← Retour

Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

16px
100%
Intervention de M. Yzquierdo, envoyé secret du prince de la Paix, dans les négociations relatives au Portugal.

On venait de voir paraître à Fontainebleau un autre personnage, celui-là obscur, rarement admis à l'honneur de figurer en présence de Napoléon, mais aussi rusé, aussi habile qu'aucun agent secret puisse l'être: c'était M. Yzquierdo, l'homme de confiance du prince de la Paix, et envoyé à Paris, comme nous l'avons dit plus haut, pour traiter sérieusement les affaires que MM. de Masserano et de Frias ne traitaient que pour la forme. Il était non-seulement chargé des intérêts de l'Espagne, mais aussi des intérêts personnels du prince de la Paix, auquel il était fort attaché, en ayant été distingué et apprécié jusqu'à recevoir de lui les plus importantes missions. Il faisait le mieux qu'il pouvait les affaires de son pays, et celles d'Emmanuel Godoy; car, bien que dévoué à ce dernier, il était bon Espagnol. Doué d'une sagacité rare, il avait pressenti que le moment critique approchait pour l'Espagne; car d'une part Napoléon se dégoûtait chaque jour davantage d'une alliée incapable et perfide, et d'autre part, ayant successivement touché à toutes les questions européennes, il était naturellement conduit à celle de la Péninsule, et amené aux affaires du midi, par la conclusion, du moins apparente, de celles du nord. Aussi cet agent subtil et insinuant employait-il tous ses efforts pour être informé de ce qui se passait dans les conseils de l'Empereur. Il avait trouvé un moyen d'y pénétrer par le grand maréchal du palais, Duroc, lequel avait épousé une dame espagnole, fille de M. d'Hervas, autrefois chargé des affaires de finances de la cour de Madrid, et depuis devenu marquis d'Almenara et ambassadeur à Constantinople. M. Yzquierdo avait cultivé cette précieuse relation, et cherchait à travers la droiture et la discrétion du grand maréchal Duroc, soit à découvrir les desseins de Napoléon, soit à lui faire parvenir des paroles utiles. Il n'avait pas manqué, à l'occasion du Portugal, de paraître plus souvent à Fontainebleau, pour tâcher d'obtenir le résultat le plus avantageux à l'Espagne et à son protecteur.

Vœux de la cour de Madrid à l'égard du Portugal.

La cour de Madrid, bien qu'elle sentit tous ses désirs se réveiller à l'idée d'une opération sur le Portugal, ne voyait pas néanmoins sans quelque chagrin la maison de Bragance poussée vers le Brésil, car elle-même éprouvait de grandes inquiétudes pour ses colonies d'Amérique depuis que les États-Unis avaient secoué le joug de l'Angleterre. L'établissement d'un État européen et indépendant au Brésil lui faisait craindre une nouvelle commotion qui conduirait le Mexique, le Pérou, les provinces de la Plata, à se constituer également en États libres, et dans les moments où la prévoyance l'emportait chez elle sur l'avidité, elle aurait mieux aimé voir les Bragance rester à Lisbonne, que de voir naître par leur départ des chances d'acquérir le Portugal. Cependant il n'était pas probable que les Bragance, sauvés une première fois en 1802 par l'Espagne, ce qui avait coûté à celle-ci l'île de la Trinité, pussent l'être encore une fois en 1807. Il fallait donc se résigner à ce qu'ils fussent, de gré ou de force, relégués au Brésil. Dans cette situation, la cour de Madrid n'avait pas mieux à faire que de chercher à acquérir le Portugal. Mais elle sentait bien qu'elle avait peu mérité de Napoléon une si riche récompense; elle se doutait qu'il faudrait l'acheter par des sacrifices, peut-être même consentir à ce qu'il fût divisé; et pour ce cas M. Yzquierdo avait une mission secondaire, c'était d'obtenir l'une des provinces du Portugal pour son protecteur, le prince de la Paix. Désir du prince de la Paix d'obtenir pour lui-même, et à titre de principauté souveraine, une portion du Portugal. Celui-ci voyant de jour en jour se former contre lui, tant à la cour qu'au sein de la nation, un orage redoutable, voulait, s'il était précipité du faîte des grandeurs, ne pas tomber dans le néant, mais dans une principauté indépendante et solidement garantie. La reine souhaitait avec ardeur pour son favori ce beau refuge. Le bon Charles IV le croyait dû aux grands services de l'homme qui, disait-il, l'aidait depuis vingt ans à porter le poids de la couronne. En conséquence M. Yzquierdo avait reçu de ses souverains, autant que du prince de la Paix lui-même, la recommandation expresse de poursuivre ce résultat, dans le cas toutefois où le Portugal ne serait pas intégralement donné à l'Espagne. Intérêts de la reine d'Étrurie dans le partage à faire du Portugal. Il y avait une autre ambition à satisfaire encore en cas de partage du Portugal, c'était celle de la reine d'Étrurie, fille chérie du roi et de la reine d'Espagne, veuve du prince de Parme, mère d'un roi de cinq ans, et régente du royaume d'Étrurie, institué il y avait quelques années par le Premier Consul. On se doutait bien que Napoléon ne laisserait pas plus à l'Espagne qu'à l'Autriche des possessions en Italie, et, dans cette prévision, l'on demandait pour la reine d'Étrurie une partie du Portugal. Le Portugal, divisé alors en deux principautés vassales de la couronne d'Espagne, serait, devenu en réalité une province espagnole. De plus la cour de Madrid, dans sa fainéantise, dans son abaissement, nourrissait un désir ambitieux, c'était d'acquérir un titre qui couvrit ses misères présentes, et elle souhaitait que Charles IV s'appelât roi des Espagnes et Empereur des Amériques. Chacun ainsi dans cette cour avilie eût été satisfait. Le favori aurait eu une principauté pour y abriter ses turpitudes; la reine aurait eu le plaisir de pourvoir son favori et avec lui sa fille préférée; le roi enfin aurait en passant recueilli un titre pour l'amusement de son imbécile vanité.

Telles étaient les idées que M. Yzquierdo avait mission de faire agréer à Fontainebleau. De tous les projets possibles, le dernier était celui qui s'éloignait le moins des vues de Napoléon. Il ne voulait d'abord, comme nous l'avons dit, d'aucun arrangement qui pût devenir définitif. Il n'entendait pas donner purement et simplement le Portugal à la cour de Madrid, don qu'elle n'avait pas mérité, et qui l'aurait relevée aux yeux des Espagnols. Il avait renoncé à l'idée, préconisée par M. de Talleyrand, de prendre pied au delà des Pyrénées par l'acquisition des provinces de l'Èbre. Opinion de Napoléon sur les divers projets proposés pour le Portugal. Dès lors il devait opinion préférer, sauf à le modifier, le projet de morcellement qu'avait apporté M. Yzquierdo, et qui avait pour le moment les seuls avantages auxquels il aspirât. D'abord Napoléon était résolu à purger l'Italie de tous princes étrangers, et après en avoir expulsé les Autrichiens il tenait à en écarter aussi les Espagnols, non pas comme dangereux, mais comme incommodes. On avait donc bien deviné sa véritable pensée, en supposant qu'il chercherait à recouvrer l'Étrurie, au moyen d'un échange contre une portion du Portugal. Ensuite, bien que rempli de mépris pour le favori qui avilissait et perdait l'Espagne, il tenait à se l'attacher quelque temps encore, afin de l'avoir à sa disposition dans les différentes éventualités qu'il prévoyait, ou qu'il voulait faire naître. Mais il trouvait que c'était trop que de donner à la reine d'Étrurie une moitié du Portugal pour prix de la Toscane, et au favori l'autre moitié pour prix de son dévouement. En conséquence, prenant peu de peine pour persuader des gens auxquels il n'avait qu'à signifier ses volontés, il dicta à M. de Champagny, le 23 octobre au matin, une note contenant ses résolutions définitives[16]. Traité de Fontainebleau résolu le 23 octobre et signé le 27. Il accordait à la reine d'Étrurie pour son fils un État de 800 mille âmes de population, situé sur le Douro, ayant Oporto pour capitale, et devant porter le titre de royaume de la Lusitanie septentrionale. À l'autre extrémité du Portugal, dans la partie méridionale, il accordait au prince de la Paix un État de 400 mille âmes de population, composé des Algarves et de l'Alentejo, sous le titre de principauté des Algarves. Ces deux petits États réunis représentaient la population de la Toscane, alors évaluée à 1,200 mille âmes. Napoléon n'était pas assez content de l'Espagne pour lui rendre plus qu'il ne lui ôtait. Il se réservait le milieu du Portugal, c'est-à-dire Lisbonne, le Tage, le haut Douro, portant les noms d'Estramadure portugaise, de Beyra, de Tras-os-Montes, et comprenant une population de 2 millions d'habitants, pour en disposer à la paix. Cet arrangement tout provisoire lui convenait à merveille, car il laissait toutes choses en suspens, et il offrait ou le moyen de recouvrer plus tard les colonies espagnoles en rendant les deux tiers du Portugal à la maison de Bragance, ou le moyen de faire avec la maison d'Espagne tel partage de territoire qu'on voudrait, si on se décidait à la laisser régner en se l'attachant par les liens d'un mariage. Dans tous les cas, il était convenu que les nouvelles principautés portugaises seraient constituées en souverainetés vassales de la couronne d'Espagne, et que le pauvre roi Charles IV s'appellerait, suivant ses désirs, roi des Espagnes et empereur des Amériques, et porterait comme Napoléon le double titre de Majesté Impériale et Royale.

Outre ces conditions, Napoléon exigeait que l'Espagne joignît aux troupes françaises une division de 10 mille Espagnols pour envahir la province d'Oporto, une de 10 à 11 mille pour seconder le mouvement des Français sur Lisbonne, et une de 6 mille pour occuper les Algarves. Il était entendu que le général Junot commanderait les troupes françaises et alliées, à moins que le prince de la Paix ou le roi Charles IV ne se rendissent à l'armée; ce qu'ils avaient promis de ne pas faire, car Napoléon n'aurait jamais voulu confier à de tels généraux le sort d'un seul de ses soldats. En disposant ainsi du Portugal, Napoléon recouvrait tout de suite l'Étrurie, ce dont il était pressé pour ses arrangements d'Italie, jetait un grossier appât à l'ambition du prince de la Paix, ajournait toute résolution à l'égard de la Péninsule, et ne décidait même pas sans retour la question de l'établissement des Bragance en Amérique.

Le traité qui contenait ce partage provisoire du Portugal fut rédigé conformément à la note que Napoléon avait dictée à M. de Champagny, et signé par M. Yzquierdo pour l'Espagne, par le grand maréchal Duroc pour la France. Il fut signé à Fontainebleau même, le 27 octobre, et il a acquis sous le titre de traité de Fontainebleau une malheureuse célébrité, parce qu'il a été le premier acte de l'invasion de la Péninsule.

Ordre au général Junot de marcher sur Lisbonne.

À peine les signatures étaient-elles données que l'ordre fut expédié au général Junot, dont les troupes entrées le 17 en Espagne se trouvaient déjà rendues à Salamanque, de se porter sur le Tage par Alcantara, d'en suivre la rive droite, tandis que le général Solano, marquis del Socorro, avec 10 mille Espagnols, en suivrait la rive gauche. Il fut expressément recommandé au général Junot d'envoyer à Paris tous les émissaires portugais qui viendraient à sa rencontre, en disant qu'il n'avait aucun pouvoir pour traiter, que ses instructions étaient de marcher à Lisbonne, en ami si on ne lui résistait pas, en conquérant si on lui opposait une résistance quelconque.

M. de Talleyrand chargé de suppléer dans ses fonctions l'archichancelier d'État.

M. de Talleyrand, pour avoir prêté l'oreille à tous les épanchements de Napoléon sur l'Espagne, obtint ce qu'il désirait, c'est-à-dire une sorte de suprématie sur le département des affaires étrangères. Napoléon, irrité d'abord de le voir abandonner le portefeuille des affaires étrangères pour la dignité purement honorifique de vice-grand-électeur, lui avait signifié qu'il n'aurait plus aucune part à la diplomatie de l'Empire. Mais, vaincu par l'adresse de M. de Talleyrand, il décréta que le vice-grand-électeur remplacerait dans leurs fonctions, non-seulement le grand-électeur lui-même, absent parce qu'il régnait à Naples, mais l'archichancelier d'État, absent aussi parce qu'il régnait à Milan. On se souvient sans doute que l'archichancelier d'État avait pour attribution spéciale la présentation des ambassadeurs, la garde des traités, en un mot la partie honorifique de la diplomatie impériale. M. de Talleyrand, joignant ainsi au rôle d'apparat qui lui était attribué par décret le rôle sérieux qu'il tenait de la confiance de l'Empereur, se trouvait à la fois dignitaire et ministre, ce qu'il avait toujours ambitionné, et ce que Napoléon avait déclaré ne jamais vouloir. L'archichancelier Cambacérès en fit la remarque à Napoléon, qui fut légèrement embarrassé, et promit que le décret ne serait point signé. Mais l'archichancelier Cambacérès partait alors pour revoir sa ville natale, celle de Montpellier, qu'il n'avait pas visitée depuis long-temps; et à peine était-il parti que le décret, si désiré par M. de Talleyrand, fut signé et publié comme acte officiel[17]. Ainsi en cet instant décisif et funeste, la sagesse s'éloignait, et la complaisance restait, complaisance plus dangereuse chez M. de Talleyrand que chez aucun autre, car elle prenait chez lui toutes les formes du bon sens.

Napoléon, prêt à partir pour l'Italie, est retenu par les nouvelles venues de l'Escurial.

Le projet de Napoléon était de partir pour l'Italie, tout de suite après avoir reçu M. de Tolstoy, car depuis 1805 il n'avait pas revu ce pays de sa prédilection. Il voulait lui apporter le bienfait de sa présence vivifiante, embrasser son fils adoptif Eugène de Beauharnais, son frère aîné Joseph, et entretenir Lucien lui-même, qu'il espérait faire rentrer dans le sein de la famille impériale, peut-être même placer sur un trône. Mais tout à coup, au moment de partir, les nouvelles venues de Madrid l'arrêtèrent, et l'obligèrent à suspendre son départ[18]. Charles IV annonce à Napoléon le prétendu complot tramé par son fils, et le commencement d'un procès criminel contre ce prince. Ces nouvelles, qui depuis quelque temps commençaient à prendre un caractère grave, étaient de la nature la plus étrange et la plus inattendue. Elles annonçaient que le 27 octobre, jour même où se signait en France le traité de Fontainebleau, le prince des Asturies avait été arrêté à l'Escurial, et constitué prisonnier dans ses appartements; que ses papiers avaient été saisis, qu'on y avait trouvé les preuves d'une conspiration contre le trône, et qu'un procès criminel allait lui être intenté. Immédiatement après, une lettre du 29, signée de Charles IV lui-même, apprenait à Napoléon que son fils aîné, séduit par des scélérats, avait formé le double projet d'attenter à la vie de sa mère et à la couronne de son père. L'infortuné roi ajoutait qu'un tel attentat devait être puni, qu'on était occupé à en rechercher les instigateurs; mais que le prince, auteur ou complice de projets si abominables, ne pouvait être admis à régner; qu'un de ses frères, plus digne du rang suprême, le remplacerait dans le cœur paternel et sur le trône.

Poursuivre criminellement l'héritier de la couronne, changer l'ordre de successibilité au trône, étaient des résolutions d'une immense gravité, qui devaient émouvoir Napoléon, déjà fort occupé des affaires d'Espagne, et qui ne lui permettaient plus de s'éloigner. Tandis que Charles IV dénonce le prince des Asturies, celui-ci s'adresse à Napoléon pour lui demander sa protection et la main d'une princesse française. L'appel qu'on faisait à son amitié, presque à ses conseils, en lui annonçant ce malheur de famille, malheur bien affreux s'il était vrai, bien déshonorant s'il n'était qu'une calomnie d'une mère dénaturée, accueillie par un père imbécile, l'obligeait à s'enquérir exactement des faits, et presque à intervenir pour en dominer les conséquences. De plus, à la même époque, arrivaient des lettres du prince des Asturies, qui implorait la protection de Napoléon contre d'implacables ennemis, et demandait à devenir non-seulement son protégé, mais son parent, son fils adoptif, en obtenant la main d'une princesse française[19]. Ainsi ces malheureux Bourbons, le père comme le fils, appelaient eux-mêmes, forçaient presque à se mêler de leurs affaires, le conquérant redoutable, déjà si dégoûté de leur incapacité, et trop disposé à les chasser d'un trône où ils étaient non-seulement inutiles, mais dangereux à la cause commune de la France et de l'Espagne.

État de la cour d'Espagne en 1807.

