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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Constitution du nouveau royaume de Westphalie.

Les fêtes célébrées à l'occasion de ce mariage durèrent plusieurs jours, et pendant ce temps Napoléon prépara le départ des nouveaux époux pour la Westphalie. Leur royaume, composé principalement des États du grand-duc de Hesse, détrôné à cause de ses perfidies, devait avoir Cassel pour capitale. Il comprenait, outre la Hesse électorale, la Westphalie, et les provinces détachées de la Prusse à la gauche de l'Elbe. Magdebourg en était la principale forteresse. Il avait encore l'espérance de s'enrichir d'une partie du Hanovre. Le titre de royaume de Westphalie convenait à sa situation géographique, à son étendue, à son rôle dans la Confédération du Rhin. Il avait de plus une sorte de grandeur, et ne rappelait pas, comme aurait fait celui de royaume de Hesse, la dépossession d'une grande famille allemande. Napoléon avait chargé trois conseillers d'État, MM. Siméon, Beugnot et Jollivet, d'aller, sous le titre de régence provisoire, commencer l'organisation administrative de ce royaume, de manière que le prince Jérôme trouvât en arrivant une sorte de gouvernement institué, et après son arrivée de sages conseillers capables de guider son inexpérience. Napoléon le fit partir ensuite avec les instructions qui suivent:

Instructions données au prince Jérôme.

«Mon frère, je pense que vous devez vous rendre à Stuttgard, comme vous y avez été invité par le roi de Wurtemberg. De là vous vous rendrez à Cassel, avec toute la pompe dont les espérances de vos peuples les porteront à vous environner. Vous convoquerez les députés des villes, les ministres de toutes les religions, les députés des États actuellement existants, en faisant en sorte qu'il y ait moitié non-nobles et moitié nobles; et devant cette assemblée ainsi composée vous recevrez la constitution et prêterez serment de la maintenir, et immédiatement après vous recevrez le serment de ces députés de vos peuples. Les trois membres de la régence seront chargés de vous faire la remise du pays. Ils formeront un conseil privé qui restera près de vous tant que vous en aurez besoin. Ne nommez d'abord que la moitié de vos conseillers d'État; ce nombre sera suffisant pour commencer le travail. Ayez soin que la majorité soit composée de non-nobles, toutefois sans que personne s'aperçoive de cette habituelle surveillance à maintenir en majorité le tiers état dans tous les emplois. J'en excepte quelques places de cour, auxquelles, par suite des mêmes principes, il faut appeler les plus grands noms. Mais que dans vos ministères, dans vos conseils, s'il est possible dans vos cours d'appel, dans vos administrations, la plus grande partie des personnes que vous emploierez ne soient pas nobles. Cette conduite ira au cœur de la Germanie, et affligera peut-être l'autre classe; mais n'y faites pas attention. Il suffit de ne porter aucune affectation dans cette conduite. Ayez soin de ne jamais entamer de discussions, ni de faire comprendre que vous attachez tant d'importance à relever le tiers état. Le principe avoué est de choisir les talents partout où il y en a. Je vous ai tracé là les principes généraux de votre conduite. J'ai donné l'ordre au major-général de vous remettre le commandement des troupes françaises qui sont dans votre royaume. Souvenez-vous que vous êtes Français, protégez-les, et veillez à ce qu'ils n'essuient aucun tort. Peu à peu, et à mesure qu'ils ne seront plus nécessaires, vous renverrez les gouverneurs et les commandants d'armes. Mon opinion est que vous ne vous pressiez pas, et que vous écoutiez avec prudence et circonspection les plaintes des villes qui ne songent qu'à se défaire des embarras qu'occasionne la guerre. Souvenez-vous que l'armée est restée six mois en Bavière, et que ce bon peuple a supporté cette charge avec patience. Avant le mois de janvier vous devez avoir divisé votre royaume en départements, y avoir établi des préfets, et commencé votre administration. Ce qui m'importe surtout, c'est que vous ne différiez en rien l'établissement du Code Napoléon. La constitution l'établit irrévocablement au 1er janvier. Si vous en retardiez la mise en vigueur, cela deviendrait une question de droit public; car, si des successions venaient à s'ouvrir, vous seriez embarrassé par mille réclamations. On ne manquera pas de faire des objections, opposez-y une ferme volonté. Les membres de la régence, qui ne sont pas de l'avis de ce qui a été fait en France pendant la révolution, feront des représentations; répondez-leur que cela ne les regarde pas. Mais aidez-vous de leurs lumières et de leur expérience; vous pourrez en tirer un grand parti. Écrivez-moi surtout très-souvent... Vous trouverez ci-joint la constitution de votre royaume. Cette constitution renferme les conditions auxquelles je renonce à tous mes droits de conquête, et à mes droits acquis sur votre pays. Vous devez la suivre fidèlement. Le bonheur de vos peuples m'importe, non-seulement par l'influence qu'il peut avoir sur votre gloire et la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de l'Europe. N'écoutez point ceux qui vous disent que vos peuples, accoutumés à la servitude, recevront avec ingratitude vos bienfaits. On est plus éclairé dans le royaume de Westphalie qu'on ne voudrait vous le persuader, et votre trône ne sera véritablement fondé que sur la confiance et l'amour de la population. Ce que désirent avec impatience les peuples d'Allemagne, c'est que les individus qui ne sont point nobles, et qui ont des talents, aient un égal droit à votre considération et aux emplois; c'est que toute espèce de servage et de liens intermédiaires entre le souverain et la dernière classe du peuple soit entièrement abolie. Les bienfaits du Code Napoléon, la publicité des procédures, l'établissement des jurys, seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie; et, s'il faut vous dire ma pensée tout entière, je compte plus sur leurs effets pour l'extension et l'affermissement de cette monarchie, que sur le résultat des plus grandes victoires. Il faut que vos peuples jouissent d'une liberté, d'une égalité, d'un bien-être inconnus aux autres peuples de la Germanie, et que ce gouvernement libéral produise d'une manière ou d'autre les changements les plus salutaires au système de la Confédération, et à la puissance de votre monarchie. Cette manière de gouverner sera une barrière plus puissante pour vous séparer de la Prusse que l'Elbe, que les places fortes, et que la protection de la France. Quel peuple voudra retourner sous le gouvernement arbitraire prussien, quand il aura goûté les bienfaits d'une administration sage et libérale? Les peuples d'Allemagne, ceux de France, d'Italie, d'Espagne, désirent l'égalité et veulent des idées libérales. Voilà bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l'opinion générale. Soyez roi constitutionnel. Quand la raison et les lumières de votre siècle ne suffiraient pas, dans votre position la bonne politique vous l'ordonnerait...»

Sept. 1807.

La session du Corps Législatif, bien qu'il y eût beaucoup de projets à convertir en lois, ne pouvait être longue, grâce, comme nous l'avons déjà dit, aux conférences préalables qui rendaient la discussion publique à peu près inutile et de pur apparat. La seconde moitié du mois d'août et la première moitié de septembre y suffirent. Les travaux de cette session terminés, le sénatus-consulte qui supprimait le Tribunat, et en transférait les attributions et le personnel au Corps Législatif, fut porté aux deux assemblées. Il était accompagné d'un discours où l'on rendait hommage aux travaux et aux services du corps supprimé. Le président de ce corps, en recevant cette communication, prononça de son côté un discours pour remercier le souverain qui reconnaissait les mérites des membres du Tribunat, et leur ouvrait à tous une nouvelle carrière. Après ces vaines formalités, la session fut close, et le caractère légal se trouva imprimé aux dernières œuvres du gouvernement impérial.

Séjour de la cour impériale à Fontainebleau.

Le 22 septembre, la cour partit enfin pour Fontainebleau, où elle devait passer l'automne au milieu des fêtes et d'un faste magnifique. Napoléon y voulut reproduire l'image complète des mœurs de l'ancienne cour. Beaucoup de princes étrangers y avaient été appelés, tels que le prince primat, accouru à Paris pour le mariage du roi et de la reine de Westphalie; l'archiduc Ferdinand, ancien souverain de Toscane et de Salzbourg, actuellement duc de Wurtzbourg, venu dans l'espérance de rétablir la bonne harmonie entre la France et l'Autriche; le prince Guillaume, frère du roi de Prusse, dépêché à Paris pour obtenir la modération des charges imposées à son pays; enfin une multitude de grands personnages français et étrangers. Dans la journée, on chassait, et on forçait à la course les cerfs de la forêt. Napoléon avait prescrit un costume de rigueur pour la chasse, et l'avait imposé aux hommes comme aux femmes. Il ne dédaignait pas de le porter lui-même, s'excusant à ses propres yeux de ces puérilités, par l'opinion que l'étiquette dans les cours, et surtout dans les cours nouvelles, contribue au respect. Le soir, les premiers acteurs de Paris venaient représenter devant lui les chefs-d'œuvre de Corneille, de Racine, de Molière; car il n'admettait à l'honneur de sa présence que les grandes productions, titres immortels de la nation; et comme pour achever cette résurrection des anciennes mœurs, il accorda à certaines dames de la cour, renommées pour leur beauté, des regards qui affligèrent l'impératrice Joséphine, et qui firent tenir sur son compte des discours moins sérieux que ceux dont il était ordinairement l'objet.

Conséquences du traité de Tilsit en Europe.

Pendant que Napoléon, mêlant à beaucoup d'affaires quelques distractions, attendait à Fontainebleau le résultat des négociations entamées par la Russie avec l'Angleterre, les stipulations de Tilsit occupaient les cabinets, et amenaient dans le monde leurs naturelles conséquences. Le Portugal. Le Portugal, obligé de se prononcer, demandait à la cour de Londres la permission de se prêter aux volontés de Napoléon, de manière cependant à froisser le moins possible le commerce britannique, et à épargner aux Anglais comme aux Portugais la présence d'une armée française à Lisbonne. L'Espagne. La cour d'Espagne, soucieuse au plus haut point des conséquences que pouvait avoir sa perfide conduite de l'année dernière, alarmée des pensées que la toute-puissance et le loisir allaient faire naître chez Napoléon, expédiait, comme on l'a vu, auprès de lui, outre son ambassadeur ordinaire, M. de Massaredo, un ambassadeur extraordinaire, M. de Frias, et de plus un envoyé secret, M. Yzquierdo. Aucun d'eux n'avait réussi à pénétrer l'affreux mystère de son avenir. L'Autriche. L'Autriche, regrettant amèrement de n'avoir pas agi dans l'intervalle des deux batailles d'Eylau et de Friedland, profondément inquiétée par les signes d'intelligence que l'on commençait à apercevoir entre les deux empereurs de France et de Russie, se disait que leur alliance, si naturelle quand la France était aux prises avec l'Angleterre sur mer, avec l'Allemagne sur terre, et si redoutable en tout temps pour l'Europe, était peut-être en ce moment tout à fait conclue, et que les provinces du Danube, actuellement occupées par les Russes, seraient selon toute probabilité le prix de la nouvelle union. S'il en était ainsi, les malheurs dont elle avait été frappée en ce siècle allaient être au comble; car en quinze ans, dépouillée des Pays-Bas, de l'Italie, du Tyrol, de la Souabe, rejetée derrière l'Inn, derrière les Alpes Styriennes et Juliennes, il ne pouvait après tant de malheurs lui en arriver qu'un plus grand encore, c'était de voir la Russie établie sur le bas du Danube, la couper de la mer Noire, et l'envelopper à l'orient, tandis que la France l'enveloppait à l'occident. Aussi, dans toutes les cours où les représentants de l'Autriche se rencontraient avec les nôtres, en Espagne, en Italie, en Allemagne, on les voyait inquiets, soupçonneux, fureteurs, chercher par tous les moyens possibles à surprendre le secret de Tilsit, ici le marchander à prix d'argent, là s'efforcer de l'obtenir d'un moment d'abandon, et enfin, quand on refusait de le leur découvrir, le demander avec une ridicule indiscrétion. Et tandis qu'ils cherchaient partout à pénétrer les projets de la nouvelle alliance, sans y avoir réussi, à Constantinople ils les donnaient pour complétement découverts, disaient aux Turcs que la France les avait abandonnés, trahis, livrés à la Russie, qu'ils devaient tourner leurs armes contre les Français, continuer les hostilités contre les Russes, et se réconcilier avec les Anglais, qui, ajoutaient-ils, ne seraient pas seuls à les soutenir.

La Prusse.

La Prusse, accablée par son malheur, s'inquiétant peu des conditions secrètes stipulées à Tilsit, se souciant encore moins de ce que deviendrait en Orient l'équilibre de l'Europe déjà détruit pour elle en Occident, ne songeait qu'à obtenir l'évacuation de son territoire, et à faire réduire les contributions de guerre qui lui avaient été imposées; car, dans l'épuisement où elle se trouvait, toute somme donnée à la France était une ressource de moins pour reconstituer son armée, et réparer un jour ses revers.

La Russie.

En Russie, le spectacle était tout autre, et on voyait le souverain, qui avait cherché dans l'alliance française des perspectives de grandeur propres à le dédommager de ses dernières mésaventures, tenter de continuels efforts pour amener la cour, l'aristocratie, le peuple, à ses vues. Mais ayant été seul exposé à Tilsit aux séductions de Napoléon, il ne pouvait pas obtenir qu'on passât aussi vite que lui des fureurs de la guerre aux enchantements d'une nouvelle alliance. Efforts de l'empereur Alexandre pour amener la nation russe à sa nouvelle politique. Il s'efforçait donc actuellement de persuader à tout le monde, qu'en se terminant par un rapprochement avec la France, les choses avaient tourné le mieux possible; que ses derniers ministres en le brouillant avec cette puissance l'avaient engagé dans une voie funeste, dont il était sorti avec autant de bonheur que d'habileté; qu'il n'avait dans tout cela commis qu'une erreur, c'était d'avoir cru à la valeur de l'armée prussienne et à la loyauté de l'Angleterre, mais qu'il était bien revenu de cette double illusion; qu'il n'y avait que deux armées en Europe qui méritassent d'être comptées, l'armée russe et l'armée française; qu'il était inutile de les faire battre pour servir la cause d'une puissance perfide et égoïste comme la Grande-Bretagne, et qu'il valait mieux les unir dans un but commun de paix et de grandeur: de paix, si le cabinet de Londres voulait enfin se désister de ses prétentions maritimes; de grandeur, s'il obligeait l'Europe à continuer encore la même vie de tourments et de sacrifices; que dans ce cas il fallait que chacun songeât à soi, à ses propres intérêts, et qu'il était temps que la Russie songeât aux siens. Arrivé à ce point de ses explications, Alexandre, n'osant dévoiler toutes les espérances que Napoléon lui avait permis de concevoir, ni surtout avouer l'existence du traité occulte qu'on s'était promis de tenir entièrement secret, prenait une attitude mystérieuse mais satisfaite, laissait entrevoir tout ce qu'il n'osait pas dire, bien qu'il en fût fort tenté, et, parlant par exemple de la Turquie, déclarait assez ouvertement qu'on allait signer un armistice avec elle, mais qu'on se garderait d'évacuer les provinces du Danube, qu'on y était pour long-temps, et qu'on ne rencontrerait pas de difficulté à Paris au sujet de cette occupation prolongée.

Ces demi-confidences avaient plutôt excité une curiosité indiscrète et fâcheuse que gagné les esprits aux idées de l'empereur Alexandre. Il était du reste fort secondé par M. de Romanzoff, qui savait tout, qui avait servi Catherine, et hérité de son ambition orientale. Le ministre comme le souverain répétait qu'il fallait prendre patience, laisser les événements se dérouler, et qu'on aurait bientôt à donner la plus satisfaisante explication du revirement de politique opéré à Tilsit.

Dispositions malveillantes de la nation russe à l'égard des Français.

Mais l'empereur n'était pas toujours écouté et obéi. Le public, étranger aux secrets de la diplomatie impériale, froissé des dernières défaites, montrait une attitude triste, et surtout malveillante à l'égard des Français. Les grands en particulier, se rappelant la mobilité de la politique russe sous Paul, commençant à croire que cette mobilité serait la même sous son fils Alexandre, craignaient que l'intimité avec la France ne présageât bientôt la guerre avec l'Angleterre, ce qui les alarmait pour leurs revenus, toujours menacés quand le commerce britannique n'achetait plus leurs produits. Accueil que reçoit à Saint-Pétersbourg le général Savary. Aussi le général Savary, arrivé à Saint-Pétersbourg peu de temps après la signature de la paix, y avait-il trouvé l'accueil le plus froid, excepté auprès de l'empereur Alexandre et de deux ou trois familles composant la société intime de ce prince. La catastrophe de Vincennes, que rappelait le général Savary, n'était pas faite assurément pour lui ramener des cœurs que la politique éloignait; mais la vraie cause de l'éloignement général était dans le souvenir d'hostilités récentes, de grandes défaites, sans aucun événement qui pût consoler l'amour-propre national. L'empereur, parfaitement instruit de cette situation, cherchait à rendre le séjour de Saint-Pétersbourg supportable, agréable même au général Savary, le comblait de prévenances, l'admettait presque tous les jours auprès de lui, l'invitait fréquemment à sa table, et, dans la crainte des rapports qu'il pourrait adresser à Napoléon, l'engageait à prendre patience, lui disant que tout changerait quand les dernières impressions seraient effacées, et que la France aurait fait quelque chose pour la juste ambition de la Russie. Il ne savait pas jusqu'à quel point le général Savary pouvait être initié au secret de Tilsit, et travaillait à le deviner, pour avoir le plaisir, si le général connaissait ce secret, de s'entretenir avec lui de ses plus chères préoccupations. Attitude du général Savary à la cour de Russie. L'envoyé français n'était informé qu'en partie, et avait même l'ordre de paraître encore moins informé qu'il ne l'était; car Napoléon n'avait pas voulu que le jeune empereur, s'entretenant sans cesse des objets qui l'avaient occupé à Tilsit, finît par se confirmer dans ses propres désirs, et par prendre de simples éventualités pour des réalités certaines et prochaines. Le général Savary répondait donc avec une extrême réserve aux insinuations de l'empereur, avec une vive gratitude à ses aimables prévenances, se montrait content, point troublé du désagréable accueil de la société russe, et plein de confiance dans un prompt changement de dispositions. Il avait d'ailleurs, pour se défendre, suffisamment d'esprit, beaucoup d'aplomb, et l'immensité de la gloire nationale, qui permettait aux Français de marcher partout la tête haute.

