller plus loin ces têtes et ces langues, et il manda Lannes chez lui. Celui-ci, habitué à une grande familiarité avec son général en chef, se permit quelques emportements, bientôt réprimés par la tranquille supériorité du Premier Consul. Il s'en alla malheureux de sa faute, malheureux du mécontentement qu'il avait encouru. Dans un mouvement d'honorable susceptibilité, il voulut payer les dépenses qui avaient pesé sur la caisse de la garde, du consentement du Premier Consul. Mais ce général, qui avait tant fait la guerre en Italie, ne possédait presque rien. Augereau, tout aussi inconsidéré, mais excellent cœur, lui prêta une somme qui composait tout son avoir, et lui dit: Tiens, prends cet argent, va trouver cet ingrat pour lequel nous avons versé notre sang, rends-lui ce qui est dû à la caisse, et ne soyons plus ses obligés, ni les uns ni les autres.—Le Premier Consul ne permit pas à ces anciens compagnons d'armes, héros et enfants tout à la fois, de s'affranchir de leur affection envers lui. Il les dispersa. Lannes fut destiné à une ambassade avantageuse, celle du Portugal. C'est le consul Cambacérès qui fut chargé de cet arrangement. Augereau eut ordre d'être plus circonspect à l'avenir, et de retourner à son armée.
Cependant ces scènes, fort exagérées par la malveillance qui les propageait en les défigurant, produisaient sur l'opinion publique, notamment dans les provinces, un effet fâcheux. Nulle part elles ne valaient un improbateur au Premier Consul, auquel on était disposé à donner raison contre toute opposition; mais elles inspiraient l'inquiétude, et faisaient craindre des difficultés graves pour le pouvoir dont on invoquait l'établissement[20].
Ces scènes avec les officiers de l'armée d'Italie étaient des scènes d'amis, brouillés un jour, s'embrassant le lendemain. Elles avaient quelque chose de plus sérieux avec les généraux du Rhin, plus froids et plus haineux. Malheureusement une division funeste commençait à éclater entre le général en chef de l'armée d'Italie, et le général en chef de l'armée du Rhin, entre le général Bonaparte et le général Moreau.
Moreau, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du moins en partie, au Premier Consul, qui lui avait donné à commander la plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général de la république. Au fond personne ne se trompait sur sa valeur: on savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes combinaisons, et entièrement dépourvu de génie politique. Mais on s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur, et capable de tenir tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte. Les partis ont un merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes éminents. Ils les flattent, ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans leur cœur, pour y introduire leurs poisons. Ils avaient bientôt trouvé le côté faible de Moreau, c'était la vanité. Ils lui avaient, en le flattant, inspiré contre le Premier Consul une jalousie fatale, qui devait le perdre un jour. Pour surcroît de malheur, Moreau venait de faire un mariage qui avait contribué à le jeter dans cette voie funeste. Les femmes des deux familles Bonaparte et Moreau s'étaient brouillées pour ces misères qui brouillent les femmes entre elles. Dans la famille de Moreau, on cherchait à lui persuader qu'il devait être le premier et non le second; que le général Bonaparte était mal disposé à son égard, qu'il cherchait à le déprécier et à lui faire jouer un rôle secondaire. Moreau, qui était dépourvu de caractère, n'avait que trop écouté ces dangereuses suggestions. Le Premier Consul cependant n'avait envers lui aucune espèce de tort; il l'avait, au contraire, comblé de distinctions de tout genre; il avait affecté d'en dire plus de bien qu'il n'en pensait, surtout à propos de la bataille de Hohenlinden, qu'il proclamait publiquement comme un chef-d'œuvre d'art militaire, tandis qu'en secret il la regardait plutôt comme une bonne fortune que comme une combinaison savante et réfléchie. Toujours enfin il l'avait traité avec des égards étudiés, connaissant ses faiblesses, et sachant le parti qu'on ne manquerait pas de tirer du moindre défaut de soin. Mais dès que Moreau se fut donné les premiers torts, il ne resta pas en arrière, et, avec la promptitude ordinaire de son caractère, il les égala promptement. Un jour il offrit à Moreau de le suivre à une revue; Moreau refusa sèchement, pour n'être pas confondu dans l'état-major du Premier Consul, et donna pour excuse qu'il n'avait pas de cheval à monter. Le Premier Consul, blessé de ce refus, lui rendit bientôt la pareille. À l'une des grandes fêtes qu'on avait fréquemment l'occasion de donner, tous les hauts fonctionnaires étaient invités à un dîner aux Tuileries. Moreau était à la campagne; mais, revenu la veille pour une affaire, il se rendit auprès du consul Cambacérès pour s'entretenir avec lui de l'objet qui l'amenait. Celui-ci, qui s'occupait sans cesse à concilier, accueillit Moreau de son mieux. Surpris de le voir à Paris, il courut avertir le Premier Consul, et le pressa vivement d'inviter le général en chef de l'armée du Rhin au grand dîner du lendemain.—Il m'a fait un refus public, répondit le Premier Consul, je ne m'exposerai pas à en recevoir un second.—Rien ne put le vaincre, et, le lendemain, tandis que tous les généraux et les hauts fonctionnaires de la République étaient aux Tuileries, assis à la table du Premier Consul, Moreau se vengea d'avoir été négligé en allant publiquement, et en habit civil, dîner dans un des restaurants les plus fréquentés de la capitale, avec une troupe d'officiers mécontents. Ce fait fut très-remarqué, et produisit un effet des plus fâcheux.
