Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Tandis qu'il s'occupait de ces mesures constitutionnelles et administratives, Napoléon donna également son attention aux finances. Il n'était aucune partie de l'administration dont il eût lieu d'être aussi satisfait que de celle-là, car l'abondance régnait au Trésor, et l'ordre achevait de s'y rétablir. Budgets de 1806 et 1807. On a vu le budget, fixé d'abord à 500 millions en 1802, s'élever bientôt, par la liquidation définitive de la dette publique, par le développement apporté aux travaux d'utilité générale, par le rétablissement successif du culte dans les plus petites communes de France, par la création d'un vaste système d'enseignement, par l'extension des constructions navales, par l'institution enfin de la monarchie et la création d'une liste civile, s'élever à environ 600 millions, et, la guerre survenant, à 700 millions (820 avec les frais de perception). Napoléon, en 1806, au retour de la guerre d'Autriche, et avant son départ pour la guerre de Prusse, avait déclaré au Corps Législatif, afin que l'Europe en fût bien avertie, que 600 millions lui suffisaient pour la paix, 700 millions pour la guerre, et que, sans recourir à l'emprunt, système alors antipathique à la France, il obtiendrait cette somme par le rétablissement des perceptions naturelles, que la Révolution française avait abolies, au lieu de se borner à les réformer. En conséquence il avait rétabli, sous le nom de droits réunis, les contributions sur les boissons, et, en remplacement de l'impôt des barrières, l'impôt sur le sel. Ces perceptions avaient bientôt justifié sa prévoyance et sa fermeté, car les droits réunis, après avoir produit une vingtaine de millions dans la première année, en produisaient déjà 48 dans l'année 1806, et en promettaient 76 dans l'année 1807. L'impôt sur le sel, qui avait produit 6 à 7 millions en 1806, rapportait 29 millions en 1807, et en faisait espérer bien davantage pour les années suivantes. Les anciennes contributions avaient présenté également des améliorations notables. L'enregistrement était monté de 160 millions à 180; les douanes, de 40 millions à 50 en 1806, à 66 en 1807; car si le commerce maritime était interdit, le commerce avec le continent prenait un immense développement.
Aussi les revenus ordinaires, que Napoléon avait supposé en 1806 devoir s'élever à 700 millions, s'élevaient fort au delà en 1807, et pouvaient être évalués approximativement à 740 millions, se décomposant de la manière suivante: 315 millions provenant des contributions directes (impôt sur la terre, les propriétés bâties, les portes et fenêtres, les loyers, etc.); 180 provenant de l'enregistrement (droit sur le timbre, les successions, les mutations de propriété, avec addition du produit des forêts); 80 provenant des droits réunis, 50 des douanes, 30 du sel, 5 des sels et tabacs au delà des Alpes, 5 des salines de l'est, 12 de la loterie, 10 des postes, 1 des poudres et salpêtres, 10 des décomptes dus par les acquéreurs des domaines nationaux, 6 de recettes diverses, 36 du subside italien, représentant l'entretien de l'armée française chargée de garder l'Italie. Cette somme totale de 740 millions, accrue de 30 millions de produits spéciaux, c'est-à-dire de centimes additionnels ajoutés aux contributions directes pour les dépenses départementales, et de l'octroi établi sur certaines rivières pour l'entretien de la navigation, devait monter à 770 millions. Tel de ces produits, comme celui de l'enregistrement, des droits réunis ou des douanes, pouvait s'élever ou s'abaisser; mais le total des produits devait atteindre et dépasser successivement le revenu moyen de 740 millions, 770 avec les produits spéciaux.
Il est vrai que la dépense n'avait pas moins dépassé que la recette les limites posées dans la loi des finances. Napoléon, en 1806, avait évalué à 700 millions le budget de l'état de guerre, état le plus ordinaire à cette époque; ce qui devait, avec 30 millions de produits spéciaux, porter la dépense totale à 730 millions. On savait déjà qu'elle serait de 760 millions pour cette même année 1806. On sut même plus tard qu'elle avait été de 770. Elle avait donc dépassé de 40 millions le chiffre prévu. En 1807, année dont nous faisons en ce moment l'histoire, la dépense évaluée à 720 millions, à 750 avec les produits spéciaux, menaçait d'être beaucoup plus considérable. Elle fut réglée plus tard à 778 millions. La cause de ces augmentations se devine aisément, car la dépense de la guerre (pour les deux ministères, du personnel et du matériel), évaluée à 300 millions, était montée à 340. Encore cette somme est-elle loin d'en révéler toute l'étendue; car, indépendamment des dépenses mises à la charge de l'État, les pays occupés par nos troupes avaient fourni une partie des vivres, et le trésor de l'armée dans lequel étaient versées les contributions de guerre, avait supporté une partie des dépenses du matériel et de la solde. Les suppléments tirés de ce trésor ne s'élevaient pas à moins de 40 ou 50 millions pour 1806, et à moins de 140 ou 150 pour 1807. Mais les recettes courantes de l'année donnant déjà 740 millions (770 avec les produits spéciaux), et le trésor de l'armée pouvant fournir quelques suppléments sans s'appauvrir, on est fondé à dire que Napoléon avait atteint son but d'égaler les recettes aux dépenses, même pendant l'état de guerre, sans recourir à l'emprunt.
Du reste, le total de 770 millions de dépenses pour 1806, de 778 pour 1807, ne s'était pas encore révélé tout entier, car la comptabilité française, quoique en progrès, n'était point alors parvenue à la perfection qui permet aujourd'hui, quelques mois après une année écoulée, d'en constater et d'en arrêter la dépense. Il ne fallait pas moins de deux ou trois années pour arriver à une pareille liquidation. Napoléon évaluait donc les dépenses de l'année à 720 millions, à 750 avec les services payés sur les produits spéciaux, et, sauf quelques excédants pour l'entretien de l'armée, cette évaluation était exacte. Dans ce total de 720 millions la dette publique devait entrer pour 104 millions (54 de rentes perpétuelles cinq pour cent, 17 de rentes viagères, 24 de pensions ecclésiastiques, 5 de pensions civiles, 4 de la dette du Piémont, de Gênes, Parme et Plaisance); la liste civile, pour 28 (les princes compris); le service des affaires étrangères, pour 8; l'administration de la justice, pour 22; la dépense de l'intérieur et des travaux publics, pour 54 (non compris les travaux des départements payés sur les 30 millions de produits spéciaux); la dotation des cultes, pour 12; la police générale, pour 1; les finances, pour 36 (compris 10 millions pour la caisse d'amortissement); l'administration du trésor, pour 18 (compris 10 millions de frais d'escompte); la marine, pour 106; la guerre, pour 321; enfin un fonds de réserve destiné aux dépenses imprévues, pour 10: total 720 millions, 750 avec les dépenses des départements.
Ce total des dépenses formant 750 millions, comparé avec le produit des recettes formant 770 millions, laissait une somme libre de 20 millions. Napoléon voulut sur-le-champ en restituer la jouissance au pays, par la suppression des 10 centimes de guerre établis en 1804, en remplacement des dons volontaires votés par les départements pour la construction de la flottille de Boulogne. C'était un soulagement considérable sur les contributions directes, les plus pesantes de toutes à cette époque, et le troisième de ce genre accordé depuis le 18 brumaire. Napoléon ordonna qu'en présentant la loi de finances au Corps Législatif, qui allait être assemblé après une prorogation d'une année, on lui proposât immédiatement cette amélioration importante dans le sort des contribuables, et qu'on annonçât ainsi la fin d'une partie des charges de la guerre, avant la fin de la guerre elle-même.
Sa pensée ardente, aimant à plonger dans l'avenir, avait déjà recherché quel serait en quelques années l'état des finances du pays, et il avait constaté qu'en quinze ans l'extinction rapide des rentes viagères et des pensions ecclésiastiques, le rachat également rapide des rentes perpétuelles dotées d'un fonds d'amortissement que la vente, chaque jour plus avantageuse, des biens nationaux rendait très-puissant, réduiraient la dette publique de 104 millions à 74. Mais bien avant ce résultat, qu'il fallait attendre plusieurs années encore, le rétablissement de la paix pouvait faire tomber les dépenses publiques fort au-dessous de 720 millions, faire monter fort au-dessus les revenus, et offrir d'abondants moyens ou de dégrèvements, ou de créations utiles. Sans les fautes que nous aurons bientôt à raconter, ces beaux résultats eussent été réalisés, et les finances de la France auraient été sauvées avec sa grandeur.
Au bon état des finances se joignait depuis l'année précédente une facilité toute nouvelle dans le service du Trésor. On se souvient que diverses causes, dont l'une était permanente et les autres accidentelles, avaient rendu ce service très-difficile, et avaient donné au Trésor l'apparence du riche embarrassé, qui, soit par défaut d'ordre, soit par difficulté de recouvrer ses revenus, ne peut pas suffire à ses dépenses courantes. La cause permanente naissait du régime des obligations et des bons à vue que les receveurs généraux souscrivaient, et qui, acquittables à leur caisse, mois par mois, étaient le moyen par lequel le produit des impôts arrivait au Trésor. Les obligations, représentant la valeur des contributions directes, n'étaient souscrites qu'à des échéances assez éloignées, et un quart au moins n'était payable que quatre, cinq ou six mois après l'année à laquelle elles appartenaient. Les bons à vue, représentant les contributions indirectes, et souscrits à des époques indéterminées, postérieurement au versement réalisé de l'impôt, ne faisaient parvenir à l'État les produits de ces contributions que cinquante ou soixante jours après leur entrée dans les caisses des receveurs généraux. Ces derniers avaient ainsi des jouissances de fonds qui constituaient une partie de leurs émoluments. Mais ce qui entraînait des inconvénients beaucoup plus graves que des bénéfices excessifs accordés à des comptables, c'était la nécessité où se trouvait le Trésor, pour réaliser ses revenus en temps opportun, de faire escompter ces obligations et bons à vue, quelquefois par la Banque, quelquefois par de gros capitalistes, qui lui avaient fait payer l'escompte jusqu'à 12 et 15 pour cent, et avaient même, comme M. Ouvrard, commis d'étranges détournements de valeurs. On évaluait à 124 millions les sommes dont l'échéance était ainsi reportée au delà des douze mois de l'année. Cependant, comme la dépense n'est pas plus que l'impôt acquittée dans ces douze mois, le service du Trésor aurait pu s'opérer presque sans escompte, si d'autres causes, tout accidentelles, n'étaient venues compliquer la situation ordinaire. D'une part, les budgets antérieurs de 1805, 1804, 1803, avaient laissé des arriérés, auxquels on essayait de pourvoir avec les ressources courantes; et d'autre part, la singulière aventure financière des négociants réunis, qui en confondant les affaires de France et d'Espagne avaient privé l'État d'une somme de 141 millions, avait constitué le Trésor dans un double embarras. On s'était vu obligé de suppléer à un déficit antérieur de 60 à 70 millions, et à un débet de 141 millions créé par les négociants réunis. Ce débet avait pour gage, à la vérité, des valeurs solides, mais d'une réalisation difficile. Il avait donc fallu, outre l'escompte annuel des 124 millions d'obligations n'échéant que dans l'année suivante, faire face à un déficit d'environ 200 millions. C'est ce qui explique la détresse financière de 1805 et de 1806, même au milieu des succès prodigieux de la campagne qui s'était terminée par la victoire d'Austerlitz.
Mais l'arrivée de Napoléon en janvier 1806, revenant victorieux, et les mains pleines des métaux enlevés à l'Autriche, avait fait renaître la confiance, et apporté un premier secours dont on avait grand besoin. Bientôt le crédit renaissant, l'intérêt de 12 et 15 pour cent était retombé à 9, et même à 6 pour cent, dans l'escompte des valeurs du Trésor.
D'autres moyens avaient été pris pour résoudre les difficultés du moment, et en rendre le retour impossible. Premièrement on avait retiré, comme nous l'avons dit, au Sénat, à la Légion-d'Honneur, à l'Université, les biens nationaux qui constituaient leur dotation, alloué des rentes en compensation, et transmis ces biens à la caisse d'amortissement, pour qu'elle en opérât la vente peu à peu, ce qu'elle faisait avec prudence et avantage. On estimait ces biens à 60 millions, et sur ce gage il avait été créé 60 millions de rescriptions, portant 6 et 7 pour cent d'intérêt, suivant les échéances, et successivement remboursables à ladite caisse, dans le courant de cinq années. Ces rescriptions, à cause de l'intérêt qu'elles rapportaient, de la certitude du gage, et de la confiance qu'inspirait la caisse qui en était garante, avaient acquis le crédit des meilleures valeurs, et n'avaient pas cessé de se négocier à un taux très-rapproché du pair. Elles avaient ainsi fourni un moyen d'acquitter l'arriéré des budgets de 1803, 1804, 1805. Les biens donnés en gage acquérant avec le temps une valeur plus considérable, on put porter à 70, et même à 80 millions, le chiffre de ces rescriptions, afin de suffire aux charges successivement révélées par la liquidation des exercices antérieurs.
Après avoir pourvu à cet arriéré, on avait apporté un grand soin à la rentrée des 141 millions constituant le débet des négociants réunis. M. Mollien, devenu ministre du Trésor au moment de la destitution de M. de Marbois, et sans cesse stimulé par Napoléon, avait déployé, dans la réalisation des valeurs composant ce débet, un zèle et une habileté remarquables. Recouvrement du débet des négociants réunis. D'abord on s'était emparé de dix à onze millions d'immeubles appartenant aux sieurs Ouvrard et Vanlerbergh. Puis on avait saisi les magasins de M. Vanlerbergh; et comme l'Empereur, très-content de son activité, lui avait continué le service des vivres de l'armée et de la marine, on s'était ménagé, en ne lui payant qu'une partie de ses fournitures, le moyen de rentrer bientôt dans une somme d'une quarantaine de millions. MM. Ouvrard, Desprez, Vanlerbergh avaient encore versé, en différents payements, ou en effets sur la Hollande, une somme de 30 millions. Enfin l'Espagne, reconnue personnellement débitrice dans le débet total d'une somme de 60 millions, s'était acquittée en déléguant 36 millions de piastres sur le Mexique, et en promettant de payer directement 24 millions, dans le courant de 1806, à raison de trois millions par mois. L'Espagne était le plus mauvais de tous ces débiteurs, car, sur les 24 millions acquittables mensuellement en 1806, elle n'avait versé que 14 millions en août 1807, après avoir montré avant Iéna une mauvaise volonté évidente, et depuis Iéna une impuissance déplorable. C'est à force d'emprunts sur la Hollande qu'elle avait remboursé, en août 1807, 14 des 24 millions dus en 1806. Quant aux 36 millions de piastres à toucher dans les comptoirs de Mexico, de la Vera-Cruz, de Caracas, de la Havane, de Buenos-Ayres, M. Mollien avait employé un moyen fort ingénieux pour en recouvrer la valeur: c'était de les céder à la maison hollandaise Hope, qui les cédait à la maison anglaise Baring, laquelle obtenait, à cause du besoin que l'Angleterre avait de métaux, la permission de les extraire des ports espagnols sur des frégates anglaises. La France ne garantissait que le versement, en rade, à bord des canots anglais, et les livrait au prix de 3 fr. 75 c., prix auquel elle les avait reçues. Le bénéfice de 1 fr. 25 c., abandonné à ceux qui bravaient les difficultés de l'opération, n'était donc pas fait sur elle-même, mais sur l'Espagne, qui payait ainsi par un énorme escompte l'éloignement des sources de sa richesse, et la faiblesse de son pavillon, obligé d'abandonner au pavillon anglais l'extraction des métaux de l'Amérique. Les maisons Baring et Hope, par des virements de valeurs, transmettaient ensuite au Trésor français le montant des piastres cédées. On en avait négocié à ces conditions pour plus de 25 millions, dont une partie venait de rentrer. Le surplus avait été employé à payer aux États-Unis, ou dans les colonies espagnoles, les dettes contractées par notre marine, et notamment les dépenses faites pour les vaisseaux de l'amiral Willaumez, qui avaient cherché refuge, les uns dans le port de la Havane, les autres dans le Delaware et dans la Chesapeak.
C'est à l'aide de ces diverses combinaisons qu'en août 1807, le Trésor français était parvenu à recouvrer 100 millions, sur les 141 composant l'énorme débet des négociants réunis. La rentrée des 41 millions restants était assurée, à 4 ou 5 millions près, et à des termes très-rapprochés.