Influence de l'impératrice-mère à Saint-Pétersbourg.

L'exemple de l'empereur Alexandre, sa volonté fortement exprimée, avaient ouvert au général Savary quelques-unes des plus importantes maisons de Saint-Pétersbourg, mais la plupart des grandes familles continuaient à l'exclure; car Alexandre, maître du pouvoir, ne l'était cependant pas de la haute société, placée sous une autre influence que la sienne. Ayant dû à une catastrophe tragique la possession anticipée du sceptre des czars, ce prince cherchait à dédommager sa mère, descendue avant le temps au rôle de douairière, en lui laissant tout l'extérieur du pouvoir suprême. Cette princesse, vertueuse mais hautaine, se consolait d'avoir perdu avec Paul la moitié de l'empire, par tout le faste de la représentation impériale, dont son fils voulait qu'elle fût entourée. Quant à lui, il n'avait point de cour. N'aimant point l'impératrice son épouse, beauté froide et grave, il se hâtait après ses repas de sortir de son palais, pour se livrer ou aux affaires avec les hommes d'État ses confidents, ou à ses plaisirs auprès d'une dame russe dont il était épris. La cour se réunissait chez sa mère. C'est là que se faisaient voir les courtisans aimant à vivre dans la société du souverain, ayant des faveurs à obtenir, ou des remercîments à adresser pour des faveurs obtenues. Tous venaient ou solliciter, ou rendre grâce auprès de l'impératrice-mère, comme si elle eût été l'auteur unique des actes du pouvoir impérial. Alexandre lui-même s'y montrait avec l'assiduité d'un fils respectueux, soumis, qui n'aurait pas encore hérité du sceptre paternel. L'impératrice-mère chérissait tendrement son fils, ne tenait ni ne souffrait aucun propos qui pût le contrarier, mais donnait cours à ses propres sentiments, en manifestant à l'égard des Français un éloignement visible. Elle avait donc accueilli le général Savary avec une froide politesse. Celui-ci ne s'en était point ému, mais avait adroitement témoigné au fils qu'aucune de ces circonstances ne lui échappait. Un moment Alexandre, ne se contenant plus, et craignant que sous ce respect affecté pour sa mère, un étranger, un aide-de-camp de Napoléon pût ne pas reconnaître le véritable maître de l'empire, saisit la main du général et lui dit: Il n'y a de souverain ici que moi. Je respecte ma mère, mais tout le monde obéira, soyez-en sûr; et en tout cas je rappellerai à qui en aurait besoin la nature et l'étendue de mon autorité.—Le général Savary, satisfait d'avoir amené l'empereur à une pareille confidence en piquant son orgueil impérial, s'arrêta, rassuré sur ses dispositions, et sur son zèle à maintenir la nouvelle alliance. Du reste, la cour de l'impératrice-mère se montra bientôt, non pas plus polie, car elle n'avait jamais cessé de l'être, mais plus affectueuse.—Attendons, disait sans cesse l'empereur Alexandre au général Savary, ce que fera l'Angleterre. Sachons quel parti elle va prendre, alors j'éclaterai, et quand je me serai prononcé, personne ne résistera.—

On attendait effectivement avec une vive impatience la conduite qu'allait tenir l'Angleterre. Le traité patent de Tilsit avait été publié. Chacun voyait bien qu'il ne disait pas tout, et que la nouvelle intimité avec la France supposait d'autres stipulations secrètes. Mais enfin, d'après les dispositions patentes de ce traité, et sans aller au delà, on savait que la Russie servirait de médiatrice à la France auprès de l'Angleterre, et la France de médiatrice à la Russie auprès de la Porte. On attendait donc le résultat de cette double médiation.

État de l'Angleterre et situation des partis chez elle.

Fidèle à ses engagements, l'empereur Alexandre, à peine arrivé à Saint-Pétersbourg, avait adressé une note au cabinet britannique, pour lui exprimer le vœu du rétablissement de la paix générale, et lui offrir sa médiation, dans le but d'amener un rapprochement entre la France et l'Angleterre. Cette note avait été reçue par l'ambassadeur britannique à Saint-Pétersbourg, et par le ministre des affaires étrangères à Londres, avec une froideur qui ne laissait pas beaucoup d'espérance d'accommodement. Les nouveaux ministres anglais, en effet, médiocres disciples de M. Pitt, n'étaient guère enclins à la paix. Leur origine, leurs relations de parti, leur avénement au ministère, peuvent seuls expliquer la politique qu'ils adoptèrent en cette circonstance décisive.

On se souvient sans doute que, lorsque M. Pitt rentra en 1806 dans les conseils de Georges III, après avoir soutenu en commun avec M. Fox une lutte fort vive contre le ministère Addington, il avait eu ou la faiblesse, ou l'infidélité, d'y rentrer sans M. Fox d'une part, sans ses amis les plus anciens de l'autre, tels que MM. Grenville et Windham. Il était revenu aux affaires avec des hommes nouveaux, qui avaient peu d'importance politique alors, MM. Canning et Castlereagh. Cette conduite envers ses amis anciens ou récents, l'avait beaucoup affaibli dans le parlement, et avait rendu son second ministère peu brillant. La bataille d'Austerlitz l'avait rendu mortel. À peine M. Pitt était-il mort, que ses faibles collègues, MM. Canning et Castlereagh, s'étaient crus incapables de tenir tête à des hommes tels que MM. Grenville et Windham, vieux collègues délaissés de M. Pitt, et M. Fox, son illustre et constant rival. Ils s'étaient retirés devant eux en toute hâte, et on avait vu MM. Grenville et Windham rentrer au ministère avec M. Fox. Le sage M. Addington, sous le nom de lord Sydmouth, le célèbre M. Grey, sous le nom de lord Howick, faisaient partie de ce cabinet, qui était une double transaction entre les personnes et entre les opinions. M. Sheridan lui-même s'y était associé en devenant trésorier de la marine. La réapparition de M. Fox au pouvoir, aussi courte que l'avait été celle de M. Pitt, et terminée de même par sa mort, n'avait pas assez duré, comme nous l'avons dit ailleurs, pour amener le rétablissement de la paix. Après les inutiles négociations de lord Yarmouth et de lord Lauderdale à Paris, Napoléon avait envahi la Prusse et la Pologne. Le ministère qu'on appelait Fox-Grenville s'était maintenu après la mort de M. Fox, grâce aux hommes puissants dont il était encore composé, et au système de transaction qu'il avait continué de suivre. À l'intérieur on ménageait les catholiques, à l'extérieur on soutenait la guerre, mais avec une sorte de prudence, en donnant des subsides aux puissances continentales, et en ne risquant les troupes anglaises que dans des expéditions d'un avantage démontré pour la Grande-Bretagne. Les anciens collègues de M. Pitt, fondus avec les anciens amis de M. Fox, affectaient de ne plus faire à la France une guerre de principes, mais d'intérêt. Ils négligeaient ce qui pouvait rappeler la croisade contre la révolution française, et s'occupaient exclusivement d'étendre dans toutes les mers les conquêtes de l'Angleterre. Pressés par la Prusse et la Russie d'envoyer des troupes sur le continent, soit à Stralsund, soit à Dantzig, pour opérer une diversion sur les derrières de Napoléon, ils avaient toujours différé, tantôt sous le prétexte de l'Irlande, qui exigeait des troupes pour la garder, tantôt sous le prétexte de la flottille de Boulogne, qui n'avait pas cessé d'être armée, et, pendant ce temps, ils avaient fait des expéditions lointaines et conçues dans le seul intérêt de l'Angleterre. Ainsi, ils avaient pris le cap de Bonne-Espérance sur les Hollandais. Du cap de Bonne-Espérance, ils s'étaient reportés sur les bords de la Plata, et avaient essayé un coup de main contre Montevideo et Buenos-Ayres. L'inertie du gouvernement espagnol et la lâcheté de ses commandants avaient permis aux Anglais de pénétrer dans Buenos-Ayres, et de s'emparer de cette métropole de l'Amérique du Sud. Mais un Français, M. de Liniers, passé depuis la guerre d'Amérique au service d'Espagne, avait rallié les troupes et la population espagnoles, et avait chassé les Anglais de Buenos-Ayres, après leur avoir imposé une capitulation affligeante pour leur gloire. À Montevideo également, après être entrés et sortis, les Anglais avaient été obligés de s'éloigner de la ville, et ils occupaient quelques îles à l'embouchure de la Plata. La Méditerranée était devenue aussi le théâtre de leurs expéditions ambitieuses. Ils avaient, on s'en souvient, forcé les Dardanelles, sans résultat pour eux, et fait en Égypte une descente, qui, après un échec devant Rosette et Alexandrie, avait été suivie de leur retraite. À toutes ces entreprises, les Anglais avaient gagné le Cap, l'île de Curaçao, et l'animadversion de leurs alliés, qui se disaient abandonnés.

Dissentiment survenu entre Georges III et le ministère Grenville.

Telle était la situation du ministère Grenville lorsque, en mars 1807, une question se présenta inopinément, qui mit les principes modérés de ce ministère en opposition avec les principes religieux du vieux Georges III. Une fois déjà ce prince dévot avait poussé l'entêtement contre les catholiques d'Irlande jusqu'à se séparer de M. Pitt, plutôt que d'accorder un commencement d'émancipation. La même cause devait le séparer des collègues et successeurs de M. Pitt. Les Irlandais servaient bien dans l'armée anglaise, et dans un moment où la lutte avec la France prenait un nouveau caractère d'acharnement, il était politique de satisfaire ces braves militaires, en leur permettant d'arriver aux mêmes grades que les officiers anglais, et de rattacher ainsi les catholiques à la couronne d'Angleterre par un premier acte de justice. Une loi avait donc été projetée en ce sens par le ministère, et, grâce à l'obscurité de cette loi, obscurité calculée de la part des ministres qui l'avaient rédigée, Georges III, la comprenant mal, avait consenti à ce qu'elle fût présentée. Mais à peine l'avait-elle été que les ennemis du cabinet, qui n'étaient autres que les personnages secondaires dont M. Pitt s'était entouré lors de son dernier ministère, avaient par des intrigues secrètes éveillé les scrupules du vieux roi, et fait parvenir jusqu'à lui des explications qui donnaient à la loi une gravité dont il ne s'était pas douté d'abord. Georges III avait alors voulu qu'elle fût retirée. Lord Grenville, lord Howick (M. Grey), s'étaient résignés avec peine à cette démarche humiliante, en déclarant au roi que les concessions qu'on refusait actuellement aux Irlandais, il faudrait les leur accorder un peu plus tard; à quoi Georges III avait répliqué en exigeant qu'on lui promît de ne plus rien proposer de semblable à l'avenir. Retraite du ministère Grenville. Devant cette royale exigence, MM. Grenville, Grey, et leurs collègues s'étaient retirés en mars 1807. Le faible personnel ministériel qui avait entouré M. Pitt était alors rentré au ministère, sous la présidence du vieux duc de Portland, ancien whig, qui n'avait plus aucune signification politique à cause de son grand âge, et qui n'était appelé que pour conserver au nouveau cabinet quelque apparence de la politique de transaction. Avénement du ministère Canning et Castlereagh. MM. Canning, Castlereagh, Perceval, membres principaux de ce ministère, étaient poursuivis à juste titre de la qualification de complaisants du roi, profitant des faiblesses royales pour se substituer aux hommes les plus considérables et les plus capables de l'Angleterre. De violentes discussions dans les deux Chambres les ayant constitués presque en minorité, ils avaient osé menacer le parlement de dissolution, et avaient fini par le dissoudre, forts qu'ils étaient de l'appui de Georges III. Les élections avaient eu lieu en juin 1807, au cri d'À bas les papistes! cri qui trouve toujours beaucoup d'échos en Angleterre. Secondés par le fanatisme populaire, qui allait jusqu'à croire que le Pape venait de débarquer en Irlande, des ministres sans considération, défenseurs d'une détestable cause, avaient obtenu une majorité considérable. Tels étaient les hommes qui gouvernaient en ce moment l'Angleterre.

Nouvelle politique du ministère Canning-Castlereagh.

Ces nouveaux venus, à qui la fortune destinait plus tard l'honneur, qu'ils n'avaient pas mérité, de recueillir le fruit des efforts de M. Pitt, voulaient naturellement se distinguer de leurs prédécesseurs, et, ces prédécesseurs ayant cherché à tempérer la politique de M. Pitt, ils devaient, eux, chercher à l'exagérer. Ils avaient d'abord pris l'engagement, qu'on leur avait fort amèrement reproché, de ne rien proposer au roi pour les catholiques; et, quant à la politique extérieure, ils affectaient un grand zèle pour les alliés de l'Angleterre, indignement abandonnés, disaient-ils, par MM. Grenville, Windham, Grey.

Ils s'étaient hâtés de promettre des expéditions sur le continent, et, bien qu'entrés au ministère en mars, ils eussent pu, en avril, mai et juin, apporter aux puissances belligérantes d'utiles secours, puisque Dantzig ne s'était rendu que le 26 mai, ils n'avaient rien fait, soit incapacité, soit préoccupation des affaires intérieures; préoccupation qui devait être grande, car ils avaient alors à dissoudre le parlement et à le convoquer de nouveau. Quoi qu'il en soit, après avoir rassemblé une flotte considérable aux Dunes, et réuni sur ce point de nombreuses troupes d'embarquement, leur coopération à la guerre continentale s'était bornée à l'envoi d'une division anglaise à Stralsund. La nouvelle de la bataille de Friedland et de la paix de Tilsit les avait glacés d'effroi, pour leur pays et surtout pour eux-mêmes; car, après avoir critiqué avec une extrême vivacité l'inaction de leurs prédécesseurs, ils étaient exposés à s'entendre reprocher bien plus justement leur inertie pendant les trois mois décisifs d'avril, mai et juin 1807. Il fallait donc à tout prix tenter quelque entreprise qui frappât l'opinion publique, qui fît tomber le reproche d'inaction, qui, utile ou inutile, humaine ou barbare, fût assez spécieuse, assez éclatante, pour occuper les esprits mécontents et alarmés.

Motifs qui font naître le projet d'une expédition contre Copenhague.

Dans cette situation, ils résolurent une entreprise qui a long-temps retenti dans le monde comme un attentat envers l'humanité, entreprise non-seulement odieuse, mais très-mal calculée au point de vue de l'intérêt britannique. Cette entreprise n'était autre que la fameuse expédition contre le Danemark, imaginée pour le violenter, et pour l'obliger à se prononcer en faveur de l'Angleterre. Tristes imitateurs de M. Pitt, les ministres anglais voulaient renouveler contre Copenhague le coup d'éclat au moyen duquel l'Angleterre avait en 1801 dissous la coalition des neutres. Mais lorsque le ministère Addington, alors inspiré par M. Pitt, avait frappé Copenhague en 1801, c'était pour rompre une coalition dont le Danemark faisait publiquement partie; c'était un acte de guerre opposé à un acte de guerre; c'était une opération téméraire mais habile dans sa témérité, cruelle dans ses moyens mais nécessaire. En 1807 au contraire, il n'y avait ni prétexte, ni justice, ni habileté à attaquer le Danemark. Cet État, scrupuleusement neutre, avait apporté un soin extrême à maintenir sa neutralité. Il avait, par une malheureuse habitude de prendre plus de précautions contre la France que contre l'Angleterre, placé toute son armée le long du Holstein, s'exposant, comme on l'avait vu à Lubeck, à une collision avec les troupes françaises, plutôt que de laisser franchir la ligne de ses frontières. Sa diplomatie avait agi comme son armée, et il avait toujours manifesté à l'égard de la France une susceptibilité ombrageuse. Dans le moment même il ne venait pas, ainsi que le prétendirent mensongèrement les ministres anglais, de traiter avec la Russie et la France, et de stipuler son adhésion à la nouvelle coalition continentale. Loin de là, il venait de protester encore une fois de son désir de conserver la neutralité, bien que Napoléon lui fît déclarer avec ménagement, mais avec résolution, que lorsque l'Angleterre se serait expliquée relativement à la médiation russe, il faudrait enfin prendre un parti, et se prononcer pour ou contre les oppresseurs des mers. Si les ministres anglais avaient en cette circonstance agi habilement, ils auraient laissé à Napoléon le rôle odieux de contraindre le Danemark à se prononcer, et envoyé une flotte dans le Cattégat; puis, les Français approchant, ils auraient secouru Copenhague, et seraient devenus, en secourant cette capitale, les maîtres légitimes de la marine danoise, des deux Belts et du Sund. À une époque où l'Europe, déjà lasse de souffrir pour la querelle de la France et de l'Angleterre, était disposée à juger sévèrement celui des deux adversaires qui aggraverait les maux de la guerre, cette conduite amicale et secourable pour le Danemark était la seule à suivre. La conduite contraire donnait le Danemark à Napoléon, épargnait à celui-ci l'embarras d'exercer lui-même une contrainte tyrannique, et l'enlèvement de quelques carcasses de vaisseaux sans un matelot n'était pour les Anglais qu'un acte infructueux de pillage, acte d'autant plus impolitique et odieux qu'on ne pouvait le consommer que par un moyen abominable, celui de bombarder une population de femmes, d'enfants et de vieillards.

Supposez que des ministres éclairés, placés dans une position simple, eussent alors dirigé la politique de l'Angleterre, le choix n'eût pas été douteux, et la conduite qui aurait consisté à aider le Danemark dans sa résistance contre Napoléon, eût certainement prévalu. Mais MM. Canning, Castlereagh, Perceval étaient, avec plus ou moins de talent oratoire, des politiques médiocres, et des ministres plus préoccupés de leur intérêt que de celui de leur pays. Ils crurent qu'une répétition du coup d'éclat de 1801 leur était actuellement nécessaire, et ils se montrèrent en ceci tristement imitateurs de la politique de M. Pitt, et qui dit imitateur dit corrupteur, car tout imitateur corrompt ce qu'il imite en l'exagérant.