On ne s'expliquerait pas ces circonstances étranges, si on ne revenait en arrière pour prendre connaissance de ce qui se passait depuis une année à la cour d'Espagne. On a vu ailleurs (tome IV) le tableau de cette cour dégénérée, dominée par un insolent favori, qui était parvenu à usurper en quelque sorte l'autorité royale, grâce à la passion qu'il avait inspirée vingt ans auparavant à une reine sans pudeur. S'il était en Europe un lieu fait pour présenter, dans tout ce qu'il a de plus hideux, le spectacle de la corruption des cours, c'était assurément l'Espagne. Derrière les Pyrénées, entre trois mers, presque sans communication avec l'Europe, à l'abri de ses armées et de ses idées, au milieu d'une opulence héréditaire, qui avait sa source dans les trésors du Nouveau-Monde, et qui entretenait la paresse de la nation comme celle de ses princes; sous un climat ardent qui excite les sens, plus que l'esprit, une vieille cour pouvait bien en effet s'endormir, s'amollir et dégénérer, entre un clergé intolérant pour l'hérésie mais tolérant pour le vice, et une nation habituée à considérer la royauté, quoi qu'elle fît, comme aussi sacrée que la divinité elle-même. Vers la fin du dernier siècle, un prince sage, éclairé, laborieux, et un ministre digne de lui, Charles III et M. de Florida-Blanca, avaient essayé d'arrêter la décadence générale, mais n'avaient fait que suspendre un moment le triste cours des choses. Sous le règne suivant l'Espagne était descendue au dernier degré de l'abaissement, bien que les belles qualités de la nation ne fussent qu'engourdies. Le roi Charles IV, toujours droit, bien intentionné, mais incapable de tout autre travail que celui de la chasse, regardant comme un bienfait du ciel que quelqu'un se chargeât de régner pour lui; son épouse, toujours dissolue comme une princesse romaine du Bas-Empire, toujours soumise à l'ancien garde du corps devenu prince de la Paix, et lui gardant son cœur tandis qu'elle donnait sa personne à de vulgaires amants que lui-même choisissait; le prince de la Paix toujours vain, léger, paresseux, ignorant, fourbe et lâche, manquant d'un seul vice, la cruauté, toujours dominant son maître en prenant la peine de concevoir pour lui les molles et capricieuses résolutions qui suffisaient à la marche d'un gouvernement avili; le roi, la reine, le prince de la Paix, avaient conduit l'Espagne à un état difficile à peindre. Plus de finances, plus de marine, plus d'armée, plus de politique, plus d'autorité sur des colonies prêtes à se révolter, plus de respect de la part d'une nation indignée, plus de relations avec l'Europe qui dédaignait une cour lâche, perfide et sans volonté; plus même d'appui en France, car Napoléon avait été amené par le mépris à croire tout permis envers une puissance arrivée à cet état d'abjection: telle était l'Espagne en octobre 1807.

Décadence de la marine et des colonies espagnoles.

Le premier intérêt de la monarchie espagnole, depuis qu'enfermée entre les Pyrénées et les mers qui l'enveloppent, elle n'a plus à s'inquiéter ni des Pays-Bas ni de l'Italie, le premier intérêt c'est la marine, qui comprenait alors l'administration de ses colonies et celle de ses arsenaux. Ses colonies ne contenaient ni soldats, ni fusils pour armer les colons à défaut de soldats. Ses capitaines généraux étaient pour la plupart des officiers si timides et si incapables, que le gouverneur des provinces de la Plata avait livré sans combat Buenos-Ayres aux Anglais, et qu'il avait fallu qu'un Français, M. de Liniers, à la tête de cinq cents hommes, entreprît lui-même de chasser les envahisseurs; ce qu'il avait fait avec un succès complet. Les Espagnols, indignés, avaient déposé le capitaine général, et voulaient nommer à sa place M. de Liniers, qui n'avait accepté que le titre provisoire de commandant militaire. La chaîne des Cordillières épuisait en vain de métaux ses riches flancs: l'or et l'argent arrachés de ses entrailles gisaient inutiles dans les caves des capitaineries générales. Il n'y avait pas un vaisseau espagnol qui osât les aller chercher. Le gouverneur des Philippines, par exemple, manquant de munitions, de vivres, d'argent pour en acheter, avait été obligé de s'adresser au brave capitaine Bourayne, commandant la frégate française la Canonnière, dont nous avons raconté précédemment les beaux combats, pour lui procurer des piastres. Le capitaine Bourayne en avait apporté pour 12 millions après avoir fait le trajet des Philippines au Mexique, et traversé deux fois la moitié du globe. Pour avoir à Madrid quelque peu de ce précieux numéraire américain, il fallait que le gouvernement espagnol en vendît des sommes considérables aux États-Unis, à la Hollande, quelquefois même à l'Angleterre, qui, en ayant indispensablement besoin pour elle-même, consentait à se charger du transport en Europe, et à donner une moitié de la valeur à l'ennemi afin d'avoir l'autre moitié.

Nombre et état des vaisseaux composant la marine espagnole sous Charles III et Charles IV.

Quant à la marine elle-même, voici quel était son état. Composée de 76 vaisseaux et 51 frégates sous Charles III, elle était sous Charles IV de 33 vaisseaux et 20 frégates. Sur ces 33 vaisseaux, il y en avait 8 à détruire immédiatement, comme ne valant pas le radoub. Restaient 25, dont 5 vaisseaux à trois ponts, bien construits et fort beaux; 11 vaisseaux de soixante-quatorze, médiocres ou mauvais; 9 vaisseaux de cinquante-quatre et de soixante-quatre, la plupart anciens et d'un échantillon trop faible depuis les nouvelles dimensions adoptées dans la construction navale. Les 20 frégates se divisaient en 10 armées ou propres à l'être, 10 mauvaises ou à radouber. Dans tout ce matériel naval, il n'y avait que 6 vaisseaux prêts à faire voile, ayant des vivres pour trois mois à peine, des équipages incomplets, et leur carène sale au point de ne pouvoir naviguer. C'étaient les 6 vaisseaux de Carthagène, armés et équipés depuis trois ans, et n'ayant jamais levé l'ancre que pour paraître à l'embouchure du port, et rentrer immédiatement. Il ne se trouvait pas un vaisseau capable de prendre la mer ni à Cadix ni au Ferrol. À Cadix il y avait à la vérité six vaisseaux armés, mais privés de vivres et d'équipages. Les matelots ne manquaient pas; mais, n'ayant pas de quoi les payer, on n'osait pas les lever, et on les laissait sans emploi dans les ports. Le petit nombre de ceux qu'on avait levés, au lieu d'être à bord de l'escadre, étaient employés sur des chaloupes canonnières entre Algésiras et Cadix pour protéger le cabotage. Ainsi toute la marine espagnole, en état d'activité, se réduisait à 6 vaisseaux armés et équipés à Carthagène (ceux-ci sans une seule frégate), et à 6 armés à Cadix, mais non équipés. Sur 20 frégates il n'y en avait que 4 armées, et 6 capables de l'être. L'avenir était aussi triste que le présent, car dans toute l'Espagne il n'existait que deux vaisseaux en construction, et placés depuis si long-temps sur chantier, qu'on ne les croyait pas susceptibles d'achèvement.

Les bois, les fers, les cuivres, les chanvres manquaient au Ferrol, à Cadix, à Carthagène. Ces magnifiques arsenaux, construits sous plusieurs règnes, et dignes de la grandeur espagnole par leur étendue autant que par leur appropriation à tous les besoins d'une puissante marine, tombaient en ruines. Les ports s'envasaient. Situation des arsenaux du Ferrol, de Cadix, de Carthagène. La superbe darse de Carthagène se remplissait de sable et d'immondices. Les nombreux canaux qui mettent le port de Cadix en communication avec les riches plaines de l'Andalousie, se comblaient de vase et de débris de bâtiments. Il y avait de submergé dans ces canaux un vaisseau, le Saint-Gabriel, deux frégates, une corvette, trois grandes gabares, deux transports, et quantité d'embarcations. L'un des deux magasins de l'arsenal de Cadix, détruit depuis neuf ans par les flammes, n'avait pas été reconstruit. Les bassins destinés à mettre les vaisseaux à sec se perdaient par les infiltrations. Sur deux bassins à Carthagène, construits depuis cinquante ans, et restés sans réparations, l'un des deux, pour être tenu à sec, avait eu besoin qu'on brûlât le bois de plusieurs vaisseaux pour le service de la machine à épuisement. Encore le Saint-Pierre d'Alcantara, qu'on y réparait, avait-il failli être submergé. Les corderies de Cadix et de Carthagène étaient les plus belles de l'Europe; mais on n'avait pas même quelques quintaux de chanvre pour les occuper. Cependant Séville, Grenade, Valence demandaient avec instance qu'on leur achetât leurs chanvres demeurés sans débit. Les hêtres et les chênes de la Vieille-Castille, de la Biscaye, des Asturies, destinés au Ferrol; les chênes de la Sierra de Ronda, destinés à Cadix; les beaux pins de l'Andalousie, de Murcie, de la Catalogne, destinés à Carthagène et Cadix, abattus sur le sol, y pourrissaient faute de transports pour les amener vers les chantiers où ils devaient être employés. Les matières manquaient non-seulement parce qu'on n'en achetait pas, mais parce qu'on les vendait. Sous prétexte de se débarrasser des objets de rebut, l'administration du port de Carthagène, pour se procurer de l'argent, et payer quelques appointements, avait vendu les matières les plus précieuses, surtout des métaux. La régie de Carthagène, chargée d'approvisionner l'escadre, ne trouvait pas de vivres, parce qu'elle était arriérée de 13 millions de réaux avec les fournisseurs. Les ouvriers désertaient, non par trahison, mais par besoin. Sur 5 mille ouvriers, il en restait à peine 700 à Carthagène. Les uns étaient morts de l'épidémie qui avait désolé les côtes d'Espagne quelques années auparavant, les autres avaient fui à Gibraltar, et allaient manger le pain de l'Angleterre en la servant. Ceux de Cadix se voyaient par les mêmes causes considérablement diminués en nombre. On leur devait en 1807 neuf mois de paye, et ils étaient réduits à tendre la main. Les matelots étaient de même dispersés à l'intérieur ou à l'étranger. Il y en avait à qui il était dû vingt-sept mois de solde. Le peu de ressources dont on pouvait disposer servait à appointer un état-major qui eût suffi à plusieurs grandes marines. On comptait dans cet état-major un grand amiral, 2 amiraux, 29 vice-amiraux, 63 officiers répondant au grade de contre-amiral, 80 capitaines de vaisseau, 134 capitaines de frégate, plus 12 intendants, 6 trésoriers, 11 commissaires-ordonnateurs, 74 commissaires de marine, tout cela pour une puissance maritime réduite à 33 vaisseaux et 20 frégates, sur lesquels 6 vaisseaux et 4 frégates seulement armés et équipés! Voilà où en était arrivée la marine de l'une des nations du globe les plus naturellement destinées à la mer, d'une nation insulaire presque autant que les Anglais, ayant de plus beaux ports que les leurs, tels que le Ferrol, Cadix, Carthagène; des bois que les Anglais n'ont pas, tels que les chênes de la Vieille-Castille, de Léon, de la Biscaye, des Asturies, de la Ronda; les pins de l'Andalousie, de Murcie, de Valence, de la Catalogne; des matières de tout genre, telles que les fers des Pyrénées, les cuivres du Mexique et du Pérou; les chanvres de Valence, Grenade, Séville; enfin des ouvriers habiles et nombreux, des matelots braves, des officiers capables, comme Gravina, de mourir en héros! Tous ces faits que nous venons de rapporter, on les connaissait à peine à Madrid[20]. Quand on demandait à l'administration espagnole combien il existait de vaisseaux, ou construits, ou armés, ou équipés, elle ne pouvait le dire. Quand on lui demandait à quelle époque telle division serait prête à lever l'ancre, elle était encore plus embarrassée de répondre. Tout ce que le gouvernement savait, c'est que la marine était négligée. Il le savait, et le voulait même. La marine lui paraissait un intérêt secondaire, secondaire pour une nation qui avait à défendre les Florides, le Mexique, le Pérou, la Colombie, la Plata, les Philippines! L'entreprise de lutter contre l'Angleterre lui paraissait une chimère, une chimère quand la France et l'Espagne coalisées avaient des ports tels que Copenhague, le Texel, Anvers, Flessingue, Cherbourg, Brest, Rochefort, le Ferrol, Lisbonne, Cadix, Carthagène, Toulon, Gênes, Tarente, Venise, et en pouvaient faire sortir 120 vaisseaux de ligne! Le gouvernement, c'est-à-dire le prince de la Paix, avait quelquefois l'indignité de déverser lui-même la raillerie sur la marine espagnole; il avait des moqueries au lieu de larmes pour Trafalgar! C'est qu'au fond il détestait la France, cette alliée importune, qui lui reprochait sans cesse sa criminelle inertie; et il préférait l'Angleterre, qui lui faisait espérer, s'il trahissait la cause des nations maritimes, le repos si commode à sa lâcheté. Aussi, tandis qu'il affectait de mépriser la marine, moyen de lutter contre l'Angleterre, il témoignait une grande estime pour l'armée de terre, moyen de résister aux conseils de la France. Le prince de la Paix parlait volontiers de ses grenadiers, de ses dragons, de ses hussards! Voici pourtant où en était cette armée, objet de sa prédilection:

État de l'armée espagnole en 1807.

L'armée espagnole se composait d'environ 58 mille hommes d'infanterie et d'artillerie, de 15 à 16 mille hommes de cavalerie, de 6 mille gardes royaux, de 11 mille Suisses, 2 mille Irlandais, et enfin de 28 mille soldats de milices provinciales, en tout 120 mille hommes à peu près, pouvant fournir 50 à 60 mille combattants au plus. L'infanterie était faible, chétive, et recrutée en partie dans le rebut de la population. La cavalerie, formée avec des sujets mieux choisis, n'était montée qu'en très-petite partie, la belle race des chevaux espagnols, si ardents et si doux, tombant chaque jour en décadence. Les gardes royaux, espagnols et wallons, présentaient la seule troupe vraiment imposante. Les milices, composées de paysans qui n'étaient pas exercés, qui ne pouvaient pas être déplacés, n'étaient presque d'aucun usage. Les auxiliaires suisses étaient comme partout, une troupe de métier, fidèle et solide. Aussi, après avoir défalqué les 14 mille hommes envoyés dans le nord de l'Allemagne, il ne restait pas plus de 15 à 16 mille hommes à diriger vers le Portugal, sur les 26 mille promis par le traité de Fontainebleau. Les présides d'Afrique, notamment Ceuta, ce redoutable vis-à-vis de Gibraltar, dont la prise par les Anglais ou les Maures aurait fini par rendre impossible le passage de la Méditerranée dans l'Océan, ne contenaient ni garnisons ni vivres. À Ceuta, au lieu de 6 mille hommes de garnison, prescrits par les règlements et l'usage, il y en avait 3 mille. Au fameux camp de Saint-Roch, devant Gibraltar, on comptait tout au plus 8 à 9 mille hommes. Le reste de l'armée espagnole, répandu dans les provinces, y était employé à faire le service de la police, attendu qu'il n'existait pas alors de gendarmerie en Espagne. La réunion d'une armée quelconque eût été impossible, car les 14 mille hommes envoyés en Allemagne, les 16 mille acheminés vers le Portugal, absorbaient presque entièrement la portion disponible des troupes régulières. Du reste tout ce personnel de guerre, mal vêtu, mal nourri, rarement payé, dépourvu d'émulation, d'esprit militaire, d'instruction, était un corps sans âme. Là comme dans la marine l'état-major dévorait presque toutes les ressources. Il comptait un généralissime, 5 capitaines généraux répondant au grade de maréchal, 87 lieutenants généraux, 127 maréchaux de camp, 252 brigadiers (grade intermédiaire entre celui de maréchal de camp et celui de colonel) et un nombre inconnu de colonels, car il y en avait dont le titre était réel, d'autres provisoire, ou honorifique, et, compris les uns et les autres, on ne parlait pas de moins de deux mille. Voilà ce qui restait de ces redoutables bandes qui avaient fait trembler l'Europe aux quinzième et seizième siècles! Voilà aussi à quoi servait la prédilection marquée du prince de la Paix pour l'armée!

Détresse des finances espagnoles.

