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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Le roi enlève à Emmanuel Godoy tous ses grades et dignités.

Les ministres et quelques seigneurs dévoués étant accourus, on conseilla tumultueusement au roi de retirer tous ses grades et emplois au prince de la Paix, comme unique moyen de rétablir le calme, et de sauver la vie du prince lui-même. Le roi parce qu'il était prêt à tout, la reine parce qu'elle tenait plus à sauver la vie que le pouvoir de son amant, y consentirent à l'instant même, et un décret parut dès le matin du 18 mars, annonçant que le roi retirait à Don Emmanuel Godoy ses charges de grand-amiral et de généralissime, et l'autorisait à se rendre dans le lieu qu'il lui plairait de choisir pour sa retraite.

Joie délirante à la nouvelle de la chute du favori.

Ainsi finit ce déplorable favori, dont l'étrange destinée était, au milieu de notre temps, un dernier vestige des vices des anciennes cours, en contraste avec les mœurs du siècle; car, même dans les cours absolues, on en était venu à respecter l'opinion publique: déplorable favori à d'autres titres encore que celui du scandale; car, excepté l'effusion du sang, il avait attiré sur l'Espagne tous les maux à la fois, la honte, la désorganisation, la ruine, et en dernier lieu les soulèvements populaires. En apprenant la dégradation d'Emmanuel Godoy, le peuple qui encombrait Aranjuez, et qui se composait de plusieurs peuples, venus non-seulement d'Aranjuez, mais de Madrid, de Tolède, des campagnes de la Manche, se livra à une joie furieuse, comme s'il avait dû être le lendemain le peuple le plus heureux de la terre. Ce furent partout des chants, des danses, des feux; on s'embrassait dans les rues en se félicitant de cette chute, qui satisfaisait un sentiment plus vif encore que celui de l'intérêt, celui de la haine pour une fortune insolente qui avait offensé toute l'Espagne. La nouvelle, portée en deux ou trois heures à Madrid, y produisit un véritable délire.

Dès que ce mouvement populaire fut connu, l'ambassadeur de France, qui était dépourvu d'esprit, mais non de courage, accourut auprès du roi pour le couvrir de son corps, s'il avait été en danger. Tout s'étant terminé par la chute du favori, dont il était devenu l'ennemi à force de s'intéresser au prince des Asturies, il parut presque triomphant avec ce dernier. Il dit à Charles IV que les troupes françaises dont l'arrivée était prochaine (elles passaient en ce moment le Guadarrama pour descendre sur Madrid) seraient à ses ordres contre tous ses ennemis du dedans et du dehors, et qu'il croyait, en donnant cette assurance, obéir aux instructions de son auguste maître, qui ne laisserait jamais invoquer son amitié en vain. Charles IV remercia M. de Beauharnais, et lui témoigna qu'il serait heureux à l'avenir de traiter les affaires avec l'ambassadeur de France, et sans aucun intermédiaire. Infortuné roi! la destinée ne lui réservait pas un si lourd fardeau!

La journée du 18 fut calme. Cependant la multitude agitée avait besoin de nouvelles émotions. Il lui fallait autre chose qu'un palais à détruire. Elle aurait voulu avoir pour le déchirer le corps d Emmanuel Godoy. On le cherchait partout, et la reine tremblait à chaque minute d'apprendre la découverte de son asile et sa mort. Tous les ministres passèrent la nuit au château auprès des deux souverains, dont le sommeil ne vint pas un instant fermer les yeux.

Le 19 au matin l'agitation populaire, calmée une première fois par la proclamation du 16, une seconde fois par la déposition du favori qui avait été prononcée le 18, était remontée comme un flot qui s'abaisse et s'élève tour à tour. Au palais les officiers des gardes, sentant toute autorité sur leurs troupes leur échapper, avaient déclaré qu'ils étaient dans l'impuissance de faire respecter l'autorité royale si elle était attaquée. Le roi, la reine éperdus avaient fait appeler leur fils Ferdinand, pour le sommer de les protéger de sa popularité, et il venait de promettre ses bons offices avec la secrète joie d'un vainqueur, et l'aisance d'un conspirateur assuré des ressorts qu'il doit faire jouer, lorsque tout à coup une rumeur nouvelle et violente prouva qu'on avait raison de se défier de la journée qui commençait.

le prince de la Paix est découvert par le peuple, et tiré tout sanglant de ses mains par les gardes du corps.

Le prince de la Paix, tant cherché, n'avait cependant pas quitté sa demeure. Au moment où les portes de son palais avaient été forcées, il avait pris une poignée d'or, une paire de pistolets, puis s'était caché sous les toits, en se roulant lui-même dans une natte, espèce de tapis de jonc dont on se sert en Espagne. Resté dans cette affreuse position pendant toute la journée du 18, pendant la nuit du 18 au 19, il n'y avait plus tenu le 19 au matin, et après trente-six heures de ce supplice, vaincu par la soif, il était sorti de son asile, et s'était trouvé en présence d'un soldat des gardes wallonnes qui était en faction. Offrant de l'or à cette sentinelle, et n'osant pas ajouter à son offre la menace de se servir de ses pistolets, il ne réussit qu'à se faire dénoncer, et fut livré à l'instant même. Heureusement pour lui le gros de la populace n'était pas alors autour de son palais. Quelques gardes du corps survenus à propos le placèrent au milieu de leurs chevaux, et s'acheminèrent le plus vite qu'ils purent vers le quartier qui leur servait de caserne. Il fallait traverser tout Aranjuez, et en un clin d'œil la populace avertie accourut. Le prince marchait à pied, entre deux gardes à cheval, appuyé sur le pommeau de leur selle, et défendu par eux contre les attaques de la foule. D'autres gardes en avant, en arrière, faisaient leurs efforts pour le protéger, mais ne pouvaient empêcher un peuple furieux de lui porter, avec des pieux, des fourches, et toutes les armes ramassées à la hâte, des coups dangereux. Les pieds brisés par le fer des chevaux, la cuisse percée d'une large blessure, un œil presque hors de la tête, il arriva enfin à la caserne des gardes, où il fut jeté tout sanglant sur la paille des écuries. Triste exemple de la faveur des rois, quand la fureur populaire vient venger en un jour vingt ans d'une toute-puissance imméritée! Il n'y avait rien dans l'histoire de plus lamentable que le spectacle que présentait en ce moment ce garde du corps, revenu, après avoir traversé la couche royale et presque le trône, dans la caserne, et sur la paille où il avait couché dans sa jeunesse!

Ferdinand accourt pour dissiper la foule qui voulait égorger le prince de la Paix.

Le roi et la reine, apprenant ce nouveau tumulte, appelèrent encore une fois Ferdinand, et le supplièrent d'oublier ses injures pour aller au secours de l'infortuné Godoy. Il promit de le sauver, et courut en effet au quartier des gardes du corps, qu'une populace effrénée menaçait d'envahir, la dissipa en annonçant que le coupable serait jugé par le conseil de Castille, et que justice serait faite de tous ses crimes. À la voix de l'héritier de la couronne la foule se dispersa. Ferdinand se transporta auprès de Godoy, qu'il trouva tout en sang, et auquel il dit avec une feinte générosité qu'il lui pardonnait tous les maux qu'il en avait reçus, et lui faisait grâce. La vue d'un ennemi abhorré rendit au prince de la Paix la présence d'esprit, qu'il n'avait pas eue un seul instant depuis le commencement de la catastrophe. Es-tu déjà roi, dit-il à Ferdinand, pour faire grâce?—Non, répliqua le prince, je ne le suis pas, mais je le serai bientôt.—

Le prince retourna au palais pour tranquilliser ses augustes parents, restés dans un état de trouble difficile à décrire, et prêts pour se sauver, eux et leur cher Emmanuel, à tous les sacrifices possibles, même celui du trône. Que veut-on de nous, s'écriaient-ils, pour épargner notre malheureux ami? Sa déposition? Nous l'avons prononcée. Sa mise en jugement? Nous allons la prononcer. Veut-on la couronne? Nous la déposerons aussi.—Une sorte d'égarement d'esprit s'était emparé du roi, de la reine; ils ne savaient ce qu'ils disaient, et s'adressaient à tout le monde, pour demander soit un appui, soit un conseil. On imagina, pour les rassurer sur la vie du prince de la Paix, d'envoyer celui-ci bien escorté à Grenade, en se servant des relais dont la route était pourvue. Une voiture attelée de six mules fut aussitôt amenée devant la caserne des gardes du corps, afin de l'y placer, et de le faire sortir de ce dangereux séjour d'Aranjuez. Mais à peine ces préparatifs furent-ils aperçus, que la populace, devinant à quel usage ils étaient destinés, se précipita sur la voiture, la brisa, et se montra décidée à empêcher tout départ.

Le roi et la reine troublés donnent leur abdication.

Ce nouvel incident acheva de troubler la tête de l'infortuné Charles IV et de sa femme. Ils crurent l'un et l'autre que c'était la révolution française qui recommençait en Espagne; qu'on en voulait, non-seulement au prince de la Paix, mais à eux-mêmes; que déposer le sceptre entre les mains de Ferdinand serait peut-être un moyen de conjurer cet orage naissant, de sauver leur vie et celle de leur malheureux ami. Ils le dirent à tous ceux qui les entouraient, à MM. de Caballero, de Cevallos, au duc de Castel-Franco, chef des troupes réunies dans la résidence royale, à diverses personnes de la cour enfin; et quand ils faisaient cette proposition, tous les assistants leur témoignaient, par un silence triste et approbateur, que ce serait là certainement la solution la plus simple, la plus sûre, la plus applaudie, la plus capable de terminer dès sa naissance une révolution aussi effrayante à ses débuts que celle qui avait fait tomber la tête de Louis XVI. Après quelques instants de ces vagues pourparlers, de cette consultation de gens éperdus, Charles IV dit qu'il voulait abdiquer; son ambitieuse femme lui répondit qu'il avait raison, et, sans qu'il se présentât un seul contradicteur, leurs ministres s'offrirent pour rédiger l'acte d'abdication.

Acte d'abdication de Charles IV.

Cet acte fut rédigé à l'instant même, et publié immédiatement au milieu d'une joie sans égale. Charles IV y déclarait que, fatigué des soucis du trône, courbé sous le poids de l'âge et des infirmités, il résignait à son fils Ferdinand la couronne qu'il avait portée vingt années.

Redoublement de joie à Aranjuez et à Madrid.

La nouvelle de cette abdication causa dans Aranjuez une sorte d'ivresse. Le peuple vint en foule saluer le jeune roi que depuis si long-temps appelaient tous ses vœux, et le combla de mille bénédictions. La cour, devançant le peuple, avait abandonné les vieux souverains, comme on abandonne leurs cadavres quand ils sont morts. Ils furent laissés seuls, un peu rassurés, mais tout abattus de leur chute, et on courut autour de Ferdinand pour bien exprimer à ce nouveau maître que c'était lui, lui seul, qu'on avait dans le cœur depuis des années en baissant la tête devant sa mère et le favori. Ferdinand, que la nature avait fait pour la dissimulation, et que les malheurs de sa jeunesse avaient encore perfectionné dans cet art odieux, parut content de tout le monde, et l'était assez de la fortune pour le paraître des hommes. Il conserva provisoirement les ministres de son père, ne pouvant en changer à l'instant même, et, pour première commission, leur donna l'ordre de faire venir le duc de l'Infantado, exilé à soixante lieues de Madrid, et le chanoine Escoïquiz, enfermé au couvent du Tardon. Il nomma tout de suite le duc de l'Infantado capitaine de ses gardes et président du conseil de Castille. Ainsi une faveur expulsée, une autre faveur naissait, mais celle-ci devant durer quelques jours à peine, car le redoutable Napoléon approchait. Ses troupes descendaient en ce moment des hauteurs de Somosierra sur Buitrago, et n'étaient plus qu'à une forte marche de Madrid. Les ministres temporaires de Ferdinand lui conseillèrent de commencer son règne par une démarche auprès de l'empereur des Français. Le duc del Parque fut envoyé à Murat, pour s'entendre avec ce prince sur l'entrée des Français à Madrid. Les ducs de Medina-Celi et de Frias, le comte de Fernand-Nuñez furent envoyés à Napoléon, qu'on supposait sur la route d'Espagne, pour lui jurer amitié, et lui renouveler la demande d'une princesse française. Cela fait à la fin même de cette première journée, Ferdinand s'endormit en se croyant roi. Il devait l'être, mais après une longue captivité et une guerre effroyable.

