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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20)

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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20)

Author: Adolphe Thiers

Release date: July 26, 2013 [eBook #43312]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, (VOL. 08 / 20) ***

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR M. A. THIERS

TOME HUITIÈME

Emblème de l'éditeur.

PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1849

L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie) le 20 février 1849.

PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD.

HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.

LIVRE VINGT-HUITIÈME.

FONTAINEBLEAU.

Joie causée en France et dans les pays alliés par la paix de Tilsit. — Premiers actes de Napoléon après son retour à Paris. — Envoi du général Savary à Saint-Pétersbourg. — Nouvelle distribution des troupes françaises dans le Nord. — Le corps d'armée du maréchal Brune chargé d'occuper la Poméranie suédoise et d'exécuter le siége de Stralsund, dans le cas d'une reprise d'hostilités contre la Suède. — Instances auprès du Danemark pour le décider à entrer dans la nouvelle coalition continentale. — Saisie des marchandises anglaises sur tout le continent. — Premières explications de Napoléon avec l'Espagne après le rétablissement de la paix. — Sommation adressée au Portugal pour le contraindre à expulser les Anglais de Lisbonne et d'Oporto. — Réunion d'une armée française à Bayonne. — Mesures semblables à l'égard de l'Italie. — Occupation de Corfou. — Dispositions relatives à la marine. — Événements accomplis sur mer, du mois d'octobre 1805 au mois de juillet 1807. — Système des croisières. — Croisières du capitaine L'Hermitte sur la côte d'Afrique, du contre-amiral Willaumez sur les côtes des deux Amériques, du capitaine Leduc dans les mers Boréales. — Envois de secours aux colonies françaises et situation de ces colonies. — Nouvelle ardeur de Napoléon pour la marine. — Système de guerre maritime auquel il s'arrête. — Affaires intérieures de l'Empire. — Changements dans le personnel des grands emplois. — M. de Talleyrand nommé vice-grand-électeur, le prince Berthier vice-connétable. — M. de Champagny nommé ministre des affaires étrangères, M. Crétet ministre de l'intérieur, le général Clarke ministre de la guerre. — Mort de M. de Portalis, et son remplacement par M. Bigot de Préameneu. — Suppression définitive du Tribunat. — Épuration de la magistrature. — État des finances. — Budgets de 1806 et 1807. — Balance rétablie entre les recettes et les dépenses sans recourir à l'emprunt. — Création de la caisse de service. — Institution de la Cour des comptes. — Travaux publics. — Emprunts faits pour ces travaux au trésor de l'armée. — Dotations accordées aux maréchaux, généraux, officiers et soldats. — Institution des titres de noblesse. — État des mœurs et de la société française. — Caractère de la littérature, des sciences et des arts sous Napoléon. — Session législative de 1807. — Adoption du Code de commerce. — Mariage du prince Jérôme. — Clôture de la courte session de 1807, et translation de la cour impériale à Fontainebleau. — Événements en Europe pendant les trois mois consacrés par Napoléon aux affaires intérieures de l'Empire. — État de la cour de Saint-Pétersbourg depuis Tilsit. — Efforts de l'empereur Alexandre pour réconcilier la Russie avec la France. — Ce prince offre sa médiation au cabinet britannique. — Situation des partis en Angleterre. — Remplacement du ministère Fox-Grenville par le ministère de MM. Canning et Castlereagh. — Dissolution du Parlement. — Formation d'une majorité favorable au nouveau ministère. — Réponse évasive à l'offre de la médiation russe, et envoi d'une flotte à Copenhague pour s'emparer de la marine danoise. — Débarquement des troupes anglaises sous les murs de Copenhague, et préparatifs de bombardement. — Les Danois sont sommés de rendre leur flotte. — Sur leur refus, les Anglais les bombardent trois jours et trois nuits. — Affreux désastre de Copenhague. — Indignation générale en Europe, et redoublement d'hostilités contre l'Angleterre. — Efforts de celle-ci pour faire approuver à Vienne et à Saint-Pétersbourg l'acte odieux commis contre le Danemark. — Dispositions inspirées à la cour de Russie par les derniers événements. — Elle prend le parti de s'allier plus étroitement à Napoléon pour en obtenir, outre la Finlande, la Moldavie et la Valachie. — Instances d'Alexandre auprès de Napoléon. — Résolutions de celui-ci après le désastre de Copenhague. — Il encourage la Russie à s'emparer de la Finlande, entretient ses espérances à l'égard des provinces du Danube, conclut un arrangement avec l'Autriche, reporte ses troupes du nord de l'Italie vers le midi, afin de préparer l'expédition de Sicile, réorganise la flottille de Boulogne, et précipite l'invasion du Portugal. — Formation d'un second corps d'armée pour appuyer la marche du général Junot vers Lisbonne, sous le titre de deuxième corps d'observation de la Gironde. — La question du Portugal fait naître celle d'Espagne. — Penchants et hésitations de Napoléon à l'égard de l'Espagne. — L'idée systématique d'exclure les Bourbons de tous les trônes de l'Europe se forme peu à peu dans son esprit. — Le défaut d'un prétexte suffisant pour détrôner Charles IV le fait hésiter. — Rôle de M. de Talleyrand et du prince Cambacérès en cette circonstance. — Napoléon s'arrête à l'idée d'un partage provisoire du Portugal avec la cour de Madrid, et signe le 27 octobre le traité de Fontainebleau. — Tandis qu'il est disposé à un ajournement à l'égard de l'Espagne, de graves événements survenus à l'Escurial appellent toute son attention. — État de la cour de Madrid. — Administration du prince de la Paix. — La marine, l'armée, les finances, le commerce de l'Espagne en 1807. — Partis qui divisent la cour. — Parti de la reine et du prince de la Paix. — Parti de Ferdinand, prince des Asturies. — Une maladie de Charles IV, qui fait craindre pour sa vie, inspire à la reine et au prince de la Paix l'idée d'éloigner Ferdinand du trône. — Moyens imaginés par celui-ci pour se défendre contre les projets de ses ennemis. — Il s'adresse à Napoléon afin d'obtenir la main d'une princesse française. — Quelques imprudences de sa part éveillent le soupçon sur sa manière de vivre, et provoquent une saisie de ses papiers. — Arrestation de ce prince, et commencement d'un procès criminel contre lui et ses amis. — Charles IV révèle à Napoléon ce qui se passe dans sa famille. — Napoléon, provoqué à se mêler des affaires d'Espagne, forme un troisième corps d'armée du côté des Pyrénées, et ordonne le départ de ses troupes en poste. — Tandis qu'il se prépare à intervenir, le prince de la Paix, effrayé de l'effet produit par l'arrestation du prince des Asturies, se décide à lui faire accorder son pardon, moyennant une soumission déshonorante. — Pardon et humiliation de Ferdinand. — Calme momentané dans les affaires d'Espagne. — Napoléon en profite pour se rendre en Italie. — Il part de Fontainebleau pour Milan vers le milieu de novembre 1807.

Juillet 1807.
État des esprits en France et en Europe après la paix de Tilsit.

La paix de Tilsit avait causé en France une joie profonde et universelle. Sous le vainqueur d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, on ne pouvait craindre la guerre: cependant, après la journée d'Eylau, on avait conçu un moment d'inquiétude en le voyant engagé si loin, dans une lutte si acharnée; et d'ailleurs un instinct secret disait clairement à quelques-uns, confusément à tous, qu'il fallait, dans cette voie comme dans toute autre, savoir s'arrêter à temps; qu'après les succès pouvaient venir les revers; que la fortune, facilement inconstante, ne devait pas être poussée à bout, et que Napoléon serait le seul des trois ou quatre héros de l'humanité auquel elle n'aurait pas fait expier ses faveurs, s'il voulait en abuser. Il y a dans les choses humaines un terme qu'il ne faut pas dépasser, et, d'après un sentiment alors général, Napoléon touchait à ce terme, que l'esprit discerne plus facilement que les passions ne l'acceptent.

Au reste on éprouvait le besoin de la paix et de ses douces jouissances. Sans doute Napoléon avait procuré à la France la sécurité intérieure, et la lui avait procurée à ce point, que pendant une absence de près d'une année, et à une distance de quatre ou cinq cents lieues, pas un trouble n'avait éclaté. Une courte anxiété produite par le carnage d'Eylau, par le renchérissement des subsistances durant l'hiver, de timides propos tenus dans les salons de quelques mécontents, avaient été les seules agitations qui eussent signalé la crise qu'on venait de traverser. Mais, bien qu'on ne craignît plus le retour des horreurs de quatre-vingt-treize et qu'on se livrât à une entière confiance, c'était toutefois à la condition que Napoléon vivrait, et qu'il cesserait d'exposer aux boulets sa tête précieuse; c'était avec le désir de goûter, sans mélange d'inquiétude, l'immense prospérité dont il avait doté la France. Ceux qui lui devaient de grandes situations aspiraient à en jouir; les classes qui vivent de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, c'est-à-dire la presque totalité de la nation, désiraient enfin mettre à profit les conséquences de la révolution et la vaste étendue de débouchés ouverts à la France; car si les mers nous étaient fermées, le continent entier s'offrait à notre activité, à l'exclusion de l'industrie britannique. Les mers elles-mêmes, on espérait les voir s'ouvrir de nouveau par suite des négociations de Tilsit. On avait vu en effet les deux plus grandes puissances du continent, éclairées sur la conformité de leurs intérêts actuels, sur l'inutilité de leur lutte, s'embrasser en quelque sorte aux bords du Niémen, dans la personne de leurs souverains, et s'unir pour fermer le littoral de l'Europe à l'Angleterre, pour tourner contre elle les efforts de toutes les nations, et on se flattait que cette puissance, effrayée de son isolement, en 1807 comme en 1802, accepterait la paix à des conditions modérées. Il ne semblait pas supposable que la médiation du cabinet russe, qui allait lui être offerte, rendant facile à son orgueil une pacification que réclamaient ses intérêts, pût être repoussée. On jouissait de la paix du continent; celle des mers se laissait entrevoir; et on était heureux tout à la fois de ce qu'on possédait, et de ce qu'on espérait. L'armée, sur qui pesait plus particulièrement le fardeau de la guerre, n'était cependant pas aussi avide de la paix que le reste de la nation. Ses principaux chefs, il est vrai, qui avaient déjà vu tant de régions lointaines et de batailles sanglantes, qui étaient couverts de gloire, que Napoléon allait bientôt combler de richesses, désiraient, comme la nation elle-même, jouir de ce qu'ils avaient acquis. Bon nombre de vieux soldats, qui avaient leur part assurée dans la munificence de Napoléon, n'étaient pas d'un autre avis. Mais les jeunes généraux, les jeunes officiers, les jeunes soldats, et c'était une grande partie de l'armée, ne demandaient pas mieux que de voir naître de nouvelles occasions de gloire et de fortune. Toutefois, après une rude campagne, un intervalle de repos ne laissait pas de leur plaire, et on peut dire que la paix de Tilsit était saluée par les unanimes acclamations de la nation et de l'armée, de la France et de l'Europe, des vainqueurs et des vaincus. Excepté l'Angleterre qui trouvait le continent encore une fois uni contre elle, excepté l'Autriche qui avait espéré un moment la ruine de son dominateur, il n'y avait personne qui n'applaudit à cette paix, succédant tout à coup à la plus grande agitation guerrière des temps modernes.

On attendait Napoléon avec impatience; car, outre les raisons qu'on avait de ne pas voir avec plaisir ses absences, toujours motivées par la guerre, on aimait à le savoir près de soi, veillant sur le repos de tout le monde, et s'appliquant à tirer de son génie inépuisable de nouveaux moyens de prospérité. Le canon des Invalides, qui annonçait son entrée dans le palais de Saint-Cloud, retentit dans tous les cœurs comme le signal du plus heureux événement, et le soir une illumination générale, que ni la police de Paris ni les menaces de la multitude n'avaient commandée, et qui brillait aux fenêtres des citoyens autant que sur la façade des édifices publics, attesta un sentiment de joie vrai, spontané, universel.

Ma raison, glacée par le temps, éclairée par l'expérience, sait bien tous les périls cachés sous cette grandeur sans mesure, périls d'ailleurs faciles à juger après l'événement. Cependant, quoique voué au culte modeste du bon sens, qu'on me permette un instant d'enthousiasme pour tant de merveilles, qui n'ont pas duré, mais qui auraient pu durer, et de les raconter avec un complet oubli des calamités qui les ont suivies! Pour retracer avec un sentiment plus juste ces temps si différents du nôtre, je veux ne pas apercevoir avant qu'ils soient venus les tristes jours qui se sont succédé depuis.

Situation du crédit public après Tilsit.

C'est un signe vulgaire, mais vrai, de la disposition des esprits, que le taux des fonds publics dans les grands États modernes, qui font usage du crédit, et qui dans un vaste marché, appelé Bourse, permettent qu'on vende et qu'on achète les titres des emprunts qu'ils ont contractés envers les capitalistes de toutes les nations. La rente 5 pour 100 (signifiant, comme on sait, un intérêt de 5 alloué à un capital nominal de 100), que Napoléon avait trouvée à 12 francs au 18 brumaire, et portée depuis à 60, s'était élevée après Austerlitz à 70, puis avait dépassé ce terme pour atteindre celui de 90, taux inconnu alors en France. La disposition à la confiance était même si prononcée, que le prix de ce fonds allait au delà, et s'élevait, vers la fin de juillet 1807, à 92 et 93. Au lendemain des assignats, quand le goût des spéculations financières n'existait pas, quand les fonds publics n'avaient pas fait encore la fortune de grands spéculateurs, et avaient entraîné au contraire la ruine des créanciers légitimes de l'État, quand le prix de l'argent était tel qu'on trouvait facilement dans des placements solides un intérêt de 6 et 7 pour 100, il fallait une immense confiance dans le gouvernement établi, pour que les titres de la dette perpétuelle fussent acceptés à un intérêt qui n'était guère au-dessus de 5 pour 100.

Langage de Napoléon en arrivant à Saint-Cloud.

Le 27 juillet au matin, Napoléon était arrivé au château de Saint-Cloud, où il avait coutume de passer l'été. Aux princesses de sa famille empressées de le revoir, s'étaient joints les grands dignitaires, les ministres, et les principaux membres des corps de l'État. La confiance et la joie rayonnaient sur son visage.—Voilà la paix continentale assurée, leur dit-il, et quant à la paix maritime, nous l'obtiendrons bientôt, par le concours volontaire ou imposé de toutes les puissances continentales. J'ai lieu de croire solide l'alliance que je viens de conclure avec la Russie. Il me suffirait d'une alliance moins puissante pour contenir l'Europe, pour enlever toute ressource à l'Angleterre. Avec celle de la Russie que la victoire m'a donnée, que la politique me conservera, je viendrai à bout de toutes les résistances. Jouissons de notre grandeur, et faisons-nous maintenant commerçants et manufacturiers.—S'adressant particulièrement à ses ministres, Napoléon leur dit: J'ai assez fait le métier de général, je vais reprendre avec vous celui de premier ministre, et recommencer mes grandes revues d'affaires, qu'il est temps de faire succéder à mes grandes revues d'armées.—Il retint à Saint-Cloud le prince Cambacérès, qu'il admit à partager son dîner de famille, et avec lequel il s'entretint de ses projets, car sa tête ardente, sans cesse en travail, ne terminait une œuvre que pour en commencer une autre.

Mesures de Napoléon tendant à réaliser le système politique convenu à Tilsit.