À peine avait-on la nouvelle de la paix de Tilsit, que le cabinet anglais, alléguant faussement la connaissance acquise par des communications secrètes, d'une stipulation qui tendait, disait-il, à soumettre le Danemark à la coalition continentale, résolut d'envoyer une puissante expédition devant Copenhague, pour s'emparer de la flotte danoise, sous prétexte qu'enlever à Napoléon les ressources maritimes du Danemark, n'était de la part de l'Angleterre qu'un acte de légitime défense. Cette résolution prise, le cabinet anglais donna immédiatement les ordres nécessaires. Déjà les troupes et la flotte étaient prêtes aux dunes, et il ne restait qu'à mettre à la voile. Préparatifs de l'expédition de Copenhague. Depuis l'échec essuyé devant Constantinople, il était établi dans les conseils de l'amirauté que toute expédition maritime devait être entreprise avec des troupes de débarquement. Conformément à cette opinion, on avait réuni 20 mille hommes aux dunes, lesquels, joints aux troupes anglaises envoyées à Stralsund, allaient former une armée de 27 à 28 mille hommes, sous les murs de Copenhague. Les procédés devaient être dignes du but. Profitant de ce que le Danemark avait toutes ses troupes, non dans les îles de Seeland et de Fionie, mais sur la frontière du Holstein, on voulait jeter une division navale dans les deux Belts, intercepter ces passages, empêcher ainsi que l'armée danoise ne revint au secours de Copenhague, puis débarquer vingt mille hommes autour de cette capitale, l'investir, la sommer, et, si elle refusait de se rendre, la bombarder jusqu'à la détruire. Ce plan d'attaque fondé sur le défaut de préparatifs du côté de la mer, et sur la réunion de toutes les forces danoises du côté de la terre, était la complète démonstration de la bonne foi du Danemark, et de l'indigne mauvaise foi du cabinet britannique. Sir Home Popham, fort compromis dans l'insuccès de la tentative sur Buenos-Ayres, et fort impatient de se réhabiliter, avait beaucoup contribué à la conception du plan, et contribua beaucoup aussi à son exécution.

Réponse évasive dans la forme, négative dans le fond, à l'offre de la médiation russe.

C'est dans ces circonstances que parvinrent à Londres l'offre de la médiation russe et la proposition de traiter d'un rapprochement avec la France. On était beaucoup trop engagé dans un système d'hostilités acharnées, beaucoup trop alléché par l'espérance d'une expédition éclatante, pour écouter aucune proposition pacifique. On résolut donc de faire une réponse évasive, hypocritement calculée, qui, sans interdire tout rapprochement ultérieur, laissât pour le moment la liberté de continuer l'entreprise commencée. En conséquence, on adressa à la Russie une note, dans laquelle, parodiant l'ancien langage de M. Pitt, on disait comme lui qu'on était tout prêt à la paix, mais qu'elle avait toujours manqué par la mauvaise foi de la France, et que, ne voulant pas, après tant de négociations infructueuses, donner dans un nouveau piége, on désirait savoir sur quelles bases la Russie devenue médiatrice avait mission de traiter. C'était une réponse dilatoire, mais dont les actes postérieurs allaient fournir une interprétation cruellement négative.

Départ de la flotte anglaise.

L'amiral Gambier, commandant la flotte anglaise, et le lieutenant-général Cathcart, commandant les troupes de débarquement, mirent à la voile en plusieurs divisions, vers les derniers jours de juillet. L'expédition partie des divers ports de la Manche se composait de 25 vaisseaux de ligne, 40 frégates, 377 bâtiments de transport. Elle portait environ 20 mille hommes, et devait en trouver 7 ou 8 mille revenant de Stralsund. La flotte de guerre précédait la flotte de transport, afin d'envelopper l'île de Seeland, et d'empêcher le retour des troupes danoises vers Copenhague. Cette flotte était le 1er août dans le Cattégat, le 3 à l'entrée du Sund. Division navale détachée dans les deux Belts pour empêcher l'armée danoise de venir au secours de Copenhague. Avant de s'engager dans le Sund, l'amiral Gambier avait détaché, sous le commodore Keats, une division de frégates et de bricks, avec quelques vaisseaux de soixante-quatorze tirant peu d'eau pour envahir les deux Belts, et y établir une croisière qui ne permît pas le passage d'un seul homme de la terre ferme dans l'île de Fionie, et de l'île de Fionie dans celle de Seeland. Cette précaution prise, la flotte franchit le Sund sans résistance, parce que le Danemark ne savait rien, et que la Suède savait tout. Elle jeta l'ancre dans la rade d'Elseneur, près de la forteresse de Kronenbourg restée silencieuse, et elle dépêcha un agent anglais pour adresser une sommation au prince royal de Danemark, alors régent du royaume. L'agent choisi était digne de la mission. C'était M. Jackson, qui avait été autrefois chargé d'affaires en France, avant l'arrivée de lord Whitworth à Paris, mais qu'on n'avait pas pu y laisser, à cause du mauvais esprit qu'il manifestait en toute occasion. Sommation adressée par M. Jackson au prince régent de Danemark. Il ne rencontra pas le prince royal à Copenhague, et alla le chercher à Kiel, dans le Holstein, résidence qu'occupait en ce moment la famille royale. Introduit auprès du régent, il allégua de prétendues stipulations secrètes, en vertu desquelles le Danemark devait, disait-on, de gré ou de force, faire partie d'une coalition continentale contre l'Angleterre; il donna comme raison d'agir la nécessité où se trouvait le cabinet britannique de prendre ses précautions pour que les forces navales du Danemark et le passage du Sund ne tombassent pas au pouvoir des Français, et en conséquence il demanda, au nom de son gouvernement, qu'on livrât à l'armée anglaise la forteresse de Kronenbourg qui commande le Sund, le port de Copenhague, et enfin la flotte elle-même, promettant de garder le tout en dépôt, pour le compte du Danemark, qui serait remis en possession de ce qu'on allait lui enlever, dès que le danger serait passé. M. Jackson assura que le Danemark ne perdrait rien, que l'on se conduirait chez lui en auxiliaires et en amis, que les troupes britanniques payeraient tout ce qu'elles consommeraient.Noble réponse du prince de Danemark. —Et avec quoi, répondit le prince indigné, payeriez-vous notre honneur perdu, si nous adhérions à cette infâme proposition?....—Le prince continuant, et opposant à cette perfide agression la conduite loyale du Danemark, qui n'avait pris aucune précaution contre les Anglais, qui les avait toutes prises contre les Français, ce dont on abusait pour le surprendre, M. Jackson répondit à cette juste indignation avec une insolente familiarité, disant que la guerre était la guerre, qu'il fallait se résigner à ses nécessités, et céder au plus fort quand on était le plus faible. Le prince congédia l'agent anglais avec des paroles fort dures, et lui déclara qu'il allait se transporter à Copenhague, pour y remplir ses devoirs de prince et de citoyen danois. Il s'y rendit en effet, annonça par une proclamation les dangers dont le pays était menacé, adressa un appel patriotique à la population, et prescrivit toutes les mesures que le temps et l'investissement inopiné de l'île de Seeland permettaient de prendre, investissement qui était déjà devenu si étroit que le prince avait eu lui-même la plus grande difficulté à traverser les deux Belts. Moyens de défense réunis autour de Copenhague. Malheureusement les moyens de défense étaient loin de répondre aux besoins à Copenhague, car il y avait à peine 5 mille hommes de troupes dans la ville, dont 3 mille de troupes de ligne, 2 mille de milice assez bien organisée. On y ajouta une garde civique de trois à quatre mille bourgeois et étudiants. On embossa comme en 1801 tout ce qu'on avait de vieux vaisseaux, en dehors des passes, de manière à couvrir la ville du côté de la mer, avec des batteries flottantes. On abrita soigneusement dans l'intérieur des bassins la flotte, objet de la prédilection et de l'orgueil des Danois; et enfin, du côté de terre, on éleva des ouvrages à la hâte, car on savait que les Anglais amenaient une armée de débarquement, et de toutes parts on mit en batterie la grosse artillerie dont les arsenaux danois étaient abondamment pourvus. Mais si de tels moyens suffisaient à empêcher une prise d'assaut, ils étaient loin de suffire contre le danger d'un bombardement. Il aurait fallu, pour tenir l'ennemi à une distance qui rendit tout bombardement impossible, ou des ouvrages extérieurs que le Danemark, comptant sur la position insulaire de sa capitale, n'avait jamais songé à construire, ou une armée de ligne que sa loyauté l'avait porté à placer sur sa frontière de terre. Quoi qu'il en soit, le prince, après avoir fait les dispositions que comportait l'urgence des circonstances, laissa un brave militaire, le général Peymann, pour commander la ville de Copenhague, avec ordre de se défendre jusqu'à la dernière extrémité. Comme il existait dans l'étendue même de l'île de Seeland, et par conséquent en dedans des Belts, une population assez nombreuse qui pouvait fournir quelques mille hommes de milice, il ordonna au général Castenskiod de réunir cette milice en toute hâte, et de l'introduire s'il était possible dans Copenhague, avant l'investissement de cette ville. Quant à lui, il sortit de la place, et courut de sa personne dans le Holstein, pour rassembler l'armée disséminée sur la frontière, et la conduire au secours de la capitale, si on parvenait à franchir les Belts.

Pendant ce temps l'envoyé anglais ayant rejoint la flotte, prescrivit à la légation anglaise de sortir de Copenhague, et donna à l'amiral Gambier ainsi qu'au général Cathcart le signal de l'exécution épouvantable préparée contre une cité dont tout le crime consistait dans la possession d'une flotte que les ministres anglais avaient besoin de conquérir pour relever leur situation dans le parlement. Les pourparlers avec le gouvernement danois, la nécessité de laisser arriver la flotte de transport, partie plus tard que la flotte de guerre, l'attente d'un vent favorable, avaient retardé jusqu'au 15 août les opérations de l'amiral Gambier. Le 16 il prit terre sur un point de la côte appelé Webeck, à quelques lieues au nord de Copenhague, et y débarqua environ 20 mille hommes, la plupart Allemands au service de l'Angleterre. Débarquement des Anglais au nord et au sud de Copenhague. La division des troupes de Stralsund devait débarquer au midi vers Kioge. Rassurés par la présence dans les Belts de la division de bâtiments légers du commodore Keats, ils commencèrent en sécurité leur criminelle entreprise. Les Anglais savaient bien qu'ils ne parviendraient pas, même avec 30 mille hommes, à emporter d'assaut une place où se trouvaient de 8 à 9 mille défenseurs, dont 5 mille de troupes réglées, et une population de marins fort braves. Mais ils comptaient sur les moyens de destruction dont ils pouvaient disposer, grâce à l'immense quantité de grosse artillerie transportée sur leurs vaisseaux. Ils avaient même, pour être plus assurés du succès, amené avec eux le colonel Congrève, qui devait faire pour la première fois l'essai de ses formidables fusées. En conséquence leur opération ne consista point en travaux réguliers d'approche, mais dans l'établissement solide et bien protégé de quelques batteries incendiaires. Dispositions des Anglais pour incendier Copenhague. Il régnait autour de Copenhague une espèce de lac de forme allongée, qui embrassait presque toute la portion de l'enceinte du côté de terre. Ils prirent position derrière ce lac, et s'y retranchèrent. Couverts ainsi du côté de la place contre les sorties des assiégés, ils cherchèrent à se couvrir du côté de la campagne par une seconde ligne de contrevallation, afin de tenir en respect soit les milices de la Seeland, réunies sous le général Castenskiod, soit les troupes régulières elles-mêmes, s'il en était quelques-unes qui pussent repasser les Belts. Après s'être solidement établis ils commencèrent à construire leurs batteries incendiaires, s'abstenant d'en faire usage avant qu'elles fussent complétement armées, et en état d'ouvrir un feu destructeur. Pendant qu'ils travaillaient ainsi, leur flotte s'était approchée du côté de la mer, et des escarmouches fort vives avaient lieu sur les deux éléments entre les assiégés et les assiégeants. Une flottille danoise, armée à la hâte, disputait avec avantage à la flottille anglaise les passes étroites par lesquelles on peut approcher de Copenhague, tandis que les troupes de ligne, enfermées dans la ville, exécutaient des sorties fréquentes contre les troupes du général Cathcart. N'ayant malheureusement que deux points d'attaque à choisir, aux deux extrémités du lac qui les séparait de l'ennemi, les Danois trouvaient, quand ils essayaient des sorties, la totalité des forces anglaises réunies sur ces deux points, et n'étaient pas assez nombreux pour y forcer les lignes des assiégeants. Chaque fois ils étaient obligés de reculer, après avoir tué quelques hommes, et en avoir perdu beaucoup plus qu'ils n'en avaient tué, à cause du désavantage de la position.

Les Anglais attendaient, pour en finir, l'arrivée de la seconde division qui était devant Stralsund. Les Suédois, excités par eux, ayant repris les hostilités, le maréchal Brune venait d'entreprendre le siége de cette place avec 38 mille hommes de troupes, et tout le matériel de siége dont la prise de Dantzig, la cessation des hostilités devant Colberg, Marienbourg et Graudenz, avaient rendu l'usage à l'armée française. Reddition de Stralsund, et translation de toutes les forces anglaises devant Copenhague. Le maréchal Brune était accompagné du général du génie Chasseloup, le même qui avait tant contribué à la prise de Dantzig. Cet habile officier, possédant cette fois tous les moyens dont la réunion n'avait été que successive devant la place de Dantzig, s'était promis de faire du siége de Stralsund un modèle de précision, de vigueur et de promptitude. Il avait préparé trois attaques, mais avec la résolution de ne rendre sérieuse que l'une des trois, celle qui, dirigée vers la porte de Knieper au nord, pouvait amener la destruction de la flotte suédoise. Ayant ouvert la tranchée sur tous les points à la fois, malgré les feux de la place, il avait en quelques jours établi et armé ses batteries, et commencé une attaque si terrible, que le général ennemi, quoiqu'il eût 15 mille Suédois et 7 à 8 mille Anglais, soit dans la place, soit dans l'île de Rugen, s'était vu contraint d'envoyer un parlementaire, et de livrer Stralsund le 21 août.

Pendant ce siége, conduit par les Français avec une bravoure et une habileté dignes d'admiration, le général Cathcart avait attiré à lui la division des troupes anglaises chargée de coopérer avec les Suédois. Il venait de la débarquer à Kioge, et dès ce moment il avait tellement enfermé la ville de Copenhague dans une double ligne de contrevallation, qu'il était en mesure de détruire cette ville infortunée sans avoir à craindre les effets de son désespoir. Rien n'est plus légitime qu'un siége. Rien n'est plus barbare qu'un bombardement, quand l'une de ces nécessités impérieuses de guerre qui justifient tout, ne le rend pas excusable. Et quelle nécessité pour justifier l'atroce exécution préparée par les Anglais, que celle de piller une flotte et un arsenal réputé fort riche!

Bombardement de Copenhague pendant trois jours et trois nuits.

Néanmoins le 1er septembre le général Cathcart, ayant en batterie 68 bouches à feu, dont 48 mortiers et obusiers, somma Copenhague, dans un langage dont la feinte humanité ne pouvait tromper personne. Il demandait qu'on lui livrât le port, l'arsenal et la flotte, menaçant, si on les refusait, d'incendier la ville, et ajoutant à sa sommation de vives instances pour qu'on le dispensât d'employer des moyens qui répugnaient, disait-il, à son cœur. Le général Peymann ayant répondu négativement, le 2 septembre au soir, un feu épouvantable d'obus, de bombes, de fusées à la Congrève, éclata sur la malheureuse capitale du Danemark. Les barbares auteurs de cette entreprise n'avaient pas même l'excuse de leur propre danger, car ils étaient couverts de manière à ne pas perdre un seul homme. Après avoir continué cette cruauté pendant toute la nuit du 2 septembre et une partie de la journée du 3, le général anglais suspendit le feu pour voir si la place se rendrait. L'incendie s'était déclaré dans divers quartiers; des centaines de malheureux avaient péri; plusieurs grands édifices étaient en flammes; la population valide, employée à verser les eaux de la Baltique sur les quartiers incendiés, était exténuée de fatigue. Le général Peymann, le cœur déchiré par ce spectacle, gardait un morne silence, attendant pour se rendre que l'humanité fit taire l'honneur. Insensibles à tant de maux, les Anglais recommencèrent à tirer le 3 au soir, soutinrent leur feu toute la nuit, toute la journée du lendemain, sauf une courte interruption, et persistèrent dans cette barbarie jusqu'au 5 au matin. Il n'était pas possible de laisser plus long-temps exposée à de tels ravages une population de cent mille âmes. Près de deux mille individus, hommes, femmes, enfants, vieillards, avaient succombé. Une moitié de la ville était en flammes; les plus belles églises étaient en ruines; le feu avait atteint l'arsenal. Le général Peymann blessé, ne résistant pas aux scènes horribles qu'il avait sous les yeux, céda enfin aux menaces d'une destruction totale, que renouvelait le général anglais, et livra Copenhague à ses barbares conquérants. La capitulation fut signée le 7. Capitulation de Copenhague, enlèvement de la flotte, et pillage de l'arsenal. Elle accordait aux Anglais la forteresse de Kronenbourg, la ville de Copenhague et l'arsenal, avec faculté de les occuper pendant six semaines, temps jugé nécessaire pour équiper la flotte danoise, et l'emmener en Angleterre. Cette flotte était livrée à l'amiral Gambier, sous condition de la restituer à la paix.