À partir de ce jour, c'est-à-dire de l'automne de 1801, les généraux Bonaparte et Moreau se témoignèrent une extrême froideur. Tout le monde le sut bientôt, et les partis hostiles se hâtèrent d'en profiter. Ils se mirent à exalter le général Moreau aux dépens du général Bonaparte, et cherchèrent à remplir ces deux cœurs du poison de la haine. Ces détails paraîtront peut-être bien au-dessous de la dignité de l'histoire; mais tout ce qui fait connaître les hommes, les petitesses déplorables même des plus grands, est digne de l'histoire; car tout ce qui peut instruire lui appartient. On ne saurait trop avertir les personnages considérables de la futilité des motifs qui les brouillent souvent, surtout quand leurs divisions deviennent celles de la patrie.
L'ouverture de la session de l'an X eut lieu le 1er frimaire (22 novembre 1801), d'après le vœu même de la Constitution, qui la fixait à ce jour-là. Certes, si jamais on a dû être fier de se présenter à une assemblée législative, c'est avec ce qu'apportait alors le gouvernement consulaire. La paix conclue avec la Russie, l'Angleterre, les puissances allemandes et italiennes, le Portugal, la Porte, et conclue avec toutes ces puissances à de superbes conditions; un projet de conciliation avec l'Église, qui terminait les troubles religieux, et qui, en réformant l'Église française d'après les principes de la Révolution, obtenait cependant l'adhésion des orthodoxes aux conséquences de cette révolution; un Code civil, monument admiré depuis du monde entier; des lois d'une haute utilité sur l'instruction publique, sur la Légion d'Honneur, et sur une infinité d'autres matières importantes; des projets financiers qui plaçaient les dépenses et les revenus de l'État en parfait équilibre: quoi de plus complet, de plus extraordinaire, qu'un tel ensemble à offrir à une nation! Cependant toutes ces choses furent, comme on va le voir, fort mal accueillies.
La session du Corps Législatif fut ouverte cette fois avec une certaine solennité. Le ministre de l'intérieur était chargé de présider à cette ouverture. On fit de part et d'autre quelques discours d'apparat, et on sembla vouloir imiter les formes usitées en Angleterre, quand le Parlement est ouvert par commissaires. Ce nouveau cérémonial, emprunté à une royauté constitutionnelle, fut remarqué avec malveillance par les opposants. Le Tribunat et le Corps Législatif se constituèrent, et on commença ce genre de manifestations, par lesquelles les assemblées révèlent volontiers leurs sentiments secrets, les choix de personnes. Le Corps Législatif nomma pour son président M. Dupuis, l'auteur du livre fameux sur l'origine de tous les cultes. M. Dupuis n'était pas aussi opposant que son livre aurait pu le faire croire, car il avait avoué au Premier Consul, en s'entretenant avec lui, que la réconciliation avec Rome était nécessaire; mais son nom avait une haute signification, dans un moment où le Concordat était l'un des principaux griefs allégués contre la politique consulaire. L'intention était facile à saisir, et elle fut comprise par le public, surtout par le Premier Consul, qui s'en exagéra même la portée.