Le lendemain il s'occupa de donner des ordres qui embrassaient l'Europe de Corfou à Kœnigsberg. Sa première pensée fut de tirer sur-le-champ les conséquences de l'alliance russe qu'il venait de conclure à Tilsit. Cette alliance, achetée au prix de victoires sanglantes, et d'espérances intimes inspirées à l'ambition russe, il fallait la mettre à profit avant que le temps, ou d'inévitables mécomptes, vinssent en refroidir les premières ardeurs. On s'était promis de violenter la Suède, de persuader le Danemark, d'entraîner le Portugal par le moyen de l'Espagne, et de déterminer de la sorte tous les États riverains des mers européennes à se prononcer contre l'Angleterre. On s'était même engagé à peser sur l'Autriche, pour l'amener à des résolutions semblables. L'Angleterre allait ainsi se voir enveloppée d'une ceinture d'hostilités, depuis Kronstadt jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Trieste, si elle n'acceptait pas les conditions de paix que la Russie était chargée de lui offrir. Pendant son trajet de Dresde à Paris, Napoléon avait déjà donné des ordres, et le lendemain même de son arrivée à Paris, il continua d'en donner de nouveaux, pour l'exécution immédiate de ce vaste système. Son premier soin devait être d'envoyer à Saint-Pétersbourg un agent qui continuât auprès d'Alexandre l'œuvre de séduction commencée à Tilsit. Il ne pouvait pas assurément trouver un ambassadeur aussi séduisant qu'il l'était lui-même. Il fallait néanmoins en trouver un qui pût plaire, inspirer confiance, et aplanir les difficultés qui surgissent même dans l'alliance la plus sincère. Ce choix exigeait quelque réflexion. En attendant d'en avoir fait un qui réunît les conditions désirables, Napoléon envoya un officier, ordinairement employé et propre à tout, à la guerre, à la diplomatie, à la police, sachant être tour à tour souple ou arrogant, et très-capable de s'insinuer dans l'esprit du jeune monarque, auquel il avait déjà su plaire: c'était le général Savary, dont nous avons fait connaître ailleurs l'esprit, le courage, le dévouement sans scrupule et sans bornes. Envoi du général Savary comme ministre temporaire à Saint-Pétersbourg. Le général Savary, envoyé en 1805 au quartier-général russe, avait trouvé Alexandre rempli d'orgueil la veille de la bataille d'Austerlitz, consterné le lendemain, n'avait pas abusé du changement de la fortune, avait au contraire habilement ménagé le prince vaincu, et, profitant de l'ascendant que donnent sur autrui les faiblesses dont on a surpris le secret, avait acquis une sorte d'influence, suffisante pour une mission passagère. Dans ce premier moment, où il s'agissait de savoir si Alexandre serait sincère, s'il saurait résister aux ressentiments de sa nation, qui n'avait pas aussi vite que lui passé des douleurs de Friedland aux illusions de Tilsit, le général Savary était propre par sa finesse à pénétrer le jeune prince, à l'intimider par son audace, et au besoin à répondre par une insolence toute militaire aux insolences qu'il pouvait essuyer à Saint-Pétersbourg. Le général Savary avait un autre avantage, que l'orgueil malicieux de Napoléon ne dédaignait pas. La guerre avec la Russie avait commencé pour la mort du duc d'Enghien: Napoléon n'était pas fâché d'envoyer à cette puissance l'homme qui avait le plus figuré dans cette catastrophe. Il narguait ainsi l'aristocratie russe ennemie de la France, sans blesser le prince, qui, dans sa mobilité, avait oublié la cause de la guerre aussi vite que la guerre elle-même.

Napoléon, sans aucun titre apparent, donna au général Savary des pouvoirs étendus, et beaucoup d'argent pour qu'il pût vivre à Saint-Pétersbourg sur un pied convenable. Le général Savary devait protester auprès du jeune empereur de la sincérité de la France, le presser de s'expliquer avec l'Angleterre, d'en venir avec elle à un prompt résultat, soit la paix, soit la guerre, et, si c'était la guerre, d'envahir sur-le-champ la Finlande, entreprise qui, en flattant l'ambition moscovite, aurait pour résultat d'engager définitivement la Russie dans la politique de la France. Le général enfin devait consacrer toutes les ressources de son esprit à faire prévaloir et fructifier l'alliance conclue à Tilsit.

Mesures militaires à l'égard de la Suède.

Ces soins donnés aux relations avec la Russie, Napoléon s'occupa des autres cabinets appelés à concourir à son système. Il ne comptait guère sur une conduite sensée de la part de la Suède, gouvernée alors par un roi extravagant. Bien que cette puissance eût un double intérêt à ne pas attendre qu'on la violentât, l'intérêt de contribuer au triomphe des neutres, et celui de s'épargner une invasion russe, Napoléon pensait néanmoins qu'on serait prochainement obligé d'employer la force contre elle. C'était chose bien facile avec une armée de 420 mille hommes, dominant le continent du Rhin au Niémen. Il arrêta donc quelques dispositions pour envahir immédiatement la Poméranie suédoise, seule possession que ses anciennes et ses récentes folies eussent permis à la Suède de conserver sur le sol de l'Allemagne. Dans cette vue, Napoléon apporta divers changements à la distribution de ses forces en Pologne et en Prusse. Distribution de l'armée française dans le nord de l'Europe. Il ne voulait évacuer la Pologne que lorsque la nouvelle royauté saxonne, qu'il venait d'y rétablir, y serait bien assise, et la Prusse que lorsque les contributions de guerre, tant ordinaires qu'extraordinaires, seraient intégralement acquittées. En conséquence le maréchal Davout, avec son corps, avec les troupes polonaises de nouvelle levée, avec la plus grande partie des dragons, eut ordre d'occuper la partie de la Pologne destinée, sous le titre de grand-duché de Varsovie, au roi de Saxe. Une division devait stationner à Thorn, une autre à Varsovie, une troisième à Posen. Les dragons devaient manger les fourrages des bords de la Vistule. C'était ce qu'on appelait le premier commandement. Le maréchal Soult, avec son corps d'armée, et presque toute la réserve de cavalerie, eut la mission d'occuper la vieille Prusse, depuis la Pregel jusqu'à la Vistule, depuis la Vistule jusqu'à l'Oder, avec ordre de se retirer successivement, au fur et à mesure de l'acquittement des contributions. La grosse cavalerie et la cavalerie légère devaient vivre dans l'île de Nogath, au milieu de l'abondance répandue dans ce Delta de la Vistule. Au sein de ce second commandement, Napoléon en intercala un autre, en quelque sorte exceptionnel, comme le lieu qui en réclamait la présence, c'était celui de Dantzig. Il y plaça les grenadiers d'Oudinot, plus la division Verdier, qui avaient formé le corps du maréchal Lannes, et qui devaient occuper cette riche cité, ainsi que le territoire qu'elle avait recouvré avec la qualité de ville libre. La division Verdier n'était pas destinée à y rester, mais les grenadiers avaient ordre d'y demeurer jusqu'au parfait éclaircissement des affaires européennes. Le troisième commandement, embrassant la Silésie, fut confié au maréchal Mortier, que Napoléon plaçait volontiers dans les provinces où il se trouvait beaucoup de richesses à sauver des désordres de la guerre, et qui avait quitté son corps d'armée, dissous récemment par la réunion des Polonais et des Saxons dans le duché de Varsovie. Ce maréchal avait sous ses ordres les cinquième et sixième corps, que venaient de quitter les maréchaux Masséna et Ney. Ces deux derniers et le maréchal Lannes avaient obtenu la permission de se rendre en France pour s'y reposer des fatigues de la guerre. Le cinquième corps était cantonné aux environs de Breslau dans la haute Silésie; le sixième, autour de Glogau dans la basse Silésie. Le premier corps, confié au général Victor, depuis la blessure du prince de Ponte-Corvo, eut ordre d'occuper Berlin, faisant route dans son mouvement rétrograde, avec la garde impériale qui revenait en France, pour y recevoir des fêtes magnifiques. Enfin les troupes qui avaient formé l'armée d'observation sur les derrières de Napoléon, furent rapidement portées vers le littoral. Les Italiens, une partie des Bavarois, les Badois, les Hessois, les deux belles divisions françaises Boudet et Molitor, furent acheminés avec le parc d'artillerie, qui avait servi pour assiéger Dantzig, vers la Poméranie suédoise. Le corps d'armée du maréchal Brune chargé de faire le siége de Stralsund en cas d'hostilités avec les Suédois. Napoléon accrut ce parc de tout ce que la belle saison avait permis de réunir en bouches à feu ou en munitions, et le fit placer au vis-à-vis Stralsund, pour enlever ce pied-à-terre au roi de Suède, dans le cas où ce prince, fidèle à son caractère, reprendrait, à lui seul, les hostilités lorsque tout le monde aurait posé les armes. Le maréchal Brune, qui avait été mis à la tête de l'armée d'observation, reçut le commandement direct de ces troupes, s'élevant à un total de 38 mille hommes, et pourvues d'un immense matériel. L'ingénieur Chasseloup, qui avait si habilement dirigé le siége de Dantzig, fut chargé de diriger encore celui de Stralsund, si on était amené à l'entreprendre.

Le maréchal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, parti pour Hambourg où il était allé se remettre de sa blessure, eut le commandement des troupes destinées à garder les villes anséatiques et le Hanovre. Les Hollandais furent rapprochés de la Hollande, et portés sur l'Ems; les Espagnols occupèrent Hambourg. Les Espagnols à Hambourg. Ces derniers avaient franchi, les uns l'Italie, les autres la France, pour se rendre à travers l'Allemagne, sur les côtes de la mer du Nord. Ils formaient un corps de 14 mille hommes, sous les ordres du marquis de La Romana. C'étaient de beaux soldats, au teint brun, aux membres secs, frissonnant de froid sur les plages tristes et glacées de l'Océan septentrional, présentant un singulier contraste avec nos alliés du Nord, et rappelant, par l'étrange diversité des peuples asservis au même joug, les temps de la grandeur romaine. Suivis de beaucoup de femmes, d'enfants, de chevaux, de mulets et d'ânes chargés de bagages, assez mal vêtus, mais d'une manière originale, vifs, animés, bruyants, ne sachant que l'espagnol, vivant exclusivement entre eux, manœuvrant peu, et employant une partie du jour à danser au son de la guitare avec les femmes qui les accompagnaient, ils attiraient la curiosité stupéfaite des graves habitants de Hambourg, dont les journaux racontaient ces détails à l'Europe étonnée de tant de scènes extraordinaires. Le corps du maréchal Mortier ayant été dissous, comme nous venons de le dire, la division française Dupas, qui en avait fait partie, fut dirigée vers les villes anséatiques, pour voler au secours de nos alliés, Hollandais ou Espagnols, qui recevraient la visite de l'ennemi. Cet ennemi ne pouvait être autre que les Anglais, qui, depuis un an, avaient toujours promis en vain une expédition continentale, et qui pouvaient bien, comme il arrive souvent quand on a beaucoup hésité, agir lorsque le temps d'agir serait passé. Aux troupes du maréchal Brune, ayant mission de faire face à Stralsund, à celles du maréchal prince de Ponte-Corvo, ayant mission d'observer le Hanovre et la Hollande, devaient se joindre au besoin la division Dupas d'abord, puis le premier corps tout entier, concentré en ce moment autour de Berlin. Toute tentative des Anglais devait échouer contre une pareille réunion de forces.

Ainsi tout était prêt, si la médiation russe ne réussissait pas, pour rejeter les Suédois de la Poméranie dans Stralsund, de Stralsund dans l'île de Rugen, de l'île de Rugen dans la mer, pour y précipiter les Anglais eux-mêmes, en cas d'une descente de leur part sur le continent. Ces mesures devaient avoir aussi pour résultat d'obliger le Danemark à compléter, par son adhésion, la coalition continentale contre l'Angleterre. Tout était facile sous le rapport des procédés à l'égard des Suédois. Ils s'étaient conduits d'une manière si hostile et si arrogante, qu'il n'y avait qu'à les sommer, et à les pousser ensuite sur Stralsund. Les Danois au contraire avaient si scrupuleusement observé la neutralité, s'étaient conduits avec tant de mesure, inclinant de cœur vers la cause de la France qui était la leur, mais n'osant se prononcer, qu'on ne pouvait pas les brusquer comme les Suédois. Instances de la diplomatie française auprès du Danemark, pour le décider à compléter par son adhésion la coalition continentale. Napoléon chargea M. de Talleyrand d'écrire sur-le-champ au cabinet de Copenhague, pour lui faire sentir qu'il était temps de prendre un parti, que la cause de la France était la sienne, car la France ne luttait contre l'Angleterre que pour la question des neutres, et la question des neutres était une question d'existence pour toutes les puissances navales, surtout pour les plus petites, habituellement les moins ménagées par la suprématie britannique. M. de Talleyrand avait ordre d'être amical, mais pressant. Il avait ordre aussi d'offrir au Danemark les plus belles troupes françaises, et le concours d'une artillerie formidable, capable de tenir à distance les vaisseaux anglais les mieux armés.

Saisie des marchandises anglaises sur tout le continent.

C'était en effrayant l'Angleterre de cette réunion de forces, et en sévissant contre son commerce avec la dernière rigueur, que Napoléon croyait seconder utilement la médiation russe. Tandis qu'il prenait les mesures militaires que nous venons de rapporter, il avait fait saisir les marchandises anglaises à Leipzig, où il s'en était trouvé une quantité considérable. Mécontent de la manière dont on avait exécuté ses ordres dans les villes anséatiques, il fit enlever la factorerie anglaise à Hambourg, confisquer beaucoup de valeurs et de marchandises, et intercepter à toutes les postes les lettres du commerce britannique, dont plus de cent mille furent brûlées. Le roi Louis, qui, sur le trône de Hollande, le contrariait sans cesse, par ses mesures irréfléchies, par sa vanité, par la réduction projetée de l'armée et de la marine hollandaises (ce qui n'empêchait pas qu'il voulût instituer une garde royale, nommer des maréchaux, faire la dépense d'un couronnement), le roi Louis, à tous ses plans imaginés pour plaire à ses nouveaux sujets, joignait une tolérance à l'égard du commerce anglais, qui devenait une vraie trahison envers la politique de la France. Napoléon, poussé à bout, lui écrivit qu'à moins d'un changement de conduite, il allait se porter aux dernières extrémités, et faire garder les ports de la Hollande par les troupes et les douanes françaises. Cette menace obtint quelque succès, et les défenses prononcées contre le commerce anglais en Hollande s'exécutèrent avec un peu plus de rigueur.

Soins de Napoléon pour faire rentrer les contributions de guerre afin de grossir le trésor de l'armée.

Napoléon voulut que toutes les marchandises saisies fussent vendues, que le prix en fût versé dans la caisse des contributions de guerre, pour accroître les richesses de cette caisse dont nous ferons bientôt connaître l'emploi à la fois noble, ingénieux et fécond. Il donna des ordres pour que le Hanovre, qu'il traitait sans ménagement parce que c'était une province anglaise, que la Hesse, que les provinces prussiennes de Franconie, que la Prusse elle-même enfin acquittassent leurs contributions avant que l'armée se retirât. On peut dire avec vérité que les vaincus n'avaient pas été traités fort rigoureusement, quand on se rappelle surtout ce qui se passait au dix-septième siècle pendant les guerres de Louis XIV, au dix-huitième pendant les guerres du grand Frédéric, et de notre temps lorsque la France fut envahie en 1814 et 1815. Napoléon avait ajouté aux contributions ordinaires, dont la moitié tout au plus avait été acquittée, une contribution extraordinaire, qui était loin d'être écrasante, et qui était le juste prix de la guerre qu'on lui avait suscitée. Moyennant cette contribution, il faisait payer tout ce qu'on prenait chez l'habitant. Il chargea M. Daru, son habile et intègre représentant pour les affaires financières de l'armée, de traiter avec la Prusse, relativement au mode d'acquittement des contributions qui restaient dues, déclarant que, malgré son désir de rappeler les troupes françaises afin de les porter sur le littoral européen, il n'évacuerait ni une province, ni une place de la Prusse, avant le payement intégral des sommes qui lui avaient été promises. Il espérait ainsi, toutes les dépenses de la campagne acquittées, et en réunissant aux contributions de l'Allemagne les restes de la contribution frappée sur l'Autriche, conserver environ 300 millions, somme qui valait alors le double de ce qu'elle vaudrait aujourd'hui, et qui, dans ses mains habiles, allait devenir un moyen magique de bienfaisance et de créations de tout genre.

Conduite de Napoléon à l'égard de l'Espagne après la paix de Tilsit.