Le Trésor obéré dans l'hiver de 1806, bientôt soulagé par les secours métalliques que Napoléon avait tirés de l'étranger, par le retour de la confiance, par le payement intégral de l'arriéré des budgets, par le recouvrement presque total du débet des négociants réunis, n'avait eu à pourvoir, en 1807, qu'à une petite partie de ce débet, et aux 124 millions d'obligations ordinairement recouvrables dans l'exercice suivant, ce qui était facile, comme nous l'avons déjà dit, l'acquittement de la dépense étant presque autant retardé que celui de l'impôt. Aussi l'Empereur avait-il pu exiger et obtenir que la solde de la grande armée, qui représentait 3 à 4 millions par mois, et dont il avait dispensé le Trésor de faire le versement immédiat, s'accumulât peu à peu à Erfurt, à Mayence, à Paris, et y formât un dépôt en numéraire de plus de 40 millions, précaution excessive qui prouve combien était prudent à la guerre cet homme si imprudent dans la politique[3].
Mais une institution nouvelle, qui était le complément nécessaire de notre organisation financière, facilita dès 1806 les opérations du Trésor, et y fit régner dans le courant de 1807 une abondance jusque-là inconnue. D'après le système proposé par M. Gaudin au Premier Consul le lendemain du 18 brumaire, système suivi jusqu'en 1807, les receveurs généraux souscrivaient, comme nous avons dit, au profit du Trésor des lettres de change, sous le titre d'obligations ou de bons à vue, échéant mois par mois. Ce fut là le moyen employé pour opérer la rentrée des revenus publics. On avait ainsi la certitude d'une échéance fixe, et on abandonnait comme émoluments, aux receveurs généraux, les bénéfices d'intérêts qui en résultaient, car l'impôt rentrait toujours avant l'échéance de ces obligations ou bons à vue. C'était sans doute une grande amélioration, eu égard au temps où ce système fut imaginé, car on s'était ainsi assuré des termes fixes pour le versement des impôts. Il restait en 1807 un dernier pas à faire, c'était d'obliger les comptables à livrer leurs fonds au Trésor au moment même où ils les recevaient. Mais supprimer tout à coup ce système de lettres de change, pour lui substituer le système plus naturel d'un versement immédiat, sous la forme d'un compte courant établi entre le Trésor et les receveurs généraux, aurait constitué un changement trop brusque et peut-être dangereux. L'expérience et l'esprit inventif de M. Mollien lui suggérèrent une transition des plus heureuses.
M. Mollien, comme on s'en souvient sans doute, était directeur de la caisse d'amortissement, lorsque Napoléon, satisfait de la manière dont il avait dirigé cette caisse, l'appela en 1806 au ministère du Trésor, en remplacement de M. de Marbois, destitué par suite de l'affaire des négociants réunis. M. Mollien était un discoureur subtil, ingénieux, tout plein des doctrines des économistes, très-habile en affaires quoiqu'il les exposât dans un langage prétentieux, timide, susceptible, se troublant aisément devant Napoléon, qui n'aimait pas les longues dissertations, mais retrouvant bientôt en lui-même l'indépendance d'un honnête homme, et la fermeté d'un esprit convaincu. Napoléon traitait quelquefois, avec la liberté de la toute-puissance et du génie, les théories de M. Mollien, et puis laissait agir cet habile ministre, sachant à quel point il était consciencieux, appliqué, et propre surtout à réformer le mécanisme du Trésor, où régnaient encore de vieilles routines protégées par des intérêts opiniâtres.
Lorsque la négociation des valeurs du Trésor fut enlevée à M. Desprez, représentant de la compagnie des négociants réunis, un comité des receveurs généraux avait été chargé de le remplacer. Ce comité exista quelque temps, et son service consistait à escompter les obligations et bons à vue, en agissant pour le compte des receveurs généraux. Les fonds dont ce comité se servait lui venaient des receveurs généraux eux-mêmes, qui touchaient toujours le montant des impôts avant l'époque où l'échéance des obligations et bons à vue les forçait à le verser. M. Mollien, frappé de cette remarque, que l'argent avec lequel on escomptait les valeurs du Trésor était l'argent du Trésor lui-même, imagina d'en exiger le versement immédiat, au moyen d'une combinaison qui, sans priver les comptables des jouissances de fonds dont ils profitaient, les amènerait à livrer directement, et sans intermédiaire, le produit de l'impôt aux caisses du Trésor. Pour y parvenir, il créa une caisse appelée caisse de service, titre emprunté de son objet même, à laquelle les receveurs généraux devaient envoyer à l'instant où ils les recevaient tous les fonds obtenus des contribuables, moyennant un intérêt de 5 pour cent. Cette caisse, afin de s'acquitter envers eux, devait ensuite, à l'échéance, leur remettre leurs obligations et bons à vue. Pour amener les receveurs généraux à verser les sommes perçues à cette caisse, il leur adressa une circulaire par laquelle il leur disait, que si d'une part ils ne devaient les fonds de l'impôt qu'à l'échéance de leurs obligations, de l'autre ils n'étaient que dépositaires de ces fonds, et n'avaient pas le droit de les employer en spéculations privées; que la caisse de service, instituée pour les recevoir, en serait le dépositaire le plus naturel et le plus sûr, et leur en payerait un intérêt raisonnable, celui de 5 pour cent. Moyens employés par M. Mollien pour amener les fonds à la caisse de service. Il ajouta que leur compte courant avec cette caisse serait mis tous les mois sous les yeux de l'Empereur, que chacun savait attentif, plein de mémoire et de justice. C'était assez pour stimuler le zèle de ceux qui avaient de la bonne volonté. Quant aux autres, M. Mollien s'y prit différemment. Dispensé, par l'abondance d'argent dont il commençait à jouir, de recourir aussi fréquemment à l'escompte des obligations et bons à vue, il ne laissa plus paraître un seul de ces effets sur la place; et si, dans certains besoins pressants, il était obligé de s'adresser à la Banque de France, pour qu'elle lui escomptât quelques millions de valeurs, c'était à condition qu'elle en garderait les titres dans son portefeuille. Dès lors les receveurs généraux qui faisaient valoir les fonds de l'impôt en agiotant sur les obligations et bons à vue, n'eurent plus d'autre ressource que la caisse de service elle-même, et ils lui envoyèrent ces fonds. Les uns par zèle, par émulation de se distinguer sous les yeux mêmes de l'Empereur, les autres par impossibilité de trouver ailleurs un emploi de leurs capitaux, depuis que les obligations ne paraissaient plus sur la place, versèrent le produit réalisé des impôts à la caisse de service, moyennant l'intérêt de 5 pour cent, et la caisse s'acquitta envers eux en leur restituant leurs obligations à chaque échéance. L'opération de l'escompte se trouva donc ainsi naturellement supprimée, et remplacée par un versement immédiat au Trésor, moyennant un intérêt de 5 pour cent, pour le temps à courir entre l'époque du versement et l'époque de l'échéance des obligations et bons à vue.
Instituée à la fin de 1806, au moment du départ de Napoléon pour la Prusse, la caisse de service regorgeait de fonds en 1807, au moment de son retour. M. Mollien, dont on ne saurait trop admirer en cette occasion les combinaisons ingénieuses et habiles, ne se borna point à diriger vers la caisse de service les fonds des receveurs généraux; il fit mieux encore. Ce n'étaient pas seulement les comptables qui avaient recours aux obligations et aux bons à vue, pour l'emploi des fonds dont ils avaient la disposition temporaire, c'étaient aussi les particuliers qui cherchaient là des placements à court terme (comme font aujourd'hui les capitalistes français qui recherchent les bons du Trésor, ou les capitalistes anglais qui recherchent les bons de l'Échiquier); c'étaient aussi les établissements publics qui avaient des capitaux à placer, comme le Mont-de-Piété, la Banque, la caisse d'amortissement, etc. Ces divers capitalistes s'adressaient aux banquiers faisant ordinairement l'agio des obligations et bons à vue, afin de s'en procurer. M. Mollien autorisa la caisse de service, par le décret d'institution, à émettre des billets sur elle-même, portant un intérêt de 5 pour cent, et une échéance déterminée. Au lieu de donner des obligations ou des bons à vue aux particuliers, elle leur remit de ces billets sur elle-même, et elle en eut bientôt placé pour 18 millions, ce qui la mit en possession d'une égale somme en écus. Elle conclut encore un traité particulier avec le Mont-de-Piété, qui avait ordinairement besoin de 15 à 18 millions d'obligations, pour l'emploi de ses fonds. Au lieu de lui remettre des obligations, on lui remit des billets de la caisse de service, en lui donnant la garantie d'un dépôt de 18 millions d'obligations conservées au Trésor dans un portefeuille spécial. De la sorte les obligations et bons à vue ne circulèrent plus; les billets de la caisse de service les remplacèrent dans le public. Il y avait en juillet 1807 un an que cette caisse existait, et elle avait déjà reçu 45 millions des receveurs généraux (dont moitié pour leur compte, moitié pour celui des capitalistes de province), 18 millions du public, 18 millions du Mont-de-Piété, c'est-à-dire une somme totale de 80 millions.
On comprend quelle facilité la création de la nouvelle caisse avait dû apporter dans le service du Trésor, qui, soulagé de l'arriéré des budgets par la création des 70 millions de rescriptions, remboursé de la plus grande partie du débet des négociants réunis, trouva en outre, dans cet emprunt flottant de 80 millions, des ressources qui le dispensèrent de recourir à l'escompte des obligations et bons à vue. En réalité cet emprunt avait toujours existé, puisque toujours les capitaux avaient cherché un placement temporaire dans les bonnes valeurs du Trésor. Mais le Trésor n'en avait pas été l'intermédiaire. Des spéculateurs, placés entre lui et le public, attiraient les capitaux à eux, et ensuite lui faisaient désirer, demander, souvent attendre, et payer à un taux exorbitant l'escompte des obligations et des bons à vue. Quelquefois même ces spéculateurs n'étaient autres que ses propres comptables, qui lui prêtaient les fonds de l'impôt, et non-seulement le rançonnaient sans pudeur, mais prenaient aussi de funestes habitudes d'agiotage. La caisse de service étant devenue l'intermédiaire, se trouvait maîtresse de cet emprunt permanent, du taux auquel il se contractait; s'affranchissait des comptables, qu'elle réduisait à n'être plus que les simples dépositaires des deniers publics, et ne leur laissait du rôle de banquiers que le soin de mouvoir les fonds du Trésor d'un point à un autre. L'abaissement subit et extraordinaire des frais de négociation de 1806 à 1807, devint la preuve matérielle de tous ces avantages. Pour l'exercice 1806, qui, à cause du changement de calendrier, comprenait, outre les douze mois de 1806, les trois derniers mois de 1805, la dépense des frais de négociation s'était élevée à la somme exorbitante de 27 à 28 millions[4]. Pour les quatre premiers mois, elle avait été de 14 millions (ce qui supposait 3 millions et demi par mois, c'est-à-dire 40 millions par an). Pour les sept mois suivants elle avait été de près de 9 millions (ce qui ne supposait plus que 1,200 mille francs par mois, et 14 ou 15 millions par an). Enfin pour les quatre derniers mois elle avait été de 4 millions 300 mille francs (ce qui supposait tout au plus 12 millions par an). Cette dépense était réduite en 1807 à 9 ou 10 millions, économie considérable, qui ne laissait aux capitalistes que des bénéfices légitimes, et nullement regrettables, si on considère surtout le partage qui s'en faisait. Sur ces 9 millions la Banque percevait 1,400 mille francs, la caisse d'amortissement 1,500, le Mont-de-Piété 1,350, les receveurs généraux et particuliers, pour leurs frais et rétributions, 5 millions. Quel changement, si on se reporte aux années antérieures, où les comptables se ménageaient des bénéfices exorbitants sur les sommes qu'ils retenaient, si on remonte surtout aux temps de l'ancienne monarchie, où les fermiers généraux payaient la cour, les ministres, les employés, et réalisaient encore des fortunes immenses pendant un bail de quelques années!
La caisse de service, outre ces divers avantages, d'émanciper le Trésor, de lui procurer de grandes économies, de ramener ses comptables à de meilleures habitudes, avait pour conséquence de faire cesser dans la circulation générale des valeurs de faux mouvements, qui se résolvaient pour l'État et pour le pays lui-même, ou en frais de banque, ou en pertes d'intérêts, ou en déplacements inutiles de numéraire. Lorsque, par exemple, le Trésor n'était pas encore, au moyen du compte courant avec ses comptables, en communication directe et journalière avec eux, et qu'il avait besoin d'argent quelque part, ignorant ce qu'il en était, il faisait escompter à Paris des obligations, et en expédiait la valeur sur les lieux, où souvent se trouvaient déjà dans la caisse du receveur général des fonds en abondance. De son côté le receveur général, intéressé à se débarrasser de fonds inutiles, cherchait à les diriger sur Paris ou sur d'autres points, et chargeait de métaux les voitures publiques, tandis que si le compte courant eût existé, de simples écritures auraient suffi, et eussent dispensé le Trésor d'envoyer du numéraire dans les départements, et les départements d'en envoyer à Paris.
M. Mollien ne s'était pas borné à la création d'une caisse de service au centre de l'empire, il en avait institué une semblable dans les départements situés au delà des Alpes. Là plus encore que dans l'ancienne France, se rencontrait la fâcheuse contradiction de fonds stagnants chez les comptables avec des besoins pressants auxquels il fallait pourvoir par des envois de numéraire. Pour faire cesser ce grave inconvénient, M. Mollien établit, non pas à Turin, mais à Alexandrie, dans l'enceinte de la grande forteresse construite par Napoléon, une caisse de virements, à laquelle tous les comptables de la Ligurie, du Piémont et de l'Italie française, devaient verser leurs fonds, et qui à son tour les dirigeait vers les lieux où existaient des besoins, à Milan surtout, où il y avait à payer l'armée française. Cette caisse, placée sous la direction d'un agent habile, M. Dauchy, avait bientôt produit les mêmes avantages que celle qu'on avait instituée à Paris, c'est-à-dire rendu le service facile, les ressources abondantes, les envois de numéraire inutiles; et c'était la peine, en vérité, d'apporter un tel ordre dans cette partie des finances de l'Empire, car l'Italie française (nous entendons par ce nom celle qui était convertie en départements, et non celle qui était constituée, sous le prince Eugène, en État allié mais indépendant), l'Italie française rapportait à cette époque jusqu'à 40 millions, dont 18 étaient consacrés à payer l'administration locale, la justice, la police, les routes; et 22 millions restaient, soit pour la construction des places fortes, soit pour contribuer à l'entretien des 120 mille hommes, qui fermaient aux Autrichiens les routes de la Lombardie.
Napoléon avait suivi attentivement, tandis qu'il faisait la guerre au Nord, la marche et les progrès de ces nouvelles créations financières; et à son retour, le jour même où les ministres étaient venus saluer en lui l'heureux vainqueur du continent, il avait félicité M. Mollien avec une sorte d'effusion. Ne voulant jamais faire le bien à demi, il se proposait de rendre plus complète encore ce qu'il appelait l'émancipation du Trésor. La nouvelle caisse de service, moyennant l'emprunt flottant de 80 millions dont il vient d'être parlé, était presque dispensée, sauf dans certains besoins pressants, pour lesquels elle s'adressait à la Banque, de recourir à l'escompte des obligations et bons à vue. Mais Napoléon résolut d'assurer ses ressources d'une manière définitive, à l'aide d'une combinaison dont il avait déjà eu l'idée lorsqu'il bivouaquait au milieu des neiges de la Pologne. La somme des obligations et bons à vue, dont l'échéance n'arrivait que dans l'année suivante, et qu'il fallait dès lors escompter, s'élevait à 124 millions environ. Il est vrai que la dépense comme la recette ne s'acquittait pas dans l'année. Prêt permanent de 124 millions fait par le trésor de l'armée à la caisse de service pour assurer définitivement ses ressources. Mais Napoléon voulait autant que possible faire solder la dépense dans l'année même, et pour cela réaliser dans le même intervalle de temps les revenus de l'État. Conformément à ce qu'il avait imaginé en Pologne, il voulut que les obligations de 1807, qui ne devaient échoir qu'en 1808, fussent abandonnées à l'exercice 1808; que celles de 1808, qui ne devaient échoir qu'en 1809, fussent abandonnées également à 1809, de façon que chaque exercice n'eut que des valeurs échéant dans les douze mois de sa durée. Mais pour qu'il en fût ainsi, il fallait fournir à 1807 l'équivalent des 124 millions de valeurs reportées sur les exercices suivants. Napoléon résolut de faire à la caisse de service un prêt de 124 millions, qui pouvait être définitif, grâce aux ressources dont il disposait. Après diverses combinaisons, il s'arrêta à l'idée de faire fournir 84 millions, sur les 124, par le trésor de l'armée, et les 40 restants par les établissements qui avaient l'habitude de placer leurs fonds dans les valeurs du Trésor. La nouvelle caisse allait dès lors se trouver dans une abondance extraordinaire, ayant 84 millions qui lui venaient tout à coup de l'armée, et n'ayant plus que 40 millions à demander au public, au lieu de 80 qu'elle lui avait empruntés en 1807. Elle devait être dispensée à l'avenir d'escompter les obligations et bons à vue, puisque chaque exercice n'aurait désormais à sa disposition que des valeurs échéant dans l'année même. Napoléon décida en outre que les 124 millions d'obligations et de bons à vue, reportés d'une année sur l'autre, seraient enfermés dans un portefeuille, pour n'en sortir que l'année suivante, au moment de leur remplacement par une égale somme de valeurs nouvelles. Il devenait facile alors de les supprimer comme inutiles, car leur seule fonction consistait à rester en dépôt dans le portefeuille, ou à procurer aux comptables par des échéances différées des bénéfices d'intérêts qu'on avait jugé convenable de leur accorder. On pouvait obtenir les mêmes résultats en réglant le compte d'intérêt établi entre le Trésor et les receveurs généraux, de manière à indemniser ces derniers. C'est en effet ce qui est arrivé depuis. La caisse de service, instituée d'après les mêmes principes, s'appelle caisse centrale du Trésor. Les receveurs généraux sont en compte courant avec cette caisse. On les débite, c'est-à-dire on les constitue débiteurs de tout ce qu'ils ont reçu dans la dizaine. On les crédite, c'est-à-dire on les constitue créanciers de tout ce qu'ils ont versé dans la même dizaine. L'intérêt qui court contre eux, quand ils sont débiteurs, court pour eux quand ils sont créanciers. On règle ensuite le compte d'intérêt tous les trois mois, et, de plus, à la fin de l'année, on leur alloue pour la masse des contributions directes, autrefois représentées par les obligations, une bonification d'intérêt, qui les indemnise si les rentrées n'ont pas eu lieu dans les douze mois, qui les récompense s'ils ont su les opérer dans cet intervalle de temps, qui les intéresse enfin au prompt et facile recouvrement des deniers publics.