Les deux assemblées exerçant la puissance législative, c'est-à-dire le Tribunat et le Corps Législatif, étant constituées, trois conseillers d'État présentèrent l'exposé de la situation de la République. Cet exposé, dicté par le Premier Consul, était simple et noble sous le rapport du langage, magnifique sous le rapport des choses. Il fit sur l'opinion publique un effet profond. Puis, le lendemain, une nombreuse suite de conseillers d'État vint apporter une série de projets de lois, que bien rarement un gouvernement a l'occasion de présenter à des chambres assemblées. C'étaient les projets destinés à convertir en lois les traités avec la Russie, avec la Bavière, avec Naples, avec le Portugal, avec l'Amérique, avec la Porte-Ottomane. Le traité avec l'Angleterre, conclu préalablement à Londres sous forme de préliminaires de paix, allait recevoir en ce moment, dans le congrès d'Amiens, la forme de traité définitif, et ne pouvait pas encore être soumis aux délibérations du Corps Législatif. Quant au Concordat, on ne voulait pas l'exposer tout de suite à la mauvaise volonté des opposants. Le conseiller d'État Portalis vint lire ensuite un discours demeuré célèbre sur l'ensemble du Code civil. Les trois premiers titres de ce code furent en même temps apportés par trois conseillers d'État; le premier était relatif à la publication des lois; le second, à la jouissance et à la privation des droits civils; le troisième, aux actes de l'état civil.
Il semble qu'un tel programme de travaux législatifs aurait du faire tomber toute opposition; cependant il n'en fut rien. Lorsque, suivant l'usage, ces projets furent communiqués au Tribunat, la communication du traité avec la Russie provoqua la scène la plus violente. L'article 3 de ce traité contenait une stipulation importante, que les deux gouvernements avaient imaginée, pour se garantir contre les secrètes menées, qu'ils auraient pu se permettre l'un à l'égard de l'autre, en cas de mauvaise volonté. Ils s'étaient promis, disait cet article 3, de ne pas souffrir qu'aucun de leurs sujets se permît d'entretenir une correspondance quelconque, soit directe soit indirecte, avec les ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux États, d'y propager des principes contraires à leurs constitutions respectives, ou d'y fomenter des troubles. Le gouvernement français avait eu en vue les émigrés, le gouvernement russe avait eu en vue les Polonais. Rien n'était plus naturel qu'une telle précaution, surtout pour le gouvernement français, qui avait les Bourbons à craindre, et à surveiller. Mais, en voulant qualifier les individus qui pourraient attenter au repos commun des deux pays, on avait employé le mot qui naturellement se présentait comme le plus fréquemment employé dans la langue diplomatique, c'était le mot sujets. On l'avait employé sans aucune intention, parce que c'est le mot ordinaire dans tous les traités, parce qu'on dit les sujets d'une république, aussi bien que les sujets d'une monarchie. À peine avait-on achevé la lecture du traité que le tribun Thibaut, l'un des membres de l'opposition, demanda la parole. Il s'est glissé, dit-il, dans le texte de ce traité, une expression inadmissible dans notre langue, et qui ne saurait y être supportée. Il s'agit du mot sujets, appliqué aux citoyens de l'un des deux États. Une république n'a point de sujets, mais des citoyens. C'est sans doute une erreur de rédaction, mais il est indispensable de la réparer.—Ces paroles produisirent une agitation fort vive, comme il arrive toujours dans une assemblée émue à l'avance, qui attend un événement, et que chaque circonstance, même légère, fait tressaillir, si elle touche aux objets qui préoccupent les esprits. Le président coupa court à l'explication qui allait s'engager, en faisant remarquer que la délibération n'était pas ouverte en ce moment, et que ces observations devaient être réservées pour le jour où, sur le rapport d'une commission, le traité présenté serait mis en discussion. Ce rappel au règlement empêcha le tumulte d'éclater à l'instant même, et une commission fut immédiatement nommée.
Cette manifestation accrut l'émotion qui régnait dans les grands corps de l'État, et irrita davantage le Premier Consul. Les manifestations, par le moyen des élections de personnes, continuèrent. Il y avait plusieurs places à remplir au Sénat. Une était vacante par la mort du sénateur Crassous; deux autres étaient à remplir en vertu de la Constitution. Cette Constitution, comme on doit s'en souvenir, n'avait d'abord pourvu qu'à soixante places de sénateurs, sur les quatre-vingts, qui formaient le nombre total du Sénat. Pour arriver à ce nombre, on devait en nommer deux par an, pendant dix ans. C'était donc trois places à donner dans le moment, en comptant celle qui devenait vacante par la mort du sénateur Crassous. D'après la Constitution, le Premier Consul, le Corps Législatif et le Tribunat présentaient chacun un candidat, et le Sénat choisissait ensuite entre les candidats présentés.
