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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 03 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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L'abbé Grégoire nommé sénateur par un scrutin du Sénat, et préféré ainsi au candidat du Premier Consul.

Le Sénat s'assembla, et fut agité par beaucoup d'intrigues. M. Sieyès, qui vivait habituellement à la campagne, la quitta dans cette occasion, et vint se mêler à ces intrigues. On entraîna beaucoup de bonnes gens, comme le vieux Kellermann, par exemple, en leur disant que le Corps Législatif, si on préférait son candidat, c'est-à-dire l'abbé Grégoire, payerait cette préférence en proposant pour la seconde place vacante le général Lamartillière, l'un des trois candidats du Premier Consul, et qu'alors, en nommant un peu plus tard ce général, on satisferait deux autorités en même temps, le Corps Législatif et le gouvernement. Ces menées réussirent, et l'abbé Grégoire fut élu sénateur à une grande majorité.

Déc. 1801.
Discussion du mot sujets dans le sein du Tribunat.

Tandis que ces choix de personnes agitaient les esprits, et causaient une grande joie aux opposants, les discussions dans le Corps Législatif et le Tribunat prenaient le caractère le plus fâcheux. Le traité avec la Russie, à l'occasion du mot sujets, était devenu l'objet des plus violentes discussions dans la commission du Tribunat. M. Costaz, le rapporteur de cette commission, qui n'était point du parti des opposants, avait demandé quelques explications au gouvernement. Le Premier Consul l'avait reçu, lui avait expliqué le sens de l'article tant attaqué, lui avait fait connaître le motif de son insertion au traité, et, quant au mot sujets, lui avait prouvé, le Dictionnaire de l'Académie à la main, que ce mot, employé diplomatiquement, s'appliquait aux citoyens d'une république aussi bien qu'à ceux d'une monarchie. Il lui avait même raconté, pour achever son édification, divers détails sur les relations de la France avec la Russie, touchant les émigrés. M. Costaz, convaincu par l'évidence de ces explications, fit son rapport dans un sens favorable à l'article en question; mais, intimidé par la violence du Tribunat, il blâma l'emploi du mot sujets, et raconta les choses d'une manière assez maladroite, qui pouvait donner à la Russie l'apparence d'un gouvernement faible, livrant les émigrés au Premier Consul, et au Premier Consul l'apparence d'un gouvernement persécuteur, poursuivant les émigrés jusque dans leur asile le plus lointain. M. Costaz, comme il arrive souvent aux hommes circonspects, qui veulent ménager tous les partis à la fois, déplut également aux opposants et au Premier Consul, qu'il compromettait avec la Russie.

Le jour de la discussion arrivé, c'était le 7 décembre 1801 (16 frimaire), le tribun Jard-Panvilliers demanda que le débat eût lieu en comité secret. Cette proposition fort sage fut adoptée. Dès que les tribuns furent délivrés de la présence du public, qui leur était d'ailleurs peu favorable, ils se livrèrent aux plus inconcevables emportements. Ils voulaient absolument rejeter le traité, et en proposer le rejet au Corps Législatif. Si jamais il y eut une folie coupable, c'était celle-là; car, pour un mot, juste d'ailleurs, et parfaitement innocent, rejeter un traité pareil, si long, si difficile à conclure, et qui procurait la paix avec la première puissance du continent, c'était agir en insensés et en furieux. MM. Chénier et Benjamin Constant se livrèrent aux plus véhémentes déclamations. M. Chénier alla jusqu'à prétendre qu'il avait d'importantes choses à dire sur cette question; mais qu'il ne les dirait que lorsque la séance serait publique, car il voulait que la France entière pût les entendre. On lui répondit qu'il valait mieux commencer par les communiquer à ses propres collègues. Il recula cependant, et un tribun inconnu, homme simple et de bon sens, fit rentrer la raison dans les esprits par une courte allocution. Je n'entends rien, dit-il, à la diplomatie; je n'en sais ni l'art ni la langue. Mais je vois dans le traité proposé un traité de paix. Un traité de paix est une chose précieuse, qu'il faut adopter en entier, avec tous les mots qu'il renferme. Croyez que la France ne vous pardonnerait pas un rejet, et que la responsabilité qui pèserait sur vous serait terrible. Je demande donc que la discussion soit terminée, la séance rendue publique, et le traité mis immédiatement aux voix.—Après ces courtes paroles, débitées avec calme et simplicité, on allait voter, lorsqu'un des opposants demanda le renvoi au lendemain, à cause de l'heure fort avancée. Le renvoi fut adopté. Le lendemain le tumulte fut tout aussi grand que la veille. M. Benjamin Constant prononça un discours écrit, très-développé, très-subtil. M. Chénier déclama de nouveau avec violence, disant que cinq millions de Français étaient morts pour n'être plus sujets, et que ce mot devait rester enseveli dans les ruines de la Bastille. La majorité, fatiguée de ces violences, allait en finir, quand arriva une lettre du conseiller d'État Fleurieu, adressée au rapporteur Costaz. M. Costaz avait donné comme officielles les explications qu'il avait présentées dans son rapport, et avait voulu faire entendre qu'elles venaient du Premier Consul. Fournissez-en la preuve positive, lui avait-on répondu. Il avait alors provoqué une déclaration de M. Fleurieu, qui était le conseiller d'État chargé de soutenir le projet. Celui-ci, après avoir pris les ordres du Premier Consul, envoya la déclaration désirée, en la faisant suivre de beaucoup de rectifications, que le rapport de M. Costaz rendait indispensables, et qui ranimèrent le débat. M. Ginguené le termina par une proposition épigrammatique et peu séante. Reconnaissant qu'il était difficile pour un mot déplaisant de rejeter un traité de paix, il demanda d'émettre un vote motivé en ces termes: «Par amour pour la paix, le Tribunat adopte le traité conclu avec la cour de Russie.»

M. de Girardin, qui était un des membres les plus raisonnables et les plus spirituels du Tribunat, fit repousser toutes ces propositions, et décida l'assemblée à passer immédiatement aux voix. Après tout, la majorité du Tribunat voulait, par ses choix de personnes, donner au Premier Consul des signes de mécontentement; elle ne désirait pas entrer en lutte surtout à propos d'un traité, dont le rejet lui aurait valu l'animadversion publique. Il fut adopté par 77 voix contre 14. L'adoption au Corps Législatif eut lieu sans tumulte, grâce à la forme de l'institution.

Cette scène fit dans Paris un effet pénible. On ne considérait pas le Premier Consul comme un ministre exposé à perdre la majorité, et on ne craignait pas pour son existence politique. On le considérait comme cent fois plus nécessaire qu'un roi ne le paraît dans une monarchie bien établie. Mais on voyait avec chagrin la moindre apparence de nouveaux troubles, et les amis d'une sage liberté se demandaient, comment avec un caractère semblable à celui du général Bonaparte, comment avec une constitution dans laquelle on avait négligé d'admettre le pouvoir de dissolution, une telle lutte pourrait finir, si elle se prolongeait.

En effet, si la dissolution eût été possible, la difficulté eût été bientôt résolue, car la France convoquée n'eût pas réélu un seul des adversaires du gouvernement. Mais, obligés de vivre ensemble jusqu'au renouvellement par cinquième, les pouvoirs étaient exposés, comme sous le Directoire, à quelque violence des uns à l'égard des autres; et si pareille chose avait lieu, ce n'étaient évidemment ni le Tribunat ni le Corps Législatif qui pouvaient l'emporter. Il suffisait d'un acte de la volonté du Premier Consul, pour mettre au néant et la constitution et ceux qui en faisaient un tel usage. Aussi tous les hommes sages tremblaient-ils en voyant cet état de choses.

Discussion du Code civil.
Critiques dont le Code civil est l'objet.

La discussion du Code civil ne fit qu'accroître ces craintes. Aujourd'hui que le temps a valu à ce Code l'estime universelle, on n'imaginerait pas toutes les critiques dont il fut l'objet à cette époque. Les opposants exprimaient d'abord un grand étonnement de trouver ce Code si simple, si peu nouveau. Comment, ce n'est que cela! disaient-ils; mais il n'y a dans ce projet aucune conception nouvelle, aucune grande création législative, qui soit particulière à la société française, qui puisse lui imprimer un caractère propre et durable: ce n'est qu'une traduction du droit romain ou coutumier. On a pris Domat, Pothier, les Institutes de Justinien; on a rédigé en français tout ce qu'ils contiennent; on l'a divisé en articles; on a lié ces articles par des numéros, bien plus que par une déduction logique; et puis on vient présenter cette compilation à la France comme un monument qui a droit à son admiration et à ses respects!—MM. Benjamin Constant, Chénier, Ginguené, Andrieux, tous dignes de mieux employer leur esprit, raillaient les conseillers d'État, disaient que c'étaient des procureurs conduits par un soldat, qui avaient fait cette plate compilation, fastueusement appelée le Code civil de la France.

Réponse de M. Portalis à ces critiques.

M. Portalis et les hommes de sens qui étaient ses collaborateurs, répondaient qu'en fait de législation, il ne s'agissait pas d'être original, mais clair, juste et sage; qu'on n'avait pas une société nouvelle à constituer, comme Lycurgue ou Moïse, mais une vieille société à réformer en quelques points, à restaurer en beaucoup d'autres; que le Droit français se faisait depuis dix siècles; qu'il était tout à la fois le produit de la science romaine, de la féodalité, de la monarchie, et de l'esprit moderne, agissant ensemble pendant une longue durée de temps sur les mœurs françaises; que le Droit civil de la France, résultant de ces causes diverses, devait être assorti aujourd'hui à une société qui avait cessé d'être aristocratique pour devenir démocratique; qu'il fallait, par exemple, revoir les lois sur le mariage, sur la puissance paternelle, sur les successions, pour les dépouiller de tout ce qui répugnait au temps présent; qu'il fallait purger les lois sur la propriété de toute servitude féodale, rédiger cet ensemble de prescriptions dans un langage net, précis, qui ne donnât plus lieu aux ambiguïtés, aux contestations interminables, et mettre le tout dans un bel ordre; que c'était là le seul monument à élever, et que, si, contrairement à l'intention de ses auteurs, il arrivait qu'il surprît par sa structure, qu'il plût à quelques lettrés par des vues nouvelles et originales, au lieu d'obtenir la froide et silencieuse estime des jurisconsultes, il manquerait son but véritable, dût-il plaire à quelques esprits plus singuliers que sensés.

Tout cela était parfaitement raisonnable et vrai. Le Code, sous ce rapport, était un chef-d'œuvre de législation. De graves jurisconsultes, pleins de savoir et d'expérience, sachant parler la langue du Droit, et dirigés par un chef, soldat il est vrai, mais esprit supérieur, habile à trancher leurs doutes et à les soumettre au travail, avaient composé ce beau résumé du Droit français, purgé de tout droit féodal. Il était impossible de faire autrement ni mieux.

Il est vrai que, dans ce vaste code, on pouvait substituer ça et là un mot à un autre mot, transporter un article d'une place à une autre place; on le pouvait sans beaucoup de danger, mais sans beaucoup d'utilité aussi; et c'est là justement ce qu'aiment à faire, même des assemblées bienveillantes, uniquement pour imprimer leur main sur l'œuvre qui leur est soumise. Quelquefois, en effet, après la présentation d'un projet de loi considérable, on voit des esprits médiocres et ignorants, s'assembler autour d'une œuvre de législation, fruit d'une profonde expérience et d'un long travail, changer ceci, changer cela, d'un tout bien lié faire un tout informe et incohérent, sans relation avec les lois existantes et les faits réels. Ils agissent souvent ainsi, sans esprit d'opposition, seulement par goût de retoucher l'œuvre d'autrui. Qu'on se figure des tribuns véhéments et peu instruits, s'exerçant de la sorte sur un code de quelques mille articles! c'était à y renoncer.

Titre préliminaire du Code civil.

Le titre préliminaire essuya le premier débordement des critiques du Tribunat. Il avait été renvoyé à une commission dont le tribun Andrieux était le rapporteur. Ce titre contenait, sauf quelques différences de rédaction peu importantes, les mêmes dispositions qui ont définitivement prévalu, et qui forment aujourd'hui comme la préface de ce beau monument de législation. Le premier article était relatif à la promulgation des lois. On avait abandonné l'ancien système, en vertu duquel la loi n'était exécutoire qu'après l'enregistrement accordé par les parlements et les tribunaux. Ce système avait produit jadis la lutte des parlements et de la royauté, lutte qui avait été dans son temps un utile correctif de la monarchie absolue, mais qui aurait été un vrai contre-sens à une époque où il existait des assemblées représentatives, chargées d'accorder ou de refuser l'impôt. On avait substitué à ce système l'idée fort simple de faire promulguer la loi par le pouvoir exécutif, de la rendre exécutoire dans le chef-lieu du gouvernement vingt-quatre heures après sa promulgation, et dans les départements après un délai proportionné aux distances. Le second article interdisait aux lois tout effet rétroactif. Quelques grandes erreurs de la Convention sur ce sujet, rendaient cet article utile et même nécessaire. Il fallait poser en principe que la loi ne pourrait jamais troubler le passé, et ne réglerait que l'avenir. Après avoir limité l'action des lois quant au temps, il fallait en limiter l'action quant aux lieux; dire quelles seraient les lois qui suivraient les Français hors du territoire de la France, et les obligeraient en tous lieux, comme celles qui réglaient, par exemple, les mariages et les successions; et quelles seraient les lois qui ne les obligeraient que sur le territoire de la France, mais, sur ce territoire, obligeraient les étrangers aussi bien que les Français. Les lois relatives à la police ou à la propriété devaient être dans cette dernière catégorie: c'était l'objet de l'article trois. L'article quatre obligeait le juge à juger, même quand la loi ne lui semblait pas suffisante. Ce cas venait de se rencontrer plus d'une fois, dans la transition d'une législation à l'autre. Souvent, en effet, les tribunaux, faute de lois, avaient été sincèrement embarrassés de prononcer; souvent aussi ils s'étaient frauduleusement soustraits à l'obligation de rendre la justice. La Cour de Cassation et le Corps Législatif étaient encombrés de recours en interprétation de lois. Il fallait empêcher cet abus, en obligeant le juge à donner une décision, dans tous les cas; mais il fallait en même temps l'empêcher de se constituer législateur. C'était l'objet de l'article cinq, qui défendait aux tribunaux de décider autre chose que le cas spécial qui leur était soumis, et de prononcer par voie de disposition générale. Enfin le sixième et dernier article limitait la faculté naturelle qu'ont les citoyens de renoncer au bénéfice de certaines lois, par des conventions particulières. Il rendait absolues et impossibles à éluder, les lois relatives à l'ordre public, à la constitution des familles, aux bonnes mœurs. Il décidait qu'on ne pouvait s'y soustraire par aucune convention particulière.

Ces dispositions préliminaires étaient indispensables, car il fallait bien dire quelque part, dans notre législation, comment les lois devaient être promulguées, à quel moment elles devenaient exécutoires, jusqu'où s'étendaient leurs effets quant au temps et quant aux lieux. Il fallait bien prescrire aux juges le mode général de l'application des lois, les obliger à juger, mais en leur interdisant de se constituer législateurs; il fallait enfin rendre immuables les lois qui constituent l'ordre social et la morale, et les soustraire aux variations des conventions particulières. Si ces choses étaient indispensables à écrire, où pouvait-on mieux le faire qu'en tête du Code civil, le premier, le plus général, le plus important de tous les Codes? Auraient-elles été mieux placées, par exemple, en tête d'un Code de commerce ou de procédure civile? Évidemment ces maximes générales étaient nécessaires, bien écrites, et bien placées.

