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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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La Premier Consul, pour punir l'Espagne, abandonne la Trinité.

Cet avis était fondé en raison, et parut tel au Premier Consul. Cependant, tenant à honneur de défendre même un allié devenu infidèle, il informa M. Otto de ses nouvelles dispositions relativement à la Trinité, et se montra prêt à la sacrifier, mais pas tout de suite, seulement à la dernière extrémité, quand on ne pourrait pas faire autrement, à moins d'amener une rupture. Il lui ordonna d'insister encore pour faire accepter en échange de la Trinité l'île française de Tabago.

Malheureusement l'étrange conduite du prince de la Paix avait beaucoup affaibli notre négociateur. Une nouvelle arrivée depuis peu, celle de la capitulation du général Belliard au Kaire, l'affaiblissait davantage encore. Toutefois, la persistance du général Menou dans Alexandrie maintenait un dernier doute favorable à nos prétentions. C'était à notre flottille de Boulogne que devait appartenir l'honneur de terminer toutes les difficultés de cette longue négociation.

La question décidée par deux combats de la flottille de Boulogne.
Ligne d'embossage de notre flottille devant Boulogne.

En Angleterre les esprits n'avaient cessé de se préoccuper des préparatifs faits sur les côtes de la Manche. Pour les rassurer, l'amirauté anglaise avait rappelé Nelson de la Baltique, et lui avait donné le commandement des forces navales placées dans ces parages. Ces forces se composaient de frégates, bricks, corvettes, bâtiments légers de toute dimension. L'esprit entreprenant du célèbre marin anglais faisait espérer qu'il aurait bientôt détruit, par quelque coup hardi, la flottille française. Le 4 août (16 thermidor), il se présenta vers la pointe du jour devant la plage de Boulogne, avec une trentaine de petits bâtiments. Son pavillon était arboré sur la frégate la Méduse. Il prit position à 1,900 toises de notre ligne, c'est-à-dire hors de la portée de notre artillerie, et seulement à la portée des gros mortiers. Son intention était de bombarder notre flottille. Elle avait pour commandant un brave marin, plein de génie naturel et d'ardeur pour la guerre, et appelé, s'il avait vécu, aux plus belles destinées: c'était l'amiral Latouche-Tréville. Il exerçait tous les jours nos chaloupes canonnières, il accoutumait nos soldats et nos marins à monter rapidement à bord des bâtiments, à en descendre de même, à manœuvrer ensemble, avec célérité et précision. Le 4, notre flottille était formée en trois divisions, sur une seule ligne d'embossage parallèle au rivage, à 500 toises de la côte, et à l'ancre. Elle se composait de gros bateaux canonniers, soutenus de distance en distance par des bricks. Trois bataillons d'infanterie étaient embarqués sur ces bâtiments de toutes sortes, pour seconder la bravoure de nos marins.

Nelson bombarde notre flottille pendant seize heures sans lui causer aucun dommage.

Nelson rangea en avant de son escadrille une division de bombardes, et commença le feu dès cinq heures du matin. Il espérait, en l'accablant de ses bombes, détruire notre flottille, ou l'obliger du moins à rentrer dans le port. Il en fit donc jeter une quantité infinie, et pendant toute la journée. Ces projectiles, lancés par de gros mortiers, passaient pour la plupart au delà de notre ligne, et allaient tomber sur la grève. Nos soldats et nos matelots, immobiles sous ce feu incessant, et du reste plus effrayant que meurtrier, montraient un sang-froid, une gaieté rares. Malheureusement ils n'avaient pas les moyens de riposter. Nos bombardes, construites à la hâte, ne pouvaient pas résister à l'ébranlement des mortiers, et tiraient à peine quelques coups mal dirigés. La poudre, prise dans les vieux approvisionnements de nos arsenaux, était sans force; elle n'envoyait pas les projectiles à la distance nécessaire. Les équipages français demandaient qu'on se portât en avant, soit pour être à la portée du canon, soit afin de s'élancer à l'abordage. Mais nos bateaux canonniers, lourdement construits, et sans l'expérience qu'on acquit plus tard dans ce genre de construction, n'étaient pas faciles à manœuvrer, sous le vent du nord-est qui soufflait en ce moment. Ils auraient été poussés par le vent et le courant sur la ligne anglaise, et obligés, pour revenir à la côte, de lui montrer le travers, ce qui les aurait laissés sans feux, car leurs canons étaient placés à l'avant. Il fallut donc rester immobiles sous cette pluie de projectiles, qui dura seize heures. Nos soldats de terre et de mer, la supportant courageusement, regardaient en riant les bombes passer sur leurs têtes. Le brave commandant, Latouche-Tréville, était au milieu d'eux avec le colonel Savary, aide-de-camp du Premier Consul. On leur jeta un millier de bombes, et, par une sorte de miracle, il n'y eut personne de grièvement blessé. Deux de nos bâtiments furent coulés, sans qu'il pérît un seul homme. Une canonnière, la Méchante, commandée par le capitaine Margoli, fut percée par le milieu. Ce brave officier jeta son équipage sur d'autres bateaux, puis, gardant deux marins avec lui, ramena sa canonnière faisant eau de toute part, et l'échoua sur le sable, avant qu'elle eût le temps de couler à fond.

Les Anglais, malgré le désavantage de notre position, et la mauvaise qualité de notre poudre, avaient été plus maltraités que nous. Ils avaient eu trois ou quatre hommes tués ou blessés par les éclats de nos bombes.

Nelson s'éloigna très-mortifié, promettant de se venger dans quelques jours, et de revenir avec des moyens certains de destruction.

On s'attendait donc à tout moment à le voir reparaître, et l'amiral français se mettait en mesure de le bien recevoir. Il renforça sa ligne, la pourvut de meilleures munitions, anima de son esprit ses matelots et ses soldats, qui du reste se montraient pleins d'ardeur, et tout fiers d'avoir bravé les Anglais sur leur élément. Trois bataillons d'élite, pris dans les 46e, 57e, et 108e demi-brigades, avaient été placés sur la flottille, pour y servir comme dans la journée du 4.

Seconde attaque sur la flottille, le 16 août, celle-ci à l'abordage.

Douze jours après, le 16 août (28 thermidor), Nelson parut avec une division navale, beaucoup plus considérable que la première. Tout annonçait de sa part l'intention d'une attaque sérieuse, et à l'abordage. C'était ce que désiraient les Français.

Nelson avait 35 voiles, beaucoup de chaloupes et deux mille hommes d'élite. Vers la chute du jour, il avait rangé ses chaloupes autour de la Méduse, y avait distribué son monde, et donné ses instructions. Ces chaloupes, montées par des soldats de la marine anglaise, devaient pendant la nuit s'avancer à la rame, et enlever notre ligne à l'abordage. Elles étaient formées en quatre divisions. Une cinquième division, composée de bombardes, devait se placer, non plus en face de notre flottille, position qui avait procuré peu de résultats dans le bombardement du 4 août, mais sur le côté, de manière à pouvoir la prendre d'enfilade.

Vers minuit, ces quatre divisions, commandées par quatre officiers intrépides, les capitaines Sommerville, Parker, Cotgrave et Jones, s'avancèrent rapidement vers la côte de Boulogne. Une petite embarcation française, montée par huit hommes seulement, avait été laissée en sentinelle avancée. Elle fut abordée et enveloppée, mais elle se défendit bravement avant de succomber, et le bruit de sa mousqueterie servit à signaler la présence de l'ennemi.

Les quatre divisions anglaises s'approchaient de toute la force de leurs rames. Dès qu'elles eurent été aperçues, on ouvrit sur elles un feu nourri de mousqueterie et de mitraille. La première division, celle que commandait le capitaine Sommerville, entraînée par le mouvement de la marée vers l'est, fut contrariée dans sa marche, et emportée bien au delà de notre aile droite, qu'elle était chargée d'attaquer. Les deux divisions du centre, conduites par les capitaines Parker et Cotgrave, dirigées directement sur le milieu de notre ligne d'embossage, y arrivèrent les premières, vers une heure du matin, et l'attaquèrent franchement. Celle qui se trouvait sous les ordres du capitaine Parker, après avoir échangé avec nos bâtiments une fusillade fort vive, se jeta sur l'un des gros bricks, qu'on avait entremêlés avec nos chaloupes pour les soutenir. C'était l'Etna, que commandait le capitaine Pevrieu. Six péniches l'entourèrent afin de le prendre à l'abordage. Les Anglais l'escaladèrent hardiment, leurs officiers en tête; mais ils furent reçus par deux cents hommes d'infanterie, et jetés à la mer à coups de baïonnette. Le brave Pevrieu, ayant successivement affaire à deux matelots anglais, quoique blessé d'un coup de poignard et d'un coup de pique, les tua tous les deux. En peu d'instants on eut culbuté les assaillants, et on fit sur les péniches un feu qui abattit le plus grand nombre des matelots employés à les diriger. Nos chaloupes reçurent tout aussi vaillamment les assaillants qui les voulurent aborder, et s'en défirent à coups de hache ou de baïonnette. Un peu plus loin, la division commandée par le capitaine Cotgrave aborda bravement la ligne des bateaux français, mais sans plus de résultat. Une grosse chaloupe canonnière la Surprise, entourée par quatre péniches, coula la première de ces péniches, prit la seconde, et mit les deux autres en fuite. Les soldats rivalisèrent avec les matelots dans ce genre de combat, qui allait parfaitement à leur caractère vif et audacieux.

Pendant que la seconde et la troisième divisions anglaises étaient ainsi accueillies, la première, qui aurait dû aborder notre aile droite, entraînée à l'est par la marée, comme on vient de le voir, n'avait pu arriver que très-tard sur le lieu de l'action. Faisant effort pour revenir de l'est à l'ouest, elle semblait menacer l'extrémité de notre ligne d'embossage, et vouloir passer entre la terre et nos bâtiments, suivant une manœuvre fort ordinaire aux Anglais. C'était, au surplus, un effet de sa position plutôt qu'un calcul. Mais des détachements de la 108e, postés sur le rivage, firent sur elle un feu meurtrier. Les marins anglais, sans se laisser rebuter, se jetèrent sur la canonnière le Volcan, qui gardait l'extrême droite de notre ligne. L'enseigne qui la commandait, nommé Guéroult, officier plein d'énergie, reçut l'abordage à la tête de ses matelots, et de quelques soldats d'infanterie. Il eut un combat opiniâtre à soutenir. Tandis qu'il se défendait sur le pont de sa canonnière, les embarcations anglaises qui l'enveloppaient, essayèrent de couper les câbles pour emmener la canonnière elle-même. Heureusement l'une des attaches était en fer, et put résister à tous les efforts qu'on fit pour la rompre. Le feu, parti des autres bateaux français et du rivage, obligea enfin les Anglais à lâcher prise. L'attaque sur ce point avait donc été aussi heureusement repoussée que sur les deux autres.

L'aurore commençait à poindre. La quatrième division ennemie, destinée à se porter vers notre gauche, et ayant à faire un grand mouvement vers l'ouest, malgré la marée qui portait à l'est, n'était point arrivée à temps. De leur côté, les bombardes de Nelson, grâce à la nuit, ne nous avaient pas fait grand mal. Les Anglais se voyaient partout repoussés; la mer était couverte de leurs cadavres flottants, et bon nombre de leurs embarcations étaient coulées ou prises. La clarté du jour, devenant à chaque instant plus vive, rendait leur retraite nécessaire. Ils la firent vers quatre heures du matin. Le soleil parut pour éclairer leur fuite. Cette fois ce n'était plus de leur part une tentative infructueuse, c'était une véritable défaite.

Nos équipages étaient tout joyeux; ils n'avaient pas perdu beaucoup de monde, et les Anglais, au contraire, avaient fait des pertes assez notables. Ce qui ajoutait encore à la satisfaction produite par cette action brillante, c'était d'avoir battu Nelson en personne, et d'avoir rendu vaines toutes les menaces de destruction, qu'il avait publiquement proférées contre notre flottille.

L'effet contraire devait être produit de l'autre côté du détroit; et, bien que ce combat à l'ancre ne prouvât pas encore ce qu'une semblable flottille pourrait faire en mer, quand il faudrait porter cent mille hommes, toutefois la confiance des Anglais dans le génie entreprenant de Nelson était fort diminuée, et le danger inconnu dont ils étaient menacés les préoccupait bien davantage.

Les deux combats de Boulogne et l'abandon de la Trinité, amènent le terme de la négociation.

Mais les vicissitudes de cette grande négociation touchaient à leur terme. Décidé par la conduite du cabinet espagnol, le Premier Consul avait enfin autorisé M. Otto à concéder la Trinité. Cette concession et les deux combats de Boulogne devaient faire cesser les hésitations du cabinet britannique. Il consentit donc aux bases proposées, sauf quelques difficultés de détail restant encore à vaincre. Le cabinet anglais voulait, en rendant Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, stipuler que l'île serait placée sous la protection d'une puissance garante; car il ne comptait guère sur la force de l'ordre pour la défendre, quand même on réussirait à le constituer. On n'était pas d'accord avec nous sur la puissance garante. Le pape, la cour de Naples, la Russie étaient successivement mis en discussion et repoussés. Enfin la forme même de la rédaction présentait certains embarras. Comme l'effet de ce traité sur l'opinion publique devait être grand dans les deux pays, on tenait, des deux côtés, à l'apparence autant qu'à la réalité. L'Angleterre consentait bien à énumérer, dans le traité, les nombreuses possessions qu'elle restituait à la France et à ses alliés, mais elle voulait énumérer aussi celles qui lui étaient définitivement acquises. Cette prétention était juste, plus juste que celle du Premier Consul, qui voulait que les objets restitués à la France, à la Hollande, à l'Espagne, fussent énumérés, et que le silence observé à l'égard des autres fût pour l'Angleterre la seule manière d'en acquérir la propriété.

À ces difficultés peu graves au fond, s'enjoignaient d'accessoires, relativement aux prisonniers, aux dettes, aux séquestres, surtout aux alliés des deux parties contractantes, et au rôle qu'on leur assignerait dans le protocole. Cependant on était pressé d'en finir, et de mettre un terme aux anxiétés du monde. D'une part, le cabinet anglais voulait avoir conclu avant la réunion du Parlement, de l'autre, le Premier Consul craignait à tout moment d'apprendre la reddition d'Alexandrie, car la résistance prolongée de cette place laissait planer un doute utile à la négociation. Impatient de grands résultats, il soupirait après le jour où il pourrait faire entendre à la France le mot si nouveau, si magique, non pas de paix avec l'Autriche, avec la Prusse, avec la Russie, mais de paix générale avec le monde entier.