Cette capitulation signée, les Anglais entrèrent à Copenhague, et leurs marins se précipitèrent dans l'arsenal. Aucun spectacle, depuis leur entrée à Toulon, n'était comparable à celui qu'ils offrirent en cette occasion. En présence d'une population au désespoir, qui voyait ses habitations ravagées, qui comptait dans son sein des milliers de victimes, mortes ou mourantes, qui, outre ses malheurs privés, sentait vivement les malheurs publics, car la perte de la marine danoise semblait à chacun la ruine de sa propre existence, en présence de cette population désolée, les matelots anglais, descendus en grand nombre à terre, se ruèrent sur l'arsenal avec une brutalité inouïe. L'usage anglais d'accorder aux marins une grande part de la valeur des prises, ajoutant à leur haine contre toutes les marines européennes le stimulant de l'avidité personnelle, officiers et matelots déployèrent une ardeur, une activité extraordinaires à mettre à flot tout ce que Copenhague renfermait de bâtiments en état de naviguer. On y comptait seize vaisseaux de ligne, une vingtaine de bricks et frégates capables de servir, avec le gréement déposé dans des magasins fort bien tenus. En quelques jours ces quarante et quelques bâtiments étaient gréés, équipés, et sortis des bassins. Le zèle destructeur des marins anglais ne se borna pas à cet enlèvement. Il y avait deux vaisseaux en construction, ils les démolirent. Tout ce qui se trouvait dans l'arsenal de bois, de munitions navales, fut transporté à bord de l'escadre danoise ou de l'escadre anglaise. Ils prirent jusqu'aux outils des ouvriers, et détruisirent tout ce qu'ils ne purent enlever. Une moitié des équipages anglais fut ensuite placée à bord des vaisseaux danois pour les manœuvrer, et l'expédition entière, tant la flotte conquérante que la flotte conquise, sortit des passes, ayant soin de rembarquer à la hâte l'armée qu'elle avait mise à terre, laquelle ne se croyait plus en sûreté dans une ville qu'elle avait ensanglantée, et à l'approche des Français qui allaient arriver en toute hâte pour venger un tel attentat. En passant devant Webeck, Kronenbourg, et tous les points de la côte, cet immense armement naval recueillit les troupes anglaises, puis il fit voile vers les côtes d'Angleterre.

Sensation produite en Europe par l'attentat commis sur Copenhague.

Il serait impossible d'exprimer la sensation que produisit en Europe l'acte inouï que venait de se permettre, non pas la nation anglaise, qui blâma sévèrement cet acte, mais le ministère de MM. Canning et Castlereagh. L'indignation fut générale tant chez les amis de la France, peu nombreux alors, car elle avait trop de succès pour avoir beaucoup d'amis, que chez ses ennemis les plus décidés. Il n'existait pas une nation plus estimée que la nation danoise. Sage, modeste, laborieuse, appliquée à son commerce sans chercher à nuire à celui d'autrui, s'attachant à maintenir scrupuleusement sa neutralité au milieu d'une guerre acharnée, et, quoique inoffensive, sachant, comme en 1801, se dévouer héroïquement au principe de cette neutralité qui formait toute sa politique, elle était, comme les Suisses, comme les Hollandais, l'une de ces nations qui rachètent la faiblesse numérique par la force morale, et savent conquérir le respect universel. La surprise dont elle venait d'être la victime faisait encore plus éclater sa bonne foi, car elle périssait pour n'avoir pris aucune précaution contre l'Angleterre, et pour en avoir trop pris contre la France. Ce ne fut donc qu'un sentiment et qu'un cri dans toute l'Europe. Auparavant on disait que personne ne pouvait reposer tranquille à côté du conquérant redoutable enfanté par la révolution française. Maintenant on disait que l'Angleterre était tout aussi tyrannique sur mer que Napoléon sur terre, qu'elle était perfide autant qu'il était violent, et qu'entre les deux il n'y avait ni sécurité ni repos pour aucune nation. C'était là le langage de nos ennemis, c'était le langage de Berlin et de Vienne. Mais chez nos amis, et chez les hommes impartiaux, on reconnaissait que la France avait bien raison de vouloir réunir toutes les nations contre un despotisme maritime intolérable, despotisme qui une fois établi serait invincible, n'admettrait de pavillon que le pavillon anglais, ne souffrirait de trafic que celui des produits anglais, et finirait par fixer à sa volonté le prix des marchandises ou exotiques ou manufacturées. Il fallait donc s'entendre pour tenir tête à l'Angleterre, pour lui arracher le sceptre des mers, et l'obliger à rendre au monde le repos dont il était, à cause d'elle, privé depuis quinze années.

Avantage moral que procurait à Napoléon l'indigne conduite de l'Angleterre.

Il est certain que rien, excepté la paix, n'était plus souhaitable pour Napoléon qu'un événement pareil. Il n'avait plus désormais à violenter le Danemark, qui allait, au contraire, se jeter dans ses bras, l'aider à fermer le Sund, et lui fournir, ce qui valait mieux que quelques carcasses de vaisseaux, des matelots excellents, propres à armer les innombrables bâtiments que la France avait sur ses chantiers. Il pouvait pousser les armées russes sur la Suède, pousser les armées de l'Espagne sur le Portugal; il pouvait même exiger à Vienne l'exclusion des Anglais des côtes de l'Adriatique; il pouvait enfin tout demander à Saint-Pétersbourg, car Alexandre, après ce qui venait de se passer à Copenhague, ne devait plus rencontrer dans l'opinion des Russes de résistance à sa politique. Si Napoléon, en ce moment, profitait de la faute de l'Angleterre, sans en commettre une égale, il était dans une position unique; il devenait moralement aussi fort par les torts de son ennemi, qu'il l'était matériellement par ses propres armées. En effet, l'inconvénient de son système, de vaincre la mer par la terre, était sauvé, car la violence faite aux puissances continentales pour les obliger à concourir à ses desseins, se trouvait désormais expliquée et justifiée. S'il fermait les ports des villes anséatiques, de la Hollande, de la France, du Portugal, de l'Espagne, de l'Italie; s'il condamnait les peuples à se passer de sucre et de café, à substituer à ces produits des tropiques des imitations européennes, coûteuses et fort imparfaites; s'il violentait tous les goûts après avoir violenté tous les intérêts, il avait dans le crime de Copenhague une excuse complète et éclatante. Mais, nous le répétons, il fallait laisser l'Angleterre faillir seule, et ne pas faillir soi-même aussi gravement: chose difficile, car, dans une lutte acharnée, les fautes s'enchaînent, et il est rare que les torts de l'un ne soient promptement balancés ou surpassés par les torts de l'autre.

Napoléon sentit bien l'avantage que lui donnait la conduite de l'Angleterre, et, s'il perdit une espérance d'accommodement, espérance qui n'était pas grande à ses yeux, il vit se préparer tout à coup un concours de moyens, un ensemble d'efforts, qui lui promettaient une paix dont les conditions compenseraient le retard. Aussi ne manqua-t-il pas de déchaîner les journaux de France, et ceux dont il disposait hors de France, contre l'acte abominable qui venait d'indigner l'Europe. Ses armées, ses flottes, tout fut, de Fontainebleau même, et du milieu des plaisirs de cette résidence, préparé pour une lutte plus vaste, plus terrible encore que celle qui épouvantait le monde depuis tant d'années.

Du reste, Napoléon n'avait aucun effort à faire pour imprimer à l'opinion de l'Europe l'impulsion qu'il lui convenait de lui donner. En Angleterre même, l'attentat commis sur la ville de Copenhague fut jugé avec la plus extrême sévérité. Jugement sévère porté même en Angleterre contre l'acte de Copenhague. Dans ce pays grand et moral, il se trouva, malgré un ministère indigne, malgré un parlement abaissé, malgré la passion du peuple pour les succès de la marine nationale, il se trouva des gens éclairés, honnêtes, impartiaux, qui flétrirent l'acte inouï qu'on s'était permis envers une puissance inoffensive et désarmée. MM. Grenville, Windham, Addington, Grey, Sheridan et d'autres encore, se prononcèrent avec véhémence contre cet acte odieux, qui n'était, suivant eux, que la parodie inique et funeste de celui de 1801; car le Danemark, en 1801, faisait partie d'une coalition hostile à l'Angleterre, et le moyen employé pour le réduire était le plus légitime de tous, une bataille navale. En 1807 au contraire, ce même Danemark était en paix, tout occupé de défendre sa neutralité contre la France, désarmé du côté de l'Angleterre, et le moyen de le réduire était un atroce bombardement contre une population inoffensive. Le résultat était, au lieu de dissoudre une coalition de neutres, d'enchaîner étroitement le Danemark à la France, d'épargner à celle-ci l'odieux d'une contrainte générale exercée sur le continent, de prendre cet odieux pour soi, de se fermer le Sund; car les Danois allaient le fermer de leur côté, et les Suédois allaient être forcés de le fermer du leur. Enfin, pour compenser d'aussi déplorables conséquences, on avait à alléguer le pillage d'un arsenal, l'enlèvement d'une flotte, fort vieille, et dont quatre vaisseaux seulement méritaient les frais du radoub. Telles furent les attaques dirigées contre M. Canning avec une véhémence méritée, et il y répondit avec une intrépidité dans le mensonge, qui n'est pas de nature à honorer sa mémoire, relevée d'ailleurs par sa conduite postérieure. Pour toute excuse il ne cessa de répéter qu'on avait obtenu le secret des négociations de Tilsit, et que ce secret justifiait l'expédition de Copenhague. À quoi on répliquait avec raison, en demandant à connaître non pas l'auteur de la divulgation, que la feinte générosité du cabinet britannique refusait de nommer, mais la substance même de ce qu'il avait révélé. Or, sur ce point, le cabinet n'articulait que des réponses confuses et embarrassées, et ne pouvait en fournir d'autres; car s'il était vrai qu'à Tilsit (ce que le cabinet britannique ne savait que très-vaguement) la Russie et la France se fussent promis d'unir leurs efforts pour contraindre le continent à se coaliser contre l'Angleterre, ce n'était qu'après une offre de paix à des conditions modérées; c'était de plus à l'insu du cabinet de Copenhague, qui n'était pas complice de ce projet. Il y avait donc dans la conduite tenue à l'égard du Danemark iniquité sous le rapport de la morale, et ineptie sous le rapport de la politique; car le vrai moyen d'avoir avec soi cette puissance neutre, d'avoir sa flotte, ses matelots et le Sund, c'était de la secourir, en laissant à Napoléon le soin de la violenter.

Cependant, malgré la réprobation dont les honnêtes gens d'Angleterre frappèrent l'expédition de Copenhague, un parlement asservi aux préjugés anti-catholiques de la couronne, et à la politique outrée de M. Pitt, donna gain de cause aux ministres, mais non sans laisser voir l'embarras qu'il éprouvait. Il prit en effet la forme d'un ajournement, en déclarant qu'on jugerait l'acte plus tard, quand les ministres pourraient dire ce qu'ils étaient obligés de taire dans le moment. Mais toute idée de paix fut à jamais éloignée. Efforts du cabinet britannique pour faire approuver à Vienne et à Saint-Pétersbourg la violence commise contre le Danemark. Le cabinet britannique, ne se dissimulant pas la fâcheuse impression produite en Europe par ses dernières violences, s'occupa de rétablir son crédit auprès des deux principales cours du continent, celles de Vienne et de Saint-Pétersbourg. Il envoya à Vienne lord Pembroke, à Saint-Pétersbourg le général Wilson, pour porter quelques-unes de ces propositions qu'on aime mieux communiquer de vive voix que par écrit. Voici quelles étaient ces propositions.

L'Angleterre se montre disposée à flatter l'ambition de la Russie pour la détacher de la France.

À la satisfaction apparente que l'empereur Alexandre semblait avoir rapportée d'une guerre signalée cependant par des revers, aux demi-confidences qu'il avait faites, et qui toutes donnaient à entendre qu'on verrait sortir de grands résultats de l'alliance avec la France, à la persistance qu'il mettait à occuper la Moldavie et la Valachie, il était évident pour les hommes doués de quelque sagacité, que la France, afin d'amener la Russie à ses vues, lui avait fait la promesse de grands avantages en Orient, et qu'elle avait singulièrement flatté son ambition de ce côté. Le cabinet britannique se décida donc sans hésiter aux sacrifices que la circonstance lui paraissait commander; et, quoiqu'il affectât sans cesse de défendre l'intégrité de l'empire ottoman, il pensa qu'il valait mieux donner soi-même la Valachie et la Moldavie à la Russie, que de les lui laisser donner par Napoléon. En conséquence, M. Wilson, militaire et diplomate, personnage hardi et spirituel, trop peu important alors pour qu'on craignît de le désavouer au besoin, fut chargé de porter à Saint-Pétersbourg les paroles les plus séduisantes pour l'empereur Alexandre. Il n'avait aucuns pouvoirs ostensibles; mais M. Canning s'entretenant avec M. d'Alopeus, ministre de Russie, lui déclara qu'on pouvait ajouter foi à ce que dirait M. Wilson. Lord Pembroke, envoyé extraordinairement en Autriche malgré la présence de M. Adair, fut chargé de démontrer à la cour de Vienne la nécessité de bien vivre avec la Russie, et de se résigner dès lors à tous les sacrifices que cette politique pourrait entraîner. Il ne s'agissait effectivement de rien moins que de disposer l'Autriche à voir de sang-froid la Moldavie et la Valachie devenir la propriété des Russes.

Lord Gower, ambassadeur en Russie, et M. Wilson, qu'on lui avait envoyé pour le seconder, s'efforcèrent de persuader au cabinet russe qu'il ne fallait pas trouver mauvais ce qu'on avait fait à Copenhague, qu'on avait tout simplement tâché d'enlever des moyens de nuire à l'ennemi commun de l'Europe; qu'il fallait s'en réjouir au lieu de s'en irriter; que l'on comptait sur la Russie pour ramener le Danemark à une plus juste appréciation des derniers événements, et que, quant à sa flotte, on la lui rendrait plus tard, s'il voulait se rattacher à la bonne cause; que du reste, sans prétendre s'instituer juge de la nouvelle politique adoptée par la Russie, on était certain qu'elle reviendrait bientôt à son ancienne politique, comme à la seule qui fût bonne; qu'on ne chercherait pas à la mettre de nouveau en guerre avec la France, dans un moment où elle avait tant besoin de repos pour se refaire; qu'on verrait même avec plaisir tout agrandissement de son territoire et de sa puissance; car il n'y avait qu'une sorte d'agrandissement fâcheux, qu'il fallût empêcher par tous les moyens, c'était l'agrandissement de la France; mais que si la Russie désirait la Moldavie et la Valachie, on consentirait à ce qu'elle en fit l'acquisition, pourvu que ce ne fût point par suite d'un partage des provinces turques avec l'empereur Napoléon.

Les plus compromettantes de ces paroles, celles qu'on ne voulait hasarder qu'avec faculté de les retirer au besoin, furent dites par M. Wilson à M. de Romanzoff, qui les rapporta un instant après au général Savary. Les autres furent dites par lord Gower lui-même avec une arrogance qui n'était pas de nature à détruire ce qu'elles avaient d'étrange. Cette manière si leste d'expliquer l'expédition de Copenhague, cette commission donnée à la Russie de justifier l'Angleterre auprès du Danemark, étaient à l'égard du cabinet russe une familiarité des plus offensantes. L'empereur de Russie la ressentit vivement, et voulut qu'on accueillît avec la plus grande hauteur les ouvertures de l'Angleterre. Vives explications entre lord Gower et le cabinet russe. À la proposition de justifier à Copenhague l'enlèvement de la flotte danoise, il fit répondre par une demande formelle d'explications sur ce même sujet, et il exigea de lord Gower qu'il se prononçât sur-le-champ, et d'une manière catégorique, sur la proposition de médiation que le cabinet russe avait adressée au cabinet britannique. Lord Gower, si honorablement connu depuis sous le nom de lord Granville, sembla sortir en cette occasion de son indolence accoutumée, insista impérieusement pour qu'on lui fît connaître le secret des négociations de Tilsit, et prétendit que, tant qu'on ne dirait pas ce qu'on avait fait dans cette célèbre entrevue, l'Angleterre se croirait dispensée de toute explication sur ce qu'elle avait fait à Copenhague. Pour ce qui était de la médiation russe, lord Gower, pressé définitivement de déclarer s'il consentait ou non à l'accepter, répondit fièrement que non.

Rupture des relations entre la Russie et l'Angleterre.

Telle fut l'issue des explications avec lord Gower. Quant aux ouvertures dont le soin était laissé à M. Wilson, M. de Romanzoff les accueillit légèrement, comme paroles sans importance, et congédia M. Wilson lui-même, sans paraître comprendre ce que celui-ci avait voulu dire. Il l'avait cependant bien compris, ainsi qu'on va bientôt le voir.

Passion secrète d'Alexandre et de M. de Romanzoff pour l'acquisition des provinces du Danube.

M. de Romanzoff, ancien ministre de Catherine, conservant un reflet de la gloire de cette princesse, héritier de sa vaste ambition, grand personnage à tous les titres, était devenu dans ces circonstances le confident intime d'Alexandre et de tous ses rêves. Ministre du commerce, il allait être nommé ministre des affaires étrangères; et Alexandre, cherchant un ambassadeur qui pût convenir à Paris, n'avait pas voulu l'y envoyer, bien qu'aucune qualité ne lui manquât pour un tel poste, uniquement pour le garder auprès de sa personne. Cette passion les décide définitivement en faveur de la politique française. Le jeune souverain et son vieux ministre désiraient avec ardeur les provinces du Danube. La Finlande, acquisition immédiatement plus souhaitable, car c'était le nécessaire, tandis que les provinces du Danube n'étaient que le superflu, ne les touchait pas à beaucoup près autant. La Moldavie, la Valachie menaient à Constantinople, et c'était là ce qui les séduisait. Aussi les auraient-ils acceptées n'importe de quelle main, et, dans l'impatience de leurs désirs, ils ne conservaient de leur jugement que ce qu'il en fallait pour apprécier le donateur le plus capable de donner vite et solidement. Napoléon avait à cet égard toute leur préférence. De qui, en effet, pouvait-on à cette époque recevoir quelque chose, et quelque chose de considérable, si ce n'était de Napoléon? Prendre du territoire dans une partie quelconque du continent européen, sans son assentiment, c'était la guerre avec lui, et la guerre avec lui, en quelque nombre qu'on l'eût faite jusqu'ici, n'avait réussi à personne. En supposant même qu'on pût former de nouveau une coalition générale, c'était une perspective peu engageante que des batailles telles qu'Austerlitz, Iéna, Friedland; et à cette époque, dans l'état de l'armée française, toute rencontre avec elle devait avoir les mêmes conséquences. D'ailleurs si l'Angleterre, répandant çà et là de légères amorces, avait montré au sujet des provinces du Danube une humeur facile, pouvait-on se flatter que l'Autriche témoignât les mêmes dispositions? N'avait-on pas à Saint-Pétersbourg son ambassadeur, M. de Merfeld, qui demandait tous les jours, et tout haut, à tout le monde, le secret des négociations de Tilsit, et qui disait que si la Moldavie et la Valachie étaient le prix de la nouvelle alliance, il fallait se préparer à détruire jusqu'au dernier Autrichien, avant que d'obtenir le consentement de la cour de Vienne? On ne devait donc pas espérer qu'une coalition se formât pour assurer un tel don à la Russie. Ce don, fait malgré l'Autriche, ne pouvait venir que de l'homme qui l'avait toujours vaincue depuis quinze ans, c'est-à-dire de Napoléon; et, l'empereur de Russie d'accord avec celui de France, personne en Europe n'oserait s'élever contre ce qu'ils auraient résolu en commun.