On se ferait difficilement une idée aujourd'hui des critiques dirigées par M. Andrieux contre le titre préliminaire du Code civil, au nom de la commission du Tribunat. D'abord, ces dispositions, suivant lui, pouvaient être placées partout; elles n'appartenaient pas plus au Code civil qu'à tout autre. Elles pouvaient, par exemple, se trouver en tête de la Constitution, aussi bien qu'en tête du Code civil. Cela était vrai; mais puisqu'on n'avait pas songé à les mettre en tête de la Constitution, ce qui était naturel, car elles n'avaient aucun caractère politique, où les placer mieux que dans le Code, qu'on pouvait appeler le Code social?

Secondement, l'ordre de ces six articles était arbitraire, suivant M. Andrieux. On pouvait faire du premier le dernier, et du dernier le premier. Ceci n'était pas tout à fait exact, et, en y regardant bien, il était facile de découvrir une véritable déduction logique, dans la manière dont ils étaient disposés. Mais, en tout cas, qu'importait l'ordre de ces articles, si l'un était aussi bon que l'autre? Le meilleur ordre n'était-il pas celui que des jurisconsultes éminents, après le travail le plus consciencieux, avaient préféré? N'y avait-il pas assez de difficultés naturelles dans cette grande œuvre, sans y ajouter des difficultés puériles?

Enfin, suivant M. Andrieux, c'étaient des maximes générales, théoriques, appartenant plutôt à la science du droit qu'au droit positif, qui dispose et commande. Ceci était faux, car la forme de la promulgation des lois, la limite donnée à leurs effets, l'obligation pour les juges de juger et de ne pas réglementer, l'interdiction de certaines conventions particulières contraires aux lois, tout cela était impératif.

Ces critiques étaient donc aussi vaines que ridicules. Cependant elles touchèrent le Tribunat, qui les jugea dignes de la plus grande attention. Le tribun Thiessé trouva la disposition qui interdit aux lois tout effet rétroactif extrêmement dangereuse et contre-révolutionnaire. C'était, disait-il, rapporter jusqu'à un certain point les conséquences de la nuit du 4 août, car les individus nés sous le régime du droit d'aînesse et des substitutions, pourraient dire que la loi nouvelle sur l'égalité des partages était rétroactive quant à eux, et dès lors nulle à leur égard.

Rejet par le Tribunat et par le Corps Législatif du titre préliminaire du Code civil.

De telles absurdités furent accueilles, et ce titre préliminaire fut rejeté par 63 voix contre 15. Les opposants, enchantés de ce début, voulurent poursuivre ce premier succès. D'après la Constitution, le Tribunat nommait trois orateurs pour soutenir, contre trois conseillers d'État, la discussion des lois devant le Corps Législatif. MM. Thiessé, Andrieux, Favard, furent chargés de demander le rejet de ce titre préliminaire. Ils l'obtinrent à 142 voix contre 139.

Ce résultat, rapproché des divers votes sur les personnes, de la scène sur le mot sujets, était grave. On annonçait comme à peu près certain le rejet des deux autres titres déjà présentés, sur la jouissance des droits civils, et sur la forme des actes de l'état civil. Le rapport de M. Siméon, sur la jouissance et la privation des droits civils, concluait, en effet, au rejet. M. Siméon, cet esprit ordinairement si sage, avait, entre différentes critiques, fait celle-ci, c'est que la loi proposée négligeait de dire, que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, étaient Français de droit. Nous citons cette critique singulière, parce qu'elle avait excité chez le Premier Consul un étonnement mêlé de colère. Il convoqua le Conseil d'État, pour aviser à ce qu'il y avait à faire dans cette occurrence. Fallait-il persister ou non dans la marche adoptée? fallait-il changer le mode de présentation au Corps Législatif? ou bien convenait-il de différer ce grand ouvrage, si impatiemment attendu, et de le remettre à une autre époque? Le Premier Consul était exaspéré.—Que voulez-vous faire, s'écriait-il, avec des gens qui, avant la discussion, disaient que les conseillers d'État et les Consuls n'étaient que des ânes, et qu'il fallait leur jeter leur ouvrage à la tête? Que voulez vous faire, quand un esprit tel que Siméon accuse une loi d'être incomplète, parce qu'elle ne déclare pas que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, sont Français? En vérité, on est confondu en présence de si étranges aberrations. Même avec la bonne foi apportée dans cette discussion au sein du Conseil d'État, nous avons eu la plus grande peine à nous mettre d'accord; comment y parvenir, dans une assemblée cinq ou six fois plus nombreuse, et qui discute sans bonne foi? Comment rédiger un Code tout entier, dans de pareilles conditions? J'ai lu le discours de Portalis au Corps Législatif, en réponse aux orateurs du Tribunat: il ne leur a rien laissé à dire, il leur a arraché les dents. Mais quelque éloquent qu'on soit, parlât-on vingt-quatre heures de suite, on ne peut rien contre une assemblée prévenue, qui est résolue à ne rien entendre.—

Discussion au Conseil d'État pour savoir comment on procédera pour la présentation des autres titres du Code civil.

Après ces plaintes, exprimées en un langage vif et amer, le Premier Consul demanda l'avis du Conseil d'État sur la meilleure manière de s'y prendre, pour assurer l'adoption du Code civil par le Tribunat et le Corps Législatif. Le sujet n'était pas nouveau, dans le Conseil d'État. On y avait déjà prévu la difficulté, et proposé divers moyens pour la résoudre. Les uns avaient imaginé de ne présenter que des principes généraux, sur lesquels le Corps Législatif voterait, sauf à donner ensuite les développements par voie réglementaire. C'était peu admissible, car on comprend difficilement les principes généraux des lois, et les développements rédigés séparément. Les autres proposaient un plan plus simple: c'était de présenter le Code entier en une seule fois. On n'aurait pas, disait-on, plus de peine pour les trois livres du Code, qu'on en avait pour un seul. Les Tribuns s'acharneraient sur les premiers titres, puis se fatigueraient, et laisseraient aller le reste. La discussion se trouverait ainsi réduite par son immensité même. Cette conduite était la plus plausible et la plus sage. Malheureusement, pour qu'elle pût réussir, il manquait bien des conditions. On n'avait pas alors la faculté d'amender les propositions du gouvernement, ce qui permet ces petits sacrifices, au moyen desquels on satisfait la vanité des uns, on désarme les scrupules des autres, en améliorant les lois. Il manquait aussi aux opposants un peu de cette bonne foi sans laquelle toute discussion grave est impossible; et enfin il manquait au Premier Consul lui-même cette patience constitutionnelle, que l'habitude de la contradiction inspire aux hommes façonnés au gouvernement représentatif. Il n'admettait pas que le bien sincèrement voulu, et laborieusement préparé, pût être différé ou gâté, pour plaire à ce qu'il appelait des bavards.

Quelques esprits tranchants allèrent jusqu'à proposer de présenter le Code civil comme on présentait les traités, avec une loi d'acceptation à côté, et de le faire voter ainsi en bloc, par oui ou par non. Cette façon de faire était trop dictatoriale, et on n'y songea pas sérieusement.

Sur l'avis des membres les plus éclairés, Tronchet notamment, on conclut qu'il fallait attendre quel serait le sort des deux autres titres présentés au Tribunat.—Oui, dit le Premier Consul, nous pouvons risquer encore deux batailles. Si nous les gagnons, nous continuerons la marche commencée. Si nous les perdons, nous entrerons dans nos quartiers d'hiver, et nous aviserons au parti à prendre.—

On se décide à attendre le sort des deux autres titres présentés.
Rejet du titre du Code civil sur la jouissance et la privation des droits civils.

Ce plan de conduite fut adopté, et on attendit l'issue des deux discussions. L'opinion commençait à se prononcer fortement contre le Tribunat. Aussi les meneurs imaginèrent-ils un moyen, pour tempérer l'effet de leurs rejets successifs, ce fut de les entremêler d'une adoption. Le titre relatif à la tenue des actes de l'état civil leur plaisait fort en lui-même, parce qu'il consacrait plus rigoureusement encore les principes de la Révolution à l'égard du clergé, en lui interdisant absolument l'enregistrement des naissances, des morts et des mariages, pour les attribuer exclusivement aux officiers municipaux. Ce titre présenté par le conseiller d'État Thibaudeau était excellent, ce qui ne l'aurait pas sauvé, s'il n'eût contenu des dispositions contraires au clergé. On se décida donc à l'adopter. Mais dans l'ordre de présentation il ne devait venir que le troisième. On le fit passer le second, et on le vota sans difficulté, pour rendre plus certain le rejet du titre relatif à la jouissance et à la privation des droits civils. Ce dernier, mis en discussion à son tour, fut repoussé à une majorité immense par le Tribunat. Le rejet par le Corps Législatif n'était pas douteux. La série des difficultés prévues reparaissait donc tout entière. Ces difficultés devaient être bien plus graves quand il s'agirait des lois sur le mariage, sur le divorce, sur la puissance paternelle. Quant au Concordat, et au projet relatif à l'instruction publique, il n'y avait évidemment aucune chance de réussir à les faire adopter.

Janv. 1802.
Nouveau scrutin pour la candidature au Sénat.
M. Daunou désigné par le Tribunat et le Corps Législatif.

Mais ce qui acheva de pousser les choses à l'extrême, ce fut un nouveau scrutin sur les personnes, qui prit à l'égard du Premier Consul le caractère d'une hostilité tout à fait directe. On avait déjà fait prévaloir le choix de l'abbé Grégoire comme sénateur, contrairement aux propositions du gouvernement, et pour donner un signe d'improbation à sa politique religieuse. Restaient, comme on vient de le voir, deux places à remplir, et on voulait non-seulement qu'elles fussent remplies d'une manière contraire aux propositions déjà connues du Premier Consul en faveur de trois généraux, mais on tenait aussi à faire le choix qui lui serait le plus désagréable. Ce choix était celui de M. Daunou. On s'efforça donc d'obtenir la présentation de M. Daunou par les deux autorités législatives à la fois, c'est-à-dire par le Tribunat et le Corps Législatif, ce qui rendait sa nomination par le Sénat presque inévitable.

On fit les démarches les plus actives, et on sollicita les votes avec une hardiesse qui avait lieu d'étonner, en présence d'une autorité aussi redoutée que celle du Premier Consul.

M. Daunou fut ballotté au Corps Législatif avec le général Lamartillière, candidat du gouvernement. Il y eut des scrutins réitérés. Enfin M. Daunou obtint 135 voix et le général Lamartillière 122. Il fut proclamé candidat du Corps Législatif, pour une des places vacantes au Sénat. Au Tribunat M. Daunou eut encore pour concurrent le général Lamartillière. Il obtint 48 voix, le général Lamartillière 39: il fut proclamé candidat. Il avait donc deux présentations pour une. Ce scrutin avait lieu le 1er janvier 1802 (11 nivôse), jour même du rejet du titre du Code civil, sur la jouissance et la privation des droits civils.

Le Premier Consul, poussé à bout, songe à un coup d'État.

D'après les règles ordinaires du régime représentatif, on aurait dû dire que la majorité était perdue. Mais, dans ce cas, celui qui aurait dû se retirer était le Premier Consul, vu qu'il était tout dans l'admiration de la France, comme dans la haine de ses ennemis. Cependant personne n'avait la prétention de l'exclure, parce que personne n'en avait le moyen. C'était donc une vraie tracasserie, indigne d'hommes sérieux. C'était du dépit le plus puéril et le plus dangereux en même temps, car on poussait à bout un caractère violent, plein du sentiment de sa force, et capable de tout. Le consul Cambacérès lui-même, ordinairement fort modéré, voyant là un véritable désordre, dit qu'on ne pouvait pas tolérer des hostilités aussi directes, et que pour lui, il ne répondait plus de réussir à calmer le Premier Consul. En effet la colère de celui-ci était au comble, et il annonça hautement la résolution de briser les obstacles qu'on cherchait à opposer à tout le bien qu'il voulait faire.

Vive allocution à une réunion de sénateurs.

Le lendemain, 2 janvier (12 nivôse), était le jour de la décade où il donnait audience aux sénateurs. Il en vint beaucoup, même de ceux qui avaient agi contre lui. Ils venaient, les uns par curiosité, les autres par faiblesse, et pour désavouer par leur présence leur participation à ce qui se passait. M. Sieyès se trouvait au nombre des visiteurs. Le Premier Consul était comme d'usage en uniforme; son visage paraissait animé, on s'attendait à quelque scène violente. On fit cercle autour de lui. Vous ne voulez donc plus, dit-il, nommer des généraux? cependant vous leur devez la paix: ce serait le moment de leur témoigner votre reconnaissance.—Après ces premiers mots, les sénateurs Kellerman, François de Neufchâteau et d'autres furent rudement interpellés. Ils se défendirent assez mal. Puis la conversation redevint générale, et le Premier Consul reprit la parole en dirigeant ses regards du coté de M. Sieyès.—Il y a des gens, dit-il à très-haute voix, qui veulent nous donner un Grand-Électeur, et qui songent à un prince de la maison d'Orléans. Ce système, je le sais, a des partisans même au Sénat.—Ces paroles faisaient allusion à un projet, vrai ou faux, attribué à M. Sieyès, et que ses ennemis lui prêtaient auprès du Premier Consul. M. Sieyès, en entendant ces paroles offensantes, se retira en rougissant. Le Premier Consul s'adressant alors aux sénateurs réunis, ajouta: Je vous déclare que si vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une injure personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert aucune.—

Cette scène effraya la masse des sénateurs présents, et affligea les plus sages. Ceux-ci voyaient avec peine qu'on poussât à une telle irritation un homme si grand, si nécessaire, mais si peu maître de lui, quand il était offensé. Les malveillants s'en allèrent, criant que jamais on n'avait traité les membres des corps de l'État, d'une manière plus indécente et plus insupportable. Cependant le coup était porté. La peur avait pénétré dans ces âmes haineuses mais timides, et cette bruyante opposition allait s'humilier tristement devant l'homme qu'elle avait voulu braver.

Le consul Cambacérès fait prévaloir l'idée d'une mesure légale, l'exclusion par le scrutin, du cinquième sortant en l'an X.

Les Consuls discutèrent entre eux le parti à prendre. Le général Bonaparte était résolu à un éclat, et à un acte violent. S'il avait eu la faculté légale de dissoudre le Tribunat et le Corps Législatif, la solution eût été facile par des voies régulières, et elle eût amené, par une élection générale, une majorité tout à fait favorable aux idées du Premier Consul. Il est vrai qu'une élection générale aurait exclu en masse les hommes de la Révolution, et fait surgir des hommes entièrement nouveaux, animés plus ou moins de sentiments royalistes, tels que ceux contre lesquels il avait fallu faire le 18 fructidor, ce qui eût été un malheur d'un autre genre. Tant il est vrai qu'au lendemain d'une révolution sanglante, qui avait profondément irrité les esprits les uns contre les autres, le libre jeu des institutions constitutionnelles était impossible! Pour sortir des mains des révolutionnaires irréfléchis, on serait tombé dans les mains des royalistes malintentionnés. Mais en tout cas, la dissolution n'était pas dans les lois; il fallait trouver un autre moyen.