Quant aux finances, qui avec les forces de terre et de mer forment le complément de la puissance d'un État, elles répondaient à la situation de ces forces, et servaient à l'expliquer. On devait à la Hollande, à la Banque, au public, aux grandes fermes, en emprunts à échéances fixes et annuelles 114 millions, en arriérés de solde et d'appointements 111 millions, en valès royaux (papier-monnaie, qui perdait 50 pour cent) 1 milliard 33 millions, ce qui présentait une dette exigible de 1,258 millions, partie échéant prochainement, partie tout de suite, et pouvant être qualifiée de criarde; car pour un gouvernement, 110 millions d'arriérés de solde et d'appointements, 32 millions dus aux grandes fermes, 8 millions promis mois par mois à la France et non payés, 7 millions d'intérêts annuels dus à la Hollande, 7 millions d'intérêts de valès non servis, pouvaient bien s'appeler des dettes criardes. Les dépenses et les revenus se composaient comme il suit: 126 millions de revenus, et 159 millions de dépenses, offrant par conséquent un déficit annuel de 33 millions, c'est-à-dire du cinquième des besoins. Les impôts étaient fort mal assis. Les douanes, les tabacs, les salines, les octrois supportaient les principales charges. La terre, grâce à ses propriétaires, nobles ou prêtres pour la plupart, ne payait que la dîme au profit du clergé. Avec un tel système d'impôt on n'aurait obtenu que cent millions de produits, si l'Amérique n'avait fourni un supplément de 25 ou 26 millions. L'Espagne contribuait pour des sommes beaucoup plus considérables, mais qui restaient en grande partie dans les mains des collecteurs du revenu public. L'industrie, depuis long-temps détruite, ne produisait plus ni belles soieries, ni belles draperies, malgré les mûriers de l'Andalousie et les magnifiques troupeaux de la race espagnole. État du commerce et de l'agriculture de l'Espagne. Quelques fabriques de toiles de coton, en Catalogne, étaient plutôt un prétexte pour la contrebande qu'une industrie réelle, car alors comme aujourd'hui, elles servaient à attribuer mensongèrement une origine espagnole aux cotonnades anglaises. Le commerce était ruiné, car il se trouvait réduit à quelques échanges clandestins de piastres, dont la sortie était défendue, contre des marchandises anglaises, dont l'entrée était défendue également, et à l'importation (celle-ci permise) de certains produits du luxe français. L'approvisionnement des colonies et de la marine, qui seul depuis long-temps entretenait encore un reste d'activité dans les ports de l'Espagne, était devenu nul par la guerre. La contrebande anglaise dans l'Amérique du sud, rendue plus facile depuis la conquête de la Trinité, y suffisait. L'agriculture, arriérée dans ses procédés, difficilement modifiable par les nouvelles méthodes, à cause de la chaleur du climat, et d'un manque d'eau presque absolu, ravagée en outre par la mesta, c'est-à-dire par la migration annuelle de sept à huit millions de moutons du nord au midi de la Péninsule, présentait depuis des siècles un état stationnaire. Ainsi le peuple était pauvre, la bourgeoisie ruinée, la noblesse obérée, et le clergé lui-même, quoique richement doté, et plus nombreux à lui seul que l'armée et la marine, souffrait aussi de la vente du septième de ses biens, demandée et obtenue en cour de Rome, à cause de la détresse publique. Caractère de la nation espagnole. Mais sous cette misère générale, il y avait une nation forte, orgueilleuse, aussi fière du souvenir de sa grandeur passée que si cette grandeur existait encore; ayant perdu l'habitude des combats, mais capable du plus courageux dévouement; ignorante, fanatique, haïssant les autres nations; sachant néanmoins que de l'autre côté des Pyrénées il s'était opéré d'utiles réformes, accompli de grandes choses; appelant et craignant tout à la fois les lumières de l'étranger; pleine en un mot de contradictions, de travers, de nobles et attachantes qualités, et dans le moment ennuyée au plus haut point de son oisiveté séculaire, désolée de ses humiliations, indignée des spectacles auxquels elle assistait!

Fortune et conduite privée du prince de la Paix.

C'est en présence d'une nation si près de perdre patience que l'inepte favori, dominateur de la paresse de son souverain, des vices de sa souveraine, poursuivait le cours de ses turpitudes. Tandis qu'on manquait de numéraire, dans un pays qui possédait le Mexique et le Pérou, et qu'on y suppléait avec un papier-monnaie discrédité, Emmanuel Godoy, par un vague pressentiment, accumulait chez lui des sommes en or et en argent, que la libre disposition de toutes les ressources du trésor lui permettait d'amasser, et que le bruit public exagérait follement, car on parlait de plusieurs centaines de millions entassés dans son palais. Ainsi, tandis qu'on se sentait misérable, on croyait toute la richesse nationale réunie chez Emmanuel Godoy. Au scandale public de ses relations adultères avec la reine, se joignaient de bien autres scandales encore. Après avoir épousé dona Maria-Luisa de Bourbon, infante d'Espagne, propre nièce de Charles III, cousine-germaine de Charles IV, sœur du cardinal de Bourbon, qu'il avait choisie pour se rapprocher du trône, et qu'il négligeait par dégoût de ses modestes vertus, il était publiquement attaché, par mariage suivant les uns, par une longue habitude suivant les autres, à une demoiselle, nommée Josefa Tudo, dont il avait plusieurs enfants. Il avait voulu donner à cette liaison une sorte de consécration, en faisant nommer mademoiselle Josefa Tudo comtesse de Castillo-Fiel (Château-Fidèle), et en ajoutant à ce titre une grandesse pour l'aîné de ses enfants. Il la comblait de richesses, l'entourait d'une sorte de puissance; car c'était auprès d'elle qu'on allait le voir, quand on désirait l'entretenir en liberté; c'était chez elle que les agents de la diplomatie européenne allaient chercher leurs informations; c'était de ses propos que les ambassadeurs remplissaient leurs dépêches; et, tout en épanchant auprès d'elle les soucis, les chagrins, les anxiétés dont son aveugle légèreté ne le sauvait pas, il trouvait encore dans la jeunesse et la beauté d'une sœur de mademoiselle Tudo des plaisirs qui mettaient le comble aux scandales de sa vie. Et toute l'Espagne connaissait ces honteux désordres! la reine elle-même les connaissait et les supportait! Le roi seul les ignorait, et remerciait le ciel de lui avoir envoyé un homme qui travaillait et gouvernait pour lui!

Caractère et situation du prince des Asturies, depuis Ferdinand VII.

La malheureuse nation espagnole ne sachant, entre un favori insolent, une reine coupable, un roi imbécile, à qui donner son cœur, l'avait donné à l'héritier de la couronne, le prince des Asturies, depuis Ferdinand VII, qui n'était pas beaucoup plus digne que ses parents de l'amour d'un grand peuple. Ce prince, alors âgé de 23 ans, était veuf d'une princesse de Naples, morte, disait-on, d'un poison administré par la haine de la reine et du favori; ce qui était faux, mais admis comme vrai par toute l'Espagne. Repoussé par sa mère qui dans sa tristesse habituelle croyait apercevoir un blâme, par le prince de la Paix qui croyait y découvrir une jalousie d'autorité, opprimé par tous les deux, obligé de chercher autour de lui un refuge, il l'avait trouvé auprès de sa jeune épouse, et s'était vivement attaché à elle. Comme les deux maisons de Naples et d'Espagne se haïssaient mortellement, et que la jeune princesse arrivait à l'Escurial avec les sentiments puisés dans sa famille, elle n'avait pas contribué à ramener Ferdinand à ses parents, et avait, au contraire, fomenté l'aversion qu'il nourrissait pour eux. Aussi, dans sa médiocrité d'esprit et de cœur, accueillant tout bruit conforme à sa haine, Ferdinand croyait avoir été privé par un crime de la femme qu'il aimait, et il imputait ce crime à sa mère, ainsi qu'au favori adultère qui la dominait. On comprend tout ce qu'il devait fermenter de passions dans ces âmes vulgaires, ardentes et oisives. Le prince était gauche, faible et faux, doué pour tout esprit d'une certaine finesse, pour tout caractère d'un certain entêtement. Mais, aux yeux d'une nation passionnée, ayant besoin d'aimer l'un de ses maîtres, et d'espérer que l'avenir vaudrait mieux que le présent, sa gaucherie passait pour modestie, sa sauvage tristesse pour le chagrin d'un fils vertueux, son entêtement pour fermeté, et, sur le bruit de quelque résistance opposée à divers actes du prince de la Paix, on s'était plu à lui prêter les plus nobles et les plus fortes vertus.

Maladie de Charles IV dans l'hiver de 1807, et conséquences de cette maladie.

Dans le courant de 1807, la nouvelle se répandit tout à coup que la santé du roi déclinait rapidement, et que sa fin approchait. Les apparences en effet étaient alarmantes. Ce roi, honnête et aveugle, ne se doutait pas de toutes les bassesses qui à son insu déshonoraient son règne. Doué néanmoins d'un certain bon sens, il voyait bien qu'il y avait des malheurs autour de lui; car, quoi qu'on fît pour le tromper, la perte de la Trinité, le désastre de Trafalgar, le papier-monnaie substitué à l'argent, ne pouvaient pas prendre l'apparence de la prospérité et de la grandeur. Il accusait les circonstances, et demeurait convaincu que, sans le prince de la Paix, tout serait allé plus mal. Au fond il était triste et malade. On crut sa mort prochaine. La nation, sans lui vouloir du mal, vit dans cette mort la fin de ses humiliations; le prince des Asturies, la fin de son esclavage; la reine et Godoy, la fin de leur pouvoir. Pour ces derniers, c'était plus que le terme d'un pouvoir usurpé, c'était une catastrophe; car ils supposaient que le prince des Asturies se vengerait, et ils mesuraient cette vengeance à leurs propres sentiments. C'est pour ce motif que le prince de la Paix avait attaché tant de prix à devenir souverain des Algarves.

Efforts de la reine et du prince de la Paix pour dominer Ferdinand par un mariage.

Divers moyens furent successivement imaginés par la reine et par le favori pour se garantir contre les dangers qu'ils prévoyaient. D'abord ils songèrent à s'emparer du prince des Asturies, et à lui faire contracter un mariage qui le plaçât sous leur influence. Pour l'accomplissement de ce dessein ils jetèrent les yeux sur dona Maria-Theresa de Bourbon, sœur de dona Maria-Luisa, princesse de la Paix. Ils pensèrent qu'en épousant cette infante, Ferdinand, devenu beau-frère d'Emmanuel Godoy, serait ou ramené, ou contenu. Mais Ferdinand opposa à ce projet des refus invincibles et même outrageants.—Moi, dit-il, devenir beau-frère d'Emmanuel Godoy, jamais! Ce serait un opprobre!—Ces refus, exprimés en un tel langage, redoublèrent les anxiétés de la reine et du favori. Ils ne songèrent plus qu'à se prémunir contre les conséquences de la mort du roi, supposée alors beaucoup plus prochaine qu'elle ne devait l'être. Le prince de la Paix était déjà généralissime de toutes les armées espagnoles. Nouveaux pouvoirs attribués au prince de la Paix, et tentative pour changer l'ordre de successibilité au trône. Il résolut, et la reine accueillit cette résolution avec empressement, de se donner de nouveaux pouvoirs, afin de réunir peu à peu toutes les prérogatives de la royauté dans ses mains, et d'exclure, quand il se croirait assez fort, Ferdinand du trône. Il voulait le faire déclarer inhabile à régner, transporter la couronne sur une tête plus jeune, amener ainsi la nécessité d'une régence, et s'attribuer cette régence à lui-même, ce qui aurait assuré la continuation du pouvoir qu'il exerçait depuis tant d'années. Ce plan une fois arrêté, on commença par compléter l'autorité nominale du prince, car son autorité réelle était depuis long-temps aussi entière qu'elle pouvait l'être. On persuada au roi que, grâce à Emmanuel Godoy, l'armée se trouvait dans un état florissant, mais qu'il n'en était pas ainsi de la marine; que celle-ci avait besoin de recevoir l'influence du génie qui soutenait la monarchie espagnole; que la placer sous l'autorité directe du prince de la Paix, ce serait rendre sa réorganisation certaine, et procurer une vive satisfaction au puissant Empereur des Français, lequel se plaignait sans cesse de la décadence de la marine espagnole. Emmanuel Godoy créé grand amiral d'Espagne. Charles IV adopta cette proposition avec la joie qu'il mettait toujours à se dépouiller de son autorité en faveur d'Emmanuel Godoy, et celui-ci, par un décret royal, fut gratifié du titre de GRAND AMIRAL, titre qu'avaient porté l'illustre vainqueur de Lépante, don Juan d'Autriche, et plus récemment encore l'infant don Philippe, frère de Charles III. À ce titre, qui conférait à Emmanuel Godoy le commandement de toutes les forces de mer, outre le commandement de toutes les forces de terre qu'il avait déjà, on ajouta celui d'ALTESSE SÉRÉNISSIME. Il fut formé autour du prince, à l'effet de le seconder, un conseil d'amirauté composé de ses créatures, et malgré la misère publique on décida qu'un palais, dit de l'Amirauté, serait édifié pour lui, dans le plus beau quartier de Madrid. Ainsi pour tout bienfait la marine vit créer de nouvelles charges, propres uniquement à aggraver sa détresse.

Ce n'était pas assez que de réunir dans les mains du prince de la Paix le commandement de toutes les forces de la monarchie, on voulut le rendre maître du palais, et en quelque sorte de la personne du roi. On insinua à celui-ci que son fils dénaturé, détaché de ses parents par les funestes influences de la maison de Naples, entouré de sujets perfides, était chaque jour plus à craindre; que l'esprit de désordre, particulier au siècle, seconderait peut-être ses mauvais projets, et qu'il fallait que la puissante main d'Emmanuel (c'est ainsi que Charles IV le nommait dans sa confiante amitié) s'étendît sur la demeure royale, pour la préserver de tout péril. En conséquence le prince fut encore nommé colonel général de la maison militaire du roi. Dès cet instant il commandait dans le palais même, et il était le chef de toutes les troupes composant la garde royale. Au titre de grand amiral, le prince de la Paix joint celui de colonel général de la maison militaire du roi. À peine avait-il reçu ce nouveau titre, qui complétait sa toute-puissance, qu'il se hâta de faire subir des réformes aux divers corps de la garde. Il existait, indépendamment de deux régiments à pied, l'un dit des gardes espagnoles, l'autre des gardes wallones, lesquels présentaient un effectif de six mille hommes, un régiment de cavalerie qu'on appelait les carabiniers royaux, et ensuite une troupe d'élite qui était celle des gardes du corps, distribuée en quatre compagnies, l'espagnole, la flamande, l'italienne, l'américaine, rappelant par leurs titres toutes les anciennes dominations espagnoles. Ce corps, le plus éclairé de tous, grâce au choix des hommes dont il était composé, et bon juge de ce qui se passait en Espagne, n'inspirait pas au prince de la Paix une entière confiance. Le prince imagina de le dissoudre, sous prétexte de faire cesser des dénominations qui ne répondaient plus à la réalité des choses, et de le former en deux compagnies seulement, désignées par les titres de première et seconde. Il profita de l'occasion pour en faire sortir tous les sujets dont il se défiait, et particulièrement beaucoup d'émigrés français, qui avaient cherché asile auprès des Bourbons d'Espagne, et qui, dévoués de corps et d'âme au bon Charles IV, étaient cependant, à cause de leur meilleure éducation, plus capables que les autres de juger l'indigne administration qui déshonorait la monarchie. Emmanuel Godoy en les excluant écartait d'honnêtes gens qu'il redoutait, et donnait cours à sa haine à chaque instant croissante contre la France.

Emmanuel Godoy ne se borna pas à cette mesure. Il créa son frère grand d'Espagne, et le nomma colonel du régiment des gardes espagnoles. Enfin il choisit pour lui-même une garde dans les carabiniers royaux. Intrigues du prince de la Paix auprès des conseils de Castille et des Indes pour s'assurer la régence. Toutes ces précautions prises, il fit sonder, l'un après l'autre les membres du conseil de Castille dont il croyait pouvoir disposer, afin de les préparer à un changement dans l'ordre de successibilité au trône. Les conseils de Castille et des Indes étaient deux corps qui tempéraient l'autorité absolue des rois d'Espagne, comme les parlements tempéraient celle des rois de France. Cependant il y avait une différence dans leurs attributions; car, outre une juridiction d'appel qui leur appartenait sur tous les tribunaux du royaume, ils avaient des attributions administratives, le conseil de Castille relativement aux affaires intérieures du royaume, le conseil des Indes relativement aux vastes affaires des possessions d'outre-mer. Par une suite séculaire de la confiance royale, et du besoin qu'a toute royauté de s'entourer d'un certain assentiment public, aucune grande affaire de la monarchie n'était résolue sans prendre l'avis de ces deux conseils. Le prince de la Paix, qui avait déjà introduit dans leur sein bon nombre de ses créatures, voulait naturellement s'assurer leur concours pour ses projets criminels. Mais tout asservis qu'ils étaient, ils paraissaient peu enclins à se prêter à un changement dans l'ordre de succession au trône. On continuait toutefois à les travailler secrètement, et on pratiquait les mêmes menées auprès des colonels des régiments. Le langage auprès des uns et des autres consistait à dire que le prince des Asturies était à la fois incapable et méchant, et qu'à la mort du roi la monarchie ne pouvait tomber sans péril entre des mains aussi malfaisantes qu'inhabiles.