Ainsi tombèrent les derniers Bourbons, pour reparaître bien ou mal, glorieusement ou tristement, quelques années plus tard; ils tombèrent à Aranjuez, comme à Paris, comme à Naples, sous la révolution française, qui les poussait devant elle, semblable aux furies vengeresses poursuivant des coupables. À Paris cette révolution avait abattu la tête d'un Bourbon. À Naples elle en avait jeté un à la mer, et l'avait réduit à se réfugier en Sicile. À Aranjuez elle réduisait le dernier à abdiquer, pour sauver la vie d'un ignoble favori, et se servait non d'un peuple épris de la liberté, mais d'un peuple épris encore de la royauté, diverse ainsi dans ses manières d'agir comme les lieux où elle pénétrait, mais toujours terrible et régénératrice, quoique heureusement moins cruelle, car déjà elle détrônait et ne tuait plus les rois.

FIN DU LIVRE VINGT-NEUVIÈME.

LIVRE TRENTIÈME.

BAYONNE.

Désordres à Madrid à la nouvelle des événements d'Aranjuez. — Murat hâte son arrivée. — En approchant de Madrid, il reçoit un message de la reine d'Étrurie. — Il lui envoie M. de Monthyon. — Celui-ci trouve la famille royale désolée, et pleine du regret d'avoir abdiqué. — Murat, au retour de M. de Monthyon, suggère à Charles IV l'idée de protester contre une abdication qui n'a pas été libre, et diffère de reconnaître Ferdinand VII. — Entrée des Français dans Madrid le 23 mars. — Protestation secrète de Charles IV. — Ferdinand VII s'empresse d'entrer dans Madrid pour prendre possession de la couronne. — Déplaisir de Murat de voir entrer Ferdinand VII. — M. de Beauharnais conseille à Ferdinand VII d'aller à la rencontre de l'empereur des Français. — Effet des nouvelles d'Espagne sur les résolutions de Napoléon. — Nouveau parti qu'il adopte en apprenant la révolution d'Aranjuez. — Il conçoit à Paris le même plan que Murat à Madrid, celui de ne pas reconnaître Ferdinand VII, et de se faire céder la couronne par Charles IV. — Mission du général Savary à Madrid. — Retour de M. de Tournon à Paris. — Doute momentané qui s'élève dans l'esprit de Napoléon. — Singulière dépêche du 29, qui contredit tout ce qu'il avait pensé et voulu. — Les nouvelles de Madrid, arrivées le 30, ramènent Napoléon à ses premiers projets. — Il approuve la conduite de Murat, et l'envoi à Bayonne de toute la famille d'Espagne. — Il se met en route pour Bordeaux. — Murat, approuvé par Napoléon, travaille avec le général Savary à l'exécution du plan convenu. — Ferdinand VII, après avoir réuni à Madrid ses confidents intimes, le duc de l'Infantado et le chanoine Escoïquiz, délibère sur la conduite à tenir envers les Français. — Motifs qui l'engagent à partir pour aller à la rencontre de Napoléon. — Une entrevue avec le général Savary achève de l'y décider. — Il résout son départ, et laisse à Madrid une régence présidée par son oncle, don Antonio, pour le représenter. — Sentiments des Espagnols en le voyant partir. — Les vieux souverains, en apprenant qu'il va au-devant de Napoléon, veulent s'y rendre aussi pour plaider en personne leur propre cause. — Joie et folles espérances de Murat en voyant les princes espagnols se livrer eux-mêmes. — Esprit du peuple espagnol. — Ce qu'il éprouve pour nos troupes. — Conduite et attitude de Murat à Madrid. — Voyage de Ferdinand VII de Madrid à Burgos, de Burgos à Vittoria. — Son séjour à Vittoria. — Ses motifs pour s'arrêter dans cette ville. — Savary le quitte pour aller demander de nouvelles instructions à Napoléon. — Établissement de Napoléon à Bayonne. — Lettre qu'il écrit à Ferdinand VII et ordres qu'il donne à son sujet. — Ferdinand VII se décide enfin à venir à Bayonne. — Son arrivée en cette ville. — Accueil que lui fait Napoléon. — Première ouverture sur ce qu'on désire de lui. — Napoléon lui déclare sans détour l'intention de s'emparer de la couronne d'Espagne, et lui offre en dédommagement la couronne d'Étrurie. — Résistance et illusions de Ferdinand VII. — Napoléon, pour tout terminer, attend l'arrivée de Charles IV, qui a demandé à venir à Bayonne. — Départ des vieux souverains. — Délivrance du prince de la Paix. — Réunion à Bayonne de tous les princes de la maison d'Espagne. — Accueil que Napoléon fait à Charles IV. — Il le traite en roi. — Ferdinand ramené à la situation de prince des Asturies. — Accord de Napoléon avec Charles IV pour assurer à celui-ci une riche retraite en France, moyennant l'abandon de la couronne d'Espagne. — Résistance de Ferdinand VII. — Napoléon est prêt à en finir par un acte de toute-puissance, lorsque les événements de Madrid fournissent le dénoûment désiré. — Insurrection de Madrid dans la journée du 2 mai. — Énergique répression ordonnée par Murat. — Contre-coup à Bayonne. — Émotion de Charles IV en apprenant la journée du 2 mai. — Scène violente entre le père, la mère et le fils. — Terreur et résignation de Ferdinand VII. — Traité pour la cession de la couronne d'Espagne à Napoléon. — Départ de Charles IV pour Compiègne, et de Ferdinand VII pour Valençay. — Napoléon destine la couronne d'Espagne à Joseph, et celle de Naples à Murat. — Douleur et dépit de Murat en apprenant les résolutions de Napoléon. — Il n'en travaille pas moins à obtenir des autorités espagnoles l'expression d'un vœu en faveur de Joseph. — Déclaration équivoque de la junte et du conseil de Castille, exprimant un vœu conditionnel pour Joseph. — Mécontentement de Napoléon contre Murat. — En attendant d'avoir la réponse de Joseph, et de pouvoir proclamer la nouvelle dynastie, Napoléon essaie de racheter la violence qu'il vient de commettre à l'égard de l'Espagne par un merveilleux emploi de ses ressources. — Secours d'argent à l'Espagne. — Distribution de l'armée de manière à défendre les côtes, et à prévenir tout acte de résistance. — Vastes projets maritimes. — Arrivée de Joseph à Bayonne. — Il est proclamé roi d'Espagne. — Junte convoquée à Bayonne. — Délibération de cette junte. — Constitution espagnole. — Acceptation de cette constitution, et reconnaissance de Joseph par la junte. — Conclusion des événements de Bayonne, et départ de Joseph pour Madrid, de Napoléon pour Paris.

Désordres à Madrid à la suite de la révolution d'Aranjuez.

La chute du prince de la Paix avait déjà produit chez le peuple de Madrid une sorte de joie féroce. La nouvelle de l'abdication de Charles IV, et de l'avénement de Ferdinand VII, y mit le comble. Il n'y a pas pour la multitude de joie complète sans un ravage. On savait le prince de la Paix arrêté à Aranjuez; on courut se précipiter sur sa famille et sur les personnages qui jouissaient de sa confiance. On dévasta leurs maisons, on poursuivit leurs personnes, dont aucune heureusement ne tomba au pouvoir de la multitude, grâce au courage de M. de Beauharnais. Celui-ci, après l'abdication de Charles IV, revenu immédiatement à Madrid, eut le temps de donner asile à la famille Godoy. La mère, le frère d'Emmanuel, ses sœurs, mariées aux plus grands seigneurs d'Espagne, avaient passé une affreuse nuit, sous le toit de leurs palais. M. de Beauharnais leur offrit un abri dans l'hôtel de l'ambassade, où ils devaient être protégés par la terreur des armes françaises, car Murat n'était plus en ce moment qu'à une marche de Madrid. Le sac, l'incendie durèrent toute la journée du 20, qui était un dimanche, et ne furent empêchés par aucune force publique. Il y avait à Madrid deux régiments suisses (les régiments de Preux et de Reding); mais ces soldats étrangers, plus mal placés que d'autres au milieu des agitations populaires, n'osèrent pas se montrer, et ne firent rien pour arrêter le désordre. Une espèce de fatigue, le concours de quelques bourgeois armés spontanément, une proclamation de Ferdinand, qui ne voulait pas déshonorer son nouveau règne par d'odieux excès, mirent fin à ces abominables ravages. D'ailleurs Madrid était tout entier à la joie de voir finir un règne détesté, et commencer un règne ardemment désiré. Confiance des Espagnols à l'égard des Français. C'est à peine si dans les âmes satisfaites il restait quelque place à l'inquiétude en apprenant que les Français s'approchaient de la capitale. Après avoir espéré qu'ils renverseraient le favori, le peuple espagnol se flattait maintenant de l'idée qu'ils allaient reconnaître Ferdinand VII; et en tout cas, ce peuple, enorgueilli de ce qu'il venait de faire, tout fier d'avoir à lui seul vaincu le redoutable favori, avait pris en lui-même une immense confiance, et semblait ne plus craindre personne. Au surplus, dans sa naïve joie, il ne croyait que ce qui lui plaisait, et les Français n'étaient à ses yeux que des auxiliaires, venus pour inaugurer le règne de Ferdinand VII. Avec une pareille disposition des esprits, nos troupes étaient assurées d'être bien reçues.

Arrivée des troupes françaises aux portes de Madrid.

Elles avaient déjà en grande partie passé le Guadarrama. Les deux premières divisions du corps du maréchal Moncey étaient le 20 entre Cavanillas et Buitrago, la troisième à Somosierra. La première division du général Dupont était le même jour à Guadarrama, prête à descendre sur l'Escurial; la seconde du même corps à Ségovie, la troisième à Valladolid. Murat pouvait donc entrer en vingt-quatre heures dans Madrid, avec deux divisions du maréchal Moncey, une du général Dupont, toute sa cavalerie et la garde, c'est-à-dire avec trente mille hommes. Or, il ne restait dans cette capitale que deux régiments suisses déconcertés, et un peuple sans armes. Murat n'avait par conséquent aucune résistance à redouter.

Douleur de Murat en apprenant les désordres de Madrid.

Les désordres de la capitale l'avaient profondément affligé, et il craignait qu'en Europe on n'accusât les Français d'avoir voulu bouleverser l'Espagne, afin de s'en emparer plus facilement. Il ne savait pas non plus si cette solution imprévue était bien celle que Napoléon désirait, et celle surtout qui pourrait amener plus sûrement la vacance du trône d'Espagne. L'humanité, l'obéissance, l'ambition produisaient ainsi dans son âme un pénible conflit. Dans cet état, il écrivit à Napoléon pour lui faire part de ce qu'il venait d'apprendre, pour se plaindre de nouveau de n'avoir pas son secret, pour lui exprimer la peine que lui causaient les événements de Madrid, et lui annoncer qu'il allait entrer immédiatement dans cette capitale, afin de réprimer à tout prix les excès d'une populace barbare. En même temps il ébranla ses colonnes, et marcha en avant pour porter à San-Agostino les troupes du maréchal Moncey, et à l'Escurial celles du général Dupont.