Cette belle opération achevait la réorganisation des finances, par la bonne constitution de la trésorerie. Il fut convenu qu'elle ne s'exécuterait définitivement qu'en 1808, soit à cause du débet des négociants réunis qui ne pouvait être entièrement acquitté qu'à cette époque, soit à cause du recouvrement des contributions étrangères qu'il était impossible d'opérer plus tôt. L'emprunt de 124 millions dut être applicable à l'exercice 1808, lequel, moyennant cette somme de 124 millions, allait faire abandon à l'exercice 1809 de toutes les obligations et bons à vue échéant après le 31 décembre 1808; de façon que l'exercice 1809 devait être le premier qui n'aurait à sa disposition que des valeurs échéant dans les douze mois de sa durée[5].
Ce prêt accordé au Trésor de l'État par le trésor de l'armée ne devait pas être temporaire, mais définitif, au moyen d'une combinaison profonde, qui révélait plus clairement encore l'usage que Napoléon entendait faire des produits de la victoire. Il entrevoyait qu'après avoir payé les dépenses extraordinaires de guerre de 1805, de 1806 et de 1807, il lui resterait environ 300 millions, lesquels étaient déjà déposés en partie, et devaient être déposés en totalité à la caisse d'amortissement. Il prétendait faire sortir de ce trésor comme d'une source merveilleuse, non-seulement le bien-être de ses généraux, de ses officiers, de ses soldats, mais la prospérité de l'Empire. Si à cette somme on ajoute 12 à 15 millions qu'il avait l'art d'économiser tous les ans sur les 25 millions de la liste civile, plus une quantité de domaines fonciers, en Pologne, en Prusse, en Hanovre, en Westphalie, on aura une idée des ressources immenses qu'il s'était ménagées, pour assurer à la fois les fortunes particulières et la fortune publique. Mais, dans le désir d'en retirer un double bienfait, il se serait bien gardé de récompenser ses généraux, ses officiers, ses soldats avec des sommes en argent, car ces sommes auraient été bientôt dévorées par ceux qu'il voulait enrichir, et qui, se sentant exposés continuellement à la mort, entendaient jouir de la vie pendant qu'elle leur était laissée. Il lui suffisait donc que le trésor de la grande armée fût riche en revenus, et il ne tenait pas à ce qu'il le fût en argent comptant. En conséquence il décida que, pour les 84 millions qu'il allait verser à la caisse de service, l'État fournirait au trésor de l'armée une somme équivalente d'inscriptions de rentes 5 pour cent. Bien résolu à ne pas recourir au public pour contracter des emprunts, il avait ainsi dans le trésor de l'armée un capitaliste tout trouvé, qui prêtait à l'État, moyennant un intérêt raisonnable, sans qu'il y eût ni agiotage ni dépréciation de valeurs; et de plus il pouvait compléter par des dotations en rentes les fortunes militaires, qu'il avait déjà commencées avec des dotations en terres.
C'est d'après ce principe qu'il acheva de régulariser les budgets de 1806 et de 1807, qui n'étaient pas encore définitivement liquidés. Les contributions de guerre frappées en pays conquis servaient des budgets à acquitter les dépenses extraordinaires d'entretien, de matériel, de remonte de l'armée, et Napoléon ne laissait au compte du Trésor que la solde annuelle et ordinaire. Mais cette charge seule de la solde devait faire monter à 770 millions le budget de 1806, à 778 celui de 1807, et, comme on l'a vu, les ressources ordinaires de l'impôt n'avaient pas encore atteint ce chiffre. Napoléon pensa que les produits de la victoire devaient servir non-seulement à enrichir ses soldats, mais aussi à soulager les finances, et à les maintenir en équilibre. Il voulut donc qu'il fût pourvu par la caisse de l'armée à ces excédants de dépense que l'impôt ne pouvait pas couvrir, jusqu'à concurrence de 33 millions pour 1806, et de 27 millions pour 1807. Grâce à ce secours, les quatorze mois de solde dont le versement avait été ajourné, et dont la valeur avait été accumulée peu à peu en numéraire, dans des caisses de prévoyance établies à Paris, à Mayence, à Erfurt, se trouvèrent liquidés. Si on joint ce supplément à ceux que la caisse des contributions avait déjà fournis pour les dépenses extraordinaires de guerre, on arrive à des sommes de 80 millions pour 1806, de 150 millions pour 1807; ce qui ferait monter les dépenses totales de l'armée à 372 millions pour 1806, et à 486 millions pour 1807, sans parler de beaucoup d'autres consommations locales échappant à toute évaluation. C'est là ce qui explique comment sur les 60 millions imposés à l'Autriche en 1803, sur les 570 imposés en 1806 et 1807 à l'Allemagne, soit en nature, soit en argent, il ne devait rester au trésor de l'armée qu'environ 20 millions de la première contribution, et 280 de la seconde. Mais ce genre de service n'était pas le seul que le trésor de l'armée dût rendre aux budgets de 1806 et de 1807. Le Trésor avait compté comme recettes de ces deux exercices des valeurs qui n'étaient pas immédiatement réalisables, telles que 10 millions de biens rétrocédés par les négociants réunis, 6 millions du prix des salines de l'Est, 8 millions d'anciens décomptes des acquéreurs de biens nationaux, le tout montant à 24 millions. Napoléon consentit à ce que le Trésor payât avec ces valeurs ce qu'il devait à l'armée pour le règlement de la solde. Ces valeurs, d'une réalisation plus ou moins éloignée, mais certaine, convenaient au trésor de l'armée, qui n'avait pas besoin d'argent mais de revenus, et ne convenaient pas au Trésor de l'État, auquel il fallait des ressources immédiates.
Napoléon compléta les belles mesures financières de cette année par l'établissement de la nouvelle comptabilité en partie double, laquelle acheva d'introduire dans nos finances la clarté admirable qui n'a cessé d'y régner depuis.
La nouvelle caisse de service ayant créé aux comptables le devoir, l'intérêt, la nécessité de verser leurs fonds au Trésor à l'instant même où ils les percevaient, en n'y apportant que le délai inévitable de la perception locale, de la centralisation au chef-lieu de département, et de l'envoi soit à Paris, soit sur les lieux de dépenses, avait fourni le moyen d'observer plus exactement les faits dont se composent la recette et le versement des impôts. M. Mollien, qui avait été employé autrefois dans la régie des fermes, où l'on ne suivait pas dans la tenue des comptes les formes routinières et vagues de l'ancienne trésorerie, mais les formes simples, pratiques et sûres du commerce, les avait introduites à la caisse d'amortissement, lorsqu il en était le directeur, et à la caisse de service depuis qu'il en avait fait adopter l'institution. Il avait fait usage dans cette caisse des écritures en partie double, qui consistent à tenir un journal quotidien de toutes les opérations de recette ou de dépense au moment même où elles s'exécutent, à extraire de ce journal les faits particuliers à chacun des débiteurs ou créanciers auxquels on a affaire dans une même journée, pour ouvrir à chacun d'eux un compte particulier qui met en regard ce qu'ils doivent et ce qu'on leur doit; à résumer enfin tous ces comptes particuliers dans un compte général, qui n'est qu'une analyse quotidienne et bien faite des relations d'un commerçant avec tous les autres, et lui donne pour contradicteurs naturels tous ceux qui sont nommés dans ses livres, lesquels ont dû tenir de leur côté des livres semblables, et les tenir exactement sous peine de faux. M. Mollien, observant, à l'aide de pareilles écritures, la marche de la caisse de service, et la situation des comptables envers elle, pouvant à chaque instant s'assurer de leur exactitude à verser, et à chaque instant aussi savoir ce qu'elle avait de ressources ou d'engagements, se demanda naturellement pourquoi cette comptabilité ne deviendrait pas celle du Trésor lui-même, sa comptabilité obligatoire et unique. Obscurité des comptes résultant de l'ancienne comptabilité. Les receveurs généraux n'envoyaient alors à la comptabilité générale que des déclarations résumées de leurs recettes et de leurs versements, à des intervalles de temps éloignés, et sans y joindre un journal quotidien de leurs opérations. Les comptables inférieurs qui leur versaient les fonds, les payeurs qui les recevaient de leurs mains pour les appliquer aux dépenses de l'État, et qui étaient les uns et les autres leurs contradicteurs naturels, n'envoyaient pas non plus le journal de leurs opérations. Ils n'adressaient tous que des résultats généraux, qui étaient recueillis plus tard, et trop tard pour que la comptabilité générale fût à même, en les comparant, d'apurer le compte de chacun. Aussi les receveurs généraux pouvaient-ils se constituer en débet, sans que le Trésor le sût, et, ce qui est pire, sans qu'ils le sussent eux-mêmes. Lorsqu'il y avait, en effet, tel d'entre eux qui percevait dans l'année trente à quarante millions, il lui était bien facile, sur pareille somme, de retenir annuellement deux ou trois cent mille francs, et, en gagnant ainsi quatre ou cinq années sans régler son compte, d'accumuler trois ou quatre débets ensemble, et de s'arriérer avec le Trésor d'un ou de plusieurs millions. Il y en avait qui devaient 12, 15, 18 cent mille francs, et qui les employaient ou à faire des spéculations aventureuses, ou à s'engager dans de folles dépenses, ou même, se croyant riches avant de l'être, à acheter des propriétés qui devenaient pour eux des causes de ruine, parce qu'elles n'étaient pas en rapport avec leur fortune véritable. Une enquête sévère prouva que beaucoup d'entre eux se trouvaient dans ces diverses situations. Les receveurs généraux qui ne trompaient pas le Trésor, ou qui, en le trompant, ne se trompaient pas eux-mêmes, étaient ceux qui, sans le dire, faisaient usage pour leur propre compte de la comptabilité quotidienne, rigoureuse, contradictoire, que le commerce emploie sous le titre d'écritures en partie double, et que M. Mollien venait d'introduire tant à la caisse d'amortissement qu'à la caisse de service. Création d'un bureau spécial pour l'introduction de la nouvelle comptabilité. Cette circonstance, bientôt constatée par les inspecteurs du Trésor, suffisait pour servir de leçon décisive et au ministre, et à Napoléon lui-même, toujours informé de ce qui se passait dans l'administration. M. Mollien, n'osant pas changer sur-le-champ la comptabilité de l'Empire, ni éteindre une lumière, quelque obscure qu'elle fût, sans auparavant en avoir fait luire une nouvelle, imagina de créer une seconde comptabilité à côté de l'ancienne, et concurremment avec elle. Il institua auprès de lui un bureau de comptabilité, dirigé par un comptable exercé[6], lui adjoignit des teneurs de livres pris dans diverses maisons de commerce, et une quantité de jeunes gens qui appartenaient à de vieilles familles de finances, quelques-uns même qui étaient fils de ces fermiers généraux dont la révolution avait fait tomber la tête. Il fit tenir par ce bureau des écritures en partie double avec plusieurs receveurs généraux, qui, n'ayant pas l'intention de dérober la vérité au Trésor, cherchaient, au contraire, les meilleurs moyens de la connaître. Quelques autres qui, sans mauvaise intention, n'avaient de raisons d'éloignement pour le nouveau mode d'écritures, que sa nouveauté et leur ignorance, reçurent des jeunes gens tirés du bureau créé à Paris, pour leur enseigner à s'en servir. Enfin on l'imposa à ceux qu'on suspectait. Il fallut fort peu de temps pour reconnaître que beaucoup de comptables étaient en débet, les uns par aveuglement sur leur situation, les autres par l'entraînement des fausses spéculations ou d'un luxe exagéré. Il y en avait qui avaient fini par regarder leurs débets, reportés depuis longues années d'un exercice sur l'autre, comme un capital à eux appartenant, et qui avaient acquis des terres en proportion d'une fortune qu'ils croyaient avoir, et qu'ils n'avaient pas. Plusieurs furent obligés de livrer le secret de leurs relations avec les riches spéculateurs de Paris, et on découvrit ainsi que leurs fonds, c'est-à-dire ceux de l'État, avaient servi à l'agiotage sur les obligations et bons à vue, agiotage qui coûtait au Trésor 25 millions de frais de négociation au lieu de 10. Le receveur général de la Meurthe fut, à lui seul, constitué débiteur envers le Trésor d'une somme de 1,700,000 francs. Une fois ce mystère éclairci, il n'y eut plus à hésiter, et il fallut changer le système de comptabilité. La chose était facile, puisqu'on avait le moyen de substituer partout le nouveau mode à l'ancien. Napoléon, qui donnait toujours force aux bonnes innovations, en repoussant les mauvaises, avait depuis son retour constamment suivi la marche de cette expérience financière, et il autorisa M. Mollien à rédiger un décret pour rendre la nouvelle comptabilité obligatoire dans tout l'Empire à partir du 1er janvier 1808. Les relations de chaque comptable avec la caisse de service, décrites exactement et rendues obligatoires, fournirent le dispositif de ce décret. Chaque receveur général ou particulier, chaque payeur, chaque dépositaire en un mot des deniers publics, chargé de les recevoir ou de les verser, fut astreint désormais à tenir un journal quotidien de ses opérations, à l'envoyer tous les dix jours au Trésor, qui, en comparant ces divers journaux les uns avec les autres, a été depuis mis en mesure de constater exactement l'entrée, la sortie des valeurs, de ne payer, de n'exiger que les intérêts qu'il doit, ou ceux qui lui sont dus. Les dispositions de ce décret sont les mêmes qui se pratiquent encore aujourd'hui, et elles ont fait de la comptabilité française la plus sûre, la plus exacte, la plus claire de l'Europe. Elles ont permis de clore chaque exercice dix mois après la fin de l'année à laquelle il appartient, c'est-à-dire au 1er novembre suivant. Grâce à cette réforme, les agents du Trésor, contrôlés les uns par les autres, à l'aide du témoignage journalier et direct de leurs écritures, inondés en quelque sorte de lumière, ne pouvaient plus avoir ni le moyen ni la tentation de tromper, et étaient même soustraits au danger de s'endetter envers l'État. Napoléon et M. Mollien, d'accord sur ce point comme sur tous les autres, furent d'avis qu'il ne fallait, chez les comptables surpris en faute, punir que la mauvaise foi évidente, mais pardonner ou les inexactitudes involontaires, ou les lenteurs, suite d'anciennes habitudes; car la mauvaise méthode avait été le complice et le séducteur des mauvais comptables, et était plus coupable qu'eux. En conséquence, excepté trois receveurs généraux qu'on frappa de destitution, les autres furent ramenés à de meilleures habitudes, mais non privés de leur charge.
Napoléon, charmé de ce bel ordre, voulut récompenser le ministre qui l'avait établi, et qu'il avait du reste puissamment secondé par son approbation, par la force qu'il lui avait prêtée contre des résistances intéressées. N'approuvant pas toujours ses idées en fait d'économie publique, quoiqu'il approuvât toutes ses idées en fait de comptabilité financière, il avait un jour au Conseil d'État lancé quelques traits acérés contre les novateurs. M. Mollien avait cru que ces traits étaient dirigés contre lui, et s'en était plaint dans une lettre respectueuse, mais empreinte du chagrin qu'il avait ressenti. Napoléon se hâta de lui répondre en termes pleins de noblesse et de cordialité, et de lui exprimer sa haute estime, et son regret d'avoir été mal compris. Puis il lui adressa l'une des grandes décorations qu'il distribuait à ses serviteurs, et une somme considérable pour acheter une terre, dans laquelle ce ministre passe aujourd'hui les dernières années d'une vie utile et justement honorée.