Le prince de la Paix étendait ses intrigues fort au delà de la cour d'Espagne. Quoiqu'il détestât la France, pour les conseils importuns et sévères qu'il en recevait, il savait que toute force était en elle, et que les projets auxquels il attachait son salut seraient chimériques s'ils n'avaient l'appui de Napoléon. Il cherchait donc à se l'assurer par mille bassesses, surtout depuis la fameuse proclamation dont le souvenir troublait son sommeil. Ayant appris que Napoléon, qui aimait à monter des chevaux espagnols, venait de perdre à la guerre l'un de ceux que le roi d'Espagne lui avait donnés, il lui en avait offert quatre, choisis parmi les plus beaux du royaume. Se faisant de la cour impériale une idée fausse, empruntée à la cour de Madrid, il s'était imaginé que les influences secondaires valaient la peine d'y être conquises, que Murat était le premier homme de l'armée, qu'il jouissait de beaucoup d'ascendant sur Napoléon, et il avait songé à l'acquérir. Il avait par ce motif entamé avec lui une correspondance secrète[21], appuyée par des présents, et notamment par l'envoi de chevaux superbes. L'imprudent Murat de son côté, croyant utile de nouer des relations partout où des couronnes pouvaient venir à vaquer, avait mis de l'empressement à se ménager dans la Péninsule un aussi puissant ami que le prince de la Paix. La couronne de Portugal, qui paraissait devoir être bientôt vacante, n'était pas étrangère à ce calcul.

Les menées du prince de la Paix pour changer l'ordre de successibilité au trône, si secrètes qu'elles fussent, n'avaient pas laissé que de transpirer à Madrid, et, jointes à une accumulation de titres sans exemple, elles avaient donné l'éveil aux esprits. Le prince des Asturies, aussi exaspéré qu'alarmé, s'était ouvert de sa situation à quelques amis, sur lesquels il croyait pouvoir compter. Les principaux étaient son ancien gouverneur, le duc de San Carlos, grand-maître de la maison du roi, fort honnête personnage, n'ayant d'autre mérite que celui d'homme de cour; le duc de l'Infantado, l'un des plus grands seigneurs de l'Espagne, militaire n'exerçant pas son état, ayant de l'ambition, peu de talents, des intentions droites, et entouré d'une considération universelle; enfin un ecclésiastique qui avait enseigné au prince le peu que celui-ci savait, le chanoine Escoïquiz, relégué alors à Tolède, où il était membre du chapitre archiépiscopal. Ce dernier était un prêtre bel-esprit, fort instruit dans les lettres, très-peu dans la politique, aimant tendrement son élève, en étant fort aimé, désolé de la situation à laquelle il le voyait réduit, résolu à l'en tirer par tous les moyens, et, quoique très-bien intentionné, sensible cependant à la perspective qui s'ouvrait devant lui d'être un jour l'ami, le directeur de conscience du roi d'Espagne. C'est dans la société de ces personnages et de quelques femmes de cour attachées à la défunte princesse des Asturies, que Ferdinand épanchait les amers sentiments dont il était plein. Le chanoine Escoïquiz étant absent, on le manda secrètement à Madrid, parce que, aux yeux de Ferdinand et de sa petite cour, il passait pour le plus capable de donner un bon conseil. Projet conçu par les amis de Ferdinand, et consistant à invoquer la protection de Napoléon. De ce qu'il était plus lettré que les autres, de ce qu'il entendait Virgile et Cicéron, et connaissait les auteurs français, degré de science peu ordinaire à la cour d'Espagne, on croyait que, dans ce labyrinthe d'intrigues affreuses, il dirigerait mieux le prince opprimé. Le chanoine étant arrivé de Tolède, on convint que, dans le grave péril qui le menaçait, le prince n'avait qu'une ressource, c'était de se jeter aux pieds de Napoléon, d'invoquer sa protection, et, pour se l'assurer d'une manière plus complète, de lui demander à épouser une princesse de la famille Bonaparte. Le chanoine Escoïquiz voyait dans une pareille alliance deux avantages: le premier, de se ménager un protecteur tout-puissant; le second, d'atteindre le but que Napoléon devait avoir en vue, celui de rattacher l'Espagne à sa dynastie par des liens étroits et solides. Ce conseil fut écouté, bien qu'il ne fût pas du goût de Ferdinand. Le jeune prince, en effet, nourrissait au fond du cœur les moins bonnes des passions espagnoles, et spécialement une haine farouche contre les nations étrangères, surtout contre la révolution française et son illustre chef. Ces passions qui lui étaient naturelles avaient été encore fomentées par la princesse de Naples, son épouse. Cependant, plein de confiance dans les lumières du chanoine Escoïquiz, il adopta son avis et résolut de s'y conformer. Le chanoine avait voyagé, visité la France, et il avait pour celle-ci, pour Napoléon, les sentiments que devait éprouver un Espagnol éclairé. Il dirigeait donc tant qu'il pouvait les regards de Ferdinand vers la France et vers Napoléon.

Mais si le prince de la Paix avait le moyen d'établir des relations de tout genre avec la cour de France, le prince des Asturies, au contraire, ordinairement relégué à l'Escurial, entouré d'une surveillance continuelle, n'avait aucun moyen de faire parvenir jusqu'à Napoléon ses pensées et ses désirs. Lui et les siens imaginèrent de s'adresser à l'ambassadeur de France, M. de Beauharnais.

Rôle et caractère de M. de Beauharnais, ambassadeur de France à Madrid.

M. de Beauharnais, frère du premier mari de l'impératrice Joséphine, avait remplacé en 1806 le général Beurnonville à Madrid. C'était un esprit médiocre, un ambassadeur gauche et parcimonieux, peu propre aux finesses de son état, et moins encore au genre de représentation que cet état commande, doué cependant de quelque bon sens et d'une parfaite droiture. À tout cela il ajoutait une morgue assez ridicule, excitée par le sentiment de sa situation, puisqu'il avait, d'après ce que nous venons de dire, l'honneur d'être beau-frère de sa souveraine.

Sa gravité, sa probité, sa maladresse concordaient peu avec la fourberie et la légèreté du favori, et il aimait ce dernier aussi peu qu'il l'estimait. Il adressait à Napoléon des rapports conformes à ce qu'il sentait. Aussi le regardait-on à Madrid comme ennemi du grand-amiral. C'étaient là des circonstances favorables pour les confidents de Ferdinand. Secrètes relations entre le prince des Asturies et M. de Beauharnais par l'entremise du chanoine Escoïquiz. Le chanoine Escoïquiz se chargea d'entrer en relations avec M. de Beauharnais, et se fit présenter à lui sous prétexte de lui offrir un poème qu'il avait composé sur la conquête du Mexique. Peu à peu le chanoine en arriva à des communications plus intimes, s'ouvrit entièrement à l'ambassadeur de France, et lui fit part de la situation du prince, de ses dangers, de ses désirs, et du vœu qu'il formait d'obtenir une épouse de la main de Napoléon, ne voulant à aucun prix de celle que lui destinait Emmanuel Godoy[22].

M. de Beauharnais était beaucoup trop nouveau dans la profession qu'il exerçait pour ne pas s'effrayer d'une position aussi délicate, car il s'agissait d'accepter des rapports clandestins avec l'héritier de la couronne. Il avait peur d'être trompé par des intrigants, et compromis envers la cour d'Espagne. Il refusa d'abord d'en croire le chanoine Escoïquiz, et accueillit ses ouvertures avec une froideur capable de décourager des gens moins décidés à se faire écouter et comprendre. Mais le chanoine imagina un moyen singulier d'obtenir crédit: ce fut d'établir un échange de signes entre le prince et M. de Beauharnais, dans les visites que celui-ci faisait à l'Escurial pour y présenter ses hommages à la cour. Ces signes convenus d'avance ne devaient pas laisser de doute sur la secrète mission que le chanoine Escoïquiz disait avoir reçue de Ferdinand. En effet M. de Beauharnais à sa première visite à l'Escurial observa le prince avec attention, aperçut les signes convenus, fut en outre de sa part l'objet des prévenances les plus marquées, et ne put dès lors conserver aucune incertitude sur la mission du chanoine Escoïquiz. Quand il fut rassuré sur ce point, il différa encore de l'écouter, jusqu'à ce qu'il eût été autorisé par sa cour à s'engager dans de pareilles relations. Il écrivit alors à Paris une dépêche mystérieuse, pour dire qu'un fils innocent, cruellement traité par son père et sa mère, invoquait l'appui de Napoléon, et demandait à devenir son protégé reconnaissant et dévoué. Napoléon, impatienté de ce ridicule mystère, fit enjoindre à M. de Beauharnais de se rendre plus intelligible et plus clair. Celui-ci obéit en racontant tout ce qui s'était passé; il en fit le récit détaillé dans une correspondance secrète, qui révélait également sa maladresse et sa sincérité, et qui ne devait pas être, qui n'a pas été déposée aux affaires étrangères. On lui répondit qu'il fallait tout écouter, ne rien promettre qu'un intérêt bienveillant pour les infortunes du prince, et, quant à la demande de mariage, déclarer que l'ouverture était trop vague pour être prise en considération, et suivie d'un consentement ou d'un refus.

Commencées en juillet 1807, ces relations continuèrent en août et septembre, avec la même crainte de se compromettre de la part de M. de Beauharnais, et le même désir d'être accueilli de la part de Ferdinand. Ce prince se décida enfin à faire remettre par le chanoine Escoïquiz deux lettres, l'une pour l'ambassadeur, l'autre pour Napoléon lui-même, dans lesquelles, déplorant ses malheurs et les dangers dont il était menacé, il demandait formellement la protection de la France et la main d'une princesse de la famille Bonaparte. Ces deux lettres, datées du 11 octobre, ne furent expédiées que le 20, par le soin que M. de Beauharnais mit à se procurer un messager sûr, et n'arrivèrent que le 27 ou le 28, au moment même où parvenaient à Paris d'autres nouvelles non moins importantes, dont on va connaître le sujet.

Tentative du prince Ferdinand pour ouvrir les yeux à son père sur l'état de la cour d'Espagne.

Tandis qu'il s'adressait à Napoléon, Ferdinand, ne sachant si la protection française serait assez prompte ou assez déclarée pour le sauver, avait voulu en même temps prendre ses précautions à Madrid même. D'accord avec ses amis, il conçut l'idée de tenter une démarche auprès de son père, pour lui ouvrir les yeux, pour lui dénoncer les crimes du prince de la Paix, la complicité de la reine, et, sinon ses relations adultères avec le favori, du moins son abjecte soumission aux volontés de ce dominateur de la maison royale; pour le supplier enfin d'apporter un terme aux scandales, aux malheurs qui désolaient l'Espagne, aux périls qui menaçaient un fils infortuné. Ferdinand devait remettre au roi un écrit contenant ces révélations, avec prière de le lui rendre après en avoir pris connaissance, car une indiscrétion pouvait mettre sa vie en danger. La minute de cet écrit était de la main même du chanoine Escoïquiz. Indépendamment de cette démarche, les auteurs du plan avaient encore imaginé, pour le cas où le roi viendrait à mourir subitement, de donner au duc de l'Infantado des pouvoirs signés à l'avance par Ferdinand, pouvoirs en vertu desquels le duc aurait le commandement militaire de Madrid et de la Nouvelle-Castille, afin qu'on fût en mesure, s'il le fallait, de résister par la force des armes aux tentatives du prince de la Paix. Tels étaient les moyens préparés par ce conciliabule, pour se garder contre un projet vrai ou supposé d'usurpation; et ces moyens ne décelaient assurément ni beaucoup de profondeur d'esprit, ni beaucoup d'audace de caractère. Mais pendant ces menées du prince et de ses amis, des espions apostés autour d'eux avaient observé des allées et venues inaccoutumées. Ils avaient vu Ferdinand lui-même écrire plus souvent qu'il ne le faisait d'ordinaire, et ils l'avaient entendu, dans son exaspération contre sa mère et le favori, tenir des propos d'une singulière amertume. L'entrée des troupes françaises en Espagne, sujet d'une infinité de conjectures, avait été aussi l'occasion de discours fort irréfléchis de la part du prince et de ses amis. Ceux-ci se regardant déjà comme certains de la protection de la France et s'en vantant volontiers, bien qu'ils eussent long-temps fait un crime à Emmanuel Godoy de la rechercher, et de la payer d'une aveugle soumission, se plaisaient à insinuer, quelquefois même à dire tout haut, que ce n'était pas en vain que les armées françaises passaient les Pyrénées, et que le méprisable gouvernement qui opprimait l'Espagne ne tarderait pas à s'en apercevoir; ce qui était malheureusement plus vrai qu'ils ne le croyaient eux-mêmes, et qu'ils n'eurent bientôt à le désirer.

Dénonciation des menées du prince des Asturies à la reine et au roi.

Parmi les personnes chargées d'observer Ferdinand, l'une d'elles (on prétend que c'était une dame de la cour), soit qu'elle eût obtenu la confidence des secrets du prince, soit qu'elle eût porté sur ses papiers un œil indiscret, révéla tout à la reine. Celle-ci en apprenant ces détails fut saisie d'un violent accès de colère. Le prince de la Paix ne se trouvait point en ce moment à l'Escurial, distant de Madrid d'une douzaine de lieues. Il avait l'habitude de passer une semaine à l'Escurial, une semaine à Madrid. Il était malade, disait-on, des suites de ses débauches. On le manda secrètement, et il sortit de son palais par une porte dérobée, voulant en cette circonstance laisser ignorer sa présence à l'Escurial, et écarter l'idée qu'il pût être l'instigateur des scènes qui se préparaient. La reine, encore plus irritée que lui, chercha à persuader au roi qu'il n'y avait pas moins qu'une vaste conspiration contre son trône et sa vie dans les indices dénoncés, soutint qu'il fallait agir sur-le-champ, ne pas craindre un éclat devenu nécessaire, envahir l'appartement du prince à l'improviste, et enlever ses papiers avant qu'il eût le temps de les détruire. Le faible Charles IV, incapable d'apercevoir dans quelle voie il s'engageait par une pareille démarche, consentit à tout ce qu'on lui demandait, et le soir même, 27 octobre, jour de la signature du traité de Fontainebleau, permit qu'on violât la demeure de son fils, et qu'on saisit ses papiers. Enlèvement des papiers du prince des Asturies. Le jeune prince, qui, sauf un peu de finesse, n'avait ni esprit ni courage, fut consterné, et livra sans résistance tout ce qu'il avait. Les papiers dont nous venons de faire mention, mêlés à d'autres plus insignifiants, furent portés chez la reine, qui voulut les examiner elle-même. On devine les emportements de cette princesse, en lisant l'écrit où étaient dénoncées toutes les turpitudes du favori, et où les siennes étaient au moins indiquées. Si faible, si asservi que fût l'infortuné Charles IV, cette pièce pourtant n'aurait pas suffi pour lui persuader que son fils avait médité un crime, et elle aurait peut-être, en dessillant ses yeux, atteint le but que le chanoine Escoïquiz et Ferdinand s'étaient proposé. Mais il y avait malheureusement d'autres papiers, tels qu'un chiffre destiné à une correspondance mystérieuse, de plus l'ordre qui nommait le duc de l'Infantado commandant de la Nouvelle-Castille, et sur lequel la date avait été laissée en blanc afin de la mettre au moment de la mort du roi. Ces dernières pièces suffisaient à la reine pour construire toutes les suppositions imaginables, pour tromper l'infortuné Charles IV, pour se tromper elle-même. Ne se contenant plus à la lecture de ces papiers, elle dit, peut-être elle crut, que c'étaient là les preuves d'une conspiration tendant à détrôner elle et son époux, à menacer même leurs jours, car pourquoi ce chiffre, si ce n'était pour correspondre avec des conspirateurs? pourquoi cette nomination d'un commandant militaire, par Ferdinand qui n'était pas encore roi, si ce n'était pour consommer une criminelle usurpation? Cette démonstration présentée au pauvre Charles IV, avec beaucoup d'emportements et de cris pour unique preuve, le remplit de trouble. Il versa des larmes de douleur sur un fils qu'il aimait encore, et qu'il était affligé de trouver si coupable; puis il remercia le ciel qui sauvait d'un si grand péril sa vie, son trône, sa femme, son ami Emmanuel. La reine, que l'exaltation naturelle à son sexe portait à prendre en tout ceci une initiative commode pour le favori, la reine déclara qu'il fallait une répression prompte, énergique, qui satisfît à la majesté du trône outragée, et garantît l'État du retour de pareils complots. Il fut donc résolu qu'on arrêterait à l'instant même le prince et ses complices, qu'on appellerait ensuite les ministres, les principaux personnages de l'État, qu'on leur dénoncerait la découverte qu'on venait de faire, et la résolution royale d'intenter contre les coupables un procès criminel. C'était là une résolution abominable et insensée, car après un tel éclat il fallait poursuivre le prince à outrance, le convaincre de crime, fût-il innocent, le priver de ses droits au trône, et donner ainsi à ce trône suspendu au bord d'un abîme un ébranlement qui pouvait l'y précipiter, qui l'y a précipité en effet. Mais poursuivre le prince, le faire condamner par des juges vendus, le priver de la couronne, était justement ce que voulait cette reine furieuse, quelque péril qu'il y eût à braver!