Message secret de la reine d'Étrurie à Murat.

Le lendemain 21, étant en personne à El-Molar, il reçut un courrier déguisé qui lui portait une lettre de la reine d'Étrurie. Cette princesse, qu'il avait connue en Italie, et avec laquelle il était lié d'amitié, faisait appel à son cœur, au nom d'une famille auguste et profondément malheureuse. Elle lui disait que ses vieux parents étaient menacés du plus grand danger, et que pour s'en garantir ils avaient recours à sa généreuse protection. Elle le suppliait de venir lui-même et secrètement à Aranjuez, pour être témoin de leur situation déplorable, et convenir des moyens de les en tirer.

Réponse de Murat à la reine d'Étrurie, et mission de M. de Monthyon auprès des vieux souverains.

Cette jeune femme éperdue, peu versée dans la connaissance des affaires, bien qu'elle eût plus d'esprit que son mari défunt, imaginait qu'un général en chef, représentant Napoléon, conduisant une armée française à la porte de l'une des grandes capitales de l'Europe, pourrait se dérober nuitamment pour un jour ou deux à son quartier-général, comme il l'avait fait peut-être à Florence, en pleine paix, plus occupé alors de plaisirs que de guerre ou de négociations. Murat lui répondit avec beaucoup de courtoisie qu'il était très-sensible aux malheurs de la famille royale d'Espagne, mais qu'il lui était impossible de quitter son quartier-général, où le retenaient des devoirs impérieux, et qu'il lui envoyait à sa place l'un de ses officiers, M. de Monthyon, homme sûr, auquel elle pourrait dire tout ce qu'elle lui aurait confié à lui-même[35].

État de désolation dans lequel M. de Monthyon trouve les vieux souverains.

M. de Monthyon partit d'El-Molar le 21, arriva le 22 à Aranjuez, et trouva la famille des vieux souverains désolée. Dans un accès d'effroi, Charles IV et son épouse avaient été amenés à se dépouiller de l'autorité suprême. La reine, principal auteur des déterminations de cette cour, avait été conduite à cette abdication par le désir de sauver la vie du prince de la Paix, et de se soustraire elle-même et son époux à des périls qu'elle s'était exagérés. Mais le premier moment passé, le silence et l'abandon succédant au tumulte populaire, de nouveaux dangers menaçant le prince de la Paix, dont le procès avait été ordonné par Ferdinand VII, elle était saisie de la double douleur de se voir déchue, et de ne pas savoir en sûreté l'objet de ses criminelles affections. Et comme les mouvements de son âme se reproduisaient à l'instant dans l'âme de son faible époux, elle l'avait rempli des mêmes regrets et du même chagrin. Par surcroît de malheur, on venait de leur signifier au nom de Ferdinand VII qu'il fallait se rendre à Badajoz, au fond de l'Estramadure, loin de la protection des Français, pour y vivre dans l'isolement, la misère peut-être, tandis qu'un fils détesté régnerait, se vengerait, immolerait probablement le malheureux Godoy! En face d'une telle perspective, la déchéance était devenue plus cruelle. La jeune reine d'Étrurie, que cet exil désolait en proportion de son âge, ajoutait à toutes les douleurs de cette royale famille son propre désespoir. Liée avec Murat, apportant le secours de ses relations avec lui, elle avait été chargée d'invoquer la protection de l'armée française.

Instances et prières des vieux souverains pour qu'on vienne à leur secours.

Telle était la situation dans laquelle M. de Monthyon trouva cette famille infortunée. Il fut entouré, assailli des prières et des instances les plus vives, par le vieux roi, la vieille reine, la jeune reine d'Étrurie. On lui raconta les angoisses des dernières journées, les violences qu'on avait subies, celles qu'on allait peut-être subir encore, les injonctions qu'on avait reçues de partir pour Badajoz, et surtout les périls qui menaçaient Emmanuel Godoy. On parla de celui-ci beaucoup plus que de la famille royale elle-même; on demanda pour lui, à mains jointes, la protection de la France, en offrant de s'en rapporter à la décision de Murat relativement à tout ce qui était arrivé, de le faire l'arbitre des destinées de l'Espagne, de se soumettre enfin à tout ce qu'il ordonnerait.

M. de Monthyon repartit à l'instant afin de rejoindre Murat, qui s'était rapproché de Madrid, dans la journée du 22, pour y entrer le 23, jour presque indiqué d'avance dans les instructions de Napoléon. Il lui fit part de ce qu'il avait vu et entendu dans son entretien avec les vieux souverains, de leurs regrets amers, et de leur désir d'en appeler à Napoléon des derniers événements d'Espagne. Murat, en apprenant les regrets exprimés par Charles IV, imagine de le faire protester contre son abdication, et de refuser de reconnaître Ferdinand VII. Murat en écoutant ce récit fut saisi d'une sorte d'illumination subite. Il n'avait pas le secret de la politique dont il était l'instrument, mais il avait quelquefois supposé que Napoléon voulait en effrayant Charles IV le porter à s'enfuir, et se procurer la couronne d'Espagne comme celle du Portugal, par le délaissement des possesseurs. Ce plan se trouvant déjoué par la révolution d'Aranjuez, Murat crut qu'il fallait en faire sortir un tout nouveau des circonstances elles-mêmes. En conséquence il eut l'idée de convertir en une protestation formelle contre l'abdication du 19 les regrets que les vieux souverains manifestaient de leur déchéance, et, après avoir obtenu la rédaction, la signature, la remise en ses mains de cette protestation, de refuser la reconnaissance de Ferdinand VII; ce qui se pouvait très-naturellement, car il était impossible que Ferdinand VII, après une telle manière d'arriver au trône, fut reconnu avant qu'on en eût référé à l'autorité de Napoléon. Le résultat de cette combinaison allait être de laisser l'Espagne sans souverain; car le vieux roi, déchu par le fait, ne reprendrait pas le trône en protestant, et la royauté de Ferdinand VII, grâce à cette protestation, resterait en suspens. Entre un roi qui n'était plus roi, qui ne pouvait plus l'être, et un roi qui ne l'était pas encore, qui ne le serait jamais si on ne voulait pas qu'il le fût, l'Espagne allait se trouver sans autre maître que le général commandant l'armée française. La fortune rendait ainsi le moyen qu'elle avait enlevé en empêchant le départ de Charles IV.

M. de Monthyon retourne auprès des vieux souverains pour les amener à consigner leurs regrets dans une protestation formelle.

L'esprit de Murat, aiguisé par l'ambition, venait d'inventer tout ce que le génie de Napoléon, dans son astuce la plus profonde, imagina quelques jours plus tard, à la nouvelle des derniers événements. Sans perdre un moment, et avec toute la vivacité de ses désirs, Murat fit repartir M. de Monthyon pour Aranjuez, lui donnant l'ordre de revoir sur-le-champ la famille royale, et de lui proposer, puisqu'elle déclarait avoir été contrainte, de protester contre l'abdication du 19, de protester secrètement si elle n'osait le faire publiquement, de renfermer cette protestation dans une lettre à l'Empereur, qui ne pouvait manquer d'arriver sous peu de jours en Espagne, et qui serait ainsi constitué l'arbitre de l'usurpation odieuse commise par le fils au détriment du père. Murat promettait de gagner auprès de Napoléon la cause des vieux souverains, et en attendant de protéger non-seulement eux, mais le malheureux Godoy, devenu le prisonnier de Ferdinand VII.

Résultat de la mission du duc del Parque, envoyé par Ferdinand VII à Murat.

M. de Monthyon repartit pour Aranjuez, et Murat se hâta d'écrire à l'Empereur pour l'informer de ce qui s'était passé, et lui mander la combinaison qu'il avait imaginée. Parvenu le 22 au soir à Chamartin, sur les hauteurs mêmes qui dominent Madrid, il s'apprêta à y faire son entrée le lendemain. Il venait de recevoir l'envoyé de Ferdinand VII, le duc del Parque, chargé de le complimenter au nom du nouveau roi d'Espagne, de lui offrir l'entrée dans Madrid, des vivres, des logements pour l'armée, et l'assurance des intentions amicales de la jeune cour envers la France. Murat fit au duc del Parque un accueil gracieux, où perçait cependant un peu de cette présomption qui lui était propre, et, en acceptant les assurances qu'il avait mission de lui apporter, lui exprima assez clairement que l'Empereur seul pouvait reconnaître Ferdinand VII, et légaliser au nom du droit des gens la révolution d'Aranjuez. Il lui déclara qu'il ne pouvait, quant à lui, en attendant la décision impériale, voir dans le nouveau gouvernement qu'un gouvernement de fait, et donner à Ferdinand VII d'autre titre que celui de prince des Asturies. Ce genre de relations fut accepté, puisque le lieutenant de Napoléon n'en admettait pas d'autre, et tout fut disposé pour l'entrée des Français dans Madrid le lendemain 23 mars 1808.

Les meneurs de la nouvelle cour, quoique très-peu sages, avaient senti néanmoins la nécessité de prévenir une collision avec les Français; car leur royauté, sortie d'une révolution de palais, aurait pu être enlevée par un régiment de cavalerie. En conséquence ils avaient fort recommandé à Madrid de bien accueillir les troupes françaises, et, pour être assurés qu'il en serait ainsi, ils avaient fait afficher à tous les coins de la capitale une proclamation, dans laquelle Ferdinand VII en appelait aux sentiments de bienveillance qui devaient animer l'une à l'égard de l'autre deux nations anciennement alliées. Les Espagnols comprenant cette politique aussi bien que leur jeune roi, et entraînés de plus par la curiosité, étaient donc parfaitement disposés à courir au-devant de Murat, et à lui prodiguer leurs acclamations.

Entrée des Français à Madrid le 23 mars 1808.

Le 23 au matin, Murat réunit sur les hauteurs situées en arrière de Madrid, lesquelles ne sont que les dernières pentes du Guadarrama, une partie de son armée, qui consistait en ce moment dans les deux premières divisions du maréchal Moncey, dans la cavalerie de tous les corps, et dans les détachements de la garde impériale envoyés de Paris pour former l'escorte de Napoléon. Il fit son entrée au milieu du jour, à la tête d'un brillant état-major, et charma tous les Espagnols par sa bonne mine, et son sourire confiant et gracieux. La garde impériale frappa singulièrement les Espagnols; les cuirassiers, par leur grande taille, leur armure et leur discipline, ne les frappèrent pas moins. Mais l'infanterie du maréchal Moncey, composée en majeure partie d'enfants mal vêtus et harassés de fatigue, inspira plus de commisération que de crainte; ce qui était fâcheux chez un peuple dont il fallait toucher les sens plutôt que la raison. Toutefois l'ensemble de ce spectacle militaire produisit un certain effet sur l'imagination des Espagnols. Ils applaudirent beaucoup les Français et leurs chefs.

Par une négligence involontaire, bien plus que par un défaut d'égards qui n'était dans l'intention de personne, on avait omis de préparer le logement du général en chef de l'armée française. Murat descendit aux portes de Madrid dans le palais abandonné du Buen-Retiro, et s'arrêta dans l'appartement qu'avaient habité les demoiselles Tudo avant leur départ. Il fut blessé de ce manque de soins. Mais on lui offrit immédiatement l'ancienne demeure du prince de la Paix, située près du magnifique palais que la royauté espagnole occupe à Madrid. Les autorités civiles et militaires, le clergé, le corps diplomatique, vinrent le visiter. Il les reçut avec grâce et hauteur, et presque en souverain, quoiqu'il n'eût d'autre titre que celui de général en chef de l'armée française.