Il fallait donc persister dans ce qu'on avait entrepris à Tilsit, et obtenir de Napoléon, en sachant lui plaire, la réalisation des espérances auxquelles il s'était prêté si complaisamment sur les bords du Niémen. Le prix qu'il mettrait à tout ce qu'on attendait de lui était facile à entrevoir. Si la guerre continuait, il essaierait en Italie, en Portugal, peut-être même en Espagne, de nouvelles entreprises. Il y avait là des Bourbons, qui devaient faire avec sa dynastie un contraste choquant, insupportable pour lui. Il n'en avait rien dit à Tilsit, ni ailleurs, à qui que ce fût; néanmoins, si la paix était encore ajournée, il était aisé de prévoir qu'il ne s'arrêterait pas dans son activité, qu'il poursuivrait à l'Occident cette œuvre de renouvellement, qui consistait à détrôner les royautés composant les alliances ou la parenté de l'ancienne maison de Bourbon. Mais la Russie n'était nullement intéressée à empêcher les entreprises de ce genre. Peu importait en effet à la Russie qu'un Bourbon ou un Bonaparte régnât à Naples, à Florence, à Milan, à Madrid. Les idées qui s'introduisaient à la suite des dynasties nouvelles créées par Napoléon, ne menaçaient pas encore l'autorité des czars. Quant à l'influence de la France, la Russie n'avait pas à en regretter l'agrandissement, si cette influence était employée à faciliter la marche des armées moscovites vers Constantinople. L'empereur Alexandre ne devait donc pas s'inquiéter de ce que Napoléon serait tenté d'entreprendre au midi et à l'occident de l'Europe, et en s'y prêtant il avait toute raison d'espérer que Napoléon lui laisserait entreprendre en Orient ce qu'il voudrait. Napoléon pouvait condescendre plus ou moins aux désirs d'Alexandre, permettre qu'il s'avançât jusqu'au Danube, jusqu'au pied des Balkans, ou jusqu'au Bosphore même; mais le moins qu'il pût accorder, c'était la Valachie et la Moldavie. Tout ce que Napoléon avait dit à ce sujet, ou du moins tout ce qu'Alexandre croyait avoir entendu, semblait n'offrir aucun doute. Alexandre ruminant jour et nuit ses souvenirs de Tilsit, M. de Romanzoff ruminant ce qu'Alexandre lui en avait raconté, s'étaient habitués à considérer la Moldavie et la Valachie comme le moindre des dons qu'ils pussent espérer. Ils en étaient même arrivés, à force de compter sur ce don, à une sorte de satiété anticipée, et déjà ils commençaient à concevoir de nouveaux désirs. Malheureusement ils ne s'étaient pas bornés à cette jouissance intime et secrète de leurs futures conquêtes, ils avaient voulu en faire part à beaucoup de confidents, aux uns pour répandre leur satisfaction intérieure, aux autres pour se justifier du brusque revirement de la politique russe. Ils avaient ainsi communiqué autour d'eux la conviction que la Moldavie et la Valachie étaient le prix assuré de la nouvelle alliance, et ils avaient pour en souhaiter la possession, outre la passion de les posséder, le besoin de ne pas passer pour dupes.

Les derniers événements ne firent donc que confirmer Alexandre et M. de Romanzoff dans la politique adoptée à Tilsit. Puisque la médiation tournait à la guerre, il fallait tirer de la guerre tout ce que Napoléon avait promis d'en faire sortir; seulement, pour le lier davantage, on devait se prêter à ce qu'il désirerait. Il allait demander évidemment qu'on expulsât la légation anglaise et la légation suédoise, qu'on marchât sur la Finlande pour obliger la Suède à fermer le Sund. Il fallait le satisfaire sur tous ces points, pour qu'il consentît à laisser les troupes russes en Valachie et en Moldavie. Chose singulière, marcher en Finlande aurait dû être pour la Russie le premier de ses vœux, car c'était le premier de ses intérêts[13]. Pourtant, l'imagination du jeune empereur et celle de son vieux ministre avaient tellement pris les routes de l'Orient, que marcher sur la Finlande était, de leur part, un vrai sacrifice, qu'ils faisaient uniquement pour obtenir qu'on les souffrît à Bucharest et à Yassy.

Changements opérés dans la composition du cabinet russe.

L'empereur Alexandre avait alors au département des affaires étrangères un ministre insignifiant, sans passions, sans idées, confident désagréable pour parler d'objets qui le laissaient tout à fait froid: c'était M. de Budberg. Alexandre le congédia, et réalisa son projet de confier les affaires étrangères à M. de Romanzoff lui-même. Il restait dans le cabinet l'un des membres de la petite société occulte qui avait long-temps gouverné l'empire, le prince de Kotschoubey. C'était le moins jeune et le plus réservé d'entre eux. Mais c'était un témoin du passé, juge incommode du présent; et d'ailleurs MM. de Czartoryski, de Nowosiltzoff, avec lesquels il vivait, ne dissimulaient guère leur improbation touchant la nouvelle marche des choses. On ne pouvait conserver près de soi des critiques aussi fâcheux, et il fallait de plus leur donner un signe de mécontentement. Le ministère de l'intérieur fut donc retiré à M. de Kotschoubey. M. de Labanoff, l'un des personnages qui avaient figuré à Tilsit, fut appelé au ministère de la guerre, l'amiral Tchitchakoff à la marine. M. de Nowosiltzoff reçut l'invitation de voyager. Le prince de Czartoryski, ami trop particulier du souverain pour qu'à son égard l'amitié ne fit pas oublier la politique, vit redoubler le silence affecté que l'empereur gardait avec lui relativement aux affaires de l'empire. Enfin, on fit choix pour l'ambassade de Paris du personnage qui semblait le plus propre à y réussir. Alexandre aurait voulu y envoyer, comme nous venons de le dire, M. de Romanzoff lui-même, mais il aimait mieux le retenir auprès de sa personne. Choix de M. de Tolstoy pour l'ambassade de Paris. Il avait, comme grand maréchal du palais, un seigneur russe qui lui était dévoué, c'était M. de Tolstoy, et ce seigneur avait pour frère le général de Tolstoy, militaire distingué par l'esprit et par les services. Alexandre pensa que ce dernier, par fidélité à son maître, ne chercherait pas à se rendre désagréable en France, comme M. de Markoff avait pris à tâche de le faire; que, par ambition, il serait charmé d'attacher son nom à une politique d'agrandissement, et que, par état, il saurait se plaire auprès d'une cour militaire, lui plaire à son tour, et la suivre partout dans ses mouvements rapides. On se réserva du reste de sonder Napoléon à ce sujet, et de lui soumettre le choix du général comte de Tolstoy, avant de le nommer définitivement.

Le général Savary n'avait pas cessé d'être à Saint-Pétersbourg entouré des soins d'Alexandre, et de la froide politesse de la haute société russe. Bien qu'il ne sût pas d'abord tout ce qu'on s'était dit à Tilsit, et qu'il ne l'eût appris que par une communication postérieure de Napoléon, qui avait voulu l'informer pour prévenir de sa part des fautes d'ignorance, il avait promptement deviné le secret des cœurs, et aperçu que la Russie ferait tout ce qu'on voudrait, moyennant l'abandon d'une ou deux provinces, non pas au Nord, mais à l'Orient. Sans engager Napoléon plus qu'il ne fallait, sans sortir de son rôle, il avait cherché à se rendre agréable à Saint-Pétersbourg, et il y avait réussi en flattant avec prudence les passions du souverain. Aussi, à peine les événements de Copenhague étaient-ils connus, à peine les vives explications avec lord Gower avaient-elles eu lieu, qu'Alexandre et M. de Romanzoff appelèrent le général Savary, et, avec le langage qui convenait à chacun d'eux, lui firent part des résolutions du cabinet russe. Entretien d'Alexandre avec le général Savary. —Vous le savez, dit Alexandre au général, dans plusieurs entretiens fort longs, nos efforts pour la paix aboutissent à la guerre. Je m'y attendais; mais, je l'avoue, je ne m'attendais ni à l'expédition de Copenhague, ni à l'arrogance du cabinet britannique. Mon parti est pris, et je suis prêt à tenir mes engagements. Dans mon entrevue avec l'empereur Napoléon, nous avions calculé que, si la guerre devait continuer, je serais amené à me prononcer en décembre; et je désirais que ce ne fût pas avant, pour n'avoir la guerre avec les Anglais qu'après la clôture de la Baltique. Peu importe, je me prononcerai tout de suite. Dites à votre maître que, s'il le désire, je vais renvoyer lord Gower. Cronstadt est armé, et si les Anglais veulent s'y essayer, ils verront qu'avoir affaire aux Russes est autre chose que d'avoir affaire à des Turcs ou à des Espagnols. Cependant je ne déciderai rien sans un courrier de Paris, car il ne faut pas nous hasarder à contrarier les calculs de Napoléon. D'ailleurs je voudrais, avant de rompre, que mes flottes fussent rentrées dans les ports russes. Quoi qu'il en soit, je suis entièrement disposé à tenir la conduite qui conviendra le mieux à votre maître. Qu'il m'envoie même, si cela lui convient, une note toute rédigée, et je la ferai remettre à lord Gower en même temps que des passe-ports. Quant à la Suède, je ne suis pas en mesure, et je demande le temps de réorganiser mes régiments fort maltraités par la dernière guerre, et fort éloignés de la Finlande, attendu qu'il faut les ramener du sud au nord de l'empire. En outre sur ce théâtre mon armée ne me suffit pas. Dans les bas-fonds des golfes du Nord on se sert beaucoup de flottilles à rames. Les Suédois en ont une très-nombreuse; la mienne n'est pas encore équipée, et je ne veux pas m'exposer à un échec de la part d'un si petit État. Dites donc à votre maître qu'aussitôt mes moyens préparés, j'accablerai la Suède, qu'il me faut attendre décembre ou janvier; mais qu'à l'égard des Anglais, je suis prêt à me prononcer immédiatement. Je suis même d'avis que nous ne nous bornions pas là, et que nous exigions de l'Autriche son adhésion, volontaire ou forcée, à la coalition continentale. En ceci encore je suis disposé à recevoir, pour l'envoyer à Vienne, une note rédigée à Paris, car il n'y a pas de demi-alliance; il faut agir en toutes choses dans un parfait accord. Je désire que mon intimité avec Napoléon soit entière, et c'est dans cette vue que j'ai choisi M. de Tolstoy. Je ne possède pas, comme votre maître, une abondance d'hommes éminents en tous genres. M. de Markoff avait de l'esprit, et cependant il a tout brouillé. J'ai préféré M. de Tolstoy à tout autre, parce qu'il appartient à une famille qui m'est dévouée, parce qu'il est militaire, parce qu'il pourra monter à cheval, et suivre votre Empereur à la chasse, à la guerre, partout où il faudra. S'il ne convient pas, qu'on m'avertisse, et j'en enverrai un autre, tant j'ai à cœur de prévenir le moindre nuage. On n'essaiera certainement pas de nous faire battre de sitôt; mais on dira à Napoléon que je suis faible, changeant, entouré de ses ennemis, qu'il n'y a pas à compter sur moi. On me dira que Napoléon est insatiable, qu'il veut tout pour lui, rien pour les autres, qu'il est aussi rusé que violent, qu'il me promet beaucoup, qu'il n'accordera rien; qu'il me ménage aujourd'hui, mais que lorsqu'il aura tiré de moi ce qu'il en souhaite, il me frappera à mon tour, et que, séparé de mes alliés que j'aurai laissé détruire, il faudra me résigner au même sort. Je ne le crois point. J'ai vu Napoléon, je me flatte de lui avoir inspiré une partie des sentiments qu'il m'a inspirés à moi-même, et je suis certain qu'il est sincère. Mais lorsqu'on est loin, et qu'on ne peut pas se voir, les défiances sont promptes à naître. Qu'au premier doute, à la première impression pénible, il m'écrive, ou me fasse dire un mot par vous, ou par l'homme de confiance qu'il aura choisi, et tout s'expliquera. Pour moi je lui promets une franchise entière, et j'en attends une semblable de sa part. Oh! si je pouvais le voir comme à Tilsit, tous les jours, à toute heure! quel entretien que le sien! quel esprit! quel génie! combien je gagnerais à vivre souvent auprès de lui! que de choses il m'a enseignées en quelques jours! Mais nous sommes si loin! cependant j'espère le visiter bientôt. Au printemps j'irai à Paris, et je pourrai l'admirer dans son Conseil d'État, au milieu de ses troupes, partout enfin où il se montre si grand! Mais d'ici là il faut essayer de nous entendre par intermédiaire, et rendre la confiance aussi complète que possible. Pour moi, j'y fais ce que je puis; mais je n'exerce pas ici l'ascendant que Napoléon exerce à Paris. Vous le voyez, ce pays a été surpris par le changement un peu brusque qui s'est opéré. Il craint les maux que l'Angleterre peut causer à son commerce, il vous en veut de vos victoires. Ce sont des intérêts qu'il faut satisfaire, des sentiments qu'il faut apaiser. Envoyez-nous ici des négociants français, achetez nos munitions navales et nos denrées; nous achèterons en retour vos produits parisiens: le commerce rétabli fera cesser les inquiétudes que les hautes classes ont conçues pour leurs revenus. Aidez-moi surtout à vous conquérir la nation tout entière, en faisant quelque chose pour la juste ambition de la Russie. Ces misérables Turcs, qui égorgent aujourd'hui vos partisans, qui font voler les têtes de quiconque est réputé ami des Français (c'est ce qui avait lieu dans le moment à Constantinople, grâce aux suggestions de l'Autriche et de l'Angleterre), ces misérables Turcs ne me valent pas, et il me semble que, mis dans la balance avec moi, vous ne devez pas trouver qu'ils pèsent d'un poids égal. Votre maître, sans doute, vous a parlé de ce qui s'est passé à Tilsit....—Ici l'empereur se montra curieux et inquiet. Il était impatient de s'ouvrir avec le général Savary sur le sujet qui l'intéressait le plus, et en même temps il craignait de commettre une indiscrétion en s'épanchant avec quelqu'un qui n'aurait pas connu le secret des choses. Il avait cependant un nouveau motif de s'expliquer avec le représentant de Napoléon. Un armistice venait d'être signé entre les Turcs et les Russes par suite de la médiation française, armistice qui stipulait la restitution des vaisseaux pris aux Turcs par l'amiral Siniavin, l'interdiction de toute hostilité avant le printemps, et enfin l'évacuation des bords du Danube. Au fond il n'y avait que cette dernière condition qui touchât l'empereur Alexandre, mais il n'en voulait pas convenir, et il se plaignait d'une manière générale de l'armistice qu'il imputait à l'intervention peu amicale du ministre de France.—Je ne pensais pas, dit-il au général Savary, aux provinces du Danube; c'est votre Empereur qui, en recevant la nouvelle de la chute de Selim, s'est écrié à Tilsit: On ne peut rien faire avec ces barbares! la Providence me dégage envers eux; arrangeons-nous à leurs dépens!.... Je suis entré dans cette voie, poursuivit l'empereur Alexandre, et M. de Romanzoff avec moi. La nation nous y a suivis, et ce n'est pas trop d'un notable avantage de ce côté pour la rendre favorable à la France. La Finlande, où vous me pressez de marcher, est un désert, dont la possession ne sourit à personne, qu'il faut de plus enlever à un ancien allié, à un parent, par une sorte de défection qui blesse la délicatesse nationale, et qui fournit des prétextes aux ennemis de l'alliance. Nous devons donc chercher ailleurs des raisons spécieuses de notre brusque revirement. Dites tout cela à l'empereur Napoléon; persuadez-lui bien que je suis beaucoup moins animé du désir de posséder une province de plus, que du désir de rendre solide, agréable à ma nation, une alliance de laquelle j'attends de grandes choses... Ah! répéta l'empereur, si je pouvais aller à Paris en ce moment, tout s'arrangerait en quelques instants d'entretien; mais je ne le puis pas avant le mois de mars.—En proférant ces dernières paroles, l'empereur Alexandre questionnait le général Savary avec une insistance inquiète, pour savoir s'il n'avait rien reçu de Napoléon, s'il n'avait pas la confidence de ses projets, de ses résolutions à l'égard de l'Orient et de l'Occident.

Le général Savary mit un art infini à ne pas décourager l'empereur Alexandre, lui dit avec raison qu'il ne pouvait pas savoir encore ce que la continuation de la guerre allait provoquer de grandes pensées chez l'empereur Napoléon, mais que certainement il ferait tout pour contenter son puissant allié. M. de Romanzoff fut encore plus explicite que son souverain, raconta au général Savary les ouvertures du général Wilson, l'effet qu'elles avaient produit sur l'empereur Alexandre, l'empressement de ce prince à saisir cette occasion de prouver sa fidélité à la France, en ne voulant tenir que de sa main ce qu'il pourrait tenir de la main de l'Angleterre. Il lui exprima plus vivement que jamais la résolution de se déclarer contre l'Angleterre et la Suède, contre l'Autriche même, s'il en était besoin, afin d'amener cette dernière puissance à la politique de Tilsit. C'est ainsi que, dans le langage du jour (car on s'en crée un pour chaque circonstance), on qualifiait le système de tolérance qu'on s'était réciproquement promis les uns aux autres, pour les entreprises qu'on serait tenté de faire chacun de son côté. Mais M. de Romanzoff ajoutait qu'il fallait que la Russie obtînt l'équivalent de tout ce qu'elle était disposée à permettre, ne fût-ce que pour rendre la nouvelle alliance populaire et durable. Recevant dans ce moment des dépêches de Constantinople qui annonçaient de nouveaux désordres, M. de Romanzoff dit en souriant au général Savary, qu'il voyait bien que c'en était fait du vieil empire ottoman, et que, sans que l'empereur Alexandre s'en mêlât, l'empereur Napoléon serait bientôt obligé d'annoncer lui-même, dans le Moniteur, l'ouverture de la succession des sultans, pour que les héritiers naturels eussent à se présenter.