Une seule institution manquait encore pour que l'administration de la France ne laissât plus rien à désirer. On avait réuni dans la comptabilité centrale, comme dans un foyer où des rayons lumineux viennent se concentrer pour répandre plus d'éclat, tous les moyens de contrôle et de constatation mathématique. Mais cette comptabilité n'avait qu'une autorité purement administrative. Ses décisions à l'égard des comptables étaient insuffisantes dans certains cas, pour les contraindre ou pour les libérer, et, à l'égard du pays, elles n'avaient d'autre valeur morale que celle d'un témoignage rendu par les administrateurs du Trésor sur eux-mêmes et sur leurs subordonnés. Il restait à créer une juridiction plus élevée, c'est-à-dire une magistrature apurant tous les comptes, déchargeant valablement les comptables, dégageant leurs personnes et leurs biens hypothéqués à l'État, affirmant, après un examen fait en dehors des bureaux des finances, l'exactitude des comptes présentés, et donnant à leur règlement annuel la forme et la solennité d'un arrêt de cour suprême. Il fallait enfin créer une Cour des comptes. Napoléon y avait souvent pensé, et il réalisa au retour de Tilsit cette grande pensée.
Il avait existé autrefois en France, sous le titre de Chambres des comptes, des tribunaux de comptabilité, exerçant sur les comptables une surveillance active, remplaçant jusqu'à un certain degré celle qu'une trésorerie mal organisée ne pouvait exercer alors, ayant sur eux les pouvoirs d'une juridiction criminelle, chargée de poursuivre les délits de concussion, mais exposée aussi à être dessaisie par un gouvernement arbitraire, et l'ayant été plus d'une fois quand il s'agissait de riches comptables, hautement protégés parce qu'ils avaient été hautement corrupteurs. C'était là un premier modèle qu'il fallait améliorer, et adapter aux institutions, aux mœurs, à la régularité des temps nouveaux. Depuis l'abolition en 1789 des Chambres des comptes, ensevelies avec les parlements dans une ruine commune, il n'avait existé qu'une commission de comptabilité, indépendante à la vérité du Trésor, mais privée de caractère, trop peu nombreuse, et ayant laissé s'arriérer un nombre immense de comptes. Napoléon, obéissant à son goût pour l'unité, et se conformant au caractère de la nouvelle administration française, centralisée dans toutes ses parties, ne voulut qu'une seule Cour des comptes, qui aurait rang égal au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et viendrait immédiatement après ces deux grands corps. Elle dut juger, directement, individuellement, et tous les ans, les receveurs généraux et les payeurs, c'est-à-dire les agents de la recette et de la dépense. On ne lui attribua aucune action criminelle sur eux, car c'eût été déplacer les juridictions, mais on lui donna le pouvoir de les déclarer tous les ans quittes envers l'État pour leur gestion annuelle, et de libérer leurs biens, c'est-à-dire de décider les questions d'hypothèque. On la chargea enfin de tenir des cahiers d'observations sur la fidèle exécution des lois de finances, cahiers remis chaque année au chef de l'État par le prince architrésorier de l'Empire. Le jugement des ordonnateurs refusé à la nouvelle Cour des comptes. On discuta vivement devant Napoléon, et dans le sein du Conseil d'État, si la nouvelle Cour des comptes jugerait ou ne jugerait pas les ordonnateurs, c'est-à-dire si elle se bornerait à constater que les agents des recettes avaient perçu des deniers légalement votés, et en avaient rendu un compte fidèle, que les agents de la dépense avaient acquitté des dépenses légalement autorisées, ou bien si elle irait jusqu'à décider que les ordonnateurs, c'est-à-dire les ministres, avaient bien ou mal administré, avaient, par exemple, bien ou mal acheté les blés destinés à nourrir l'armée, les chevaux destinés à remonter la cavalerie, qu'ils avaient été, en un mot, ou n'avaient pas été dispensateurs intelligents, économes et habiles de la fortune publique. Aller jusque-là, c'était donner à des magistrats, qui devaient être inamovibles pour être indépendants, le moyen, et avec le moyen la tentation, d'arrêter la marche du gouvernement lui-même, en leur permettant de s'élever du jugement des comptes au jugement des agents suprêmes du pouvoir. Le gouvernement eût abdiqué son autorité en faveur d'une juridiction inamovible, dès lors invincible dans ses écarts. Il fut donc résolu que la nouvelle Cour des comptes ne jugerait que les comptables, jamais les ordonnateurs; et, pour plus de sûreté, il fut établi que ses décisions, loin d'être sans appel, pourraient être déférées au Conseil d'État, juridiction souveraine, à la fois impartiale et imbue de l'esprit de gouvernement, d'ailleurs amovible, et toujours facile à ramener si elle avait pu s'égarer.
Restait à régler l'organisation de la nouvelle Cour. On voulut proportionner le nombre de ses membres à l'étendue de sa tâche. D'abord pour que l'examen auquel elle se livrerait fût réel, et ne devînt pas une simple homologation du travail exécuté dans les bureaux des finances, on institua, sous le nom de conseillers référendaires, une première classe de magistrats, n'ayant pas voix délibérative, aussi nombreux que la multiplicité des comptes l'exigerait, et chargés de vérifier chacun de ces comptes, les pièces comptables sous les yeux. Ils devaient soumettre le résultat de leur travail à la haute magistrature des conseillers-maîtres, qui seuls auraient voix délibérative, et seraient divisés en trois chambres de sept membres chacune, six conseillers et un vice-président. Il fut établi que, suivant la gravité des questions, les trois chambres se réuniraient en une seule assemblée, sous la présidence d'un premier président, qui, avec un procureur général, devait être à la tête de la compagnie, lui donner l'impulsion et la direction. Ce corps respectable, qui a depuis rendu de si grands services à l'État, devait prendre rang immédiatement après la Cour de cassation, et recevoir les mêmes traitements. On lui assigna, dès son début, une tâche difficile, et qu'il pouvait seul accomplir, c'était d'apurer les comptabilités arriérées, dont le nombre ne s'élevait pas à moins de 2,300, dont la date remontait à la création des assignats, et dont la dernière commission de comptabilité n'avait jamais pu achever l'examen. Cet examen était difficile, car il fallait distinguer entre les comptables de bonne foi, qui avaient souffert des variations continuelles du papier-monnaie, et les comptables frauduleux qui en avaient profité. Il était non-seulement difficile mais urgent, urgent pour l'État qui avait à réclamer des valeurs considérables, et pour les familles des comptables morts ou révoqués, qui avaient à se débarrasser de l'hypothèque légale mise sur tous leurs biens. La nouvelle Cour reçut le pouvoir d'arbitrer à l'égard de ces comptabilités arriérées, tandis que pour les comptes nouveaux elle devait s'en tenir à l'application rigoureuse des lois. Elle s'acquitta bientôt de cet arbitrage, avec autant de justice qu'elle en montra depuis dans l'application pure et simple des lois de finances, dont elle a la garde, comme la Cour de cassation a la garde des lois civiles et criminelles de notre pays.
Cette institution, qui devait avoir des résultats si utiles et si durables pour l'administration tout entière, eut encore l'avantage secondaire de fournir des emplois honorables et lucratifs aux membres les plus distingués du Tribunat, que Napoléon tenait à placer d'une manière convenable, car dans ses conceptions tout se liait et s'enchaînait fortement. Il composa donc la nouvelle Cour des comptes avec les membres de la commission de comptabilité qui venait d'être supprimée, et avec les membres du Tribunat qui venait d'être supprimé également. MM. Jard-Panvilliers, Delpierre, Brière de Surgy, les deux premiers membres du Tribunat, le troisième membre de la commission de comptabilité, furent nommés vice-présidents de la nouvelle Cour. M. Garnier, membre de la commission de comptabilité, en fut nommé procureur général. Restait à pourvoir à la charge importante de premier président. C'était le cas de réparer envers un homme respectable les rigueurs passagères dont il avait été l'objet. M. de Marbois tiré de sa disgrâce pour présider la Cour des comptes. Cet homme était M. de Marbois, destitué en 1806 des fonctions de ministre du Trésor, pour avoir manqué de finesse et de fermeté dans ses relations avec les négociants réunis. Napoléon avait eu tort d'attendre de lui ces qualités, et de le punir parce qu'il ne les avait pas. Il répara ce tort, en le mettant à sa véritable place, celle de premier président de la Cour des comptes, car M. de Marbois était bien plus fait pour être le premier magistrat de la finance que pour en être l'administrateur actif et avisé.
À ces soins donnés à la comptabilité de l'Empire, Napoléon ajouta des soins non moins actifs pour les grands travaux d'utilité générale. S'occupant de ce sujet avec M. Crétet, ministre de l'intérieur, avec MM. Regnault et de Montalivet, membres du Conseil d'État, avec les ministres des finances et du Trésor public, il prit des résolutions nombreuses, qui avaient pour but, ou d'imprimer une plus grande activité aux travaux déjà commencés, ou d'en ordonner de nouveaux. Le rétablissement de la paix, la diminution supposée prochaine des dépenses publiques, la faculté de puiser dans le trésor de l'armée soit pour égaler les recettes aux dépenses, soit pour contracter des emprunts à un taux modique sans recourir au crédit, permettaient à Napoléon de suivre les inspirations de son génie créateur. Grandes routes. Treize mille quatre cents lieues de grandes routes, formant le vaste réseau des communications de l'Empire, avaient été ou réparées, ou entretenues aux frais du Trésor public. Deux routes monumentales, celles du Simplon et du Mont-Cenis, venaient d'être achevées. Napoléon fit allouer des fonds pour entreprendre enfin celle du Mont-Genèvre. Il ouvrit les crédits nécessaires pour tripler les ateliers de la grande route de Lyon au pied du Mont-Cenis, pour doubler ceux de la route de Savone à Alexandrie, destinée à relier la Ligurie au Piémont, pour tripler ceux de la grande route de Mayence à Paris, l'une de celles auxquelles il attachait le plus d'importance. Il décréta en outre l'ouverture d'une route non moins utile à ses yeux, celle de Paris à Wesel. Ponts. Quatre ponts étaient terminés parmi ceux qui avaient été antérieurement décrétés. Dix étaient en construction, notamment ceux de Roanne et de Tours sur la Loire, de Strasbourg sur le Rhin, d'Avignon sur le Rhône. Il ordonna celui de Sèvres sur la Seine, l'achèvement sur la même rivière de celui de Saint-Cloud, dont une partie était en bois, celui de la Scrivia entre Tortone et Alexandrie, celui enfin de la Gironde devant Bordeaux, qui est devenu l'un des plus grands monuments de l'Europe.
Les canaux, moyen alors le seul connu de procurer aux transports par terre la facilité et le bas prix des transports par mer, n'avaient cessé d'attirer l'attention de Napoléon. Dix grands canaux, destinés à unir toutes les parties de l'Empire entre elles, l'Escaut avec la Meuse, la Meuse avec le Rhin[7], le Rhin avec la Saône et le Rhône[8], l'Escaut avec la Somme, la Somme avec l'Oise et la Seine[9], la Seine avec la Saône et le Rhône[10], la Seine avec la Loire, la Loire avec le Cher, la mer au nord de la Bretagne avec la mer au midi, les uns tellement naturels, tellement anciens qu'ils avaient été projetés, même entrepris dans les dix-septième et dix-huitième siècles, les autres entièrement imaginés par Napoléon, tous ou continués ou commencés par lui, étaient en pleine exécution. Le canal dit du Nord, qui devait mettre en communication l'Escaut et la Meuse, la Meuse et le Rhin, et affranchir les Pays-Bas de la Hollande, conçu par Napoléon, possible pour lui seul, à cause de la réunion à la France des pays traversés par ce canal, était définitivement résolu et tracé. Les travaux récemment adjugés commençaient à s'exécuter. Le percement de Saint-Quentin, difficulté principale du canal qui devait réunir l'Escaut à la Somme, la Somme à la Seine, était terminé, et promettait la prompte ouverture de la navigation de Paris à Anvers. Le canal de l'Ourcq, achevé aux quatre cinquièmes, allait apporter à Paris les eaux de la Marne. En attendant, les eaux de la Beuvronne pouvant arriver jusqu'au bassin de la Villette, Napoléon voulut les introduire tout de suite dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin. Le canal de Bourgogne, vœu et création du dix-huitième siècle, avait été abandonné depuis long-temps. Napoléon avait fait continuer la partie de Dijon à Saint-Jean-de-Losne. Sur vingt-deux écluses dont se composait cette partie, onze, exécutées sous son règne, venaient d'être terminées. La navigation allait donc devenir possible de Dijon à la Saône. De l'Yonne à Tonnerre il fallait dix-huit écluses, et on y travaillait. Mais le point important de l'œuvre consistait à franchir les faîtes qui séparent le bassin de la Seine de celui de la Saône. Jusqu'ici les moyens proposés paraissaient insuffisants. Napoléon ordonna de reprendre d'abord par des études, et le plus tôt possible par des travaux sur le sol, cette grande ligne de navigation. Après avoir fait un examen des difficultés que présentait le canal du Rhône au Rhin, qu'il avait fort à cœur d'exécuter, et auquel il avait permis qu'on donnât son nom, il lui assigna de nouveaux fonds. Le canal de Beaucaire était achevé. Il fit examiner la situation de celui du Midi, gloire éternelle de Riquet, se proposant de le continuer jusqu'à Bordeaux. Il fit reprendre celui du Berry, tendant à prolonger la navigation du Cher, depuis Montluçon jusqu'à la Loire. Il ordonna de nouveaux travaux sur celui de La Rochelle, indispensable à ce grand établissement maritime, et sur ceux d'Ille-et-Rance, du Blavet, de Nantes à Brest, destinés à percer dans tous les sens, à rendre navigable dans toutes les directions, la péninsule de Bretagne, et à faciliter les approvisionnements de nos grands ports militaires.
À cette navigation artificielle des canaux il pensait avec raison que devait s'ajouter la navigation naturelle des fleuves et rivières, et que pour cela il en fallait améliorer le cours. Il ordonna d'étudier dix-huit rivières, sur lesquelles du reste certains travaux étaient déjà entrepris. Toujours conséquent dans ses conceptions, il passa des canaux et des fleuves aux ports. Il consacra de nouveaux fonds à celui de Savone, qui était l'un des aboutissants de la route d'Alexandrie. On sait quelles merveilles s'accomplissaient à Anvers, où de vastes bassins, creusés comme par enchantement, contenaient déjà des vaisseaux à trois ponts, qu'ils avaient reçus des chantiers établis dans l'enceinte de cette grande ville, et qu'ils transmettaient par l'Escaut à Flessingue. En arrangement avec la Hollande pour se faire céder Flessingue, Napoléon y ordonna des travaux, afin de rendre l'entrée, la sortie, le mouillage de ce port plus faciles, et d'y mettre les flottes à l'abri de l'ennemi. À Dunkerque, à Calais, il alloua des fonds pour allonger les jetées. À Cherbourg, la grande jetée destinée à former un port était sortie de l'eau, et avait été couronnée par une batterie, dite batterie Napoléon. La continuation de cette superbe entreprise, œuvre de Louis XVI, reçut de nouvelles allocations, quoiqu'elle rappelât l'une des gloires de l'ancienne monarchie. Places fortes. Napoléon livra enfin à un nouvel examen le système entier des places fortes de l'Empire. Il voulut leur consacrer une somme qui n'était pas moins de 12 millions par an, et il la distribua entre elles, en raison de leur importance, qu'il apprécia et fixa en les classant de la manière suivante: Alexandrie, Mayence, Wesel, Strasbourg, Kehl, etc.