Sept. 1801.
On convient de part et d'autre de signer la paix sous forme de préliminaires.

En conséquence, on convint de consacrer immédiatement les grands résultats obtenus, et de remettre à une négociation ultérieure les difficultés de forme et de détail. Pour cela on imagina de rédiger des préliminaires de paix, et, tout de suite après la signature de ces préliminaires, de charger des plénipotentiaires de rédiger à loisir un traité définitif. Toute difficulté qui n'était pas fondamentale, et dont la solution entraînait des lenteurs, devait être renvoyée à ce traité définitif. Pour être plus certain d'en finir bientôt, le Premier Consul voulut enfermer les négociateurs dans un délai déterminé. On était au milieu de septembre 1801 (fin de fructidor an IX); il accorda jusqu'au 2 octobre (10 vendémiaire an X). Après ce terme, il était décidé, disait-il, à profiter des brumes de l'automne, pour exécuter ses projets contre les côtes d'Irlande et d'Angleterre. Tout cela fut dit avec les égards dus à une nation grande et fière, mais avec ce ton péremptoire qui ne laisse aucun doute.

Les deux négociateurs, M. Otto et lord Hawkesbury, étaient d'honnêtes gens, et voulaient la paix. Ils la voulaient pour elle-même, et aussi par l'ambition bien naturelle et bien légitime, de placer leur nom au bas de l'un des plus grands traités de l'histoire du monde. Aussi toutes facilités compatibles avec leurs instructions, furent par eux apportées dans la rédaction des préliminaires.

Il fut convenu que l'Angleterre restituerait à la France et à ses alliés, c'est-à-dire à l'Espagne et à la Hollande, toutes les conquêtes maritimes qu'elle avait faites, à l'exception des îles de Ceylan et de la Trinité, qui lui étaient définitivement acquises.

Telle avait été la forme admise pour concilier le juste amour-propre des deux nations. En définitive, l'Angleterre gardait le continent de l'Inde, qu'elle avait conquis sur les princes indiens; l'île de Ceylan, enlevée aux Hollandais, et appendice nécessaire de ce vaste continent; enfin l'île de la Trinité, prise dans les Antilles sur les Espagnols. Il y avait là de quoi satisfaire la plus grande ambition nationale. Elle restituait le Cap, Demerari, Berbice, Essequibo, Surinam, aux Hollandais; la Martinique, la Guadeloupe, aux Français; Minorque aux Espagnols, Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Quant à ce dernier point, la puissance garante devait être désignée dans le traité définitif. L'Angleterre évacuait Porto-Ferraio, qui revenait avec l'île d'Elbe aux Français. En compensation, les Français devaient évacuer l'État de Naples, c'est-à-dire le golfe de Tarente.

Enfin l'Égypte était abandonnée par les troupes des deux nations, et restituée à la Porte. Les États de Portugal étaient garantis.

Résultats de la guerre pour les deux nations.
Grandeur extraordinaire de la France.

Si on veut considérer seulement les grands résultats, que ces restitutions tant débattues de quelques îles, ne diminuaient ni n'augmentaient beaucoup, voici ce qui ressortait du traité. Dans cette lutte de dix années, l'Angleterre avait acquis l'empire des Indes, sans que l'acquisition de l'Égypte par la France en devînt le contre-poids. Mais en retour la France avait changé la face du continent à son profit; elle avait conquis la formidable ligne des Alpes et du Rhin, éloigné à jamais l'Autriche de ses frontières, par l'acquisition des Pays-Bas; arraché à cette puissance l'objet éternel de sa convoitise, c'est-à-dire l'Italie, qui avait passé presque tout entière sous la domination française. Elle avait, par le principe posé des sécularisations, affaibli considérablement la maison impériale en Allemagne, au profit de la maison de Brandebourg. Elle avait fait subir à la Russie de désagréables échecs, pour avoir voulu se mêler des affaires de l'Occident. Elle dominait la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie. Aucune puissance n'exerçait dans le monde un prestige égal au sien; et si l'Angleterre s'était agrandie sur mer, la France avait cependant ajouté à l'étendue de ses rivages les côtes de la Hollande, de la Flandre, de l'Espagne, de l'Italie, pays complétement soumis à sa domination ou à son influence. C'étaient là de vastes moyens de puissance maritime.

Voilà tout ce que consacrait l'Angleterre, en signant les préliminaires de Londres, pour prix, il est vrai, du continent de l'Inde. La France y pouvait consentir. Nos alliés vigoureusement défendus recouvraient presque tout ce que la guerre leur avait fait perdre. L'Espagne était privée de la Trinité, par sa faute, mais elle gagnait Olivença en Portugal, la Toscane en Italie. La Hollande abandonnait Ceylan, mais elle recouvrait ses colonies de l'Inde, le Cap, les Guyanes; elle était délivrée du stathouder.

Octob. 1801.
Signature donnée le 1er octobre.

Telles étaient les conséquences de cette paix si belle, la plus glorieuse que la France ait jamais conclue. Il était naturel que le négociateur français fût impatient d'en finir. On était arrivé au 30 septembre, et on était encore arrêté par quelques difficultés de rédaction. On les leva toutes, et enfin, le 1er octobre au soir, veille du jour fixé comme terme fatal par le Premier Consul, M. Otto eut la joie de placer sa signature au bas des préliminaires de paix, joie profonde, sans égale, car jamais négociateur n'avait eu le bonheur d'assurer par sa signature tant de grandeurs à sa patrie!

On convint de laisser cette nouvelle secrète à Londres pendant vingt-quatre heures, afin que le courrier de la légation française pût l'annoncer le premier au gouvernement. Cet heureux courrier partit le 1er octobre dans la nuit, et arriva le 3 (11 vendémiaire), à quatre heures de l'après-midi à la Malmaison. Dans ce moment les trois Consuls y tenaient conseil de gouvernement. À l'ouverture des dépêches la sensation fut vive; on abandonna le travail, on s'embrassa. Le Premier Consul, qui mettait volontiers toute retenue de côté avec les hommes de sa confiance, laissa percer les sentiments dont il était plein. Tant de résultats obtenus en si peu de temps, l'ordre, la victoire, la paix, rendus à la France par son génie et un travail opiniâtre, en deux années, c'étaient là des bienfaits dont il devait être assurément bien heureux, et bien fier! Dans ces épanchements d'une satisfaction commune, M. Cambacérès lui dit: Maintenant que nous avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les deux pays.—N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, jouissons-en. Quant à la paix commerciale, nous la ferons si nous pouvons. Mais je ne veux à aucun prix sacrifier l'industrie française, je me souviens des malheurs de 1786.—Il fallait que cette singulière et instinctive passion pour les intérêts de l'industrie française fût bien forte, pour éclater dans un tel moment. Mais le consul Cambacérès, avec sa sagacité ordinaire, avait touché la difficulté qui, plus tard, devait brouiller de nouveau les deux peuples.

La nouvelle fut à l'instant envoyée à Paris, pour y être publiée. Vers la chute du jour, le canon retentissait dans les rues, et tout le monde se demandait quel était l'heureux événement qui motivait ces manifestations. On courait le savoir dans les lieux publics, où les commissaires du gouvernement avaient ordre de faire connaître la signature des préliminaires. Dans le moment, en effet, la conclusion de la paix était proclamée sur tous les théâtres, au milieu d'une allégresse dont on n'avait pas eu depuis long-temps l'exemple. Cette allégresse était naturelle, car la paix avec l'Angleterre était la véritable paix générale, elle consolidait le repos du continent, supprimait la cause des coalitions européennes, et ouvrait le monde à l'essor de notre commerce et de notre industrie. Paris fut soudainement illuminé dans cette soirée.

Le colonel Lauriston chargé de porter à Londres la ratification du traité préliminaire de paix.

Le Premier Consul donna immédiatement sa ratification au traité des préliminaires, et chargea son aide-de-camp Lauriston de porter à Londres cette ratification. Si le contentement était vif et général en France, il était poussé en Angleterre jusqu'au délire. La nouvelle, d'abord cachée par les négociateurs, avait enfin transpiré, et on avait été obligé de l'annoncer au lord-maire de Londres, par un message. Ce message fit d'autant plus d'effet, que, depuis quelques heures, on répandait le bruit de la rupture des négociations. Sur-le-champ le peuple se livra sans retenue à ces transports violents, qui sont particuliers au caractère passionné de la nation anglaise. Les voitures publiques partant de Londres portaient ces mots, écrits à la craie et en grosses lettres: Paix avec la France. Partout on les arrêtait, on les dételait, on les traînait en triomphe. On se figurait que tous les maux de la disette, de la cherté, allaient finir à la fois. On rêvait des biens inconnus, immenses, impossibles. Il y a des jours où les peuples, comme les individus, fatigués de se haïr, éprouvent le besoin d'une réconciliation, même passagère, même trompeuse. Dans cet instant, malheureusement si court, le peuple anglais croyait presque aimer la France; il adorait le héros, le sage qui la gouvernait: il criait Vive Bonaparte, avec transport.

Telle est la joie humaine: elle n'est vive, elle n'est profonde, qu'à la condition d'ignorer l'avenir. Remercions la sagesse de Dieu d'avoir fermé aux hommes le livre du destin! Combien tous les cœurs eussent été glacés ce jour-là, si, le voile qui cachait l'avenir, venant à tomber tout à coup, les Anglais et les Français avaient pu voir devant eux, quinze ans d'une haine atroce, d'une guerre acharnée, le continent et les mers inondés du sang des deux peuples! Et la France, combien elle eût été consternée, si, tandis qu'elle se croyait grande, grande à jamais, elle eût entrevu, dans une page de ce redoutable livre du destin, les traités de 1815! Et ce héros, victorieux et sage, qui la gouvernait, combien il eût été surpris, épouvanté, si, au milieu de ses plus belles œuvres, il avait pu apercevoir ses immenses fautes; si, au milieu de sa prospérité la plus pure, il avait entrevu sa chute effroyable, et son martyre! Oh! oui, la Providence, dans la profondeur de ses desseins, a bien fait de ne découvrir que le présent à l'homme; c'est bien assez pour son faible cœur! Et nous, aujourd'hui, qui savons tout, et ce qui se passait alors, et ce qui s'est accompli depuis, tâchons de nous rendre un moment l'ignorance de ce temps, pour en comprendre, pour en partager les vives et profondes émotions.

Transports du peuple anglais en recevant la nouvelle des ratifications.

Un léger doute restait encore à Londres, et troublait un peu la joie anglaise, car les ratifications du Premier Consul n'étaient pas arrivées, et on craignait quelque résolution soudaine de ce caractère si prompt, si fier, si exigeant pour sa nation. Ce doute était pénible; mais tout à coup on apprend à Londres qu'un propre aide-de-camp du Premier Consul, un de ses compagnons d'armes, le colonel Lauriston, est descendu à l'hôtel de M. Otto, et qu'il apporte le traité ratifié. Dégagée du dernier doute qui la contenait encore, la joie n'a plus de bornes. On court chez M. Otto, on le trouve qui montait en voiture avec le colonel Lauriston, pour se rendre chez lord Hawkesbury, et faire l'échange des ratifications. Le peuple dételle les chevaux, et traîne ces deux Français chez lord Hawkesbury.

Le colonel Lauriston traîné en triomphe par le peuple dans les rues de Londres.

De chez lord Hawkesbury les deux négociateurs devaient se rendre chez le premier ministre M. Addington, et ensuite à l'Amirauté, chez lord Saint-Vincent. Le peuple s'obstine; on veut traîner la voiture, d'un ministre chez un autre. Enfin, à l'hôtel de l'Amirauté, la foule était devenue telle, la confusion si étrange, que lord Saint-Vincent, craignant quelque accident, se mit lui-même à la tête du cortége, de peur que la voiture ne fût renversée, et qu'un accident fâcheux ne fût la suite involontaire de cette joie convulsive. Plusieurs jours s'écoulèrent en transports de ce genre, en témoignages d'un contentement extraordinaire.

La nouvelle de la reddition d'Alexandrie arrive huit heures après la signature du traité.

Un fait digne de remarque, c'est que, quelques heures après la signature des préliminaires, il arriva un courrier d'Égypte, apportant la nouvelle de la reddition d'Alexandrie, laquelle avait eu lieu le 30 août 1801 (12 fructidor).—Ce courrier, dit lord Hawkesbury à M. Otto, nous est arrivé huit heures après la signature du traité: tant mieux! s'il fût arrivé plus tôt, nous aurions été forcés par l'opinion publique d'être plus exigeants, et la négociation eût été probablement rompue. La paix vaut mieux qu'une île de plus ou de moins.—Ce ministre, honnête homme, avait raison. Mais c'est une preuve que la résistance d'Alexandrie avait été utile, et que, même dans une cause désespérée, la voix de l'honneur, qui conseille de résister le plus long-temps possible, est toujours bonne à écouter.

On convient de réunir des plénipotentiaires dans la ville d'Amiens pour conclure un traité définitif.
Choix de lord Cornwallis pour représenter l'Angleterre au congrès d'Amiens.

Il fut convenu que des plénipotentiaires se réuniraient dans la ville d'Amiens, point intermédiaire entre Londres et Paris, pour y rédiger le traité définitif. Le cabinet britannique fit choix d'un vieux et respectable militaire, qui s'était honoré en portant long-temps les armes pour sa patrie, mais qui croyait le moment venu de mettre un terme aux maux du monde, c'était lord Cornwallis, l'un des personnages les plus estimés de la Grande-Bretagne. Lord Cornwallis avait commandé les armées anglaises en Amérique et dans l'Inde. Il avait été gouverneur-général du Bengale et vice-roi d'Irlande pendant la fin du dernier siècle. Il fut convenu que lord Cornwallis se rendrait à Paris, pour complimenter le Premier Consul, avant de se transporter sur le lieu des négociations.

Choix de Joseph Bonaparte pour représenter la France.