Tandis que tout était prodigué au général Savary, les instances, les caresses, les épanchements, les cadeaux même, l'empereur Alexandre, sans en rien dire, fit donner à son armée l'ordre de ne point évacuer les provinces du Danube, sous prétexte que l'armistice ne pouvait être ratifié tel qu'il était. Lui et son ministre répétèrent qu'il fallait les laisser tranquilles au sujet des Turcs, ne pas exiger que les Russes s'abaissassent devant des barbares, s'occuper le plus tôt possible d'un arrangement territorial en Orient, s'envoyer des ambassadeurs de confiance, et surtout diriger sur Saint-Pétersbourg des acheteurs français, pour remplacer les acheteurs anglais. Alexandre demanda spécialement deux choses: d'abord, l'autorisation de faire élever en France les cadets appelés à servir dans la marine russe, lesquels étaient ordinairement élevés en Angleterre, où ils contractaient un fâcheux esprit; ensuite la faculté d'acheter dans les manufactures françaises des fusils pour remplacer ceux des soldats russes, qui étaient de mauvaise qualité; ajoutant que, les deux armées étant destinées maintenant à servir la même cause, elles pouvaient échanger leurs armes. Il accompagna ces paroles gracieuses d'un magnifique présent de fourrures pour l'empereur Napoléon, en disant qu'il voulait être son marchand de fourrures, et répéta qu'il attendait M. de Tolstoy pour le faire partir dès qu'on l'aurait définitivement agréé à Paris.

Sentiments qu'éprouve Napoléon en apprenant les dispositions de la Russie, et le prix auquel on peut acheter son dévouement.

En apprenant ces détails, fidèlement rapportés par le général Savary, Napoléon fut à la fois satisfait et embarrassé, car il vit bien qu'il pouvait disposer à son gré de l'empereur Alexandre et de son ministre principal; mais il avait réfléchi froidement depuis Tilsit, et il commençait à penser que c'était chose grave que de laisser faire un nouveau pas vers Constantinople au gigantesque empire de Pierre-le-Grand, empire dont la croissance depuis un siècle était si rapide qu'elle avait de quoi épouvanter le monde. Efforts du général Sébastiani pour dissuader Napoléon de tout projet d'alliance avec la Russie, fondée sur le partage de l'Empire turc. Le général Sébastiani de son côté lui écrivait de Constantinople que les Russes y étaient abhorrés; que si les Turcs avaient la moindre espérance de trouver un appui auprès de la France, ils se jetteraient eux-mêmes dans ses bras, et qu'au lieu d'avoir à les combattre pour les forcer à devenir sujets de la Russie, il suffirait peut-être d'un léger secours pour les aider à devenir sujets de la France; que toutes les parties de l'empire propres par leur situation à devenir françaises, se donneraient spontanément à nous; que, dans ce cas, c'est avec l'Autriche et non avec la Russie qu'il faudrait chercher à s'entendre; que l'accord avec l'Autriche serait bien plus facile et plus avantageux, soit qu'on voulût partager, soit qu'on voulût conserver l'empire ottoman; car si on le partageait, elle demanderait moins, toujours satisfaite que la Russie n'eût rien sur les bords du Danube; et, si on se décidait à le conserver, elle se tiendrait pour si heureuse d'une telle résolution qu'on aurait son concours avec de très-faibles sacrifices. Ces diverses idées, qui avaient toutes leur côté spécieux, s'étaient succédé et alternativement combattues dans l'esprit de Napoléon, dont l'activité ne reposait jamais, et il ne voulait pas être trop pressé de prendre un parti sur un sujet aussi important. Dans un système d'ambition modérée, refuser des satisfactions à l'ambition russe, eût été fort sage. Mais avec ce qu'on avait entrepris, avec ce qu'on allait entreprendre encore, c'était ajouter à la témérité de la politique française que de s'engager dans de nouveaux événements, sans s'attacher complétement la Russie, par un sacrifice en Orient.

Napoléon cherche à ajourner les idées de partage à l'égard de la Turquie, et s'efforce de pousser l'ambition de la Russie vers la Finlande.

Napoléon imagina de satisfaire l'ambition moscovite, non vers l'Orient, où elle était vivement attirée, mais vers le Nord, où elle l'était fort peu, et de lui livrer la Finlande, sous prétexte de la pousser sur la Suède. C'est beaucoup, se disait-il, qu'une conquête telle que celle de la Finlande, et l'empereur Alexandre doit y trouver pour l'opinion russe une première satisfaction, qui lui donnera le temps d'en attendre d'autres. C'était beaucoup en effet que la Finlande, surtout en considérant les véritables intérêts européens; car si la Russie, en prenant la Moldavie et la Valachie, faisait vers les Dardanelles un progrès alarmant pour l'Europe, elle en faisait un non moins inquiétant vers le Sund, en s'appropriant la Finlande. Malheureusement, tandis qu'elle obtenait ainsi une extension regrettable pour l'indépendance future de l'Europe, elle recevait un présent presque sans prix à ses yeux. Napoléon donnait beaucoup en réalité, fort peu en apparence; et c'est le contraire qu'il aurait fallu qu'il fît, pour acheter au meilleur marché possible la nouvelle alliance qui allait devenir le fondement de toutes ses entreprises ultérieures. Il se flatta donc de contenter la Russie avec la Finlande; et quant aux provinces du Danube, il résolut d'ajourner toute décision à leur égard, sans détruire toutefois les espérances qu'il avait besoin d'entretenir.

Choix de M. de Caulaincourt pour ambassadeur en Russie.

Il avait eu, lui aussi, beaucoup de peine à trouver un ambassadeur qui pût convenir à Saint-Pétersbourg, et il avait fini par choisir M. de Caulaincourt, actuellement grand écuyer, militaire de profession, homme droit, sensé, digne, très-injustement compromis dans l'affaire du duc d'Enghien (ce que Napoléon regardait presque comme une convenance pour l'ambassade de Russie); mais très-propre à imposer au jeune empereur, à le suivre partout, et à dissimuler par sa droiture même ce qu'aurait d'un peu artificieux une mission dont le but était de ne pas tenir tout ce qu'on laissait espérer. Napoléon instruisit M. de Caulaincourt de ce qui s'était passé à Tilsit, lui avoua qu'en s'efforçant de contenter l'empereur Alexandre il ne voulait cependant pas lui faire des concessions trop dangereuses pour l'Europe, et lui recommanda de ne rien négliger pour conserver une alliance sur laquelle devait reposer désormais toute sa politique. Il plaça à sa suite quelques-uns des jeunes gens les plus distingués de sa cour, et lui alloua la somme de huit cent mille francs par an, afin qu'il pût représenter dignement le grand Empire.

Réponse de Napoléon à l'empereur Alexandre.

Il écrivit en même temps à l'empereur Alexandre pour le remercier de ses présents, et lui en offrir de magnifiques en retour (c'étaient des porcelaines de Sèvres de la plus grande beauté); pour lui demander instamment de l'aider à ramener la paix, en forçant l'Angleterre à la subir; pour le prier de renvoyer à l'instant même de Saint-Pétersbourg les ambassadeurs d'Angleterre et de Suède; pour le prévenir qu'une armée française allait occuper le Danemark, en vertu d'un traité d'alliance conclu avec la cour de Copenhague, et le presser de faire marcher une armée russe en Suède, afin que le Sund fût ainsi fermé des deux côtés; pour lui donner de nouveau son adhésion expresse à la conquête de la Finlande; pour lui annoncer les démarches qu'il faisait auprès de l'Autriche, afin de la décider à adhérer à la politique de Tilsit, et lui annoncer aussi l'entrée d'armées nombreuses dans la péninsule espagnole, dans le but de la fermer définitivement aux Anglais; pour lui dire enfin qu'il était étranger à la rédaction de l'armistice avec la Porte, qu'il le désapprouvait (ce qui emportait l'approbation tacite de l'occupation prolongée des provinces du Danube), et que, quant au maintien ou au partage de l'empire ottoman, cette question était si grave, si intéressante dans le présent et l'avenir, qu'il avait besoin d'y penser mûrement; qu'il ne pouvait en traiter par écrit, et que c'était avec M. de Tolstoy qu'il se proposait de l'approfondir; qu'il la réservait à cet ambassadeur, et que c'était même afin de l'attendre qu'il avait retardé son départ pour l'Italie, où il était cependant pressé de se rendre. Unissons-nous, disait Napoléon à Alexandre, et nous accomplirons les plus grandes choses des temps modernes.—Napoléon manda en outre à l'empereur et à M. de Romanzoff, que le ministre Decrès allait acheter vingt millions de munitions navales dans les ports de la Russie, que la marine française recevrait tous les cadets russes qu'on lui donnerait à instruire, et enfin que cinquante mille fusils du meilleur modèle étaient à la disposition du gouvernement impérial, qui pouvait les envoyer prendre au lieu qu'il lui plairait de désigner.

Tandis qu'il écrivait avec effusion à l'empereur Alexandre, Napoléon recommanda à M. de Caulaincourt de ne pas trop parler d'une prochaine entrevue; car, dans un nouveau tête-à-tête impérial, il faudrait arriver à une conclusion relativement à la Turquie, ce qu'il redoutait infiniment. Toutefois la Finlande immédiatement accordée, les provinces du Danube laissées en perspective, le silence gardé sur leur occupation prolongée, enfin beaucoup de témoignages d'intimité, paraissaient à Napoléon et étaient effectivement des moyens suffisants de vivre en bon accord, pendant un temps plus ou moins long, mais restreint.

Arrangement de Napoléon avec l'Autriche pour la rattacher à la politique dite de Tilsit.

Napoléon, malheureusement, ne s'était pas borné à voir dans l'attentat de l'Angleterre contre le Danemark une occasion de ramener à lui l'opinion de l'Europe, il y avait découvert au contraire un prétexte pour se permettre de nouvelles entreprises, et il voulait profiter de la prolongation de la guerre pour achever tous les arrangements qu'il méditait. Il pensa que pour mieux arriver à son but il convenait de se concilier la cour d'Autriche, et de faire cesser avec elle un état de malaise extrême, qui provenait, indépendamment des chagrins ordinaires de cette cour, des derniers événements de la guerre. L'Autriche s'en voulait à elle-même d'avoir armé, sans profiter de l'occasion d'agir qui s'offrait après Eylau et avant Friedland; de s'être livrée à des dépenses inutiles, et d'avoir montré en pure perte des dispositions dont Napoléon ne pouvait pas être dupe. Elle était inquiète de ce qu'il allait exiger d'elle pour la punir, plus inquiète encore de ce qu'il avait pu promettre à la Russie sur le Danube, et peu consolée par le langage de l'Angleterre, qui lui répétait toujours qu'il fallait d'une part se préparer sérieusement à la guerre, et de l'autre ramener la Russie en lui accordant soi-même tout ce que Napoléon était près de lui accorder; c'est-à-dire, après quinze ans d'affreux malheurs, s'en infliger un nouveau, plus grand que tous les autres, celui de voir les Russes sur le bas Danube.

Napoléon, qui n'avait pas eu de peine à discerner le malaise de l'Autriche, tenait à le faire cesser, pour être plus libre de ses actions. Il avait reçu à Fontainebleau, avec une parfaite courtoisie, le duc de Wurtzbourg, frère de l'empereur François, transféré, comme nous l'avons dit bien des fois, de principautés en principautés, et très-désireux de rapprocher l'Autriche de la France, pour n'avoir plus à souffrir de leurs querelles. Explications amicales de Napoléon avec le duc de Wurtzbourg. Napoléon s'expliqua longuement et en toute franchise avec ce prince, le rassura complétement sur ses intentions vis-à-vis de la cour de Vienne, à laquelle il ne voulait, disait-il, rien enlever, à laquelle, au contraire, il était prêt à rendre la place de Braunau, demeurée dans les mains des Français depuis l'infidélité commise à l'égard des bouches du Cattaro. Napoléon déclara que, les bouches du Cattaro lui avant été restituées, il se considérait comme sans droit et sans intérêt à garder Braunau, place importante qui commandait le cours de l'Inn; que, du côté de l'Istrie, il ne demandait rien que la conservation de la route militaire accordée antérieurement pour le passage des troupes françaises qui se rendaient en Dalmatie; que tout au plus, si on y consentait à Vienne, il proposerait une rectification de frontières entre le royaume d'Italie et l'empire d'Autriche, rectification qui se bornerait à échanger les petits territoires italiens situés sur la rive gauche de l'Izonzo, contre les petits territoires autrichiens situés sur la rive droite, de manière à prendre pour limite le thalweg de ce fleuve; que cela fait il n'exigerait rien de plus, et était tout disposé à respecter scrupuleusement la lettre des traités. Sous le rapport de la politique générale, Napoléon ajouta qu'il s'unissait à la Russie pour demander à l'Autriche de l'aider à rétablir la paix, en fermant les côtes de l'Adriatique au commerce anglais; que l'atroce événement de Copenhague en faisait un devoir pour toutes les puissances; que, si l'Autriche prenait ce parti, elle aurait l'honneur du rétablissement de la paix, car l'Angleterre ne tiendrait pas devant l'unanimité bien prononcée du continent; qu'enfin, cet accord sur toutes choses étant obtenu, la cour de Vienne renoncerait sans doute à des armements inutiles, dispendieux, inquiétants; que, de son côté, Napoléon n'aurait rien de plus pressé que d'éloigner ses armées, et de les transporter vers les rivages de la basse Italie. Quant à la Turquie, Napoléon en parla très-vaguement, et ne se montra disposé à aucune résolution prochaine. De plus, il laissa toujours entendre que rien en Orient ne devait se faire que d'accord avec l'Autriche, c'est-à-dire en lui ménageant sa part, dans le cas où l'empire ottoman cesserait d'exister.

Octob. 1807.

Ces explications, qui étaient données avec bonne foi, et qui furent reçues avec joie par le duc de Wurtzbourg, ces explications transmises à Vienne y causèrent un vrai soulagement. Quelque fût le regret qu'on éprouvât de n'avoir pas saisi le moment où Napoléon marchait sur le Niémen pour se placer entre lui et le Rhin, on ne demandait pas mieux, maintenant que l'occasion était perdue, que de demeurer tranquille, et de n'avoir pas un tel ennemi sur les bras, lorsqu'on était seul et sans autre allié que l'Angleterre, alliée peu secourable, qui, lorsqu'elle avait poussé les puissances continentales à la guerre et les avait fait battre, se retirait tranquillement dans son île, se plaignant de la mauvaise qualité des troupes auxiliaires. Apprendre qu'on pouvait recouvrer Braunau sans rien perdre en Istrie, apprendre en outre que rien de prochain ne se préparait en Orient, aurait procuré au cabinet autrichien une véritable joie, si dans l'état des choses il eût été capable d'en éprouver. Aussi parut-il enclin à faire tout ce que voudrait Napoléon, soit quant au thalweg de l'Izonzo, soit quant aux démarches à tenter auprès de l'Angleterre, dont la conduite à Copenhague était si odieuse, que même à Vienne on n'hésitait pas à la condamner hautement. En conséquence, des pouvoirs furent envoyés à M. de Metternich, ambassadeur d'Autriche à Paris, pour signer une convention qui embrasserait tous les objets sur lesquels un accord était désirable, et paraissait facile depuis les explications échangées à Fontainebleau.

Convention de Fontainebleau entre l'Autriche et la France.

Il fut convenu que la place de Braunau serait remise à l'Autriche, que le thalweg de l'Izonzo serait pris pour frontière des possessions autrichiennes et italiennes, et qu'une route militaire continuerait d'être ouverte à travers l'Istrie aux troupes françaises qui se rendaient en Dalmatie. La convention contenant ces stipulations fut signée à Fontainebleau le 10 octobre. Aux stipulations écrites on joignit des promesses formelles relativement à l'Angleterre. Concours de l'Autriche à la politique continentale, et déclarations faites par elle à Londres. L'Autriche ne pouvait pas envers cette vieille alliée procéder par une brusque et ferme déclaration de guerre, mais elle promit d'arriver au résultat désiré en y apportant des formes qui n'ôteraient rien à la fermeté de ses résolutions. En effet elle chargea M. de Stahremberg, son ambassadeur à Londres, de se plaindre de l'acte commis sur Copenhague, comme d'un attentat que devaient ressentir vivement tous les États neutres, d'exiger une réponse aux offres de médiation qui avaient été faites en avril par la cour d'Autriche, en juillet par la cour de Russie, et de signifier que si l'Angleterre ne répondait pas dans un délai prochain à des ouvertures de paix tant de fois réitérées, sauf à débattre ensuite les conditions en présence des puissances médiatrices, on serait forcé de rompre toute relation avec elle, et de rappeler l'ambassadeur d'Autriche. À ces communications officielles il fut ajouté la déclaration secrète, que l'Autriche, complétement isolée sur le continent, était incapable de tenir tête à la Russie et à la France réunies; qu'elle était donc obligée de leur céder; que d'ailleurs en ce moment la France lui accordait des conditions tolérables; que décidément elle ne pouvait ni ne voulait plus songer à la guerre, et que l'Angleterre devait de son côté songer à la paix; car, s'il en était autrement, elle contraindrait ses meilleurs amis à se séparer d'elle. Il est vrai que, si le cabinet parlait ainsi, les partisans passionnés de la guerre cherchaient à faire croire que ce n'était là qu'une résolution passagère pour obtenir la remise de Braunau, résolution qui changerait bientôt dès qu'on aurait ramené la Russie à une autre politique. Malgré ces assertions du parti de la guerre à Vienne, le cabinet autrichien en réalité ne demandait pas mieux que de voir ses représentations pacifiques écoutées à Londres, et avait pris le parti d'interrompre les relations diplomatiques avec l'Angleterre, dans le cas où celle-ci persisterait à fermer l'oreille à tout accommodement.