Mais jamais il ne s'occupait de grands travaux sans songer à Paris, Paris son séjour, le centre de son gouvernement, la ville de sa prédilection, la capitale qui résumait en elle-même la grandeur, la prédominance morale de la France sur toutes les nations. Il s'était promis de ne pas finir son règne sans l'avoir couverte de monuments d'art et d'utilité publique, sans l'avoir rendue aussi salubre que magnifique. Déjà, grâce à lui, trente fontaines, au lieu de verser l'eau pendant quelques heures, la versaient jour et nuit. L'avancement du canal de l'Ourcq permettait encore d'ajouter à cette abondance, et de faire couler l'eau sans interruption, dans les autres fontaines anciennes ou nouvelles. En ce moment s'élevaient, par la main de plusieurs milliers d'ouvriers, les deux arcs de triomphe du Carrousel et de l'Étoile, la colonne de la place Vendôme, la façade du Corps Législatif, le temple de la Madeleine, alors dit Temple de la Gloire, le Panthéon. Le pont d'Austerlitz, jeté sur la Seine, à l'entrée de cette rivière dans Paris, était achevé. Le pont d'Iéna, jeté sur la Seine à sa sortie, se construisait, et la capitale de l'Empire allait ainsi être enfermée entre deux souvenirs immortels. Napoléon avait enjoint à l'administration de la Banque de bâtir un hôtel pour ce grand établissement. Il avait décrété le palais de la nouvelle Bourse, et en faisait chercher l'emplacement. La grande rue Impériale, résolue en 1806, devait être commencée prochainement. C'était assez, en fait de monuments d'art, et il fallait s'occuper de monuments d'utilité publique. Napoléon, dans l'un de ses conseils, décida que de longues galeries couvertes seraient construites dans les principaux marchés, pour y mettre à l'abri des intempéries des saisons les acheteurs et les vendeurs; qu'à la place de quarante tueries, où l'on abattait les bestiaux destinés à l'alimentation de Paris, et qui étaient aussi insalubres que dangereuses, on élèverait quatre grands abattoirs aux quatre principales extrémités de Paris; que la coupole de la Halle aux blés serait reconstruite; enfin que de vastes magasins, capables de contenir plusieurs millions de quintaux de grain, seraient bâtis du côté de l'Arsenal, près de la gare du canal Saint-Martin, au point même où venaient aboutir les voies navigables. Il avait donné des soins assidus et consacré des sommes considérables à l'approvisionnement de Paris; mais il pensait que ce n'était pas tout que d'acheter des blés pour vingt millions de francs, comme il l'avait fait à une autre époque, qu'il fallait en outre avoir un lieu dans lequel on pût les déposer, et c'est à cette pensée que sont dus les greniers d'abondance existant aujourd'hui près de la place de la Bastille.
Pour tous ces travaux, répandus du centre à la circonférence de l'Empire, le budget de l'intérieur monta instantanément de trente et quelques millions à 56. Le fonds de réserve, placé dans le budget comme ressource, et enfin des sommes complémentaires qu'on savait où prendre, devaient suffire à ces excédants de dépense, ordonnés, non dans des vues intéressées d'utilité locale, mais dans des vues générales de bien public, et ne dépassant jamais une sage mesure, malgré la fougue créatrice du chef de l'État. Moyens financiers imaginés pour suffire à la dépense des nouvelles créations. Cependant Napoléon voulait soulager le Trésor, ou plutôt lui ménager le moyen de pourvoir sans cesse à de nouvelles entreprises, et il imagina pour arriver à ce but diverses combinaisons. D'abord l'abolition des dix centimes de guerre, récemment accordée, lui parut une occasion dont on devait profiter. Il suffisait de retenir une petite partie de ce bienfait dans quelques départements, trois ou quatre centimes par exemple, pour créer des ressources considérables. Napoléon pensa que certains travaux, quoique ayant un haut caractère d'utilité générale, comme le canal de Bourgogne, le canal du Berry, la route de Bordeaux à Lyon, présentaient, en même temps, un caractère évident d'utilité particulière et locale; que les départements feraient volontiers des sacrifices pour en accélérer l'achèvement, et qu'on trouverait dans leur concours, avec une plus grande justice distributive, des moyens d'exécution plus considérables. Ce n'était pas là une vaine espérance, car plusieurs départements s'étaient déjà volontairement imposés, pour contribuer à ces vastes travaux d'utilité générale et particulière. Loi qui ordonne le concours des départements à certains travaux d'utilité générale et particulière. Mais ces votes avaient l'inconvénient d'être temporaires, soumis aux vicissitudes des délibérations des conseils généraux, et on ne pouvait guère fonder sur une pareille base des entreprises durables. Napoléon résolut donc de présenter une loi, en vertu de laquelle la participation des départements à certains travaux serait équitablement réglée, et les centimes jugés nécessaires imposés pour un nombre d'années déterminé. Trente-deux départements se trouvèrent dans ce cas. La plus grande durée des centimes était de vingt et un ans, la moindre de trois, la moyenne de douze; le maximum des centimes imposés 6, la moyenne 22/3. Ainsi les départements de la Côte-d'Or et de l'Yonne, avec l'arrondissement de Bar, durent concourir au canal de Bourgogne; ceux de l'Allier et du Cher, au canal du Berry; ceux du Rhône, de la Loire, du Puy-de-Dôme, de la Corrèze, de la Dordogne et de la Gironde, à la grande route de Bordeaux à Lyon. Il serait trop long de citer les autres. En général la proportion du concours de l'État et du département était fixée à la moitié pour chacun. Cette imposition n'était après tout qu'un moindre dégrèvement de la contribution foncière, et la source d'immenses avantages pour les localités imposées. Un subside annuel étant dès lors assuré par la loi qui imposait les centimes, il était possible de contracter des emprunts, puisqu'on avait le moyen d'en servir les intérêts. On s'adressa au prêteur ordinaire, au trésor de l'armée, qui, suivant les intentions de Napoléon, devait tendre à se procurer des revenus solides, en plaçant bien ses capitaux. Ce trésor prêta immédiatement au préfet de la Seine huit millions pour les travaux de Paris. D'autres villes, ainsi que plusieurs départements, eurent recours à cette bienfaisante dispensation des richesses acquises par la victoire. Tirant toujours de chaque idée tout ce qu'elle renfermait d'utile, Napoléon imagina de pousser plus loin encore l'emploi de ce genre de ressources. Trois canaux parmi ceux que nous venons d'énumérer, ceux de l'Escaut au Rhin, du Rhin au Rhône, du Rhône à la Seine, lui paraissaient plus dignes de fixer son attention, et de devenir l'objet de son activité toute-puissante. À côté de ces trois canaux, et presque dans leur voisinage, s'en trouvaient trois autres, achevés ou près de l'être, et pouvant donner des revenus prochains: c'étaient les canaux de Saint-Quentin, d'Orléans, du Midi. Napoléon résolut de les terminer sur-le-champ, de les vendre ensuite à des capitalistes sous forme d'actions qui devaient rapporter 6 ou 7 pour cent, se faisant fort de procurer un acheteur pour toutes celles que le public ne prendrait pas. Cet acheteur, comme on le pense bien, c'était toujours le trésor de l'armée.—Ces sommes, dit-il au ministre de l'intérieur, vous les emploierez à pousser l'exécution des trois canaux dont l'achèvement importe si fort à la prospérité de l'Empire, et, ces trois derniers achevés, je les vendrai à un acheteur qui les prendra encore, et en promenant ainsi d'un ouvrage sur un autre un capital de trois ou quatre cents millions, accru des prestations annuelles de l'État et des départements, nous changerons en peu d'années la face du sol.—
Son projet était, après avoir mis toutes ces entreprises en mouvement, après avoir fait voter dans une courte session, outre le budget, les mesures législatives dont il avait besoin pour l'exécution de ses plans, de donner avant l'hiver quelques jours à l'Italie, voulant apporter, à elle aussi, le bienfait de ses regards créateurs. Il se proposait de résoudre à son retour les questions restées sans solution, pour qu'au printemps les travaux pussent commencer dans tout l'Empire. Il ordonna donc au ministre de l'intérieur de soumettre toutes ces idées à un examen approfondi, afin de les réaliser le plus promptement possible. «Si nous ne nous hâtons, lui disait-il, nous mourrons avant d'avoir vu la navigation ouverte sur ces trois grands canaux. Des guerres, des gens ineptes arriveront, et ces canaux resteront sans être achevés! Tout est possible en France, dans ce moment où l'on a plutôt besoin de chercher des placements d'argent que de l'argent... J'ai des fonds destinés à récompenser les généraux et les officiers de la grande armée. Ces fonds peuvent leur être donnés aussi bien en actions sur les canaux qu'en rentes sur l'État ou en argent... Je serais obligé de leur donner de l'argent, si quelque chose comme cela n'était promptement établi... J'ai fait consister la gloire de mon règne à changer la face du territoire de mon Empire. L'exécution de ces grands travaux publics est aussi nécessaire à l'intérêt de mes peuples qu'à ma propre satisfaction.»—
De plus, Napoléon tenait beaucoup à l'extinction de la mendicité. Pour arriver à l'abolir il voulait créer des maisons départementales, dans lesquelles on fournirait aux mendiants du travail et du pain, et dans lesquelles aussi on les enfermerait de force lorsqu'on les trouverait demandant l'aumône sur les places publiques ou sur les grandes routes. Il exigeait qu'on ouvrît avant peu des maisons de ce genre, dans tous les départements.—«J'attache, écrivait-il dans la même lettre au ministre de l'intérieur, une grande importance et une grande idée de gloire à détruire la mendicité. Les fonds ne manquent pas, mais il me semble que tout marche lentement; et cependant les années s'écoulent! Il ne faut point passer sur cette terre sans y laisser des traces qui recommandent notre mémoire à la postérité. Je vais faire une absence d'un mois. Faites en sorte qu'à mon retour vous soyez prêt sur toutes ces questions, que vous les ayez examinées en détail, afin que je puisse, par un décret général, porter le dernier coup à la mendicité. Il faut qu'avant le 15 décembre vous ayez trouvé, sur les quarts de réserve et sur les fonds des communes, les ressources nécessaires à l'entretien de soixante ou cent maisons pour l'extirpation de la mendicité, que les lieux où elles seront placées soient désignés, et le règlement général mûri. N'allez pas me demander encore des trois ou quatre mois pour obtenir des renseignements. Vous avez de jeunes auditeurs, des préfets intelligents, des ingénieurs des ponts-et-chaussées instruits; faites courir tout cela, et ne vous endormez point dans le travail ordinaire des bureaux.... Les soirées d'hiver sont longues, remplissez vos portefeuilles, afin que nous puissions, pendant les soirées de ces trois mois, discuter les moyens d'arriver à ces grands résultats.»
Dans cette ardeur extrême qui le portait à accélérer, à précipiter même l'accomplissement du bien, il s'occupa également de la Banque de France, dont il voulait faire l'un des principaux instruments de la prospérité publique. Il avait exigé en 1806 que ce grand établissement changeât sa constitution, et prît la forme monarchique, au lieu de la forme républicaine qu'il avait auparavant, résultat obtenu en lui donnant un gouverneur, et trois régents nommés par le ministre des finances. Émission des nouvelles actions de la Banque de France. Il avait voulu de plus que le capital de la Banque fût proportionné au rôle qu'il lui destinait, et qu'au lieu de 45 mille actions elle en émît 90 mille, ce qui devait porter son capital de 45 à 90 millions. Ces actions n'avaient pas encore été émises, parce que la Banque craignait de ne pas trouver l'emploi des fonds qui en proviendraient, depuis surtout que Napoléon avait jugé plus expédient de faire exécuter le service du Trésor par le Trésor lui-même, et qu'il avait consacré à ce service une somme de 84 millions, dont plus de moitié était déjà versée. Le résultat de cette excellente mesure était cependant de laisser sans emploi les capitaux habitués à se placer sur les obligations et bons à vue. Napoléon était enchanté de l'embarras qu'il causait ainsi à certains capitalistes; car c'était, disait-il, mettre dans la nécessité de chercher dans le commerce, dans l'industrie, dans les grands travaux publics, des placements que ne leur offraient plus les valeurs du Trésor. La Banque, qui ordinairement se livrait aussi à l'escompte de ces valeurs, et qui ne pouvait plus s'en procurer, hésitait à émettre ses 45 mille actions nouvelles. Napoléon la força de les émettre, promettant de lui fournir bientôt, à elle et à tous les capitalistes, l'emploi de leur argent, par la multiplication des entreprises de tout genre. Dans son langage figuré, il disait à la Banque de France: «Avec le penchant qui existe dans notre pays à tout centraliser à Paris, à y centraliser les payements comme le gouvernement lui-même, la Banque doit y devenir le plus grand des agents commerciaux; elle doit être vraiment digne de son nom de Banque de France, et devenir pour Paris ce que la Tamise, qui apporte tout à Londres, est pour Londres.» Il exigea donc l'émission des 45 mille nouvelles actions, qui, du reste, se placèrent avec avantage, car émises à 1,200 francs (1,000 francs représentaient le capital de l'action, 200 francs représentaient d'anciens bénéfices accumulés), elles se négociaient à 1,400 francs. Les trois effets publics du temps étaient la rente 5 pour cent, les actions de la Banque, et les rescriptions sur domaines nationaux, inventées pour liquider l'arriéré. Le 5 pour cent, à l'époque dont il s'agit (août 1807), se vendait 93 francs, les actions de la Banque 1,425, les rescriptions 92. Le taux de ces dernières était devenu presque invariable.
Napoléon demanda que l'intérêt fût réduit à 4 pour cent à la Banque, mesure qu'elle adopta avec empressement. Il ordonna que l'intérêt des cautionnements fût réduit, pour les uns de 6 à 5, pour les autres de 5 à 4. Enfin il poussa l'impatience du bien jusqu'à vouloir fixer à 3 et 3½, l'intérêt que la caisse de service allouait aux capitaux. N'ayant pas besoin d'argent, en versant abondamment à cette caisse, il soutenait qu'il ne fallait garder que les fonds qui pouvaient se contenter de cette rémunération, renvoyer les autres au commerce, et forcer ainsi la baisse de l'intérêt par tous les moyens dont pouvait disposer le gouvernement. Mais M. Mollien l'arrêta en lui prouvant qu'un tel résultat était prématuré, car l'argent promis à la caisse n'était pas entièrement versé, et on avait encore besoin des ressources qui l'alimentaient ordinairement. Le succès d'une telle mesure eût été infaillible l'année suivante, si de nouvelles entreprises au dehors n'étaient venues détourner les capitaux comme les soldats de la France de leur emploi le meilleur, le plus utile, le plus sûr.
L'aspect sinon effrayant, du moins triste, que la guerre avait pris durant l'hiver de 1807, joint aux rigueurs de la saison, à l'absence de la cour impériale, avait ralenti un moment l'activité des affaires, particulièrement à Paris. Mais le rétablissement de la paix continentale, l'espérance de la paix maritime, avaient rendu le plus vif essor aux imaginations, et de toutes parts on commençait à fabriquer dans les manufactures, et à faire dans les maisons de commerce des projets de spéculation qui embrassaient l'étendue entière du continent. Bien que les produits de la Grande-Bretagne franchissent encore le littoral européen, par quelques issues ignorées de Napoléon, néanmoins ils avaient de la peine à pénétrer, et beaucoup plus encore à circuler. Les fils et les étoffes de coton, qui, grâce aux lois prohibitives rendues alors en France, avaient été fabriqués avec bénéfice, en grande quantité, et avec un commencement de perfection, remplaçaient les produits anglais du même genre, passaient le Rhin à la suite de nos armées, et se répandaient en Espagne, en Italie, en Allemagne. Nos soieries, sans rivales dans tous les temps, remplissaient les marchés de l'Europe, ce qui causait à Lyon une satisfaction générale. Nos draps, qui avaient l'avantage de la matière première, depuis que les laines espagnoles manquaient aux Anglais et surabondaient pour nous, chassaient les draps anglais de toutes les foires du continent, car ils avaient la supériorité non-seulement de la qualité, mais de la beauté.
Ce n'étaient pas, au surplus, nos produits seuls qui gagnaient à l'exclusion des produits anglais. La Saxe, la plus industrieuse des provinces allemandes, envoyait déjà des charbons par l'Elbe à Hambourg, des draps fabriqués avec les belles laines saxonnes sur des marchés où ils n'avaient jamais pénétré, et les métaux de l'Erzgebirge partout où manquaient les métaux de l'Amérique. Nos fers et les fers allemands profitaient aussi beaucoup de l'exclusion des fers anglais et suédois, et se perfectionnaient à vue d'œil.
Par la puissance de la mode, puissance légère et fantasque, qui partage avec la sainte puissance de la conscience le privilége d'échapper au pouvoir, mais qui cependant obéit volontiers à la gloire, Napoléon s'efforçait de faire prévaloir l'usage des produits fabriqués avec des matières d'origine continentale. Il voulait qu'on préférât par exemple la toile et le linon, composés de chanvre et de lin, à la mousseline fabriquée avec du coton. Il voulait aussi qu'on préférât la soierie au simple drap, ce qui devait entraîner un retour vers le luxe de l'ancien régime, vers ce temps où les hommes, au lieu de se vêtir de la modeste étoffe qu'on appelle le drap noir, s'habillaient en étoffes aussi riches que celles qui sont employées aux robes des femmes. Et il encourageait ce retour au luxe, comme le retour à la noblesse, aux titres, aux dotations, par des raisons à lui propres, raisons sérieuses, qui le dirigeaient toujours dans les choses en apparence les plus futiles.