Tandis qu'il prenait ses mesures au Nord, Napoléon les prenait également au Midi pour l'accomplissement de son système. L'Espagne lui avait donné, pendant la campagne de Prusse, de justes sujets de méfiance, et la proclamation du prince de la Paix, dans laquelle celui-ci appelait toute la population espagnole aux armes, sous prétexte de faire face à un ennemi inconnu, n'était explicable que par une vraie trahison. C'en était une en effet, car à ce moment même, veille de la bataille d'Iéna, le prince de la Paix entamait des relations secrètes avec l'Angleterre. Quoiqu'il ignorât ces détails, Napoléon ne s'abusait pas, mais voulait dissimuler, jusqu'à ce qu'il eût recouvré toute la liberté de ses mouvements. L'ignoble favori qui gouvernait la reine d'Espagne, et par la reine le roi et la monarchie, avait cru, comme toute l'Europe, à l'invincibilité de l'armée prussienne. Mais au lendemain de la victoire d'Iéna, il s'était prosterné aux pieds du vainqueur. Depuis il n'était sorte de flatteries qu'il n'employât pour fléchir le courroux dissimulé, mais facile à deviner, de Napoléon. Il n'y avait qu'un genre d'obéissance qu'il n'ajoutât point à ses bassesses, parce qu'il en était incapable, c'était de bien gouverner l'Espagne, de relever sa marine, de défendre ses colonies, de la rendre enfin une alliée utile, genre d'expiation qui, aux yeux de Napoléon, eût été suffisant, qui eût même empêché son courroux de naître.

Revenu à Paris, Napoléon commença à s'occuper de cette portion la plus importante du littoral européen, et se dit qu'il faudrait finir par prendre un parti à l'égard de cette décadence espagnole, toujours prête à se convertir en trahison. Mais, bien que sa pensée ne se reposât jamais, que d'un objet elle volât sans cesse à un autre, comme son aigle volait de capitale en capitale, il ne crut pas devoir s'arrêter encore à cette grave question, ne voulant pas compliquer la situation présente, et apporter des obstacles à une pacification générale, qu'il désirait ardemment, qu'il espérait un peu, et qui, si elle s'accomplissait, lui rendait beaucoup moins nécessaire la régénération de la monarchie espagnole. Si, au contraire, l'Angleterre, conduite par les faibles et violents héritiers de M. Pitt, s'obstinait à continuer la guerre malgré son isolement, alors il se proposait de porter une attention sérieuse sur la situation de l'Espagne[1], et de prendre à son égard un parti décisif. Pour le moment il ne songeait qu'à une chose, c'était à obtenir d'elle de plus grandes rigueurs contre le commerce britannique, et la soumission du Portugal à ses vastes desseins.

L'Espagne avait à Paris, outre un ambassadeur ordinaire, M. de Masserano, agent officiel tout à fait inutile, et chargé uniquement de la partie honorifique de son rôle, M. Yzquierdo, agent secret du prince de la Paix, qui était revêtu de toute la confiance de ce prince, et avec lequel on avait négocié la convention financière, stipulée en 1806, entre le Trésor espagnol et le Trésor français. Celui-là seul était chargé de la réalité des affaires, et il y était propre par sa finesse, par sa connaissance de tous les secrets de la cour d'Espagne. Les infortunés souverains de l'Escurial, ne croyant pas que ce fût assez de ces deux agents pour conjurer le courroux supposé de Napoléon, imaginèrent de lui en envoyer un troisième, qui, sous le titre d ambassadeur extraordinaire, viendrait le féliciter de ses victoires, et lui témoigner de ses succès une joie qu'on était loin de ressentir. On avait fait choix, pour ce rôle fastueux et puéril, de l'un des plus grands seigneurs d'Espagne, M. le duc de Frias, et on avait demandé la permission de l'envoyer à Paris. Il ne fallait pas tant d'hommages pour désarmer Napoléon. Un peu plus d'activité contre l'ennemi commun, l'aurait bien plus certainement apaisé que les ambassades les plus magnifiques. Napoléon, ne voulant pas inquiéter au delà du nécessaire cette cour qui avait le sentiment de ses torts, reçut avec beaucoup d'égards M. le duc de Frias, se laissa féliciter de ses triomphes, puis dit au nouvel ambassadeur, répéta à l'ancien, et fit connaître au plus actif des trois, M. Yzquierdo, qu'il agréait les félicitations qu'on lui adressait pour ses triomphes et pour le rétablissement de la paix continentale, mais qu'il fallait tirer de la paix continentale la paix maritime; qu'on ne parviendrait à ce résultat, si désirable pour l'Espagne et pour ses colonies, qu'en intimidant l'ennemi commun par un concours d'efforts énergique, par une interdiction absolue de son commerce; qu'il fallait donc seconder la France, et, dans cette vue, exiger du Portugal une adhésion immédiate et entière au système continental; que pour lui il était résolu à vouloir non pas une feinte exclusion des Anglais d'Oporto et de Lisbonne, mais une exclusion complète, suivie d'une déclaration de guerre immédiate et de la saisie de toutes les marchandises britanniques; que, si le Portugal n'y consentait pas tout de suite, il fallait que l'Espagne préparât ses troupes, car lui préparait déjà les siennes, et qu'on envahît sur-le-champ le Portugal, non pas pour huit jours ou quinze, comme il était arrivé en 1801, mais pour tout le temps de la guerre, peut-être pour toujours, suivant les circonstances. Les trois envoyés de l'Espagne s'inclinèrent devant cette déclaration, qu'ils durent sans délai transmettre à leur cabinet.

Sommation adressée au Portugal.

Napoléon fit en même temps appeler M. de Lima, ambassadeur du Portugal, et lui signifia que si, dans le temps rigoureusement nécessaire pour écrire à Lisbonne et en recevoir une réponse, on ne lui promettait pas l'exclusion des Anglais, la saisie de leur commerce, personnes et choses, et une déclaration de guerre, il fallait que M. de Lima prît ses passe-ports, et s'attendît à voir une armée française se diriger de Bayonne sur Salamanque, de Salamanque sur Lisbonne; qu'ainsi le voulait une politique convenue entre les grandes puissances, et indispensable au rétablissement de la paix en Europe. Napoléon, dans sa lutte avec les Anglais, exigeait des rigueurs contre leurs propriétés et leurs personnes tout à la fois, parce qu'il savait qu'une exclusion simulée était déjà secrètement arrangée entre les cours de Londres et de Lisbonne, et qu'il était urgent que celle-ci se compromît tout à fait, si on voulait arriver à un résultat sérieux. La suite des événements prouvera qu'il avait deviné juste. D'ailleurs, ayant vu les Anglais, lors de la rupture de la paix d'Amiens, nous enlever plus de cent millions de valeurs, et un grand nombre de commerçants français qui naviguaient sur la foi des traités, il cherchait partout des gages tant en hommes qu'en marchandises.

Formation à Bayonne d'une armée destinée contre le Portugal.

M. de Lima promit d'écrire sur-le-champ à sa cour, et n'y manqua pas en effet. Mais Napoléon ne se contenta pas d'une simple déclaration de ses volontés, et, prévoyant bien que cette déclaration ne serait efficace qu'autant qu'elle serait suivie d'une démonstration armée, il fit ses dispositions pour avoir sous peu de jours un corps de vingt-cinq mille hommes à Bayonne, tout prêt à recommencer contre le Portugal l'expédition de 1801. On se souvient sans doute que quelques mois auparavant, lorsqu'il profitait de l'inaction de l'hiver pour exécuter le siége de Dantzig, et pour préparer sur ses derrières une armée d'observation qui le garantît contre toute tentative de l'Autriche et de l'Angleterre, il avait songé à rendre disponibles les camps formés sur les côtes, en les remplaçant par cinq légions de réserve, de six bataillons chacune, dont l'organisation devait être confiée à cinq anciens généraux devenus sénateurs. Quatre mois s'étaient écoulés depuis, et il écrivit sur-le-champ aux sénateurs chargés de cette organisation, pour savoir s'il pourrait déjà disposer de deux bataillons sur six, dans chacune de ces légions. Se fiant, jusqu'à leur arrivée, sur l'effroi que devait inspirer aux Anglais le retour prochain de la grande armée, ne craignant pas que les expéditions contre le continent, dont on les disait depuis long-temps occupés, se dirigeassent sur les côtes de France, ayant toutes ses précautions prises sur celles de Hollande, du Hanovre, de la Poméranie, de la vieille Prusse, il n'hésita pas à dégarnir celles de Normandie et de Bretagne, et il ordonna la réunion à Bayonne des troupes réparties entre les camps de Saint-Lô, Pontivy et Napoléon-Vendée. Chacun de ces camps, formé de troisièmes bataillons et de quelques régiments complets, présentait une bonne division, et devait, avec les dépôts de dragons réunis à Versailles et à Saint-Germain, avec des détachements d'artillerie tirés de Rennes, de Toulouse, de Bayonne, composer une excellente armée, d'environ 25 mille hommes. Cette armée eut ordre de se concentrer immédiatement à Bayonne. Napoléon fit choix pour la commander du général Junot, qui connaissait le Portugal, où il avait été ambassadeur, qui était un bon officier, tout dévoué à son maître, et n'avait, comme gouverneur de Paris, que le défaut de s'y trop livrer à ses plaisirs. On le disait engagé avec l'une des princesses de la famille impériale dans une liaison qui produisait quelque scandale, et Napoléon trouvait ainsi dans ce choix la réunion de plusieurs convenances à la fois. Ces mesures furent prises ostensiblement, et de manière que l'Espagne et le Portugal ne pussent pas ignorer combien seraient sérieuses les conséquences d'un refus. En même temps les ordres nécessaires furent donnés pour que deux bataillons de chacune des légions de réserve se trouvassent prêts à remplacer sur les côtes les troupes qu'on allait en retirer.

Mesures à l'égard de l'Italie pour la faire concourir au système continental.

C'est dans le même esprit que Napoléon s'occupa en ce moment des affaires d'Italie. Là, comme ailleurs, le redoublement de rigueurs contre le commerce anglais fut son premier soin, toujours dans l'intention de rendre le cabinet de Londres plus sensible aux ouvertures de la Russie. La reine d'Étrurie, fille, comme on sait, des souverains d'Espagne, établie par Napoléon sur le trône de la Toscane, et devenue, par la mort de son époux, régente pour son fils[2] de ce joli royaume, le gouvernait avec la négligence d'une femme et d'une Espagnole, et avec assez peu de fidélité à la cause commune. Les Anglais exerçaient le commerce à Livourne aussi librement que dans un port de leur nation. Napoléon avait réuni tous les dépôts de l'armée de Naples dans les Légations. Avec sa vigilance accoutumée, il les tenait constamment pourvus de conscrits et de matériel. Expédition sur Livourne pour y saisir les marchandises anglaises. Il ordonna au prince Eugène d'en tirer une division de 4 mille hommes, de la diriger à travers l'Apennin sur Pise, de tomber à l'improviste sur le commerce anglais à Livourne, d'enlever à la fois hommes et choses, et de déclarer ensuite à la reine d'Étrurie qu'on était venu pour garantir ce port important de toute tentative ennemie, tentative possible et probable, depuis que la garnison espagnole s'était rendue auprès du corps de La Romana en Hanovre. Tandis qu'il prescrivait cette expédition, il envoya l'ordre de faire filer sous le général Lemarrois, dans les provinces d'Urbin, de Macerata, de Fermo, des détachements de troupes, pour y occuper le littoral, en chasser les Anglais, et préparer des relâches sûres au pavillon français, qui devait bientôt se montrer dans ces mers. Napoléon venait en effet de recouvrer les bouches du Cattaro, Corfou, les îles Ioniennes. Il se proposait de profiter des circonstances pour conquérir la Sicile, et il voulait couvrir de ses vaisseaux la surface de la Méditerranée. Il recommanda en même temps au général Lemarrois d'observer l'esprit de ces provinces, et si le goût qu'avaient en général les provinces du Saint-Siége d'échapper à un gouvernement de prêtres, pour passer sous le gouvernement laïque du prince Eugène, se manifestait chez celles-ci, de n'opposer à ce goût ni contradiction ni obstacle.

Fâcheux progrès des divisions de la France avec le Saint-Siége.

En ce moment, la brouille avec le Saint-Siége, dont nous avons ailleurs rapporté l'origine, mais négligé de retracer les vicissitudes journalières, faisait à chaque instant de nouveaux progrès. Le Pape qui, venu à Paris pour sacrer Napoléon, en avait rapporté, avec beaucoup de satisfactions morales et religieuses, le déplaisir temporel de n'avoir pas recouvré les Légations; qui avait vu depuis son indépendance devenir nominale par l'extension successive de la puissance française en Italie, avait conçu un ressentiment qu'il ne savait plus dissimuler. Au lieu de s'entendre avec un souverain tout-puissant, contre lequel alors on ne pouvait rien, même quand on était puissance de premier ordre, qui d'ailleurs ne voulait que du bien à la religion, et ne cessait de lui en faire, qui ne songeait pas du tout à s'emparer de la souveraineté de Rome, et demandait uniquement qu'on se comportât en bon voisin à l'égard des nouveaux États français fondés en Italie, le Pape avait eu le tort de céder à de fâcheuses suggestions, d'autant plus puissantes sur son esprit qu'elles étaient d'accord avec ses secrets sentiments. Animé de pareilles dispositions, il avait contrarié Napoléon dans tous les arrangements relatifs au royaume d'Italie. Il avait prétendu s'y réserver tous les droits de la papauté, beaucoup plus grands en Italie qu'en France, et n'avait pas voulu admettre un concordat égal dans les deux pays. À Parme, à Plaisance, mêmes exigences et mêmes contrariétés. D'autres tracasseries d'un genre plus personnel encore s'étaient jointes à celles-là. Le prince Jérôme Bonaparte, pendant ses campagnes de mer en Amérique, avait contracté mariage avec une personne fort belle et d'une naissance honnête, mais à un âge qui rendait cette alliance nulle, et avec un défaut de concours de la part de ses parents, qui la rendait plus nulle encore. Napoléon qui voulait, en mariant ce prince avec une princesse allemande, fonder un nouveau royaume en Westphalie, avait refusé de reconnaître un mariage nul devant la loi civile comme devant la loi religieuse, et contraire au plus haut point à ses desseins politiques. Il avait eu recours au Saint-Siége pour en demander l'annulation, à quoi le Pape s'était formellement opposé. La ville de Rome enfin, ce qui était une hostilité plus ouverte, et qu'aucun scrupule religieux ne pouvait justifier, la ville de Rome était devenue le refuge de tous les ennemis du roi Joseph. Outre que le Pape avait protesté contre la royauté française établie à Naples, en sa qualité d'ancien suzerain de la couronne des Deux-Siciles, il avait reçu, presque attiré chez lui les cardinaux qui avaient refusé leur serment au roi Joseph. Il avait de plus donné asile à tous les brigands qui infestaient les routes du royaume de Naples, et qui se réfugiaient sans aucun déguisement dans les faubourgs de Rome, encore tout couverts du sang des Français. Jamais on ne pouvait obtenir justice ou extradition d'aucun d'eux.

Napoléon, pendant son voyage de Tilsit à Paris, écrivit de Dresde même au prince Eugène, qui se faisait volontiers l'avocat de la cour de Rome, pour lui retracer ses griefs contre cette cour, pour lui donner mission d'en avertir le Vatican, et de faire entendre au pontife que sa patience, rarement bien grande, était cette fois à bout, et que, sans toucher à l'autorité spirituelle du pontife, il n'hésiterait pas, s'il le fallait, à le dépouiller de son autorité temporelle. Telles étaient alors les relations avec la cour de Rome, et ces relations expliquent la facilité avec laquelle Napoléon prit les mesures qu'on vient de retracer, pour les portions du littoral de l'Adriatique relevant du Saint-Siége.

Restitution à la France des bouches du Cattaro et des îles Ioniennes.