Quant à ses armements, l'Autriche donna des assurances beaucoup moins sincères. Elle affirma qu'elle vidait ses cadres en renvoyant les hommes qui les avaient remplis momentanément, qu'elle vendait ses magasins, qu'en un mot elle se remettait sur le pied de paix le plus étroit. En réalité elle ne renvoyait que les hommes près d'atteindre l'âge de la libération, pour les remplacer par de jeunes recrues dont elle faisait l'éducation militaire avec beaucoup de soin, sous la direction de l'archiduc Charles, toujours occupé d'apporter de nouveaux perfectionnements à l'organisation de l'armée autrichienne. Elle ne vendait en fait de magasins que les matières peu propres à être conservées, et elle remplissait ses arsenaux d'armes et de munitions de tout genre. En résumé, l'Autriche, adhérant temporairement aux vues de Napoléon pour s'épargner la guerre, voulait néanmoins être prête à se venger de ses revers, si des circonstances nouvelles l'amenaient à reprendre les armes. Pour le présent elle désirait la paix, même générale.

Le concours de la Prusse et du Danemark aux vues de Napoléon complète la coalition continentale.

Napoléon, dont le plan était sur tous les points de reporter les hostilités vers le littoral du continent, et pour cela d'en pacifier l'intérieur, avait déclaré à la Prusse qu'il reprendrait volontiers le mouvement d'évacuation, un instant suspendu par suite du retard mis à l'acquittement des contributions, mais qu'il fallait qu'on s'entendît le plus tôt possible sur le montant de ces contributions et sur leur mode d'acquittement. La Prusse ayant proposé d'envoyer le prince Guillaume, Napoléon avait témoigné qu'il l'accueillerait avec infiniment d'égards. Cette puissance infortunée était si abattue, qu'elle avait déclaré non-seulement son adhésion au système continental, mais sa disposition à conclure avec la France un traité formel d'alliance offensive et défensive. Quant au Danemark, il avait signé un traité de ce genre, et stipulé l'envoi de troupes françaises dans les îles de Fionie et de Seeland, pour fermer le Sund, le passer sur la glace, et envahir la Suède au moment où commenceraient les opérations des Russes contre la Finlande.

Napoléon, obligé par les événements à continuer la guerre contre l'Angleterre, et armé de tous les moyens du continent, songea à les employer avec l'énergie et l'habileté dont il était capable. Le départ de l'expédition anglaise pour la Baltique fait renaître l'idée de se servir de la flottille de Boulogne. Même avant de connaître le résultat de l'expédition de Copenhague, et dès qu'il avait su que cette expédition se dirigeait vers la Baltique, il avait fait partir M. l'amiral Decrès pour Boulogne, afin d'inspecter la flottille, et de voir si elle pourrait embarquer l'armée qu'il voulait ramener d'Allemagne, aussitôt que la Prusse aurait acquitté ses contributions. Le départ de l'expédition anglaise envoyée vers le Sund était une occasion unique pour surprendre l'Angleterre à moitié désarmée. M. Decrès, transporté en toute hâte à Boulogne, Wimereux, Ambleteuse, Calais, Dunkerque, Anvers, avait trouvé malheureusement la flottille dans un état qui la rendait peu propre à se charger d'une nombreuse armée. Le port circulaire creusé à Boulogne était ensablé de deux pieds; les ports de Wimereux et d'Ambleteuse, de trois; et il suffisait de quelques années encore pour faire disparaître ces créations du génie de Napoléon, et de la constance de nos soldats. État de la flottille de Boulogne en 1807. La plupart des bâtiments construits précipitamment et avec du bois vert, exigeaient de grands radoubs. On n'avait maintenu en état de servir à la mer qu'environ 300 de ces bâtiments, sur 12 ou 1,300, et ces trois cents étaient sans cesse occupés à manœuvrer, ou à former comme en 1804 la ligne d'embossage, du fort de l'Heurt au fort de la Crèche. Quant aux 900 bâtiments de transport, achetés en tout lieu et à tout âge, ils étaient presque hors de service, par suite d'un séjour de quatre années au mouillage. Les marins, organisés pour la plupart en bataillons, avaient perdu quelques-unes de leurs qualités comme hommes de mer, mais comme soldats de terre ils présentaient la plus belle troupe qu'il y eût au monde. Le général Gouvion Saint-Cyr, qui commandait le camp de Boulogne, déclarait qu'il n'y avait rien de plus beau dans l'armée française, la garde impériale comprise. Reportés sur des vaisseaux, et bientôt redevenus marins, ils pouvaient former l'équipage de douze grands vaisseaux de ligne. Quant à la flottille hollandaise, renvoyée en partie chez elle, restée en partie à Boulogne, elle souffrait moins dans son matériel, qui avait été mieux construit; mais elle s'ennuyait de son oisiveté, et les hommes regrettaient un emploi plus utile de leur activité et de leur courage.

GOUVION-SAINT-CYR.

Il n'était donc pas possible de mettre immédiatement la flottille à la voile, pour la charger de cent cinquante mille hommes, comme en 1804. Mais avec cinq à six millions de dépenses, deux mois de temps, en détruisant un cinquième des bâtiments, en radoubant les autres, on pouvait embarquer sur les deux flottilles, hollandaise et française, environ 90 mille hommes et 3 à 4 mille chevaux. Cette inspection terminée et M. Decrès revenu à Paris, Napoléon fut d'avis, comme son ministre lui-même, qu'on ne devait pas retenir plus long-temps les marins de la Hollande pour un service aussi éventuel que celui de cette flottille, toujours en partance et ne partant jamais; qu'il était difficile de faire sortir un aussi grand nombre de bâtiments à la fois de ces petits ports, qui bientôt même seraient dans l'impossibilité de les contenir; qu'il valait mieux diviser cette expédition, renvoyer les marins hollandais chez eux avec une partie de leur matériel, garder les meilleurs bâtiments de guerre, détruire les autres, radouber ceux qu'on aurait conservés, et les rendre propres à l'embarquement de 60 mille hommes, placer ensuite les matelots hollandais rentrés chez eux à bord de la flotte du Texel, les marins français inutiles à la flottille à bord de l'escadre de Flessingue, et se procurer ainsi, outre la flottille apte à jeter d'un seul coup 60 mille hommes sur les côtes d'Angleterre, les escadres du Texel et de Flessingue aptes à en transporter 30 mille des bouches de la Meuse à celles de la Tamise, sans compter les expéditions qui pourraient partir de Brest et de tous les autres points du continent. Organisation de la flottille de Boulogne d'après un nouveau système. Cette opinion arrêtée, les ordres furent expédiés, et la flottille de Boulogne, rendue plus maniable, combinée en même temps avec les escadres qui s'organisaient au Texel, à Flessingue, à Brest, à Lorient, à Rochefort, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Tarente, prit place dans le vaste système conçu par Napoléon, système de camps établis près des grandes flottes, menaçant sans cesse la Grande-Bretagne d'une expédition formidable contre son sol ou contre ses colonies.

Préparatifs de l'expédition de Sicile.

Napoléon donna en outre tous les ordres pour l'expédition de Sicile, et pour le complet approvisionnement des îles Ioniennes, sur lesquelles toute son attention était en ce moment appelée par le langage que tenaient les agents anglais à Vienne et à Saint-Pétersbourg. On pouvait en effet conclure de ce langage que tous les efforts imaginables seraient tentés pour enlever ces îles aux Français. Napoléon prescrivit à son frère Joseph, avec une vivacité d'expressions poussée jusqu'à la passion, de recouvrer Scylla et Reggio, restés aux Anglais depuis l'expédition de Sainte-Euphémie; de réunir une partie des régiments composant l'armée de Naples autour de Baies et autour de Reggio, pour les tenir prêts à s'embarquer. Il enjoignit au prince Eugène de reporter ses troupes de la haute Italie vers l'Italie moyenne, afin de remplacer celles qui seraient employées en expéditions maritimes. Il ordonna au roi Joseph et au prince Eugène de multiplier les expéditions de vivres, de munitions et de recrues pour Corfou, Céphalonie et Zante. Enfin il renouvela plus expressément que jamais l'ordre aux deux divisions de Rochefort et de Cadix d'opérer leur sortie afin de se rendre à Toulon. Il expédia l'amiral Ganteaume à Toulon, pour y commander la flotte destinée à dominer la Méditerranée, à terminer la conquête du royaume de Naples par la prise de la Sicile, et à consolider la domination française dans les îles Ioniennes par le transport de vastes ressources dans ces îles. En attendant, il était recommandé aux ingénieurs de la marine de hâter les constructions entreprises sur tout le littoral européen.

Départ de l'armée française destinée à envahir le Portugal.

Tandis qu'il s'occupait ainsi des positions maritimes situées en Italie, Napoléon avait de nouveau pressé l'expédition du Portugal. Les trois camps de Saint-Lô, Pontivy, Napoléon, réunis sous le général Junot à Bayonne, y présentaient un effectif nominal de 26 mille hommes, un effectif réel de 23, dont 2 mille hommes de cavalerie, et 36 bouches à feu. Un renfort de 3 à 4 mille hommes était en route pour rejoindre. Le 12 octobre, surlendemain de la convention signée avec l'Autriche, Napoléon ordonna au général Junot de franchir la frontière d'Espagne, se contentant d'un simple avis donné à Madrid du passage des troupes françaises. Il assigna au général Junot la route de Burgos, Valladolid, Salamanque, Ciudad-Rodrigo, Alcantara, et la rive droite du Tage jusqu'à Lisbonne. Il lui recommanda la marche la plus rapide. L'Espagne avait promis de joindre ses forces à celles de la France pour concourir à l'expédition, et pour participer naturellement à la distribution du butin. Napoléon avait non-seulement accepté, mais exigé l'envoi réel d'une force espagnole, sauf à en fixer plus tard la composition et le prix, quand on aurait réussi à conquérir le Portugal. Organisation d'une seconde armée pour le Portugal. Mais, ne comptant ni sur l'Espagne, ni sur les troupes qu'elle pouvait envoyer, il prépara une seconde armée pour le cas possible où le Portugal opposerait quelque résistance, et pour le cas beaucoup plus probable où l'Angleterre réunirait aux bouches du Tage les forces qui revenaient de l'expédition de Copenhague. Dès son arrivée à Paris, Napoléon avait voulu que les cinq légions de réserve, dont il a été si souvent parlé, et qui avaient mission de remplacer les camps chargés de la défense des côtes, fussent complétement organisées, instruites et armées. Il avait prescrit aux cinq sénateurs qui les commandaient, de tout disposer pour faire marcher deux ou trois bataillons sur les six dont elles étaient composées. Ayant appris que ces deux ou trois bataillons par chaque légion étaient prêts, il ordonna de les réunir à Bayonne, de les former en trois divisions sous les généraux Barbou, Vedel, Malher; de les compléter avec deux bataillons de la garde de Paris, que le retour de cette garde, aguerrie en Pologne, rendait disponibles, avec quatre bataillons suisses qui stationnaient les uns à Rennes, les autres à Boulogne et à Marseille, enfin avec le troisième bataillon du 5e léger, en garnison à Cherbourg, et le premier du 47e de ligne, en garnison à Grenoble. C'étaient vingt et un ou vingt-deux bataillons, qui allaient partir du siége de chaque légion, c'est-à-dire de Rennes, Versailles, Lille, Metz, Grenoble, et être rendus vers la fin de novembre à Bayonne. Ils devaient former un corps de 23 à 24 mille hommes, suivi de 40 bouches à feu, et de quelques centaines de cavaliers, sous les ordres de l'un des généraux de division les plus distingués du temps, du général Dupont, illustré à Albeck, Diernstein, Hall, Friedland, et destiné par Napoléon à devenir bientôt maréchal. C'était une seconde armée suffisante pour soutenir celle de Junot, quelque importance que pussent acquérir les événements du Portugal. Elle prit le nom de deuxième corps d'observation de la Gironde, l'armée de Junot ayant déjà reçu le titre de premier corps. Il ne manquait à l'une et à l'autre de ces armées que de la cavalerie. Napoléon leur en prépara une nombreuse et bonne, à Compiègne, Chartres, Orléans et Tours. Il avait, comme on doit s'en souvenir, pendant la campagne de Pologne, mis autant de soin à entretenir les dépôts de cavalerie que ceux d'infanterie. Il les avait sans cesse pourvus d'hommes et de chevaux, et il pouvait en tirer, pour les employer dans le midi, les renforts que la paix de Tilsit le dispensait d'envoyer dans le nord. Il ordonna donc de réunir à Compiègne une brigade de 1,000 hussards, à Chartres une brigade de 1,200 chasseurs, à Orléans une brigade de 1,500 dragons, et une quatrième de 1,400 cuirassiers à Tours, ce qui formait un total de 5,000 chevaux tiré des dépôts, et bien assez nombreux pour les pays montagneux où les deux armées de la Gironde étaient appelées à opérer. Ce n'étaient là que de simples précautions, car il était douteux qu'il fallût autant de forces en Portugal; mais Napoléon avait grand désir d'attirer les Anglais de ce côté, et, bien que les soldats qu'il y envoyait fussent jeunes, il les trouvait suffisants pour les opposer aux troupes britanniques, et plus que suffisants pour battre les armées méridionales, dont il ne faisait alors aucun cas.

Réponse du Portugal à Napoléon secrètement concertée avec l'Angleterre.

Tout était donc préparé pour s'emparer du Portugal, indépendamment du secours promis par les Espagnols. On avait reçu de la cour de Lisbonne une réponse telle que Napoléon l'avait prévue, et telle qu'il la lui fallait après l'événement de Copenhague, pour se dispenser de tout ménagement. Le prince régent du Portugal, gendre, comme on sait, du roi et de la reine d'Espagne, n'en était pas moins par tradition héréditaire et par faiblesse personnelle le sujet dévoué de l'Angleterre. Ses ministres différaient d'avis, il est vrai, et quelques-uns d'entre eux pensaient que la dépendance de l'Angleterre n'était ni le régime le plus souhaitable pour le Portugal, ni le moyen le plus assuré de vendre ses vins et de se procurer des blés. Mais les autres pensaient que vivre de l'Angleterre et par l'Angleterre était chose bonne en tout temps, et bien meilleure depuis que la France était entrée dans la carrière des révolutions, et qu'en se rapprochant de celle-ci on courait la chance de changer non-seulement de régime industriel, mais de régime social. Le prince régent, averti par M. de Lima, son ambassadeur à Paris, et par M. de Rayneval, chargé d'affaires de France à Lisbonne, des volontés absolues de Napoléon, avait concerté avec le cabinet britannique la conduite à tenir, dans le double but de s'épargner la présence d'une armée française, et de faire essuyer aux intérêts anglais le moindre dommage possible. En conséquence, on s'était entendu avec M. Canning, par l'intermédiaire de lord Strangfort, et on avait pris le parti de concéder à la France l'exclusion apparente du pavillon britannique, si même il le fallait, une déclaration de guerre simulée contre l'Angleterre; mais de se refuser, à l'égard des négociants de celle-ci, à toute mesure contre les personnes et les propriétés, car Lisbonne et Oporto étaient devenus de vrais comptoirs anglais, où négociants, capitaux, bâtiments, tout était anglais. Accorder l'arrestation des personnes et la saisie des propriétés, comme le demandait Napoléon, c'eût été porter dans ces comptoirs le ravage et la ruine. Cette réponse convenue, on espérait que, si la France s'en contentait, le commerce du Portugal, si avantageux à l'activité britannique, si commode à la paresse portugaise, en serait quitte pour une gêne momentanée, et que la marine royale anglaise en serait quitte aussi pour aller directement de Portsmouth à Gibraltar sans toucher à Lisbonne. Encore ne manquerait-elle pas, au besoin, de relâcher sur les points les moins fréquentés des côtes du Portugal, en prétextant le mauvais temps; de quoi la cour de Portugal s'excuserait en alléguant les lois de l'humanité. Si la France n'acceptait pas de telles conditions, la cour de Lisbonne, plutôt que de rompre avec l'Angleterre, était résolue aux dernières extrémités, non pas à une lutte contre les troupes françaises (elle était incapable de ce noble désespoir), mais à une fuite au delà des mers.

Cette race de Bragance, vieillie comme sa voisine la race des Bourbons d'Espagne, plongée comme elle dans l'ignorance, la mollesse, la lâcheté, avait pris en aversion et le siècle où se passaient de si effrayantes révolutions, et le sol même de l'Europe qui leur servait de théâtre. Elle allait dans sa honteuse misanthropie jusqu'à vouloir se retirer dans l'Amérique du sud, dont elle partageait le territoire avec l'Espagne. Les flatteurs de ses vulgaires penchants lui vantaient sans cesse la richesse de ses possessions d'outre-mer, comme on vante à un riche qu'on encourage à se ruiner son patrimoine qu'il ne connaît pas. Ils lui disaient que ce n'était pas la peine de contester aux oppresseurs de l'Europe le petit sol, tour à tour rocailleux ou sablonneux, du Portugal, tandis qu'on avait au delà de l'Atlantique un empire magnifique, presque aussi grand à lui seul que cette triste Europe qu'un million d'avides soldats se disputaient; empire semé d'or, d'argent, de diamants, où l'on trouverait le repos, sans un seul ennemi à craindre. Fuir le Portugal, en abandonner les stériles rivages aux Anglais et aux Français, qui les arroseraient de leur sang tant qu'il leur plairait, et laisser au peuple portugais, vieux compagnon d'armes des Bragance, le soin de défendre son indépendance s'il y tenait encore, tels étaient les honteux projets qui de temps en temps calmaient les terreurs du régent de Portugal et de sa famille. Cependant cette indigne faiblesse n'était combattue chez ce prince que par une autre faiblesse, c'est-à-dire par la peine de prendre un grand parti, de se séparer des lieux où il avait passé sa molle vie, d'armer une flotte, de s'y transporter avec ses domestiques, ses courtisans, ses richesses, de s'en aller enfin à travers les mers braver une nouveauté pour en fuir une autre. Entre ces deux faiblesses, la cour de Portugal hésitait, mais prête à s'embarquer si le bruit des pas d'une armée française venait frapper ses oreilles. Il fut donc officiellement répondu à M. de Rayneval qu'on romprait avec la Grande-Bretagne, bien que le Portugal pût difficilement se passer d'elle, qu'on irait même jusqu'à lui déclarer la guerre, mais qu'il répugnait à l'honnêteté du prince régent de faire arrêter les négociants anglais et saisir leurs propriétés.