Murat empêche la translation à Madrid du prince de la Paix, qu'on allait y conduire pour commencer son procès.

Tandis qu'il entrait dans Madrid, on lui apprit qu'on allait y amener prisonnier, chargé de chaînes, sous la conduite des gardes du corps, le malheureux Godoy, dont on voulait avoir le plaisir de commencer le procès tout de suite. Murat, par générosité et par calcul, pour ménager l'ancienne cour, appelée à devenir l'instrument des nouvelles combinaisons, était résolu à ne pas tolérer un acte de cruauté envers le favori déchu. Craignant que la présence de ce personnage, objet de toutes les haines de la multitude, ne provoquât un tumulte populaire, surtout au moment de l'entrée des troupes françaises, il envoya un de ses officiers, avec l'ordre pur et simple d'ajourner la translation du prisonnier, et de le retenir dans un village voisin de Madrid. Cet ordre trouva et fixa le prince de la Paix au village de Pinto, où il fut détenu quelques jours. Murat dirigea sur-le-champ un détachement de cavalerie sur Aranjuez, pour y protéger les vieux souverains, s'opposer à ce qu'on les acheminât vers Badajoz, et leur rendre le courage de suivre ses conseils, en leur rendant la sécurité. Il annonça en même temps que ni lui ni son maître ne souffriraient les rigueurs qu'on préparait contre Emmanuel Godoy.

M. de Monthyon avait trouvé la famille des vieux souverains encore plus désolée qu'à son premier voyage, encore plus alarmée du sort du prince de la Paix, encore plus navrée de l'abandon dans lequel on la laissait, encore plus irritée du triomphe de Ferdinand VII, et bien plus disposée par conséquent à se jeter dans les bras de la France. Les vieux souverains accueillent avec empressement l'idée de protester contre leur abdication. L'idée d'une protestation propre à leur faire recouvrer le pouvoir ou à les venger, conforme d'ailleurs à la vérité des faits, ne pouvait qu'être accueillie avec transport. Elle le fut, et tout aussitôt Charles IV se montra prêt à la signer. Mais la rédaction proposée par Murat n'était pas exactement celle qui convenait aux vieux souverains, bien qu'ils fussent peu difficiles et mauvais juges en fait de convenances de langage. Ils craignaient qu'une telle démarche, si elle venait à être connue, ne compromît leur vie et celle du favori, et ils demandèrent quelques heures pour réfléchir à la forme qui semblerait la meilleure, s'engageant du reste à se conduire en tout comme on le voudrait, et à dater la protestation du jour qui ferait le mieux ressortir la spontanéité de leur recours à la justice de Napoléon. M. de Monthyon fut renvoyé à Murat avec toutes ces assurances, et un nouvel appel à la protection de l'armée française.

Murat songe à faire concourir Ferdinand VII à ses projets.

Murat, certain de disposer des vieux souverains comme il l'entendrait pour le succès de la combinaison dont il était l'auteur, résolut d'agir également sur Ferdinand VII, pour l'engager à ne pas prendre encore la couronne, à faire acte de roi le plus tard qu'il pourrait, et surtout à différer son entrée solennelle dans Madrid. Murat pensait que moins Ferdinand VII serait roi, Charles IV ne l'étant plus, mieux iraient les choses dans le sens de ses espérances. Il désirait en outre obtenir de Ferdinand VII une autre détermination qui lui semblait urgente. Le prince de la Paix, lorsqu'il était question du voyage en Andalousie, avait ordonné aux troupes espagnoles de repasser la frontière du Portugal, pour rentrer, la division Taranco en Castille-Vieille, la division Solano en Estramadure. Celle-ci, déjà revenue aux environs de Talavera, s'approchait de Madrid, et pouvait occasionner une collision contraire aux vues de Murat, qui comprenait très-bien qu'il fallait mener par adresse et non par force les affaires d'Espagne. Mais pour que l'ordre de rétrograder fût donné aux troupes espagnoles, il fallait recourir à Ferdinand lui-même.

M. de Beauharnais chargé de se rendre auprès de Ferdinand VII pour l'amener aux vues de Murat.

Murat manda auprès de lui M. de Beauharnais, dont il se défiait fort, parce qu'il le savait attaché à Ferdinand VII, et auquel il supposait plus de finesse que cet honnête et maladroit ambassadeur n'était capable d'en mettre dans une trame politique. Il lui persuada de se rendre sur-le-champ à Aranjuez, et d'user de son ascendant sur Ferdinand VII pour lui arracher les résolutions que réclamait la circonstance. Afin de décider M. de Beauharnais, Murat commença par l'effrayer sur la fausse manière dont il avait entendu les intentions de Napoléon, en contribuant à empêcher le voyage d'Andalousie (ce qu'à tort ou à raison l'on imputait en effet à M. de Beauharnais). Murat, pour l'inquiéter davantage, lui affirma, ce qu'il ne savait pas, que Napoléon aurait voulu le renouvellement de la scène de Lisbonne; puis il lui suggéra, comme un moyen certain de réparer sa faute, l'idée de se transporter immédiatement à Aranjuez pour obtenir de Ferdinand VII qu'il fît rétrograder les troupes espagnoles, qu'il ne vînt pas à Madrid, et qu'il laissât sa nouvelle royauté en suspens, jusqu'à la décision de Napoléon. M. de Beauharnais, cédant à ces conseils, partit à l'instant même pour Aranjuez, afin de faire, sinon tout, au moins une partie de ce que désirait Murat.

Arrivé auprès de Ferdinand, il lui demanda d'abord avec son opiniâtreté ordinaire le renvoi des troupes espagnoles dans leurs premières positions. Ferdinand n'avait pas encore à côté de lui ses deux confidents principaux, le chanoine Escoïquiz et le duc de l'Infantado, exilés trop loin de Madrid pour avoir eu le temps de revenir. M. de Beauharnais obtient le renvoi des troupes espagnoles, et encourage Ferdinand VII à se porter à la rencontre de Napoléon. Il avait gardé quelques-uns des ministres de son père, notamment MM. de Cevallos et de Caballero, et, après les avoir consultés, il fit envoyer au général Taranco et au marquis de Solano l'ordre de rentrer en Portugal, ou du moins de s'arrêter sur la frontière de ce royaume, pour y attendre de nouvelles instructions. Les troupes du marquis de Solano en particulier durent retourner, par Tolède et Talavera, à Badajoz. Cette première partie de sa commission remplie, M. de Beauharnais, soit qu'il n'eût pas compris l'intention de Murat quant à la seconde, soit que l'ayant comprise il ne voulut pas s'y conformer, s'attacha à persuader à Ferdinand qu'il fallait acquérir à tout prix la bienveillance de Napoléon, et pour cela courir à sa rencontre, se jeter dans ses bras, en lui demandant son amitié, sa protection, et une épouse; que plus tôt il ferait une pareille démarche, plus tôt il serait assuré de régner; que le mieux serait de partir à l'instant même d'Aranjuez pour un tel voyage; qu'il n'aurait pas à faire beaucoup de chemin, car il trouverait Napoléon en route; qu'enfin il ne fallait venir à Madrid que pour le traverser, et se transporter le plus promptement possible à Burgos ou à Vittoria.

C'était de très-bonne foi, et sans se douter qu'il contribuait de son côté, comme Murat du sien, à l'invention de l'intrigue à laquelle Ferdinand succomberait bientôt, que M. de Beauharnais donnait un semblable conseil. Ferdinand VII ne le repoussa point, mais il remit sa décision à l'arrivée des deux confidents, sans lesquels il ne voulait rien entreprendre de grave. Il adopta du conseil de M. de Beauharnais ce qui lui convenait actuellement, c'était de quitter Aranjuez pour se rendre tout de suite à Madrid, et il annonça son entrée solennelle dans la capitale pour le lendemain 24.

M. de Beauharnais, revenu à Madrid, raconta naïvement à Murat tout ce qu'il avait dit et fait. Murat crut y voir un calcul perfide pour amener Ferdinand à entrer immédiatement à Madrid, et à prendre un peu plus tôt possession de la couronne. Il le dénonça sans perdre de temps à l'Empereur, comme un secret complice de Ferdinand VII comme un agent actif de la révolution qui avait précipité le vieux roi du trône, comme un ambassadeur dangereux, qui favorisait la nouvelle royauté, la seule qui fût à craindre. Ces reproches, dictés par l'ombrageuse ambition de Murat, étaient cependant injustes, ou du moins fort exagérés. M. de Beauharnais s'était dès l'origine sincèrement attaché à Ferdinand VII, parce qu'il lui semblait le seul personnage de la cour qui méritât quelque intérêt; peut-être cet attachement était-il devenu plus vif depuis qu'il s'agissait de lui faire épouser une demoiselle de Beauharnais; mais il croyait en conscience que s'unir fortement à Ferdinand VII était pour la France la meilleure des solutions; et, en poussant ce prince sur la route de France, il voulait l'amener, non pas à Madrid, mais aux pieds de Napoléon, afin d'assurer le résultat qu'il estimait le meilleur. Du reste il n'était ni assez actif ni assez habile pour avoir pris une part quelconque à la dernière révolution, où il n'avait figuré qu'en apportant au vieux roi, à l'instant du danger, le secours de sa maladresse et de son courage.

Entrée de Ferdinand VII dans Madrid le 24 mars.

Ceux qui dirigeaient les affaires de la nouvelle royauté avaient tout disposé pour l'entrée de Ferdinand VII dans Madrid. Bien qu'ils ignorassent les desseins de Napoléon, ils se disaient que la royauté de Ferdinand, étant la plus jeune, la plus vigoureuse, devait être la moins agréable aux Français, s'ils avaient quelque mauvaise intention relativement à la couronne d'Espagne. Aussi regardaient-ils comme urgent d'entrer dans Madrid, et de recevoir du peuple de cette capitale des acclamations qui seraient une espèce de consécration nationale. Murat étant entré le 23, c'était trop, à leur avis, que d'être sur lui en retard d'un jour. En conséquence on fit annoncer la translation de la jeune cour d'Aranjuez à Madrid pour le lendemain 24, sans autre appareil que quelques gardes et l'enthousiasme populaire.

Le lendemain 24, en effet, parti d'Aranjuez de bonne heure, Ferdinand descendit de voiture à l'une des portes de la ville, celle d'Atocha, monta à cheval, entouré des officiers de sa cour, traversa la belle promenade du Prado, et pénétra par la large rue d'Alcala dans l'intérieur de Madrid, au milieu d'une foule immense, qui, après avoir long-temps désiré la fin du dernier règne et le commencement du nouveau, voyait enfin ses espérances réalisées, et cherchait en quelque sorte à s'étourdir à force de cris sur les dangers qui menaçaient l'Espagne. Toute la population, ivre de joie, était aux fenêtres ou dans les rues. Les femmes jetaient des fleurs du haut des maisons. Les hommes, se précipitant au-devant du jeune roi, étendaient leurs manteaux sous les pieds de son cheval. D'autres brandissant leurs poignards juraient de mourir pour lui, car le danger se faisait confusément sentir à ces âmes ardentes. Ce prince, fourbe, haineux, si peu digne d'être aimé, était en ce moment entouré d'autant d'amour que Titus en obtint des Romains, et Henri IV des Français. Il faisait les délices de l'Espagne, qui ne se doutait guère de son avenir, à lui et à elle!