Le traité de Tilsit stipulait la restitution des bouches du Cattaro, ainsi que la cession de Corfou et de toutes les îles Ioniennes. Aucune possession n'avait été plus désirée par Napoléon, aucune ne plaisait autant à son imagination si prompte et si vaste. Il y voyait le complément de ses provinces d'Illyrie, la domination de l'Adriatique, un acheminement vers les provinces turques d'Europe, lesquelles lui étaient destinées si on arrivait à un partage de l'empire ottoman, enfin un moyen de plus de maîtriser la Méditerranée, où il voulait régner d'une manière absolue, pour se dédommager de l'abandon de l'Océan fait malgré lui à l'Angleterre. On se souvient que les Russes, après la paix de Presbourg, avaient profité du moment où l'on allait remplacer la garnison autrichienne par la garnison française, pour s'emparer des forts du Cattaro. Ne voulant pas que les Anglais en fissent autant cette fois, Napoléon avait donné de Tilsit même des ordres au général Marmont, pour que les troupes françaises fussent réunies sous les murs de Cattaro à l'instant où les Russes se retireraient. Ce qu'il avait prescrit avait été exécuté de point en point, et nos troupes, entrées dans Cattaro, occupaient solidement cette importante position maritime.

Dispositions de Napoléon pour l'occupation et la défense des îles Ioniennes.

Mais Corfou et les îles Ioniennes l'intéressaient encore plus que les bouches du Cattaro. Il enjoignit à son frère Joseph d'acheminer secrètement vers Tarente, et de manière à n'inspirer aucun soupçon aux Anglais, le 5e de ligne italien, le 6e de ligne français, quelques compagnies d'artillerie, des ouvriers, des munitions, des officiers d'état-major, le général César Berthier chargé de commander la garnison, et d'en former plusieurs convois qu'on transporterait sur des felouques de Tarente à Corfou. Le trajet étant à peine de quelques lieues, quarante-huit heures suffisaient pour faire passer en quelques voyages les quatre mille hommes composant l'expédition. C'était l'amiral Siniavin, chef des forces russes dans l'Archipel, qui avait mission d'opérer la remise des îles Ioniennes. Il le fit avec un déplaisir extrême, et nullement dissimulé, car la marine russe, dirigée en général ou par des officiers anglais, ou par des officiers russes élevés en Angleterre, était beaucoup plus hostile aux Français que l'armée elle-même, qui venait de combattre à Eylau et à Friedland. Cependant cet amiral obéit, et livra aux troupes françaises les belles positions à la garde desquelles il avait été préposé. Mais son chagrin avait un double motif, car, outre l'abandon de Cattaro, de Corfou et des sept îles, qui lui coûtait, il allait se trouver au milieu de la Méditerranée, ne pouvant regagner la mer Noire par les Dardanelles, depuis la rupture avec les Turcs, et réduit à franchir le détroit de Gibraltar, la Manche, le Sund, à travers les flottes anglaises, qui, suivant l'état des négociations entamées, pouvaient le laisser passer ou l'arrêter. Napoléon avait prévu toutes ces complications, et il fit dire aux amiraux russes qu'ils trouveraient dans les ports de la Méditerranée, tant ceux d'Italie et de France que d'Espagne et de Portugal, des relâches sûres, des vivres, des munitions, des moyens de radoub. Il écrivit à Venise, à Naples, à Toulon, à Cadix, à Lisbonne même, à ses préfets maritimes, à ses amiraux, à ses consuls, et leur recommanda, partout où se présenteraient des vaisseaux russes, de les recevoir avec empressement, et de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin. À Cadix surtout, où il était représenté par l'amiral Rosily, commandant de la flotte française restée dans ce port depuis Trafalgar, et où il y avait plus de probabilité de voir les Russes chercher un asile, Napoléon enjoignit à l'amiral français de préparer des secours qu'il ne fallait pas attendre de l'administration espagnole, habituée à laisser mourir de faim ses propres matelots, et l'autorisa, si besoin était, à engager sa signature pour obtenir des banquiers espagnols les fonds nécessaires.

Les forces navales russes, averties par leur gouvernement et par le nôtre, se retirèrent en deux divisions dans des directions différentes. La division qui portait la garnison de Cattaro se dirigea vers Venise, où elle déposa les troupes russes, qu'Eugène accueillit avec les plus grands égards. La division qui portait les troupes de Corfou les déposa à Manfredonia, dans le royaume de Naples, et se dirigea ensuite, sous l'amiral Siniavin, vers le détroit. Cet amiral, qui n'était pas entré encore dans les vues de son souverain, n'avait aucune envie de s'arrêter dans un port français, ou dépendant de l'influence française, et se flattait de regagner les mers du Nord avant que les négociations entre sa cour et celle d'Angleterre eussent abouti à une rupture.

L'intention de Napoléon n'était pas de s'en tenir aux précautions qu'il avait déjà prises pour les provinces de l'Adriatique et de la Méditerranée. Le corps de quatre mille hommes qu'il venait de diriger vers Corfou lui paraissait insuffisant. Il savait bien que les Anglais ne manqueraient pas de faire de grands efforts, dans le cas où la guerre se prolongerait, pour lui arracher les îles Ioniennes, qui étaient d'une importance à contre-balancer celle de Malte. Aussi ordonna-t-il d'y envoyer encore le 14e léger français, et plusieurs autres détachements, de manière à y élever les forces françaises et italiennes jusqu'à sept ou huit mille hommes, sans compter quelques Albanais et quelques Grecs enrôlés sous des officiers français pour garder les petites îles. Cinq mille hommes devaient résider à Corfou même, et quinze cents à Sainte-Maure. Cinq cents devaient garder le poste de Parga sur le continent de l'Épire. Quant à Zante et à Céphalonie, Napoléon n'y voulut que de simples détachements français pour soutenir et contenir les Albanais. Il prescrivit au prince Eugène, au roi Joseph, de faire partir d'Ancône et de Tarente, par le moyen de petits bâtiments italiens, et par tous les vents favorables, des blés, du biscuit, de la poudre, des projectiles, des fusils, des canons, des affûts, et de continuer ces envois sans interruption, jusqu'à ce que l'on eût réuni à Corfou un amas immense des choses nécessaires à une longue défense, en sorte qu'on ne fût pas, comme on l'avait été à Malte, exposé à perdre par la famine une position que l'ennemi ne pouvait pas vous enlever par la force. Ne comptant pas sur la solvabilité du trésor de Naples, il expédia de la caisse de Turin des sommes en or, afin de tenir toujours au courant la solde des troupes, et de pouvoir payer les ouvriers qu'on emploierait à construire des fortifications. Des instructions admirables au général César Berthier (frère du major-général), prévoyant tous les cas, et indiquant la conduite à tenir dans toutes les éventualités imaginables, accompagnaient les envois de ressources que nous venons d'énumérer.

Mesures relatives à l'Illyrie.

Le général Marmont avait déjà construit de belles routes dans les provinces d'Illyrie, qu'il administrait avec beaucoup d'intelligence et de zèle. Il eut ordre de les continuer jusqu'à Raguse et à Cattaro, de pousser des reconnaissances jusqu'à Butrinto, point du rivage d'Épire qui fait face à Corfou, et de préparer les moyens d'y conduire rapidement une division. Napoléon fit demander à la Porte de lui abandonner Butrinto, pour pouvoir user plus librement de cette position, de laquelle il était facile d'envoyer des secours à Corfou; ce qui lui fut accordé sans difficulté. Enfin il réclama et obtint aussi l'établissement de relais de Tartares, depuis Cattaro jusqu'à Butrinto, afin que le général Marmont fût promptement averti de toute apparition de l'ennemi, et pût accourir avec dix ou douze mille hommes, force suffisante pour jeter les Anglais à la mer s'ils essayaient une descente.

À ces moyens Napoléon ajouta ceux que le concours de la marine pouvait offrir. Il envoya de Toulon le capitaine Chaunay-Duclos avec les frégates la Pomone et la Pauline, avec la corvette la Victorieuse, pour former à Corfou un commencement de marine. Il prescrivit en outre de mettre en construction dans le port de Corfou deux gros bricks, de les équiper à l'aide des matelots du pays et de quelques détachements de troupes françaises. Cette petite marine naissante, composée de frégates et de bricks, devait croiser sans cesse entre l'Italie et l'Épire, entre Corfou et les autres îles, de manière que le passage fût toujours ouvert à nos bâtiments de commerce, et fermé à ceux de l'ennemi.

En adressant au roi Joseph, au prince Eugène, au général Marmont, ces instructions multipliées, non pas seulement avec l'accent impérieux dont il accompagnait toujours ses ordres, mais avec l'accent passionné qu'il y mettait, lorsque ses ordres se liaient à l'une de ses grandes préoccupations, Napoléon leur écrivait: «Ces mesures tiennent à un ensemble de projets que vous ne pouvez pas connaître. Sachez seulement que, dans l'état du monde, la perte de Corfou serait le plus grand malheur qui pût arriver à l'empire.»

Vues de Napoléon sur la Méditerranée.

Ces projets, en effet, peu de personnes les connaissaient en Europe. M. de Talleyrand, négociateur de Napoléon à Tilsit, n'en avait lui-même qu'une idée très-incomplète. Ils n'étaient connus que d'Alexandre et de Napoléon, qui, dans leurs longs entretiens au bord du Niémen, s'étaient promis de s'entendre sur le partage à faire de l'empire turc, partage dans lequel l'un cherchait le dédommagement de la grandeur française, l'autre la compensation de la ruine de l'empire turc, que la mollesse asiatique ne pouvait plus défendre contre l'énergie européenne. Napoléon était loin de vouloir hâter ce résultat; Alexandre, au contraire, l'appelait de tous ses vœux, ce qui constituait le péril de leur alliance. Mais, dans la prévision des événements, Napoléon voulait être prêt à mettre la main sur les provinces turques placées à sa portée; et de plus, quoi qu'il pût arriver, que cette nécessité se présentât ou non, il entendait se rendre maître de la Méditerranée. Il croyait que, maître de cette mer, communication la plus courte entre l'Orient et l'Occident, on pouvait se consoler de n'être que le second sur l'Océan. Aussi Napoléon était-il résolu, le jour même de la signature de la paix de Tilsit, à recouvrer la Sicile, qu'il regardait comme à lui, depuis qu'il avait pris Naples pour un de ses frères; et il espérait la tenir, ou de l'abandon que lui en feraient les Anglais, si les Russes parvenaient à négocier la paix, ou de la force de ses armes, si la guerre continuait. Aussi dès la fin de l'hiver avait-il commencé à envoyer des ordres à son ministre de la marine, pour donner à ses escadres la direction du port de Toulon, et préparer ainsi une grande expédition contre la Sicile.

Le rétablissement de la paix continentale ranime le zèle de Napoléon pour le développement de la marine française.

Ces ordres, contrariés par les circonstances et par l'insuffisance des ressources, furent réitérés avec une nouvelle force après la signature de la paix continentale. Le jour même où cette paix était signée à Tilsit, Napoléon écrivit à quatre personnes à la fois, au prince Eugène, au roi Joseph, au roi Louis de Hollande, au ministre de la marine, que, la guerre du continent étant finie, il fallait se tourner vers la mer, et songer enfin à tirer quelque parti de l'immensité des rivages dont on disposait. Sans doute l'Angleterre avait l'avantage de sa position insulaire, fondement jusqu'ici inébranlable de sa grandeur maritime; mais la possession de tous les rivages européens, depuis Kronstadt jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Naples, depuis Naples jusqu'à Venise, était bien aussi un moyen de puissance maritime, et un redoutable moyen, si on avait l'art et le temps de s'en servir. Napoléon avait dit à Berlin, dans l'entraînement de ses victoires, qu'il fallait dominer la mer par la terre. Il venait de réaliser de cette pensée tout ce qui était réalisable, en obtenant à Tilsit l'union volontaire ou forcée de toutes les puissances du continent contre l'Angleterre; et il fallait se hâter de profiter de cette union, avant que la domination continentale de la France fût devenue encore plus insupportable au monde que la domination maritime de l'Angleterre.

Événements accomplis sur mer pendant les campagnes de Napoléon sur terre.

Vingt-deux mois s'étaient écoulés depuis cette fatale bataille de Trafalgar, dans laquelle notre pavillon avait déployé un sublime héroïsme au milieu d'un immense désastre. Ces vingt-deux mois avaient été employés avec quelque activité, et çà et là avec quelque gloire, avec celle au moins qui est due au courage que n'abattent point les revers. L'amiral Decrès, continuant à mettre au service de la volonté impétueuse de Napoléon une expérience profonde et un esprit supérieur, ne réussissait pas toujours à lui persuader que dans la marine on ne supplée pas avec la volonté, avec le courage, avec l'argent, avec le génie même, au temps, et à une longue organisation. Le système des croisières lointaines substitué au système des grandes batailles navales. Il avait proposé à Napoléon de substituer au système des grandes batailles navales, celui, des croisières très-divisées et très-lointaines. Dans ce système on a l'avantage de hasarder moins à la fois, d'acquérir en naviguant l'expérience dont on est dépourvu, de causer de grands dommages au commerce de l'ennemi, d'avoir chance enfin de rencontrer son adversaire en force numérique moindre, car la mer par son immensité même est le champ du hasard. Un pareil système valait assurément la peine d'être essayé, et il aurait eu pour nous d'incontestables avantages sur l'autre, si la disproportion numérique de nos forces avec celles des Anglais n'eût pas été aussi grande, et si nos établissements lointains n'avaient pas été aussi ruinés, aussi dénués de toute ressource.

Croisière de frégates dans les mers de l'Île-de-France.

Conformément au plan de M. Decrès, diverses croisières avaient été préparées à Brest, Rochefort et Cadix, pour les faire sortir à la fin de 1805, en profitant des coups de vent de l'automne. Une division de quatre frégates était partie pour aller croiser sur la route de la mer des Indes, y détruire le commerce anglais, et y faire vivre l'île Bourbon et l'île de France des produits de la course, depuis qu'elles ne vivaient plus des produits du négoce. Ces frégates, arrivées heureusement, procuraient en effet à nos deux îles d'assez abondantes ressources. Croisière du capitaine L'Hermitte sur la côte d'Afrique. Le capitaine L'Hermitte avec un vaisseau, le Régulus, avec deux frégates, la Cybèle et le Président, avec deux bricks, le Surveillant et le Diligent, était sorti du port de Lorient le 30 octobre 1805, et avait fait voile vers les Canaries. Longeant la côte d'Afrique, il l'avait parcourue du nord au sud sur une étendue de plusieurs centaines de lieues, pour y saisir les vaisseaux anglais qui se livraient à la traite, et en avait enlevé ou détruit un grand nombre, car l'amirauté anglaise, ne prévoyant pas la visite d'une croisière française dans ces parages, n'avait pris aucune précaution. Après avoir croisé pendant les mois de décembre, janvier, février et mars, exercé de grands ravages, fait de riches captures, cette division, privée du brick le Surveillant, qu'elle avait envoyé en France pour y donner de ses nouvelles, avait voulu relâcher pour radouber ses vaisseaux, réparer son gréement, reposer ses équipages, et se procurer des vivres frais. N'osant pas rentrer en France dans la belle saison, ne voulant pas aller à nos Antilles, toujours fort observées, et n'ayant pas beaucoup de relâches ou françaises ou alliées à choisir, elle s'était livrée aux vents alisés qui l'avaient portée vers la côte d'Amérique, puis était descendue en avril sur San-Salvador, port du Brésil, où elle avait chance de trouver des vivres et de vendre avantageusement les nègres enlevés aux traitants anglais. Au bout de vingt-deux jours de relâche, elle avait remis à la voile pour croiser dans les parages de Rio-Janeiro, avait été souvent poursuivie par les vaisseaux anglais allant dans l'Inde, était remontée à la hauteur des Antilles, avait continué de faire des prises, et enfin assaillie, le 19 août, par un ouragan effroyable, l'un des plus horribles qu'on eût essuyés dans ces mers depuis un quart de siècle, elle s'était dispersée. Le Régulus, après avoir perdu de vue ses frégates et les avoir vainement cherchées, était rentré à Brest le 3 octobre 1806, à la suite d'une navigation de près d'une année. La frégate la Cybèle, démâtée, s'était enfuie aux États-Unis. La frégate le Président, séparée de sa division, avait été capturée.

Malgré les accidents survenus à la fin de cette croisière, accidents inévitables après avoir bravé onze mois les chances de la mer et de la guerre, on aurait pu accepter de la fortune de telles conditions pour toutes nos croisières. Le capitaine L'Hermitte avait détruit 26 bâtiments ennemis, fait 570 prisonniers, détruit pour plus de cinq millions de valeurs, et rapporté des sommes considérables, très-supérieures aux dépenses de sa croisière. La traite avait été ruinée cette année sur la côte d'Afrique, et les compagnies anglaises d'assurance, poussaient contre l'amirauté des cris de fureur. Mais nos grandes croisières ne devaient pas être aussi heureuses.