Le Premier Consul, de son côté, fit choix de son frère Joseph, qu'il chérissait particulièrement, et qui, par l'aménité de ses formes, la douceur de son caractère, était parfaitement propre au rôle de pacificateur, qui lui était habituellement réservé. Joseph avait signé la paix avec l'Amérique à Morfontaine, avec l'Autriche à Lunéville; il allait la signer avec l'Angleterre à Amiens. Le Premier Consul faisait, ainsi cueillir par son frère les fruits qu'il avait cultivés lui-même de ses mains triomphantes. M. de Talleyrand, en voyant tout l'honneur apparent de ces traités, dévolu à un personnage étranger aux travaux de notre diplomatie, ne put se défendre d'un mouvement de dépit, mouvement passager, fortement contenu, saisi néanmoins par l'œil observateur et méchant des diplomates résidant à Paris, lesquels en remplirent plus d'une dépêche. Mais l'habile ministre savait qu'il ne fallait pas s'aliéner la famille du Premier Consul, et que d'ailleurs, si, après avoir fait la part du général Bonaparte, il restait une portion de gloire à décerner à quelqu'un dans ces belles négociations, le public européen ne la décernerait qu'au ministre des affaires étrangères.

Suite de traités signés coup sur coup avec toutes les puissances de l'Europe.

Les négociations entamées avec divers États, et non conclues encore, furent terminées presque immédiatement. Le Premier Consul entendait l'art de produire de grands effets sur l'imagination des hommes, parce qu'il avait lui-même beaucoup d'imagination. Il brusqua les difficultés avec toutes les cours, et voulut, coup sur coup, accabler la France de satisfactions de tout genre, l'étourdir, l'enivrer, à force de résultats extraordinaires.

Traité avec le Portugal.

Il en finit avec le Portugal, et fit signer à Madrid, par son frère Lucien, les conditions d'abord refusées de Badajos, sauf quelques modifications peu importantes. On n'insista plus sur l'occupation de l'une des provinces portugaises, car, les bases de la paix avec l'Angleterre étant arrêtées depuis l'abandon de la Trinité, il n'y avait plus aucun intérêt à retenir les gages dont on avait d'abord voulu se munir. On convint d'une indemnité pour les frais de la guerre, de quelques avantages commerciaux pour notre industrie, tels, par exemple, que l'introduction immédiate de nos draps, et le traitement de la nation la plus favorisée, à l'égard de tous nos produits. L'exclusion des vaisseaux anglais de guerre et de commerce fut stipulée formellement, jusqu'à la conclusion de la paix.

Traités avec la Porte, Alger et Tunis.

L'évacuation de l'Égypte terminait toutes les difficultés avec la Porte-Ottomane. M. de Talleyrand conclut à Paris, avec un ministre du sultan, des préliminaires de paix, qui stipulaient la restitution de l'Égypte à la Porte, le rétablissement des anciens rapports de la France avec elle, et la mise en vigueur de tous les traités antérieurs de commerce, et de navigation.

Des conventions semblables furent faites avec les régences de Tunis et d'Alger.

Traité avec la Bavière.

Un traité fut signé avec la Bavière pour la replacer, à l'égard de la République, dans les rapports d'alliance qui avaient existé autrefois entre cette cour et la vieille monarchie française, lorsque celle-ci protégeait toutes les puissances allemandes de second ordre, contre l'ambition de la maison d'Autriche. C'était un véritable renouvellement des traités de Westphalie et de Teschen. La Bavière faisait à la France l'abandon direct de tout ce qu'elle avait possédé jadis sur la rive gauche du Rhin. En retour, la France promettait d'employer son influence, dans les négociations dont les affaires germaniques seraient bientôt le sujet, pour procurer à la Bavière une indemnité suffisante, et convenablement située. La France, en outre, lui garantissait l'intégrité de ses États.

Traité avec la Russie.

Enfin, pour achever l'œuvre de cette pacification générale, le traité avec la Russie, qui rétablissait de droit une paix existant déjà de fait, fut signé après de longs débats, entre M. de Markoff et M. de Talleyrand. Le nouvel empereur avait montré, comme on l'a vu, moins d'énergie dans sa résistance aux prétentions maritimes de l'Angleterre, mais aussi moins d'ostentation et d'exigence dans la protection accordée aux petits États allemands et italiens, qui avaient fait partie de la coalition contre la France. Alexandre n'avait jamais élevé de difficultés quant à l'Égypte; mais, en tout cas, elles étaient toutes supprimées par les derniers événements. Il ne prétendait plus à la qualité de grand-maître des chevaliers de Malte, ce qui rendait facile la reconstitution de l'ordre sur son ancien pied, ainsi qu'on en était convenu avec l'Angleterre. Il n'y avait eu de différend sérieux avec Alexandre, que sur Naples et sur le Piémont. En persistant, en gagnant du temps, on avait vaincu les principales difficultés relativement à ces deux États. L'évacuation de la rade de Tarente venait d'être promise aux Anglais. La Russie s'en tenait pour satisfaite, et y voyait l'accomplissement d'une condition essentielle à son honneur, l'intégrité des États de Naples. Elle avait cessé de parler de l'île d'Elbe. Quant au Piémont, chaque jour ajouté au silence de l'Angleterre, pendant la négociation de Londres, avait enhardi le Premier Consul à ne pas rendre cette importante province au roi de Sardaigne. La Russie invoquait les promesses qui lui avaient été faites à ce sujet. Le Premier Consul répondait, en disant qu'on lui avait promis aussi de défendre le vrai droit maritime dans toute sa teneur, et qu'on en avait abandonné une partie à l'Angleterre. On convint d'un article, par lequel on se promettait de s'occuper à l'amiable, et de gré à gré, des intérêts de S. M. le roi de Sardaigne, et d'y avoir les égards compatibles avec l'état actuel des choses. C'était se donner une grande liberté relativement à ce prince, et notamment celle de l'indemniser un jour, avec le duché de Parme ou de Plaisance, comme le Premier Consul en avait alors la pensée. La conduite du roi de Sardaigne, son dévouement aux Anglais pendant la dernière campagne d'Égypte, avaient profondément irrité le chef du gouvernement français. Celui-ci, néanmoins, avait de meilleures raisons que la colère: il tenait au Piémont comme à la plus belle des provinces italiennes pour nous, car elle nous permettait de déboucher toujours en Italie, et d'y avoir sans cesse une armée. Elle devenait enfin pour la France ce que le Milanais avait été si long-temps pour l'Autriche.

On avait été constamment d'accord avec la Russie sur les affaires d'Allemagne; il n'y avait par conséquent aucune difficulté sur ce dernier sujet.

On rédigea donc le traité d'après ces bases, de concert avec le nouveau négociateur, M. de Markoff, récemment arrivé de Pétersbourg. On signa un premier traité patent, où il fut dit purement et simplement, que la bonne intelligence était rétablie entre les deux gouvernements, et qu'ils ne souffriraient pas que les sujets émigrés de l'un ou de l'autre pays, entretinssent des menées coupables dans leur ancienne patrie. Cet article avait trait aux Polonais d'une part, aux Bourbons de l'autre. À ce traité patent fut jointe une convention secrète, dans laquelle il était dit, que, les deux empires s'étant bien trouvés de leur intervention dans les affaires d'Allemagne, à l'époque du traité de Teschen, ils réuniraient de nouveau leur influence, pour amener en Allemagne les arrangements territoriaux les plus favorables au bon équilibre de l'Europe; que la France notamment s'emploierait à procurer une indemnité avantageuse à l'électeur de Bavière, au grand-duc de Wurtemberg, au grand-duc de Baden (ce dernier avait été ajouté à la liste des protégés de la Russie, à cause de la nouvelle impératrice, qui était une princesse badoise); que les États de Naples seraient évacués à la paix maritime, et jouiraient de la neutralité en cas de guerre, et enfin qu'on s'entendrait à l'amiable sur les intérêts du roi de Sardaigne, quand il y aurait lieu, et de la manière la plus compatible avec l'état actuel des choses.

Le Premier Consul envoya sur-le-champ son aide-de-camp Caulaincourt à Pétersbourg, pour porter au jeune empereur une lettre adroite et caressante, dans laquelle il se félicitait de la paix conclue, l'informait avec une sorte de complaisance d'une multitude de détails, et paraissait désormais vouloir conduire de moitié avec lui les grandes affaires du monde. M. de Caulaincourt, en attendant l'envoi d'un ambassadeur, devait remplacer Duroc, qui s'était un peu trop hâté de revenir de Pétersbourg. Le Premier Consul avait envoyé à ce dernier une somme considérable, avec ordre d'assister au couronnement de l'empereur, et d'y représenter la France avec éclat. Duroc n'ayant pas eu le temps de recevoir cette lettre, était reparti. Une autre cause l'y avait décidé. Alexandre lui avait fait adresser l'invitation d'assister à son couronnement, mais M. de Panin ne lui avait pas transmis cette invitation. Plus tard une explication ayant eu lieu à ce sujet, l'empereur, blessé de l'inexécution de ses ordres, enjoignit à M. de Panin de se rendre dans ses terres, et le remplaça par M. de Kotschoubey, l'un des membres de son conseil occulte. Le jeune empereur commençait ainsi à se débarrasser des hommes qui avaient contribué à son avénement, et qui voulaient l'entraîner dans leur politique exclusivement anglaise. Tout faisait donc présager de bonnes relations avec la Russie. Les égards délicats et flatteurs du Premier Consul ne pouvaient que rendre ce résultat plus certain.

Nov. 1801.
Fête pour la paix générale.
Lord Cornwallis à Paris.

Ces divers traités, qui complétaient la paix du monde, furent signés à peu près en même temps que les préliminaires de Londres. La satisfaction publique était au comble, et il fut décidé qu'on donnerait une grande fête, pour célébrer la paix générale. Elle fut fixée au 18 brumaire. On ne pouvait mieux en choisir le jour, car c'était à la révolution du 18 brumaire, qu'il fallait attribuer tant de beaux résultats. Lord Cornwallis dut y assister. Il arriva le 16 brumaire (7 novembre) à Paris avec un grand nombre de ses compatriotes. À peine la signature des préliminaires avait-elle été donnée, que les demandes de passe-ports pour la France s'étaient multipliées chez M. Otto. On en avait envoyé trois cents. Cela ne suffit pas, il fallut en envoyer un nombre illimité. Les bâtiments destinés à venir chercher des denrées françaises, et à nous apporter des marchandises anglaises, mirent le même empressement à obtenir des sauf-conduits. Toutes ces demandes furent accordées avec la plus parfaite bonne volonté, et les relations se trouvèrent rétablies sur-le-champ avec une promptitude et une ardeur incroyables. Le 18 brumaire Paris était déjà rempli d'Anglais, impatients de voir cette France si nouvelle, et devenue tout à coup si brillante, de voir surtout l'homme qui dans ce moment faisait l'admiration de l'Angleterre et du monde. L'illustre Fox était du nombre des Anglais impatients de visiter la France. Le jour de cette fête, qui fut belle par la joie paisible et profonde de toutes les classes de citoyens, la circulation des voitures était interdite. On n'avait fait d'exception que pour lord Cornwallis. La foule s'ouvrait avec empressement et respect devant cet honorable représentant des armées anglaises, qui venait faire la paix de sa nation avec la nôtre. Il était surpris de trouver cette France si différente des tableaux hideux qu'en traçaient à Londres les émigrés. Tous ses compatriotes partageaient le même sentiment, et l'exprimaient avec une naïve admiration.

Tandis que cette fête avait lieu à Paris, un banquet superbe était donné à Londres dans la Cité, et on y portait, au milieu des acclamations les plus vives, les toasts suivants:

Au roi de la Grande-Bretagne!

Au prince de Galles!

À la liberté, à la prospérité des royaumes-unis de la Grande-Bretagne et de l'Irlande!

Au Premier Consul Bonaparte, à la liberté, au bonheur de la République française.

Des acclamations bruyantes et unanimes accompagnèrent ce dernier toast.

La paix de la France était faite avec toutes les puissances de la terre. Il restait une seule paix à conclure, plus difficile peut-être que les précédentes, car elle exigeait un tout autre génie que celui des batailles, et elle était fort désirable aussi, puisqu'elle devait rétablir le repos dans les âmes, l'union dans les familles. Cette paix était celle de la République avec l'Église. Le moment est donc venu de raconter les négociations laborieuses dont elle était l'objet, avec le représentant du Saint-Siége.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU ONZIÈME LIVRE.

LIVRE DOUZIÈME.

CONCORDAT.

L'Église catholique pendant la Révolution française. — Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée Constituante. — Cette constitution avait voulu assimiler l'administration des cultes à celle du royaume, établir un diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles, et les dispenser de l'institution canonique. — Serment à cette constitution exigé de la part du clergé. — Refus de serment, et schisme. — Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur influence. — Inconvénients de cet état de choses. — Moyens qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État et les familles. — Divers systèmes proposés pour porter remède au mal. — Le système de l'inaction. — Le système d'une Église française, dont le Premier Consul serait le chef. — Le système d'un fort encouragement au protestantisme. — Opinions du Premier Consul sur les divers systèmes proposés. — Il forme le projet de rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux nouvelles institutions de la France. — Il veut la déposition des évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60 siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la vente des biens nationaux. — Relations amicales du pape Pie VII avec le Premier Consul. — Monsignor Spina, chargé de négocier à Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du Saint-Siége. — Désir secret de recouvrer les Légations. — Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. — Il s'abouche avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. — Difficultés du plan proposé à la cour romaine. — Le Premier Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de s'expliquer. — Trois cardinaux consultés. — Le Pape, après cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la vente des biens d'Église, etc. — Débats avec M. de Cacault, ministre de France à Rome. — Le Premier Consul, fatigué de ces lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. — Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. — M. de Cacault suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le cardinal Consalvi. — Départ de celui-ci pour la France, et ses frayeurs. — Son arrivée à Paris. — Accueil bienveillant du Premier Consul. — Conférences avec l'abbé Bernier. — On s'entend sur le principe d'une religion d'État. — On déclare la religion catholique, religion de la majorité des Français. — Toutes les autres conditions du Premier Consul, relativement à la déposition des anciens titulaires, à la nouvelle circonscription, à la vente des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques changements de rédaction. — Accord définitif sur tous les points. — Efforts tentés au dernier moment par les adversaires du rétablissement des cultes, afin d'empêcher le Premier Consul de signer le Concordat. — Il persiste. — Signature donnée le 15 juillet 1801. — Retour du cardinal Consalvi à Rome. — Satisfaction du Pape. — Solennité des ratifications. — Choix du cardinal Caprara, comme légat a latere. — Le Premier Consul aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de l'Église, en même temps que la paix avec toutes les puissances de l'Europe. — La nécessité de s'adresser aux anciens titulaires, pour avoir leur démission, entraîne des retards. — Demande de leur démission adressée par le Pape à tous les anciens évêques, constitutionnels ou non constitutionnels. — Sage soumission des constitutionnels. — Noble résignation des membres de l'ancien clergé. — Admirables réponses. — Il n'y a de résistance que de la part des évêques retirés à Londres. — Tout est prêt pour le rétablissement du culte en France, mais une vive opposition dans le sein du Tribunat fait naître de nouveaux délais. — Nécessité de vaincre cette opposition avant de passer outre.