Sauf nos industries maritimes qu'il cherchait à dédommager de leur inaction par d'immenses créations navales, nos autres industries trouvaient donc une cause puissante de développement dans cette situation extraordinaire que Napoléon avait procurée à la France. Mais, chose singulière, la plus grande des forces mécaniques, celle de la vapeur, qui, par sa puissance expansive, anime aujourd'hui l'industrie humaine tout entière, qui fait mouvoir tant de métiers, qui pousse tant de bâtiments, qui est, avec la paix, la cause principale du bien-être des classes inférieures et du luxe des classes supérieures, la force de la vapeur, échappant seule aux regards de Napoléon, se développait à côté de lui et sans lui. Ces machines, dites alors machines à feu, de leur phénomène le plus apparent, grossièrement construites, consommant une quantité excessive de combustible, n'étaient employées que sur les houillères, à cause du bon marché du charbon dans ces sortes d'établissements. La Société d'encouragement pour l'industrie proposait un prix, afin de récompenser ceux qui les rendraient d'un usage plus pratique et plus économique; et, à deux mille lieues de nos rivages, Fulton, peu écouté de Napoléon en 1803, parce que celui-ci avait besoin pour passer la mer, non pas d'un moyen à l'essai, mais d'un moyen éprouvé, était allé faire l'expérience d'un bateau mû par ce qu'on appelait alors la machine à feu. Il avait exécuté le double trajet de New-York à Albany, et d'Albany à New-York, en quatre jours, et avait à peine attiré les regards du monde, dont trente ans plus tard il devait changer la face. Ce n'est pas la première fois qu'une grande invention due à des génies secondaires mais spéciaux, a passé à côté de génies supérieurs sans attirer leur attention. La poudre à canon, qui, en détruisant à la guerre l'empire de la force physique, contribua si puissamment à une révolution dans les mœurs européennes, fut non-seulement odieuse à l'héroïque Bayard, mais inspira le dédain de Machiavel, ce juge si profond des choses humaines, cet auteur, si admiré par Napoléon, du traité sur la guerre, et fut considérée par lui comme une invention éphémère et de nulle conséquence.
Pensant qu'une bonne législation est, avec les capitaux et les débouchés, le plus grand bien qu'on puisse procurer au commerce, Napoléon avait ordonné à l'archichancelier Cambacérès de faire préparer un code commercial. Ce code venait effectivement d'être rédigé. On en avait emprunté le fond aux nations maritimes les plus célèbres, et la forme simple et analytique à l'esprit français, qui, plus que jamais, brillait sous ce rapport dans la rédaction des lois, parce que, conçues sur un plan uniforme et vaste, soigneusement remaniées dans leur rédaction au Conseil d'État, elles n'étaient jamais retouchées par le Corps législatif, qui les adoptait ou les rejetait sans amendement. Ce code, tout préparé au moment du retour de Napoléon, devait, avec les autres mesures dont nous venons de parler, être présenté au Corps législatif dans la courte session qui se préparait.
Il était temps que Napoléon accordât enfin à ses glorieux soldats les récompenses qu'il leur avait promises, et qu'ils avaient si bien méritées durant les deux dernières campagnes. Mais ce fut dans la forme même de ces récompenses qu'il fit surtout éclater son génie organisateur et puissant. Il se serait bien gardé, en effet, de leur jeter les dépouilles des vaincus, pour qu'ils les dévorassent dans une orgie. Il voulait avec ce qu'il leur donnerait fonder de grandes familles, qui entourassent le trône, concourussent à le défendre, contribuassent à l'éclat de la société française, sans nuire à la liberté publique, sans entraîner surtout aucune violation des principes d'égalité proclamés par la révolution française. L'expérience a prouvé qu'une aristocratie ne nuit point à la liberté d'un pays, car l'aristocratie anglaise n'a pas moins contribué que les autres classes de la nation à la liberté de la Grande-Bretagne. La raison dit encore qu'une aristocratie peut être compatible avec le principe de l'égalité, à deux conditions: premièrement, que les membres qui la composent ne jouissent d'aucuns droits particuliers, et subissent en tout la loi commune; secondement, que les distinctions purement honorifiques accordées à une classe soient accessibles à tous les citoyens d'un même État qui les ont achetées par leurs services ou leurs talents. C'est là ce qu'il y avait de raisonnable dans les vœux de la révolution française, et c'est là ce que Napoléon entendait maintenir invariablement. Cependant, à notre avis, dans les sociétés modernes, où l'envie est soulevée contre les institutions aristocratiques, ce qu'un gouvernement sensé a de mieux à faire, c'est de laisser les lois de la nature humaine agir, sans s'en mêler aucunement. Elles ramènent l'homme libre à Dieu, et, après Dieu, à un autre culte, celui des ancêtres. Quoi qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas, le grand guerrier, le grand magistrat, le savant illustre, légueront à leurs descendants une considération qui les fera distinguer de la foule, et qui leur épargnera, quand ils auront du mérite, la plus sérieuse des difficultés que rencontre le mérite en ce monde, celle d'attirer le premier regard du public. Les lois n'ont pas besoin d'intervenir pour qu'il en soit ainsi; car ce ne sont pas les lois écrites, c'est la nature qui a produit l'aristocratie de tous les pays, et surtout celle des républiques. La nature avait créé l'aristocratie de Venise, bien avant que celle-ci songeât à s'attribuer par les lois des droits particuliers. C'est une chose dont il n'y a pas à se mêler, si on y a goût. Le temps fait partout des aristocraties; il n'y a qu'à s'épargner le ridicule d'en faire soi-même, et tout au plus à les empêcher de s'arroger des priviléges exclusifs, ce dont elles ne seront plus tentées à l'avenir.
S'il y avait cependant un souverain dans le monde qui pût échapper au ridicule ou à l'odieux qu'excite quelquefois l'établissement d'institutions aristocratiques, c'était celui qui osait et pouvait rétablir la monarchie le lendemain de la république, la différence des rangs (non celle des droits), le lendemain d'une brutale égalité; qui dans sa vaste imagination rêvait une société grande comme son génie et son âme, et qui avait, pour créer de puissantes familles, des noms immortels et des trésors; qui pouvait les appeler Rivoli, Castiglione, Montebello, Elchingen, Awerstaedt, et leur donner jusqu'à un million de revenu annuel. Il était donc excusable, car il ne voulait pas violer les vrais principes de la révolution française, et il croyait au contraire les consacrer d'une manière éclatante, en faisant, à l'image de sa propre fortune, un duc, un prince, avec un enfant de la charrue. Une dernière considération enfin se présentait ici pour désarmer la raison la plus sévère, c'était de se ménager des moyens innocents et inoffensifs d'exciter et de récompenser les grands dévouements[11].
Napoléon profita donc de la gloire de Tilsit, et du prestige dont il était entouré en ce moment, pour accomplir enfin le projet qu'il méditait depuis long-temps d'instituer une noblesse. Déjà, en 1806, lorsqu'il avait donné des couronnes à ses frères, à ses sœurs, à son fils adoptif, des principautés à plusieurs de ses serviteurs, celle de Ponte-Corvo au maréchal Bernadotte, celle de Bénévent à M. de Talleyrand, celle de Neufchâtel au major général Berthier, il avait annoncé qu'un statut postérieur réglerait le système des successions pour les familles en faveur desquelles seraient créés des principautés, des duchés, et autres distinctions destinées à être héréditaires. Statut relatif aux dignités héréditaires. En conséquence, il établit par un sénatus-consulte que les titres donnés par lui, ainsi que les revenus accompagnant ces titres, seraient transmissibles héréditairement, en ligne directe, de mâle en mâle, contrairement au système de succession admis par le Code civil. Il établit en outre que les dignitaires de l'Empire, à tous les degrés, pourraient transmettre à leur fils aîné un titre, qui serait celui de duc, de comte ou de baron, suivant la dignité du père, à la condition d'avoir fait preuve d'un certain revenu, dont le tiers au moins devait demeurer attaché au titre conféré à la descendance. Ces mêmes personnages avaient aussi le droit de constituer pour leurs fils puînés des titres, inférieurs toutefois à ceux qui auraient été accordés aux aînés, et toujours à la condition de prélever sur leur fortune une part qui serait l'accompagnement héréditaire de ces titres. Telle fut l'origine des majorats. Les grands dignitaires, comme le grand électeur, le connétable, l'archichancelier, l'architrésorier, durent porter le titre d'altesse. Leurs fils aînés durent porter le titre de ducs, si leur père avait institué en leur faveur un majorat de 200 mille livres de rente. Les ministres, les sénateurs, les conseillers d'État, les présidents du Corps législatif, les archevêques, furent autorisés à porter le titre de comtes, et à transmettre ce titre à leurs fils ou neveux, sous la condition d'un majorat de 30 mille livres de rente. Enfin les présidents des colléges électoraux à vie, les premiers présidents, procureurs généraux et évêques, les maires des trente-sept bonnes villes de l'Empire, furent autorisés à porter le titre de barons, et à le transmettre à leurs fils aînés, sous la condition d'un majorat de 15 mille livres de rente. Les simples membres de la Légion d'honneur purent s'appeler chevaliers, et transmettre ce titre moyennant un majorat de 3 mille livres de rente. Un autre statut dut déterminer les conditions auxquelles seraient soumises ces portions de la fortune des familles, qu'on plaçait ainsi sous un régime exceptionnel.
Ce fut encore le Sénat qui reçut la mission d'imprimer un caractère légal à cette nouvelle création impériale, au moyen d'un sénatus-consulte, qui stipulait très-expressément que ces titres ne conféraient aucun droit particulier, n'emportaient aucune exception à la loi commune, n'attribuaient aucune exemption des charges ou des devoirs imposés aux autres citoyens. Il n'y avait d'exceptionnel que le régime des substitutions imposé aux familles anoblies, lesquelles acquéraient leur nouvelle grandeur en sacrifiant pour elles-mêmes l'égalité des partages.
Ces dispositions arrêtées, Napoléon distribua entre ses compagnons d'armes une partie des trésors amassés par son génie. En attendant qu'il eût décerné à Lannes, Masséna, Davout, Berthier, Ney et autres, les titres qu'il se proposait d'emprunter aux grands événements du règne, il voulut assurer tout de suite leur opulence. Dotations en terres et en argent accordées aux militaires de tout grade. Il leur donna des terres situées en Pologne, en Allemagne, en Italie, avec faculté de les revendre, pour en placer la valeur en France, plus des sommes en argent comptant pour acheter et meubler des hôtels. Ce n'était là qu'un premier don, car ces dotations furent plus tard doublées, triplées, quadruplées même pour quelques-uns. Le maréchal Lannes reçut 328 mille francs de revenu, et un million en argent; le maréchal Davout, 410 mille francs de revenu, et 300 mille francs en argent; le maréchal Masséna, 183 mille francs de revenu, et 200 mille francs en argent (il fut plus tard l'un des mieux dotés); le major général Berthier, 405 mille francs de revenu, et 500 mille francs en argent; le maréchal Ney, 229 mille francs de revenu, et 300 mille francs en argent; le maréchal Mortier, 198 mille francs de revenu, et 200 mille francs en argent; le maréchal Augereau, 172 mille francs de revenu, et 200 mille francs en argent; le maréchal Soult, 305 mille francs de revenu, et 300 mille francs en argent; le maréchal Bernadotte, 291 mille francs de revenu, et 200 mille francs en argent. Les généraux Sébastiani, Victor, Rapp, Junot, Bertrand, Lemarois, Caulaincourt, Savary, Mouton, Moncey, Friant, Saint-Hilaire, Oudinot, Lauriston, Gudin, Marchand, Marmont, Dupont, Legrand, Suchet, Lariboisière, Loison, Reille, Nansouty, Songis, Chasseloup et autres, reçurent les uns 150, les autres 100, 80, 50 mille francs de revenu, et presque tous 100 mille francs en argent. Les hommes civils eurent aussi leur part de ces largesses. L'archichancelier Cambacérès et l'architrésorier Lebrun obtinrent chacun 200 mille francs de revenu. MM. Mollien, Fouché, Decrès, Gaudin, Daru en obtinrent chacun 40 ou 50 mille. Tous, civils et militaires, n'étaient encore que provisoirement dotés par ces dons magnifiques, et l'étaient en Pologne, en Westphalie, en Hanovre, ce qui devait les intéresser au maintien de la grandeur de l'Empire. Napoléon s'était réservé en Pologne 20 millions de domaines, en Hanovre 30, en Westphalie un capital représenté par 5 à 6 millions de revenu, indépendamment de 30 millions en capital, et de 1,250 mille francs de rente en Italie, déjà réservés dans l'année 1805. Il avait donc de quoi enrichir les braves qui le servaient, et de quoi réaliser les belles paroles qu'il avait adressées à plusieurs d'entre eux: «Ne pillez pas; je vous donnerai plus que vous ne prendriez, et ce que je vous donnerai, amassé par ma prévoyance, ne coûtera rien ni à votre honneur, ni aux peuples que nous avons vaincus.»—Et il avait raison, car les domaines qu'il distribuait étaient des domaines impériaux en Italie, royaux ou grand-ducaux en Prusse, en Hanovre, en Westphalie. Mais ces domaines acquis par la victoire pouvaient être perdus par la défaite, et, heureusement pour eux, ceux qu'il dotait si magnifiquement devaient pour la plupart recevoir en France, sur des rentes ou des canaux, d'autres dotations moins exposées au hasard des événements que des terres situées à l'étranger.
Les généraux français ne furent pas les seuls à participer à ces largesses, car les généraux polonais Zayonscheck et Dombrowski, vieux serviteurs de la France, obtinrent chacun un million.
Après les généraux, les officiers et les soldats reçurent aussi des marques de sa libéralité. Napoléon fit payer à tous, outre la solde arriérée, des gratifications considérables, afin de leur procurer sur-le-champ quelques plaisirs qu'ils avaient bien mérités. Dix-huit millions furent distribués sous cette forme, dont six millions pour les officiers, douze pour les soldats. Les blessés avaient triple part. Ceux qui avaient été assez heureux pour assister aux quatre grandes batailles de la dernière guerre, Austerlitz, Iéna, Eylau, Friedland, obtenaient le double des autres. À ces gratifications du moment il fut ajouté des dotations permanentes de 500 francs pour les soldats amputés, et de mille, 2 mille, 4 mille, 5 mille, 10 mille en faveur des militaires qui s'étaient distingués, depuis le grade de sous-officier jusqu'à celui de colonel. Pour les officiers comme pour les généraux, ce ne fut là qu'une première rémunération, suivie postérieurement d'autres plus considérables, et indépendante des traitements de la Légion d'honneur, ainsi que des pensions de retraite légalement dues à la fin de la carrière militaire.
Ce glorieux vainqueur voulait donc que tout le monde participât à sa prospérité comme à sa gloire. Quant à lui, simple, économe, magnifique seulement pour les autres, réprimant le moindre détournement des deniers publics, impitoyable pour toute dépense qui ne lui semblait pas nécessaire dans son palais ou dans l'État, il n'était prodigue que dans de nobles vues, et pour tout ce qui avait servi la grandeur de la France ou la sienne. Les détracteurs de sa gloire et de la nôtre ont prétendu qu'il avait, en spoliant les vaincus, en assouvissant l'avidité des soldats, pris chez les uns le moyen d'exalter la bravoure des autres. Il faut laisser de telles calomnies à l'étranger, ou aux partis associés aux passions de l'étranger. Ces trésors étaient pris non sur les peuples, mais sur les empereurs, rois, princes, couvents, conjurés contre la France depuis 1792. Quant aux peuples vaincus, ils étaient ménagés autant que la guerre permet de le faire, beaucoup plus qu'ils ne l'avaient été dans aucun temps et dans aucun pays, beaucoup plus que nous ne l'avons été nous-mêmes. Et quant à ces héroïques soldats, dont on dit que Napoléon excitait la bravoure avec de l'argent, ils ne se doutaient pas plus, en courant à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Friedland, qu'ils rencontreraient la fortune sur leur chemin, qu'ils ne s'en doutaient en courant à Marengo, à Rivoli, et plus anciennement à Valmy ou à Jemmapes. Après avoir en 1792 volé à la défense de leur pays, ils s'élançaient maintenant à la gloire, entraînés par la passion des grandes choses, passion que la révolution française avait fait naître en eux, et que Napoléon avait exaltée au plus haut degré. Si au lendemain d'un long dévouement à braver le froid, la faim, la mort, ils trouvaient le bien-être, c'était une surprise de la fortune, dont ils jouissaient ainsi qu'un soldat jouit d'un peu d'or trouvé sur un champ de bataille; et ces satisfactions qu'on leur avait ménagées, ils étaient prêts à les quitter de nouveau, pour répandre encore cette vie qu'ils ne regardaient pas comme à eux, et dont ils se hâtaient d'user comme d'un prêt que leur faisait Napoléon, en attendant qu'il leur en demandât le sacrifice.