Le Premier Consul voulait retirer le Code civil, laisser chômer le Corps Législatif et le Tribunat, ne plus rien présenter que les lois de finances; et puis, quand il aurait bien fait sentir à la France, que ces corps étaient l'unique cause de l'interruption apportée aux travaux bienfaisants du gouvernement, saisir une occasion de briser les instruments incommodes que la Constitution lui imposait. Mais le consul Cambacérès, l'homme aux expédients habiles, trouva des moyens plus doux, d'une légalité très-soutenable, et d'ailleurs les seuls praticables dans le moment. Il dissuada le général, son collègue, de toute mesure illégale et violente.—Vous pouvez tout, lui dit-il; on souffrirait tout de votre part. On a bien permis au Directoire de faire ce qu'il a voulu, au Directoire qui n'avait pour lui ni votre gloire, ni votre ascendant moral, ni vos immenses succès militaires et politiques. Mais le coup d'État du 18 fructidor, tout nécessaire qu'il était, a perdu le Directoire. Il a rendu la Constitution directoriale si méprisable, que personne ne l'a plus prise au sérieux. La nôtre est bien meilleure. En ayant l'art de s'en servir, on peut faire le bien avec elle. Ne la livrons donc pas au mépris public, en la violant au premier obstacle qu'elle nous présente.—Le consul Cambacérès admit qu'il fallait retirer le Code civil, interrompre la session, mettre les corps délibérants en vacance, et faire peser sur eux, comme un grave sujet de reproche, l'inaction forcée à laquelle le gouvernement allait être réduit. Mais cette inaction était une impasse, et il fallait en sortir. M. Cambacérès en trouva le moyen dans l'article 38 de la Constitution, ainsi conçu: Le premier renouvellement du Corps Législatif et du Tribunat n'aura lieu que dans le cours de l'an X.

On était en l'an X (1801-1802). On pouvait très-bien choisir telle époque de l'année qu'on voudrait pour faire ce renouvellement. On pouvait, par exemple, y procéder dans le courant de l'hiver, en pluviôse ou ventôse; renvoyer alors un cinquième du Tribunat et du Corps Législatif, ce qui faisait vingt membres pour le Tribunat, soixante pour le Corps Législatif; exclure ainsi les plus hostiles, les remplacer par des gens sages et paisibles, et ouvrir une session extraordinaire au printemps, pour faire adopter les lois qui étaient maintenant arrêtées au passage par la mauvaise volonté de l'opposition. Ce moyen était évidemment le meilleur. En excluant vingt membres du Tribunat et soixante du Corps Législatif, on écartait les hommes remuants qui entraînaient la masse inerte, et on intimidait ceux qui auraient pu être encore tentés de résister. Mais, si on voulait réussir, il fallait disposer du Sénat pour obtenir deux choses: premièrement, l'interprétation de l'article 38 dans le sens du plan projeté; secondement, l'exclusion des opposants, et leur remplacement par des hommes dévoués au gouvernement. M. Cambacérès, connaissant bien ce corps, sachant que la masse était timide, et les opposants peu courageux, répondait que le Sénat, quand il verrait à quel point on l'entraînait au delà des bornes de la prudence et de la raison, se prêterait à tout ce que le gouvernement désirerait de lui. L'article 38, qu'il s'agissait d'interpréter, ne disait pas quel serait le mode employé pour la désignation du cinquième sortant. Dans le silence de cet article, le Sénat, chargé de choisir, pouvait préférer, à son gré, le scrutin au sort. Il y avait à dire, contre une telle interprétation, que l'usage constant, lorsqu'il faut renouveler partiellement une assemblée, c'est de recourir au sort, pour désigner la portion qui doit être exclue la première. Il y avait à répondre qu'on a recours au sort lorsqu'on ne peut pas faire autrement. On ne peut pas, en effet, demander à quelques centaines de colléges électoraux la désignation du cinquième sortant, car, s'adresser à une partie d'entre eux, c'est désigner soi-même ce cinquième; s'adresser à tous, c'est recourir à une élection générale, et, dans une élection générale, on ne peut pas fixer d'avance le nombre des exclus, car ce serait encore désigner soi-même le cinquième qu'il s'agit d'éliminer. Le sort est donc la seule ressource, dans le système ordinaire des élections, par des colléges électoraux. Mais, ayant ici le Sénat, chargé d'élire, et pouvant aisément lui faire désigner par un scrutin le cinquième à exclure, il était plus naturel de recourir à l'autorité clairvoyante de ses votes qu'à l'autorité aveugle du tirage au sort. On rendait, il est vrai, le Sénat arbitre de la question; mais on se conformait ainsi au véritable esprit de la Constitution; car, en conférant au Sénat toutes les prérogatives du corps électoral, elle l'avait rendu juge des conflits qui pouvaient s'élever entre les majorités législatives et le gouvernement. En un mot, on rétablissait par un subterfuge la faculté de dissolution, indispensable dans tout gouvernement régulier.

Le Premier Consul adopte le plan proposé par M. Cambacérès.

La raison la plus sérieuse, c'est qu'on se tirait d'embarras, sans violer ostensiblement la Constitution. Le Premier Consul déclara qu'il admettrait ce plan, ou tout autre, pourvu qu'on le délivrât des hommes qui l'empêchaient de faire le bien de la France. M. Cambacérès accepta le soin de rédiger un mémoire sur ce sujet. On libella le message qui devait annoncer au Corps Législatif que le Code civil était retiré. Ce fut le général Bonaparte qui se chargea de le libeller lui-même, dans un style noble et sévère.

Déjà l'on commençait à craindre les éclats de sa colère; on disait qu'on allait en voir une manifestation prochaine. Le lendemain de la scène faite aux sénateurs, le 3 janvier (13 nivôse), un message fut envoyé au président du Corps Législatif. Il fut lu au milieu d'un silence profond, et qui décelait une sorte de terreur. Ce message était ainsi conçu:

«Législateurs,

On commence par retirer le Code civil.

»Le gouvernement a résolu de retirer les projets de loi du Code civil.

»C'est avec peine qu'il se trouve obligé de remettre à une autre époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation; mais il s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces grandes discussions, le calme et l'unité d'intention qu'elles demandent.»

Cette sévérité méritée produisit le plus grand effet. Tous les gouvernements ne peuvent pas et ne doivent pas parler un tel langage; cependant il faut le leur permettre quand ils ont raison, et qu'ils ont dispensé à un pays une immense gloire, d'immenses bienfaits, payés par une opposition inconsidérée.

Le Corps Législatif et le Sénat, intimidés, imaginent un subterfuge pour annuler leurs premiers scrutins, et faire prévaloir les candidats du Premier Consul aux places vacantes dans le Sénat.

Le Corps Législatif, frappé de ce coup, tomba aux pieds du gouvernement d'une manière peu honorable. On demanda, séance tenante, à passer au scrutin pour la présentation d'un candidat à la troisième et dernière place vacante au Sénat. Le croirait-on? les mêmes hommes qui s'étaient prêtés avec tant de malveillance à présenter MM. Grégoire et Daunou, votèrent à l'instant même pour le général Lamartillière. Il obtint 233 suffrages sur 252 votants. On ne pouvait pas se rendre plus promptement aux désirs du Premier Consul. En conséquence, le général Lamartillière fut déclaré le candidat du Corps Législatif.

Cette présentation fournit un expédient au Sénat pour satisfaire le Premier Consul, sans s'humilier trop profondément. On ne songeait plus à prendre M. Daunou, depuis la scène faite aux sénateurs, dans l'audience du 2 janvier. Cependant M. Daunou avait été présenté par deux corps à la fois, le Corps Législatif et le Tribunat. Préférer le candidat du gouvernement à un candidat qui avait pour lui la double présentation des deux assemblées législatives, c'était se jeter trop ouvertement aux genoux du Premier Consul. On imagina un assez pauvre subterfuge, qui ne sauva pas la dignité du Sénat, et qui ne fit que mettre son embarras dans un plus grand jour. Il s'assembla le lendemain, 4 janvier (14 nivôse). La présentation de M. Daunou par le Corps Législatif avait été résolue le 30 décembre, celle du général Lamartillière, le 3 janvier. Le Sénat supposa que la résolution du 30 décembre n'était pas communiquée, que celle du 3 janvier l'était seule, et que le général Lamartillière était, par conséquent, l'unique candidat connu du Corps Législatif. Il joignit à ce subterfuge une autre ruse plus mesquine encore. On remplissait la seconde des trois places vacantes; or, le général Lamartillière était le premier, le général Jourdan le second, sur la liste du Premier Consul. On crut donc pouvoir considérer le général Jourdan comme le candidat du gouvernement pour la place actuellement vacante. Alors le Sénat libella ainsi sa décision:

«Vu le message du Premier Consul du 25 frimaire, par lequel il présente le général Jourdan; vu le message du Tribunat du 11 nivôse, par lequel il présente le citoyen Daunou; vu enfin le message du Corps Législatif du 13 nivôse, par lequel il présente le général Lamartillière, le Sénat adopte le général Lamartillière et le proclame membre du Sénat conservateur.» Par ce moyen, le Sénat semblait avoir adopté, non pas le candidat du Premier Consul, mais celui du Corps Législatif. C'était ajouter à la honte de la soumission, la honte d'un mensonge qui ne trompait personne. Certes on faisait bien de reculer devant un homme indispensable, sans lequel la France eût été plongée dans le chaos, sans lequel pas un des opposants n'eût été assuré de conserver sa tête; mais il ne fallait pas alors l'offenser, quand on savait qu'on ne pourrait pas pousser l'offense jusqu'au bout.

Les opposants du Tribunat jetèrent les hauts cris contre la faiblesse du Sénat, faiblesse qu'ils devaient bientôt imiter, et surpasser eux-mêmes.

Le Premier Consul quitte Paris pour aller présider à Lyon la Consulte de la République italienne.

Le plan adopté par le gouvernement fut immédiatement mis à exécution. Les travaux législatifs furent suspendus, et on annonça publiquement que le Premier Consul allait quitter Paris, pour faire à Lyon un voyage de près d'un mois. L'objet de ce voyage avait la grandeur accoutumée des actes du général Bonaparte. Il s'agissait de constituer la République Cisalpine, et cinq cents députés, de tout âge, de toute condition, passaient en ce moment les Alpes, par un hiver rigoureux, pour former à Lyon une grande diète, sous le nom de Consulte, et recevoir de la main du général Bonaparte, des lois, des magistrats, un gouvernement tout entier. Il avait été convenu que chacun ferait la moitié du chemin, et Lyon avait été jugé, après Paris, le point le plus convenable pour un pareil rendez-vous. De vastes préparatifs étaient déjà faits dans cette ville, pour cet imposant spectacle politique. On devait même l'entourer d'un grand appareil militaire, car les vingt-deux mille hommes restant de l'armée d'Égypte, débarqués à Marseille et à Toulon par la marine anglaise, étaient en marche sur Lyon, pour y être passés en revue par leur ancien général.

Le Corps Législatif et le Tribunat, laissés à Paris dans une embarrassante oisiveté.

On ne s'occupa plus du Corps Législatif ni du Tribunat. On les laissa dans une parfaite oisiveté, sans leur expliquer d'aucune façon les projets que le gouvernement pouvait avoir conçus. La Constitution ne contenait pas plus la faculté de prorogation que celle de dissolution. On ne renvoya donc pas les deux assemblées, mais on ne leur fournit aucun travail. On avait retiré, outre les lois du Code civil, une loi relative au rétablissement de la marque pour le crime de faux. Ce crime, par suite des circonstances de la Révolution, s'était multiplié d'une manière effrayante. Tant de pièces exigées par les règles nouvelles de la comptabilité, tant de certificats de civisme, naguère indispensables pour n'être pas considéré comme suspect, tant de certificats de présence demandés aux émigrés rentrés pour les purger du délit d'émigration, tant de constatations de tout genre, exigées et fournies par écrit, avaient donné naissance à une détestable classe de criminels: c'étaient les faussaires. Ils infestaient la région des affaires, comme naguère les brigands infestaient les grands chemins. Le Premier Consul avait voulu une peine spéciale contre eux, comme il avait voulu une juridiction spéciale contre les dévastateurs des grandes routes, et il venait de proposer la marque. Le crime de faux enrichit, disait-il; un faussaire qui a fini sa peine rentre dans la société, et avec du luxe il fait oublier son crime. Il faut une flétrissure indélébile de la main du bourreau, qui ne permette plus aux complaisants que la richesse entraîne toujours après elle, de s'asseoir à la table du faussaire enrichi. Cette proposition avait rencontré les mêmes difficultés que le Code civil. On la retira, et il ne resta plus rien en délibération; car les lois relatives à l'instruction publique, au rétablissement des cultes, n'avaient pas même été présentées. Quant aux lois de finances, on les réservait pour servir de prétexte à une session extraordinaire au printemps. On laissa donc cette espèce de parlement, non dissous, non prorogé, oisif, inutile, embarrassé de son inaction, et portant aux yeux de la France la responsabilité d'une interruption complète dans les bons et utiles travaux du gouvernement.

Il fut convenu que pendant l'absence du Premier Consul, M. Cambacérès, qui avait un art particulier pour manier le Sénat, se chargerait de faire interpréter comme on le voulait, l'article 38 de la Constitution, et qu'il veillerait lui-même à l'exclusion des vingt et des soixante membres, qu'il s'agissait de faire sortir du Tribunat et du Corps Législatif.

Avant de partir, le Premier Consul avait eu à s'occuper de deux affaires importantes, l'expédition de Saint-Domingue, et le congrès d'Amiens. La seconde le retenait au delà du terme fixé pour son départ.

Projet d'une expédition à Saint-Domingue.

L'ambition des possessions lointaines était une vieille ambition française, que le règne de Louis XVI, très-favorable à la marine, avait réveillée, et que de grands revers maritimes n'avaient pas encore découragée. Les colonies étaient alors un sujet d'ardente convoitise de la part de toutes les nations commerçantes. L'expédition d'Égypte, imaginée pour disputer aux Anglais l'empire de l'Inde, était une conséquence de ce penchant général, et sa mauvaise issue avait rendu très-vif le désir d'un dédommagement. Le Premier Consul en préparait deux, la Louisiane et Saint-Domingue. Il avait donné la Toscane, cette belle et précieuse partie de l'Italie, à la cour d'Espagne, pour obtenir la Louisiane en échange; et il exigeait en ce moment l'exécution de l'engagement pris par cette cour. Il était en même temps résolu de recouvrer l'île de Saint-Domingue. Cette île était, avant la révolution, la première, la plus importante des Antilles, et la plus enviée des colonies à sucre et à café. Elle fournissait à nos ports et à notre marine la matière du plus grand commerce. Les imprudences de l'Assemblée Constituante avaient induit les esclaves à se révolter, et amené les horreurs si tristement mémorables, par lesquelles la liberté des noirs avait signalé son apparition dans le monde. Un nègre, doué d'un véritable génie, Toussaint Louverture, avait fait à Saint-Domingue quelque chose de semblable à ce que faisait le Premier Consul en France. Il avait dompté, gouverné cette population révoltée, et rétabli une espèce d'ordre. Grâce à lui on n'égorgeait plus à Saint-Domingue, et on commençait à y travailler. Il avait imaginé une Constitution qu'il avait soumise au Premier Consul, et il montrait pour la métropole une sorte d'attachement national. Ce nègre avait pour l'Angleterre un profond éloignement; il demandait à être libre, et Français. Le Premier Consul avait d'abord admis cet état de choses; mais bientôt il avait conçu des doutes sur la fidélité de Toussaint Louverture, et, sans vouloir ramener les nègres à l'esclavage, il songeait à profiter de l'armistice maritime, résultant des préliminaires de Londres, pour expédier à Saint-Domingue une escadre et une armée. Le Premier Consul avait, à l'égard des noirs, le projet de maintenir la situation que les événements avaient amenée. Il voulait, dans toutes les colonies où la révolte n'avait pas pénétré, maintenir l'esclavage, sauf à l'adoucir, et à Saint-Domingue souffrir une liberté devenue indomptable. Mais il prétendait assurer la domination de la métropole dans cette dernière île, et pour cela y avoir une armée. Soit que les noirs restes libres devinssent des sujets infidèles, soit que les Anglais recommençassent la guerre, il avait l'intention, en respectant la liberté des noirs, de rendre leurs propriétés aux anciens colons, qui remplissaient Paris de leur misère, de leurs plaintes, de leurs imprécations contre le gouvernement de Toussaint-Louverture. Une considérable partie des nobles français, déjà privés de leurs biens en France par la Révolution, étaient en même temps colons de Saint-Domingue, et dépouillés des riches habitations qu'ils avaient jadis possédées dans cette île. On ne voulait pas leur rendre leurs biens en France, devenus biens nationaux; mais on pouvait leur rendre leurs sucreries, leurs caféteries à Saint-Domingue, et c'était un dédommagement qui semblait pouvoir les satisfaire. Ce furent là les motifs très-divers, qui agirent sur la détermination du Premier Consul. Recouvrer la plus grande de nos colonies, la tenir non pas de la douteuse fidélité d'un noir devenu dictateur, mais de la force des armes; la posséder solidement contre les noirs et les Anglais; rendre aux anciens colons leurs propriétés, cultivées par des mains libres; joindre enfin à cette reine des Antilles les bouches du Mississipi, en acquérant la Louisiane, telles furent les combinaisons du Premier Consul, combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais commandées, pour ainsi dire, par une disposition des esprits, qui était générale en France à cette époque.