Mars 1801.
Négociations avec le Saint-Siége.

Le Premier Consul aurait voulu que le jour anniversaire du 18 brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les négociations avec le Saint-Siége fussent terminées en temps utile, et que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles gagnées n'y suffisent pas; et c'est l'honneur de la pensée humaine de ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la persuasion.

C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force, que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l'Église romaine, pour la réconcilier avec la République française.

La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait dépassé le but en beaucoup de choses. La ramener en arrière, quant à ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une réaction légitime, salutaire, que le Premier Consul avait entreprise, et qu'alors il rendait admirable, par la sagesse et l'habileté des moyens qu'il y employait.

La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables. Nulle part il n'y avait autant à réparer.

État du clergé pendant la Révolution.
Constitution civile du clergé.
Ce que c'était que le serment.
Schisme et persécution sous la Législative et la Convention.

Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des charges publiques, faisant seulement quand il lui plaisait des dons volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et formant l'un des trois ordres qui, dans les États-Généraux, exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait emporté avec la noblesse, les parlements, et le trône lui-même. Il était impossible qu'elle fît autrement. Un clergé propriétaire, et constitué en pouvoir politique, pouvait convenir dans la société du moyen âge, être utile alors à la civilisation, mais il était inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée Constituante avait bien fait de l'abolir, et de mettre à la place un clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de l'État, salarié au lieu d'être propriétaire. Mais c'était exiger beaucoup du Saint-Siége, que de lui demander l'approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait s'en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire, qu'on attaquait la religion elle-même, dans ce qu'elle avait d'immuable et de sacré. L'Assemblée Constituante, poussée par ce goût de régularité, si naturel à l'esprit des réformateurs, assimila, sans hésiter, l'administration de l'Église à celle de l'État. Il y avait des diocèses trop vastes, d'autres trop restreints; elle voulut que la circonscription ecclésiastique fût la même que la circonscription administrative, et créa un diocèse par département. Rendant électives toutes les fonctions civiles et judiciaires, elle voulut rendre électives aussi les fonctions ecclésiastiques. Cette disposition lui paraissait d'ailleurs un retour aux temps de la primitive Église, où les évêques étaient élus par les fidèles. Elle supprima du même coup l'institution canonique, c'est-à-dire la confirmation des évêques par le Pape; et de toutes ces dispositions, elle composa ce qu'on a nommé la Constitution civile du clergé. Les hommes qui agissaient de la sorte étaient animés d'intentions fort pieuses. C'étaient des croyants véritables, des jansénistes fervents, mais des esprits étroits, entêtés de disputes théologiques, esprits, par conséquent, fort dangereux dans les affaires humaines. Pour compléter la faute, ils exigèrent du clergé français, qu'il prêtât serment à la Constitution civile. C'était faire naître un cas de conscience pour les prêtres sincères, et un prétexte pour les prêtres malveillants: c'était, en un mot, préparer un schisme. Rome, déjà blessée des malheurs du trône, fut bientôt irritée des malheurs de l'autel. Elle interdit le serment. Une partie du clergé, fidèle à sa voix, refusa de le prêter; une autre partie y consentit, et forma, sous le titre de clergé assermenté, ou constitutionnel, le clergé reconnu par l'État, et seul admis à exercer les fonctions du culte. On ne proscrivit pas encore les prêtres; on se contenta d'interdire l'exercice du sacerdoce aux uns, et d'en investir les autres. Mais les prêtres mis à l'écart furent généralement préférés par les fidèles, parce que la conscience religieuse est susceptible, prompte à s'alarmer, défiante surtout du pouvoir. Elle se tournait vers les ecclésiastiques qui passaient pour orthodoxes, et qui semblaient persécutés. Elle s'éloignait par instinct de ceux dont l'orthodoxie était contestée, et qui avaient pour eux l'appui du gouvernement. Il y eut donc alors un culte public et un culte clandestin, celui-ci plus suivi que celui-là. Les passions ennemies de la Révolution se liguèrent avec la religion offensée, et la précipitèrent dans les fautes de l'esprit de faction. D'un schisme on en vint bientôt, dans les campagnes de la Vendée, à une guerre civile effroyable. La Révolution ne resta pas en arrière, et de la simple privation des fonctions ecclésiastiques, elle arriva en peu de temps à la persécution. Elle proscrivit les prêtres et les déporta. Puis vint l'abolition de tous les cultes, et la proclamation de l'Être suprême. Alors, prêtres soumis ou insoumis aux lois, assermentés ou non-assermentés, furent traités à l'égal les uns des autres, et envoyés tous à ce même échafaud, où royalistes, constituants, girondins, montagnards, allaient mourir ensemble.

État des cultes sous le Directoire.

Sous le Directoire, la proscription sanglante cessa. Un régime variable, inclinant tantôt à l'indifférence, tantôt à la rigueur, maintint encore l'Église proscrite dans un état d'anxiété. Le Premier Consul, par sa puissance, et par l'évidence de ses intentions réparatrices, rassurant tous ceux qui avaient souffert, à quelque titre que ce fût, fit sortir de leurs retraites cachées, ou revenir de l'exil, les ministres du culte. Mais, en les attirant à la lumière, il rendit le schisme plus sensible, plus choquant peut-être. Pour supprimer la difficulté du serment, il cessa de l'exiger, et mit à la place une simple promesse de soumission aux lois. Cette promesse, qui ne pouvait alarmer la conscience des prêtres, avait facilité leur retour, mais avait ajouté, en quelque sorte, de nouvelles divisions à celles qui existaient déjà, en créant dans le sein du clergé une catégorie de plus.

Différentes classes de prêtres, par suite du schisme.

Il y avait les prêtres constitutionnels ou assermentés, légalement investis des fonctions sacerdotales, et jouissant de l'usage des édifices religieux, qui leur avaient été rendus en vertu d'un arrêté des Consuls. Il y avait les prêtres non-assermentés, n'ayant jamais voulu prêter aucun serment, qui après avoir vécu dans l'exil, dans les prisons, venaient de reparaître en masse dès les premiers jours du Consulat, mais qui officiaient dans des maisons particulières, et déclaraient mauvais le culte public, pratiqué dans les églises. Enfin, ces prêtres non-assermentés se divisaient en prêtres qui n'avaient pas fait la promesse, et en prêtres qui s'étaient résignés à la faire. Ces derniers n'étaient pas complétement approuvés des orthodoxes. On s'était adressé à Rome, qui, ménageant le Premier Consul, avait refusé de s'expliquer. Mais le cardinal Maury, retiré dans les États du Saint-Siége, où il était devenu évêque de Montefiascone, intermédiaire auprès du Pape du parti royaliste, et ne voulant pas, du moins alors, favoriser la soumission des prêtres au nouveau gouvernement, avait interprété le silence de Rome, et fait parvenir en France, au sujet de la promesse, des lettres improbatives, qui jetaient un nouveau trouble dans les consciences.

À qui obéissaient les assermentés et les non-assermentés.

Tous ces prêtres, ainsi divisés, avaient chacun leur hiérarchie. Les prêtres constitutionnels obéissaient aux évêques, élus sous le régime de la Constitution civile. Parmi ces évêques, il y en avait de morts, les uns naturellement, les autres violemment. Ceux qui étaient morts avaient été remplacés par des évêques, qui, n'ayant pas été régulièrement élus, au milieu de la proscription qui frappait également tous les cultes, avaient usurpé leurs pouvoirs, ou s'étaient fait élire par des chapitres clandestins, espèces de coteries religieuses sans aucune autorité, ni légale ni morale. Ainsi les pouvoirs des évêques constitutionnels eux-mêmes, du point de vue de la Constitution civile, étaient chez quelques-uns d'entre eux contestés, et frappés de discrédit. Il y avait dans ce clergé un certain nombre de sujets respectables; mais, en général, ils avaient perdu la confiance des fidèles, parce qu'on les savait en désaccord avec Rome, et parce qu'ils avaient, en se mêlant aux disputes religieuses et politiques du temps, perdu la dignité du sacerdoce. Plusieurs, en effet, étaient des clubistes violents, et sans mœurs. Les meilleurs étaient des prêtres sincères, que la fureur du jansénisme avait jetés dans le schisme.

Le clergé prétendu orthodoxe avait aussi ses évêques, exerçant une autorité moins publique, mais plus réelle, et fort dangereuse. Les évêques non-assermentés avaient presque tous émigré. Il y en avait en Italie, en Espagne, en Allemagne, surtout en Angleterre, où ils étaient attirés par les subsides du gouvernement britannique. Correspondant avec leur diocèse, par le moyen de grands-vicaires choisis par eux et approuvés par Rome, ils gouvernaient leur église du sein de l'exil, sous l'inspiration des passions que l'exil fait naître, souvent même au profit des ennemis de la France. Ceux qui étaient morts, et le nombre en était grand depuis dix années, ceux-là étaient partout remplacés par des administrateurs cachés, revêtus des pouvoirs de la cour de Rome. De manière que l'une des précautions les plus sages, les plus anciennes de l'Église gallicane, celle de faire administrer les siéges vacants par les chapitres, et non par les agents du Saint-Siége, était complètement abandonnée. L'Église française avait ainsi perdu son indépendance, car elle était directement gouvernée par Rome, quand elle cessait de l'être par des évêques complices de l'émigration. Avec encore un peu de temps, les évêques émigrés devant être presque tous morts, l'Église entière de France eût été placée sous l'autorité ultramontaine.

Il y a des hommes que cet aspect moral d'une société déchirée par mille sectes, touche peu; ils veulent que le gouvernement dédaigne comme lui étant étrangères, ou respecte comme sacrées pour lui, ces divergences religieuses. Cependant il y a quelque chose qui ne permet pas cette superbe indifférence, c'est le trouble profond de la société, surtout quand ce trouble est toujours prêt à se changer en désordre matériel.

Influence du clergé hostile au gouvernement.

Ces clergés divers s'efforçaient d'attirer à eux les consciences. Le clergé constitutionnel avait peu de pouvoir; il était seulement un sujet de récriminations pour les Jacobins, qui avaient l'habitude de dire que la Révolution était partout sacrifiée, notamment dans la personne des seuls prêtres qui se fussent attachés à sa cause; à quoi le gouvernement ne pouvait évidemment rien, car il ne dépendait pas de lui de disposer des fidèles, en faveur d'un clergé ou d'un autre. Mais le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés du gouvernement, tous ceux que la fatigue des dissensions civiles tendait à ramener au Premier Consul. S'il eût été possible de réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il troublait le Midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes du centre de la France, réunissait tumultueusement la population autour des curés orthodoxes. Partout ce clergé inquiétait les consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des assermentés, qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier, s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage. Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du point de vue religieux, était mis en question. Il existait plus de dix mille prêtres mariés, qui, entraînés par le vertige du temps, ou poussés même par la terreur, avaient cherché dans le mariage, les uns la satisfaction de passions qu'ils n'avaient pas su contenir, les autres une abjuration qui les sauvât de l'échafaud. Ils étaient époux, pères de familles nombreuses, et flétris par le préjugé public, tant qu'on ne leur procurait pas le pardon de l'Église.

Les acquéreurs de biens nationaux, ceux de tous les citoyens que le gouvernement avait le plus d'intérêt à protéger, vivaient aussi dans un état de trouble et d'oppression. Ils étaient assiégés au lit de mort de suggestions perfides, et menacés d'une damnation éternelle, s'ils ne consentaient à des arrangements spoliateurs. La confession devenait ainsi une arme puissante dont se servaient les émigrés, pour porter atteinte à la propriété, au crédit public, en un mot à l'un des principes les plus essentiels de la Révolution, l'inviolabilité des ventes nationales. La police de l'État, et les lois, étaient également impuissantes contre les maux de ce genre.

Tous ces désordres n'étaient pas de ceux qu'un gouvernement doit regarder avec indifférence. Quand les sectes religieuses n'ont d'autre conséquence que de pulluler sur un vaste sol comme celui de l'Amérique, que de se succéder à l'infini, en ne laissant après elles que le souvenir passager d'inventions ridicules, ou de pratiques indécentes, on conçoit, jusqu'à un certain point, que l'État demeure indifférent et inactif. La société présente un triste aspect moral, mais l'ordre public n'est pas sérieusement troublé. Il n'en était pas ainsi, au milieu de la vieille société française en 1801. On ne pouvait pas, sans un immense péril, livrer aux factions ennemies le gouvernement des âmes. On ne pouvait pas laisser dans leurs mains les torches de la guerre civile, avec faculté de les secouer quand elles voudraient, sur la Vendée, sur la Bretagne, sur les Cévennes. On ne pouvait pas leur permettre de troubler le repos des familles, d'assiéger le lit des mourants pour extorquer des stipulations iniques, de mettre en doute le crédit de l'État, d'ébranler enfin toute une classe de propriétés, celles mêmes que la Révolution avait promis de rendre à jamais inviolables.

La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un œil indifférent les désordres religieux de la France à cette époque; et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des motifs plus élevés encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y en a de plus élevés que l'ordre public et le repos des familles.

Besoin d'une religion chez tous les peuples.

Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie; assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre: l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions honteuses comme en Chine, agitent, ou dégradent l'esprit humain. Ou bien, si, comme en France en quatre-vingt-treize, une commotion passagère a emporté l'antique religion du pays, l'homme, à l'instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré au côté de l'échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu'il était impie.

À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a besoin d'une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée, qu'une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d'une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté?

Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples, et lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur; et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule.

On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait: c'était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais suivant tous, œuvre profonde d'un réformateur sublime; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, arrivant enfin à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours triomphant, qu'on appelle UNITÉ CATHOLIQUE, et au pied duquel sont venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux, tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l'Europe.

Motifs qui portent le Premier Consul à rétablir le culte catholique.

Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.

Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles avec l'état présent de la société française.

Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de rechercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou bien par politique et par ambition? Il agissait par sagesse, c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C'est l'intelligence qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand esprit est plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les questions philosophiques et religieuses, avec Monge, Lagrange, Laplace, savants qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À cela il faut ajouter encore, que, nourri dans un pays inculte et religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance, toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l'ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre alors que de faire le bien, en toutes choses; et sans doute, s'il voyait, comme récompense de ce bien accompli, une augmentation de pouvoir, il faut le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins des peuples.

Difficultés attachées au rétablissement du culte catholique en 1801.

La tâche qu'il s'était proposée, facile en apparence, puisqu'il s'agissait de satisfaire à un besoin public très-réel, était cependant fort épineuse. Les hommes qui l'entouraient, presque sans exception, étaient peu disposés au rétablissement de l'ancien culte; et ces hommes, magistrats, guerriers, littérateurs ou savants, étaient les auteurs de la Révolution française, les vrais, les uniques défenseurs de cette Révolution alors décriée, ceux avec lesquels il fallait la terminer, en réparant ses fautes, en consacrant définitivement ses résultats raisonnables et légitimes. Le Premier Consul avait donc à contrarier vivement ses collaborateurs, ses soutiens, ses amis. Ces hommes, pris dans les rangs des révolutionnaires modérés, n'avaient pas, avec Robespierre et Saint-Just, versé le sang humain, et il leur était facile de désavouer les grands excès de la Révolution; mais ils avaient partagé les erreurs de l'Assemblée Constituante, répété en souriant les plaisanteries de Voltaire, et il n'était pas facile de leur faire avouer qu'ils avaient long-temps méconnu les plus hautes vérités de l'ordre social. Des savants comme Laplace, Lagrange, et surtout Monge, disaient au Premier Consul qu'il allait abaisser devant Rome la dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Rœderer, le plus fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus promptement, le plus complétement possible, le retour à la monarchie, voyait cependant avec peine le projet de rétablir l'ancien culte. M. de Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait rapprocher le présent du passé, et la France de l'Europe, M. de Talleyrand, l'ouvrier en second, mais l'ouvrier utile et zélé de la paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu'on appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu'on ne persécutât plus les prêtres; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait guère qu'on rétablît l'ancienne Église catholique, avec ses règles et sa discipline. Les compagnons d'armes du général Bonaparte, les généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la plupart d'éducation première, nourris des vulgaires railleries des camps, quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la restauration du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient craindre le ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. Enfin, les frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les lettrés du temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant pour le pouvoir de leur frère tout ce qui avait l'apparence d'une résistance sérieuse, et ne sachant pas voir qu'au delà de cette résistance intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le gouvernement, il y avait le besoin réel, et déjà senti des masses populaires, lui déconseillaient fortement ce qu'ils regardaient comme une réaction imprudente, ou prématurée.

Opinions diverses soutenues auprès du Premier Consul par les hommes qui l'entouraient.

On assiégeait donc le Premier Consul de conseils de toute espèce. Les uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les assermentés et les insermentés s'entendre comme ils pourraient. Les autres, reconnaissant le danger de l'indifférence et de l'inaction, l'engageaient à saisir l'occasion au vol, à se faire sur-le-champ le chef d'une Église française, et à ne plus laisser ainsi dans les mains d'une autorité étrangère l'immense pouvoir de la religion. D'autres enfin lui proposaient de pousser la France vers le protestantisme, et lui disaient que s'il donnait l'exemple en se faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec empressement.

Le Premier Consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de son éloquence, à ces vulgaires conseils. Il s'était formé une bibliothèque religieuse, composée de peu de livres, mais bien choisis, relatifs pour la plupart à l'histoire de l'Église, et surtout aux rapports de l'Église avec l'État; il s'était fait traduire les écrits latins de Bossuet sur cette matière; il avait dévoré tout cela, dans les courts instants que lui laissait la direction des affaires, et suppléant par son génie à ce qu'il ignorait, comme dans la composition du Code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l'étendue, la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume quand il était plein d'une pensée, il s'en expliquait tous les jours avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du Conseil d'État ou du Corps Législatif, avec tous les hommes enfin dont il croyait utile de redresser l'opinion. Il réfutait successivement les systèmes erronés qu'on lui proposait, et le faisait par des arguments précis, nets, décisifs.

Réponse du Premier Consul aux divers systèmes proposés.
Réponse à ceux qui prétendent qu'il ne faut pas se mêler des affaires du culte.

Au système qui consistait à ne pas se mêler du tout des affaires religieuses, il répondait que l'indifférence, tant prônée par certains esprits dédaigneux, était peu de mise chez un peuple que l'on venait de voir, par exemple, envahir une église, et menacer de la saccager, parce qu'on avait refusé la sépulture à une actrice chérie du public. Comment rester indifférent dans un pays qui, avec la prétention d'être indifférent, l'était si peu? Le Premier Consul demandait d'ailleurs comment on ferait pour ne pas s'en mêler, quand les prêtres assermentés ou non-assermentés se disputaient entre eux les édifices du culte, et venaient invoquer à chaque instant l'intervention de l'autorité publique pour saisir les uns et dessaisir les autres. Il demandait comment on ferait, lorsque le clergé constitutionnel, déjà peu suivi par la population croyante, serait abandonné tout à fait par elle, et que le clergé qui avait refusé le serment, seul écouté et suivi, serait exclusivement en possession d'exercer le culte, comme il arrivait déjà, et le pratiquerait dans des réunions clandestines. Ne faudrait-il pas restituer enfin le temporel du culte, à ceux qui en auraient conquis le spirituel? Ne serait-ce pas là s'en mêler? Et puis, ces prêtres dont la Révolution avait pris la dotation territoriale, il fallait bien les faire vivre, et pour cela leur donner des appointements sur le budget de l'État, ou souffrir qu'ils organisassent, à titre de contributions volontaires, un vaste système d'impôt, dont le produit s'élèverait à une somme de 30 ou 40 millions, dont la distribution appartiendrait à eux seuls, peut-être à une autorité étrangère, et peut-être même irait un jour, à l'insu du gouvernement, alimenter en Vendée les vieux soldats de la guerre civile. Quoi qu'on fît, le gouvernement serait donc arraché malgré lui à son inaction, soit qu'il eût à maintenir le bon ordre, soit qu'il eût à disposer des édifices du culte, soit enfin qu'il eût à payer lui-même les prêtres, ou à surveiller leur mode de payement. Il aurait ainsi la charge de gouverner, sans en avoir les avantages, sans pouvoir, en s'emparant de l'administration religieuse par un sage accord avec le Saint-Siége, ramener le clergé au gouvernement, l'associer à ses intentions réparatrices, rétablir le repos dans les familles, tranquilliser les mourants, les acquéreurs de biens nationaux, les prêtres mariés, etc., tous les hommes enfin compromis au service de la Révolution.

L'inaction était donc un pur rêve, suivant le Premier Consul, et de plus une duperie, imaginée par des gens qui n'avaient aucune idée pratique en fait de gouvernement.

Opinion du Premier Consul sur la création d'une Église française indépendante de Rome, et dont il serait le chef.

Quant à la pensée de créer une Église française, indépendante, comme l'Église anglaise, de toute suprématie étrangère, et au lieu d'un chef spirituel placé au dehors, ayant un chef temporel placé à Paris, qui ne serait autre que le gouvernement lui-même, c'est-à-dire le Premier Consul, il la trouvait aussi vaine que digne de mépris. Lui, homme de guerre, portant l'épée et les éperons, livrant des batailles, se ferait chef d'église, espèce de pape, réglant la discipline et le dogme! Mais on voulait le rendre aussi odieux que Robespierre, l'inventeur du culte de l'Être suprême, ou aussi ridicule que Laréveillère-Lepeaux, l'inventeur de la théophilanthropie! Qui donc le suivrait? qui donc lui composerait un troupeau de fidèles? Ce ne seraient pas les chrétiens orthodoxes assurément, formant d'ailleurs le grand nombre des catholiques, et ne voulant pas suivre même de saints prêtres, qui n'avaient eu d'autre tort que celui de prêter le serment ordonné par les lois. Ce seraient quelques mauvais ecclésiastiques, quelques moines échappés de leurs couvents, habitués des clubs, ayant vécu de scandale ou voulant en vivre encore, et attendant du chef de la nouvelle Église qu'il permît le mariage des prêtres! Il n'aurait pas même pour lui l'abbé Grégoire, qui, tout en demandant le retour à la primitive Église, tenait cependant à rester en communion avec le successeur de saint Pierre! Il n'aurait pas même Laréveillère-Lepeaux, qui voulait réduire le culte à quelques chants religieux, à quelques fleurs déposées sur un autel! Et c'est là l'Église dont on prétendait le faire le chef! c'était là le rôle auquel on voulait réduire le vainqueur de Marengo et de Rivoli, le restaurateur de l'ordre social! Et c'étaient les amis ombrageux de la liberté qui lui proposaient un tel projet!... Mais, en supposant que ce projet réussît, ce qui d'ailleurs était impossible, et qu'à son pouvoir temporel déjà immense, le Premier Consul réunît le pouvoir spirituel, il deviendrait le plus redoutable des tyrans, il serait le maître des corps et des âmes, il ne serait pas moins que le sultan de Constantinople, qui est à la fois chef de l'État, de l'armée et de la religion! Du reste, c'était là une vaine hypothèse; il ne serait qu'un tyran dérisoire, car il ne réussirait qu'à produire le schisme le plus sot de tous. Lui, qui voulait être le pacificateur de la France et du monde, terminer toutes les divisions politiques et religieuses, serait l'auteur d'un nouveau schisme, un peu plus absurde et pas moins dangereux que les précédents. Oui, sans doute, disait le Premier Consul, il me faut un pape, mais il me faut un pape qui rapproche au lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les réunisse, et les donne au gouvernement sorti de la Révolution, pour prix de la protection qu'il en aura obtenue. Et, pour cela, il me faut le vrai Pape, catholique, apostolique et romain, celui qui siége au Vatican. Avec les armées françaises et des égards, j'en serai toujours suffisamment le maître. Quand je relèverai les autels, quand je protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme les ministres de la religion méritent de l'être en tous pays, il fera ce que je lui demanderai, dans l'intérêt du repos général. Il calmera les esprits, les réunira sous sa main, et les placera sous la mienne. Hors de là, il n'y a que continuation et aggravation du schisme désolant qui nous dévore, et pour moi un immense, un ineffaçable ridicule.

Le Premier Consul écarte l'idée de pousser la France au protestantisme.