Empressement du corps diplomatique pour Ferdinand VII, et refus de Murat de le reconnaître.

Ferdinand VII, parvenu au palais, y reçut les autorités publiques. Dans la journée le corps diplomatique vint lui rendre hommage, comme au roi incontesté, quoique non reconnu, de toutes les Espagnes. M. de Beauharnais, retenu par Murat, n'y parut point; son absence alarma beaucoup la nouvelle cour, et embarrassa les membres eux-mêmes du corps diplomatique, qui avaient cédé à leurs secrets sentiments en adhérant si vite à la royauté des Bourbons. Les ministres des cours faibles et dépendantes s'excusèrent. Le ministre de Russie s'excusa aussi, mais moins humblement; il allégua les usages diplomatiques qui sont invariables, et en vertu desquels on salue tout nouveau roi, sans préjuger la question de sa reconnaissance définitive.

Rapports de Murat à Napoléon, et sa manière de présenter les événements d'Espagne.

Murat accueillit avec un mécontentement peu dissimulé ces explications d'une conduite qui lui avait déplu, parce que déjà il regardait Ferdinand comme un rival à la couronne d'Espagne; et quand on vint lui proposer à lui-même d'aller le visiter, il s'y refusa nettement, en déclarant que pour lui Charles IV était toujours roi d'Espagne, et Ferdinand prince des Asturies, jusqu'à ce que Napoléon eût prononcé sur ce grand et triste conflit. Le 24 au soir, comme nous l'avons dit, il avait écrit d'El-Molar à Napoléon tout ce qui s'était passé; il lui avait communiqué son plan, consistant à faire protester Charles IV et à ne pas reconnaître Ferdinand VII, pour que l'Espagne se trouvât entre un roi qui ne l'était plus et un prince qui ne l'était pas encore. Le 22, le 23, occupé de sa marche et de son entrée à Madrid, il ne put pas écrire. Le 24 il écrivit ce qui avait eu lieu pendant ces deux jours, et, continuant à être inspiré par les événements, il ajouta à son plan une nouvelle idée, celle que M. de Beauharnais lui avait innocemment fournie, et dont on allait faire un usage perfide: celle, disons-nous, d'envoyer Ferdinand au-devant de Napoléon, pour que celui-ci s'emparât de sa personne, et en fît ensuite ce qu'il voudrait. On n'aurait plus affaire alors qu'à Charles IV, auquel il serait aisé d'arracher le sceptre, incapable qu'il était de le tenir dans ses débiles mains, et l'Espagne elle-même n'étant pas disposée à l'y laisser.

Napoléon, en apprenant la révolution d'Aranjuez, conçoit à Paris le même plan que Murat avait conçu à Madrid.

Tandis que ces événements se passaient en Espagne, Napoléon les avait successivement appris six ou sept jours après leur accomplissement, car c'était le temps qu'il fallait alors pour les communications entre Madrid et Paris. C'est du 23 au 27 qu'il avait connu le soulèvement d'Aranjuez, puis le renversement du favori, et enfin l'abdication forcée de Charles IV. Cette solution, la moins prévue de toutes, quoiqu'elle ne fût pas la moins naturelle, le surprit sans le déconcerter. Le départ désiré de la famille régnante, qui aurait rendu vacant le trône d'Espagne, ne s'étant pas effectué, le premier plan n'était plus qu'une combinaison avortée. Cependant Napoléon vit dans ces événements mêmes un nouveau moyen d'arriver à son but, et ce moyen se rencontra exactement avec celui que les circonstances avaient suggéré à Murat. Bien avant que les lettres dans lesquelles celui-ci proposait ses idées fussent arrivées à Paris, Napoléon imagina de ne pas reconnaître Ferdinand VII, dont la royauté jeune, désirée des Espagnols, serait difficile à détruire, et de considérer Charles IV comme étant toujours roi, parce que sa royauté vieille, usée, odieuse aux Espagnols, serait facile à renverser. On pouvait d'ailleurs, sous la forme d'un arbitrage entre le père et le fils, donner gain de cause au père, qui bientôt après ne manquerait pas de céder à Napoléon la couronne d'Espagne, dirigé dans sa conduite par le prince de la Paix et la reine, lesquels avant tout voudraient se venger de Ferdinand VII. Si de plus, sous le prétexte de cet arbitrage, on réussissait à amener Ferdinand VII à la rencontre de Napoléon, il deviendrait dès lors aisé de s'emparer de sa personne, et la difficulté se trouverait ainsi très-simplifiée, car on n'aurait plus devant soi que les vieux souverains détrônés, instruments commodes dans la main qui pourrait leur assurer le repos dont leurs vieux jours avaient besoin, et la vengeance dont leur cœur ulcéré était avide. On pouvait leur laisser quelque temps le sceptre, et se le faire céder ensuite au prix d'une retraite opulente et douce, ou bien le leur enlever à l'instant même, en profitant de la peur que leur causait une révolution naissante, et de l'aversion que ressentait pour eux un peuple dégoûté de leurs vices.

C'est ainsi qu'entraîné dans cette voie de conquête d'un trône étranger, sans y employer la guerre, moyen légitime quand on ne l'a pas provoquée, Napoléon d'astuce en astuce devenait à chaque instant plus coupable. Les uns ont tout jeté sur ce qu'ils appellent sa perfidie naturelle, les autres sur l'imprudence de Murat, qui l'avait engagé malgré lui. La vérité est telle que nous la présentons ici. L'un et l'autre inspirés par l'ambition, et conduits par les circonstances, concoururent selon leur position à cette œuvre ténébreuse; et quant au projet de ne pas reconnaître le fils, et de se servir du père irrité contre le fils rebelle, il naquit en même temps à Madrid et à Paris, dans la tête de Murat et de Napoléon, de la vue des événements eux-mêmes. Cela devait être; car la situation, une fois qu'on s'y était placé, ne comportait pas une autre manière d'agir[36].

Mission donnée au général Savary pour l'exécution des projets de Napoléon sur l'Espagne.

Sur-le-champ Napoléon fit appeler auprès de lui le général Savary, employé déjà dans les missions les plus redoutables, et qui dans le moment revenait de Saint-Pétersbourg, où il avait, comme on l'a vu, fait preuve de souplesse autant que d'aplomb. Napoléon lui révéla toutes ses pensées à l'égard de l'Espagne, son désir de la régénérer et de la rattacher à la France en changeant sa dynastie, les embarras qui résultaient de cette entreprise, alternativement contrariée ou secondée par les événements, la phase nouvelle qu'elle présentait depuis la révolution d'Aranjuez, la possibilité enfin de la conduire à la fin désirée, en se servant de Charles IV contre Ferdinand VII. Napoléon exprima au général Savary l'intention de ne pas reconnaître le fils, d'affecter pour l'autorité du père un respect religieux, de maintenir cette autorité le temps nécessaire pour s'emparer de la couronne, en se la faisant transmettre tout de suite ou plus tard, selon les circonstances; de tirer Ferdinand VII de Madrid pour l'amener à Burgos ou à Bayonne, afin de s'assurer de sa personne, et d'en obtenir la cession de ses droits moyennant une indemnité en Italie, telle que l'Étrurie par exemple. Napoléon ordonna au général Savary de s'y prendre avec ménagement, d'attirer Ferdinand à Bayonne par l'espérance de voir le litige vidé en sa faveur; mais, s'il s'obstinait, de publier brusquement la protestation de Charles IV, de déclarer que lui seul régnait en Espagne, et de traiter Ferdinand VII en fils et en sujet rebelle. Les moyens les moins violents devaient toujours être préférés[37]. Napoléon voulut que le général Savary se rendit à l'instant même à Madrid, pour aller enfin y dire à Murat un secret qu'on lui avait caché jusqu'ici, qu'il avait bien entrevu, mais qu'il fallait lui faire connaître par un homme sûr, qui fût capable de le diriger dans cette voie tortueuse, où les moindres faux pas pouvaient devenir funestes. Le général Savary partit immédiatement pour exécuter tout entière et sans réserve la volonté de Napoléon.

Révolution momentanée dans les volontés de Napoléon à l'égard de l'Espagne.

Cependant il se produisit tout à coup dans l'esprit de Napoléon l'un de ces retours soudains qui étonnent quand on ne connaît pas la nature humaine, et qu'on se hâte d'appeler des inconséquences, lorsqu'on les rencontre chez des hommes d'une supériorité moins reconnue que celui dont nous écrivons ici l'histoire. Bien qu'une sorte de penchant fatal l'entraînât vers l'usurpation de la couronne d'Espagne, il ne se dissimulait aucun des inconvénients attachés à cette déplorable entreprise. Il pressentait le blâme de la conscience publique, l'indignation des Espagnols, leur résistance opiniâtre, le parti avantageux que l'Angleterre pourrait tirer de cette résistance; il pressentait tous ces inconvénients avec une étonnante clairvoyance; et néanmoins aveuglé, non sur les difficultés, mais sur son immense force pour les vaincre, entraîné par la passion de fonder un ordre nouveau en Europe, il marchait à son but, troublé toutefois de temps en temps par l'apparition subite et passagère des plus sinistres images. Un incident, mal compris jusqu'aujourd'hui, fit donc naître tout à coup chez lui l'un de ces retours accidentels, et le porta un instant à donner des ordres tout contraires à ceux qu'il avait expédiés antérieurement, ordres que certains historiens mal informés ont présentés comme la preuve que Napoléon dans l'affaire d'Espagne n'avait pas voulu ce qui s'était fait, et qu'il avait été engagé plus vite, plus loin qu'il n'aurait souhaité, par l'imprudente ambition de Murat.

Parmi les agents de Napoléon voyageant en Espagne s'en trouvait un dans lequel il avait une juste confiance: c'était son chambellan de Tournon, esprit froid, peu enclin aux illusions, et assez dévoué pour dire la vérité. C'était l'un de ces hommes que Napoléon envoyait volontiers remplir une mission indifférente en apparence, comme de remettre une lettre de félicitations ou de condoléance, parce que chemin faisant il observait beaucoup, observait bien, et rapportait fidèlement ce qu'il avait observé. Nature des rapports adressés par M. de Tournon à Napoléon sur les affaires d'Espagne. M. de Tournon depuis les six derniers mois avait fait plusieurs voyages en Espagne, pour porter à Charles IV des lettres de Napoléon. Il avait jugé la Péninsule et ce qui allait s'y passer avec une sagacité que les événements n'ont que trop justifiée. Ainsi, par exemple, il avait parfaitement discerné que la vieille cour était au terme de sa domination; qu'une nouvelle cour se préparait, adorée déjà des Espagnols; qu'il fallait chercher à se l'attacher par le besoin qu'elle aurait de la protection française, se bien garder de prendre la couronne d'Espagne, par force ou par ruse, car on trouverait dans un peuple fanatique une résistance désespérée, et que les avantages qu'on pourrait recueillir d'une telle conquête ne vaudraient pas les efforts qu'il en coûterait pour l'accomplir. M. de Tournon avait très-distinctement aperçu tout cela, et n'avait pas craint de le dire dans ses nombreux voyages, tant en présence de Murat que de ses officiers, tous épris d'entreprises aventureuses, méprisant profondément la populace espagnole, et ne croyant pas qu'elle pût nous résister quand les meilleurs soldats de l'Europe avaient fléchi devant nous. M. de Tournon, après avoir vu pendant son dernier séjour à Madrid les préludes de la révolution d'Aranjuez et l'enthousiasme du peuple pour le jeune roi, était demeuré convaincu qu'il y aurait folie à vouloir s'emparer de l'Espagne, soit par des moyens détournés, soit par des moyens ouverts, et qu'il valait cent fois mieux faire de Ferdinand VII un allié, qui serait plus soumis encore que Charles IV, parce que le prince de la Paix et la vieille reine ne seraient plus à ses côtés pour apporter à sa soumission l'intermittence de leurs caprices ou de leurs rancunes. Napoléon avait ordonné à M. de Tournon d'être le 15 mars à Burgos, se proposant d'y arriver lui-même à la même époque, et voulant recueillir de la bouche d'un homme sûr le détail de tout ce qui se serait passé. M. de Tournon traversa donc pour aller à Burgos le quartier-général de Murat, ne dissimula ni à lui ni à ses officiers l'effroi que lui inspirait l'entreprise dans laquelle on s'engageait, s'exposa à toutes leurs railleries (Murat en particulier ne s'en fit faute), et se rendit à Burgos le 15, comme il en avait l'ordre. De Burgos il écrivit à Napoléon pour le supplier humblement, mais avec l'insistance d'un honnête homme, de ne prendre encore aucun parti définitif avant d'avoir vu l'Espagne de ses propres yeux, surtout de ne point se décider d'après ce que lui manderaient des militaires braves mais étourdis, ne rêvant que batailles et couronnes; qu'on éprouverait en Espagne de cruels mécomptes, et peut-être d'affreux malheurs. Il attendit à Burgos jusqu'au 24; et, ne voyant point arriver Napoléon, il partit pour Paris, où il ne put être rendu que le 29, en se hâtant le plus possible, vu l'état des routes et des relais, ruinés alors par l'excessif usage qu'on venait d'en faire.