On commença les scrutins pour cet objet, soit au Corps Législatif, soit au Tribunat. Au Tribunat, l'opposition portait M. Daunou, qui s'était publiquement brouillé avec le Premier Consul, à l'occasion des tribunaux spéciaux, tant discutés à la session dernière. Il n'avait plus voulu reparaître au Tribunat, disant qu'il resterait étranger à tous les travaux législatifs, tant que durerait la tyrannie. En effet, il avait tenu parole, et on ne l'avait plus aperçu. Les opposants avaient donc choisi M. Daunou, comme le candidat le plus désagréable au Premier Consul. Les partisans décidés du gouvernement, dans le même corps, portaient l'un des auteurs du Code civil, M. Bigot de Préameneu. Ni l'un ni l'autre ne l'emporta. La majorité des voix se réunit sur un candidat sans signification, le tribun Desmeuniers, personnage modéré, et qui, par ses relations, n'était pas étranger au Premier Consul. Mais le Corps Législatif se prononça plus nettement, et nomma l'abbé Grégoire pour son candidat au Sénat. Ce choix, après la présidence déférée à M. Dupuis, était un redoublement de manifestation contre le Concordat. M. Bigot de Préameneu avait eu dans ce corps un certain nombre de voix, les deux cinquièmes à peu près.
Le Premier Consul voulut faire de son côté une proposition significative. Il aurait pu attendre que les deux corps, chargés de présenter des candidats concurremment avec le pouvoir exécutif, eussent choisi ces candidats pour les deux places qui restaient à remplir. Il était probable que le Corps Législatif et le Tribunat, ne voulant pas rompre définitivement avec un gouvernement aussi populaire que celui du Premier Consul, livrés d'ailleurs à ce mouvement oscillatoire des assemblées, qui reculent toujours le lendemain quand elles se sont trop avancées la veille, feraient des choix moins tranchés, et adopteraient même pour les deux candidatures restantes des noms acceptables par le gouvernement. Ainsi M. Desmeuniers, par exemple, était un choix que le Premier Consul pouvait parfaitement admettre, car il avait promis de le récompenser de ses services, par une place de sénateur. Il était probable que le nom de M. Bigot de Préameneu sortirait de l'un des scrutins, du Corps Législatif ou du Tribunat. Le Premier Consul aurait pu alors présenter, pour son compte, ceux des candidats adoptés par ces assemblées, qui lui auraient convenu le mieux, et, dans ce cas, un nom présenté par deux autorités sur trois, avait la presque certitude d'être accueilli par la majorité du Sénat. Le consul Cambacérès conseillait cette conduite; mais c'était là un genre de ménagements dont on fait beaucoup usage dans le gouvernement représentatif, et qui répugnait souverainement au Premier Consul. Le général-magistrat, étranger à cette forme de gouvernement, ne voulait pas se mettre ainsi à la suite du Corps Législatif ou du Tribunat, et attendre leurs préférences pour manifester les siennes. En conséquence il présenta immédiatement, non pas un candidat, mais trois à la fois, et il choisit trois généraux. Malgré les espérances données antérieurement à M. Desmeuniers, le Premier Consul, mécontent de lui, parce qu'il ne s'était pas prononcé assez haut dans les discussions déjà engagées sur le Code civil, l'écarta, et présenta les généraux Jourdan, Lamartillière et Berruyer. Il est vrai que ces généraux étaient parfaitement choisis pour la circonstance. Le général Jourdan avait paru contraire au 18 brumaire, mais il jouissait du respect universel, il se conduisait avec sagesse, et avait reçu depuis le gouvernement du Piémont. En le présentant au Sénat, le Premier Consul faisait preuve de la véritable impartialité qui convient à un chef de gouvernement. Quant au général Lamartillière, c'était le plus ancien officier de l'artillerie, et il avait fait toutes les campagnes de la Révolution. Le général Berruyer était un officier d'infanterie très-âgé, qui, après avoir pris part à la guerre de Sept-Ans, venait d'être blessé dans les armées de la République. Ce n'étaient donc pas des créatures à lui que le général Bonaparte proposait de récompenser, mais de vieux serviteurs de la France sous tous les régimes. Cette conduite fière et cassante adoptée, on ne pouvait faire de plus dignes choix. Chose plus singulière encore, ils furent motivés dans un préambule. Le sens du préambule avait une haute signification. Vous avez la paix, disait le gouvernement au Sénat; vous la devez au sang que les généraux ont versé en cent batailles. Prouvez-leur, en les appelant dans votre sein, que la patrie n'est pas ingrate envers eux.—