Quant à l'idée de pousser la France au protestantisme, elle paraissait au Premier Consul plus que ridicule, elle lui paraissait odieuse. D'abord il croyait qu'il n'y réussirait pas davantage. On s'imaginait à tort, suivant lui, qu'en France on pouvait tout ce qu'on voulait. C'était une erreur peu honorable pour ceux qui la commettaient, car ils supposaient la France sans conscience et sans opinion. Il ferait, disait-on, tout ce qu'il voudrait; oui, répondait-il, mais dans le sens des besoins, vrais et sentis de la France. Elle était dans un trouble profond, et il lui avait apporté le calme le plus parfait; il l'avait trouvée en proie à des anarchistes, qui commençaient même à ne plus savoir la défendre contre l'étranger, et il avait dispersé ces anarchistes, rétabli l'ordre, renvoyé loin des frontières les Autrichiens et les Russes, donné la paix dont on était avide; il avait fait cesser, en un mot, les scandales d'un gouvernement faible et dissolu: était-il bien étonnant qu'on lui laissât faire de telles choses? Et encore, tout récemment, les opposants du Tribunat avaient voulu lui refuser le moyen de purger les grandes routes des brigands qui les infestaient! Et on prétendait après cela qu'il pourrait tout ce qui lui plairait! C'était une erreur. Il pouvait ce qui était dans le sens des besoins et des opinions régnant dans le moment en France, mais pas davantage. Il le pouvait mieux, plus puissamment qu'un autre, mais il ne pourrait rien contre le mouvement actuel des esprits. Ce mouvement portait vers le rétablissement de toutes les choses essentielles dans une société: la religion était la première. Je suis bien puissant aujourd'hui, s'écriait le Premier Consul; eh bien! si je voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait contre moi, et me vaincrait. Savez-vous quand le pays était hostile à la religion catholique? C'est quand le gouvernement, d'accord avec elle, brûlait des livres, envoyait à la roue Calas et Labarre; mais, soyez-en sûrs, si je me faisais l'ennemi de la religion, tout le pays se mettrait avec elle. Je changerais les indifférents en croyants, en catholiques sincères. Je serais un peu moins raillé peut-être en voulant pousser au protestantisme qu'en voulant me faire le patriarche d'une Église gallicane, mais je deviendrais bientôt l'objet de la haine publique. Est-ce que le protestantisme est la vieille religion de la France? Est-ce qu'il est la religion qui, après de longues guerres civiles, après mille combats, l'a définitivement emporté comme plus conforme aux mœurs, au génie de notre nation? Ne voit-on pas ce qu'il y a de violent à vouloir se mettre à la place d'un peuple, pour lui créer des goûts, des habitudes, des souvenirs même qu'il n'a pas? Le principal charme d'une religion, c'est celui des souvenirs. Pour moi, disait un jour le Premier Consul à l'un de ses interlocuteurs, je n'entends jamais à la Malmaison la cloche du village voisin, sans être ému; et qui pourrait être ému en France, dans ces prêches où personne n'est allé dans son enfance, et dont l'aspect froid et sévère convient si peu aux mœurs de notre nation? On croit peut-être que c'est un avantage de ne pas dépendre d'un chef étranger. On se trompe. Il faut un chef partout, en toutes choses. Il n'y a pas une plus admirable institution que celle qui maintient l'unité de la foi, et prévient, autant du moins qu'il est possible, les querelles religieuses. Il n'y a rien de plus odieux qu'une foule de sectes se disputant, s'invectivant, se combattant à main armée si elles sont dans leur première chaleur, ou, si elles ont pris l'habitude de vivre à côté les unes des autres, se regardant d'un œil jaloux, formant dans l'État des coteries qui se soutiennent, poussent leurs sujets, écartent ceux des sectes rivales, et donnent au gouvernement des embarras de toute espèce. Les querelles de sectes sont les plus insupportables que l'on connaisse. La dispute est le propre de la science; elle l'anime, la soutient, la conduit aux découvertes. La dispute en fait de religion, à quoi conduit-elle, sinon à l'incertitude, à la ruine de toute croyance? D'ailleurs, lorsque l'activité des esprits se dirige vers les controverses théologiques, ces controverses sont tellement absorbantes, qu'elles détournent la pensée de l'homme de toutes les recherches utiles. On rencontre rarement ensemble une grande controverse théologique, et de grands travaux de l'esprit. Les querelles religieuses sont ou cruelles et sanguinaires, ou sèches, stériles, amères: il n'y en a pas de plus odieuses. L'examen en fait de science, la foi en matière de religion, voilà le vrai, l'utile. L'institution qui maintient l'unité de la foi, c'est-à-dire le Pape, gardien de l'unité catholique, est une institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain étranger. Ce chef est étranger, en effet, et il faut en remercier le ciel. Quoi! dans le même pays, se figure-t-on une autorité pareille à côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité deviendrait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être, elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le Pape est hors de Paris, et cela est bien; il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. À Vienne, à Madrid, on est fondé à en dire autant. Croit-on que, s'il était à Paris, les Viennois, les Espagnols, consentiraient à recevoir ses décisions? On est donc trop heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en résidant hors de chez soi, il ne réside pas chez des rivaux, qu'il habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne, tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer. Je ne soutiens pas ces choses, ajoutait le Premier Consul, par entêtement de dévot, mais par raison. Tenez, disait-il un jour à Monge, celui des savants de cette époque qu'il aimait le plus, et qu'il avait sans cesse auprès de lui, tenez, ma religion, à moi, est bien simple. Je regarde cet univers si vaste, si compliqué, si magnifique, et je me dis qu'il ne peut être le produit du hasard, mais l'œuvre quelconque d'un être inconnu, tout-puissant, supérieur à l'homme autant que l'univers est supérieur à nos plus belles machines. Cherchez, Monge, aidez-vous de vos amis, les mathématiciens et les philosophes, vous ne trouverez pas une raison plus forte, plus décisive, et, quoi que vous fassiez pour la combattre, vous ne l'infirmerez pas. Mais cette vérité est trop succincte pour l'homme; il veut savoir sur lui-même, sur son avenir, une foule de secrets que l'univers ne dit pas. Souffrez que la religion lui dise tout ce qu'il éprouve le besoin de savoir, et respectez ce qu'elle aura dit. Il est vrai que ce qu'une religion avance, d'autres le nient. Quant à moi, je conclus autrement que M. de Volney. De ce qu'il y a des religions différentes, qui naturellement se contredisent, il conclut contre toutes; il prétend qu'elles sont toutes mauvaises. Moi, je les trouverais plutôt toutes bonnes, car toutes au fond disent la même chose. Elles n'ont tort que lorsqu'elles veulent se proscrire: mais c'est là ce qu'il faut empêcher par de bonnes lois. La religion catholique est celle de notre patrie, celle dans laquelle nous sommes nés; elle a un gouvernement profondément conçu, qui empêche les disputes, autant qu'il est possible de les empêcher avec l'esprit disputeur des hommes; ce gouvernement est hors de Paris, il faut nous en applaudir; il n'est pas à Vienne, il n'est pas à Madrid, il est à Rome, c'est pourquoi il est acceptable. Si, après l'institution de la papauté, il y a quelque chose d'aussi parfait, ce sont les rapports avec le Saint-Siége de l'Église gallicane, soumise et indépendante tout à la fois: soumise dans les matières de foi, indépendante quant à la police des cultes. L'unité catholique et les articles de Bossuet, voilà le vrai régime religieux; c'est celui qu'il faut rétablir. Quant au protestantisme, il a droit à la protection la plus ferme du gouvernement; ceux qui le professent ont un droit absolu au partage égal des avantages sociaux; mais il n'est pas la religion de la France. Les siècles en ont décidé. En proposant au gouvernement de le faire prévaloir, on propose une violence et une impossibilité. D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus hideux que le schisme? qu'y a-t-il de plus affaiblissant pour une nation? Quelle est de toutes les guerres civiles celle qui entre le plus profondément dans les cœurs, qui trouble plus douloureusement les familles? c'est la guerre religieuse. Il nous faut la finir. La paix avec l'Europe est faite; maintenons-la tant que nous pourrons; mais la paix religieuse est la plus urgente de toutes. Celle-là conclue, nous n'avons plus rien à craindre. Il est douteux que l'Europe nous laisse tranquilles bien long-temps, ni qu'elle nous souffre toujours aussi puissants que nous le sommes; mais, quand la France sera unie comme un seul homme, quand les Vendéens, les Bretons, marcheront dans nos armées avec les Bourguignons, les Lorrains, les Franc-Comtois, nous n'aurons plus à craindre l'Europe, fût-elle tout entière réunie contre nous.

C'étaient là les discours que le Premier Consul tenait sans cesse à ses conseillers intimes, à MM. Cambacérès et Lebrun, qui partageaient son avis, à MM. de Talleyrand, Fouché, Rœderer, qui ne le partageaient pas, à une foule de membres du Conseil d'État, du Corps Législatif, qui en général étaient dans d'autres idées. Il y mettait une chaleur, une constance sans égales. Il ne voyait rien de plus utile, de plus urgent que de finir les divisions religieuses, et s'y appliquait avec cette ardeur qu'il apportait dans les choses regardées par lui comme capitales.

Il avait arrêté son plan, qui était simple, sagement conçu, et qui a réussi à terminer les divisions religieuses de la France; car les disputes malheureuses que le Premier Consul devenu empereur, eut plus tard avec la cour de Rome, se passèrent entre lui, le Pape, les évêques, et n'altérèrent jamais la paix religieuse rétablie parmi les populations. On ne vit plus renaître, même quand le Pape fut prisonnier à Fontainebleau, deux cultes, deux clergés, deux classes de fidèles.

Plan du Premier Consul pour le rétablissement du culte catholique.

Le Premier Consul forma le projet de réconcilier la République française et l'Église romaine, en traitant avec le Saint-Siége sur la base même des principes posés par la Révolution. Plus de clergé constitué en pouvoir politique, plus de clergé propriétaire, c'était chose impossible en 1800: un clergé uniquement voué aux fonctions du culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui, confirmé par le Pape: une circonscription nouvelle des diocèses, qui comprendrait soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit, existant jadis sur le territoire de l'ancienne et de la nouvelle France: la police des cultes déférée à l'autorité civile, la juridiction sur le clergé au Conseil d'État, en place des parlements abolis: tel était le plan du Premier Consul. C'était la constitution civile décrétée en 1790, avec les modifications qui pouvaient la rendre acceptable à Rome, c'est-à-dire avec des évêques nommés par le gouvernement, et institués par le Pape, au lieu d'évêques élus par les fidèles, avec une promesse générale de soumission aux lois, au lieu d'un serment à telle ou telle institution religieuse, serment qui avait servi de prétexte aux prêtres malveillants ou timorés pour élever des cas de conscience; c'était, en un mot, la véritable réforme du culte, la réforme à laquelle la Révolution aurait dû se borner, pour la rendre supportable au Pape, condition qu'il ne fallait pas mépriser, car tout établissement religieux était impossible sans un accord sincère avec Rome.

On a dit[10] qu'il y manquait quelque chose de capital: c'était d'exiger que les évêques nommés par le pouvoir civil, fussent acceptés bon gré mal gré par le Pape. Dans ce cas, le gouvernement spirituel de Rome eût été gravement infirmé, et c'est ce qu'il ne fallait pas vouloir. Le pouvoir civil, en nommant un évêque, désigne le sujet auquel il reconnaît, avec les qualités morales d'un pasteur, les qualités politiques d'un bon citoyen, qui respecte et fera respecter les lois du pays. C'est au Pape à dire si, dans ce sujet, il reconnaît le prêtre orthodoxe, qui enseignera les vraies doctrines de l'Église catholique. Vouloir fixer un délai de quelques mois, après lequel l'institution du Pape aurait été considérée comme accordée, c'eût été forcer l'institution même, enlever au Pape son autorité spirituelle, et renouveler pas moins que la mémorable et terrible querelle des investitures. En fait de religion, il y a deux autorités: l'autorité civile du pays dans lequel le culte s'exerce, chargée de veiller au maintien des lois et des pouvoirs établis: l'autorité spirituelle du Saint-Siége, chargée de veiller au maintien de l'unité de croyance. Il faut que toutes deux concourent dans la composition du clergé. L'autorité religieuse du Saint-Siége refuse quelquefois, il est vrai, l'institution aux évêques choisis; elle se sert de ce moyen pour violenter le gouvernement temporel. Cela s'est vu en effet, et c'est un abus, mais passager, mais inévitable. L'autorité civile aussi peut faillir, et cela s'est vu sous Napoléon même, ce restaurateur si éclairé, si courageux, de l'ancienne Église catholique.

Système du Premier Consul pour passer de l'ancien état au nouveau.
Il veut la suppression des anciens siéges, et la déposition par le Pape des titulaires de ces siéges.

Le plan du Premier Consul ne laissait donc rien à désirer pour l'établissement définitif du culte; mais il fallait s'occuper de la transition, c'est-à-dire du passage de l'état présent à l'état prochain, qu'on voulait créer. Comment faire à l'égard des siéges existants? Comment s'entendre avec ces ecclésiastiques de toute espèce, évêques ou simples prêtres, les uns assermentés et attachés à la Révolution, pratiquant publiquement le culte dans les églises, les autres insermentés, émigrés ou rentrés, exerçant clandestinement les fonctions de leur ministère, et la plupart hostiles? Le général Bonaparte imagina un système, dont l'adoption était d'une immense difficulté à Rome, car, depuis dix-huit siècles de durée, l'Église n'avait jamais fait ce qu'on allait lui proposer. D'après ce système, on devait abolir tous les diocèses existants. Pour cela, on s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le Pape leur demanderait leur démission. S'ils la refusaient, il prononcerait leur déposition; et, quand on aurait ainsi fait table rase, alors on tracerait sur la carte de France soixante nouveaux diocèses, dont quarante-cinq évêchés et quinze archevêchés. Pour les remplir, le Premier Consul nommerait soixante prélats, pris indistinctement dans les assermentés ou insermentés, mais plutôt dans ces derniers, qui étaient les plus nombreux, les plus considérés, les plus chers aux fidèles. Il choisirait les uns et les autres parmi les ecclésiastiques dignes de la confiance du gouvernement, respectables par leurs mœurs et réconciliés avec la Révolution française. Ces prélats, nommés par le Premier Consul, seraient institués par le Pape, et entreraient sur-le-champ en fonctions, sous la surveillance de l'autorité civile et du Conseil d'État.

Un salaire proportionné à leurs besoins leur serait alloué sur le budget de l'État. Mais en retour le Pape reconnaîtrait comme valable l'aliénation des biens de l'Église, interdirait les suggestions que les prêtres se permettaient au lit des mourants, réconcilierait avec Rome les ecclésiastiques mariés, aiderait, en un mot, le gouvernement à mettre fin à toutes les calamités du temps.

Ce plan était complet, et, à quelques détails près, excellent pour le présent comme pour l'avenir. Il réorganisait l'Église autant que possible sur le même modèle que l'État; il procédait à l'égard des individus par voie de fusion, en prenant, dans tous les partis, les hommes sages, modérés, qui mettaient le bien public au-dessus de leur entêtement révolutionnaire ou religieux. Mais on va voir à quel point le bien est difficile à exécuter, même quand il est nécessaire, même quand il est un besoin réel et pressant; car malheureusement, de ce qu'il est un besoin, il n'en résulte pas qu'il soit une notion claire, évidente, non susceptible de contestation.

Pie VII.

À Paris, il y avait le parti des railleurs, des sectateurs encore vivants de la philosophie du dix-huitième siècle, des anciens jansénistes devenus prêtres constitutionnels, et enfin des généraux imbus de préjugés vulgaires: c'était l'obstacle du côté de la France. Mais à Rome, il y avait la fidélité aux précédents antiques, la crainte de toucher au dogme en touchant à la discipline, des scrupules religieux sincères ou affectés, surtout des ressentiments contre notre Révolution, et en particulier une sorte de complaisance à l'égard du parti royaliste français, composé d'émigrés, prêtres ou nobles, les uns résidant à Rome, les autres correspondant avec elle, tous ennemis passionnés de la France et du nouvel ordre de choses qui commençait à s'y établir: c'était l'obstacle du côté du Saint-Siége.

Le Premier Consul persista dans son plan avec une fermeté, une patience invincibles, pendant l'une des plus longues et des plus difficiles négociations connues dans l'histoire de l'Église. Jamais les pouvoirs temporel et spirituel ne s'étaient rencontrés en de plus grandes circonstances, jamais ils n'avaient été plus dignement représentés.

Pie VII et le Premier Consul; leurs dispositions l'un pour l'autre.

Ce jeune homme si sensé, si profond dans ses vues, mais si impétueux dans ses volontés, qui gouvernait la France, ce jeune homme, par un singulier dessein de la Providence, se trouvait placé sur la scène du monde, en présence d'un pontife d'une vertu rare, d'une physionomie et d'un caractère angéliques, mais d'une ténacité capable de braver jusqu'au martyre, lorsqu'il croyait compromis les intérêts de la foi ou ceux de la cour romaine. Sa figure, vive et douce à la fois, exprimait bien la sensibilité un peu exaltée de son âme. Âgé d'environ soixante ans, faible de santé quoiqu'il ait vécu long-temps, portant la tête inclinée, doué d'un regard fin et pénétrant, d'un langage touchant et gracieux, il était le digne représentant, non plus de cette religion impérieuse qui, sous Grégoire VII, commandait et méritait de commander à l'Europe barbare, mais de cette religion persécutée, qui, n'ayant plus dans ses mains les foudres de l'Église, ne pouvait exercer sur les hommes d'autre puissance que celle d'une douce persuasion.

Un attrait secret l'attachait au général Bonaparte. Ils s'étaient rencontrés tous deux, comme nous l'avons dit ailleurs, pendant les guerres d'Italie, et, au lieu de ces farouches guerriers vomis par la Révolution française, qu'on dépeignait en Europe comme des profanateurs de l'autel, comme des assassins des prêtres émigrés, Pie VII, alors évêque d'Imola, avait trouvé un jeune homme plein de génie, parlant comme lui la langue italienne, montrant les sentiments les plus modérés, maintenant l'ordre, faisant respecter les temples, et, loin de poursuivre les prêtres français, usant de son pouvoir pour obliger les églises italiennes à les recevoir et à les nourrir. Surpris et charmé, l'évêque d'Imola contint l'esprit insubordonné des Italiens de son diocèse, et rendit au général Bonaparte les services que son Église en avait reçus. L'impression produite par ces premières relations ne s'effaça jamais du cœur du pontife, et influa sur toute sa conduite envers le général devenu Consul et Empereur: preuve frappante qu'en toutes choses, petites ou grandes, un bien n'est jamais perdu. Plus tard, en effet, lorsque le conclave était assemblé à Venise pour donner un successeur à Pie VI, mort prisonnier à Valence, le souvenir des premiers actes du général de l'armée d'Italie avait influé, d'une manière pour ainsi dire providentielle, sur le choix du nouveau Pape.