Napoléon prit d'autres mesures aussi sages qu'elles étaient humaines. Selon son habitude à chaque intervalle de paix, il ordonna coup sur coup plusieurs revues de l'armée, pour faire sortir des rangs les soldats fatigués ou mutilés, et ne rendant plus d'autre service que celui de stimuler les jeunes soldats par leurs récits militaires. Il faisait régler leur pension, et occuper leur place dans les rangs par des conscrits, répétant sans cesse que le trésor de l'armée était assez riche pour payer tous les vieux services, mais que le budget de l'État ne l'était pas assez pour payer des soldats qui ne pouvaient plus servir activement. Loi sur les pensions civiles. Songeant aux mérites civils non moins qu'aux mérites militaires, il exigea et obtint une modification à la loi des pensions civiles, loi qui depuis 1789 avait autant varié sous l'influence du caprice populaire, que les récompenses variaient avant cette époque sous l'influence du caprice royal. Du temps de l'Assemblée constituante on avait adopté pour limite la plus élevée de toute pension civile, 10 mille francs, du temps de la Convention 3 mille, du temps du Consulat 6 mille. Napoléon voulut que ce terme fût fixé à 20 mille, se réservant de n'en approcher, et de ne l'atteindre, qu'en faveur de services éclatants. C'est la mort de M. Portalis, laissant une veuve sans fortune, qui lui inspira cette pensée, peu dangereuse pour les finances d'un État, et utile pour le développement des talents. Il accorda une pension de 6 mille francs, et une somme de 24 mille francs, à mademoiselle Dillon, sœur du premier officier égorgé dans nos désordres populaires. La mère de l'Impératrice, madame de La Pagerie, étant morte à la Martinique, il fit affranchir les nègres et les négresses qui l'avaient servie, doter une jeune fille qui l'avait soignée, placer en un mot dans l'aisance tous ceux qui avaient eu l'honneur d'approcher d'elle.
L'Église, comme tous les serviteurs de l'État, eut part à cette munificence du conquérant. Sur la proposition du prince Cambacérès, qui avait administré temporairement les cultes, pendant l'intervalle écoulé entre la mort de M. Portalis et la nomination de M. Bigot de Préameneu, il établit que le nombre des succursales serait porté de 24 à 30 mille, afin d'étendre le bienfait du culte à toutes les communes de l'Empire. S'apercevant en outre que la carrière du sacerdoce était moins recherchée qu'autrefois, il accorda 2,400 bourses pour les petits séminaires. Il voulait faire savoir à l'Église que s'il avait avec son chef quelques différends de nature purement temporelle, il était sous le rapport spirituel toujours aussi disposé à la servir et à la protéger. Dans ce moment il s'occupait, en exécution de la loi de 1806, qui l'autorisait à créer une université, de la fondation de ce grand établissement. Mais cette pensée n'était pas mûre encore, ni chez lui ni autour de lui. Pour le présent il se contenta d'augmenter le nombre des bourses dans les lycées.
Tandis qu'il songeait tant aux autres, il se prêta cependant à une mesure qui semblait n'intéresser que sa gloire personnelle. Il consentit, d'après un vœu que l'attachement sincère chez les uns, l'adulation chez les autres, avaient provoqué, à changer le titre du Code civil, et à l'appeler Code Napoléon. Assurément si jamais titre fut mérité, c'était celui-là, car ce code était autant l'œuvre de Napoléon que les victoires d'Austerlitz et d'Iéna. À Austerlitz, à Iéna, il avait eu des soldats qui lui prêtaient leurs bras, comme dans la rédaction de ce code il avait eu des jurisconsultes qui lui prêtaient leur savoir; mais c'est à la force de sa volonté, à la sûreté de son jugement, qu'était dû l'achèvement de ce grand ouvrage. Et si Justinien, qui, suivant une expression de l'exposé des motifs, combattait par ses généraux, pensait par ses ministres, avait pu donner son nom au code des lois romaines, Napoléon avait bien plus le droit de donner le sien au code des lois françaises. D'ailleurs le nom d'un grand homme protége de bonnes lois, autant que de bonnes lois protégent la mémoire d'un grand homme. Rien donc n'était plus juste que cette mesure, et elle fut imaginée, proposée, accueillie par tout ce qui prenait part au gouvernement, presque sans laisser à Napoléon la peine de la désirer et de la demander. Propagation du Code Napoléon dans tous les pays dépendant de l'Empire. En même temps Napoléon écrivait à ses frères et aux princes placés sous son influence, pour les engager à introduire dans leurs États ce code de la justice et de l'égalité civile. Il en avait prescrit l'adoption dans toute l'Italie. Il enjoignit à son frère Louis de l'adopter en Hollande, à son frère Jérôme de l'adopter en Westphalie. Il invita le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, à le mettre en vigueur dans la Pologne restaurée. Déjà on l'étudiait en Allemagne, et, malgré la répugnance que cette contrée devait alors éprouver pour tout ce qui venait de France, tous les cœurs chez elle étaient attirés par l'équité d'un code qui, outre sa précision, sa clarté, sa conséquence, avait l'avantage de rétablir la justice dans la famille, et d'y faire cesser la tyrannie féodale. À Hambourg le Code civil avait été réclamé par le vœu de la population. Il venait d'être mis en pratique à Dantzig. On annonçait qu'il en serait ainsi à Brème, et dans les villes anséatiques. Le prince primat dans sa principauté de Francfort, le roi de Bavière dans sa monarchie agrandie, l'avaient mis à l'étude, pour l'introduire dans les esprits avant de l'introduire dans les usages. Le grand-duc de Bade venait de l'admettre pour son duché. C'est ainsi que la France dédommageait l'humanité du sang versé pendant la guerre, et compensait un peu de mal fait à la génération présente, par un bien immense assuré aux générations futures.
Tous les genres de gloire seraient par la Providence dispensés à une nation, que cette nation aurait de vifs regrets à concevoir si la gloire des lettres, des sciences, des arts, lui était refusée; et, si les Romains n'avaient eu que le mérite de vaincre le monde, de le civiliser après l'avoir vaincu, de lui donner des lois immortelles, qui, adaptées à nos mœurs, vivent encore dans nos codes; s'ils n'avaient eu que cet éminent mérite, s'ils n'avaient compté parmi leurs grands hommes Horace, Virgile, Cicéron, Tacite, n'ayant rien fait pour charmer l'humanité, après avoir tant fait pour la dominer, ils laisseraient aux Grecs l'honneur d'en être les délices, et ils occuperaient dans l'histoire de l'esprit humain une place inférieure à celle de ce petit peuple. Mais le génie du gouvernement et de la guerre n'exista jamais sans le génie des lettres, des arts et des sciences, parce qu'il est impossible d'agir sans penser, et de penser sans parler, écrire et peindre.
La France, qui a répandu tant de sang généreux sur tous les champs de bataille de l'Europe, la France a eu aussi cette double gloire; et tandis qu'elle remportait les victoires des Dunes, de Rocroy, elle créait le Cid et Athalie; elle avait Condé, et Bossuet pour célébrer Condé. Napoléon, dans son immense désir d'être grand, mais de l'être avec la France et par la France, aurait voulu aussi qu'elle eût sous son gouvernement toutes les couronnes, celles de l'intelligence comme celles de la force, et ne renonçait pas à produire des littérateurs, des savants, des peintres, comme il produisait des héros. Mais la volonté peut tout chez les hommes, excepté de changer les temps, et les temps peuvent plus sur le génie des nations que toute la volonté des gouvernements. Charlemagne, si grand qu'il fût, si épris qu'il se montrât des plus nobles études, ne parvint pas à féconder un siècle barbare. Louis XIV, en aimant le génie, quelquefois sans le comprendre, quelquefois même en le maltraitant, n'eut qu'à le laisser faire pour avoir autour de lui le plus beau spectacle que l'esprit humain ait jamais donné, car jamais il n'enfanta des œuvres si grandes et si parfaites. Napoléon aurait eu le temps, qui lui a manqué par sa faute, qu'il n'aurait pas rendu à la nation française la jeunesse d'esprit qui produit le Cid et Athalie, et certainement lui aurait refusé la liberté qui crée les Cicéron et les Salluste quand elle existe, les Tacite quand elle a cessé d'exister.
La France de 1789 à 1814, éminente dans les sciences, croyant l'être dans les arts du dessin, ne se flattait pas même de l'être dans les lettres. Dans les sciences trois savants illustres, par leurs vastes et nobles travaux, assuraient à leur époque une gloire durable. M. Lagrange, en poussant au delà de ses anciennes limites la science algébrique, donnait au calcul abstrait une nouvelle puissance. M. de Laplace, appliquant cette puissance à l'univers, exécutait la seule chose qui, après Galilée, Descartes, Kepler, Copernic et Newton, restât à accomplir: c'était de calculer avec une précision encore inconnue les mouvements des corps célestes, et de présenter dans son sublime ensemble le système du monde. Enfin M. Cuvier, appliquant l'observation froide et patiente aux débris dont notre planète est couverte, étudiant, comparant entre eux les cadavres des animaux et des plantes enfouis sous le sol, retrouvait la succession des temps dans celle des êtres, et, en créant l'ingénieuse science de l'anatomie comparée, rendait positive cette belle histoire de la terre, que Buffon avait conjecturée par un effort de génie, et laissée conjecturale, faute de faits suffisamment observés à l'époque où il vivait.
Dans les arts du dessin, une réaction estimable par l'intention s'était opérée contre les goûts du dix-huitième siècle. Durant ce siècle efféminé et philosophe, Boucher, le peintre adoré de la Régence, avait d'une main légère tracé sur la toile de licencieuses courtisanes, remarquables non par la beauté, mais par une certaine grâce lascive. Greuze, plus honnêtement inspiré, leur avait opposé des vierges charmantes, peintes avec un pinceau fin et suave. Mais l'art abaissé par Boucher n'avait pas été relevé par Greuze à la dignité de style que Poussin, à défaut de génie, avait su lui conserver. Il n'est permis qu'une fois et qu'à une nation de montrer au monde le génie de Michel-Ange et de Raphaël, mais toutes, quand elles pratiquent les arts, doivent aspirer au moins à la correction, à la noblesse du dessin, et peuvent y arriver par de sévères études. C'est ce que venait d'accomplir le célèbre peintre David. Dégoûté du caractère de l'art au temps de sa jeunesse, il était accouru à Rome, s'y était épris de la beauté touchante, pittoresque et sublime des maîtres italiens, et, sa passion pour le beau s'exaltant peu à peu, il était remonté des Italiens du quinzième siècle aux anciens eux-mêmes, et, au lieu des courtisanes de Boucher, ou des pudiques jeunes filles de Greuze, il avait tracé sur la toile des statues antiques, élégantes mais roides, privées de vie, même de couleur, et, en acquérant un meilleur style de dessin, avait perdu la facilité et l'éclat de pinceau, qui distinguaient encore Boucher et Greuze. C'était une école d'imitation, grave, noble, et sans génie. Un peintre toutefois, M. Gros, échappait à l'imitation des bas-reliefs antiques en peignant des batailles. Dessinant mal, composant médiocrement, mais excité par le spectacle du temps, et entraîné par une sorte de fougue naturelle, il jetait sur la toile des images, qui vivront probablement par une certaine force d'exécution et un certain éclat de couleur. C'est le style qui assure la durée des œuvres de l'esprit, c'est l'exécution qui assure celle des œuvres de l'art, parce qu'elle est, non pas le seul, mais le plus élevé, mais le plus constant des signes de l'inspiration. Un autre peintre, M. Prudhon, en imitant Corrège par un goût naturel pour la grâce, se donnait quelques apparences d'originalité dans un temps où, si l'on ne peignait des Brutus et des Léonidas, il fallait peindre des grenadiers de la garde impériale. Mais ni M. Gros, ni M. Prudhon, auxquels l'âge suivant a rendu plus de justice, n'inspiraient autant d'enthousiasme que MM. David, Girodet, Gérard. La France croyait presque avoir en eux les égaux des grands maîtres d'Italie. Singulière et honorable illusion d'une nation éprise de tous les genres de gloire, aspirant à les posséder tous, et applaudissant même la médiocrité, dans l'espérance de faire naître le génie!
Dans les lettres la France était plus loin encore de la vraie supériorité. Mais, juge exquis en cette matière, elle ne s'abusait point. Une sorte d'inertie peu ordinaire s'était emparée alors du génie national. On avait vu au dix-septième siècle la France, parée de tout l'éclat de la jeunesse et de la gloire, exceller au plus haut point dans la représentation tragique des passions de l'homme, et dans la représentation comique de ses travers, illustrer la chaire, par une éloquence grave, forte, sublime, inconnue au monde, qui ne l'avait jamais entendue, qui ne l'entendra plus. On l'avait vue dans le dix-huitième siècle, changeant soudainement de goût, d'esprit, de croyance, abandonner l'art pour la polémique, attaquer l'autel, le trône, toutes les institutions sociales, et produire une littérature nouvelle, acrimonieuse, véhémente, immortelle aussi, quoique moins belle que la littérature qui s'attache à la peinture du cœur humain. On l'avait vue ainsi varier à l'infini les productions de son esprit, et ne jamais tarir, comme cette fontaine où les anciens faisaient abreuver le génie, et qui versait sur le monde un flot perpétuel. Mais, tout à coup, après une révolution immense, la plus humaine par le but, la plus terrible par les moyens, la plus vaste par ses conséquences, l'esprit français, qui l'avait voulue, appelée et produite, se montrait surpris, troublé, épouvanté de son œuvre, et pour ainsi dire épuisé. La littérature française, à la suite de la révolution de 1789, malgré l'influence de Napoléon, demeurait nulle et sans inspiration. La tragédie, déjà bien déchue, même lorsque Voltaire peignait dans Zaïre les combats de la religion et de l'amour, se traînait, demandant tantôt à la Grèce, tantôt à l'Angleterre, tantôt à Sophocle, tantôt à Shakspeare, des inspirations, qu'il vaut mieux attendre de la nature, qui ne viennent pas quand on les cherche, car le génie vraiment inspiré n'a pas besoin d'excitation étrangère. Sa propre plénitude lui suffit. M. Chénier imitait, en un style noble et pur, la tragédie grecque; M. Ducis, en un style incorrect et touchant, la tragédie anglaise. La comédie, dont M. Picard était alors en France le continuateur le plus renommé, peignait, sans profondeur, mais avec quelque gaieté, des caractères indécis, les grands caractères ayant été tracés pour jamais par Molière, et par un ou deux de ses disciples. La chaire avait perdu son autorité; la tribune était muette. Il n'y avait d'autre éloquence que celle de M. Regnault, exposant en un style brillant et facile les menues affaires du temps, et celle de M. de Fontanes, exprimant quelquefois à la tête des corps de l'État, et en un style correct, élégant et noble, grand de la grandeur des événements plus que de celle de l'écrivain, l'admiration de la France pour les prodiges du règne impérial. L'histoire enfin manquait de liberté, manquait d'expérience, et n'avait pas encore contracté ce goût de recherches qui l'a distinguée depuis.
La littérature française ne retrouvait une originalité véritable, une éloquence touchante, que lorsque M. de Chateaubriand, célébrant les temps d'autrefois, s'adressait, comme nous l'avons dit ailleurs, à cette mélancolie vraie du cœur humain, qui regrette toujours le passé quel qu'il soit, même le moins regrettable, uniquement parce qu'il n'est plus. Cependant le siècle avait un écrivain immortel, immortel comme César: c'était le souverain lui-même, grand écrivain, parce qu'il était grand esprit, orateur inspiré dans ses proclamations, chantre de ses propres exploits dans ses bulletins, démonstrateur puissant dans une multitude de notes émanées de lui, d'articles insérés au Moniteur, de lettres écrites à ses agents, qui, sans doute, paraîtront un jour, et qui surprendront le monde autant que l'ont surpris ses actions. Coloré quand il peignait, clair, précis, véhément, impérieux quand il démontrait, il était toujours simple comme le comportait le rôle sérieux qu'il tenait de la Providence, mais quelquefois un peu déclamateur, par un reste d'habitude, particulière à tous les enfants de la révolution française. Singulière destinée de cet homme prodigieux, d'être le plus grand écrivain de son temps, tandis qu'il en était le plus grand capitaine, le plus grand législateur, le plus grand administrateur! La nation lui ayant, dans un jour de fatigue, abandonné le soin de vouloir, d'ordonner, de penser pour tous, lui avait en quelque sorte, par le même privilége, concédé le don de parler, d'écrire mieux que tous.