Arrestation du prince des Asturies.

Tout ce qu'elle désirait s'accomplit. Godoy fut renvoyé à Madrid, pour faire croire qu'il n'en était pas sorti, et qu'il était étranger aux scènes tragiques de l'Escurial. Le roi se rendit auprès de Ferdinand, lui demanda son épée, et le constitua prisonnier dans son propre appartement. Des courriers furent ensuite envoyés dans toutes les directions, pour ordonner l'arrestation des prétendus complices du prince. Les ministres, les membres des conseils furent convoqués, et, la consternation sur le front, reçurent communication de tout ce qui avait été décidé. Ils donnèrent leur adhésion silencieuse, non par zèle, mais par abattement.

Il n'était plus possible après un semblable scandale de cacher à la nation espagnole les tristes événements dont l'Escurial venait d'être le théâtre. Dans les pays asservis, où toute publicité est interdite, les nouvelles importantes ne se répandent ni moins vite, ni moins complétement. Elles volent de bouche en bouche, propagées par une curiosité ardente, et exagérées par une crédulité non détrompée. Madrid tout entier savait déjà, et toutes les villes d'Espagne allaient savoir les scènes de l'Escurial. Cependant publier officiellement la prétendue découverte du complot, c'était dénoncer le prince à la nation, et rendre irréparables les malheurs du trône. Mais la reine et le favori ne voulaient pas autre chose. En conséquence ils exigèrent un acte de publicité, et dans un pays où il n'y en avait que pour les plus grands événements, tels qu'une naissance ou une mort de roi, une déclaration de guerre, une signature de paix, une grande victoire, une grande défaite, le décret royal qui suit fut communiqué à toutes les autorités du royaume:

«Dieu qui veille sur ses créatures ne permet pas la consommation des faits atroces quand les victimes sont innocentes; aussi sa toute-puissance m'a-t-elle préservé de la plus affreuse catastrophe. Tous mes sujets connaissent parfaitement mes sentiments religieux et la régularité de mes mœurs, tous me chérissent, et je reçois de tous les preuves de vénération dues à un père qui aime ses enfants. Je vivais persuadé de cette vérité, quand une main inconnue est venue m'apprendre et me dévoiler le plan le plus monstrueux et le plus inouï qui se tramait contre ma personne dans mon propre palais. Ma vie, tant de fois menacée, était devenue à charge à mon successeur, qui, préoccupé, aveuglé, et abjurant tous les principes de foi chrétienne que lui enseignèrent mes soins et mon amour paternels, était entré dans un complot pour me détrôner. J'ai voulu alors rechercher par moi-même la vérité du fait, et, surprenant mon fils dans son propre appartement, j'ai trouvé en sa possession le chiffre qui servait à ses intelligences avec les scélérats et les instructions qu'il en recevait. Je convoquai, pour examiner ces papiers, le gouverneur par intérim du conseil, pour que, de concert avec d'autres ministres, ils se livrassent activement à toutes les recherches nécessaires. Tout a été fait, et il en est résulté la découverte de plusieurs coupables: j'ai décrété leur arrestation ainsi que la mise aux arrêts de mon fils dans sa demeure. Cette peine manquait à toutes celles qui m'affligent; mais, comme elle est la plus douloureuse, c'est aussi celle qu'il importe le plus de faire expier à son auteur, et, en attendant que j'ordonne de publier le résultat des poursuites commencées, je ne veux pas négliger de manifester à mes sujets mon affliction, que les preuves de leur loyauté parviendront à diminuer. Vous tiendrez cela pour entendu, afin que la connaissance s'en répande dans la forme convenable.

»Saint-Laurent (de l'Escurial), le 30 octobre 1807.

»Au gouverneur par intérim du conseil.»

Dans cette cour, où l'on n'osait rien faire sans en référer à Paris, où le fils opprimé, le père involontairement oppresseur, le favori persécuteur de tous les deux, cherchaient auprès de Napoléon un appui pour leur malheur, leur ineptie ou leur crime, il n'était pas possible qu'on se livrât à de si déplorables extravagances sans lui en écrire. En conséquence, la veille même de l'acte officiel que nous venons de rapporter, on dicta au malheureux Charles IV une lettre à Napoléon, pleine d'une ridicule douleur, dépourvue de toute dignité, où il se disait trahi par son fils, menacé dans sa personne et son pouvoir, et n'annonçait pas moins que la volonté de changer l'ordre de succession au trône[23].

Nov. 1807.
Résolutions de Napoléon en recevant les nouvelles de l'Escurial.

Napoléon n'avait reçu, comme on l'a vu plus haut, la lettre du 11 octobre, dans laquelle Ferdinand lui demandait sa protection et une épouse, que le 28 du même mois. Il reçut successivement dans les journées des 5, 6 et 7 novembre, celles de son ambassadeur et de Charles IV, qui lui apprenaient l'esclandre qu'on n'avait pas craint de faire à l'Escurial. Il était donc en quelque sorte obligé de s'immiscer dans les affaires d'Espagne, quand même il ne l'eût pas voulu, et certainement beaucoup plus tôt qu'il ne s'y attendait et ne le désirait. Depuis quelque temps, ainsi que nous venons de le rapporter, il se disait qu'il y avait danger à laisser des Bourbons sur un trône à la fois si haut et si voisin, et qu'il fallait de plus renoncer à tirer de l'Espagne aucun service utile, tant qu'elle resterait aux mains d'une race dégénérée. Il ne savait quel prétexte employer pour frapper des esclaves prosternés à ses pieds, le détestant, voulant le trahir, l'essayant quelquefois, puis désavouant avec humilité leurs trahisons à peine commencées. Il ne se dissimulait pas non plus le danger, en détrônant la dynastie espagnole, de heurter une nation ardente et farouche, désirant des changements, incapable de les opérer elle-même, et prête néanmoins à se révolter contre la main étrangère qui tenterait de les opérer pour elle. Il ajournait donc, n'étant ni pressé, ni fixé quant au parti à prendre, témoin le traité de Fontainebleau, qui ne contenait que des ajournements. Mais un fils qui s'adressait à lui pour demander une épouse et sa protection, un père qui lui dénonçait ce fils comme criminel, lui offraient une occasion, pour ainsi dire forcée, de se mêler immédiatement des affaires d'Espagne; et tout plein encore de doutes, d'anxiétés, désirant, redoutant ce qu'il allait entreprendre, l'entreprenant par une sorte d'entraînement fatal, il donna des ordres précipités, signes d'une volonté fortement excitée.

Jusqu'ici les mouvements de troupes prescrits par lui, n'avaient eu que le Portugal pour but[24]. Mais dès ce moment les préparatifs reçurent une étendue et une accélération qui ne pouvaient laisser aucune incertitude sur leur objet. Il avait composé l'armée du général Junot, destinée à envahir le Portugal, avec les trois camps de Saint-Lô, Pontivy, Napoléon; l'armée de réserve du général Dupont (connue sous le titre de deuxième corps de la Gironde), avec les premiers, deuxièmes et troisièmes bataillons des cinq légions de réserve, et quelques bataillons suisses. Ordre immédiat de départ au deuxième corps d'armée de la Gironde, et organisation d'un troisième corps sous le titre de corps d'observation des côtes de l'Océan. Ces deux armées, l'une déjà entrée en Espagne, l'autre en route pour Bayonne, présentaient un effectif de 50 mille hommes environ. Ce n'était pas assez, si de graves événements éclataient dans la Péninsule, car la seconde de ces armées pouvait seule être employée en Espagne. Napoléon accéléra sa marche vers Bayonne, ordonna au général Dupont d'aller sur-le-champ se mettre à sa tête, et résolut d'en composer une troisième, qui empruntât son titre au besoin spécieux de veiller sur les côtes de l'Océan, privées des troupes consacrées à leur garde. Il appela cette troisième armée corps d'observation des côtes de l'Océan, lui donna pour la commander le maréchal Moncey, qui avait fait jadis la guerre en Espagne, et voulut qu'elle fût forte d'environ 34 mille hommes. Il puisa pour la composer dans les dépôts des régiments de la grande armée, stationnés sur le Rhin, de Bâle à Wesel. Ces dépôts, qui avaient reçu plusieurs conscriptions, et qui n'avaient plus d'envois à faire à la grande armée, abondaient en jeunes soldats, dont l'instruction était déjà commencée, et à l'égard de quelques-uns presque achevée. Pour un corps d'observation, soit en France, soit en Espagne, Napoléon croyait ces jeunes soldats très-suffisants. Il ordonna donc de tirer des quarante-huit dépôts stationnés sur le Rhin quarante-huit bataillons provisoires, composés de quatre compagnies à 150 hommes chacune, ce qui faisait 600 hommes par bataillon, et en tout 28 mille hommes d'infanterie. Il ordonna de réunir quatre de ces bataillons pour former un régiment, deux régiments pour former une brigade, deux brigades pour former une division, et de distribuer le corps entier en trois divisions sous les généraux Musnier, Gobert, Morlot. Les points où elles allaient s'organiser étaient Metz, Sedan, Nancy. Ces troupes devaient avoir l'organisation de corps provisoires, chaque bataillon relevant toujours du régiment dont il était détaché. Napoléon ordonna d'attacher à chaque division une batterie d'artillerie à pied, de former à Besançon et La Fère trois autres batteries d'artillerie à cheval, ce qui devait porter l'artillerie totale du corps à 36 bouches à feu. Le général Mouton eut ordre de se transporter à Metz, Nancy, Sedan, pour surveiller l'exécution de ces mesures. Les quatre brigades de cavalerie, de formation provisoire aussi, réunies à Compiègne, Chartres, Orléans et Tours, furent distribuées entre les deux corps des généraux Moncey et Dupont. Les cuirassiers et les chasseurs furent affectés à celui du général Dupont, les dragons et les hussards à celui du maréchal Moncey. L'armée du général Junot suffisant à l'occupation du Portugal, il restait donc, pour parer aux événements d'Espagne, le corps du général Dupont, intitulé deuxième de la Gironde, le corps du maréchal Moncey, intitulé corps d'observation des côtes de l'Océan, présentant à eux deux une soixantaine de mille hommes. Enfin, les nouvelles de Madrid s'aggravant de jour en jour, Napoléon prescrivit, comme il l'avait déjà fait, l'établissement de relais de charrettes de Metz, Nancy et Sedan à Bordeaux, afin de transporter les troupes en poste. Pour les encourager à supporter la fatigue, et aussi pour cacher son but, il enjoignit de dire aux soldats qu'ils allaient au secours de leurs frères du Portugal, menacés par la descente d'une armée anglaise.

LE MARÉCHAL VICTOR.

Rappel en France de quelques troupes de la grande armée.

Napoléon fit coïncider avec le mouvement de ses conscrits vers l'Espagne un mouvement rétrograde de ses vieux soldats vers le Rhin. Tous les pays au delà de la Vistule furent évacués. Le maréchal Davout, qui avec les Polonais, les Saxons, son troisième corps, et une partie des dragons, était resté en Pologne, au delà de la Vistule, et formait le premier commandement, se replia entre la Vistule et l'Oder, occupant Thorn, Varsovie et Posen, sa cavalerie sur l'Oder même. La Pologne, fort recommandé à Napoléon par le roi de Saxe, obtint ainsi un notable soulagement. Le maréchal Soult, qui formait le deuxième commandement, reçut ordre d'évacuer la Vieille-Prusse, et de se reporter vers la Poméranie prussienne et suédoise, sa cavalerie continuant seule à vivre dans l'île de Nogat. Il ne resta sur la droite de la Vistule que les grenadiers d'Oudinot à Dantzig. Le premier corps, passé aux ordres du maréchal Victor, continua d'occuper Berlin, avec la grosse cavalerie en arrière sur les bords de l'Elbe. Le maréchal Mortier, avec les cinquième et sixième corps, et deux divisions de dragons, fut laissé dans la haute et la basse Silésie. Le prince de Ponte-Corvo, commandant seul les bords de la Baltique, depuis la prise de Stralsund et la dissolution du corps du maréchal Brune, dut occuper Lubeck avec la division Dupas, Lunebourg avec la division Boudet, Hambourg avec les Espagnols, Brême avec les Hollandais. Tout ce qui restait de cavalerie n'ayant pas pris place dans ces divers commandements fut envoyé en Hanovre. Les Bavarois, Wurtembergeois, Badois, Hessois, Italiens, obtinrent l'autorisation de rentrer chez eux. La grosse artillerie de siége, les approvisionnements en vêtements, souliers, armes, confectionnés à prix d'argent dans la Pologne et l'Allemagne, furent dirigés sur Magdebourg. La garde impériale, au nombre de douze mille hommes, accéléra sa marche vers Paris.

Napoléon en prescrivant ces mouvements avait la double intention de décharger le nord de l'Europe, et de ramener quelques régiments de vieilles troupes en France. Indépendamment de la garde qui allait arriver, il fit rentrer neuf ou dix régiments d'infanterie, une certaine portion d'artillerie à pied, et beaucoup de cadres de dragons. Il s'y prit avec sa dextérité ordinaire, pour qu'il résultât de ce changement, au lieu d'une dislocation, une meilleure organisation de ses corps d'armée.

Le corps de Lannes, composé des grenadiers Oudinot, avait été laissé d'abord à Dantzig. C'était assez des grenadiers pour Dantzig, comme défense et comme charge. Napoléon prononça la dissolution de la division Verdier, composée de quatre beaux régiments d'infanterie. Deux de ces régiments, les 2e et 12e légers, faisant partie de la garnison de Paris, furent rappelés dans cette capitale. Les deux autres, le 72e et le 3e de ligne, passèrent à la division Saint-Hilaire, pour la dédommager de trois régiments, les 43e, 55e, 14e de ligne, qu'on lui retira, parce qu'ils avaient leur dépôt au camp de Boulogne et à Sedan. Cette division restait à cinq régiments, nombre que Napoléon ne voulait pas dépasser. La division Morand, ayant six régiments, fut diminuée du 51e. La division Dupas, qui avec les Saxons et les Polonais composait à Friedland le corps de Mortier, aujourd'hui dissous, ne présentait qu'une agrégation passagère, et pesait sur la ville de Lubeck. Napoléon lui prit le 4e léger, qui faisait partie de la garnison de Paris, et le 15e de ligne, qui appartenait à Brest. Enfin le 44e de ligne, laissé en garnison à Dantzig, pour s'y reposer du désastre d'Eylau, n'étant plus nécessaire dans cette ville, en fut rappelé. Le 7e de ligne, devenu disponible par l'évacuation de Braunau, le fut également. L'artillerie de la division Verdier, dissoute, se joignit aux corps qui revenaient en France. L'arme des dragons était dans le Nord plus nombreuse qu'il ne fallait. Les troisièmes escadrons des 1er, 3e, 5e, 9e, 10e, 15e, 4e régiments, après avoir versé tous leurs hommes dans les deux premiers escadrons, durent rentrer en France.

Ainsi, sans désorganiser ses corps, en les ramenant à des proportions plus uniformes, en ne rompant que les agrégations passagères, Napoléon sut se créer le moyen de rappeler dix beaux régiments d'infanterie, appartenant presque tous ou à Paris ou aux camps des côtes; ce qui était une convenance de plus, car ces régiments étant ceux qui avaient le plus fourni aux corps du Portugal et de la Gironde, se trouvaient ainsi rapprochés de leurs détachements. Cet art profond de disposer des troupes est la partie la plus élevée peut-être de la science de la guerre. Il est nécessaire à tout gouvernement, même pacifique, à titre de bonne administration. La grande armée dans le Nord était encore d'environ 300 mille Français, sans compter les Polonais et les Saxons restés en Pologne, les Bavarois, les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, les Italiens acheminés vers leur pays, mais non licenciés, et prêts à revenir au premier appel. Napoléon avait alors, en ajoutant à la grande armée les armées de la haute Italie, de la Dalmatie, de Naples, des îles Ioniennes, de Portugal, d'Espagne, de l'intérieur, huit cent mille hommes de troupes françaises, et au moins cent cinquante mille de troupes alliées[25], puissance colossale, effrayante, si l'on songe surtout que la plus grande partie se composait de soldats éprouvés, que les conscrits eux-mêmes étaient enfermés dans d'anciens cadres, que tous étaient commandés par les officiers les plus expérimentés, les plus habiles que la guerre eût jamais produits, et que ceux-ci enfin marchaient sous les ordres du plus grand des capitaines!

Après avoir rapproché du Rhin ses vieilles troupes, et poussé les jeunes vers les Pyrénées, Napoléon, plein d'une avide curiosité, attendit impatiemment les nouvelles de Madrid, qu'il croyait devoir se succéder coup sur coup à la suite d'un éclat tel que l'arrestation de l'héritier présomptif de la couronne. N'ayant aucune résolution prise, espérant des événements celle qui serait la plus conforme à ses désirs, ne se fiant nullement à l'esprit de M. de Beauharnais, quoiqu'il se fiât pleinement à sa droiture, il ne lui donna d'autre instruction que celle de tout observer, et de tout mander à Paris avec la plus grande célérité possible.