On se souvient qu'au moment même où Pie VII était préféré par le conclave, dans l'espérance de trouver en lui un conciliateur, qui rapprocherait Rome de la France, et terminerait peut-être les maux de l'Église, le Premier Consul gagnait la bataille de Marengo, devenait du même coup maître de l'Italie, dominateur de l'Europe, et envoyait un émissaire, le neveu de l'évêque de Verceil, pour annoncer ses intentions au pontife récemment élu. Il lui faisait dire qu'en attendant des arrangements ultérieurs, la paix entre la France et Rome existerait de fait, sur le pied de traité de Tolentino, signé en 1797; qu'il ne serait plus parlé de la République romaine inventée par le Directoire, que le Saint-Siége serait rétabli et reconnu par les Français, comme dans les temps anciens. Quant à la question de savoir si on rendrait à l'Église les trois grandes provinces perdues, Bologne, Ferrare, la Romagne, on n'en avait pas dit un mot. Mais le Pape était replacé sûr son trône, il avait la paix. Le reste, il l'abandonnait à la Providence. Le Premier Consul avait de plus ordonné aux Napolitains d'évacuer les États romains, qu'ils avaient évacués en effet, sauf les enclaves de Bénévent et Ponte-Corvo. En outre, dans tous les mouvements de ses armées, autour de Naples et d'Otrante, le Premier Consul avait prescrit de ménager les États romains. Il avait même envoyé Murat, qui commandait l'armée française de la Basse-Italie, s'agenouiller au pied du trône pontifical. Monsignor Consalvi avait donc deviné juste, et il en était amplement récompensé, car, arrivé à Rome, le Pape l'avait nommé cardinal secrétaire d'État, premier ministre du Saint-Siége, poste qu'il a conservé pendant la plus grande partie du pontificat de Pie VII.

C'est à la suite de ces événements, en quelque sorte miraculeux, que le Pape, sur la demande du Premier Consul, avait envoyé à Paris monsignor Spina, prêtre génois, fin, dévot, avide, pour traiter de toutes les affaires tant politiques que religieuses. D'abord monsignor Spina n'avait pris aucun titre officiel, tant le Saint-Père, malgré son goût pour le général Bonaparte, malgré son désir ardent d'un rapprochement, craignait d'avouer ses relations avec la République française. Mais bientôt en voyant arriver à Paris, à la suite des ministres de Prusse et d'Espagne qui s'y trouvaient déjà, ceux d'Autriche, de Russie, de Bavière, de Naples, de toutes les cours enfin, le Saint-Père n'hésita plus, et permit à monsignor Spina de revêtir un caractère officiel, et d'avouer le but de sa mission. Le parti émigré français poussa de grands cris, et fit d'inutiles efforts pour empêcher, par ses remontrances, le rapprochement de l'Église avec la France, sachant bien que si le moyen de la religion lui manquait pour agiter les esprits, il perdrait bientôt la meilleure de ses armes. Mais Pie VII, quoique chagriné, quelquefois même intimidé par ces remontrances, se montra décidé à placer l'intérêt de la religion et du Saint-Siége au-dessus de toute considération de parti. Une seule raison ralentissait un peu ses excellentes résolutions, c'était l'espoir vague et peu sensé de recouvrer les Légations perdues lors du traité de Tolentino[11].

Secret désir de la Cour romaine de recouvrer les Légations.—Lenteurs dont ce désir est la cause.

Monsignor Spina, rendu à Paris, avait ordre de gagner du temps, pour voir si le Premier Consul, maître de l'Italie, pouvant en disposer à volonté, n'aurait pas la bienheureuse pensée de restituer les Légations au Saint-Siége. Une parole qu'on trouvait fréquemment dans la bouche du Premier Consul, avait fait naître plus d'espérance qu'il n'en voulait donner. Que le Saint-Père, disait-il souvent, s'en fie à moi, qu'il se jette dans mes bras et je serai pour l'Église un nouveau Charlemagne.—S'il est un nouveau Charlemagne, répondaient ces prêtres peu instruits des affaires du siècle, qu'il le prouve, en nous rendant le patrimoine de saint Pierre.—On était malheureusement assez loin de compte, car le Premier Consul croyait avoir beaucoup fait en rétablissant le Pape à Rome, en lui rendant avec son trône pontifical l'État romain, en offrant de traiter avec lui pour le rétablissement du culte catholique. Et en effet, il avait beaucoup fait, vu l'état des esprits en France, vu leur état en Italie. Si les patriotes français, tout pleins encore des idées du dix-huitième siècle, voyaient avec peu de satisfaction le prochain rétablissement de l'Église catholique, les patriotes italiens voyaient avec désespoir relever chez eux le gouvernement des prêtres. Il était donc impossible au Premier Consul de pousser la complaisance jusqu'à rendre au Saint-Siége les Légations, qui ne pouvaient supporter le gouvernement clérical, et qui étaient d'ailleurs une portion promise de la République Cisalpine. Mais la cour de Rome, se trouvant à la gêne depuis qu'elle avait été privée du revenu de Bologne, de Ferrare, de la Romagne, raisonnait autrement. Du reste le Pape, qui, au milieu des pompes du Vatican, vivait en anachorète, songeait moins à cet intérêt terrestre que le cardinal Consalvi, et le cardinal Consalvi moins que monsignor Spina. Celui-ci marchait à pas de loup dans la négociation, écoutant tout ce qu'on lui disait relativement aux questions religieuses, ayant l'air d'y attacher une importance exclusive, et néanmoins par quelques paroles lancées de temps en temps sur la misère du Saint-Siége, essayant d'amener l'entretien sur les Légations. Il n'avait pas réussi à se faire comprendre, et traînait en longueur, jusqu'à ce qu'il eût obtenu quelque chose qui répondît aux fausses espérances imprudemment inspirées à sa cour.

L'abbé Bernier et Monsignor Spina s'abouchent, afin de commencer les négociations.

Pour traiter avec monsignor Spina, le Premier Consul avait fait choix, comme nous l'avons dit, du fameux abbé Bernier, le pacificateur de la Vendée. Ce prêtre, simple curé dans la province d'Anjou, dépourvu des dehors que procure une éducation soignée, mais doué d'une profonde connaissance des hommes, d'une prudence supérieure, long-temps exercée au milieu des difficultés de la guerre civile, fort instruit dans les matières canoniques, était l'auteur principal du rétablissement de la paix dans les provinces de l'Ouest. Attaché à cette paix qui était son ouvrage, il désirait naturellement tout ce qui pouvait la raffermir, et regardait un rapprochement de la France avec Rome, comme l'un des moyens les plus assurés de la rendre complète et définitive. Aussi ne cessait-il d'adresser au Premier Consul les plus vives instances pour hâter les négociations avec l'Église. Muni de ses instructions, il fit connaître à l'archevêque de Corinthe les propositions du gouvernement français, déjà énoncées: démission imposée à tous les évoques, anciens titulaires; nouvelle circonscription diocésaine; soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit; composition d'un clergé nouveau, formé d'ecclésiastiques de tous les partis; nomination de ce clergé par le Premier Consul, institution par le Pape; promesse de soumission au gouvernement établi; salaire sur le budget de l'État; renonciation aux biens de l'Église, et reconnaissance complète de la vente de ces biens; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par le Conseil d'État; enfin pardon de l'Église aux prêtres mariés, et leur réunion à la communion catholique.

Monsignor Spina se récria beaucoup en entendant énoncer ces conditions, les qualifia d'exorbitantes, de contraires à la foi, et soutint que le Saint-Père ne consentirait jamais à les admettre.

Résistance de monsignor Spina aux conditions proposées par le Premier Consul.

D'abord il exigeait que, dans le préambule du Concordat, on déclarât la religion catholique religion de l'État en France, que les Consuls en fissent profession publique, et que les lois et actes contraires à cette déclaration d'une religion d'État fussent abrogés.

Propositions du Saint-Siége.

Quant à une nouvelle circonscription des diocèses, il admettait le nombre des siéges, mais il prétendait que le Pape n'avait pas le droit de déposer un évêque, que jamais aucun de ses prédécesseurs n'avait osé le faire, depuis l'existence de l'Église romaine, et que, si le Saint-Père se permettait une telle innovation, il créerait un second schisme, dirigé cette fois contre le Saint-Père lui-même; que tout ce qu'il pouvait à ce sujet, c'était de s'entendre à l'amiable avec le Premier Consul; que ceux des anciens titulaires qui montraient de bons sentiments à l'égard du gouvernement français, seraient rappelés purement et simplement dans leur diocèse, ou du moins dans le diocèse correspondant à celui qu'ils avaient occupé jadis; que ceux, au contraire, qui s'étaient conduits ou se conduisaient encore de manière à ne pas mériter la confiance de ce gouvernement, seraient laissés de côté, et qu'en attendant leur mort, certainement prochaine si on songeait à leur âge, des administrateurs choisis par le Pape et le Premier Consul gouverneraient leur siége par intérim.

Monsignor Spina n'admettait donc l'idée de la composition d'un nouveau clergé, pris dans toutes les classes de prêtres, et dans tous les partis, que pour les siéges vacants. Encore ne voulait-il pas que les constitutionnels y eussent part, à moins qu'ils ne fissent l'une de ces rétractations solennelles, qui pour Rome sont un triomphe, et un dédommagement du pardon qu'elle accorde.

Quant à la nomination des évêques par le chef de la République, et à leur institution par le Pape, il y avait peu de difficulté. On partait naturellement du principe, que le nouveau gouvernement aurait en cour de Rome toutes les prérogatives de l'ancien, et que le Premier Consul représenterait en tout les rois de France. Dès lors la nomination des évêques devait lui appartenir. Cependant la charge de Premier Consul, au moins pour le moment, était élective; le général Bonaparte, actuellement revêtu de cette charge, était Catholique, mais ses successeurs pourraient ne pas l'être; et on n'admettait pas à Rome qu'un prince protestant pût nommer des évêques. Monsignor Spina demandait que cette exception fût prévue.

On était d'accord sur les curés. L'évêque devait les nommer, en les faisant agréer par l'autorité civile.

La promesse de soumission aux lois était admise, sauf la rédaction.

La consécration par le Pape, de la vente des biens d'églises, coûtait beaucoup au négociateur romain. Il reconnaissait bien l'impossibilité absolue de revenir sur ces ventes; mais il demandait qu'on épargnât au Saint-Siége une déclaration, qui pourrait impliquer l'approbation morale de ce qui s'était passé à cet égard. Il concédait une renonciation à toute recherche ultérieure, en refusant la reconnaissance formelle du droit d'aliénation. Ces biens, disait monsignor Spina, appelés vota fidelium, patrimonium pauperum, sacrificia peccatorum, ces biens, l'Église elle-même n'aurait pas le droit de les aliéner. Cependant elle peut renoncer à en faire poursuivre le recouvrement. En revanche il demandait la restitution des domaines non encore aliénés, et la faculté accordée aux mourants de tester en faveur des établissements religieux, ce qui impliquait le renouvellement des biens de main-morte, et recommençait l'ancien ordre de choses, c'est-à-dire un clergé propriétaire.

Enfin, le pardon accordé aux prêtres mariés, et leur réconciliation avec l'Église, était une affaire d'indulgence, facile de la part de la cour de Rome, qui est toujours disposée à pardonner, quand la faute est reconnue par celui qui l'a commise. Elle exceptait toutefois du pardon deux classes de prêtres, les anciens religieux qui avaient fait certains vœux, et les prélats. Ce n'était pas une manière de concilier au Saint-Siége la bonne volonté du ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand.

Ces prétentions de la cour de Rome, bien qu'elles n'impliquassent pas une véritable impossibilité de s'entendre avec le gouvernement français, laissaient apercevoir néanmoins de graves dissentiments.

Persévérance du Premier Consul dans ses idées.

Le Premier Consul en éprouvait, et en témoignait une vive impatience. Il avait vu plusieurs fois monsignor Spina, et lui avait déclaré lui même qu'il ne se départirait jamais du principe fondamental de son projet, qui consistait à faire table rase, à composer une nouvelle circonscription et un nouveau clergé, à déposer les anciens titulaires, à prendre leurs successeurs dans toutes les classes de prêtres. Il lui avait dit que la fusion des hommes honnêtes et sages de tous les partis, était son principe de gouvernement, qu'il appliquerait ce principe à l'Église comme à l'État, que c'était pour lui le seul moyen de terminer les troubles de la France, et qu'il y persisterait invariablement.

Efforts de l'abbé Bernier pour amener à bien la négociation entreprise avec le Saint-Siége.