Déjà à cette époque, dans cette agitation inquiète d'une littérature vieillie, qui cherche partout des inspirations, une double tendance littéraire se faisait remarquer. Les uns voulaient remonter au dix-septième siècle et à l'antiquité, comme à la source de toute beauté; les autres voulaient demander à l'Angleterre, à l'Allemagne, le secret d'émotions plus fortes: tristes efforts de l'esprit d'imitation, qui change d'objet sans arriver à l'originalité qui lui est refusée! Napoléon, par goût naturel pour le beau pur, et par un instinct de nationalité, repoussait ces tentatives nouvelles, préconisait Racine, Bossuet, Molière, les anciens avec eux, et s'attachait à faire fleurir les études classiques dans l'Université. Enfin, cherchant à agir fortement sur l'esprit public, il imagina un moyen, à son avis le plus efficace de produire de bons ouvrages, c'était de bien donner la réputation, de la donner justement, grandement, avec autorité. Dans un pays libre, des milliers d'écrivains voués à la critique, éclairés ou ignorants, justes ou passionnés, honnêtes ou vils, discutent les œuvres de l'esprit, et puis, après un vain bruit, sont remplacés par le temps, qui prononce de la manière à la fois la plus douce et la plus sûre, en ne parlant plus de certaines œuvres, en parlant encore de certaines autres. Mais la liberté de discussion, Napoléon, en l'accordant pour les lettres, n'était pas même résolu pour elles à la souffrir tout entière; et quant au temps, il était trop impatient pour en attendre les décisions. Il imagina donc de demander à chaque classe de l'Institut des rapports approfondis sur la marche des lettres, des sciences et des arts depuis 1789, en signalant les tendances bonnes ou mauvaises, les œuvres distinguées ou médiocres, en distribuant la louange et le blâme avec une rigoureuse impartialité. Rapports demandés aux diverses classes de l'Institut sur chaque branche des connaissances humaines. Les rapports devaient être délibérés par chacune des classes, pour qu'ils eussent l'autorité d'un arrêt, présentés par l'un des hommes éminents de l'époque, et lus devant l'Empereur au milieu du Conseil d'État, jugeant ainsi du haut du trône, encourageant par cette attention solennelle les œuvres de l'esprit français.
En conséquence, M. Chénier vint faire devant Napoléon, et dans une séance du Conseil d'État, un rapport simple, ferme, élevé, sur la marche des lettres depuis 1789. Napoléon, après cette lecture, répondit à M. Chénier par ces belles paroles:
«Messieurs les députés de la seconde classe de l'Institut,
»Si la langue française est devenue une langue universelle, c'est aux hommes de génie qui ont siégé, ou qui siégent parmi vous, que nous en sommes redevables.
»J'attache du prix au succès de vos travaux; ils tendent à éclairer mes peuples, et sont nécessaires à la gloire de ma couronne.
»J'ai entendu avec satisfaction le compte que vous venez de me rendre.
»Vous pouvez compter sur ma protection.»
Quand les gouvernements veulent se mêler des œuvres de l'esprit humain, c'est avec cette grandeur qu'ils doivent le faire; et d'ailleurs, à cette manière de distribuer la gloire par une décision de l'autorité publique, Napoléon ajoutait une munificence dont nous avons déjà cité de nombreux exemples, et le plus fécond de tous les encouragements, l'approbation du génie. Dans d'autres séances il entendit M. Cuvier faisant un rapport sur la marche des sciences, M. Dacier sur celle des recherches historiques, et successivement les représentants de toutes les classes sur les objets qui les concernaient. Dans le désir de donner aux arts du dessin une marque non moins éclatante d'attention, il se rendit lui-même avec l'Impératrice et une partie de sa cour dans l'atelier du peintre David, afin d'y voir le tableau du Couronnement, et lui adressa après l'avoir vu les paroles les plus flatteuses.
Telles étaient les occupations de Napoléon après son retour de Tilsit; tel est aussi le spectacle que la France présentait sous son règne, soit par l'effet des circonstances, soit par l'influence personnelle qu'il exerçait sur elle. La plupart des résolutions qu'il venait de prendre ne pouvaient se passer du concours du pouvoir législatif. Il y avait plus d'une année qu'il ne l'avait assemblé, et il était impatient de le réunir, autant pour lui présenter les lois de finances, le Code de commerce, les lois relatives aux travaux publics, que pour faire devant les corps de l'État une manifestation européenne. Fête du 15 août. Il avait résolu d'ouvrir la session du Corps Législatif le 16 août, lendemain du 15, destiné à célébrer la Saint-Napoléon. Le 15 fut pour Paris, et pour toute la France, un véritable jour de fête. On était tout plein encore de la joie que la paix avait causée; car, signée à Tilsit le 8 juillet, connue à Paris le 15, il y avait un mois à peine qu'on en jouissait. À cette joie de la paix continentale, se joignait l'espérance de la paix maritime. La présence de Napoléon à Paris avait déjà exercé son influence ordinaire. Un mouvement nouveau se communiquait partout. L'argent abondait. Les riches que Napoléon venait de faire construisaient des hôtels élégants, et commandaient pour les orner des ameublements somptueux. Leurs femmes répandaient l'or à pleines mains chez les marchands de luxe. On annonçait un long séjour à Fontainebleau, où toute la haute société de Paris serait conviée, et où l'on donnerait les fêtes dont l'hiver avait été privé. Enfin la gloire nationale, qui touchait vivement les cœurs, contribuait aussi à toutes ces joies, en les relevant. La soirée du 15 août fut éblouissante comme une belle journée. La population entière de Paris était le soir sous les fenêtres du palais, ivre d'enthousiasme, et demandant à voir le souverain glorieux qui avait versé tant de biens, réels ou apparents, sur la France, et qui l'avait surtout rendue si grande. Il faut reconnaître, pour l'honneur de la nature humaine, que ce qui l'attire le plus c'est la gloire. Napoléon n'eût pas été empereur et roi, qu'on aurait voulu voir dans sa personne le plus grand homme des temps modernes. Il parut plusieurs fois, tenant l'Impératrice par la main, à peine discerné au milieu d'un groupe brillant, mais salué et applaudi comme s'il avait été aperçu distinctement. Il voulut lui-même être témoin de plus près de cet enthousiasme populaire, et sortit déguisé avec son fidèle Duroc pour se promener dans le jardin des Tuileries. À la faveur de la nuit et de son déguisement, il put jouir des sentiments qu'il inspirait, sans être reconnu, et il entendit au milieu de tous les groupes son nom prononcé avec reconnaissance et amour. Il s'arrêta dans le jardin pour écouter un jeune enfant, qui criait vive l'Empereur avec transport. Il saisit ce jeune enfant dans ses bras, lui demanda pourquoi il criait ainsi, et en obtint pour réponse que son père et sa mère lui enseignaient à aimer et à bénir l'Empereur. C'étaient des Bretons, qui, obligés de fuir les horreurs de la guerre civile, avaient trouvé à Paris le repos et l'aisance dans un modeste emploi. Napoléon s'entretint avec eux, et ils ne surent que le lendemain, par une marque de faveur, devant quel témoin puissant s'était épanchée la naïveté de leurs sentiments.
Le jour suivant, 16, Napoléon se rendit au Corps Législatif, entouré de ses maréchaux, suivi par un peuple immense, et trouva le Conseil d'État, le Tribunat réunis aux membres du Corps Législatif. M. de Talleyrand, en qualité de vice-grand-électeur, présenta au serment les membres récemment élus du Corps Législatif; et puis l'Empereur, d'une voix claire et pénétrante, prononça le discours suivant:
«Messieurs les députés des départements au Corps Législatif, messieurs les Tribuns et les membres de mon Conseil d'État,
»Depuis votre dernière session, de nouvelles guerres, de nouveaux triomphes, de nouveaux traités de paix ont changé la face de l'Europe politique.
»Si la maison de Brandebourg, qui, la première, se conjura contre notre indépendance, règne encore, elle le doit à la sincère amitié que m'a inspirée le puissant empereur du Nord.
»Un prince français régnera sur l'Elbe: il saura concilier les intérêts de ses nouveaux sujets avec ses premiers et ses plus sacrés devoirs.
»La maison de Saxe a recouvré, après cinquante ans, l'indépendance qu'elle avait perdue.
»Les peuples du duché de Varsovie, de la ville de Dantzig, ont recouvré leur patrie et leurs droits.
»Toutes les nations se réjouissent d'un commun accord de voir l'influence malfaisante que l'Angleterre exerçait sur le continent, détruite sans retour.
»La France est unie aux peuples de l'Allemagne par les lois de la Confédération du Rhin; à ceux des Espagnes, de la Hollande, de la Suisse et des Italies, par les lois de notre système fédératif. Nos nouveaux rapports avec la Russie sont cimentés par l'estime réciproque de ces deux grandes nations.
»Dans tout ce que j'ai fait, j'ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire.
»Je désire la paix maritime. Aucun ressentiment n'influera jamais sur mes déterminations. Je n'en saurais avoir contre une nation, jouet et victime des partis qui la déchirent, et trompée sur la situation de ses affaires, comme sur celle de ses voisins.
»Mais quelle que soit l'issue que les décrets de la Providence aient assignée à la guerre maritime, mes peuples me trouveront toujours le même, et je trouverai toujours mes peuples dignes de moi.
»Français, votre conduite dans ces derniers temps où votre Empereur était éloigné de plus de cinq cents lieues, a augmenté mon estime et l'opinion que j'avais conçue de votre caractère. Je me suis senti fier d'être le premier parmi vous. Si, pendant ces dix mois d'absence et de périls, j'ai été présent à votre pensée, les marques d'amour que vous m'avez données ont excité constamment mes plus vives émotions. Toutes mes sollicitudes, tout ce qui pouvait avoir rapport même à la conservation de ma personne, ne me touchaient que par l'intérêt que vous y portiez, et par l'importance dont elles pouvaient être pour vos futures destinées. Vous êtes un bon et grand peuple.
»J'ai médité différentes dispositions pour simplifier et perfectionner nos institutions.
»La nation a éprouvé les plus heureux effets de l'établissement de la Légion-d'Honneur. J'ai créé différents titres impériaux pour donner un nouvel éclat aux principaux de mes sujets, pour honorer d'éclatants services par d'éclatantes récompenses, et aussi pour empêcher le retour de tout titre féodal, incompatible avec nos constitutions.
»Les comptes de mes ministres des finances et du trésor public vous feront connaître l'état prospère de nos finances. Mes peuples éprouveront une considérable décharge sur la contribution foncière.
»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître les travaux qui ont été commencés ou finis; mais ce qui reste à faire est bien plus important encore; car je veux que dans toutes les parties de mon Empire, même dans le plus petit hameau, l'aisance des citoyens et la valeur des terres se trouvent augmentées par l'effet du système général d'amélioration que j'ai conçu.
»Messieurs les députés des départements au Corps Législatif, votre assistance me sera nécessaire pour arriver à ce grand résultat, et j'ai le droit d'y compter constamment.»
Ce discours fut écouté avec une vive émotion et applaudi avec transport. Napoléon rentra aux Tuileries accompagné de la même foule, salué des mêmes cris.
Le lendemain et les jours suivants, furent apportées les différentes lois qui fixaient le budget de 1807 à 720 millions en recettes et en dépenses; qui demandaient pour 1808 de simples crédits provisoires, conformément à l'usage du temps; qui pour cette même année 1808 restituaient au pays 20 millions sur la contribution foncière[12]; qui réglaient le concours des départements aux grands travaux d'utilité générale, instituaient une Cour des comptes, et devaient enfin composer le Code de commerce. Au Sénat étaient réservées les mesures concernant l'institution des nouveaux titres, l'épuration de la magistrature, la réunion du Tribunat au Corps Législatif. Après la présentation de toutes ces lois vint l'exposé de la situation de l'Empire par le ministre de l'intérieur. Quand ce ministre dans un tableau, dont Napoléon avait fourni le fond et presque la forme, eut achevé de peindre l'état florissant de la France, les progrès de son industrie et de son commerce, l'impulsion donnée à tous les travaux, la construction simultanée de canaux, de routes, de ponts, de monuments publics sur toute la surface du territoire, la régularité, l'ordre, l'abondance régnant dans les finances, les efforts déployés pour répandre l'instruction, pour étendre à toutes les communes le bienfait du culte, enfin tant de créations utiles, dont une guerre de géants n'avait pas interrompu le cours, dont elle avait même procuré les moyens, grâce aux tributs levés sur les rois vaincus, M, de Fontanes, président du Corps Législatif, répondit par le discours suivant, qu'il avait pu écrire d'avance, car les sentiments qui s'y trouvaient exprimés remplissaient toutes les âmes.
«Monsieur le ministre de l'intérieur, messieurs les conseillers d'État,
»Le tableau que vous avez mis sous nos yeux semble offrir l'image d'un de ces rois pacifiques uniquement occupés de l'administration intérieure au milieu de leurs États; et cependant tous ces travaux utiles, tous ces sages projets qui doivent les perfectionner encore, furent ordonnés et conçus au milieu du bruit des armes, aux derniers confins de la Prusse conquise, et sur les frontières de la Russie menacée. S'il est vrai qu'à cinq cents lieues de la capitale, parmi les soins et les fatigues de la guerre, un héros prépara tant de bienfaits, combien va-t-il les accroître en revenant au milieu de nous! Le bonheur public l'occupera tout entier, et sa gloire en sera plus touchante.
»Nous sommes loin de refuser à l'héroïsme les hommages qu'il obtint dans tous les temps. La philosophie outragea plus d'une fois l'enthousiasme militaire, osons ici le venger.
»La guerre, cette maladie ancienne, et malheureusement nécessaire, qui travailla toutes les sociétés; ce fléau, dont il est si facile de déplorer les effets et si difficile d'extirper la cause, la guerre elle-même n'est pas sans utilité pour les nations. Elle rend une nouvelle énergie aux vieilles sociétés, elle rapproche de grands peuples long-temps ennemis, qui apprennent à s'estimer sur le champ de bataille; elle remue et féconde les esprits par des spectacles extraordinaires; elle instruit surtout le siècle et l'avenir, quand elle produit un de ces génies rares faits pour tout changer.
»Mais pour que la guerre ait de tels avantages, il ne faut pas qu elle soit trop prolongée, ou des maux irréparables en sont la suite. Les champs et les ateliers se dépeuplent, les écoles où se forment l'esprit et les mœurs sont abandonnées, la barbarie s'approche, et les générations ravagées dans leur fleur voient périr avec elles les espérances du genre humain.
»Le Corps Législatif et le peuple français bénissent le grand prince qui finit la guerre avant qu'elle ait pu nous faire éprouver d'aussi désastreuses influences, et lorsqu'elle nous porte au contraire tant de nouveaux moyens de force, de richesses, et de population. La guerre, qui épuise tout, a renouvelé nos finances et nos armées. Les peuples vaincus nous donnent des subsides, et la France trouve des soldats dignes d'elle chez les peuples alliés.
»Nos yeux ont vu les plus grandes choses. Quelques années ont suffi pour renouveler la face du monde. Un homme a parcouru l'Europe en ôtant et en donnant des diadèmes. Il déplace, il resserre, il étend à son choix les frontières des empires: tout est entraîné par son ascendant. Eh bien! cet homme couvert de tant de gloire nous promet plus encore: paisible et désarmé, il prouvera que cette force invincible qui renverse en courant les trônes et les empires, est au-dessous de cette sagesse vraiment royale, qui les conserve par la paix, les enrichit par l'agriculture et l'industrie, les décore par les chefs-d'œuvre des arts, et les fonde éternellement sur le double appui de la morale et des lois.»
Les travaux du Corps Législatif commencèrent immédiatement, et se poursuivirent avec le calme et la célérité, naturels dans des discussions qui n'étaient que de pure forme; car l'examen sérieux des lois proposées avait eu lieu ailleurs, c'est-à-dire dans les conférences entre le Tribunat et le Conseil d'État. Mariage du prince Jérôme Bonaparte avec la princesse Catherine de Wurtemberg. Durant cette courte session, qui le retenait à Paris et différait son départ pour Fontainebleau, Napoléon célébra le mariage de la princesse Catherine de Wurtemberg avec son frère Jérôme. Cette jeune princesse, douée des plus nobles qualités, belle et imposante de sa personne, fière comme son père, mais douce et dévouée à tous ses devoirs, et destinée à être un jour le modèle des épouses dans le malheur, arriva au château du Raincy près de Paris, le 20 août, un peu troublée de la situation qui l'attendait, dans une cour dont personne en Europe ne niait l'éclat, la puissance, mais qu'on peignait comme le séjour de la force brutale, et dans laquelle ne devait l'accompagner aucun des serviteurs qui l'avaient entourée dès son enfance. Napoléon la reçut le 24 sur la première marche de l'escalier des Tuileries. Elle allait s'incliner devant lui, mais il la recueillit dans ses bras, et la présenta ensuite à l'Impératrice, à toute sa cour, et aux députés du nouveau royaume de Westphalie, convoqués à Paris pour assister à cette union. Le lendemain les deux jeunes époux furent civilement unis par l'archichancelier Cambacérès, et le surlendemain ils reçurent dans la chapelle des Tuileries la bénédiction nuptiale du prince primat, qui, toujours aussi attaché à l'Empereur par goût et par reconnaissance, était venu consacrer lui-même la nouvelle royauté allemande, fondée au nord de la Confédération, dont il était le chancelier et le président.