C'est par secousses successives que se développent les grandes révolutions, et avec des intervalles entre elles toujours plus longs que ne le voudrait l'impatience humaine. C'est ce qui arriva cette fois en Espagne. Les événements ne s'y précipitèrent pas aussi vite qu'on l'aurait cru d'abord.

Ferdinand, effrayé, dénonce ses complices, et les livre aux vengeances de la reine.

Le prince des Asturies, engagé dans une trame peu criminelle assurément, dont le but, après tout, n'était que de détromper un père abusé et de prévenir un acte d'usurpation; le prince des Asturies engagé dans cette trame sans prudence, sans discrétion, sans courage, devait bientôt prouver qu'il méritait l'esclavage auquel il avait voulu se soustraire. Enfermé seul dans son appartement, effrayé quand il songeait au sort que le fondateur de l'Escurial, Philippe II, avait fait éprouver à l'infant don Carlos, tout plein d'idées exagérées sur la cruauté du favori, assez crédule pour admettre que ce favori et sa mère avaient fait empoisonner sa première femme, il s'imagina qu'il était perdu, et voulut sauver sa vie par le plus lâche des moyens, la délation de ses prétendus complices. Ce fils, de valeur égale, comme on le voit, à ceux contre l'oppression desquels il luttait, forma le projet de se jeter aux pieds de sa mère, de lui tout avouer; aveu qui ne devait guère la satisfaire s'il ne lui disait que la vérité, mais qui deviendrait une infâme trahison, si pour lui complaire il chargeait ses complices de crimes supposés. Après la communication aux membres des conseils rapportée plus haut, le roi était allé chercher à la chasse l'oubli ordinaire des soucis du trône, qu'il ne pouvait supporter au delà de quelques instants. La reine se trouvait seule à l'Escurial, toujours transportée de colère. Emmanuel Godoy, resté malade à Madrid, s'y faisait passer pour plus malade qu'il n'était. Ferdinand fit supplier sa mère de venir le voir dans son appartement, pour recevoir ses aveux, l'expression de son repentir, et l'assurance de sa soumission. Cette princesse, qui avait plus d'esprit que son fils, et qui ne voulait pas d'une réconciliation, suite probable de l'entrevue demandée par le prince, lui envoya M. de Caballero, ministre de grâce et de justice, personnage fort avisé, sachant prendre tous les rôles, mais entre tous préférant celui qui le rapprochait du parti victorieux. Ferdinand s'humilia profondément devant ce ministre de son père, déclara ce qui s'était passé, en réduisant toutefois son récit à la vérité, qui n'était pas bien accablante; soutint qu'il n'avait voulu que se prémunir contre une atteinte à ses droits, et ajouta, ce qu'on ignorait, qu'il avait écrit à Napoléon pour lui demander la main d'une princesse française. Ce qu'il y eut de plus grave dans ses aveux, ce fut de désigner les ducs de San-Carlos et de l'Infantado, et surtout le chanoine Escoïquiz, comme les instigateurs qui l'avaient égaré. Arrestation de MM. de San-Carlos, de l'Infantado et Escoïquiz. Sa déclaration eut pour résultat de faire arrêter sur-le-champ, avec une brutalité inouïe, et incarcérer à l'Escurial les personnages qu'il venait de dénoncer. Les prisonniers répondirent avec une dignité, une fermeté qui les honorait, à toutes les questions qui leur furent adressées, et ramenèrent l'accusation à ce qu'elle avait de vrai, en déclarant qu'ils avaient uniquement cherché à détromper Charles IV abusé par un indigne favori, à tirer le prince des Asturies d'une oppression intolérable, et à prévenir, en cas de mort du roi, un acte d'usurpation prévu et redouté par toute l'Espagne. La fermeté de ces honnêtes gens, coupables sans doute de s'être prêtés à des démarches irrégulières, mais ayant pour excuse une situation extraordinaire, leur fermeté, disons-nous, déshonorait et la cour infâme qui voulait les sacrifier à sa vengeance, et le prince pusillanime qui payait leur dévouement du plus lâche abandon.

Sensation produite en Espagne par le procès de l'Escurial.

Cependant l'effet de cette audacieuse et inepte procédure fut immense dans toute la Péninsule. Ce n'était qu'un cri de fureur et d'indignation contre le prince de la Paix, contre la reine, qui cherchaient, disait-on, à immoler un fils vertueux, seul espoir de la nation. On ne savait pas le fond des choses, mais on refusait de croire à cette absurde imputation dirigée contre le prince des Asturies d'avoir voulu détrôner un père, et le bon sens populaire entrevoyait qu'il n'y avait eu dans les actes incriminés qu'un effort pour détromper Charles IV, et quelques précautions pour empêcher le favori d'usurper l'autorité suprême. Peu à peu la démarche tentée par Ferdinand auprès de Napoléon finissant par être connue, on interpréta par la colère que la cour avait dû en ressentir le scandaleux procès de l'Escurial. Aussitôt l'esprit public, se conformant à ce qu'avait fait l'héritier adoré de la couronne, l'approuva sans réserve. C'était, disait-on, une bonne inspiration que de s'adresser à ce grand homme, qui avait rétabli l'ordre et la religion en France, qui pourrait, s'il le voulait, régénérer l'Espagne, sans lui faire traverser une révolution; c'était surtout une sage pensée que de songer à unir les deux maisons par les liens du sang, car cette union pouvait seule faire cesser les défiances qui séparaient encore les Bourbons des Bonaparte. On approuva Ferdinand d'avoir eu confiance dans Napoléon; on sut gré à Napoléon de la lui avoir inspirée, et sur-le-champ, avec la mobilité, l'ardeur d'une nation passionnée, la population des Espagnes ne forma qu'un vœu, ne poussa qu'un cri: ce fut de demander que les longues colonnes de troupes françaises acheminées vers Lisbonne se détournassent un moment vers Madrid, afin de délivrer un père abusé, un fils persécuté, du monstre qui les opprimait tous les deux. Toute l'Espagne tourne les yeux vers Napoléon, et approuve Ferdinand de s'être adressé à lui. Ce sentiment fut général, unanime chez toutes les classes de la nation: singulier contraste avec ce qui devait bientôt, dans cette même Espagne, éclater de sentiments contraires à la France et à son chef!

le prince de la Paix se décide à jouer à l'Escurial le rôle de conciliateur entre Charles IV et Ferdinand.

Après avoir long-temps méprisé l'Espagne, au point de se permettre sous ses yeux tous les genres de scandales, le favori commença à s'effrayer, en entendant le cri de réprobation qui de toutes parts s'élevait contre lui. Il sortit de son lit, où il affectait d'être retenu par une grave indisposition, et imagina de se montrer à l'Escurial en pacificateur et en conciliateur. Les passions déchaînées de la reine étaient moins faciles à contenir que les siennes, et il eut quelque peine à lui faire entendre qu'il fallait s'arrêter dans la voie où l'on était entré, si on ne voulait provoquer une sorte de soulèvement populaire. La signature du traité de Fontainebleau venait de lui être annoncée, et, quoique ce traité ne dût pas recevoir encore la consécration de la publicité, Emmanuel Godoy était dans la joie d'avoir obtenu la qualité de prince souverain, avec la garantie par la France de cette qualité nouvelle. Il y voyait une raison de se rassurer, d'éviter toute crise violente, de rechercher en un mot des moyens plus doux pour arriver à son but. Déshonorer le prince des Asturies lui semblait plus sûr que de lui infliger une condamnation, qui révolterait toute l'Espagne, et après laquelle ce prince deviendrait l'idole de la nation[26]. Il y avait déjà un premier pas de fait dans cette voie par l'empressement du prince à offrir des aveux qu'on ne lui demandait pas, et à dénoncer des complices auxquels on ne songeait point. En conséquence, Emmanuel Godoy amena la reine, et ce ne fut pas sans difficulté, à accorder un pardon, que le prince solliciterait avec humilité, et en s'avouant coupable. Pardon humiliant accordé à Ferdinand. Il se rendit donc dans l'appartement de Ferdinand, qu'on avait converti en prison, et y fut accueilli, non pas avec le mépris qu'il aurait dû essuyer de la part d'un prince doué de quelque dignité, mais avec la satisfaction qu'éprouve un accusé qui se sent sauvé. Emmanuel Godoy fit à Ferdinand, ou reçut de lui, la proposition d'écrire à son père et à sa mère des lettres dans lesquelles il solliciterait le pardon le plus humiliant, après quoi tout serait oublié. Ces deux lettres étaient conçues dans les termes suivants:

«5 novembre 1807.

»Sire et mon père,

»Je me suis rendu coupable. En manquant à V. M., j'ai manqué à mon père et à mon roi. Mais je m'en repens, et je promets à V. M. la plus humble obéissance. Je ne devais rien faire sans le consentement de V. M.; mais j'ai été surpris. J'ai dénoncé les coupables, et je prie V. M. de me pardonner, et de permettre de baiser vos pieds à votre fils reconnaissant.»

«Madame et ma mère,

»Je me repens bien de la grande faute que j'ai commise contre le roi, et contre vous, mes père et mère. Aussi je vous en demande pardon avec la plus grande soumission, ainsi que de mon opiniâtreté à vous nier la vérité l'autre soir. C'est pourquoi je supplie V. M. du plus profond de mon cœur de daigner interposer sa médiation auprès de mon père, afin qu'il veuille bien permettre d'aller baiser les pieds de S. M. à son fils reconnaissant.»

Après que ces lettres eurent été signées, un nouvel acte public de Charles IV prononça le pardon du prince accusé, en réservant toutefois la continuation des poursuites commencées contre ses complices, et en défendant de laisser circuler le premier acte dans lequel il avait été dénoncé à la nation espagnole. Mais il n'était plus temps de revenir sur un si grand scandale. Les déplorables scènes de l'Escurial étaient inséparables les unes des autres, et aucune ne pouvait demeurer cachée. Les premières déshonoraient le roi, la reine, le favori; la dernière déshonorait le prince des Asturies.

Cependant l'effet sur l'opinion publique ne fut pas tel qu'on l'aurait supposé. Bien que tous les acteurs de ces scènes eussent mérité une réprobation à peu près égale, le père pour sa faiblesse, la mère et le favori pour leurs criminelles passions, le fils pour le lâche abandon de ses amis, néanmoins le peuple espagnol, résolu à ne trouver de torts qu'au favori et à la reine, ne voulut voir dans la conduite du prince qu'une suite de l'oppression sous laquelle il gémissait; dans ses déclarations, que des aveux ou supposés ou extorqués, et continua de l'aimer avec idolâtrie, de lui prêter toutes les vertus imaginables, de demander à Napoléon un mouvement de son bras puissant vers l'Espagne. Sur-le-champ Napoléon devint le dieu tutélaire, invoqué de tous les côtés, et par toutes les voix. C'est le seul moment peut-être où le peuple espagnol ait admiré avec transport un héros qui ne fut pas Espagnol, et fait appel à une influence étrangère.

De même qu'on avait mandé à Napoléon la mise en accusation du prince des Asturies, on lui manda aussi le pardon accordé à ce prince. Il fut surpris de l'un autant que de l'autre, mais il vit clairement que ce drame, qui eût été sanglant dans un autre siècle, qui n'était que repoussant dans le nôtre, allait se ralentir, pour reprendre ultérieurement son cours, et n'aboutir que plus tard à sa conclusion. Napoléon ajourne de nouveau ses projets en voyant la marche des événements se ralentir en Espagne. Quoique la démarche du prince des Asturies l'eût disposé favorablement, il ne savait s'il fallait se fier à un tel caractère, s'il n'y avait pas dans sa faiblesse et dans ses passions des raisons de voir en lui ou un allié impuissant, ou un ennemi perfide. Lui donner une princesse de la maison Bonaparte, solution en apparence la plus facile, n'était donc pas un parti très-sûr. D'ailleurs l'histoire présentait des exemples peu encourageants à l'égard des princesses chargées de nous attacher l'Espagne par des mariages. Faire régner encore Charles IV, le prince de la Paix, la reine, ne semblait pas non plus une solution qui offrît beaucoup de durée, tant à cause de la santé du roi, que de l'indignation de l'Espagne prête à éclater. Changer la dynastie paraissait donc le parti le plus simple. Mais restait toujours dans ce cas le danger de froisser le sentiment d'une grande nation, et surtout le sentiment de l'Europe, tout prétexte manquant pour détrôner des princes qui, divisés entre eux, n'étaient unis que pour invoquer Napoléon comme ami et comme maître. Persévérant dans ses doutes, comme l'Espagne dans ses agitations, Napoléon résolut de profiter de cet instant de répit, pour consacrer quelques jours à l'Italie, et pour mettre ordre à beaucoup de grandes affaires qui réclamaient sa présence. D'ailleurs il devait rencontrer en Italie son frère Lucien, se réconcilier avec lui, et recevoir de ses mains une fille, qui pourrait être la princesse destinée à l'Espagne, si le projet moins violent d'unir les deux maisons par un mariage l'emportait définitivement. Contre-ordre aux troupes qui devaient se rendre en poste à Bayonne. Ces résolutions prises, il donna des contre-ordres à ses armées, non pas pour arrêter leur marche vers l'Espagne, mais pour ralentir la célérité de cette marche. Il voulut que les troupes du corps des côtes de l'Océan, qui devaient être transportées en poste à Bordeaux, exécutassent le même trajet à pied, et sans aucune précipitation. Il enjoignit au général Dupont de disposer toutes choses pour que le deuxième corps de la Gironde pût entrer à la fin de novembre en Espagne, et il lui prescrivit d'aller jusqu'à Valladolid, sans s'avancer davantage vers le Portugal. Il fit partir de Paris son chambellan M. de Tournon, dont il appréciait le bon sens, avec ordre de se rendre en Espagne, d'observer ce qui s'y passerait, de bien examiner si le prince des Asturies y avait des partisans nombreux, si la vieille cour en conservait encore, avec mission enfin de porter une réponse aux diverses communications de Charles IV. Réponse de Napoléon aux diverses communications de la cour d'Espagne, et son départ pour faire un court séjour en Italie. Dans cette réponse pleine de convenance et de générosité, Napoléon conseillait à Charles IV le calme, l'indulgence envers son fils, niait d'avoir reçu de sa part aucune demande, et ne cherchait pas à jeter de nouvelles semences de discorde, bien qu'il eût plus d'intérêt à troubler qu'à pacifier l'Espagne.

Cela fait, Napoléon, se doutant qu'il aurait bientôt à reporter son attention de ce côté, quitta Fontainebleau le 16 novembre, accompagné de Murat, des ministres de la marine et de l'intérieur, de MM. Sganzin et de Proni, des directeurs de plusieurs services importants, et se dirigea vers Milan pour y embrasser son fils chéri, le prince Eugène de Beauharnais. En partant il donna des ordres pour la réception triomphale de la garde impériale, qui allait arriver à Paris.

Fête triomphale décernée à la garde impériale par la ville de Paris.

Il désirait être absent de cette solennité, et, s'il était possible, qu'on n'y pensât pas même à lui. Il voulait qu'on fêtât l'armée, l'armée seule, en fêtant la garde qui en était l'élite. Aussi, écrivant au ministre de l'intérieur pour lui prescrire les détails de la cérémonie, lui disait-il: Dans les emblèmes et inscriptions qui seront faits dans cette occasion, il doit être question de ma garde et non de moi, et on doit faire voir que dans la garde on honore toute la grande armée.

En effet, le 25 novembre, le préfet de la Seine, les maires de Paris se rendirent à la barrière de la Villette, suivis d'une immense affluence de peuple, pour recevoir les héros d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland. Le maréchal Bessières était à leur tête. Un arc de triomphe avait été élevé en cet endroit. Les porte-drapeaux sortirent des rangs, inclinèrent leurs étendards, sur lesquels les magistrats de la capitale posèrent des couronnes d'or portant cette inscription: La Ville de Paris à la grande armée. Puis la garde, forte de douze mille vieux soldats, hâlés, mutilés, quelques-uns à la barbe déjà grise, défila à travers Paris, suivie de la foule enthousiaste, qui applaudissait à son triomphe. Un repas abondant, servi dans les Champs-Élysées, fut offert à ces douze mille soldats par la ville de Paris, qui, dans cette solennité fraternelle et nationale, représentait la France aussi bien que la garde représentait l'armée. Le ciel ne favorisa pas la fin de cette journée souvent attristée par la pluie; car il semblait que cette armée, qui dans nos grandeurs et nos fautes n'eut jamais d'autre part que son héroïsme, ne fût pas heureuse. Du milliard décrété par la Convention il n'était resté qu'une fête promise en 1806 à toute l'armée d'Austerlitz; de cette fête il restait une fête à la garde, contrariée par le ciel, et privée de la présence de Napoléon. Mais la gloire de l'armée française pouvait se passer de ces pompes frivoles. L'histoire dira que tout le monde en France, de 1789 à 1815, mêla des fautes à ses services, tout le monde excepté l'armée; car tandis qu'on égorgeait des victimes innocentes en 1793, elle défendait le sol; tandis que Napoléon violait les règles de la prudence en 1807 et 1808, elle se bornait à combattre, et toujours, sous tous les gouvernements, elle ne savait que se dévouer et mourir pour l'existence ou la grandeur de la France.