Napoléon était trop perspicace pour se payer de semblables défaites. Il voyait très-clairement que la réponse avait été concertée à Londres[14], que l'exclusion des Anglais ne serait qu'illusoire, et qu'ainsi son but principal ne serait pas atteint. Il savait d'ailleurs que la famille de Bragance nourrissait le projet de se retirer au Brésil; et il n'en était point fâché, car malheureusement depuis le désastre de Copenhague ses idées avaient pris un autre cours. La réponse du Portugal décide Napoléon à s'emparer de ce royaume. Il voulait, non pas achever en occupant le Portugal la clôture des rivages du continent, mais s'approprier le Portugal lui-même pour en disposer à son gré. Au lieu de profiter de l'avantage moral que lui donnait sur l'Angleterre la honteuse violence commise par celle-ci contre le Danemark, il était décidé à ne plus s'imposer de ménagements envers les amis et les complaisants de la politique anglaise, et à les détruire tous au profit de la famille Bonaparte, se disant qu'à la fin de la guerre il n'en serait ni plus ni moins; qu'un État de plus supprimé en Europe n'ajouterait pas aux difficultés de la paix; que ce qui serait fait serait fait; qu'on adopterait, suivant l'usage, le status præsens comme base des négociations, et que, si la face de la Péninsule était changée, on serait bien obligé de l'admettre telle qu'on la trouverait, et de la comprendre au traité général dans son nouvel état. En conséquence, il résolut de s'approprier le Portugal, sauf à s'entendre avec l'Espagne, et même à s'en servir pour révolutionner l'Espagne elle-même; car elle lui déplaisait, elle le gênait, elle le révoltait dans son état actuel, autant que les cours de Naples et de Lisbonne, qu'il avait déjà chassées, ou qu'il allait chasser de leur trône chancelant. Tel fut le commencement des plus grandes fautes, des plus grands malheurs de son règne! Notre cœur se serre en approchant de ce sinistre récit, car ce n'est pas seulement l'origine des malheurs de l'un des hommes les plus extraordinaires, les plus séduisants de l'humanité, mais c'est l'origine des malheurs de notre patrie infortunée, entraînée avec son héros dans une chute épouvantable.

Ordre à M. de Rayneval de quitter Lisbonne, et à Junot de marcher en toute hâte vers le Tage.

Napoléon ordonna donc à M. de Rayneval de quitter Lisbonne, fit remettre à M. de Lima ses passe-ports, recommanda au général Junot de hâter la marche de ses troupes, et de n'écouter aucune proposition, quelle qu'elle fût, sous le prétexte qu'il ne devait se mêler en rien de négociations, et qu'il avait pour mission unique de fermer Lisbonne aux Anglais. L'intention de Napoléon, en faisant marcher sans relâche et sans rémission sur Lisbonne, était de saisir la flotte portugaise, et de confisquer toutes les propriétés anglaises, tant à Lisbonne qu'à Oporto. Si la cour de Lisbonne prenait la fuite, il tenait à lui enlever le plus de matériel naval et de valeurs commerciales qu'il pourrait. Si elle restait, au contraire, en se soumettant à ses exigences, la capture de la flotte portugaise, le butin enlevé aux Anglais, le dédommageraient de ne pouvoir détruire la maison de Bragance, car il devenait impossible de sévir contre une cour soumise et désarmée.

Premières pensées de Napoléon à l'égard de la péninsule espagnole.

Mais restait à disposer du Portugal, au cas où la maison de Bragance s'en irait en Amérique. S'en emparer pour la France n'était pas admissible, même pour un conquérant qui avait déjà constitué des départements français sur le Pô, qui devait en constituer bientôt sur le Tibre et sur l'Elbe. Le donner à un des princes de la maison Bonaparte, qui attendait encore une couronne, semblait plus raisonnable; mais c'était adopter pour la Péninsule un arrangement qui aurait un caractère définitif, et Napoléon de ce côté voulait tout laisser dans un doute qui n'interdît aucune combinaison ultérieure. Depuis quelque temps une pensée fatale commençait à dominer son esprit. Ayant déjà chassé de leur trône les Bourbons de Naples, il se disait souvent qu'il faudrait un jour agir de même avec les Bourbons d'Espagne, qui n'étaient pas assez entreprenants pour l'assaillir ouvertement, comme avaient fait ceux de Naples, mais qui au fond lui étaient aussi hostiles; qui avaient essayé de le trahir la veille d'Iéna; qui ne manqueraient pas d'en saisir encore la première occasion; qui finiraient peut-être par en trouver une mortelle pour lui, et qui, lorsqu'ils ne le trahissaient pas d'intention, le trahissaient de fait, en laissant périr dans leurs mains la puissance espagnole, puissance aussi nécessaire à la France qu'à l'Espagne elle-même, et aussi complétement anéantie en 1807 que si elle n'avait jamais existé. Quand Napoléon songeait au danger d'avoir des Bourbons sur ses derrières, danger peu alarmant pour lui-même, mais très-inquiétant pour ses successeurs qui n'auraient pas son génie, et qui rencontreraient peut-être dans les successeurs de Charles IV des qualités qu'ils n'auraient plus eux-mêmes; quand il songeait à toutes les bassesses, à toutes les indignités, à toutes les perfidies de la cour de Madrid, non pas au malheureux Charles IV, mais de sa criminelle épouse et de son ignoble favori; quand il songeait à l'état de cette puissance, si grande encore sous Charles III, ayant alors des finances et une marine imposante, n'ayant plus aujourd'hui ni un écu, ni une flotte, et laissant inertes des ressources qui dans d'autres mains auraient déjà servi, par leur réunion avec celles de France, à réduire l'Angleterre, il était saisi d'indignation pour le présent, de crainte pour l'avenir; il se disait qu'il fallait en finir, et profiter de la soumission du continent à ses vues, du concours dévoué que la Russie offrait à sa politique, de la prolongation inévitable de la guerre à laquelle l'Angleterre condamnait l'Europe, et de l'odieux que venait d'exciter contre elle sa conduite envers le Danemark, pour achever de renouveler la face de l'Occident; pour y substituer partout les Bonaparte aux Bourbons; pour régénérer une noble et généreuse nation, endormie dans l'oisiveté et l'ignorance; pour lui rendre sa puissance, et procurer à la France une alliée fidèle, utile, au lieu d'une alliée infidèle, inutile, désespérante. Napoléon se disait, enfin, que la grandeur du résultat l'absoudrait de la violence ou de la ruse qu'il faudrait peut-être employer pour renverser une cour toujours prête à le trahir lorsque dans ses courses incessantes il s'éloignait de l'Occident, prompte à se prosterner quand il y revenait, donnant enfin cent raisons réelles, mais aucune raison ostensible de la détruire.

Ces pensées auraient été vraies, justes, réalisables même, si déjà il n'avait entrepris au nord plus d'œuvres qu'il n'était possible d'en accomplir en plusieurs règnes, si déjà il ne s'était chargé de constituer l'Italie, l'Allemagne, la Pologne! De toutes ces œuvres, non pas la plus facile, mais la plus urgente, la plus utile après la constitution de l'Italie, c'eût été la régénération de l'Espagne. Sur les quatre cent mille vieux soldats, employés du Rhin à la Vistule, cent mille y auraient suffi, et n'auraient pu recevoir un meilleur emploi. Mais ajouter à tant d'entreprises au nord une entreprise nouvelle au midi, la tenter avec des troupes à peine organisées, était bien grave et bien hasardeux! Napoléon ne le croyait pas. Il ne savait pas une difficulté qu'il n'eût vaincue du Rhin au Niémen, de l'Océan à l'Adriatique, des Alpes juliennes au détroit de Messine, du détroit de Messine aux bords du Jourdain. Il méprisait profondément les troupes méridionales, leurs officiers, leurs chefs, ne faisait pas beaucoup plus de cas des troupes anglaises, et ne considérait pas les Espagnes comme plus difficiles à soumettre que les Calabres. Elles étaient plus vastes, à la vérité; ce qui signifiait que si trente mille hommes avaient suffi dans les Calabres, quatre-vingt ou cent suffiraient en Espagne, surtout quand on apporterait à la brave nation espagnole, au lieu de la dissolution honteuse où elle était plongée, une régénération qu'elle appelait de tous ses vœux! Ce n'était donc pas la difficulté matérielle qui faisait hésiter Napoléon, c'était la difficulté morale, c'était l'impossibilité de trouver aux yeux du monde un prétexte plausible pour traiter Charles IV et sa femme comme il avait traité Caroline de Naples et son époux. Or, une dynastie qui au retour de Tilsit lui envoyait trois ambassadeurs pour lui rendre hommage; qui, tout en le trahissant secrètement quand elle pouvait, lui donnait ses armées, ses flottes dès qu'il les demandait, une telle dynastie ne fournissait pour la détrôner aucun motif que le sentiment public de l'Europe pût accepter comme spécieux. Si puissant, si glorieux que fût Napoléon; qu'aux victoires de Montenotte, de Castiglione, de Rivoli, il eût ajouté celles des Pyramides, de Marengo, d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland; qu'au Concordat, au Code civil, il eût ajouté cent mesures d'humanité et de civilisation, il n'était pas possible, sans révolter le monde, de venir dire un jour: Charles IV est un prince imbécile, trompé par sa femme, dominé par un favori qui avilit et ruine l'Espagne; et moi, Napoléon, en vertu de mon génie, de ma mission providentielle, je le détrône pour régénérer l'Espagne.—De telles manières de procéder, l'humanité ne les permet à aucun homme quel qu'il soit. Elle les pardonne quelquefois après l'événement, après le succès, et alors elle y adore la main de Dieu, si le bien des nations en est résulté. Mais en attendant elle considère de telles entreprises comme un attentat à la sainte indépendance des nations.

Napoléon ne pouvait donc pas détrôner Charles IV pour son imbécillité, pour sa faiblesse, pour l'adultère de sa femme, pour l'abaissement de l'Espagne. Il lui aurait fallu un grief qui lui conférât le droit d'entrer chez son voisin, et d'y changer la dynastie régnante. Il lui aurait fallu une trahison dans le genre de celle que se permit la reine de Naples, lorsqu'après avoir signé un traité de neutralité, elle assaillit l'armée française par derrière; ou bien un massacre tel que celui de Vérone, lorsque la république de Venise égorgea nos blessés et nos malades pendant que l'armée française marchait sur Vienne. Mais Napoléon n'avait à alléguer qu'une proclamation équivoque, publiée la veille d'Iéna pour appeler la nation espagnole aux armes, proclamation qu'il avait affecté de considérer comme insignifiante, qui était accompagnée, il est vrai, de communications secrètes avec l'Angleterre, démontrées depuis, fortement soupçonnées alors, mais niées par la cour d'Espagne; et de tels griefs ne suffisaient pas pour justifier ces mots romains prononcés déjà contre les Bourbons de Naples: Les Bourbons d'Espagne ont cessé de régner.

Napoléon toutefois attendait des divisions intestines qui troublaient l'Escurial un prétexte pour intervenir, pour entrer en libérateur, en pacificateur, en voisin offensé peut-être. Mais s'il avait une pensée générale, systématique, quant au but à atteindre, il n'était fixé ni sur le jour, ni sur la manière d'agir. Il se serait même accommodé d'une simple alliance de famille entre les deux cours, qui eût promis une régénération complète de l'Espagne, et par cette régénération une alliance sincère et utile entre les deux nations. Aussi ne voulait-il, à propos du Portugal, aucun parti définitif qui l'enchaînât à l'égard de la cour de Madrid. Il aurait pu, par exemple, et c'eût été le parti le plus sûr, donner le Portugal à l'Espagne, moyennant les Baléares, les Philippines, ou telle autre possession éloignée. Il aurait ainsi transporté de joie la nation espagnole, en satisfaisant la plus ancienne, la plus constante de ses ambitions; il aurait enchanté la cour elle-même en jetant un voile glorieux sur ses turpitudes; il aurait fait aimer l'alliance de la France, qui jusqu'ici ne paraissait qu'onéreuse aux Espagnols. Mais agir de la sorte c'eût été récompenser la lâcheté, la trahison, l'incapacité, comme la fidélité la mieux éprouvée et la plus utile. On ne pouvait guère l'exiger d'un allié aussi mécontent que Napoléon avait sujet de l'être. Résolution de Napoléon de tout laisser en suspens en Espagne. Il y avait un autre parti à prendre, c'était de s'approprier, en échange du Portugal, quelques provinces espagnoles voisines de notre frontière, et de se créer un pied-à-terre au delà des Pyrénées, comme on en avait un au delà des Alpes, par la possession du Piémont; politique détestable, bonne tout au plus pour l'Autriche, qui a toujours voulu posséder le revers des Alpes, et dont le sol d'ailleurs, composé de conquêtes mal liées ensemble, n'est pas dessiné par la nature de manière à lui inspirer le goût des frontières bien tracées. S'emparer des provinces basques et de celles qui bordent l'Èbre, telles que l'Aragon et la Catalogne, eût donc été une faute contre la géographie, un moyen assuré de blesser tous les Espagnols au cœur, et une bien impuissante manière de placer leur gouvernement sous la dépendance de Napoléon; car pour soumis, incapable de se défendre, ce gouvernement l'était; mais habile, actif, dévoué, tel enfin qu'il fallait le souhaiter, il ne le serait pas devenu par l'abandon de l'Aragon ou de la Catalogne à la France. On l'aurait ainsi rendu plus méprisable, mais non plus fort, plus courageux, plus appliqué.

Cette manière de disposer du Portugal était la plus mauvaise de toutes, et la plus dangereuse. Napoléon n'y inclinait pas. Cependant il l'avait examinée comme toutes les autres, et même à cette époque, ce qui prouve qu'il y avait pensé, il faisait demander à la légation française à Madrid une statistique des provinces basques et des provinces que l'Èbre arrose dans son cours. Opinion et conseils de M. de Talleyrand relativement aux affaires d'Espagne. Auprès de lui se trouvait alors un conseiller dangereux, dangereux non parce qu'il manquait de bon sens, mais parce qu'il manquait de l'amour du vrai: c'était M. de Talleyrand, qui, ayant deviné les secrètes préoccupations de Napoléon, exerçait sur lui la plus funeste des séductions, c'était de l'entretenir sans relâche de l'objet de ses pensées. Il n'y a pas pour la puissance de flatteur plus dangereux que le courtisan disgracié qui veut recouvrer sa faveur. Le ministre Fouché, ayant perdu en 1802 le portefeuille de la police, pour avoir improuvé l'excellente institution du Consulat à vie, s'était efforcé de regagner son portefeuille perdu en secondant par mille intrigues la funeste institution de l'Empire. M. de Talleyrand jouait en ce moment un rôle pareil. Il avait sensiblement déplu à Napoléon en voulant quitter le portefeuille des affaires étrangères pour la position de grand dignitaire, et il cherchait à lui plaire de nouveau, en le conseillant comme il aimait à l'être. M. de Talleyrand était du voyage de Fontainebleau. Il voyait depuis l'événement de Copenhague la série des guerres reprise et continuée, la France lançant la Russie au nord et à l'orient, pour pouvoir se lancer elle-même au midi et à l'occident, la question du Portugal devenue pressante, et, s'il n'avait pas assez de génie pour juger les arrangements qui convenaient le mieux à l'Europe, il avait assez d'entente des passions humaines pour juger que Napoléon était plein de pensées encore vagues, mais absorbantes, relativement à la Péninsule. Cette découverte faite, il avait essayé d'amener l'entretien sur ce sujet, et il avait vu tout à coup la froideur de Napoléon à son égard s'évanouir, la conversation renaître, et sinon la confiance, du moins l'abandon se rétablir. Il en avait profité, et n'avait cessé d'ajouter, au tableau déjà si hideux de la cour d'Espagne, des couleurs dont ce tableau n'avait pas besoin pour offenser les yeux de Napoléon. À propos du Portugal, il avait paru fort d'avis que descendre sur l'Èbre, s'y établir, en compensation de la cession faite à l'Espagne des bords du Tage, était une position d'attente, utile et bonne à prendre. Napoléon n'inclinait pas vers ce projet, et en préférait un autre. Mais M. de Talleyrand n'en était pas moins devenu son plus intime confident, après avoir été accueilli pendant deux mois avec une froideur extrême. On voyait sans cesse Napoléon, dès qu'il revenait de la chasse, ou qu'il quittait le cercle des femmes, on le voyait en tête-à-tête avec M. de Talleyrand, parler longuement, avec feu, quelquefois avec une sombre préoccupation, d'un sujet évidemment grave, qu'on ignorait, qu'on ne s'expliquait même pas, tant l'Empire semblait puissant, prospère et pacifié depuis Tilsit! Napoléon, se promenant dans les vastes galeries de Fontainebleau, tantôt avec lenteur, tantôt avec une vitesse proportionnée à celle de ses pensées, mettait à la torture le courtisan infirme, qui ne pouvait le suivre qu'en immolant son corps, comme il immolait son âme à flatter les funestes et déplorables entraînements du génie. L'archichancelier Cambacérès privé de toute confidence au sujet de l'Espagne. Un seul homme, privé pour la première fois de la confiance dont il avait joui, l'archichancelier Cambacérès, pénétrait le sujet de ces entretiens, n'osait malheureusement ni les interrompre, ni opposer ses assiduités à celles de M. de Talleyrand; car avec le temps Napoléon, devenu pour lui plus impérieux sans être moins amical, était moins accessible aux conseils de sa timide sagesse. Quelques mots échappés à l'archichancelier Cambacérès avaient suffi pour déceler l'opposition de cet homme d'État clairvoyant à toute nouvelle entreprise, et particulièrement à toute immixtion dans les affaires inextricables de la Péninsule, où des gouvernements corrompus régnaient sur des peuples à demi sauvages, où l'on devait trouver décuplées les difficultés que Joseph rencontrait dans les Calabres. Napoléon avait donc parfaitement discerné l'opinion du prince Cambacérès, et, craignant l'improbation d'un homme sage, lui qui ne craignait pas le monde, il lui témoignait la même amitié, mais plus la même confiance[15].

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