Il importait de se hâter, car, bien que la paix définitive négociée en ce moment dans le congrès d'Amiens, fût à peu près certaine, il fallait, à tout événement, si les Anglais faisaient surgir des prétentions nouvelles et inadmissibles, il fallait profiter des quelques mois pendant lesquels la mer allait être ouverte, pour envoyer une flotte. Le Premier Consul fit préparer à Flessingue, Brest, Nantes, Rochefort et Cadix, un immense armement, composé de 26 vaisseaux de ligne, et de 20 frégates, capables de porter vingt mille hommes. Il donna le commandement de l'escadre à l'amiral Villaret-Joyeuse, et le commandement des troupes au général Leclerc, l'un des bons officiers de l'armée du Rhin, devenu le mari de sa sœur Pauline. Il exigea que cette sœur accompagnât son mari. Il avait pour elle une tendresse extrême: il envoyait donc là ce qu'il avait de plus cher, et ne voulait pas, comme le dirent depuis les partis, déporter dans un pays fiévreux et mortel, les soldats et les généraux de l'armée du Rhin qui lui faisaient ombrage. Une autre circonstance prouve l'intention qui le dirigea dans la composition du corps envoyé à Saint-Domingue. Comme la paix semblait devoir être générale, et dès lors solide, les militaires craignaient de n'avoir plus de carrière. Un très-grand nombre demandaient à faire partie de l'expédition, et ce fut une faveur qu'on fut obligé de distribuer entre eux, avec une sorte de justice et d'égalité. Le brave Richepanse, ce héros de l'armée d'Allemagne, fut donné comme lieutenant au général Leclerc.

Départ de l'expédition de Saint-Domingue.

Le Premier Consul apporta dans ces préparatifs sa célérité accoutumée; et il pressa, tant qu'il put, le départ de ces divisions navales, répandues depuis la Hollande jusqu'à l'extrémité méridionale de la Péninsule. Cependant, avant qu'elles missent à la voile, on fut obligé de s'en expliquer avec les ministres anglais, que ce vaste armement offusquait beaucoup. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu'en réalité ils désirassent l'expédition. Ils n'étaient pas alors aussi ardents pour l'affranchissement des nègres, que les ministres britanniques ont paru l'être depuis. Le spectacle de la liberté des noirs à Saint-Domingue, les effrayait pour leurs colonies, surtout pour la Jamaïque. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise; mais la grandeur des moyens les inquiétait, et ils auraient voulu que les troupes fussent embarquées sur des bâtiments de commerce. On réussit pourtant à leur faire entendre raison; ils se résignèrent à laisser passer cet immense armement, en envoyant toutefois une escadre d'observation. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de la Jamaïque en vivres et munitions à la disposition de l'armée française, moyennant, bien entendu, le payement de ce qui serait fourni. La principale division navale, formée à Brest, mit à la voile le 14 décembre. Les autres suivirent à peu de distance. À la fin de décembre toute l'expédition était en mer, et devait par conséquent être arrivée à Saint-Domingue, quel que fut le résultat des négociations d'Amiens.

Congrès d'Amiens.
Lenteurs causées par L'Espagne qui refuse d'envoyer un négociateur au congrès.

Ces négociations, conduites par lord Cornwallis et Joseph Bonaparte, marchaient lentement, sans néanmoins faire craindre une rupture. La première cause du retard avait été dans la composition même du congrès, qui devait comprendre non-seulement les plénipotentiaires français et anglais, mais aussi les plénipotentiaires hollandais et espagnol; car, d'après les préliminaires, la paix devait être conclue entre les deux grandes nations belligérantes et tous leurs alliés. L'Espagne, qui d'une extrême intimité avait passé presque à l'inimitié, contrariait le Premier Consul en n'envoyant pas son plénipotentiaire au congrès. Comme, au fond, elle savait que la paix était certaine, et qu'elle n'avait à figurer dans le protocole que pour l'abandon de la Trinité, elle ne se hâtait guère de faire arriver son négociateur. Les Anglais, de leur côté, voulaient voir au congrès d'Amiens un plénipotentiaire espagnol, pour obtenir une cession en forme de l'île de la Trinité. Ils annonçaient même ne vouloir pas négocier, si le plénipotentiaire espagnol n'était pas présent. Le Premier Consul fut obligé de prendre avec la cour d'Espagne un ton qui réveillât son apathie, et il ordonna au général Saint-Cyr, devenu ambassadeur à la place de Lucien, de mettre sous les yeux du roi et de la reine la conduite extravagante du prince de la Paix, et de leur déclarer que, si on continuait à se conduire dans ce système, cela finirait par un coup de tonnerre[21].

Autres difficultés avec les Hollandais.

Le ministre espagnol destiné à figurer au congrès d'Amiens, M. Campo-Alange, était malade en Italie. L'Espagne se décida enfin à donner à M. d'Azara, ambassadeur à Paris, l'ordre de se rendre au congrès. Cette difficulté levée avec les Espagnols, il y en avait une autre à lever avec les Hollandais. Le plénipotentiaire hollandais, M. Schimmelpenninck, ne voulait pas admettre la base des préliminaires, c'est-à-dire la cession de Ceylan, avant de savoir comment la Hollande serait traitée relativement à la restitution de ses flottes passées en Angleterre, relativement aux indemnités qu'on prétendait exiger pour le stathouder dépossédé, relativement enfin à certaines questions de limites avec la France. Joseph Bonaparte eut ordre de notifier à M. Schimmelpenninck, qu'il ne serait reçu au congrès qu'à la condition de reconnaître préalablement les préliminaires de Londres, comme base de la négociation. Lord Cornwallis s'étant contenté de cette forme, le congrès se trouva constitué.

Cependant les Anglais auraient voulu y introduire le Portugal, sous le prétexte que c'était un allié de l'Angleterre. Le motif secret était d'obtenir l'exemption, pour la cour de Lisbonne, de la contribution de 20 millions, qui lui avait été imposée par une condition du traité de Madrid. Le Premier Consul s'y refusa, en déclarant que la paix de la France avec le Portugal était faite, et n'était plus à faire. Cette prétention écartée, le congrès se mit à l'œuvre, et on fut bientôt d'accord sur les bases.

Les préliminaires de Londres pris pour base invariable du traité définitif.

Pour éviter des difficultés incalculables, on convint de repousser toute demande en dehors des préliminaires: Rien de plus, rien de moins que les articles de Londres, fut la maxime réciproquement admise. Les Anglais avaient, en effet, remis en discussion l'abandon par la France de l'île de Tabago. Le Premier Consul, de son côté, avait demandé une extension de territoire dans la région de Terre-Neuve, pour améliorer les pêcheries françaises. De part et d'autre on avait repoussé une telle prétention, et, pour en finir, on était convenu de ne rien réclamer au delà des concessions contenues dans le traité des préliminaires. Autrement c'était mettre la paix en question, en faisant renaître des difficultés heureusement résolues. Ce principe adopté, il restait à préciser par la rédaction les stipulations de Londres.

Deux points importants étaient à résoudre: le payement des frais pour les prisonniers, et le régime à imposer à l'île de Malte.

Difficultés relativement aux prisonniers.

L'Angleterre avait eu à nourrir beaucoup plus de prisonniers français, que la France de prisonniers anglais, et elle réclamait le remboursement de la différence. La France répondait que le principe généralement reconnu était, que chaque nation nourrît les prisonniers qu'elle avait faits; que, si on voulait le principe contraire, la France avait à demander un remboursement pour les Russes, les Bavarois, et autres soldats aux gages de l'Angleterre, qu'elle avait pris et entretenus; que les combattants soldés par l'Angleterre devaient figurer au nombre des prisonniers, qu'elle avait le devoir d'entretenir. Du reste, ajoutait le plénipotentiaire français, c'était là une pure question d'argent, à vider par le moyen de commissaires liquidateurs.

Difficultés relativement à Malte.

Quant à Malte, la question était plus sérieuse. Les Anglais et les Français étaient à cet égard pleins de défiance, ils semblaient entrevoir l'avenir, et craignaient que l'île ne repassât, un jour, au pouvoir de l'une ou de l'autre puissance. Le Premier Consul, par un singulier instinct, proposait de détruire les établissements militaires de Malte de fond en comble, de ne laisser subsister que la ville démantelée, d'y créer un grand lazaret neutre, commun à toutes les nations, et de convertir l'ordre en un ordre hospitalier, qui n'aurait plus aucune force militaire.

Les Anglais n'étaient pas rassurés par cette proposition. Ils disaient que le rocher était tellement fort, que, même dépourvu des fortifications accumulées par les chevaliers, il serait un point encore très-redoutable. Ils alléguaient la résistance de la population maltaise à toute destruction de ses belles forteresses, et proposaient la reconstitution de l'ordre sur des bases nouvelles et plus solides. Ils voulaient y laisser une langue française, moyennant qu'on y instituât une langue anglaise, et une langue maltaise, celle-ci accordée à la population de l'île, pour lui donner part à son gouvernement; ils voulaient que ce nouvel établissement fût placé sous la garantie d'une grande puissance, la Russie, par exemple. Les Anglais espéraient qu'avec les langues anglaise et maltaise, qui leur seraient dévouées, ils auraient un pied dans l'île, et empêcheraient les Français d'y rentrer.

Le Premier Consul insista pour la destruction des fortifications, disant que l'ordre était aujourd'hui fort difficile à reconstituer; que déjà la Bavière s'était emparée de ses propriétés en Allemagne; que l'Espagne, depuis l'établissement de la protection russe sur Malte, songeait à en faire autant, et à prendre les biens qui étaient situés chez elle; que l'institution de chevaliers protestants serait une raison déterminante à ses yeux; que le Pape, déjà fort contraire à tout ce qu'on faisait à l'égard de l'ordre, ne consentirait à aucun prix aux nouveaux arrangements, et que la France enfin ne pouvait fournir une langue française, vu que ses lois actuelles n'admettaient plus en aucune façon le rétablissement d'une institution nobiliaire. Il accordait bien, si on y tenait, le rétablissement de l'ordre de Malte sur ses anciennes bases, avec la conservation des fortifications existantes, mais sans langue anglaise ni française, et sous la garantie de la cour la plus voisine, celle de Naples. Il repoussait la garantie de la Russie.

On n'avait parlé d'aucun des arrangements du continent. Le Premier Consul l'avait expressément défendu à la légation française. Cependant, comme le roi d'Angleterre prenait un intérêt très-vif à la maison d'Orange, privée du stathoudérat, le Premier Consul voulait bien se charger de lui procurer un dédommagement territorial en Allemagne, lorsque serait traitée la grande question des indemnités germaniques. Il demandait en retour la restitution, en nature ou en argent, de la flotte batave enlevée par les Anglais.

Au fond il n'y avait dans tout cela rien d'absolu, rien d'inconciliable; car la question des prisonniers était une affaire d'argent, toujours arrangeable au moyen de deux liquidateurs. La question de Malte était plus difficile, car c'était une affaire de défiance réciproque. Il fallait (et c'était possible), il fallait trouver un système qui rassurât tout le monde, contre l'éventualité d'une occupation subite, par l'une des deux grandes nations maritimes. Quant à l'affaire du stathouder, rien n'était plus aisé, puisqu'on était d'accord.

Ordre donné par le Premier Consul, à son frère Joseph, d'être coulant sur les difficultés de détail.

Le Premier Consul souhaitait d'en finir au plus tôt. Il désirait avoir le traité tout prêt à son retour de Lyon, vu qu'il se proposait d'apporter ce complément de la paix générale, avec le Concordat et les lois de finances, au Corps Législatif renouvelé. Il donna donc à son frère Joseph l'ordre d'être coulant sur les difficultés de détail qui restaient à résoudre, et de pousser vivement à la signature.

Départ du Premier Consul pour Lyon.

Le Premier Consul partit le 8 janvier (18 nivôse) avec sa femme et une partie de sa maison militaire, pour se rendre à Lyon. M. de Talleyrand l'y avait devancé, pour tout disposer, de manière qu'à son arrivée, il n'eût plus que des résultats à sanctionner par sa présence. L'hiver était rigoureux, et néanmoins tous les députés italiens se trouvaient déjà réunis, et ils s'impatientaient de ne pas voir paraître le général Bonaparte, objet principal de leur voyage.

Affaires d'Italie.
Avis divers sur la constitution de la République italienne.

Le moment était venu de régler les affaires d'Italie, en constituant une seconde fois la République Cisalpine. M. de Talleyrand était fort contraire à cette création. Ce ministre alléguait la difficulté de faire marcher les choses dans une république; il citait les Républiques Batave, Helvétique, Ligurienne, Romaine et Parthénopéenne, et les embarras qu'on avait eus, ou qu'on avait encore avec elles. Il disait qu'on avait assez de ces filles de la République française, qu'il n'en fallait pas une de plus, et proposait une principauté ou une monarchie, comme celle d'Étrurie, qu'on donnerait à quelque prince, ami et dépendant de la France. Il n'aurait pas été éloigné d'accorder cet État à un prince de la maison d'Autriche, au grand-duc de Toscane, par exemple, qu'on devait indemniser en Allemagne, si on ne l'indemnisait pas en Italie. Cette combinaison, infiniment agréable pour l'Autriche, l'aurait fort attachée à la paix. Elle eût satisfait également les puissances allemandes, qui auraient eu par ce moyen un copartageant de moins à dédommager, avec les terres des princes ecclésiastiques. Elle aurait plu surtout au Pape, qui espérait qu'on lui rendrait les Légations, lorsqu'on ne serait plus lié par les promesses faites à la Cisalpine. Cette combinaison, en un mot, était du goût de tout le monde en Europe; car elle supprimait une république, laissait un territoire de plus à répartir, et plaçait un État de moins sous la domination directe de la République française.

Nécessité de constituer l'Italie.