Croisière de l'amiral Willaumez dans la mer des Antilles.

Cadix n'offrait que des débris, qu'il fallait réunir et réorganiser, avant de pouvoir en tirer une division. Rochefort contenait la division du contre-amiral Allemand, qui se reposait dans ce port de la difficile croisière qu'il avait faite, à la suite de la rencontre manquée avec l'amiral Villeneuve. Brest seul présentait des ressources pour organiser une forte division. Sur les 21 vaisseaux réunis dans ce grand port, on en avait détaché six, les plus propres à une longue navigation, et on les avait expédiés, sous les ordres du contre-amiral Willaumez, le 13 décembre 1805, pour les mers d'Amérique. Cette division était composée du Foudroyant, vaisseau de quatre-vingts, du Vétéran, du Cassard, de l'Impétueux, du Patriote, de l'Éole, vaisseaux de soixante-quatorze, et de deux frégates, la Valeureuse et la Comète. Elle portait sept mois de vivres. À la nouvelle de sa sortie plus de trente vaisseaux anglais s'étaient lancés à sa poursuite, pour la chercher dans toutes les mers. Elle avait d'abord croisé dans les parages de Sainte-Hélène pendant les mois de février et de mars 1806, y avait fait quelques prises, puis, ayant à son bord des malades, et manquant de vivres frais, elle était allée à San-Salvador, par les mêmes motifs qui avaient conduit dans ce port le capitaine L'Hermitte. Après un repos de dix-sept jours, elle en était partie pour croiser de nouveau, et elle était venue en juin toucher à la Martinique, avec le projet de se placer au vent des Antilles pour y rencontrer les grands convois de la Jamaïque. À la Martinique elle avait trouvé peu de vivres, car la colonie en avait à peine assez pour sa propre consommation; peu de moyens de radoub, car l'état de guerre, presque continuel depuis quinze années, n'avait guère permis d'y envoyer des matières navales, et elle était allée s'embusquer aux passes des Antilles, dans l'espoir d'y faire quelque riche capture, qui valût les frais d'un aussi grand armement. Le 28 juillet on courait en éventail, avec l'intention de saisir un convoi qu'on avait aperçu, lorsque, le vent venant à fraîchir, la distance qui séparait les bâtiments de l'escadre s'agrandit sensiblement. Le lendemain 29, au jour, on perdit de vue le Vétéran, que montait alors le prince Jérôme Bonaparte, et la frégate la Valeureuse. L'amiral, pour rallier ces deux bâtiments, s'éleva au nord, le long des côtes d'Amérique, et vint croiser à trente-huit lieues à l'est de New-York; mais, ne trouvant ni le Vétéran ni la Valeureuse, il se dirigea vers le rendez-vous assigné d'avance à ses bâtiments séparés, entre le 29e degré de latitude nord et le 67e degré de longitude occidentale. Il y rallia la Valeureuse, mais non le Vétéran, qui avait fait voile en ce moment vers le banc de Terre-Neuve, et il tint dans ces parages jusqu'au 18 août. Pendant ces vicissitudes, les divisions anglaises l'avaient manqué, et il avait manqué lui-même le convoi de la Jamaïque, passé à quarante lieues de son escadre. Tels sont les hasards de la mer! Ayant attendu au delà du terme assigné à ses vaisseaux pour le rendez-vous, l'amiral Willaumez, qui avait eu l'intention de se porter à Terre-Neuve, assembla ses capitaines, tint conseil de guerre avec eux, et, ayant constaté qu'ils avaient beaucoup de malades, presque point d'eau, de bois ni de vivres, il se décida à relâcher à Porto-Rico, à remonter ensuite au banc de Terre-Neuve, à y détruire les pêcheries anglaises, et à revenir en Europe avec le projet de rentrer dans les ports de France pendant les coups de vent de l'équinoxe qui écartaient l'ennemi. Mais à peine cette résolution était-elle arrêtée, que, dans la nuit du 18 au 19 août 1806, le même ouragan qui avait dispersé la division L'Hermitte, surprit l'escadre de l'amiral Willaumez, et pendant trois jours consécutifs la ballotta sur les flots jusqu'à la faire périr. Le Foudroyant et l'Impétueux, seuls vaisseaux qui n'eussent pas été séparés par la tourmente, perdirent tous leurs mâts, se réparèrent à la mer comme ils purent, et se proposaient de naviguer de conserve, lorsque de nouveaux coups de vent les séparèrent aussi. Apercevant au milieu de la tempête les fanaux de plusieurs vaisseaux ennemis, ils cherchèrent leur salut où ils purent. Le Foudroyant, vaisseau amiral, s'enfuit à la Havane; l'Impétueux, privé de ses mâts, de l'une de ses batteries jetée à la mer, et d'une partie de ses poudres, se laissa porter par l'ouragan dans la baie de la Chesapeak, où il fit côte, poursuivi par deux vaisseaux ennemis. L'équipage, voyant son bâtiment perdu, chercha refuge à terre; il y fut couvert par la neutralité américaine, et se réunit à bord de la Cybèle, frégate du capitaine L'Hermitte, réfugiée également dans la Chesapeak. Tandis que le Foudroyant et l'Impétueux luttaient ainsi contre la mauvaise fortune, l'Éole, complétement démâté, en butte aux vents et à l'ennemi, avait fui aussi dans la Chesapeak. Là, remorqué par des bâtiments américains, il était remonté assez haut dans les terres pour se dérober aux Anglais. Le Patriote, privé de ses mâts de hune et de son mât d'artimon, de toute sa voilure, avait gagné de son côté la Chesapeak, et jeté l'ancre à Annapolis. La frégate la Valeureuse s'était enfuie dans le Delaware. Le Cassard, après avoir été long-temps ballotté par les flots, ayant perdu la barre de son gouvernail, ayant eu quatorze faux sabords enfoncés, avait failli sombrer. Cependant ne faisant pas eau par ses fonds, il s'était relevé, et réparé en mer. Profitant de ce que sa voilure se trouvait en assez bon état, et de ce que seul de l'escadre il avait conservé pour soixante-dix-huit jours de vivres, il avait cru devoir ne pas se rendre à Porto-Rico, et avait fait voile vers l'Europe. Il était rentré à Brest le 13 octobre. Le Vétéran, capitaine Jérôme, séparé depuis long-temps de l'escadre, après avoir erré quelque temps sur les côtes de l'Amérique du Nord, était revenu en Europe; mais le blocus de Lorient l'avait obligé de se jeter dans la baie de Concarneau, où il ne se trouvait guère en sûreté.

Ainsi des six vaisseaux partis de Brest, le Foudroyant était réfugié à la Havane; l'Impétueux était détruit; le Patriote et l'Éole avaient remonté la Chesapeak dans un état déplorable, et sans beaucoup de chances d'en sortir; le Cassard était sauvé; le Vétéran se trouvait engagé à Concarneau dans un mouillage d'où il était difficile de le tirer. Quant aux frégates de l'expédition, la Valeureuse était dans le Delaware; la Comète s'était retirée dans un port d'Amérique. Quelques prises faites sur l'ennemi offraient un faible dédommagement pour de tels désastres.

Croisière du capitaine Leduc dans les mers boréales.

Pendant ce même temps on avait expédié de Lorient trois frégates, la Syrène, la Revanche et la Guerrière, pour les mers boréales, sous le commandement d'un brave marin flamand, le capitaine Leduc. Les trois frégates, dirigées par ce navigateur intrépide, n'avaient pas éprouvé les mêmes désastres que la grande division Willaumez, mais avaient rencontré des mers affreuses, et supporté la navigation la plus dure. Le capitaine Leduc, parti en mars 1806 de Lorient, transporté aux Açores, où il avait recueilli quelques prises, séparé un moment de la Guerrière, puis revenu vers la côte ouest de l'Irlande, était remonté jusqu'à la pointe de l'Islande, qu'il avait aperçue le 21 mai, et à la pointe du Spitzberg, qu'il avait aperçue le 12 juin. Il avait essuyé dans ces parages des temps épouvantables, et perdu de vue la Guerrière. Bientôt les maladies l'avaient envahi, et il avait compté jusqu'à 40 morts, 160 malades, 180 convalescents, sur 7 ou 800 hommes qui composaient les équipages de ses deux frégates. Continuant à croiser tantôt sur les côtes du Groenland, tantôt sur celles de l'Islande, et de temps en temps faisant des prises, il était revenu en septembre à Saint-Malo, et, ne pouvant y atterrer, il avait mouillé dans la petite rade de Bréhat. Malgré ces traverses et ces mauvais temps, supportés par le capitaine Leduc avec une rare constance, il avait pris 14 bâtiments anglais et un russe, fait 270 prisonniers, et détruit pour près de trois millions de valeurs. Malheureusement il avait perdu 95 hommes. On pouvait regarder cette croisière comme avantageuse, quoique très-contrariée par le temps. Elle faisait le plus grand honneur au capitaine Leduc, qui l'avait dirigée.

Sortie de la division de Toulon sous le contre-amiral Cosmao.

En septembre 1806, le contre-amiral Cosmao, le même qui s'était si noblement conduit à Trafalgar, sortait de Toulon avec les vaisseaux le Borée et l'Annibal, la frégate l'Uranie, le cutter le Succès, pour aller chercher à Gênes le vaisseau le Génois, construit dans ce port. Après avoir traversé le golfe, il était revenu à Toulon, en rendant cette mer libre au commerce français et italien. Il avait renouvelé cette course plus d'une fois, et il était toujours parvenu à écarter les croisières de l'ennemi.

Désastre arrivé à la division de frégates du capitaine Soleil.

À la même époque, le capitaine Soleil, parti de Rochefort avec quatre frégates et un brick détachés de la division Allemand, essuyait un sanglant désastre. Les Anglais avaient adopté un nouveau système de blocus, c'était de se tenir moins près des côtes, pour donner à nos bâtiments bloqués la tentation de sortir, et pour se ménager ainsi le moyen de les envelopper avant qu'ils eussent le temps de rétrograder. Ce stratagème leur réussit complétement à l'égard du capitaine Soleil. La coutume alors était de sortir de nuit, afin de pouvoir franchir les croisières ennemies avant d'être aperçu. Les Anglais n'étant point en vue à cause de l'éloignement dans lequel ils se tenaient, le capitaine Soleil partit le soir du 24 septembre 1806, ne les rencontra point sur son chemin, le lendemain 25 les aperçut au large, força de voile pour les gagner de vitesse, parcourut un espace de cent milles sans être atteint, mais le 26 fut enveloppé par toute l'escadre de sir Samuel Hoode, composée de sept vaisseaux et de plusieurs frégates, et soutint pendant plusieurs heures un combat héroïque contre cinq vaisseaux ennemis. Excepté la Thémis, qui réussit à se sauver avec deux bricks, toute la division fut prise ou détruite.

Beau combat de la frégate la Canonnière sous le capitaine Bourayne.

À côté de ces rencontres, que la trop grande supériorité numérique de l'ennemi finissait tôt ou tard par rendre malheureuses, il y en avait d autres où le courage de nos marins montrait que, de bâtiment à bâtiment, quand les circonstances n'étaient pas trop défavorables, nous étions capables de tenir tête aux Anglais, et même de les vaincre. Le 24 avril de la même année, le capitaine Bourayne, allant au Cap avec la frégate la Canonnière, avait rencontré un convoi anglais, et s'était jeté au milieu pour faire des prises, lorsque était apparu tout à coup un vaisseau de soixante-quatorze chargé d'escorter ce convoi. Le capitaine Bourayne avait d'abord voulu éviter avec cet adversaire un combat inégal. Mais, se voyant joint de trop près, il avait franchement accepté la lutte, et, profitant de ce que la grosseur de la mer ne permettait pas au vaisseau ennemi de se servir de sa batterie basse, il avait pris une position avantageuse, et l'avait en peu d'instants démâté de son grand mât, complétement dégréé, et mis en fuite. Certains gros bâtiments de commerce ayant cherché à se mêler au combat, il avait couru sur eux, les en avait dégoûtés, et avait continué sa route pour le Cap, dont il ignorait encore la conquête par les Anglais. Ceux-ci, pour attirer les vaisseaux français ou hollandais, n'avaient pas retiré les couleurs hollandaises. À peine le capitaine Bourayne venait-il de jeter l'ancre, qu'à un signal tous les pavillons hollandais avaient été abattus, remplacés par des pavillons anglais, et qu'une grêle de bombes et de boulets était tombée sur la Canonnière. Sans se déconcerter, le capitaine Bourayne avait coupé son câble, sacrifié ses ancres, et à force de voiles échappé à tous les dangers. Il était arrivé sain et sauf à l'île de France, où il devait se signaler par de nouvelles aventures de mer non moins hardies, non moins glorieuses.

Glorieuse aventure de la flûte la Salamandre.

Un autre accident de ce genre, qui avait lieu sur nos côtes, prouvait aussi tout ce qu'on pouvait attendre de l'ardeur et du courage intrépide de nos marins. La flûte la Salamandre, partie de Saint-Malo avec un chargement de bois de construction pour Brest, avait été poursuivie par une grosse corvette de vingt-quatre, deux bricks et un cutter. Elle n'était que faiblement armée, en sa qualité de flûte. Elle se jeta donc à la côte près la bouche d'Erquy, et là l'équipage se défendit tant qu'il put à coups de fusil. Réduit bientôt à l'impossibilité de prolonger cette défense, il se sauva sur un canot et sur un débris de mât, parvint à joindre la terre, se porta vers la batterie dite Saint-Michel, en dirigea le feu sur la corvette anglaise, engagée trop près de la côte, la mit hors d'état de manœuvrer, et la força ainsi à s'échouer. Il se précipita ensuite dans l'eau, et, secondé de quelques soldats accourus sur le rivage, s'empara de la corvette contre les restes de l'équipage anglais, dont une partie était ou hors de combat, ou en fuite.