Influence momentanée des rapports de M. de Tournon sur les volontés de Napoléon.

Murat n'ayant point écrit le 22 et le 23, occupé qu'il avait été de son entrée à Madrid, Napoléon se trouva le 28 et le 29 sans nouvelles. Il fut fort inquiet de ce qui avait pu survenir en Espagne, et dans cet état d'extrême inquiétude il fut porté un instant à voir les choses par leur côté le moins favorable. L'arrivée imprévue d'un témoin oculaire, sage, bien informé, contredisant avec conviction et désintéressement les rapports intéressés des militaires, l'arrivée d'un pareil témoin produisit chez Napoléon un changement de résolution soudain, et malheureusement trop court, car il dura à peine vingt-quatre heures. Napoléon partagea toutes les anxiétés de M. de Tournon à l'idée des Français pénétrant dans Madrid au moment d'une révolution politique, se mêlant avec leur pétulance naturelle aux factions qui divisaient l'Espagne, entrant en collision avec les Espagnols, et l'engageant dans d'immenses difficultés, peut-être dans une guerre d'extermination avec un peuple féroce, passionné pour son indépendance. Lettre extraordinaire de Napoléon à Murat, en contradiction avec tout ce qu'il lui avait écrit auparavant. Sur-le-champ il écrivit à Murat pour lui dire que M. de Tournon allait repartir et lui porter de nouveaux ordres, qu'il marchait trop vite et se hâtait trop de paraître sous les murs de Madrid (Murat cependant était plutôt en retard qu'en avance sur l'époque désignée par Napoléon pour l'entrée dans la capitale): que non-seulement il marchait trop vite en portant son corps d'armée sur Madrid, mais qu'il portait trop tôt le général Dupont au delà du Guadarrama; qu'il n'aurait pas dû, en apprenant le retour des troupes espagnoles du général Taranco vers la Vieille-Castille, dégarnir Ségovie et Valladolid; qu'il fallait se garder de se mêler aux Espagnols, de prendre part à leurs divisions, d'entrer surtout en collision avec eux, car toute guerre de ce genre serait funeste; qu'on se tromperait si on croyait que les Espagnols étaient peu à craindre parce qu'ils étaient désarmés; qu'indépendamment de leur férocité naturelle ils auraient toute l'énergie d'un peuple neuf, que les passions politiques n'avaient point usé; que l'armée, quoiqu'elle fût à peine de cent mille hommes et dans l'impuissance de résister à la plus faible troupe française, se dissoudrait pour aller dans chaque province servir de noyau à une insurrection éternelle; que les prêtres, les moines, les nobles, comprenant bien que les Français ne pouvaient venir que pour réformer le vieil état social de l'Espagne, useraient de toute leur influence pour exciter contre eux un peuple fanatique; que l'Angleterre ne manquerait pas de saisir cette occasion pour nous susciter de nouveaux embarras et nous créer d'immenses difficultés; qu'il fallait donc ne rien hâter, et garder entre le père et le fils une extrême réserve; que, relativement au père, il était impossible de le faire régner plus long-temps, car le gouvernement de la reine et du favori était devenu insupportable aux Espagnols; que, relativement au fils, c'était au fond un ennemi de la France, car il partageait au plus haut point tous les préjugés espagnols, et que l'aversion qu'on lui supposait pour la politique de son père (politique de concessions envers la France) était pour quelque chose dans la popularité dont il jouissait; que l'expérience avait prouvé combien il fallait peu compter sur les mariages pour changer la politique des princes; que Ferdinand serait donc avant peu l'ennemi déclaré des Français; que cependant il ne fallait pas rompre avec lui, car, tout médiocre qu'il était, pour nous l'opposer on en ferait un héros; qu'entre l'impossibilité de faire régner le père et le danger de se confier au fils, il ne fallait pas se hâter de choisir, ne pas surtout laisser deviner le parti qu'on prendrait, ce qui était d'autant plus facile que lui, Napoléon, ne le savait pas encore; qu'il fallait donner à espérer la possibilité d'un arbitrage bienveillant et désintéressé, et, quant à une entrevue avec Ferdinand VII, ne s'y engager que dans le cas où la France serait décidément obligée à le reconnaître; qu'en un mot la prudence conseillait de ne rien brusquer, de ne rien précipiter; que le prince Murat devait en particulier se garder des suggestions de son intérêt personnel; que Napoléon songerait à lui, pourvu qu'il n'y songeât pas lui-même; que la couronne de Portugal serait toujours à sa disposition pour récompenser les services du plus fidèle de ses lieutenants, de celui qui à tous ses mérites joignait l'avantage d'être l'époux de sa sœur.

Avril 1808.
Napoléon, en apprenant la facile entrée des Français à Madrid, revient à ses résolutions sur l'Espagne, et confirme les premiers ordres donnés à Murat.

Tels étaient les sages conseils que Napoléon, sous l'influence et par l'intermédiaire de M. de Tournon, allait adresser à son lieutenant, lorsque, après avoir passé deux jours sans nouvelles, il reçut les lettres de Murat datées du 24, dans lesquelles celui-ci racontait son entrée paisible à Madrid, l'accueil excellent qu'on lui avait fait, le penchant des vieux souverains à se jeter dans ses bras, leur empressement à protester contre l'abdication du 19, la facilité enfin de rendre le trône vacant en refusant de reconnaître Ferdinand VII, et en plaçant ainsi l'Espagne entre un roi qui avait abdiqué et un roi qui n'était pas reconnu. Napoléon, retrouvant sous sa main tous les moyens auxquels il avait cessé de croire un moment, revint au plan que la révolution d'Aranjuez avait suggéré à Murat et à lui-même, et confirma les ordres dont le général Savary venait d'être, un peu avant l'arrivée de M. de Tournon, constitué le dépositaire et l'exécuteur. En conséquence, dans une nouvelle lettre datée du 30, Napoléon écrivit à Murat qu'il approuvait toute sa conduite, qu'il avait bien fait d'entrer dans Madrid; qu'il fallait cependant continuer d'éviter toute collision, empêcher surtout qu'on ne fit aucun mal au prince de la Paix, l'envoyer même à Bayonne, s'il se pouvait, protéger avec soin les vieux souverains, les faire venir d'Aranjuez à l'Escurial, où ils seraient au milieu de l'armée française, se garder de reconnaître Ferdinand VII, et attendre enfin l'arrivée de la cour de France à Bayonne, où elle allait se transporter immédiatement. Napoléon fit partir sur-le-champ M. de Tournon sans lui remettre la lettre si prévoyante dont nous venons de donner l'analyse[38], mais sans avoir pu lui cacher non plus ni la désapprobation passagère dont il avait frappé la conduite de Murat, ni les appréhensions que lui causaient quelquefois les suites possibles de l'affaire d'Espagne. Départ de Napoléon pour Bordeaux le 2 avril. Il le renvoya sans lettre, avec la mission de continuer à tout observer, et de préparer ses logements à Madrid. Napoléon partit lui-même le 2 avril pour Bordeaux, où il voulait demeurer quelques jours, pour recevoir de nouvelles lettres de Murat, et donner à tous ceux qu'on devait conduire à Bayonne, de gré ou de force, le temps d'y être attirés et rendus. Il laissa à Paris M. de Talleyrand, pour y occuper et y entretenir les représentants de la diplomatie européenne, qui auraient besoin d'être rassurés ou contenus à chaque courrier qui leur parviendrait de Madrid. M. de Tolstoy plus qu'un autre réclamait ce genre de soins. Napoléon emmena le docile et fidèle M. de Champagny, duquel il n'avait pas grande objection à craindre, et devança même sa maison, tant il était pressé de se rapprocher du théâtre des événements. S'attendant à demeurer long-temps sur la frontière d'Espagne, et à y recevoir beaucoup de princes et de princesses, il ordonna à l'impératrice de venir l'y joindre sous peu de jours. Il arriva à Bordeaux le 4 avril, très-impatient d'apprendre des nouvelles de Murat.

Suite des événements à Madrid.

Mais les événements à Madrid, ralentis un moment, parce que Murat attendait des ordres de Paris, et que Ferdinand VII attendait ses deux confidents principaux, le chanoine Escoïquiz et le duc de l'Infantado, les événements avaient bientôt repris leur cours. Tout en s'engageant avec sa hardiesse ordinaire, Murat ne laissait pas que d'avoir quelquefois des inquiétudes sur sa conduite, et de se demander s'il avait bien ou mal compris les intentions de l'Empereur. Il fut donc enchanté en recevant la lettre du 30, et, malgré le blâme momentané dont M. de Tournon avait divulgué le secret à Madrid, il n'en persévéra qu'avec plus de zèle et d'astuce dans le plan, si peu digne de sa loyauté, qu'il avait inventé aussi vite que son maître. Arrivée du général Savary à Madrid. Le général Savary venait d'arriver porteur des volontés secrètes de Napoléon, qui se trouvaient en si triste harmonie avec celles de Murat, et il n'y avait plus à hésiter sur la marche à suivre. Ne pas reconnaître Ferdinand VII, l'induire à se rendre au-devant de l'Empereur, s'il résistait se servir de la protestation de Charles IV pour déclarer celui-ci seul roi d'Espagne, et Ferdinand VII un fils rebelle et usurpateur; arracher le prince de la Paix à ses bourreaux, par humanité et par calcul, car il allait devenir dans les circonstances un utile instrument, parut à Murat le plan indiqué par les événements, et commandé d'ailleurs par Napoléon, qui était en route alors vers Bayonne. Murat et Savary se servent de M. de Beauharnais pour décider Ferdinand VII à se rendre au-devant de Napoléon. Murat et le général Savary s'entendirent pour mener à bien cette difficile trame. Ils avaient dans les mains un commode auxiliaire, c'était M. de Beauharnais, d'autant plus commode qu'il était convaincu, dans son aveugle confiance, que Ferdinand VII n'avait rien de mieux à faire que de courir au-devant de Napoléon, pour se jeter dans ses bras ou à ses pieds, et obtenir de lui la reconnaissance de son nouveau titre, la confirmation de ce qui s'était passé à Aranjuez, et la main d'une princesse française. Tous les jours M. de Beauharnais conseillait cette conduite à Ferdinand, et celui-ci, qui avait grande impatience de recevoir de Napoléon la permission de régner, mais n'osait encore prendre aucun parti en l'absence de ses favoris, promettait de faire tout ce que lui conseillait l'ambassadeur de France dès qu'il aurait réuni à Madrid les hommes revêtus de sa confiance. Il avait déjà écarté de son ministère les personnages qui passaient pour être les plus dévoués au prince de la Paix, ou qui lui inspiraient peu de goût. Il avait appelé à l'administration de la guerre M. O'Farrill, militaire honorable, chargé autrefois de commander les troupes espagnoles en Toscane; à l'administration des finances, un ancien ministre fort respecté, M. d'Azanza; à l'administration de la justice, don Sébastien Pinuela, employé très-estimé de ce même département. Il avait écarté M. de Caballero, qui seul avait tenu tête dans les derniers jours au prince de la Paix, mais auquel on imputait dans la poursuite du procès de l'Escurial un rôle peu favorable aux accusés, et il avait gardé aux affaires étrangères M. de Cevallos, l'humble serviteur du prince de la Paix en toute occasion, notamment dans la grande question du voyage d'Andalousie, se donnant aujourd'hui pour le personnage le plus fidèle à la nouvelle cour, et ayant aux yeux de celle-ci un précieux titre, c'était de détester les Français, que du reste il était prêt à servir si leurs armes venaient à triompher.