C'était assurément une raison de grand poids que celle de rendre notre grandeur plus supportable à l'Europe, et de donner ainsi plus de chances à la durée de la paix. Quand la France avait le Rhin et les Alpes pour frontières, quand elle avait sous son influence immédiate la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie; quand elle possédait directement le Piémont, du consentement général, quoique tacite, de toutes les puissances; quand elle en était arrivée à ce degré de grandeur, la politique la plus modérée était, dès ce jour même, la meilleure et la plus sensée. Sous ce rapport M. de Talleyrand avait raison. Cependant, après tout ce qu'on avait fait, on était forcément engagé à constituer l'Italie; et puisqu'on l'avait déjà enlevée à l'Autriche, il fallait songer à la lui enlever irrévocablement, résultat qu'on ne pouvait obtenir qu'en la constituant d'une manière forte et indépendante. On ne froissait par là que l'Autriche seule, et une des cent batailles qu'on a livrées depuis, pour créer des royaumes français sur tout le continent, aurait suffi pour faire supporter définitivement à l'Europe l'état de choses qu'on aurait voulu créer en Italie.

Manière de la constituer.

Dans ce système, il fallait renoncer à posséder le Piémont, car si les Italiens préfèrent les Français aux Allemands, au fond ils n'aiment ni les uns ni les autres, parce que les uns et les autres sont étrangers pour eux. C'est un sentiment naturel et légitime, qu'on doit respecter. Les Français, protégeant l'Italie sans la posséder, se l'attachaient pour toujours, et ne s'y préparaient pas ces brusques revirements d'affection, dont elle a donné tant de fois l'exemple, depuis que, ballottée entre les Français et les Allemands, elle n'a jamais fait que changer de maîtres. Il aurait fallu, dans ce plan, ne pas donner l'Étrurie à un prince espagnol. Réunissant alors la Lombardie, le Piémont, les duchés de Parme et de Modène, le Mantouan, les Légations, la Toscane, on constituait un État superbe, s'étendant depuis les Alpes maritimes jusqu'à l'Adige, depuis la Suisse jusqu'à l'État romain. Il était facile de détacher, soit en Toscane, soit dans la Romagne, une portion de territoire pour dédommager le Pape, dont le dévouement ne pouvait pas être durable, si tôt ou tard on ne venait au secours de sa misère. Il fallait réunir ces provinces diverses sous un gouvernement fédératif, dans lequel le pouvoir exécutif fût fortement constitué, qui pût rassembler promptement ses forces, et donner à nos armées le temps de venir à son secours. L'alliance, en effet, devait être intime entre cet État et la France, car il ne pouvait vivre que par elle; et la France, de son côté, devait avoir à son existence un intérêt immense et invariable.

Un État italien de dix ou douze millions d'habitants, possédant les plus belles frontières, baigné par deux mers, ayant à la première guerre heureuse la chance certaine de s'accroître des États vénitiens, et de s'étendre alors aux frontières naturelles de l'Italie, c'est-à-dire aux Alpes juliennes; pouvant plus tard comprendre, au moyen d'un simple lien fédératif, qui laisserait à chaque principauté son indépendance propre, la République génoise nouvellement constituée, le Pape, avec les conditions nécessaires à son existence politique et religieuse, l'État de Naples, délivré d'une cour inepte et sanguinaire, un tel État ainsi constitué, et avec les accroissements que l'avenir lui préparait, était le fondement de la régénération italienne, et donnait à l'Europe une troisième fédération, laquelle ajoutée aux deux qui existaient déjà, l'allemande et la suisse, devait rendre d'immenses services à l'équilibre général.

Quant à la difficulté de gouverner l'Italie, elle pouvait être résolue par le protectorat de la France, qui, en s'étendant sur elle pendant tout un règne, la conduirait par la main dans ces premières voies d'indépendance et de liberté.

Plan actuel du Premier Consul à l'égard de l'Italie.

Du reste le plan qu'on suivait en ce moment, n'excluait pas ce bel avenir, car le Piémont pouvait être restitué un jour au nouvel État italien, le duché de Parme à la mort du duc actuel, mort qui d'après toutes les probabilités devait être prochaine; l'Étrurie elle-même pouvait lui être rendue s'il le fallait. Il était donc facile de reprendre ce plan ultérieurement, et c'était en poser un premier et large fondement, que de constituer la Cisalpine en république indépendante. D'ailleurs, il valait peut-être mieux, dans le moment, ne pas avouer tout entier le projet d'une régénération italienne, pour ne pas effaroucher l'Europe. Mais morceler les belles provinces qu'on possédait actuellement, comme le proposait M. de Talleyrand, pour construire une petite monarchie de plus au profit d'un prince autrichien, c'était donner l'Italie à l'Autriche, car ce prince, quoiqu'on fît, serait toujours autrichien, et les peuples eux-mêmes, dont on aurait indignement trahi les espérances, concevant pour la France une haine méritée, reviendraient aux Allemands par ressentiment et par désespoir.

Le général Bonaparte, qui avait acquis sa première et peut-être sa plus belle gloire, en délivrant l'Italie des mains de l'Autriche, ne pouvait commettre une telle faute. Il adopta un système moyen, qui n'empêchait pas plus tard un vaste système d'indépendance italienne, qui devait même en être le commencement.

Délimitation de la nouvelle République italienne.
Grands travaux de fortification pour défendre et contenir l'Italie.
Création de la grande place d'Alexandrie.

Il donna donc à la République Cisalpine toute la Lombardie jusqu'à l'Adige, les Légations, le duché de Modène, tout ce qu'elle avait en un mot à la paix de Campo-Formio. Le duché de Parme restait en suspens; le Piémont appartenait dans le moment à la France. La Cisalpine, telle qu'on la constituait, comptait près de cinq millions d'habitants. Elle pouvait aisément produire un revenu de 70 à 80 millions, et entretenir une armée de 40 mille hommes, qui n'absorberait pas au delà de la moitié de son revenu, et laisserait des ressources suffisantes pour payer convenablement son administration. Elle était couverte en avant par les Alpes et l'Adige; elle avait à gauche le Piémont devenu français, à droite l'Adriatique; en arrière la Toscane, placée sous la dépendance de la France. Elle était donc entourée de tout côté par notre protection. D'immenses travaux de fortifications ordonnés par le général Bonaparte, avec une sûreté de coup d'œil et une expérience du pays, que personne au monde ne pouvait posséder au même degré, devaient la rendre inaccessible aux Autrichiens, et toujours secourable à temps par la France. L'Adige était fortifié, depuis Rivoli jusqu'à Legnago, de manière à ne pouvoir pas être franchi. Les environs du lac de Garda, et notamment la position de la Rocca d'Anfo, étaient assez bien fermés, pour que la ligne de l'Adige ne pût pas être tournée. Le Mincio formait une seconde ligne en arrière. Peschiera et Mantoue, fort accrues, donnaient une grande force à ce second boulevard. Mantoue notamment, améliorée sous les rapports défensif et sanitaire, devait subsister par elle-même, l'Adige fût-il forcé. D'autres ouvrages avaient pour but d'assurer en tout temps l'arrivée des armées françaises. Elles pouvaient déboucher, premièrement, par le Valais sur le Milanais, en suivant la route du Simplon; secondement, par la Savoie ou la Provence sur le Piémont, en suivant les routes du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. On a vu que des travaux étaient ordonnés pour rendre ces quatre routes prochainement praticables à tous les transports. Il fallait y créer de solides points d'appui, de vastes établissements militaires, destinés, soit à recueillir une armée française, momentanément obligée de se retirer, soit à servir de débouché à cette même armée, mise en état de reprendre l'offensive. Pour cela deux places avaient été choisies, et étaient devenues l'objet de grandes dépenses: l'une au débouché de la route du Simplon, l'autre au débouché des trois routes du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. La première, et la moindre des deux, devait être située à l'extrémité du lac Majeur. Telle qu'on l'avait projetée, elle pouvait contenir les malades, les blessés, le matériel des troupes en retraite, ainsi que la flottille du lac, et se défendre trois ou quatre semaines, jusqu'à ce qu'une armée de secours, traversant le Simplon, pût se reporter en avant. La seconde, et la plus grande, faite pour contenir le Piémont, pour recevoir toutes les ressources des armées françaises, pour leur servir de point d'appui et de moyen de descendre en tout temps en Italie, la seconde, aussi forte, aussi vaste que Mayence, Metz ou Lille, pouvant soutenir le plus long siége, devait être construite à Alexandrie même. Ce point, voisin du champ de bataille de Marengo, était reconnu comme le plus favorable aux grandes combinaisons militaires, dont l'Italie peut devenir le théâtre. Turin se trouvait trop sous l'influence d'une population nombreuse, et en certains cas ennemie. Pavie était au delà du Pô. Alexandrie, entre le Pô et le Tanaro, au vrai débouché de toutes les routes, réunissait les plus grands avantages, et pour cela fut préférée. De vastes travaux furent ordonnés. Ceux-ci, étant en Piémont, durent être exécutés aux dépens du trésor français; tous les autres devaient l'être avec les fonds de la Cisalpine, parce qu'ils la concernaient plus particulièrement.

Grâce à ces dispositions, la France, toujours en mesure de secourir la Cisalpine, tenait sous sa main la haute et la moyenne Italie, et dominait de son influence l'Italie méridionale. Elle pouvait envoyer à Rome et à Naples des ordres moins ostensibles, mais tout aussi obéis qu'à Turin ou Milan.

Gouvernement donné à la Cisalpine.

Il fallait donner un gouvernement à cette République Cisalpine. On avait commencé par lui composer des autorités provisoires, consistant dans un comité exécutif de trois membres, MM. de Somma-Riva, Visconti et Ruga, et dans une Consulte, espèce d'assemblée législative peu nombreuse, choisie parmi les hommes sages et dévoués. Mais un tel état de choses ne pouvait être maintenu long-temps.

Le Premier Consul avait auprès de lui le ministre de la Cisalpine à Paris, M. Marescalchi, de plus MM. Aldini, Serbelloni et Melzi, envoyés en France pour les affaires de l'Italie. C'étaient les personnages les plus considérables du pays. Il les consulta sur l'organisation à donner à la nouvelle république, et, d'accord avec eux, il rédigea une constitution, imitée à la fois de la Constitution française et des anciennes constitutions italiennes.

Forme de la constitution imaginée.

Au lieu de la liste des notables de M. Sieyès, qui commençait à être décriée en France, le Premier Consul et ses collaborateurs imaginèrent trois colléges électoraux, permanents et à vie, se complétant eux-mêmes quand la mort y faisait des vide. Le premier devait être composé de grands propriétaires, au nombre de 300; le second, de commerçants notables, au nombre de 200; le troisième, des gens de lettres, des savants, des ecclésiastiques les plus distingués d'Italie, au nombre de 200. Ces trois colléges devaient choisir dans leur propre sein une commission de 21 membres, dite Commission de Censure, qui avait la mission d'élire tous les corps de l'État, et de remplir le rôle électoral que le Sénat remplissait en France.

Cette autorité créatrice devait nommer ensuite, sous le titre de Consulte d'État, un Sénat de huit membres, chargé, comme le Sénat français, de veiller à la Constitution, de délibérer sur les circonstances extraordinaires, d'ordonner l'arrestation de tout individu dangereux, de mettre hors de la Constitution le département qui l'aurait mérité, de délibérer sur les traités, de nommer le président de la République. L'un de ces huit membres était de droit ministre des affaires étrangères.

Il devait y avoir un Conseil d'État, sous le titre de Conseil législatif, composé de dix membres, rédigeant les lois et les règlements, et les soutenant devant le Corps Législatif; enfin un Corps Législatif de 75 membres, choisissant dans son sein 15 orateurs, chargés de discuter devant lui les lois, qu'il était ensuite appelé à voter.

À la tête de la République devaient enfin se trouver un président et un vice-président, nommés pour dix ans. Ils étaient, comme on vient de le dire, nommés par la Consulte d'État, ou Sénat; mais toutes les autres autorités ne pouvaient être formées que par le choix de la Commission de Censure.

Des appointements considérables étaient destinés à ces fonctionnaires de tout rang.

On voit que c'était la Constitution française, avec des corrections, qui étaient la critique de l'ouvrage de M. Sieyès. Les listes de notables étaient remplacées par trois colléges électoraux à vie. Le Sénat ou Consulte d'État ne faisait plus les élections; il ne nommait que le chef du pouvoir exécutif, mais il délibérait sur les traités, qui se trouvaient soustraits par ce moyen à l'examen tumultueux des assemblées. Le Tribunat était confondu dans le Corps Législatif. Au lieu de trois Consuls, il y avait un Président.

Personnel du nouveau gouvernement italien.

Quand le Premier Consul se fut mis d'accord sur ce projet, avec MM. Marescalchi, Aldini, Melzi, et Serbelloni, il fallut s'occuper du personnel de ce gouvernement. Les choix importaient d'autant plus, que la permanence des corps principaux était plus grande, et que le bien ou le mal résultant de leur composition devaient durer davantage. Or, l'Italie était divisée, comme la France, en partis difficiles à concilier. À une extrémité se trouvaient les partisans du passé, dévoués au gouvernement autrichien; à l'extrémité contraire, les patriotes exagérés, prêts comme partout aux plus grands excès, mais n'ayant du reste jamais versé le sang, contenus qu'ils avaient toujours été par l'armée française. Enfin, entre deux, se trouvaient les libéraux modérés, chargés du fardeau du gouvernement et de l'impopularité qui s'y attache, surtout en temps de guerre, où il faut grever le pays de charges fort lourdes. Avec ces divers partis, les élections ne pouvaient, pas plus qu'en France, donner des résultats satisfaisants. Le Premier Consul, pour suppléer aux élections, s'arrêta à une idée qui n'était point chez lui une inspiration d'ambition, mais de bon sens: c'était de composer lui-même le personnel de ce gouvernement, comme il venait d'en composer la structure, et pour cette première fois de faire toutes les nominations de sa propre autorité. Il n'était animé en cela que du sentiment du bien, et, en tout cas, il avait sans contredit le droit d'en agir ainsi; car cet État nouveau naissait d'un pur acte de sa volonté, et, en le créant d'une manière spontanée, il avait bien le droit de le créer conformément à sa pensée, qui, en cette occasion, était parfaitement pure et élevée.

Le Premier Consul imagine de se faire président de la République italienne, et de composer lui-même tout le personnel de ce gouvernement.

Mais, entre toutes ces nominations, la plus difficile à faire était celle d'un président. L'Italie, toujours gouvernée par des prêtres ou des étrangers, n'avait pu enfanter des hommes d'État; elle n'avait pas à produire un seul nom, devant lequel les autres dussent consentir à s'effacer. Le Premier Consul imagina encore de se faire donner le titre de président, en nommant un vice-président choisi parmi les principaux personnages italiens, auquel il déléguerait le détail des affaires, en se réservant leur direction supérieure. C'était, pour les débuts de cette république, le seul système de gouvernement convenable. Livrée à ses propres choix et à un président italien, elle eût été bientôt, comme un vaisseau sans boussole, abandonnée à tous les vents. Administrée, au contraire, par des Italiens, et dirigée de loin par l'homme qui était son créateur, et devait long-temps encore demeurer son protecteur, elle avait grande chance, dans ce système, d'être à la fois indépendante et bien gouvernée.

À tout cela il fallait ajouter une imposante solennité, dans laquelle la Constitution serait donnée au nouvel État, et toutes les autorités proclamées. Cet acte de création ne pouvait avoir trop d'éclat. Il fallait parler à la fois à l'Italie et à l'Europe. Le Premier Consul conçut le projet d'une vaste réunion de tous les Italiens à Lyon, car c'était trop loin pour eux de venir à Paris, et trop loin pour lui d'aller à Milan. La ville de Lyon, qui est placée au revers des Alpes, et dans laquelle l'Italie s'était assemblée autrefois en concile, était le lieu le plus naturellement indiqué. Le Premier Consul mettait d'ailleurs un véritable intérêt à mêler ensemble les Français et les Italiens. Il croyait même servir par là le rétablissement du commerce des deux pays, car c'est à Lyon que s'échangeaient autrefois les produits de la Lombardie avec les produits de nos provinces de l'Est.