FIN DU VINGT-HUITIÈME LIVRE.

LIVRE VINGT-NEUVIÈME.

ARANJUEZ.

Expédition de Portugal. — Composition de l'armée destinée à cette expédition. — Première entrée des Français en Espagne. — Marche de Ciudad-Rodrigo à Alcantara. — Horribles souffrances. — Le général Junot, pressé d'arriver à Lisbonne, suit la droite du Tage, par le revers des montagnes du Beyra. — Arrivée de l'armée française à Abrantès, dans l'état le plus affreux. — Le général Junot se décide à marcher sur Lisbonne avec les compagnies d'élite. — En apprenant l'arrivée des Français, le prince régent de Portugal prend le parti de s'enfuir au Brésil. — Embarquement précipité de la cour et des principales familles portugaises. — Occupation de Lisbonne par le général Junot. — Suite des événements de l'Escurial. — Situation de la cour d'Espagne depuis l'arrestation du prince des Asturies, et le pardon humiliant qui lui a été accordé. — Continuation des poursuites contre ses complices. — Méfiances et terreurs qui commencent à s'emparer de la cour. — L'idée de fuir en Amérique, à l'exemple de la maison de Bragance, se présente à l'esprit de la reine et du prince de la Paix. — Résistance de Charles IV à ce projet. — Avant de recourir à cette ressource extrême, on cherche à se concilier Napoléon, et on renouvelle au nom du roi la demande que Ferdinand avait faite d'une princesse française. — On ajoute à cette demande de vives instances pour la publication du traité de Fontainebleau. — Ces propositions ne peuvent rejoindre Napoléon qu'en Italie. — Arrivée de celui-ci à Milan. — Travaux d'utilité publique ordonnés partout où il passe. — Voyage à Venise. — Réunion de princes et de souverains dans cette ville. — Projets de Napoléon pour rendre à Venise son antique prospérité commerciale. — Course à Udine, à Palma-Nova, à Osoppo. — Retour à Milan par Legnago et Mantoue. — Entrevue à Mantoue avec Lucien Bonaparte. — Séjour à Milan. — Nouveaux ordres militaires relativement à l'Espagne, et ajournement des réponses à faire à Charles IV. — Affaires politiques du royaume d'Italie. — Adoption d'Eugène Beauharnais, et transmission assurée à sa descendance de la couronne d'Italie. — Décrets de Milan opposés aux nouvelles ordonnances maritimes de l'Angleterre. — Départ de Napoléon pour Turin. — Travaux ordonnés pour lier Gênes au Piémont, le Piémont à la France. — Retour à Paris le 1er janvier 1808. — Napoléon ne peut pas différer plus long-temps sa réponse à Charles IV, et l'adoption d'une résolution définitive à l'égard de l'Espagne. — Trois partis se présentent: un mariage, un démembrement de territoire, un changement de dynastie. — Entraînement irrésistible de Napoléon vers le changement de dynastie. — Fixé sur le but, Napoléon ne l'est pas sur les moyens, et en attendant il ajoute au nombre des troupes qu'il a déjà dans la Péninsule, et répond d'une manière évasive à Charles IV. — Levée de la conscription de 1809. — Forces colossales de la France à cette époque. — Système d'organisation militaire suggéré à Napoléon par la dislocation de ses régiments, qui ont des bataillons en Allemagne, en Italie, en Espagne. — Napoléon veut terminer cette fois toutes les affaires du midi de l'Europe. — Aggravation de ses démêlés avec le Pape. — Le général Miollis chargé d'occuper les États romains. — Le mouvement des troupes anglaises vers la Péninsule dégarnit la Sicile, et fournit l'occasion, depuis long-temps attendue, d'une expédition contre cette île. — Réunion des flottes françaises dans la Méditerranée. — Tentative pour porter seize mille hommes en Sicile, et un immense approvisionnement à Corfou. — Suite des événements d'Espagne. — Conclusion du procès de l'Escurial. — Charles IV, en recevant les réponses évasives de Napoléon, lui adresse une nouvelle lettre pleine de tristesse et de trouble, et lui demande une explication sur l'accumulation des troupes françaises vers les Pyrénées. — Pressé de questions, Napoléon sent la nécessité d'en finir. — Il arrête enfin ses moyens d'exécution, et se propose, en effrayant la cour d'Espagne, de l'amener à fuir comme la maison de Bragance. — Cette grave entreprise lui rend l'alliance russe plus nécessaire que jamais. — Attitude de M. de Tolstoy à Paris. — Ses rapports inquiétants à la cour de Russie. — Explications d'Alexandre avec M. de Caulaincourt. — Averti par celui-ci du danger qui menace l'alliance, Napoléon écrit à Alexandre, et consent à mettre en discussion le partage de l'empire d'Orient. — Joie d'Alexandre et de M. de Romanzoff. — Divers plans de partage. — Première pensée d'une entrevue à Erfurt. — Invasion de la Finlande. — Satisfaction à Saint-Pétersbourg. — Napoléon, rassuré sur l'alliance russe, fait ses dispositions pour amener un dénoûment en Espagne dans le courant du mois de mars. — Divers ordres donnés du 20 au 25 février dans le but d'intimider la cour d'Espagne et de la disposer à la fuite. — Choix de Murat pour commander l'armée française. — Ignorance dans laquelle Napoléon le laisse relativement à ses projets politiques. — Instruction sur la marche des troupes. — Ordre de surprendre Saint-Sébastien, Pampelune et Barcelone. — Le plan adopté mettant en danger les colonies espagnoles, Napoléon pare à ce danger par un ordre extraordinaire expédié à l'amiral Rosily. — Entrée de Murat en Espagne. — Accueil qu'il reçoit dans les provinces basques et la Castille. — Caractère de ces provinces. — Entrée à Vittoria et à Burgos. — État des troupes françaises. — Leur jeunesse, leur dénûment, leurs maladies. — Embarras de Murat résultant de l'ignorance où il est touchant le but politique de Napoléon. — Surprise de Barcelone, de Pampelune et de Saint-Sébastien. — Fâcheux effet produit par l'enlèvement de ces places. — Alarmes conçues à Madrid en recevant les dernières nouvelles de Paris. — Projet définitif de se retirer en Amérique. — Opposition du ministre Caballero à ce plan. — Malgré son opposition, le projet de départ est arrêté. — Ébruitement des préparatifs de voyage. — Émotion extraordinaire dans la population de Madrid et d'Aranjuez. — Le prince des Asturies, son oncle don Antonio, contraires à toute idée de s'éloigner. — Le départ de la cour fixé au 15 ou 16 mars. — La population d'Aranjuez et des environs, attirée par la curiosité, la colère et de sourdes menées, s'accumule autour de la résidence royale, et devient effrayante par ses manifestations. — La cour est obligée de publier le 16 une proclamation pour démentir les bruits de voyage. — Elle n'en continue pas moins ses préparatifs. — Révolution d'Aranjuez dans la nuit du 17 au 18 mars. — Le peuple envahit le palais du prince de la Paix, le ruine de fond en comble, et cherche le prince lui-même pour l'égorger. — Le roi est obligé de dépouiller Emmanuel Godoy de toutes ses dignités. — On continue à rechercher le prince lui-même. — Après avoir été caché trente-six heures sous des nattes de jonc, il est découvert au moment où il sortait de cette retraite. — Quelques gardes du corps parviennent à l'arracher à la fureur du peuple, et le conduisent à leur caserne, atteint de plusieurs blessures. — Le prince des Asturies réussit à dissiper la multitude en promettant la mise en jugement du prince de la Paix. — Le roi et la reine, effrayés de trois jours de soulèvement, et croyant sauver leur vie et celle du favori en abdiquant, signent leur abdication dans la journée du 19 mars. — Caractère de la révolution d'Aranjuez.

Expédition de Portugal.

Tandis que Napoléon, résolu quant au but qu'il poursuivait en Espagne, incertain quant aux moyens, se rendait en Italie, plein au reste de confiance dans l'immensité de sa puissance, les armées françaises s'avançaient dans la Péninsule, et allaient y faire une première épreuve des difficultés qui les attendaient sur cette terre inhospitalière.

Composition de l'armée du général Junot.

L'armée appelée à y entrer d'abord était celle du général Junot. Sa mission, comme on l'a vu, consistait à s'emparer du Portugal. Elle était composée d'environ 26 mille hommes, dont 23 mille présents sous les armes, et suivie de 3 à 4 mille hommes de renfort tirés des dépôts. Elle était distribuée en trois divisions sous les généraux Laborde, Loison, Travot. Elle avait pour principal officier d'état-major le général Thiébault, et pour commandant en chef le brave Junot, aide-de-camp dévoué de Napoléon, un moment ambassadeur en Portugal, officier intelligent, courageux jusqu'à la témérité, n'ayant d'autre défaut qu'une ardeur naturelle de caractère, qui devait aboutir un jour à une maladie mentale. L'armée était formée de jeunes soldats de la conscription de 1807, levés en 1806, mais enfermés dans de vieux cadres et suffisamment instruits. Ils étaient très-capables de se bien comporter au feu, mais malheureusement peu rompus aux fatigues, qui allaient devenir cependant leur principale épreuve. Napoléon, qui voulait qu'on entrât promptement à Lisbonne, pour y surprendre non pas la famille royale dont il se souciait peu, mais la flotte portugaise et les immenses richesses appartenant aux négociants anglais, avait donné ordre au général Junot de redoubler de célérité, de n'épargner à ses soldats ni fatigues ni privations, afin d'arriver à temps. Junot, dans son ardeur, n'était pas homme à corriger par un sage discernement ce que cet ordre pouvait avoir de dangereux dans les pays qu'on allait traverser.

Entrée de Français dans la Péninsule.

Le 17 octobre, l'armée entra en Espagne sur plusieurs colonnes, afin de subsister plus aisément. Elle se dirigea sur Valladolid, par Tolosa, Vittoria et Burgos. Défaut de préparatifs pour les recevoir. Malgré les promesses du prince de la Paix, presque rien n'était préparé sur la route, et le soir on était obligé de réunir quelques vivres à la hâte pour nourrir les troupes exténuées des fatigues de la journée. Les gîtes étaient détestables, remplis de vermine, et si repoussants que nos soldats préféraient coucher dans les champs ou dans les rues, plutôt que d'accepter les tristes abris qu'on leur offrait. Accueil fait à nos soldats par les populations espagnoles. La population les accueillait avec la curiosité naturelle à un peuple vif, amoureux de spectacles, et à qui son inerte gouvernement n'en procurait guère depuis un siècle. Les classes élevées recevaient bien nos troupes, mais déjà le bas peuple montrait à leur égard sa sombre haine de l'étranger. Sur la route de Salamanque, quelques coups de couteau furent donnés à des soldats isolés, bien qu'ils se conduisissent partout avec la plus sage retenue.

Arrivée à Salamanque.

L'armée, en arrivant à Salamanque, où elle fit une courte halte, avait déjà beaucoup souffert des fatigues, et laissé un certain nombre d'hommes en arrière. Le général Junot, qui avait un chef d'état-major prévoyant, établit à Valladolid, à Salamanque, et en avant à Ciudad-Rodrigo, des dépôts composés d'un commandant de place, de plusieurs employés d'administration, et d'un détachement, pour y recueillir les hommes fatigués ou malades, et les acheminer plus tard à la suite de l'armée en groupes assez nombreux pour se défendre. L'ordre de marcher sans relâche ayant trouvé l'armée à Salamanque, elle quitta cette ville le 12 novembre, formée en trois divisions. Elle avait à traverser, pour se rendre de Ciudad-Rodrigo à Alcantara, la chaîne de montagnes qui sépare la vallée du Douro de celle du Tage, et qui est le prolongement du Guadarrama. De Salamanque à Alcantara, il fallait faire cinquante lieues, par un pays pauvre, montagneux, boisé, habité seulement par des pâtres, qui avaient l'habitude d'y conduire leurs troupeaux deux fois l'an, en automne quand ils se rendaient de la Vieille-Castille en Estramadure, et au printemps quand ils revenaient de l'Estramadure dans la Vieille-Castille. Bien que les autorités espagnoles eussent promis de préparer des vivres, on ne trouva presque rien à San Mûnos, point intermédiaire qui partageait en deux la distance de Salamanque à Ciudad-Rodrigo. Les troupes parcoururent donc dix-neuf lieues en deux jours, sans manger autre chose qu'un peu de viande de chèvre, qu'elles se procuraient en saisissant les troupeaux rencontrés sur leur route. À Ciudad-Rodrigo, ville assez considérable, et place forte de grande importance, on trouva un gouverneur fort mal disposé, qui pour s'excuser allégua l'ignorance où on l'avait laissé du passage de l'armée française, et qui ne se donna aucune peine pour suppléer aux préparatifs qu'on avait négligé de faire. On recueillit cependant quelques vivres, assez pour fournir demi-ration aux soldats; on organisa un nouveau dépôt pour y recueillir les traînards, dont le nombre s'accroissait à chaque pas, et on s'achemina vers les montagnes, pour passer du bassin du Douro dans celui du Tage. Le temps était tout à coup devenu affreux, ainsi qu'il arrive dans ces contrées méridionales, où la nature, extrême comme les habitants, passe avec une singulière violence de la température la plus douce à la plus rigoureuse. La pluie, la neige se succédaient sans relâche. Les sentiers que suivaient les diverses colonnes étaient entièrement défoncés, et disparaissaient même sous les pas des hommes et des chevaux. Trompées par des guides à demi sauvages, qui se trompaient souvent eux-mêmes, faute d'avoir jamais franchi les limites de leur village, plusieurs colonnes s'égarèrent, et arrivèrent près des crêtes de la chaîne, au village de Peña Parda, épuisées par la fatigue et la faim, laissant sur la route une partie de leur monde. Il fallait, pour vivre, aller coucher à la Moraleja, sur le revers des montagnes. Une tempête affreuse survint. En un instant tous les torrents furent débordés, et, au milieu du mugissement des vents, du bruit des eaux, nos soldats inexpérimentés, n'ayant presque pas mangé depuis plusieurs jours, n'espérant pas de gîtes meilleurs pour les jours suivants, furent saisis de l'une de ces démoralisations subites, qui surprennent, abattent les âmes jeunes, peu habituées aux traverses de la vie guerrière. La nuit étant venue, et les tambours détendus par la pluie ne donnant plus de sons, une sorte de confusion s'introduisit dans cette marche. Les soldats ne distinguant plus les lieux, ayant de la peine à s'apercevoir les uns les autres, et cherchant à communiquer entre eux par des cris, firent retentir ces montagnes de hurlements sauvages. Les officiers n'étaient plus ni reconnus ni écoutés; l'indiscipline s'était jointe au désespoir, et la scène était devenue affreuse. Cependant, une première colonne étant arrivée vers onze heures du soir à la Moraleja, et ayant trouvé un détachement déjà rendu au gîte, fit connaître dans quel état elle avait laissé le reste de l'armée. Alors on fit sortir les hommes les moins fatigués pour aller au secours de leurs camarades. On alluma de grands feux, on plaça un fanal au sommet du clocher, on sonna le tocsin pour attirer sur ce point les hommes égarés. Par surcroît de malheur, il n'avait pas été fait plus de préparatifs à la Moraleja qu'ailleurs. Les vivres manquaient absolument. Les soldats, dans le délire de la faim, ne respectant plus rien, se livrèrent au pillage, et ravagèrent ce malheureux bourg, qui fut ainsi victime de l'inexactitude du gouvernement espagnol à remplir ses promesses. Il n'y avait pas au moment de l'arrivée un quart des hommes autour du drapeau. Peu à peu, dans la nuit, tout ce qui n'avait pas succombé à la fatigue, tout ce qui n'avait pas été noyé dans les torrents, ou assassiné par les pâtres de l'Estramadure, atteignit le gîte dévasté de la Moraleja. Quelques chèvres suffirent encore, non pas à satisfaire la faim des soldats, mais à les empêcher de mourir d'inanition. Il était impossible de s'arrêter en un tel lieu, et le lendemain on s'achemina sur Alcantara, où l'on joignit enfin les bords du Tage et la frontière du Portugal.

Arrivée de l'armée française à Alcantara.