Telles étaient les actions, peu considérables mais courageuses, par lesquelles se signalaient nos marins contre une puissance ordinairement supérieure à nous par le nombre et par l'organisation, plus supérieure encore dans un moment où toutes nos forces étaient exclusivement dirigées vers la guerre de terre. Aussi à la fin de 1806 l'habile et malheureux ministre Decrès, n'ayant que des infortunes à mander à un maître qui ne recevait de toutes parts que des nouvelles heureuses, était-il entièrement découragé, et non moins dégoûté du système des croisières que du système des grandes batailles. Causes du mauvais succès du système des croisières lointaines. Obligé d'expliquer à Napoléon les revers qu'on avait essuyés dans ce nouveau système de guerre aussi bien que dans l'ancien, il lui en donnait les raisons véritables, qui devaient faire considérer tous les genres de guerre maritime comme également dangereux dans l'état présent des choses. D'abord la disproportion numérique était si grande, selon lui, que les Anglais pouvaient bloquer nos ports avec plusieurs grosses escadres, et garder encore de nombreuses divisions pour courir après nos croisières dès qu'elles étaient signalées; ce qui prouvait que, même sans la prétention de livrer des batailles générales, il fallait néanmoins des forces encore très-considérables pour faire la guerre avec de petites divisions. Ensuite notre matériel était trop défectueux comparativement à celui de l'ennemi; et, bien que nos matelots, jamais inférieurs en courage, le fussent beaucoup en expérience, le matériel qu'ils maniaient était encore plus en défaut que leur savoir-faire. Leurs bâtiments résistaient à la tempête beaucoup moins qu'ils n'y résistaient eux-mêmes. Dans l'ouragan du 19 août, qui avait détruit la division Willaumez et gravement maltraité la division L'Hermitte, les Anglais avaient mieux supporté que nous le coup de vent, parce que leur gréement était non-seulement mieux manié, mais de qualité fort supérieure. Plus nombreux, mieux équipés, ils étaient certains que parmi eux il en échapperait toujours assez aux dangers de la mer pour réduire nos vaisseaux, les uns à se rendre, les autres à s'échouer, les autres à fuir en Europe. Mais l'infériorité du nombre, celle du matériel n'étaient pas, suivant l'amiral Decrès, les seules causes de nos malheurs. En sortant du port de Brest où ils avaient été choisis avec soin dans une escadre considérable, les vaisseaux de la division Willaumez n'étaient pas inférieurs en qualité aux bons vaisseaux anglais. Mais dix mois de navigation continue sans trouver de relâche sûre, bien approvisionnée en vivres et en moyens de rechange, les avaient mis hors d'état, soit d'échapper par leur marche à une escadre plus forte, soit de résister à une tempête, soit de poursuivre leur croisière sans renouveler leurs provisions de bouche, ce qui les exposait à être découverts par l'ennemi. Aussi l'amiral Decrès écrivait-il le 23 octobre 1806 à Napoléon: «Après une navigation de dix mois, les vergues et mâts de hune se cassent, les gréements se relâchent et s'usent d'autant plus qu'on ne peut suivre leurs réparations graduelles en pleine mer; les bas mâts consentent, les vaisseaux se délient, et il est sans exemple que des bâtiments aient tenu la mer aussi long-temps, sans s'être donné le loisir de se réparer à neuf et tranquillement dans un port.» Malheureusement nous n'avions plus de ports, ou ceux que nous avions étaient mal approvisionnés. Nous en possédions à la vérité un excellent, incomparable pour ses avantages, dans la mer des Indes: c'était celui de l'île de France, qui, à l'époque de la guerre d'Amérique, avait servi de base d'opérations au bailli de Suffren pendant sa belle campagne de l'Inde. Mais au milieu des désordres de la révolution, et des difficultés de la guerre continentale, on n'avait pu l'approvisionner en munitions navales. Le cap de Bonne-Espérance, qui appartenait à des alliés, ne pouvait être approvisionné comme un port national, et venait d'ailleurs d'être pris. Sur la côte du Brésil, nous n'avions rien qu'un port neutre, et presque ennemi puisqu'il était portugais, celui de San-Salvador. Enfin aux Antilles, nous étions maîtres de la magnifique rade du Fort-Royal, l'une des plus vastes, des plus sûres du monde; mais la Martinique était complétement dépourvue de munitions navales, et, sous le rapport des vivres, elle avait plutôt besoin que nos flottes y versassent une partie de leur biscuit pour les troupes de la garnison, qu'elle n'était en mesure de leur restituer les vivres consommés en mer. Avec quatre relâches bien pourvues, une aux Antilles, une à la côte du Brésil, une au cap de Bonne-Espérance, une dans l'Inde, nous aurions pu tenir les mers avantageusement. Mais privés de ces ressources, nous ne pouvions y paraître qu'en fugitifs, toujours pressés, toujours craignant une rencontre, et ayant contre nous, outre les chances du petit nombre, toutes celles d'un équipement inférieur et insuffisant. C'étaient là les suites de longs bouleversements intérieurs, et de guerres extérieures inouïes par leur grandeur, leur durée et leur acharnement.

État des colonies françaises pendant la guerre.

Napoléon, qui n'était pas facile à décourager, et qui pensait que, malgré beaucoup d'accidents fâcheux, ces dernières expéditions avaient causé de grands dommages au commerce ennemi, voulait expédier de nouvelles croisières en 1807; mais M. Decrès s'y était fortement opposé, disant que la côte d'Afrique, ravagée en 1806 par le capitaine L'Hermitte, était pourvue cette année de moyens de défense considérables, par suite des vives réclamations du commerce anglais, que l'on ne possédait aucune relâche ni à l'île de France, qui manquait de munitions, ni au Cap, qui était pris, ni à San-Salvador, qui était usé, ni à la Martinique, qui avait à peine le nécessaire. Construire, en attendant la paix continentale, occuper par des flottes armées dans nos ports les croisières anglaises, et profiter de certains moments pour envoyer sur des frégates des secours aux colonies, lui avait paru la seule activité permise, activité peu dommageable pour le présent, et avantageuse pour l'avenir. Napoléon, qui entre Eylau et Friedland avait eu à créer de nouvelles armées pour contenir l'Europe sur ses derrières, avait admis le système négatif de M. Decrès, et les travaux de notre marine en 1807 s'étaient bornés à quelques secours expédiés aux Antilles et dans les Indes.

Quoique exposées à beaucoup de souffrances, nos colonies recevaient cependant de fréquents soulagements. Ne produisant que du sucre, du café, quelques épices, quelques teintures, et pas de vivres, pas de vêtements, la prospérité consistait pour elles à bien vendre leurs denrées naturelles, afin de se procurer en échange les moyens de se vêtir et de se nourrir. À l'époque dont nous parlons, ces denrées sortaient difficilement, et les vivres arrivaient plus difficilement encore, à travers les croisières anglaises. Dans cet état de détresse on s'était relâché en faveur de nos colonies des rigueurs du régime exclusif. On leur permettait avec les neutres le commerce qu'on réserve en temps de paix aux nationaux seuls. Les Américains du Nord venaient prendre leurs sucres et leurs cafés, et leur donnaient en retour des grains et du bétail. Mais, comme on est plus hardi pour vendre sa marchandise que pour acheter celle d'autrui, les Américains apportaient plus de vivres qu'ils n'exportaient de sucre ou de café, à cause de la difficulté de revendre en Europe les denrées coloniales. Souvent ils se faisaient payer en argent leurs grains et leur bétail, ce qui commençait à rendre le numéraire fort rare. De plus, n'acquittant pas de droits de douanes à la sortie, puisqu'ils s'en allaient sur lest, ils occasionnaient une diminution sensible dans les revenus locaux, qui consistaient presque uniquement en produits de douanes, et par suite les budgets de nos établissements étaient presque tous en déficit. Cet état, supportable encore à l'époque dont il s'agit, devait s'aggraver bientôt, si, la paix n'étant pas rétablie, et la lutte maritime prenant un nouveau caractère d'acharnement, les moyens de gêner le commerce devenaient plus rigoureux de la part de la France et de l'Angleterre. Cependant, jusqu'ici la course de nos frégates dans l'Inde, celle des bricks dans nos Antilles, procuraient en argent, en vivres, en marchandises propres au vêtement, d'assez abondantes ressources. Les frégates la Sémillante et la Piémontaise avaient fait des prodiges à l'île de France en 1806, et capturé à elles deux pour près de huit millions de valeurs. Elles avaient puissamment secondé le brave général Decaen, qui, de cette position magnifique, dévorait des yeux la presqu'île de l'Inde, et demandait dix mille hommes seulement pour la soulever tout entière. La Guadeloupe et la Martinique avaient été pourvues de nègres par les corsaires, et en avaient reçu plusieurs milliers, au point que la population ouvrière s'y trouvait augmentée malgré la guerre. Mais l'ennemi rendant ses blocus chaque jour plus étroits, les munitions navales manquaient pour les armements en course, et nos colonies demandaient des provisions de bouche au moins pour les troupes, du numéraire pour payer les vivres américains, des bâtiments armés pour continuer la course, des recrues enfin, pour remplir les vides qui se produisaient dans nos garnisons. Ainsi à l'île de France, où il aurait fallu 3 ou 4 mille hommes, on était réduit à 1,600. À la Martinique, où il y en avait eu 4,700, et où il en aurait fallu 5 mille au moins, il en restait 3 mille au plus. À la Guadeloupe il en restait à peine 2 mille. Il est vrai que ces garnisons, secondées par des habitants pleins d'énergie et de patriotisme, suffisaient pour repousser les forces que les flottes anglaises pouvaient transporter à ces distances lointaines. À Saint-Domingue, après d'affreux bouleversements, après la destruction d'une belle armée française, on avait vu se succéder des scènes aussi ridicules qu'atroces. On avait vu le nègre Dessalines, cherchant à imiter l'empereur Napoléon, comme Toussaint Louverture avait cherché à imiter le Premier Consul Bonaparte, poser sur sa tête noire une couronne impériale, succomber bientôt sous le poignard du nègre Christophe et du mulâtre Péthion, puis ces deux nouveaux compétiteurs se disputer, comme les généraux d'Alexandre, le pouvoir de Toussaint Louverture, arroser de leur sang ce sol qu'ils n'avaient plus voulu arroser de leurs sueurs, et le laisser stérile; car le sang, quoi qu'on en puisse dire, ne féconde jamais la terre. Après ces scènes sanglantes et burlesques, nous avions perdu la partie française de l'île, nous avions été relégués dans la partie espagnole, où nous occupions la ville de Santo-Domingo avec 1,800 hommes, restes d'une armée aussi malheureuse qu'héroïque. Le général Ferrand s'y conduisait avec habileté et vigueur, profitant pour se maintenir des divisions des nègres et des mulâtres, et attirant, par la sécurité dont on jouissait à l'abri de nos baïonnettes, beaucoup de colons, français ou espagnols, blancs ou noirs, maîtres ou esclaves.

Ardeur de Napoléon pour la guerre de mer au retour de Tilsit.

Telle était en 1807, lorsque Napoléon revint de sa longue campagne au Nord, la situation de notre marine et de nos établissements maritimes. Encouragé par ses prodigieux triomphes à tout entreprendre, persuadé qu'à la tête des puissances du continent il obtiendrait la paix, ou bien qu'il vaincrait l'Angleterre par une réunion de forces accablantes, il était plein d'ardeur. Habitué de plus à trouver dans son génie des ressources inépuisables pour vaincre les hommes et les éléments, il ne partageait nullement le découragement de l'amiral Decrès. Il entrevoyait dans l'avenir des ressources nouvelles, et non encore essayées contre les Anglais. Nouvelles ressources que la situation fournit contre l'Angleterre. D'abord toutes les issues n'avaient pas été fermées jusqu'alors au commerce britannique. Par la Russie, que la Prusse, le Danemark et les villes anséatiques, par le Portugal qui était ennemi, par l'Espagne qui était mal surveillée, par l'Autriche qu'il avait fallu ménager, il était resté bien des portes, au moins entr'ouvertes; et les marchandises anglaises, en se donnant à bon marché (ce qui leur était facile dès cette époque), avaient réussi à pénétrer sur le continent. Maintenant, au contraire, tout accès allait se trouver fermé, et c'était un grand dommage qui se préparait pour les manufactures de l'Angleterre. De plus, Napoléon allait être libre de multiplier les constructions navales, soit avec les ressources du budget français, chaque jour plus riche, soit avec les produits de la conquête, soit avec les bois et les bras de tout le littoral européen. Ayant en outre ses nombreuses armées disponibles, il avait conçu un vaste système dont on verra plus tard le développement successif, et qui aurait tellement multiplié les chances d'une grande expédition dirigée sur Londres, sur l'Irlande ou sur l'Inde, que cette expédition, dérobée une fois à la surveillance de l'amirauté, aurait peut-être fini par réussir, ou que l'obstination britannique aurait fini par céder devant la menace d'un péril toujours imminent. Napoléon en effet n'était guère d'avis des grandes batailles navales, que du reste il n'avait acceptées dans certaines occasions que pour ne pas reculer d'une manière trop manifeste devant l'ennemi. Il n'était guère plus d'avis des croisières, que le défaut de relâches sûres et bien approvisionnées rendait trop périlleuses. Nouveau système imaginé par Napoléon pour réduire l'Angleterre. Mais il voulait, unissant les marines russe, hollandaise, française, espagnole, italienne, ayant des flottes armées au Texel, à Flessingue, à Boulogne, à Brest, à Lorient, à Rochefort, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Tarente, à Venise, tenant auprès de ces flottes des camps nombreux remplis de troupes invincibles, il voulait obliger l'Angleterre à entretenir devant ces ports des forces navales qui ne pourraient suffire à les bloquer tous, et, partant à l'improviste de celui qui aurait été mal surveillé, transporter une armée ou en Égypte, ou dans l'Inde, ou à Londres même, et en attendant que cette chance se réalisât, épuiser la nation anglaise d'hommes, de bois, d'argent, de constance et de courage. On verra, en effet, que, s'il ne se fût pas épuisé lui-même en mille entreprises étrangères à ce grand but, s'il n'avait pas fatigué la bonne volonté ou la patience de ses alliés, certainement les moyens étaient si vastes, si bien conçus, qu'ils auraient fini par triompher de l'Angleterre.

Développement donné aux constructions navales.

Mais avant de parvenir à cet immense développement, que deux ou trois ans auraient suffi pour atteindre, Napoléon commença par ordonner un redoublement d'activité dans les constructions navales de tout l'empire, et ensuite par essayer dans la Méditerranée de ce système d'expéditions toujours prêtes et toujours menaçantes, en faisant une tentative sur la Sicile, afin d'ajouter cette île au royaume de Naples, déjà donné à son frère Joseph.

Réorganisation de la flotte du Texel.

Il prescrivit à son frère Louis, en lui annonçant que l'armée hollandaise allait rentrer, et absorber dès lors une moindre partie de ses ressources, de remettre en état la flotte du Texel, et d'y réunir au moins 9 vaisseaux tout équipés. Création de la flotte d'Anvers, et sa réunion à Flessingue. Il avait déjà obtenu à Anvers et à Flessingue des résultats étonnants. On y voyait 5 vaisseaux, les uns de quatre-vingts, les autres de soixante-quatorze, qui, construits à Anvers, étaient descendus sans accident jusqu'à Flessingue, à travers les bas-fonds de l'Escaut, et qu'on armait dans ce dernier port. Trois autres, presque achevés sur les chantiers d'Anvers, allaient porter à 8 l'escadre de l'Escaut. Les marins hollandais, flamands, picards, étaient réunis de tous côtés pour cet armement. Napoléon ordonna de mettre à flot les trois vaisseaux achevés, de couvrir de nouvelles quilles les chantiers devenus vacants, de multiplier le nombre de ces chantiers indéfiniment; car il voulait qu'Anvers devînt le port de construction, non-seulement de Flessingue, mais de Brest, à cause des bois de l'Allemagne et du Nord affluant vers les Pays-Bas par les fleuves. Il se proposait de réserver les bois de Brest pour le radoub des escadres qui étaient toujours en armement dans ce grand port. Il se promit, dès son retour à Paris, de revoir et d'organiser sur un autre plan l'ancienne flottille de Boulogne. Il pressa la construction de frégates à Dunkerque, au Havre, à Cherbourg, à Saint-Malo. Flotte de Brest. À Brest, où il restait, depuis la sortie de l'escadre de Willaumez, 12 vaisseaux armés, dont 5 mauvais et 7 bons, Napoléon ordonna de mettre les 5 mauvais hors de service, et d'armer les 7 bons du mieux qu'on pourrait, en réservant les matelots devenus disponibles pour les nouveaux vaisseaux qu'on s'apprêtait à construire. Flotte de Lorient. Il voulut qu'à Lorient on ajoutât un vaisseau, dont la construction venait d'être achevée, à une division de deux vaisseaux qui s'y trouvait déjà. Il consentit à ce que le Vétéran réfugié à Concarneau, et bloqué avec obstination par les Anglais, fût désarmé, et l'équipage conduit à Lorient, pour y armer un vaisseau récemment construit. Flotte de Rochefort. Nous avions à Rochefort une belle division de 5 vaisseaux, aussi bien équipée que bien commandée. Elle était sous les ordres de l'un de ces hommes que, dans leur langage familier, les marins appellent un loup de mer, du brave contre-amiral Allemand, privé de ses frégates par le désastre du capitaine Soleil, mais impatient néanmoins de sortir, et toujours arrêté par une flotte anglaise, qui, depuis huit ou dix mois, ne perdait pas de vue la rade de l'île d'Aix. Napoléon ordonna de mettre à l'eau un vaisseau achevé, d'en radouber un autre qui était en état de servir, pour porter cette division au nombre de sept. Partout où des bâtiments étaient lancés, il faisait poser immédiatement d'autres quilles sur chantier. Ses ressources financières, anciennes et nouvelles, lui permettaient, comme on le verra bientôt, ces immenses efforts. Flotte de Cadix. À Cadix, il avait une excellente division de 5 vaisseaux, restes de Trafalgar, bien organisés, bien montés, et commandés par l'amiral Rosily. Napoléon aurait voulu leur adjoindre quelques vaisseaux espagnols; mais, lorsqu'il portait ses yeux sur la Péninsule, il ne pouvait se défendre d'un sentiment de pitié, de colère, d indignation, en songeant qu'au Ferrol et à Cadix, l'Espagne n'était pas même en mesure d'armer une division, qu'à Carthagène seulement elle avait six vaisseaux dont l'armement datait de plusieurs années, dont la carène était salie par le séjour dans le port, dont le gréement était relâché, dont les provisions de bouche étaient insuffisantes pour la plus courte campagne, car les équipages avaient consommé les vivres du bord, n'en ayant pas à terre. Il se disait qu'il faudrait bien finir par demander à l'Espagne, pour elle, pour ses alliés, de s'administrer autrement; et en attendant il adressa au cabinet de Madrid des instances, presque menaçantes, pour qu'on joignît quelques vaisseaux à ceux de l'amiral Rosily, et il recommanda à celui-ci de se tenir prêt à lever l'ancre au premier signal. Flotte de Toulon. À Toulon, trois vaisseaux, deux appartenant à Toulon, un à Gènes, étaient armés. Réunis à plusieurs frégates, ils exécutaient d'heureuses sorties. Napoléon voulut qu'à Toulon on lançât le Commerce de la ville de Paris et le Robuste, qu'à Gênes on lançât le Breslau, qu'on les armât en désarmant des bâtiments ou mauvais, ou inférieurs, qu'on les remplaçât sur les chantiers par de nouvelles constructions, et qu'il y eût 6 vaisseaux prêts dans ce port. Établissement maritime projeté à la Spezzia. Il envoya des ingénieurs à la Spezzia pour examiner cette position, que l'étude continuelle de la carte lui avait révélée. Constructions ordonnées à Naples et à Ancône. Il enjoignit à son frère Joseph, après renseignements pris sur les ports de Naples et de Castellamare, d'y commencer la construction de deux vaisseaux, pour en arriver bientôt à la construction de quatre. Se souvenant qu'un vaisseau français avait trouvé asile à Ancône, il pensa qu'on pouvait se servir de ce port, et il ordonna d'y construire deux vaisseaux pour employer les bois et les ouvriers de l'État romain, s'inquiétant peu de la souveraineté temporelle du Pape, qu'il traitait déjà comme n'existant plus. Enfin il y avait à Venise cinq vaisseaux en construction. Il en fit mettre trois encore sur chantier, un au compte du trésor d'Italie, deux au compte du trésor de France, et voulut qu'on travaillât au creusement des passes qui devaient conduire la marine ressuscitée des Vénitiens de leur arsenal dans la mer Adriatique. Ces mêmes pays italiens, qui allaient fournir les bois et les bras pour les constructions, devaient fournir les matelots toujours en grande quantité sur leurs côtes. Avec ces nombreuses constructions, avec les matelots que contenait le littoral européen, avec une addition de jeunes soldats et d'officiers français, dont il n'était jamais embarrassé d'augmenter le nombre, Napoléon pouvait espérer de doubler ou de tripler les forces navales de l'empire avant une année. Ces vaisseaux, insuffisants d'abord pour se mesurer avec des vaisseaux anglais, seraient suffisants dans peu de temps pour porter des troupes, et devaient l'être tout de suite pour nécessiter de nouveaux blocus, et condamner l'Angleterre à des dépenses ruineuses.