Une partie de ces idées fut communiquée par M. de Talleyrand aux Italiens qu'on avait à Paris, c'est-à-dire à MM. Marescalchi, Aldini, Serbelloni et Melzi. On ne leur tut que celle qui consistait à déférer la présidence au Premier Consul. On voulait la faire sortir d'un élan d'enthousiasme, au moment même de la réunion de la Consulte. Les vues du Premier Consul étaient trop conformes aux vrais intérêts de la patrie italienne, pour n'être pas accueillies. Ces personnages partirent, et allèrent, de concert avec le ministre de France à Milan, M. Petiet, homme sage et influent, travailler à l'accomplissement du plan d'organisation qui venait d'être arrêté à Paris.

Les Italiens adhèrent avec empressement aux projets du Premier Consul.

Le projet de Constitution ne rencontra aucune objection. Il fut reçu, avec une grande satisfaction, car on avait hâte de sortir de l'état précaire dans lequel on vivait et d'acquérir une existence assurée. Le comité-exécutif et la Consulte, chargés du gouvernement provisoire, acceptèrent ce projet avec empressement, sauf quelques modifications de détail, qui furent transmises à Paris, et acceptées. Mais on était très embarrassé de la mise en vigueur de la nouvelle Constitution, et du choix des personnes qui la feraient mouvoir. M. Petiet communiqua secrètement à quelques personnages influents, l'idée de déférer au Premier Consul la nomination du personnel entier du gouvernement, depuis le président jusqu'aux trois colléges électoraux. À peine cette idée d'un arbitre suprême, si bien placé pour ne partager aucune des passions qui divisaient l'Italie, et pour ne vouloir que son bonheur, à peine cette idée fut-elle communiquée, qu'elle réussit à l'instant même, et que le gouvernement provisoire déféra au Premier Consul le choix de toutes les autorités.

Un message lui fut adressé pour lui annoncer l'acceptation de la Constitution, et lui exprimer le vœu du peuple cisalpin, de voir le premier magistrat de la République française, choisir lui-même les magistrats de la République italienne.

On invite les Italiens à venir eux-mêmes recevoir leur constitution des mains du Premier Consul.
Empressement des Italiens à se rendre à Lyon.

On s'en tint là, et on ne dit pas un mot de la présidence. Mais il fallait disposer les Italiens à venir à Lyon, et ce fût l'objet d'une nouvelle communication aux membres du gouvernement provisoire. On leur fit sentir la difficulté de constituer la République Cisalpine en restant à Paris, de faire sept à huit cents choix, loin des hommes et des lieux; la difficulté en même temps pour le Premier Consul de se rendre de Paris à Milan, l'avantage au contraire de partager la distance, de réunir les Italiens en corps à Lyon, et d'y faire venir le Premier Consul; de former là une sorte de grande diète italienne, où la République nouvelle serait constituée, avec un appareil et un éclat qui donneraient plus de solennité à l'engagement que le Premier Consul prenait, en la créant, de la maintenir et de la défendre. Cette idée avait quelque chose de grand, qui devait plaire à des imaginations italiennes. Elle réussit comme toutes les idées qu'on avait mises en avant, et fut sur-le-champ adoptée. Un projet était déjà préparé, et il fut converti en décret du gouvernement provisoire. On choisit des députations dans le clergé, la noblesse, la grande propriété, le commerce, les universités, les tribunaux, les gardes nationales. Quatre cent cinquante-deux personnes furent désignées, au nombre desquelles se trouvaient des prélats vénérables, chargés d'années, dont quelques-uns même devaient succomber aux fatigues du voyage. Ils partirent au mois de décembre, et traversèrent les Alpes par un des hivers les plus rigoureux qu'on eût essuyés depuis long-temps. Tous voulaient assister à cette proclamation de l'indépendance de leur patrie, par le héros qui l'avait affranchie. Les routes du Milanais, de la Suisse, du Jura étaient encombrées. Le Premier Consul, qui pensait à tout, avait donné des ordres pour que rien ne manquât, tant sur les routes qu'à Lyon même, à ces représentants de la nationalité italienne, qui venaient par leur présence lui rappeler ses premiers et ses plus beaux triomphes. Le préfet du Rhône avait fait d'immenses préparatifs pour les recevoir, et disposé de grandes et belles salles pour les solennités qui devaient avoir lieu. Une partie de la garde consulaire avait été envoyée à Lyon. L'armée d'Égypte, autrefois armée d'Italie, et récemment débarquée, venait d'y arriver aussi. On se hâtait de la vêtir magnifiquement, et d'une manière conforme au climat de la France, qui semblait tout nouveau à ces soldats brunis par le soleil de l'Égypte, et transformés en véritables africains. La jeunesse lyonnaise avait été réunie, et formée en un corps de cavalerie, aux armes et aux couleurs de l'antique cité lyonnaise. M. de Talleyrand et M. Chaptal, ministre de l'intérieur, avaient précédé le Premier Consul, pour recevoir les membres de la Consulte. Le général Murat, M. Petiet étaient accourus de Milan, M. Marescalchi de Paris, au rendez-vous commun. Les préfets, les autorités de vingt départements étaient accumulés à Lyon. Le Premier Consul se fit attendre, à cause du congrès d'Amiens, dont les négociations avaient exigé sa présence à Paris quelques jours de plus. Les députés italiens commençaient à s'impatienter. Pour les occuper, on les divisa en cinq sections, une par province du nouvel État, et on leur soumit le projet de Constitution. Ils firent des observations utiles, que M. de Talleyrand avait ordre d'écouter, de peser, et d'admettre, sans toutefois porter atteinte aux principes fondamentaux du projet. Sauf quelques dispositions de détail qui furent modifiées, la nouvelle Constitution obtint l'assentiment général. On proposa aussi aux députés cisalpins, pour tromper leur impatience, de faire des listes de candidats, afin d'aider le Premier Consul dans les choix nombreux qu'il avait à faire. Ce dépouillement de noms remplit utilement leur temps.

Arrivée du Premier Consul à Lyon.

Le Premier Consul arriva le 11 janvier 1802 (21 nivôse). La population des campagnes, assemblée sur les routes, l'attendait jour et nuit. Elle était réunie autour de grands feux, et accourait au devant de toutes les voitures qui venaient de Paris, en criant: Vive Bonaparte!—Le Premier Consul parut enfin, et fit le chemin jusqu'à Lyon, au milieu de transports continuels d'enthousiasme. Il y entra le soir, accompagné de sa femme, de ses enfants adoptifs, de ses aides-de-camp, et fut reçu par les ministres, les autorités civiles et militaires, une députation italienne, l'état-major d'Égypte, et la jeunesse lyonnaise à cheval. La ville, illuminée tout entière, était resplendissante comme en plein jour. On le fit passer sous un arc-de-triomphe, que surmontait un noble emblème de la France consulaire: c'était un lion endormi. Il descendit à l'Hôtel-de-Ville, qu'on avait disposé convenablement pour lui servir d'habitation.

Le Premier Consul proclamé Président de la République italienne.

Le lendemain, le Premier Consul employa la journée à recevoir toutes les députations départementales, et après elles la Consulte italienne, qui comptait quatre cent cinquante membres présents sur quatre cent cinquante-deux, exemple d'exactitude bien rare, si on considère le nombre des personnes, la saison, et les distances: et encore l'un des deux absents était-il le respectable archevêque de Milan, qui venait de mourir d'une attaque d'apoplexie chez M. de Talleyrand. Les Italiens, auxquels le Premier Consul parlait leur langue, étaient charmés de le revoir, et de trouver en lui un Français et un Italien tout à la fois. On procéda les jours suivants aux derniers travaux de la Consulte. Les modifications proposées à la Constitution avaient été agréées par le Premier Consul; les listes de candidats étaient arrêtées. On imagina de composer un comité de trente membres, pris dans la Consulte tout entière, pour discuter avec le Premier Consul la longue série des choix qui étaient à faire. Ce travail prit plusieurs jours, pendant lesquels le Premier Consul, après avoir employé une partie de ses journées à voir et à entretenir les Italiens, s'occupait en même temps des affaires de France, recevait les préfets, les députations départementales, entendait l'expression de leurs vœux et de leurs besoins, et apprenait à connaître de ses propres yeux l'état vrai de la République. L'enthousiasme allait chaque jour croissant, et c'est au milieu de cet entraînement général, que les Français et les Italiens se communiquaient les uns aux autres, que fut produite l'idée de nommer le Premier Consul Président de la République Cisalpine. MM. Marescalchi, Petiet, Murat, de Talleyrand, voyaient tous les jours les membres du comité des Trente, et conféraient avec eux sur le choix d'un Président. Quand on les jugea bien embarrassés, bien divisés sur ce choix, qui était en effet très-difficile à faire, on leur laissa entrevoir une manière de sortir d'embarras, en donnant au personnage italien qui serait préféré la simple qualité de vice-président, et en couvrant son insuffisance de la gloire du Premier Consul, qui serait nommé Président. Cette idée si simple, encore plus utile à la Cisalpine, à son existence, à la bonne administration de ses affaires, qu'à la grandeur du Premier Consul, fut trouvée excellente, mais à la condition toutefois d'un vice-président italien. On décida le citoyen Melzi à se charger de la vice-présidence, sous le Premier Consul. Tout étant prêt, un des membres du comité des Trente, fit cette proposition au comité. Elle fut reçue avec joie, et convertie sur-le-champ en projet de décret. On ne perdit pas de temps, et le lendemain 25 janvier (5 pluviôse) le projet fut présenté à la Consulte assemblée. Elle l'accueillit avec acclamation, et proclama Napoléon Bonaparte Président de la République italienne. C'est la première fois qu'on voit ces deux noms de Napoléon et de Bonaparte, réunis l'un à l'autre. Le général devait joindre au titre de Premier Consul de la République française, le titre de Président de la République italienne. Une députation lui fut envoyée pour lui en exprimer le vœu.

Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.

Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.

Pendant que cette délibération avait lieu, le général des armées d'Italie et d'Égypte passait la revue de ses anciens soldats. Les demi-brigades de l'armée d'Égypte, qu'on avait eu le temps de réunir, avaient été jointes à la garde consulaire, à de nombreux détachements de troupes, et à la milice lyonnaise. Ce jour-là, les brumes de l'hiver s'étaient dissipées un instant, et, par un soleil étincelant et un froid rigoureux, le général Bonaparte parcourait le front de ces vieilles bandes, qui le recevaient avec d'incroyables transports de joie. Les soldats d'Égypte et d'Italie, charmés de retrouver si grand ce fils de leurs œuvres, le saluaient de leurs cris, et tenaient à lui persuader qu'ils n'avaient pas cessé d'être dignes de lui, quoique conduits un moment par des chefs indignes d'eux. Il faisait sortir de vieux grenadiers hors des rangs, leur parlait des combats auxquels ils avaient assisté, des blessures qu'ils avaient reçues; il reconnaissait çà et là des officiers qu'il avait vus en plus d'une rencontre, leur serrait la main à tous, et les remplissait d'une sorte d'ivresse, dont lui-même ne pouvait se défendre, en présence de ces braves gens, qui l'avaient aidé par leur dévouement à produire les merveilles dont il jouissait, et dont la France jouissait avec lui. Cette scène se passait sur les ruines de la place Bellecour, et en effaçait la tristesse, comme la gloire efface le malheur.

C'est en rentrant à l'hôtel-de-ville après cette revue, que le Premier Consul trouva la députation de la Consulte, reçut son vœu, déclara qu'il l'agréait, et qu'il répondrait le lendemain à ce nouvel acte de confiance de la nation italienne.

Le lendemain, 26 janvier (6 pluviôse), il se rendit dans le local destiné aux séances générales de la Consulte. C'était dans une grande église, disposée et décorée pour cet usage. Tout s'y passa comme dans une séance royale, soit en France, soit en Angleterre. Le Premier Consul, entouré de sa famille, des ministres français, d'un grand nombre de généraux et de préfets, était placé sur une estrade. Il fit en langue italienne, qu'il prononçait parfaitement, un discours simple et précis, dans lequel il annonça son acceptation, ses vues pour le gouvernement et la prospérité de la nouvelle République, et proclama les principaux choix qu'il avait faits, conformément aux vœux de la Consulte. Ses paroles furent couvertes par les cris de Vive Bonaparte! Vive le Premier Consul de la République française! Vive le Président de la République italienne! On lut ensuite la Constitution, et la liste des citoyens de tous les rangs qui devaient contribuer à la mettre en activité. Une longue acclamation exprima l'accord des volontés, entre le peuple italien et le héros qui l'avait affranchi. Cette séance fut solennelle et imposante; elle commençait dignement l'existence de la nouvelle république qui devait s'appeler désormais République italienne. Cette fois, comme tant d'autres, il ne fallait souhaiter au général Bonaparte qu'une chose: c'est que le génie qui conserve accompagnât, chez ce favori de la fortune, le génie qui crée.

Le Premier Consul était depuis vingt jours à Lyon. Le gouvernement de la France réclamait sa présence à Paris, et il avait à donner les derniers ordres pour la signature de la paix définitive, qui se négociait au congrès d' Amiens. Pendant ce temps, le consul Cambacérès et le Sénat travaillaient à le débarrasser des opposants inconsidérés, qui l'avaient contrarié si violemment, dans le moment de sa carrière où il a le moins mérité de l'être. Il allait se trouver en mesure de reprendre cette longue série de travaux, qui faisaient le bonheur et la grandeur de la France. Il était donc pressé de revenir à Paris, reprendre ses occupations accoutumées, et y recevoir probablement, pour prix de ses œuvres, une grandeur nouvelle juste récompense de la plus noble, de la plus féconde ambition qui fût jamais.

Retour du Premier Consul à Paris.

Il partit le 28 janvier (8 pluviôse) laissant les Italiens enthousiasmés et remplis d'espérance, laissant les Lyonnais enchantés d'avoir possédé quelques jours l'homme extraordinaire qui remplissait le monde de son nom, et qui montrait pour leurs ville une prédilection si marquée. Il avait reçu de l'empereur Alexandre une réponse à une lettre, dans laquelle il demandait à ce monarque quelques avantages pour le commerce de Lyon. Cette lettre, qui annonçait les meilleures dispositions de la part de la Russie, fut publiée en substance, et produisit la plus vive satisfaction. En partant, le Premier Consul donna trois écharpes aux trois maires de la ville de Lyon, en mémoire de cette glorieuse visite. Les Bordelais lui avaient envoyé une députation pour le prier de traverser leurs murs. Il leur en fit la promesse, dès que la paix définitive lui aurait rendu un peu de loisir. Il passa par Saint-Étienne, Nevers, et arriva le 31 janvier[22] (11 pluviôse) à Paris.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE TREIZIÈME.

LIVRE QUATORZIÈME.

CONSULAT À VIE.