L'abbé Bernier, qui, à l'ambition très-avouable d'être le principal instrument du rétablissement de la religion, joignait un sincère amour du bien, adressait à monsignor Spina les plus vives instances pour lever les difficultés qu'on opposait, de la part de la cour de Rome, au projet du Premier Consul. Déclarer, disait-il, la religion catholique religion de l'État, était impossible, contraire aux idées reçues en France, et ne serait jamais admis, par le Tribunat et le Corps Législatif, dans la rédaction d'une loi. On pouvait, suivant lui, remplacer cette déclaration par la mention d'un fait, c'est que la religion catholique était la religion de la majorité des Français. La mention de ce fait était aussi utile que la déclaration désirée. Insister sur une chose impossible, plutôt d'orgueil que de principe, c'était compromettre le véritable intérêt de l'Église. Le Premier Consul pourrait assister de sa personne aux cérémonies solennelles du culte, et c'était un grand acte que la présence à ces cérémonies d'un homme tel que lui; mais il fallait renoncer à lui demander certaines pratiques, comme la confession ou la communion, qui dépassaient la mesure dans laquelle il convenait de se renfermer avec le public français. Il fallait ramener les esprits, ne pas les choquer, surtout ne pas leur donner à rire. La demande de leur démission, adressée aux anciens titulaires, était toute simple; elle était la conséquence de la démarche qu'ils avaient faite envers Pie VI en 1790. À cette époque, les prélats français, afin de paraître résister dans l'intérêt de la foi, non dans leur intérêt particulier, avaient déclaré qu'ils acceptaient le Pape pour arbitre, et qu'ils remettaient leurs siéges dans ses mains; que s'il croyait devoir en faire l'abandon en faveur de la Constitution civile, ils se soumettraient. Il n'y avait donc aujourd'hui qu'à les prendre au mot, et à exiger l'accomplissement de cette offre solennelle. Si quelques-uns d'entre eux, par des motifs personnels, empêchaient un aussi grand bien que la restauration du culte en France, il fallait ne plus les regarder comme titulaires, et les considérer comme démissionnaires depuis 1790. L'abbé Bernier ajoutait qu'il y avait un exemple de ce genre dans l'Église, c'était la résignation en masse des trois cents évêques d'Afrique, consentie pour mettre fin au schisme des Donatistes. Il est vrai qu'on ne les avait pas déposés. Quant aux nouveaux choix à faire, il fallait concéder le principe de la fusion au Premier Consul. Ce principe, le Premier Consul l'appliquerait surtout au profit des prêtres insermentés; il choisirait deux ou trois constitutionnels, uniquement pour l'exemple, mais en masse il n'appellerait que des orthodoxes. Le négociateur français s'avançait ici pour son propre compte, plus qu'il n'aurait dû. Il est vrai que le Premier Consul estimait peu les évêques constitutionnels, qui étaient pour la plupart des jansénistes étroits ou des déclamateurs de clubs; il est vrai qu'il n'estimait dans ce clergé que les simples prêtres, lesquels, en général, avaient prêté serment par soumission aux lois, par désir de continuer leur saint ministère, et n'avaient pas profité de l'agitation du temps pour s'élever dans la hiérarchie sacerdotale. Néanmoins, s'il avait peu de considération pour les évêques constitutionnels, il tenait à son principe de fusion, et ne faisait pas aussi bon marché, que semblait l'annoncer l'abbé Bernier, des droits du clergé assermenté. Mais l'abbé Bernier le disait ainsi pour faire réussir la négociation. Quant à la nomination des évêques par le Premier Consul, il fallait, suivant l'abbé Bernier, passer par-dessus une difficulté fort éloignée, fort improbable, celle d'avoir un jour un Premier Consul protestant. Ce n'était pas la peine, suivant lui, de regarder à un avenir si peu vraisemblable. Relativement aux biens du clergé, il fallait se hâter de s'entendre sur la rédaction, puisqu'on était d'accord sur le principe. Relativement à la restitution des biens non vendus, et aux donations testamentaires en biens fonds, elles étaient inconciliables avec les principes politiques aujourd'hui reconnus en France, principes absolument contraires aux biens de main-morte. On devait se contenter à cet égard d'une concession, celle de donations constituées en rentes sur l'État.

Le temps, disait enfin l'abbé Bernier, le temps était venu de conclure, car le Premier Consul commençait à être mécontent. Il croyait que le Pape n'avait pas la force de rompre avec le parti émigré, pour se donner tout à fait à la France. Il finirait par renoncer au bien dont il avait eu d'abord la pensée, et, sans persécuter les prêtres, les livrant à eux-mêmes, il laisserait l'Église devenir en France ce qu'elle pourrait, sans compter qu'il tiendrait en Italie une conduite hostile à la cour de Rome. C'était, suivant l'abbé Bernier, c'était avoir perdu tout discernement, que de ne pas profiter des dispositions d'un si grand homme, seul capable de sauver la religion. Lui aussi avait de grandes difficultés à vaincre à l'égard du parti révolutionnaire; et, loin de le contrarier, on devait l'aider à surmonter ces difficultés, en lui faisant les concessions dont il avait besoin pour regagner les esprits, peu disposés en France en faveur du culte catholique.

Monsignor Spina commençait à être fort embarrassé. Il était croyant, et plus avide encore que croyant. Demandant sans cesse de l'argent à sa cour, son vœu le plus ardent était de la rendre riche et prodigue comme jadis. Mais le peu de succès de ses insinuations relativement aux provinces perdues le décourageait singulièrement. Il s'apercevait que le Premier Consul, aussi rusé que les prêtres italiens, ne voulait pas s'expliquer avec des gens qui ne s'expliquaient pas eux-mêmes. Il voyait en outre toutes les cours pour ainsi dire à ses pieds; il voyait le négociateur russe, M. de Kalitscheff, qui avait voulu protéger si insolemment les petits princes d'Italie, molesté et parti, toute l'Allemagne dépendante de la France pour le partage des indemnités territoriales, le Portugal soumis, et l'Angleterre elle-même amenée à la paix par la fatigue. En présence d'un tel état de choses, il était convaincu qu'il n'y avait plus d'autre ressource que de se soumettre, et d'attendre ce qu'on désirait de la seule volonté du Premier Consul. Disposé à céder, monsignor Spina n'osait pas toutefois adhérer aux conditions si absolues que le cabinet français avait posées avec la résolution évidente de ne pas s'en départir, parce qu'elles étaient établies d'après les nécessités impérieuses de la situation.

Avril 1801.
Le Premier Consul pour en finir, rédige un projet de Concordat, et l'envoie à Rome.

Le Premier Consul, avec sa vigueur accoutumée, tira d'embarras le négociateur romain. C'était le moment, déjà décrit plus haut, où toutes les négociations marchaient à la fois, notamment avec l'Angleterre. Pensant avec une sorte de joie à l'effet prodigieux d'une paix générale, qui comprendrait jusqu'à l'Église elle-même, il voulut en finir par une marche prompte et décidée. Il fit rédiger un projet de Concordat pour l'offrir définitivement à monsignor Spina. C'étaient deux ecclésiastiques sortis des ordres, M. de Talleyrand et M. d'Hauterive, qui, dans les bureaux des affaires étrangères, se mêlaient de cette question. Heureusement, entre eux et monsignor Spina, se trouvait l'habile et orthodoxe Bernier. Le projet écrit par M. d'Hauterive, revu par l'abbé Bernier, était simple, clair, absolu. Il contenait, rédigé en style de loi, tout ce qu'avait proposé la légation française. Ce projet fut présenté à monsignor Spina, qui en fut fort troublé, et qui offrit de l'envoyer à sa cour, mais déclara ne pouvoir le signer lui-même.—Pourquoi, lui dit-on, refusez-vous de le signer? Serait-ce que vous n'avez pas de pouvoirs? Alors que faites-vous à Paris depuis six mois? Pourquoi affectez-vous un rôle de négociateur, que vous ne pouvez pas remplir jusqu'à son terme nécessaire, c'est-à-dire à une conclusion? Ou bien trouvez-vous le projet inadmissible? Alors osez le déclarer; et le cabinet français, qui ne peut accorder d'autres conditions, cessera de négocier avec vous. Il rompra ou ne rompra pas avec le Saint-Siége; mais il en finira avec monsignor Spina.—

L'astucieux prélat ne savait que répondre. Il affirma qu'il avait des pouvoirs. N'osant pas avouer qu'il jugeait les propositions françaises inadmissibles, il allégua qu'en matière de religion, le Pape, entouré des cardinaux, pouvait seul accepter un traité. Et en conséquence il renouvela l'offre d'envoyer le projet du Premier Consul à Sa Sainteté.—Soit, lui dit-on; mais déclarez du moins en l'envoyant que vous l'approuvez.—Monsignor Spina se refusa encore à toute formule approbative, et répondit qu'il adresserait ses instances au Saint-Père, pour l'adoption d'un traité qui devait opérer en France le rétablissement de la foi catholique.

On fit partir un courrier pour Rome avec le projet de Concordat, et avec ordre à M. de Cacault, ambassadeur de France auprès du Saint-Siége, de le soumettre à l'acceptation immédiate et définitive du Pape. Ce courrier était porteur d'un présent qui devait causer une grande joie en Italie, c'était la fameuse Vierge en bois de Notre-Dame-de-Lorette, enlevée du temps du Directoire à Lorette même, et déposée depuis à la Bibliothèque nationale de Paris, comme un objet de curiosité. Le Premier Consul savait que, pour beaucoup de croyants sincères et irritables, c'était un sujet de scandale que le dépôt d'une telle relique à la Bibliothèque royale, et il fit précéder le Concordat de cette restitution pieuse.

Accueil fait par le Pape au projet de Concordat.

Ce présent fut accueilli dans la Romagne avec une joie difficile à comprendre en France. Le Pape reçut le Concordat mieux qu'on ne l'espérait. Ce digne pontife, préoccupé des intérêts de la foi plus que de ses intérêts temporels, ne voyait dans le projet rien d'absolument inadmissible, et croyait qu'avec quelques changements de rédaction il arriverait à satisfaire le Premier Consul, ce qu'il regardait comme très-important; car le rétablissement de la religion en France était à ses yeux la plus grande, la plus essentielle des affaires de l'Église.

Il désigna les trois cardinaux Cavandini, Antonelli et Gerdil, pour faire un premier examen du projet envoyé de Paris. Les cardinaux Antonelli et Gerdil passaient pour les deux plus savants personnages de l'Église. Le cardinal Gerdil était même devenu Français, car il appartenait par sa naissance à la Savoie. On leur enjoignit à tous trois de se hâter. Le premier examen terminé, ils durent faire leur rapport à une congrégation de douze cardinaux, choisis parmi ceux qui se trouvaient à Rome, et qui comprenaient le mieux les intérêts de l'Église romaine. On leur fit promettre le secret sur les saints Évangiles. Le Pape, craignant les menées, les cris des émigrés français, cherchait à soustraire la décision du sacré collége à toute influence de parti. De son côté donc, les efforts furent d'une parfaite sincérité. Il avait auprès de lui un ministre français entièrement de son goût: c'était M. de Cacault, homme de cœur et d'esprit, partagé entre les souvenirs du dix-huitième siècle, auquel il appartenait par son âge et son éducation, et les sentiments que Rome inspire à tous ceux qui vivent au milieu de sa grandeur ruinée, et de ses pompes religieuses. En partant de Paris, M. de Cacault avait demandé au Premier Consul ses instructions. Celui-ci lui avait répondu par ce mot superbe: Traitez le Pape comme s'il avait deux cent mille soldats.—M. de Cacault aimait Pie VII et le général Bonaparte, et, par ses rapports bienveillants, les disposait à s'aimer l'un l'autre.—Fiez-vous au Premier Consul, disait-il sans cesse au Pape; il arrangera vos affaires. Mais faites ce qu'il vous demande, car il a besoin de ce qu'il vous demande pour réussir.—Il disait au Premier Consul: Prenez un peu de patience. Le Pape est le plus saint, le plus attachant des hommes. Il veut vous satisfaire, mais donnez-lui-en le temps. Il faut habituer son esprit et celui des cardinaux, aux propositions absolues que vous envoyez ici. On est à Rome plus croyant que vous ne le pensez. Il faut mener cette cour avec douceur. Si nous la brusquons, nous lui ferons perdre la tête. Elle se jettera dans une résolution de martyre, comme la seule ressource de sa situation.—Ces sages conseils tempéraient l'impétuosité du Premier Consul, et le disposaient à souffrir patiemment le méticuleux examen de la cour de Rome.

Enfin, quand le travail fut achevé, le Pape et le cardinal Consalvi eurent plusieurs entretiens avec M. de Cacault. Ils lui communiquèrent le projet romain. M. de Cacault, le trouvant trop distant du projet français, fit des efforts réitérés pour obtenir des modifications. Il fallut recourir une seconde fois à la congrégation des douze cardinaux, ce qui prit encore beaucoup de temps, de manière que, sans obtenir de notables résultats, M. de Cacault contribua lui-même à faire perdre un mois entier. Enfin, on se mit d'accord autant que possible, et on aboutit à un projet, dont les différences avec le projet du Premier Consul étaient les suivantes.

Contre-projet de Concordat envoyé par la cour de Rome au Premier Consul.

La religion catholique serait déclarée en France religion de l'État; les Consuls la pratiqueraient publiquement; il y aurait une nouvelle circonscription diocésaine, et seulement soixante siéges, comme le voulait le Premier Consul. Le Pape s'adresserait aux anciens titulaires pour leur demander leur renonciation volontaire, en s'autorisant de l'offre de démission par eux faite à Pie VI en 1790. Il était probable qu'un très-grand nombre la donneraient, et alors les siéges vacants par mort ou par démission fourniraient au gouvernement français une ample liste de nominations à faire. Quant à ceux qui la refuseraient, le Pape prendrait les mesures convenables, pour que l'administration de leurs siéges ne restât pas dans leurs mains.

Mai 1801.

L'excellent pontife disait au Premier Consul, dans une lettre touchante qu'il lui adressait: Dispensez-moi de déclarer publiquement, que je destituerai de vieux prélats, qui ont souffert de cruelles persécutions pour la cause de l'Église. D'abord, mon droit est douteux; secondement, il m'en coûte de traiter ainsi des ministres de l'autel, malheureux et exilés. Que répondriez-vous à ceux qui vous demanderaient de sacrifier ces généraux dont vous êtes entouré, et dont le dévouement vous a rendu tant de fois victorieux?... Le résultat que vous désirez obtenir sera le même au fond, car la plupart des siéges, par mort ou par démission, deviendront vacants. Vous les remplirez, et, quant au petit nombre de ceux qui resteront occupés, par suite de quelques refus de démission, nous n'y nommerons pas encore de titulaires; mais nous les ferons administrer par des vicaires, dignes de votre confiance et de la nôtre.—

Sur les autres points, le projet romain était à peu près conforme au projet français. Il accordait les nominations au Premier Consul, sauf le cas où le Premier Consul serait protestant; il contenait la consécration des ventes nationales, mais en persistant à demander qu'on put faire au clergé des dons testamentaires en biens-fonds; il concédait aux prêtres mariés les indulgences de l'Église.

Évidemment, la difficulté la plus sérieuse était la déposition des anciens évêques qui refuseraient leur démission. Un tel sacrifice coûtait au Pape, car c'était immoler aux pieds mêmes du Premier Consul l'ancien clergé français. Cependant cette immolation était indispensable, pour que le Premier Consul pût supprimer à son tour le clergé constitutionnel, et des divers clergés n'en faire qu'un seul, composé des sujets estimables de toutes les sectes. C'était l'une de ces occasions, où, dans tous les siècles, la papauté n'avait pas hésité à prendre de grandes résolutions pour sauver l'Église. Mais, au moment de se résoudre, l'âme bienveillante et timorée du pontife était en proie aux plus douloureuses perplexités.

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