Arrivée à Madrid du duc de l'Infantado et du chanoine Escoïquiz.

Enfin, le duc de l'Infantado étant arrivé, Ferdinand VII le créa, comme nous l'avons dit, gouverneur du conseil de Castille, et commandant de sa maison militaire. Il eut aussi la satisfaction de revoir et d'embrasser son précepteur, qu'il avait indignement livré dans le procès de l'Escurial, mais qu'il aimait d'habitude, et avec lequel il avait la coutume d'ouvrir son cœur, qu'il ouvrait à bien peu de gens. Il voulut le combler de dignités, et le faire grand-inquisiteur; ce que le chanoine Escoïquiz repoussa avec un feint désintéressement, jouant en cela le cardinal de Fleury, et ne désirant être que précepteur de son royal élève, mais, sous ce titre, aspirant à gouverner l'Espagne et les Indes. Il accepta seulement le titre de conseiller d'État et le cordon de Charles III, comme pour accorder à son roi le plaisir de lui donner quelque chose. C'est avec ces divers personnages, et en formant cependant avec le duc de l'Infantado et le chanoine Escoïquiz un conseil plus intime, où se prenaient les décisions les plus importantes, qu'il devait résoudre les grandes questions desquelles dépendaient son sort et celui de la monarchie.

Importante question de savoir si Ferdinand VII doit aller à la rencontre de Napoléon.

Les questions que Ferdinand avait à décider se résumaient en une seule: irait-il au-devant de Napoléon pour s'acquérir sa bienveillance, obtenir la reconnaissance de son nouveau titre, et la main d'une princesse française; ou bien attendrait-il fièrement à Madrid, entouré de la fidélité et de l'enthousiasme de la nation, ce que les Français oseraient entreprendre contre la dynastie? Même avant de résoudre cette grave question, on avait multiplié les démarches obséquieuses auprès de Napoléon. Après avoir envoyé au-devant de lui trois grands seigneurs de la cour, le comte de Fernand Nuñez, le duc de Medina-Celi et le duc de Frias, on lui avait encore dépêché l'infant don Carlos, pour aller jusqu'à Burgos, Vittoria, Irun, Bayonne même, s'il fallait pousser jusque-là pour le joindre. Cette première marque de respect donnée à Napoléon, restait à savoir quelles concessions on ferait pour s'assurer sa faveur dans le cas où il prétendrait se constituer arbitre entre le père et le fils. On employa plusieurs jours à délibérer sur ce sujet difficile.

D'abord il aurait fallu savoir ce que voulait Napoléon à l'égard de l'Espagne, lorsqu'il avait joint aux trente mille hommes envoyés à Lisbonne une autre armée qu'on n'estimait pas à moins de quatre-vingt mille, et dont la marche, par Bayonne et Perpignan, par la Castille et la Catalogne, indiquait un tout autre but que le Portugal. Or les conseillers de Ferdinand, tant ceux qu'il venait d'introduire nouvellement dans le ministère que ceux qui en faisaient partie du temps du prince de la Paix, ignoraient absolument le secret des relations diplomatiques avec la France. Ignorance dans laquelle étaient les conseillers de Ferdinand de l'état des négociations avec la France. M. de Cevallos, ministre des affaires étrangères, n'avait été initié à aucune des négociations conduites à Paris par M. Yzquierdo. Le prince de la Paix et la reine en avaient seuls la connaissance, et le roi Charles IV n'en savait que ce qu'on voulait bien lui en apprendre. D'ailleurs ces négociations elles-mêmes, comme l'affirmait avec sagacité M. Yzquierdo, n'étaient peut-être qu'un leurre, pour cacher sous une feinte contestation les desseins secrets de Napoléon.

Ainsi les conseillers de Ferdinand, tant les nouveaux que les anciens, ne savaient rien de ce que savait le prince de la Paix, et le prince de la Paix lui-même ne savait que ce que M. Yzquierdo avait plutôt deviné que connu d'une manière certaine. Tandis qu'on délibérait, il arriva à Madrid une dépêche de M. Yzquierdo adressée au prince de la Paix, et écrite de Paris le 24 mars, avant la connaissance de la révolution d'Aranjuez. Dans, cette dépêche, M. Yzquierdo rapportait les détails de la négociation simulée existant entre les cabinets de Madrid et de Paris. Il semblait, d'après cette négociation, que Napoléon exigeait un traité perpétuel d'alliance entre les deux États, l'ouverture des colonies espagnoles aux Français, enfin, pour s'épargner les difficultés du passage des troupes destinées à la garde du Portugal, l'échange de ce royaume contre les provinces de l'Èbre situées au pied des Pyrénées, telles que la Navarre, l'Aragon, la Catalogne. À ces conditions, écrivait M. Yzquierdo, l'empereur Napoléon donnerait au roi des Espagnes le titre d'empereur des Amériques, accepterait Ferdinand VII comme héritier présomptif de la couronne d'Espagne, et lui accorderait en mariage une princesse française. Il avait, disait-il, fort combattu ces conditions, surtout celle qui consistait dans l'abandon des provinces de l'Èbre, mais sans succès. Il n'ajoutait pas, parce qu'il l'avait déjà dit de vive voix dans son court passage à Madrid, que Napoléon voulait tout autre chose, et aspirait à s'emparer de la couronne elle-même. Du reste, le contenu de cette dépêche était rigoureusement exact, car M. de Talleyrand, de son côté, avait fait un semblable rapport à l'Empereur, lui offrant, s'il le désirait, d'en finir à ces conditions avec la cour d'Espagne.

Fausse idée que les conseillers de Ferdinand se faisaient du différend existant entre la France et l'Espagne.

Les conseillers de Ferdinand en recevant la dépêche de M. Yzquierdo, qui ne leur était pas destinée, se crurent, dans leur ignorance des hommes et des affaires, tout à fait initiés au secret de la politique de Napoléon. Ils supposaient de bonne foi qu'entre les deux gouvernements de France et d'Espagne, il ne s'agissait pas d'autre chose que des questions mentionnées dans la dépêche de M. Yzquierdo, et que Napoléon ne songeait nullement à se saisir de la couronne d'Espagne. Voici comment ils raisonnaient. D'abord, que Napoléon osât braver la puissance de l'Espagne jusqu'à vouloir s'emparer de la couronne, en vrais Espagnols, ils ne pouvaient pas l'admettre. Qu'il en eût le désir, ils l'admettaient moins encore. N'avait-il pas après Austerlitz, après Iéna, laissé les souverains d'Autriche et de Prusse sur leur trône? Il n'avait jusqu'ici détrôné que les Bourbons de Naples, qui s'étaient attiré ce traitement sévère par une trahison impardonnable. Or la cour d'Espagne n'avait en rien mérité un pareil sort, puisqu'elle avait au contraire prodigué toutes ses ressources au service de la France. Il ne s'agissait donc, suivant les conseillers de Ferdinand, que de savoir si on échangerait quelques provinces contre le Portugal, si on ouvrirait les colonies espagnoles aux Français, si on consentirait à une alliance qui existait déjà de droit et de fait, et qui après tout était dans les vrais intérêts des deux pays. Le seul point délicat, c'était le sacrifice des provinces de l'Èbre, sacrifice qu'on obtiendrait difficilement de la nation, et qui pourrait nuire beaucoup à la popularité du jeune roi. Toutefois, sur ce point même, le langage de M. Yzquierdo n'avait rien d'absolu. C'était pour ainsi dire en échange de la route militaire vers le Portugal que le cabinet français paraissait désirer les provinces de l'Èbre. Mais si on préférait supporter la servitude de cette route militaire, on serait dispensé d'abandonner les provinces demandées, on en serait quitte pour un passage de troupes françaises, incommode mais temporaire; car dès que Napoléon (ce qui ne pouvait manquer d'arriver) aurait une nouvelle guerre au nord, il serait forcé d'évacuer le Portugal, et l'Espagne se verrait ainsi délivrée de la présence de ses troupes.

Telle était la manière d'interpréter la dépêche de M. Yzquierdo. Les conseillers de Ferdinand se disaient que le pis qui pût arriver d'une négociation directe avec Napoléon, ce serait d'être obligé à quelques sacrifices relativement aux colonies, à la nouvelle stipulation d'une alliance qui n'avait pas cessé d'exister, à la concession d'une route militaire vers le Portugal, et qu'en retour on obtiendrait certainement la reconnaissance du titre du nouveau roi. Cette dernière considération était celle qui exerçait le plus d'influence sur l'esprit de ces ignorants conseillers, de leur ignorant maître, et qui à elle seule faisait taire toutes les autres. Quoiqu'il ne leur vînt pas à l'esprit qu'on pût refuser la reconnaissance de Ferdinand VII, cependant certains symptômes leur avaient donné de l'inquiétude à ce sujet. Les égards manifestés par Murat pour les vieux souverains, l'empressement à les protéger par un détachement de cavalerie française, la déclaration qu'on ne souffrirait aucun acte de rigueur contre le prince de la Paix, quelques propos venus d'Aranjuez, où la vieille cour se consolait en se vantant de la protection de son puissant ami Napoléon, tous ces signes faisaient appréhender à Ferdinand et à sa petite cour quelque brusque revirement politique en faveur de Charles IV, revirement amené par l'intervention de la France. Bien que M. de Beauharnais leur eût laissé espérer, sans la leur promettre, la bienveillance de Napoléon, ils n'obtenaient plus depuis plusieurs jours de cet ambassadeur que des paroles vagues, le conseil réitéré d'aller se jeter dans les bras de Napoléon, pour se concilier sa faveur, qui n'était donc point acquise, puisqu'il fallait aller la conquérir si loin. Murat, tenant à l'Empereur des Français d'une manière bien plus directe, était encore moins rassurant. Principales raisons qui décident Ferdinand VII et ses conseillers à aller à la rencontre de Napoléon. Il ne montrait, lui, de penchant que pour les vieux souverains, et n'accordait au jeune roi que le seul titre de prince des Asturies. D'après d'autres propos toujours venus d'Aranjuez, on craignait que les vieux souverains n'eussent l'idée d'aller eux-mêmes au-devant de Napoléon lui raconter à leur manière la révolution d'Aranjuez, surprendre son suffrage, et obtenir le redressement de leurs griefs. On craignait que le pouvoir ne revînt ainsi à Charles IV, et, sinon au prince de la Paix, du moins à la reine, qui remettrait Ferdinand dans sa triste situation de fils opprimé, le duc de l'Infantado, le chanoine Escoïquiz dans des châteaux-forts, et se vengerait ainsi sur les uns et les autres des quelques jours d'abaissement qu'elle venait de subir, et surtout de la chute du favori, dont elle serait à jamais inconsolable.