Arrivée du Premier Consul à Paris. — Scrutin du Sénat qui exclut soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du Tribunat. — Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués au gouvernement. — Fin du congrès d'Amiens. — Quelques difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par suite d'ombrages excités en Angleterre. — Le Premier Consul surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. — La paix définitive signée le 25 mars 1802. — Quoique le premier enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre, on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une réconciliation sincère et durable. — Session extraordinaire de l'an X, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. — Loi réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre d'Articles organiques. — Présentation de cette loi et du Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. — Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même après l'exclusion des opposants. — Ils sont adoptés. — Le Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. — Organisation du nouveau clergé. — Part faite aux constitutionnels dans la nomination des évêques. — Le cardinal Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les constitutionnels. — Fermeté du Premier Consul, et soumission du cardinal Caprara. — Réception officielle du cardinal comme légat a latere. — Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame, le dimanche des Rameaux. — Curiosité et émotion du public. — La veille même du jour de Pâques et du Te Deum solennel qui doit être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite passée. — Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. — Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour de Pâques. — Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame. — Le Premier Consul les y oblige. — Te Deum solennel et restauration officielle du culte. — Adhésion du public, et joie du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. — Publication du Génie du Christianisme. — Projet d'une amnistie générale à l'égard des émigrés. — Cette mesure, débattue au Conseil d'État, devient l'objet d'un sénatus-consulte. — Vues du Premier Consul sur l'organisation de la société en France. — Ses opinions sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la jeunesse. — Deux projets de loi d'une haute importance, sur l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur l'instruction publique. — Discussion de ces deux projets dans le sein du Conseil d'État. — Caractère des discussions de ce grand corps. — Paroles du Premier Consul. — Présentation des deux projets au Corps Législatif et au Tribunat. — Adoption à une grande majorité du projet de loi relatif à l'instruction publique. — Une forte minorité se prononce contre le projet relatif à la Légion-d'Honneur. — Le traité d'Amiens présenté le dernier, comme couronnement des œuvres du Premier Consul. — Accueil fait à ce traité. — On en prend occasion de dire de toutes parts, qu'il faut décerner une récompense nationale à l'auteur de tous les biens dont jouit la France. — Les partisans et les frères du Premier Consul songent au rétablissement de la monarchie. — Cette idée paraît prématurée. — L'idée du consulat déféré à vie prévaut généralement. — Le consul Cambacérès offre son intervention auprès du Sénat. — Dissimulation du Premier Consul, qui ne veut jamais avouer ce qu'il désire. — Embarras du consul Cambacérès. — Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir que le consulat soit déféré au général Bonaparte pour la durée de sa vie. — Les ennemis secrets du général profitent de son silence, pour persuader au Sénat qu'une prolongation du consulat pour dix années lui suffit. — Vote du Sénat dans ce sens. — Déplaisir du Premier Consul. — Il veut refuser. — Son collègue Cambacérès l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir à la souveraineté nationale, et de poser à la France la question de savoir si le général Bonaparte sera consul à vie. — Le Conseil d'État chargé de rédiger la question. — Ouverture de registres pour recevoir les votes, dans les mairies, les tribunaux, les notariats. — Empressement de tous les citoyens à porter leur réponse affirmative. — Changements apportés à la constitution de M. Sieyès. — Le Premier Consul reçoit le consulat à vie, avec la faculté de désigner son successeur. — Le Sénat est investi du pouvoir constituant. — Les listes de notabilité sont abolies, et remplacées par des colléges électoraux à vie. — Le Tribunat réduit à n'être qu'une section du Conseil d'État. — La nouvelle constitution devenue tout à fait monarchique. — Liste civile du Premier Consul. — Il est proclamé solennellement par le Sénat. — Satisfaction générale d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et durable. — Le Premier Consul prend le nom de Napoléon Bonaparte. — Sa puissance morale est à son apogée. — Résumé de cette période de trois ans.

Janv. 1802.

Le voyage du Premier Consul à Lyon avait eu pour but de constituer la République italienne, et de s'en assurer le gouvernement dans l'intérêt de l'Italie, et dans celui de la France. Il avait eu pour but aussi d'embarrasser l'opposition, de la discréditer en la laissant oisive, en prouvant que le bien était impossible avec elle; enfin de ménager au consul Cambacérès le temps d'exclure du Corps Législatif et du Tribunat les personnages les plus remuants et les plus incommodes.

Embarras des opposants laissés à Paris sans aucun projet de loi à discuter.
Adoption au Sénat du plan imaginé par le consul Cambacérès, pour l'exclusion des opposants du Corps Législatif et du Tribunat.

Tout ce qu'on avait voulu était réalisé. La République italienne, constituée avec éclat, se trouvait liée à la politique de la France, sans perdre son existence propre. Les opposants du Tribunat et du Corps Législatif, frappés par le message qui retirait le Code civil, laissés à Paris sans un seul projet de loi à discuter, ne savaient comment sortir d'embarras. Partout on s'en prenait à eux de l'interruption des beaux travaux du gouvernement; partout on les blâmait d'imiter mesquinement et hors de propos les agitateurs d'autrefois. C'est dans cette situation que M. Cambacérès leur porta le dernier coup, par la combinaison ingénieuse qu'il avait imaginée. Il fit appeler le savant jurisconsulte Tronchet, introduit au Sénat par son influence, et jouissant dans ce corps de la double autorité du savoir et du caractère. Il lui communiqua son plan, et le lui fit agréer. On a vu dans le livre précédent quel était ce plan; on a vu qu'il consistait à interpréter l'article 38 de la Constitution, qui fixait en l'an X la sortie d'un premier cinquième du Tribunat et du Corps Législatif, et à donner au Sénat la désignation de ce cinquième. Il y avait beaucoup de raisons pour et contre cette manière d'entendre l'article 38: la meilleure de toutes était le besoin de suppléer à la faculté de dissolution, que la Constitution n'avait point attribuée au pouvoir exécutif. M. Tronchet, homme sage, bon citoyen, admirant et craignant à la fois le Premier Consul, mais le jugeant indispensable, et reconnaissant avec M. Cambacérès que si on ne le délivrait pas de l'opposition importune du Tribunat, il se jetterait, par amour même du bien qu'on l'empêchait de faire, dans des mesures violentes, M. Tronchet entra dans les vues du gouvernement, et se chargea de préparer le Sénat à l'adoption des mesures projetées. Il y réussit sans peine, car le Sénat sentait qu'on l'avait rendu complice et dupe de la mauvaise humeur des opposants. Ce corps avait déjà reculé avec beaucoup d'empressement et peu de dignité dans l'affaire des candidatures. Dominé par cet amour du repos et du pouvoir, qui avait saisi tout le monde, il consentit à écarter les opposants dont il avait d'abord secondé les projets. Le plan ayant été accueilli par les principaux personnages du corps, Lacépède, Laplace, Jacqueminot, et autres, on procéda sans délai à l'exécution, par un message daté du 7 janvier 1802 (17 nivôse an X).

«Sénateurs, disait le message, l'article 38 de la Constitution veut que le renouvellement du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat ait lieu dans l'an X, et nous touchons au quatrième mois de cette année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur cette circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de vous occuper sans délai des opérations qui doivent précéder ce renouvellement.»

Élimination de 20 membres du Tribunat, et de 60 membres du Corps Législatif.

Ce message, dont l'intention était facile à deviner, frappa de surprise les opposants des deux assemblées législatives, et naturellement excita chez eux la plus vive irritation. Par légèreté, par entraînement, ils s'étaient jetés dans cette carrière d'opposition, sans en prévoir l'issue, et ils étaient étrangement surpris du coup qui les menaçait, coup qui aurait été plus rude sans l'intervention du consul Cambacérès. Ils s'assemblèrent pour rédiger un mémoire, et le présenter au Sénat. M. Cambacérès, qui les connaissait presque tous, s'adressa aux moins compromis. Il leur fit sentir qu'en se signalant davantage par leur résistance, ils attireraient sur leur personne l'attention du Sénat, et le pouvoir d'exclusion dont ce corps allait être revêtu. Cette observation calma la plupart d'entre eux, et ils attendirent en silence la décision de cette autorité suprême. Dans les séances des 15 et 18 janvier (25 et 28 nivôse), le Sénat résolut la question que soulevait le message des Consuls. À une très-grande majorité, il décida que le renouvellement du premier cinquième, dans les deux assemblées législatives, aurait lieu immédiatement, et que la désignation de ce cinquième se ferait par le scrutin, et non par le sort. Mais on adopta un tempérament de forme, et au lieu de faire porter le scrutin sur le nom de ceux qui devaient sortir, on le fit porter sur le nom de ceux qui devaient rester. La mesure avait alors l'apparence d'une préférence, au lieu d'avoir celle d'une exclusion. Moyennant ce léger adoucissement de forme, on procéda sans délai à la désignation des deux cent quarante membres du Corps Législatif, et des quatre-vingts membres du Tribunat, destinés à continuer la législature. Les sénateurs dont on disposait le plus immédiatement avaient le secret des noms qu'on voulait sauver de l'exclusion, et dans les derniers jours de janvier (fin de nivôse et commencement de pluviôse), les scrutins incessamment répétés du Sénat, opérèrent la séparation des partisans et des adversaires du gouvernement. Soixante membres du Corps Législatif, qui avaient montré le plus de résistance aux projets du Premier Consul, surtout au projet du rétablissement des cultes, vingt membres du Tribunat les plus actifs, furent frappés d'exclusion, ou, comme on dit alors, éliminés. Les principaux parmi ces vingt étaient MM. Chénier, Ginguené, Chazal, Bailleul, Courtois, Ganilh, Daunou et Benjamin Constant. Les autres, moins connus, gens de lettres ou d'affaires, anciens conventionnels, anciens prêtres, n'avaient eu d'autre titre pour entrer au Tribunat que l'amitié de M. Sieyès et de son parti; le même titre les en fit sortir.

Telle fut la fin, non pas du Tribunat, qui continua d'exister quelque temps encore, mais de l'importance momentanée que ce corps avait acquise. Il eût été à désirer que le Premier Consul, si plein de gloire, si dédommagé par l'adhésion universelle de la France d'une opposition inconvenante, pût se résigner à supporter quelques détracteurs impuissants. Cette résignation eût été plus digne, et aussi moins dommageable à l'espèce de liberté qu'il aurait pu nous laisser alors, pour nous préparer plus tard à une liberté véritable. Mais en ce monde la sagesse est plus rare que l'habileté, plus rare même que le génie; car la sagesse suppose la victoire sur ses propres passions, victoire dont les grands hommes ne sont guère plus capables que les petits. Le Premier Consul, il faut le reconnaître, manqua de sagesse en cette occasion, et on ne peut faire valoir en sa faveur qu'une seule excuse: c'est qu'une telle opposition, encouragée par sa patience, serait peut-être devenue plus qu'incommode, mais dangereuse et même insurmontable, si la majorité du Corps Législatif et du Sénat avait fini par y prendre part, ce qui était possible. Cette excuse a un certain fondement, et elle prouve qu'il y a des temps où la dictature est nécessaire, même aux pays libres, ou destinés à l'être.

Caractère de l'opposition du Tribunat.

Quant à cette opposition du Tribunat, elle n'a pas mérité les éloges qu'on lui a décernés souvent. Inconséquente et tracassière, elle résista au Code civil, au rétablissement des autels, aux meilleurs actes enfin du Premier Consul, et regarda en silence la proscription des malheureux révolutionnaires, déportés sans jugement, pour cette machine infernale, dont ils n'étaient pas les auteurs. Les tribuns s'étaient tus alors, parce que la terrible explosion du 3 nivôse les avait glacés d'effroi, et qu'ils n'osaient pas défendre les principes de la justice, dans la personne d'hommes qui la plupart étaient couverts de sang. Le courage qu'ils n'eurent pas pour blâmer une illégalité flagrante, ils le trouvèrent tristement pour entraver des mesures excellentes! Si, du reste, un sentiment sincère de liberté inspirait beaucoup d'entre eux, chez d'autres on pouvait apercevoir ce fâcheux sentiment d'envie, qui animait le Tribunat contre le Conseil d'État, les hommes réduits à ne rien faire, contre ceux qui avaient le privilége de tout faire. Ils commirent donc de graves fautes, et malheureusement en provoquèrent de non moins graves de la part du Premier Consul: déplorable enchaînement, que l'histoire observe si souvent dans notre univers agité, dont les passions sont l'éternel mobile.

Remplacement par des hommes dévoués, du cinquième exclu dans le Corps Législatif et le Tribunat.

Il fallait remplacer le cinquième exclu, dans le Corps Législatif et le Tribunat. La majorité, qui avait prononcé les exclusions, prononça les nouvelles admissions, et le fit de la manière la plus satisfaisante pour le gouvernement consulaire. On se servit pour les nouveaux choix des listes de notabilité imaginées par M. Sieyès, comme base principale de la Constitution. Malgré les efforts du Conseil d'État, pour trouver une manière convenable de former ces listes, aucun des systèmes imaginés n'avait racheté l'inconvénient du principe. Elles étaient lentes et difficiles à former, parce qu'elles inspiraient peu de zèle aux citoyens, qui ne voyaient, dans cette vaste présentation de candidats, aucun moyen direct et immédiat d'influer sur la composition des premières autorités. Elles n'étaient en réalité qu'une manière de sauver les apparences, et de dissimuler la nécessité, alors inévitable, de la composition des grands corps de l'État par eux-mêmes; car toute élection tournait à mal, c'est-à-dire aux extrêmes. On avait eu la plus grande peine à terminer ces listes, et, sur cent deux départements alors existants, dont deux, ceux de la Corse, étaient hors la loi, dont quatre, ceux de la rive gauche du Rhin, n'étaient pas organisés, quatre-vingt-trois seulement avaient envoyé leurs listes. Il fut convenu qu'on ferait les choix dans les listes envoyées, sauf à dédommager par des choix postérieurs les départements qui n'avaient pas encore exécuté la loi.

On appela au Corps Législatif bon nombre de ces grands propriétaires, que la sécurité nouvelle dont on les faisait jouir portait à quitter la retraite dans laquelle ils avaient jusqu'ici cherché à vivre. On y appela aussi quelques préfets, quelques magistrats, qui, depuis trois ans, venaient de se former à la pratique des affaires, sous la direction du gouvernement consulaire. Parmi les personnages introduits au Tribunat se trouvait Lucien Bonaparte, revenu d'Espagne, après une ambassade plus agitée qu'utile, et affectant de ne plus rien désirer qu'une existence tranquille, employée à servir son frère dans le sein de l'un des grands corps de l'État. Avec lui on avait introduit Carnot, sorti depuis peu du ministère de la guerre, où il n'avait pas eu l'art de plaire au Premier Consul. Ce dernier n'était pas plus favorable au gouvernement consulaire que les tribuns récemment exclus; mais c'était un personnage grave, universellement respecté, dont l'opposition devait être peu active, et que la Révolution ne pouvait pas, sans une odieuse ingratitude, laisser à l'écart. Cette nomination était d'ailleurs un dernier hommage à la liberté. Après ces deux noms, le plus notable était celui de M. Daru, administrateur capable et intègre, esprit sage et cultivé.

Pendant que ces opérations s'exécutaient, le Premier Consul était arrivé à Paris, à la suite d'une absence de vingt-quatre jours. Il était de retour le 31 janvier au soir (11 pluviôse). La soumission était partout, et ce mouvement singulier de résistance qu'on avait vu se produire naguère dans les deux assemblées législatives, était maintenant complétement apaisé. L'autorité nouvelle dont le Premier Consul venait d'être revêtu, avait elle-même agi sur les esprits. Assurément c'était peu pour la puissance du Premier Consul, que la République italienne ajoutée à cette République française, qui avait vaincu et désarmé le monde; mais cet exemple de déférence, donné au génie du général Bonaparte par un peuple allié, avait produit un grand effet. Les corps de l'État vinrent tous avec empressement lui présenter leurs félicitations, et lui adresser des discours où perçait, à côté de l'exaltation de langage qu'il inspirait ordinairement, une nuance marquée de respect. Il semblait qu'on voyait déjà sur cette tête dominatrice la double couronne de France et d'Italie.

Le Premier Consul, délivré de toute opposition, peut donner cours à ses projets.