Projet d'une grande réunion de flottes dans la Méditerranée.

En attendant que ces armements immenses fussent exécutés, Napoléon entendait sur-le-champ porter des secours aux colonies, et réunir par la même opération quarante voiles dans la Méditerranée. Il voulait pour cela que les divisions de Brest, de Lorient, de Rochefort embarquassent 3,100 nommes et beaucoup de munitions, allassent en déposer 1,200 à la Martinique, 600 à la Guadeloupe, 500 à Saint-Domingue, 300 à Cayenne, 100 au Sénégal, 400 à l'île de France, et, faisant retour vers l'Europe, franchissent le détroit de Gibraltar pour se rendre à Toulon. La réunion à Toulon des 7 vaisseaux de Brest, des 3 de Lorient, des 7 de Rochefort, des 6 de Cadix, des 6 de Toulon, devait y composer avec les frégates un total de 40 voiles, dont 29 vaisseaux de ligne, force supérieure à tout ce que les Anglais, même avertis à temps, pourraient amener dans cette mer avant deux ou trois mois, et capable de jeter quinze ou dix-huit mille hommes en Sicile, et tout ce qu'on voudrait dans les îles Ioniennes.

L'amiral Decrès, qui s'appliquait avec un courage honorable à s'opposer aux projets de Napoléon, quand la grandeur n'en était pas proportionnée avec les moyens, ne manqua pas de combattre ce projet de réunions, précédées d'une course aux Antilles. Il pensait que faire dépendre le ravitaillement des colonies du succès de deux ou trois grandes expéditions, était chose imprudente; car ces grandes expéditions de plusieurs vaisseaux et frégates, pour porter quelques centaines d'hommes aux colonies, couraient des dangers qui n'étaient pas en rapport avec l'importance du but; qu'il valait mieux expédier des frégates isolées, chargées chacune d'une certaine quantité de matériel, de deux ou trois cents hommes; que, si on en perdait une, la perte était peu considérable, que les autres arrivaient, et que les colonies étaient ainsi toujours assurées de recevoir une portion des secours qu'on leur destinait. Quant aux réunions dans la Méditerranée, il soutenait que les divisions chargées de franchir le détroit, malgré la croisière anglaise de Gibraltar, avaient à braver d'immenses périls; que, pour y échapper, il fallait les laisser libres de profiter du premier coup de vent favorable; qu'on ne devait donc leur donner que la seule instruction de franchir le détroit, en leur permettant de saisir la première circonstance heureuse, sans compliquer leur mission d'une course aux Antilles, et d'un retour vers l'Europe. Enfin il pensait que c'était assez d'envoyer dans la Méditerranée la division de Cadix placée fort près du but, et peut-être celle de Rochefort, mais qu'il ne fallait pas se priver de toutes les forces qu'on avait dans l'Océan, en faisant partir aussi pour Toulon les divisions de Lorient et de Brest.

Ordres définitifs pour la réunion des flottes à Toulon.

Napoléon, qui laissait modifier ses idées par les hommes d'expérience quand ces hommes lui fournissaient de bonnes raisons, accueillit les observations de M. Decrès. En conséquence il décida que des ports de Dunkerque, du Havre, de Cherbourg, de Nantes, de Rochefort, de Bordeaux, où il y avait beaucoup de frégates, partiraient des expéditions isolées pour les colonies, que les divisions navales chargées de se rendre dans la Méditerranée n'auraient que cette seule mission, et, quant au nombre, il voulut en appeler deux au moins à Toulon, celle de Rochefort et celle de Cadix, lesquelles devaient former avec la division de Toulon une réunion de 17 ou 18 vaisseaux, plus 7 ou 8 frégates, force suffisante pour dominer deux ou trois mois la Méditerranée, et y exécuter tout ce qu'il méditait sur la Sardaigne, sur la Sicile et sur les îles Ioniennes. En conséquence l'amiral Allemand à Rochefort, l'amiral Rosily à Cadix, reçurent l'ordre de saisir la première occasion propice pour lever l'ancre, et de franchir le détroit, en faisant la manœuvre que leur conseilleraient leur expérience et les circonstances de la mer. Il fut demandé à la cour d'Espagne d'armer quelques vaisseaux à Cadix, et de donner immédiatement les ordres convenables pour que la division de Carthagène, commandée par l'amiral Salcedo, fût pourvue des vivres nécessaires à une courte expédition, et dirigée sur Toulon.

Telles furent les mesures ordonnées par Napoléon, en exécution du traité de Tilsit, pour intimider l'Angleterre par un immense concours de moyens, pour la disposer à la paix, et, si elle s'opiniâtrait à la guerre, pour forcer la Suède, le Danemark, la Prusse, le Portugal, l'Autriche à fermer leurs ports aux produits de Manchester et de Birmingham, pour préparer avec la réunion de toutes les forces navales du continent des expéditions dont la possibilité toujours menaçante épuiserait tôt ou tard les finances ou la constance de la nation anglaise, sans compter qu'il suffisait du succès d'une seule pour la frapper au cœur. Mais les affaires extérieures n'attiraient pas seules l'attention de Napoléon. Il lui tardait enfin de s'occuper d'administration, de finances, de travaux publics, de législation, de tout ce qui pouvait concourir à la prospérité intérieure de la France, laquelle ne lui tenait pas moins à cœur que sa gloire.

Août 1807.
Affaires intérieures de l'Empire en 1807.

Avant de s'en occuper il lui avait fallu opérer quelques changements indispensables dans les hauts emplois civils et militaires. M. de Talleyrand fut la cause principale, sinon unique, de ces changements. Cet habile représentant de Napoléon auprès de l'Europe, qui était paresseux, sensuel, jamais pressé d'agir ou de se mouvoir, et dont les infirmités physiques augmentaient la mollesse, avait été cruellement éprouvé par les campagnes de Prusse et de Pologne. Vivre sous ces froids et lointains climats, courir sur les neiges à la suite d'un infatigable conquérant, à travers les bandes de cosaques, coucher le plus souvent sous le chaume, et, quand on était favorisé par la fortune de la guerre, habiter une maison de bois, décorée du titre de château de Finkenstein, ne convenait pas plus à ses goûts qu'à son énergie. Il était donc fatigué du ministère des relations extérieures, et il aurait voulu non pas renoncer à diriger ces relations, qui étaient son occupation favorite, mais les diriger à un autre titre que celui de ministre. Nomination de M. de Talleyrand à la dignité de vice-grand-électeur. Il avait beaucoup souffert dans son orgueil de ne pas devenir grand dignitaire, comme MM. de Cambacérès et Lebrun, et la principauté de Bénévent, qui lui avait été accordée en dédommagement, n'avait qu'ajourné ses désirs sans les satisfaire. Une occasion se présentait d'accroître le nombre des grands dignitaires, c'était l'absence indéfinie des princes de la famille impériale, qui étaient à la fois grands dignitaires et souverains étrangers. Il y en avait trois dans ce cas: Louis Bonaparte, qui était roi de Hollande et connétable; Eugène de Beauharnais, qui était vice-roi d'Italie et archichancelier d'État, enfin Joseph, qui était roi de Naples et grand-électeur. M. de Talleyrand avait insinué à l'Empereur qu'il fallait leur donner des suppléants, sous les titres de vice-connétable, de vice-grand-électeur, de vice-chancelier d'État, et que si, à la vérité, ces fonctions fort peu actives n'exigeaient guère un double titulaire, on ne pouvait trop multiplier les grandes charges destinées à récompenser les services éclatants. M. de Talleyrand aurait voulu devenir vice-grand-électeur, et, laissant à un ministre des affaires étrangères le soin vulgaire d'ouvrir et d'expédier des dépêches, continuer à diriger lui-même les principales négociations. Il n'avait négligé, pendant son séjour à l'armée, aucune occasion d'entretenir l'Empereur de ce sujet, ne cessant de prôner les avantages de ces nouvelles créations, et alléguant, pour ce qui le concernait en particulier, son âge, ses infirmités, ses fatigues, son besoin de repos. Il avait, à force d'insistance, obtenu une sorte de promesse, que Napoléon s'était laissé arracher à contre-cœur; car il ne voulait pas que les grands dignitaires exerçassent des fonctions actives, vu que, participant en quelque sorte à l'inviolabilité du souverain, ils n'étaient guère faits pour être responsables. Napoléon au contraire tenait essentiellement à pouvoir destituer les personnages revêtus de fonctions actives, et il répugnait surtout à placer dans une position de demi-inviolabilité un personnage dont il se défiait, et qu'il croyait prudent de garder toujours sous sa main toute-puissante.

À peine de retour à Paris, au moment où chacun allait recevoir la récompense de ses services pendant la dernière guerre, M. de Talleyrand se présenta à Saint-Cloud, pour rappeler à Napoléon ses promesses. L'archichancelier Cambacérès était présent. Napoléon laissa percer un mécontentement très-vif.—Je ne comprends pas, dit-il brusquement à M. de Talleyrand, votre impatience à devenir grand dignitaire, et à quitter un poste où vous avez acquis votre importance, et où je n'ignore pas que vous avez recueilli de grands avantages (allusion aux contributions qu'on disait avoir été levées sur les princes allemands, à l'époque des sécularisations). Vous devez savoir que je ne veux pas qu'on soit à la fois grand dignitaire et ministre, que les relations extérieures ne peuvent dès lors vous être conservées, et que vous perdrez ainsi un poste éminent auquel vous êtes propre, pour acquérir un titre qui ne sera qu'une satisfaction accordée à votre vanité.—Je suis fatigué, répondit M. de Talleyrand, avec un flegme apparent, et avec l'indifférence d'un homme qui n'aurait pas compris les allusions blessantes de l'Empereur; j'ai besoin de repos.—Soit, répliqua Napoléon, vous serez grand dignitaire, mais vous ne le serez pas seul.—Puis s'adressant au prince Cambacérès: Berthier, lui dit-il, m'a servi autant que qui que ce soit; il y aurait injustice à ne pas le faire aussi grand dignitaire. Nomination de Berthier à la dignité de vice-connétable. Rédigez un décret par lequel M. de Talleyrand sera élevé à la dignité de vice-grand-électeur, Berthier à celle de vice-connétable, et vous me l'apporterez à signer.—M. de Talleyrand se retira, et l'Empereur exprima plus longuement au prince Cambacérès tout le mécontentement qu'il ressentait. C'est ainsi que M. de Talleyrand quitta le ministère des relations extérieures, et s'éloigna, avec beaucoup de dommage pour lui-même et pour les affaires, de la personne de l'Empereur.

Le décret fut signé le 14 août 1807. Il fallait remplacer le prince de Talleyrand et le prince Berthier dans leurs fonctions, l'un de ministre des affaires étrangères, l'autre de ministre de la guerre. Napoléon avait sous la main M. de Champagny, ministre de l'intérieur, homme doux, honnête, appliqué, initié par son ambassade à Vienne aux usages mais non aux secrets de la diplomatie, et malheureusement peu capable de résister à Napoléon, que du reste personne alors n'eût été capable de retenir, tant avait de force l'entraînement des succès et des circonstances. M. de Champagny remplace M. de Talleyrand au ministère des affaires étrangères. M. de Champagny fut donc choisi comme ministre des affaires étrangères. M. Crétet remplace M. de Champagny au ministère de l'intérieur. On le remplaça au ministère de l'intérieur par M. Crétet, membre instruit et laborieux du Conseil d'État, et dans le moment gouverneur de la Banque de France. Il fut préféré au comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, dont le double talent d'écrire et de parler parut indispensable au Conseil d'État et au Corps Législatif, et dont le caractère ne semblait pas convenir au poste de ministre de l'intérieur. M. Jaubert, autre membre du Conseil d'État, remplaça M. Crétet dans le gouvernement de la Banque.

Napoléon, en élevant le prince Berthier à la dignité de vice-connétable, ne voulut pourtant pas se priver de lui comme major-général de la grande armée, fonction dans laquelle nul ne pouvait l'égaler, et il lui conserva cet emploi. Le général Clarke nommé ministre de la guerre, en remplacement du prince Berthier. Mais il appela pour le remplacer au ministère de la guerre le général Clarke, dont il venait d'éprouver les talents administratifs dans le poste de gouverneur de Berlin, talents plus spécieux que solides, mais qui, en se produisant sous la forme d'une docilité empressée, et d'une grande application au travail, avaient séduit Napoléon. Cependant ce choix était assez motivé, car les militaires propres à la guerre active étaient tous employés, et, parmi ceux qui étaient mieux placés dans le cabinet que sur le champ de bataille, le général Clarke semblait celui qui avait le plus cet esprit d'ordre, et cette intelligence des détails, que réclame l'administration. M. Dejean resta ministre chargé du matériel de la guerre. Le général Hullin, dont Napoléon avait pu apprécier plus d'une fois le dévouement et le courage personnel, remplaça dans le commandement de Paris le général Junot, qui allait être mis à la tête de l'armée de Portugal.

Mort de M. de Portalis, ministres des cultes, et son remplacement par M. Bigot de Préameneu.