Le général en chef Junot y avait précédé son armée afin d'y suppléer par ses soins à l'incurie du gouvernement espagnol. La ville présentait un peu plus de ressources que les montagnes sauvages de l'Estramadure. Cependant ces ressources n'étaient pas très-considérables, et elles avaient été absorbées en partie par les troupes espagnoles du général Carafa, lequel devait, avec une division de neuf à dix mille hommes, appuyer le mouvement des troupes françaises, et descendre la gauche du Tage, tandis que le général Junot en descendrait la droite. On recueillit quelques bœufs et quelques moutons, on les distribua entre les régiments; on se procura du pain pour en fournir une demi-ration à chaque homme, et on accorda un séjour à l'armée, tant pour la rallier que pour lui rendre ses forces épuisées. Elle avait laissé en arrière ou perdu dans les forêts et les torrents un cinquième de son effectif, c'est-à-dire de quatre à cinq mille hommes. La moitié de la cavalerie était démontée, beaucoup de chevaux étant morts de faim, ou n'ayant pu suivre faute de ferrure. Quant à l'artillerie, on avait été réduit à la traîner avec des bœufs, et, ce moyen ayant bientôt manqué, on n'avait pas à Alcantara six bouches à feu. Quant aux munitions, il avait fallu les abandonner en chemin avec le reste du matériel.

L'embarras du malheureux général Junot était extrême. D'une part, il était stimulé par les ordres de Napoléon, par la certitude que, s'il n'arrivait pas bientôt à Lisbonne, il trouverait ou la flotte portugaise partie avec les richesses du Portugal, ou une résistance organisée qu'il aurait de la peine à vaincre; d'autre part, il voyait devant lui le revers des montagnes du Beyra, incliné vers le Tage, consistant en une foule de contre-forts abrupts, séparés les uns des autres par des ravins épouvantables, tailladés en quelque sorte, comme l'indique le nom de Talladas donné à quelques-uns, entièrement dépeuplés, privés de toute ressource, et devenus plus affreux par les pluies torrentielles de l'automne. Ajoutez que nos soldats, partis de France à la hâte, n'ayant pu se faire suivre par leur matériel, se trouvaient pour la plupart sans souliers, sans cartouches, et hors d'état soit de soutenir une longue marche, soit de vaincre une résistance sérieuse, s'ils venaient à en rencontrer une; ce qui n'était pas impossible, car il restait aux Portugais vingt-cinq mille hommes de troupes assez bonnes, et très-portées à se défendre, attendu que la perspective d'appartenir à l'Espagne ne les disposait guère à accueillir favorablement les envahisseurs de leur territoire. On ne pouvait pas non plus compter sur le concours des Espagnols, car, au lieu de vingt bataillons, ils ne nous en avaient fourni que huit, et animés de si mauvais sentiments à l'égard des Français qu'il avait fallu les renvoyer dans leurs cantonnements.

En présence de cette alternative, ou de laisser consommer à Lisbonne des événements regrettables, ou de braver de nouvelles fatigues avec des troupes exténuées, à travers un pays plus affreux que celui qu'on venait de parcourir, le général Junot n'hésita pas, et préféra le parti de l'obéissance à celui de la prudence. Il prit donc la résolution de continuer cette marche précipitée, en traversant la suite des contre-forts détachés du Beyra, qui bordent le Tage depuis Alcantara jusqu'à Abrantès. Il ramassa quelques souliers et quelques bœufs, profita d'un dépôt de poudres existant sur les lieux, et du papier sur lequel étaient écrites les volumineuses archives des chevaliers d'Alcantara, pour fabriquer des cartouches. Puis il fit deux parts de son armée, l'une composée de l'infanterie des deux premières divisions, l'autre de l'infanterie de la troisième division, de la cavalerie, de l'artillerie et des traînards. Il porta la première en avant, et laissa la seconde à Alcantara, avec ordre de rejoindre, dès qu'elle serait un peu ralliée, refaite, et pourvue de moyens de transport. Il n'emmena avec lui que quelques canons de montagne, que leur calibre rendait plus faciles à traîner.

Départ d'Alcantara et trajet jusqu'à Abrantès, en longeant le pied des montagnes du Beyra.

Il résolut de partir le 20 novembre d'Alcantara, et de franchir la frontière du Portugal par la droite du Tage, tandis que le général Carafa la franchirait par la gauche. Sans doute il eût beaucoup mieux valu passer le Tage, s'enfoncer plus avant dans l'Estramadure, gagner Badajoz, et prendre la grande route de Badajoz à Elvas, que suivent ordinairement les Espagnols, à travers l'Alentejo, province unie et d'un parcours facile. Mais il fallait descendre la Péninsule jusqu'à Badajoz, faire ensuite un long détour à droite pour gagner Lisbonne. Napoléon ordonnant de Paris, d'après la seule inspection de la carte, et préférant la route qui menait le plus vite à Lisbonne, avait prescrit de suivre la droite du Tage, d'Alcantara à Abrantès, tandis que les Espagnols en suivraient la gauche. On s'assurait ainsi, outre l'avantage de la célérité, celui de n'avoir pas à opérer plus tard un passage du Tage, lorsqu'on approcherait de Lisbonne. Toutefois, si Napoléon avait pu savoir qu'on rencontrerait en Portugal des pluies torrentielles, que par la négligence des alliés l'armée arriverait à Alcantara exténuée de faim et de fatigue, il aurait mieux aimé perdre quelques jours que de poursuivre une marche qui allait bientôt ressembler à une déroute. Mais ici commençaient à se révéler les inconvénients funestes d'une politique extrême, qui voulant agir partout à la fois, sur la Vistule et sur le Tage, à Dantzig et à Lisbonne, était obligée d'ordonner de très-loin, et de se servir de faibles soldats ou de généraux inexpérimentés, quand les soldats robustes et les généraux habiles se trouvaient employés ailleurs. Il y a des lieutenants qui pèchent par mollesse, d'autres par excès de zèle. Ceux-ci sont les plus rares, et en général les plus utiles, quoique souvent dangereux. Le brave Junot était de ces derniers. Il n'hésita donc pas à partir d'Alcantara le 20 novembre, en renvoyant, comme nous l'avons dit, une partie des troupes espagnoles, qui semblaient peu sûres, et en confiant aux autres le soin de border la gauche du Tage, tandis qu'il en suivrait la droite. D'une armée qui avait été à Bayonne de 23 mille hommes présents sous les armes sur 26, il en amenait 15 mille au plus avec lui: non pas que les autres fussent tous morts ou perdus, mais parce qu'ils étaient incapables de continuer cette marche précipitée. Il s'avança le long du Tage par des sentiers attachés au flanc des montagnes, réduit sans cesse à monter ou à descendre, tantôt s'élevant sur la croupe des contre-forts qui se détachent du Beyra, tantôt s'enfonçant dans les ravins profonds qui les séparent, ayant la cime des monts à sa droite, le fleuve à sa gauche. Souffrances horribles dans la marche d'Alcantara à Abrantès. Il dirigea ses deux divisions d'infanterie sur Castel-Branco par deux chemins différents. La première prit le chemin de Idanha-Nova, la seconde celui de Rosmaniñal. Elles avaient l'une et l'autre à leur suite quelques troupes légères espagnoles. Le temps était toujours affreux, la pluie continuelle, la route presque impraticable. La première division, que commandait le général Laborde, ayant eu à franchir un torrent débordé, plus large, plus profond que les autres, ce brave général mit pied à terre, entra dans l'eau jusqu'à la poitrine, et resta dans cette position jusqu'à ce que tous ses soldats eussent passé. On ne vécut à la couchée qu'avec de la viande de chèvre, des glands, et une once de pain par homme. On arriva le lendemain à Castel-Branco, où les deux divisions se trouvèrent réunies, dans un état difficile à décrire. La première arrivée, qui avait eu moins de difficultés à vaincre, alla bivouaquer au dehors, pour laisser à celle qui la suivait, et qui était encore plus fatiguée, l'avantage de se loger dans l'intérieur de Castel-Branco. On avait mis des gardes à chaque four, afin d'empêcher le pillage. Grâce à ce soin, on put distribuer deux onces de pain par homme. On manqua de viande, mais on eut du riz, des légumes et du vin. Les soldats étaient pâles, défigurés, et presque tous pieds nus. S'arrêter, c'eût été s'exposer à mourir de faim, sans compter l'inconvénient de perdre un temps précieux. On repartit donc dans l'espoir d'atteindre Abrantès, ville riche et peuplée, située hors de la région des montagnes, dans un pays ouvert et fertile. On y marcha sur deux colonnes, l'une formée de la première division par Sobreira-Formosa, l'autre formée de la deuxième division par Perdigao. La première avait quatorze lieues à parcourir, quatre ou cinq torrents à traverser. La pluie les avait tellement grossis qu'on ne pouvait les franchir sans danger. Les soldats faisaient la chaîne avec leurs fusils pour se défendre contre la violence des eaux. Quelques-uns débiles ou exténués étaient parfois entraînés. Les officiers, pleins de dévouement, voulant donner aux plus forts l'exemple de secouer les plus faibles, prenaient eux-mêmes sur leurs épaules les soldats incapables de passer, et les aidaient ainsi à franchir les torrents. Sur la route on trouva un seul village, celui de Sarcedas, et les soldats mourant de faim le pillèrent, malgré les efforts du général en chef pour les en empêcher. Le soir on n'arriva à Sobreira-Formosa qu'à onze heures, dans un véritable état de désespoir. Pendant la première heure, il n'y eut qu'un sixième des hommes réunis. On trouva des châtaignes, quelque bétail, et on en vécut. La deuxième division, pour se rendre à Perdigao, avait essuyé de son côté de cruelles souffrances.

Le reste de la route jusqu'à Abrantès était moins affreux par les aspérités du sol, mais tout autant par la stérilité et le dénûment. Enfin, après des fatigues et des privations inouïes, on arriva le 24 à Abrantès au nombre de quatre à cinq mille hommes, pâles, défaits, les pieds en sang, les vêtements déchirés, et avec des fusils hors de service, car les soldats en avaient fait des bâtons pour s'aider à passer les torrents, ou à gravir les montagnes. Arriver dans cet état au milieu d'une ville très-peuplée, c'eût été lui donner la tentation de fermer ses portes à de tels assaillants, et de se défendre contre eux rien qu'en les laissant mourir de faim. Mais heureusement les immortelles victoires remportées, dans toutes les parties du monde, par les vieux soldats de la France, protégeaient nos jeunes troupes quelque part qu'elles se trouvassent. Le renom de l'armée française était tel qu'à son approche il n'y avait dans les populations qu'un sentiment, celui de la satisfaire en lui fournissant au plus tôt ce dont elle avait besoin. Si on avait le temps de la connaître, on cessait bientôt de la détester, sans cesser de la craindre, et on lui offrait de bonne volonté ce que le premier jour on lui avait offert sous une impression de terreur.

Arrivée de l'armée française à Abrantès.

Le général en chef avait précédé son armée à Abrantès pour préparer d'avance les secours que réclamait son triste état. Les habitants se prêtèrent à tout ce qu'il voulut. On réunit du bétail, du pain en abondance, et, pour la première fois depuis leur départ de Salamanque, c'est-à-dire depuis douze jours, les soldats reçurent la ration complète. On leur procura des vins excellents, de la chaussure, des vêtements, des moyens de transport. On put même envoyer en arrière des voitures pour recueillir les hommes fatigués ou malades. Le temps n'était pas encore redevenu serein et sec; mais on se trouvait dans un beau pays, uni, chaud, couvert d'orangers, exhalant les doux parfums du Midi, présentant le spectacle du bien-être et de la richesse. L'effet sur ces jeunes soldats, accessibles à toutes les sensations, fut prompt, et ils passèrent en deux jours du plus sombre désespoir à une sorte de joie et de confiance. Beaucoup d'entre eux étaient encore engagés au milieu des rochers du Beyra; mais ils venaient peu à peu, par bandes détachées, recevoir à leur tour la douce impression d'une belle contrée, abondante en ressources de tout genre.

Junot fit réparer les armes, et, réunissant les compagnies d'élite, forma une colonne de quatre mille hommes, en état de continuer la marche sur Lisbonne. Ayant prévenu par sa célérité une résistance qui, dans les montagnes du Beyra, aurait pu devenir invincible, il avait recueilli un premier prix de ses efforts. Mais il aurait voulu arriver à Lisbonne, de manière à saisir au passage tout ce qui allait s'échapper de cette capitale. Ce second succès était presque impossible à obtenir.

Événements qui se préparaient à Lisbonne pendant la marche de l'armée française.

En ce moment une incroyable confusion régnait à Lisbonne. Le prince régent, qui gouvernait pour sa mère, atteinte de démence, avait flotté entre mille résolutions contraires. Il avait essayé, d'accord avec le cabinet de Londres, de faire accepter à Napoléon un moyen terme, qui consistait à fermer ses ports aux Anglais, sans confisquer leurs propriétés. Napoléon s'y étant refusé, le prince régent était retombé dans d'affreuses perplexités. Ses ministres, partagés sur la conduite à suivre, conseillaient, les uns de vivre comme on avait toujours vécu, c'est-à-dire de rester attachés à l'Angleterre, et de résister aux Français avec le secours de celle-ci; les autres de sortir des errements du passé, d'entrer dans les vues de la France, de chasser les Anglais, et de s'épargner ainsi une invasion étrangère. D'autres encore proposaient un troisième parti, dont nous avons déjà parlé, celui de fuir au Brésil, en livrant la malheureuse patrie des Bragance aux Anglais et aux Français, qui allaient s'en disputer les lambeaux. Au milieu de ces pénibles hésitations, le prince régent, dès qu'il avait appris la marche de l'armée française sur Valladolid, avait accédé à toutes les demandes de Napoléon, déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, décrété la saisie de toutes ses propriétés, en donnant toutefois aux commerçants anglais le temps d'emporter ou de vendre ce qu'ils possédaient de plus précieux. Il avait enfin dépêché à la rencontre du général Junot, pour arrêter l'armée française, des messagers, qui malheureusement la cherchaient sur les routes où elle n'était pas. Lord Strangford, ambassadeur d'Angleterre, avait pris ses passe-ports, et s'était retiré à bord de la flotte anglaise, qui avait immédiatement commencé le blocus du Tage.

L'apparition imprévue de l'armée française sur la route d'Alcantara à Abrantès, sans qu'aucun des émissaires envoyés pût ralentir sa marche, fit naître une indicible terreur dans l'âme du régent, terreur partagée par tous ses parents et conseillers. L'idée de fuir prit alors le dessus sur toutes les autres. Lord Strangford, sachant ce qui se passait, s'empressa de reparaître à Lisbonne, en apportant des nouvelles de Paris, qui avaient passé par Londres, et qui annonçaient la résolution prise par Napoléon de détrôner la maison de Bragance[27]. La famille royale, n'ayant pu fléchir l'armée française par ses offres de soumission, prend la résolution de fuir au Brésil. Ces nouvelles et sa présence décidèrent définitivement le départ de la famille royale pour le Brésil. On avait, dans la supposition qu'il faudrait peut-être fermer le Tage aux Anglais, armé, tant bien que mal, ce qui restait de la flotte portugaise, c'est-à-dire un vaisseau de quatre-vingts, sept de soixante-quatorze, trois frégates et trois bricks. La nouvelle de l'entrée de Junot à Abrantès, auquel il suffisait de trois marches pour arriver à Lisbonne, ayant été connue dans cette capitale le 27 novembre, on mit à bord la famille royale et une partie de l'aristocratie, avec ce qu'elle pouvait emporter de ses effets précieux. Embarquement de la cour et des principales familles à bord de l'escadre portugaise. Par un temps affreux, une pluie battante, on vit les princes, les princesses, la reine-mère les yeux égarés par la folie, presque toutes les personnes composant la cour, beaucoup de grandes familles, hommes, femmes, enfants, domestiques, au nombre de sept ou huit mille individus, s'embarquer confusément sur l'escadre, et sur une vingtaine de grands bâtiments consacrés au commerce du Brésil. Le mobilier des palais royaux et des plus riches maisons de Lisbonne, les fonds des caisses publiques, l'argent que le régent avait pris soin d'amasser depuis quelque temps, celui que les familles fugitives avaient pu se procurer, tout gisait sur les quais du Tage, à moitié enfoui dans la boue, aux yeux d'un peuple consterné, tour à tour attendri de ce spectacle douloureux, ou irrité de cette fuite si lâche, qui le laissait sans gouvernement et sans moyens de défense. La précipitation était si grande, que, sur quelques-uns de ces bâtiments qu'on chargeait de richesses, on avait oublié de placer les vivres les plus indispensables. Dans la journée du 27, tout fut embarqué, et trente-six bâtiments de guerre ou de commerce, rangés autour du vaisseau amiral, au milieu du Tage, large devant Lisbonne comme un bras de mer, attendirent le vent favorable, tandis qu'une population de trois cent mille âmes les regardait tristement, partagée entre la douleur, la colère, la curiosité, la terreur. À l'embouchure du Tage, la flotte anglaise croisait pour recevoir les émigrants et les protéger au besoin de son artillerie.

Toute la journée du 27 se passa ainsi, les vents ne permettant pas la sortie du Tage, et l'anxiété régnant sur la flotte portugaise; car si un détachement français parvenu à temps à Lisbonne eût couru à la tour de Belem, le Tage se serait trouvé fermé.

Chargement de la publicité...