Il pouvait tout maintenant, et pour l'organisation de la France, qui était son premier objet, et pour sa grandeur personnelle, qui était le second. Il n'avait plus à craindre que les codes qu'il avait fait rédiger, et qu'il faisait rédiger encore, que les arrangements conclus avec le Pape pour la restauration des autels, n'échouassent devant la mauvaise volonté, ou devant les préjugés des grands corps de l'État. Ces projets n'étaient pas les seuls qu'il méditait. Depuis quelques mois, il préparait un vaste système d'éducation publique, pour façonner la jeunesse française au régime sorti de la Révolution. Il projetait un système de récompenses nationales, qui, sous une forme militaire, convenable au temps et à l'imagination guerrière des Français, pût servir à rémunérer les grandes actions civiles, aussi bien que les grandes actions militaires; c'était la Légion-d'Honneur, noble institution long-temps méditée en secret, et certainement pas la moins difficile des œuvres que le Premier Consul voulait faire agréer à la France républicaine. Il désirait aussi fermer une des plaies les plus profondes de la Révolution, c'était l'émigration. Beaucoup de Français vivaient encore à l'étranger, dans les mauvais sentiments que l'exil inspire, privés de leur famille, de leur fortune, de leur patrie. Avec le projet d'effacer les traces de nos profondes discordes, et de conserver tout ce que la Révolution avait eu de bon, d'en écarter tout ce qu'elle avait eu de mauvais, l'émigration n'était pas un de ses résultats qu'il fallût laisser subsister. Mais, à cause des acquéreurs de biens nationaux, toujours susceptibles et défiants, c'était l'un des actes les plus difficiles, et qui exigeaient le plus de courage. Toutefois le moment approchait où un tel acte allait devenir possible. Enfin si, comme on le disait alors de toutes parts, il fallait consolider le pouvoir dans les mains de l'homme qui l'avait exercé d'une manière si admirable, s'il fallait donner à son autorité un nouveau caractère, plus élevé, plus durable, que celui d'une magistrature temporaire de dix années, dont trois s'étaient déjà écoulées, le moment était venu encore, car la prospérité publique, fruit de l'ordre, de la victoire, de la paix, était au comble; elle était sentie en cet instant, avec une vivacité que le temps pouvait plutôt émousser qu'accroître.

Fév. 1802.
Suite du congrès d'Amiens.

Cependant ces projets de bien public et de grandeur personnelle qu'il nourrissait tous à la fois, avaient besoin pour s'accomplir d'un dernier acte, c'était la conclusion définitive de la paix maritime, laquelle se négociait au congrès d'Amiens. Les préliminaires de Londres avaient posé les bases de cette paix; mais tant que ces préliminaires n'étaient pas convertis en traité définitif, les alarmistes intéressés à troubler le repos public, ne manquaient pas de dire chaque semaine qu'on avait cessé d'être d'accord, et qu'on serait bientôt replongé dans la guerre maritime, et par la guerre maritime dans la guerre continentale. Aussi, dès son retour à Paris, le Premier Consul avait imprimé une nouvelle activité aux négociations d'Amiens. Signez, écrivait-il chaque jour à Joseph, car depuis les préliminaires il n'y a plus aucune question sérieuse à débattre.—Cela était vrai. Les préliminaires de Londres avaient résolu les seules questions importantes, en stipulant la restitution de toutes les conquêtes maritimes des Anglais, sauf Ceylan et la Trinité, dont les Hollandais et les Espagnols devaient faire le sacrifice. Les Anglais avaient bien, comme on l'a vu, demandé au congrès d'Amiens la petite île de Tabago; mais le Premier Consul avait tenu bon, et ils y avaient renoncé. Dès lors, il n'y avait plus de contestation que relativement à des points tout à fait accessoires, tels que l'entretien des prisonniers, et le régime à donner à l'île de Malte.

On a exposé précédemment la difficulté relative aux prisonniers. C'était une pure question d'argent, toujours facile à résoudre. Le régime à donner à Malte présentait une difficulté plus réelle, car une défiance réciproque compliquait les vues des deux puissances. Le Premier Consul, par un singulier pressentiment, voulait raser les fortifications de l'île, la réduire à un rocher, et en faire un lazaret neutre et ouvert à toutes les nations. Les Anglais, qui voyaient dans Malte une échelle pour aller en Égypte, disaient que le rocher seul était trop important, pour le laisser toujours accessible aux Français, qui de l'Italie pouvaient passer en Sicile, de Sicile à Malte. Ils voulaient le rétablissement de l'ordre sur ses anciennes bases, avec la création d'une langue anglaise, et d'une langue maltaise, celle-ci composée des habitants de l'île, qui leur étaient dévoués. Le Premier Consul n'avait pas admis ces conditions; car, dans l'état des mœurs en France, on ne pouvait pas espérer de composer une langue française assez nombreuse, pour contre-balancer la création d'une langue anglaise. On s'était enfin mis d'accord sur ce point. L'ordre devait être rétabli, sans qu'il y eût aucune langue nouvelle. Un autre grand-maître devait être nommé, car on ne voulait plus de M. de Hompesch, qui, en 1798, avait livré Malte au général Bonaparte. En attendant que l'ordre fût réorganisé, il était décidé qu'on demanderait au roi de Naples de fournir une garnison napolitaine de deux mille hommes, laquelle occuperait l'île lorsque les Anglais l'évacueraient. Par surcroît de précaution, on désirait que quelque grande puissance garantît cet arrangement, pour mettre Malte à l'abri de l'une de ces entreprises, qui depuis cinq ans l'avaient fait tomber au pouvoir, tantôt des Français, tantôt des Anglais. On songeait à demander cette garantie à la Russie, en se fondant sur l'intérêt que cette puissance avait témoigné à l'ordre sous Paul Ier. Sur tous ces points on était encore d'accord, au départ du Premier Consul pour Lyon. Les pêcheries rétablies sur leur ancien pied, l'indemnité territoriale promise en Allemagne à la maison d'Orange pour la perte du stathoudérat, la paix et l'intégrité de territoire assurées soit au Portugal, soit à la Turquie, ne présentaient que des questions résolues. Cependant, depuis le retour du Premier Consul à Paris, la négociation paraissait languir, et lord Cornwallis, inquiet, semblait reculer à mesure que le négociateur français faisait de nouveaux pas vers lui. On ne pouvait suspecter lord Cornwallis, bon et respectable militaire, qui ne demandait qu'à terminer amiablement les difficultés de la négociation, et à joindre à ses services guerriers un grand service civil, celui de donner la paix à sa patrie. Mais ses instructions étaient tout à coup devenues plus rigoureuses, et la peine qu'il en ressentait se peignait clairement sur son visage. Son cabinet, en effet, lui avait enjoint d'être plus difficile, plus vigilant dans la rédaction du traité, et lui avait imposé des conditions de détail qu'il était peu aisé de faire subir à l'humeur altière et défiante du Premier Consul. Ce brave militaire, qui avait cru couronner sa carrière par un acte mémorable, en était à craindre de voir sa vieille considération ternie par le rôle qu'on allait lui faire jouer dans une négociation scandaleusement rompue. Dans son chagrin, il s'en était franchement ouvert à Joseph Bonaparte, et faisait avec lui de sincères efforts pour vaincre les obstacles opposés à la conclusion de la paix.

On se demandera quel motif avait pu détruire tout à coup, ou refroidir du moins, les dispositions pacifiques du cabinet présidé par M. Addington? Ce motif est facile à comprendre. Il s'était fait à Londres une sorte de revirement, ordinaire dans les pays libres. Les préliminaires étaient signés depuis six mois, et, dans cet état intermédiaire, qui, sauf les coups de canon, ressemblait assez à la guerre, on avait peu joui des bienfaits de la paix. Le haut commerce, qui en Angleterre était la classe la plus intéressée à une reprise d'hostilités, parce que la guerre lui valait le monopole universel, avait cru se dédommager de ce qu'il perdait en faisant des expéditions nombreuses pour les ports de France. Il y avait trouvé des règlements prohibitifs, qui étaient nés d'une lutte violente, et qu'on n'avait pas eu le temps d'adoucir. Le peuple, qui espérait l'abaissement du prix des denrées alimentaires, n'avait pas vu jusqu'ici se réaliser son espérance, car il fallait un traité définitif pour vaincre les spéculateurs qui tenaient le prix des céréales encore très-élevé. Enfin les grands propriétaires, qui souhaitaient la réduction de tous les impôts, les classes moyennes, qui demandaient la suppression de l'income-tax, n'avaient point encore recueilli les fruits promis de la pacification du monde. Un peu de désenchantement avait donc succédé à cet engouement inouï pour la paix, qui, six mois auparavant, avait saisi subitement le peuple anglais, peuple tout aussi sujet à engouement que le peuple français. Mais, plus que tout le reste, les scènes de Lyon avaient agi sur son imagination ombrageuse. Cette prise de possession de l'Italie, devenue si manifeste, avait paru pour la France et pour son chef quelque chose de si grand, que la jalousie britannique en avait été vivement excitée. C'était un argument de plus pour le parti de la guerre, qui déjà ne manquait pas de dire que la France allait s'agrandissant toujours, et l'Angleterre se rapetissant à proportion. Une nouvelle récente et très-répandue agissait également sur les esprits: c'était celle d'une acquisition considérable faite par les Français en Amérique. On avait vu la Toscane donnée sous le titre de royaume d'Étrurie à un infant, sans connaître le prix de ce don fait à l'Espagne. Maintenant que le Premier Consul réclamait à Madrid la cession de la Louisiane, qui était l'équivalent stipulé de la Toscane, cette condition du traité se trouvait divulguée; et ce fait, joint à l'expédition de Saint-Domingue, révélait des projets nouveaux et vastes en Amérique. À tout cela on ajoutait qu'un port considérable était acquis par la France dans la Méditerranée, c'était celui de l'île d'Elbe, échangée contre le duché de Piombino.

Ces divers bruits répandus à la fois, pendant que la Consulte, réunie à Lyon, décernait au général Bonaparte le gouvernement de l'Italie, avaient rendu à Londres un peu de force au parti de la guerre, lequel avait été obligé jusqu'ici de se renfermer dans une extrême réserve, et de saluer, au moins de quelques hommages hypocrites, le rétablissement de la paix.

M. Pitt, sorti du cabinet depuis l'année dernière, mais toujours plus puissant dans sa retraite que ses honnêtes et faibles successeurs ne l'étaient au pouvoir, s'était tu sur les préliminaires. Il n'avait rien dit des conditions, mais il avait approuvé le fait même de la paix. Ses anciens collègues, fort inférieurs à lui, et par conséquent moins modérés, MM. Windham, Dundas, Grenville, avaient blâmé la faiblesse du cabinet Addington, et trouvé les conditions des préliminaires désavantageuses pour la Grande-Bretagne. En apprenant le départ d'une flotte portant vingt mille hommes à Saint-Domingue, ils s'étaient récriés contre la duperie de M. Addington, qui laissait passer une escadre destinée à rétablir la puissance française dans les Antilles, sans être assuré de la paix définitive. Ils présageaient qu'il serait victime de son imprudente confiance. À la nouvelle des événements de Lyon, de la cession de la Louisiane, de l'acquisition de l'île d'Elbe, ils s'étaient récriés plus vivement encore, et lord Carlisle avait fait une violente sortie contre l'ambition gigantesque de la France, et contre la faiblesse du nouveau cabinet britannique.

M. Pitt continuait de se taire, pensant qu'il fallait laisser épuiser ce goût pour la paix, dont la multitude de Londres paraissait éprise, et qu'il convenait de protéger encore quelque temps le cabinet destiné à satisfaire un goût probablement passager. Le cabinet anglais lui-même se montrait ému de l'effet produit sur l'opinion publique; mais il craignait beaucoup plus ce qu'on dirait, si la paix était rompue aussitôt qu'essayée, et si un traité en forme ne prenait pas la place des articles préliminaires. Il se borna donc à expédier quelques bâtiments armés, qu'on avait trop tôt rappelés dans les ports, et à les envoyer dans les Antilles, pour y surveiller la flotte française dirigée sur Saint-Domingue. Il envoya à lord Cornwallis des instructions, qui, sans changer le fond des choses, aggravaient certaines conditions, et surchargeaient la rédaction définitive, de précautions ou inutiles, ou désagréables pour la dignité du gouvernement français. Lord Hawkesbury voulait que l'on stipulât avec précision un solde au profit de l'Angleterre, pour le nombre de prisonniers qu'elle avait eu à entretenir; il voulait que la Hollande payât à la maison d'Orange une indemnité en argent, indépendamment de l'indemnité territoriale promise en Allemagne; il voulait que l'on stipulât formellement que l'ancien grand-maître ne serait pas remis à la tête de l'ordre de Malte. Il aurait désiré surtout faire figurer un plénipotentiaire turc au congrès d'Amiens, car, toujours rempli du souvenir de l'Égypte, le cabinet britannique tenait à enchaîner l'audace du Premier Consul en Orient. Il souhaitait enfin une rédaction, qui permît au Portugal d'échapper aux stipulations du traité de Badajos, stipulations en vertu desquelles la cour de Lisbonne perdait Olivença en Europe, et un certain arrondissement territorial en Amérique.

Telles furent les instructions envoyées à lord Cornwallis. Cependant il y eut une proposition qui fut réservée pour être faite directement par lord Hawkesbury à M. Otto. Cette proposition était relative à l'Italie.—Nous voyons, dit lord Hawkesbury à M. Otto, qu'il n'y a rien à obtenir du Premier Consul, en ce qui touche le Piémont. Demander quelque chose à cet égard serait vouloir l'impossible. Mais que le Premier Consul concède la plus faible indemnité territoriale au roi de Sardaigne, dans quelque coin de l'Italie que ce soit, et, en échange de cette concession, nous reconnaîtrons à l'instant même tout ce que la France a fait dans cette contrée. Nous reconnaîtrons le royaume d'Étrurie, la République italienne et la République ligurienne.—

Les changements demandés soit par lord Cornwallis, soit par lord Hawkesbury, consistant plutôt dans la forme que dans le fond, n'étaient bien fâcheux ni pour la puissance ni pour l'orgueil de la France. La paix était assez belle en soi, pour l'accepter telle qu'on la proposait. Mais le Premier Consul, ne pouvant pas démêler si ces nouvelles demandes étaient une pure précaution du cabinet anglais, dans l'intention de rendre le traité plus présentable au Parlement, ou si en effet ce retour en arrière sur des points déjà concédés, accompagné d'armements maritimes, cachait une secrète pensée de rupture, agit comme il faisait toujours, en allant résolument au but. Il concéda ce qui lui semblait devoir être concédé, et refusa nettement le reste. Relativement aux prisonniers, il repoussa la stipulation précise d'un solde au profit de l'Angleterre, mais accorda la formation d'une commission, qui réglerait le compte des dépenses, en considérant toutefois comme prisonniers anglais, les soldats allemands ou autres qui avaient été à son service. Il ne voulut pas que la Hollande donnât un florin pour le stathouder. Il consentit d'une manière formelle à la nomination d'un nouveau grand-maître de Malte, mais sans aucune expression applicable à M. de Hompesch, et de laquelle on pût induire que la France se laissait imposer l'abandon des gens qui l'avaient servie. Il voulut bien que la garantie de Malte, proposée à la Russie, fût demandée aussi à l'Autriche, à la Prusse et à l'Espagne. Enfin, sans admettre un plénipotentiaire turc ou portugais, il consentit à l'insertion d'un article dans lequel l'intégrité du territoire turc, et celle du territoire portugais, seraient formellement garanties.

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