La France venait de faire à cette époque une perte sensible dans la personne du ministre des cultes, M. le comte de Portalis, jurisconsulte savant, écrivain ingénieux et brillant, coopérateur habile des deux plus belles œuvres de Napoléon, le Code civil et le Concordat, ayant su garder dans ses rapports avec le clergé une juste mesure entre la faiblesse et la rigueur, estimé de l'Église française, exerçant sur elle et sur Napoléon une influence utile; personnage enfin fort regrettable dans un moment où l'on marchait à une rupture ouverte avec la cour de Rome, aussi regrettable dans l'administration des cultes que M. de Talleyrand dans la direction des affaires étrangères. Cet homme laborieux, frappé d'une sorte de cécité, avait eu l'art de suppléer au sens qui lui manquait par une mémoire prodigieuse, et il lui était arrivé, étant appelé à écrire sous la dictée de Napoléon, de reproduire par la mémoire ses pensées et leur vive expression, qu'il avait feint de recueillir par l'écriture. M. de Portalis était devenu cher à Napoléon, qui le regretta vivement. Il eut pour successeur au ministère des cultes un autre jurisconsulte, un autre auteur du Code civil, M. Bigot de Préameneu, esprit peu brillant, mais sage, et religieux sans faiblesse.

Il fallait dédommager M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély d'avoir approché du ministère de l'intérieur sans y parvenir. M. Regnault était l'un des membres du Conseil d'État les plus employés par Napoléon, à cause de sa grande habitude des affaires, et de sa facilité à les exposer dans des rapports clairs et éloquents. Comme il n'y avait alors d'autre lutte de tribune que celle d'un conseiller d'État discutant contre un membre du Tribunat, devant le Corps Législatif muet, et apportant des raisons convenues contre des objections également convenues, il suffisait pour ces luttes arrangées à l'avance dans des conférences préparatoires, et ressemblant à celles des assemblées libres, comme les manœuvres d'apparat ressemblent à la guerre, d'un talent disert, varié, brillant. Seulement il le fallait facile et infatigable, sous un maître prompt à concevoir et à exécuter, voulant, lorsqu'il portait son attention sur un sujet, accomplir à l'instant même ce que lui avait inspiré ce sujet, afin de passer immédiatement à un autre. M. Regnault était le premier des orateurs pour un tel rôle, et il était à lui seul, on peut le dire, toute l'éloquence du temps. Napoléon, appréciant ses services, voulut le dédommager par le titre de ministre d'État, titre sans définition, qui procurait le rang de ministre sans en conférer le pouvoir, et par une charge de cour très-bien rétribuée, celle de secrétaire d'État de la famille impériale. M. Defermon, pour ses services dans la section des finances; M. Lacuée, pour ceux qu'il rendait dans la direction de la conscription, obtinrent aussi la qualité de ministres d'État.

Ces nominations arrêtées avec l'archichancelier Cambacérès, seul consulté en ces circonstances, Napoléon donna à la législation, à l'administration intérieure, aux finances, aux travaux publics, une attention qu'il ne leur avait pas refusée pendant la guerre, mais qui, accordée de loin, rapidement, au bruit du canon, était suffisante pour surveiller, non pour créer.

Suppression du Tribunat.

Napoléon s'occupa d'abord d'introduire dans la Constitution impériale une modification qui lui semblait nécessaire, bien que très-peu importante en elle-même, c'était la suppression du Tribunat. Ce corps n'était plus qu'une ombre vaine, depuis que, ramené au nombre de cinquante membres, privé de tribune, divisé en trois sections, de législation, d'administration intérieure, de finances, il discutait avec les sections correspondantes du Conseil d'État, dans des conférences particulières, les projets de lois qui devaient être proposés par le gouvernement. Nous avons fait connaître ailleurs comment s'exécutait ce travail. Le temps écoulé n'y avait rien changé, et tout au plus y avait apporté encore un peu plus de calme et de silence. Après des conférences tenues chez l'archichancelier, un membre du Tribunat, un membre du Conseil d'État, allaient prononcer chacun un discours devant le Corps Législatif, ou en sens contraire, ou dans le même sens, suivant qu'il y avait eu accord ou divergence. Le Corps Législatif votait ensuite sans mot dire, et à une immense majorité, les projets présentés, excepté dans quelques cas très-rares, où il s'agissait d'intérêts matériels, les seuls sur lesquels on se permît de différer d'avis avec le gouvernement; excepté aussi dans quelques cas plus rares encore, où les propositions dont il s'agissait blessaient les sentiments des hommes attachés à la révolution, sentiments assoupis, non éteints dans les cœurs. Alors des minorités de quarante ou cinquante voix prouvaient que la liberté était ajournée, non détruite en France. Ainsi marchaient les affaires intérieures, silencieusement et vite, avec l'approbation générale, fondée sur la persuasion que ces affaires étaient parfaitement conduites, l'Empereur ayant le plus souvent imaginé, le Conseil d'État approfondi, le Tribunat contredit dans leur rédaction, les mesures adoptées. Quant aux affaires extérieures, qu'il eût été temps alors de discuter hardiment, pour arrêter celui que l'entraînement de son génie allait bientôt précipiter dans les abîmes, elles étaient réservées exclusivement à l'Empereur et au Sénat, dans des proportions fort inégales, comme on le pense bien. Napoléon décidait à son gré la paix, la guerre, d'une manière plus absolue que les empereurs de l'ancienne Rome, les sultans de Constantinople, ou les czars de Russie, car il n'avait ni prétoriens, ni janissaires, ni strelitz, ni ulémas, ni aristocratie. Il n'avait que des soldats, aussi soumis qu'héroïques, qu'un clergé appointé et exclu des affaires, qu'une aristocratie qu'il créait avec des titres enfantés par son imagination, et avec une fortune tirée de ses vastes conquêtes. De temps à autre il faisait confidence au Sénat des négociations diplomatiques, quand elles avaient abouti à la guerre. Le Sénat, qui depuis 1805 avait reçu en l'absence du Corps Législatif l'attribution de voter les levées d'hommes, payait ces confidences par deux ou trois conscriptions, que l'Empereur payait à son tour par des bulletins magnifiques, par des drapeaux noircis et déchirés, par des traités de paix malheureusement trop peu durables, et le pays ébloui de tant de gloire, charmé de son repos, trouvant les affaires intérieures supérieurement conduites, les affaires extérieures élevées à une hauteur inouïe, désirait que cet état de choses se maintînt long-temps encore, et quelquefois seulement, en voyant une armée française hiverner sur la Vistule, des batailles se livrer près du Niémen, commençait à craindre que toute cette grandeur ne trouvât un terme dans son excès même.

Un peu d'agitation ne se manifestait dans ce gouvernement que lorsqu'un cinquième du Corps Législatif devait sortir. Alors quelques intrigues se formaient autour du Sénat, qui était appelé à choisir les membres des corps délibérants sur des listes présentées par des colléges électoraux formés à vie. On essayait quelques démarches auprès des principaux sénateurs, et on sollicitait un siége au Corps Législatif, muet mais rétribué, comme on sollicite une place de finances. L'archichancelier Cambacérès veillait sur ces élections, afin de n'admettre que des adhérents, ce qui n'exigeait pas un grand triage. C'est tout au plus si, à la fin de chaque liste, il se glissait quelques créatures des opposants du Sénat, improbateurs timides et peu nombreux, que Sieyès avait abandonnés et oubliés, qui le lui rendaient en l'oubliant à leur tour, et qui n'en voulaient pas à Napoléon des entreprises téméraires dans lesquelles la France allait trouver sa perte, mais du Concordat, du Code civil, et de beaucoup d'autres créations tout aussi excellentes.

Telles étaient les formes de ce despotisme héroïque issu de la Révolution. Il importait peu de les changer, car le fond devait rester le même. On pouvait sans doute rectifier certains détails dans l'organisation de ces corps soumis et dépendants. Cela se pouvait, et Napoléon l'avait ainsi projeté au sujet du Tribunat. Le Tribunat, réduit à des critiques de mots dans des conférences privées, incommode au Conseil d'État, dont il n'était plus que l'obscur rival, avait une position fausse, et peu digne de son titre. Le Corps Législatif, bien que ne désirant pas plus d'importance qu'il n'en avait, et nullement disposé à user de la parole si on se décidait à la lui rendre, était cependant quelque peu confus de son mutisme, qui l'exposait au ridicule. Il y avait une chose toute simple à faire, et qui ne pouvait guère nuire à la liberté du temps, c'était de réunir le Tribunat au Corps Législatif, en confondant dans un même corps les attributions et les personnes. C'est ce que Napoléon résolut, après en avoir conféré avec l'archichancelier Cambacérès. En conséquence, il décida que le Tribunat serait supprimé, que ses attributions seraient transférées au Corps Législatif, remis ainsi en possession de la parole; qu'à l'ouverture de chaque session il serait formé dans le sein du Corps Législatif, et au scrutin, trois commissions de sept membres chacune, destinées, comme les commissions supprimées du Tribunat, à s'occuper, la première de législation, la seconde d'administration intérieure, la troisième de finances; que ces sections continueraient à discuter avec les sections correspondantes du Conseil d'État, et dans des conférences particulières, les projets de lois présentés par le gouvernement; que lorsqu'elles se trouveraient d'accord avec le Conseil d'État, un membre de ce conseil viendrait exposer à la tribune du Corps Législatif les motifs que le gouvernement avait eus pour proposer le projet dont il s'agirait, et que le président de la commission donnerait de son côté les motifs qu'elle avait eus pour l'approuver; mais qu'en cas de désaccord, tous les membres de la commission seraient admis à produire publiquement les raisons sur lesquelles se fondait leur résistance, et qu'enfin le Corps Législatif continuerait à voter sans autre débat les mesures soumises à son approbation. Il fut arrêté en outre que, pour ne pas changer l'état présent des choses dans la session qui allait s'ouvrir, et dont tous les travaux étaient déjà préparés, le sénatus-consulte, contenant les dispositions nouvelles, ne serait promulgué que le jour de la clôture de cette session.

En fait, le Corps Législatif recouvrait la parole, puisque vingt et un de ses membres, choisis tous les ans au scrutin, étaient appelés à la discussion des affaires, et la suppression du Tribunat ne faisait disparaître qu'un corps depuis long-temps privé de vie. Le Corps Législatif fut sensible à cette restitution de la parole, non qu'il fût prêt à s'en servir, mais parce qu'on le délivrait d'un ridicule devenu embarrassant. Toutefois, il y avait un mot supprimé, mot qui avait eu quelque importance, c'était celui de Tribunat. C'en était assez pour déplaire à certains amis constants de la Révolution, et pour plaire à Napoléon, qui ne craignit pas, afin d'effacer un mot que les souvenirs de 1802 lui rendaient désagréable, de restituer au Corps Législatif des prérogatives de quelque valeur. Il est vrai qu'une précaution fut prise contre ces nouvelles prérogatives, ce fut de fixer à quarante ans l'âge auquel on pouvait siéger dans le Corps Législatif; triste précaution qui n'aurait pas empêché une assemblée d'être entreprenante, si l'esprit de liberté avait pu se réveiller alors, et qui faisait commencer trop tard l'éducation politique des hommes publics.

Emplois assurés aux membres du Tribunat après la suppression de ce corps.

Il restait, après s'être débarrassé de cette ombre importune du Tribunat, à s'occuper du sort des personnes, que Napoléon, par bienveillance naturelle autant que par politique, n'aimait jamais à froisser. Il fut donc résolu que les membres du Tribunat s'en iraient avec leurs prérogatives chercher un asile dans le sein du Corps Législatif, où ils devaient trouver un titre et des appointements. Cependant Napoléon ne voulait pas rendre trop nombreux le Corps Législatif, fixé alors à trois cents membres, en y versant le Tribunat tout entier. Aussi n'ouvrit-il cet asile qu'aux membres les plus obscurs du corps. Quant à ceux qui avaient montré des lumières, de l'application aux affaires, il leur destina de hauts emplois. Il plaça d'abord au Sénat M. Fabre de l'Aude, qui avait présidé le Tribunat avec distinction, et M. Curée, qui avait commencé sa carrière par la manifestation d'un républicanisme ardent, mais qui l'avait terminée par la motion de rétablir la monarchie, en instituant l'Empire. Quant aux autres membres du Tribunat distingués par leur mérite, Napoléon ordonna aux ministres de l'intérieur et de la justice de les lui proposer pour les places vacantes de préfets, de premiers présidents, de procureurs-généraux. Enfin, il en réservait quelques autres pour les faire figurer dans une nouvelle magistrature qui devait être le complément de nos institutions financières, la Cour des comptes, dont nous raconterons bientôt la création.

Épuration de la magistrature ordonnée en 1807.

Il y avait une autre mesure que Napoléon n'était pas moins impatient de prendre, et qu'il regardait comme beaucoup plus urgente que la suppression du Tribunat, c'était l'épuration de la magistrature. Le gouvernement du Consulat, au moment de son installation, avait apporté dans ses choix un excellent esprit; mais, pressé de s'établir, il avait choisi à la hâte les membres de toutes les administrations, et, s'il s'était moins trompé que les gouvernements qui l'avaient précédé, il s'était trompé beaucoup trop encore pour ne pas être bientôt obligé de réformer quelques-unes de ses premières nominations. Dans tous les ordres de fonctions il était revenu sur plusieurs d'entre elles, et ces changements de personnes avaient été d'autant plus approuvables et approuvés, que ce n'était jamais une influence politique qui les avait dictés, mais la connaissance acquise du mérite de chacun. Dans la magistrature, rien de pareil n'avait pu s'accomplir, à cause de l'inamovibilité établie par la constitution de M. Sieyès, et certains choix faits en l'an VIII, dans l'ignorance des hommes, dans la précipitation d'une réorganisation générale, étaient devenus avec le temps un scandale permanent. On avait bien attribué à la Cour de cassation une juridiction disciplinaire sur la magistrature, mais cette juridiction, suffisante dans les temps ordinaires, ne l'était pas à l'égard d'un personnel de magistrats nommés en masse, au lendemain d'un immense bouleversement, et parmi lesquels s'étaient glissés des misérables, indignes du rang qu'ils occupaient. Tandis que la décence et l'application régnaient chez presque tous les agents du gouvernement placés sous une active surveillance, la magistrature seule donnait quelquefois de fâcheux exemples. Il fallait y pourvoir, et Napoléon, qui se croyait appelé en 1807 à mettre la dernière main à la réorganisation de la France, s'était décidé à faire cesser un tel désordre. Il avait demandé l'avis de l'archichancelier, juge suprême en pareille matière. Cet esprit aussi fertile que sage avait trouvé, dans cette occasion comme dans beaucoup d'autres, un expédient ingénieux, fondé d'ailleurs sur des raisons solides. La constitution de l'an VIII, en déclarant les membres de l'ordre judiciaire inamovibles, les soumettait cependant à une condition commune à tous les membres du gouvernement, c'était de figurer sur les listes d'éligibles. Elle ne leur avait donc assuré la perpétuité de leur charge que conditionnellement, et lorsqu'ils mériteraient toute leur vie l'estime publique. Cette précaution ayant disparu avec les listes d'éligibles, abolies depuis, il fallait, avait dit le prince Cambacérès, y suppléer, et il avait proposé deux mesures, l'une permanente, l'autre temporaire. La première consistait à ne considérer les nominations dans la magistrature comme définitives, et conférant l'inamovibilité, qu'après l'expiration de cinq années, et après l'expérience faite de la moralité et de la capacité des magistrats choisis. La seconde consistait à former une commission de dix membres, à donner à cette commission le soin de passer en revue la magistrature tout entière, et de désigner ceux de ses membres qui s'étaient montrés indignes de rendre la justice. Cette combinaison ingénieuse et rassurante fut adoptée par Napoléon, et convertie en un sénatus-consulte qui devait être présenté au Sénat. En tout autre temps, cette mesure aurait été considérée comme une violation de la constitution. À cette époque, à la suite d'immenses bouleversements, en présence d'une nécessité reconnue, et avec l'intervention d'un corps dont l'élévation garantissait l'impartialité, elle ne parut que ce qu'elle était en effet, un acte réparateur et nécessaire. Du reste, cette épuration, opérée bientôt avec justice et discrétion, fut autant approuvée dans son exécution que dans son principe.

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