Cette raison fut celle qui, bien plus que toute autre, bien plus que l'ignorance des affaires ou les suggestions étrangères, amena Ferdinand VII et ses ineptes conseillers à l'idée de se porter tous ensemble à la rencontre de Napoléon. Le danger de compromettre dans une négociation imprudente des provinces, des priviléges coloniaux, ou quelque autre grand intérêt de la monarchie espagnole, ne se présenta pas même à leur esprit, tant les occupait exclusivement la crainte que Charles IV n'allât lui-même plaider, et peut-être gagner sa cause auprès de Napoléon. Ils auraient cent fois mieux aimé voir Napoléon régner en Espagne que de voir la reine y ressaisir l'autorité royale; sentiment que les vieux souverains éprouvaient à leur tour, et qui fit tomber, pour le malheur de l'Espagne et de la France, le sceptre de Philippe V dans les mains de la famille Bonaparte.

Efforts de Murat et du général Savary pour résoudre les doutes de Ferdinand VII au sujet du voyage à Bayonne.

Dès que cette crainte eut pénétré dans l'esprit de la nouvelle cour, la question du voyage pour aller à la rencontre de Napoléon se trouva décidée, et les délibérations dont ce voyage put encore être l'objet ne furent que les hésitations d'esprits faibles qui ne savent pas même vouloir résolument ce qu'ils désirent. Du reste, pour terminer ces hésitations, les efforts ne manquèrent ni de la part du prince Murat, ni de la part du général Savary. Murat se servait tous les jours de M. de Beauharnais pour faire parvenir à Ferdinand le conseil de partir, en répétant à ce malheureux ambassadeur que c'était le seul moyen de réparer la faute qu'il avait commise en empêchant le voyage en Andalousie. Murat avait vu aussi le chanoine Escoïquiz. Celui-ci, se croyant bien rusé, beaucoup plus surtout que ne pouvait l'être un militaire qui avait passé sa vie sur le champ de bataille, s'était flatté de pénétrer facilement le secret de la cour de France, en s'abouchant quelques instants avec celui qui la représentait à la tête de l'armée française. Murat le vit, se garda bien de promettre à l'avance la reconnaissance de Ferdinand VII, mais déclara plusieurs fois que Napoléon n'avait que des intentions parfaitement amicales, qu'il ne voulait en rien se mêler des affaires intérieures de l'Espagne, que si ses troupes se trouvaient aux portes de Madrid au moment de la dernière révolution, c'était un pur hasard; mais que, l'Europe pouvant le rendre responsable de cette révolution, il était obligé de s'assurer, avant de reconnaître le nouveau roi, que tout s'était passé à Aranjuez légitimement et naturellement; que personne mieux que Ferdinand VII ne saurait l'édifier complétement à ce sujet, et que la présence de ce prince, les explications qui sortiraient de sa bouche ne pouvaient manquer de produire sur l'esprit de Napoléon un effet décisif. Murat dupa ainsi le pauvre chanoine, qui s'était flatté de le duper, et qui sortit convaincu que le voyage amènerait infailliblement la reconnaissance du prince des Asturies comme roi d'Espagne.

On savait le général Savary arrivé à Madrid, et on le regardait, quoiqu'il fût dans une position bien inférieure à celle de Murat, comme plus initié peut-être à la vraie pensée de Napoléon. On désirait donc beaucoup une entrevue avec lui. Le chanoine Escoïquiz, le duc de l'Infantado voulurent l'entretenir eux-mêmes, et le mettre ensuite en présence de Ferdinand VII. Après avoir recueilli de sa bouche des paroles plus explicites encore que celles qu'avait dites Murat, parce que le général Savary était tenu à moins de réserve, ils le présentèrent au prince des Asturies. Celui-ci interrogea le général Savary sur l'utilité du voyage qu'on lui conseillait, et sur les conséquences d'une entrevue avec Napoléon. Il n'était pas question encore d'aller à Bayonne, mais seulement à Burgos ou à Vittoria; car l'Empereur, assurait-on, était sur le point d'arriver, et il s'agissait uniquement de lui rendre hommage, de devancer auprès de lui les vieux souverains, d'être les premiers à parler, pour lui expliquer de manière à le convaincre cette inexplicable révolution d'Aranjuez. Le général Savary, sans engager la parole de l'Empereur, dont il ignorait, disait-il, les intentions sur des événements qui étaient inconnus lorsqu'il avait quitté Paris, n'eut pas de peine à abuser des gens qui se seraient trompés à eux seuls, si on ne les avait trompés soi-même. Affectant de ne parler que pour son propre compte, il affirma cependant que, lorsque Napoléon aurait vu le prince espagnol, entendu de sa bouche le récit des derniers événements, et surtout acquis la conviction que la France aurait en lui un allié fidèle, il le reconnaîtrait pour roi d'Espagne. Il arriva là ce qui arrive dans les entretiens de ce genre: le général Savary crut n'avoir rien promis en faisant beaucoup espérer, et Ferdinand VII crut que tout ce qu'on lui avait donné à espérer, on le lui avait promis. Le voyage à Bayonne définitivement résolu. Le général n'avait pas plutôt quitté le prince, que la résolution, déjà prise à peu près, de se rendre au-devant de Napoléon fut définitivement arrêtée. Toutefois un incident faillit compromettre le résultat que Murat et Savary venaient d'obtenir.

L'Empereur avait prescrit d'arracher le prince de la Paix à la fureur des ennemis qui voulaient sa mort, pour ne pas laisser commettre un crime sous les yeux et en quelque sorte sous la responsabilité de l'armée française, et ensuite pour avoir dans ses mains un instrument à l'aide duquel il comptait bien faire mouvoir à son gré les vieux souverains. D'autre part la vieille reine, fort secondée par l'imbécile bonté de Charles IV, demandait comme une grâce, qui pour elle passait avant le trône, et presque avant la vie, de sauver celui qu'elle appelait toujours Emmanuel, leur meilleur, leur seul ami, victime, disait-elle, de sa trop grande amitié pour les Français. Ainsi sauver le favori était non-seulement un acte d'humanité, mais le moyen le plus sûr de remplir de gratitude et de joie la vieille cour, et d'en faire tout ce qu'on voudrait. Murat demanda donc avec toute l'arrogance de la force qu'on lui remît le prince de la Paix, lequel, détenu d'abord au village de Pinto, avait été transporté ensuite à Villa-Viciosa, espèce de château royal où il était plus en sûreté. On l'avait mis là sous une escorte de gardes du corps, résolus à l'égorger plutôt que de le rendre. Après l'avoir chargé de fers, on lui faisait son procès avec un barbare acharnement, inspiré à la fois par la haine, par le désir de déshonorer la vieille cour, et de se mettre en garde, par la mort de cet ancien favori, contre un retour de fortune. Ferdinand VII et ses conseillers se prêtaient à ces indignités autant pour leur propre compte que pour celui de la vile multitude qu'ils voulaient flatter.

Efforts de Murat pour faire délivrer le prince de la Paix.

Murat leur déclara que si on ne lui livrait pas le prince il ferait sabrer par ses dragons les gardes du corps qui le détenaient, et résoudrait ainsi la difficulté de vive force. Il faut dire, pour l'honneur de ce vaillant homme, qu'en cette occasion une généreuse indignation parlait chez lui autant que le calcul. Plus il insista, et plus les confidents de Ferdinand, peu capables de comprendre un noble sentiment, virent dans son insistance un projet de se servir du prince de la Paix contre Ferdinand VII, et on assure que l'idée d'assassiner le prisonnier traversa un instant certaines têtes exaltées, on ne sait lesquelles, entre les plus influentes de la nouvelle cour.

L'extradition du prince de la Paix ajournée dans l'intérêt du voyage à Bayonne.

Le général Savary, plus avisé que Murat, crut s'apercevoir que la chaleur qu'on mettait à réclamer le prince de la Paix excitait une défiance qui nuisait à l'objet principal, c'est-à-dire au départ de Ferdinand VII, et il prit sur lui de renoncer momentanément à l'extradition du prince, en disant que ce serait une affaire à régler ultérieurement, comme toutes les autres, dans la conférence qui allait avoir lieu entre le nouveau roi d'Espagne et l'empereur des Français.

Cette concession accordée, le départ de Ferdinand fut résolu. Ce prince voulut d'abord aller à Aranjuez visiter son père, qu'il avait laissé depuis le 19 mars (on était au 7 ou au 8 avril) dans l'abandon, presque le dénûment, sans daigner le voir une seule fois. Il désirait obtenir de lui une lettre pour Napoléon, afin de lier en quelque sorte son vieux père par un témoignage de bienveillance donné en sa faveur. Mais Charles IV reçut fort mal ce mauvais fils. La reine le reçut plus mal encore, et on lui refusa tout témoignage dont il pût s'armer pour établir sa bonne conduite dans les événements d'Aranjuez.

Ferdinand, prêt à quitter Madrid, organise une régence chargée de gouverner en son absence.

Quoique un peu déconcerté par ce refus, il fit néanmoins ses préparatifs pour partir le 10 avril. Il laissa une régence composée de son oncle, l'infant don Antonio, du ministre de la guerre O'Farrill, du ministre des finances d'Azanza, du ministre de la justice don Sébastien de Pinuela, avec mission de donner en son absence les ordres urgents, d'en référer à lui pour les affaires qui n'exigeraient pas une décision immédiate, et de se concerter en toute chose avec le conseil de Castille. Ferdinand emmenait avec lui ses deux confidents les plus intimes, le duc de l'Infantado et le chanoine Escoïquiz, le ministre d'État Cevallos, et deux négociateurs expérimentés, MM. de Musquiz et de Labrador. Il était en outre accompagné du duc de San-Carlos et des grands seigneurs formant sa nouvelle maison. M. de Cevallos était chargé de correspondre avec la régence laissée à Madrid.

Défiances du peuple espagnol relativement au voyage de Bayonne.

Toutefois, ce ne fut pas chose facile que de faire agréer cette résolution au peuple de Madrid. Les uns, par un orgueil tout espagnol, pensaient que c'était assez que d'avoir envoyé au-devant de Napoléon un frère du roi, l'infant don Carlos, et ils croyaient de bonne foi que le souverain de l'Espagne dégénérée valait au moins l'empereur des Français, vainqueur du continent et dominateur de l'Europe. Les autres, et c'était le plus grand nombre, commençant à entrevoir le motif qui avait amené tant de Français dans la Péninsule, à interpréter d'une manière sinistre le refus de reconnaître Ferdinand VII, regardaient comme une insigne duperie d'aller au-devant de Napoléon, car c'était se remettre soi-même dans ses puissantes mains. Ils étaient loin de supposer qu'on pût pousser l'ineptie jusqu'à se rendre à Bayonne sur le territoire français, mais ils jugeaient que, plus on se rapprochait des Pyrénées, plus on se mettait à portée de Napoléon et de ses armées. Il y eut à la nouvelle de ce voyage une émotion inexprimable dans Madrid, et il se serait élevé un tumulte si une proclamation de Ferdinand VII n'était venue apaiser les esprits, en disant que Napoléon se rendait de sa personne à Madrid pour y nouer les liens d'une nouvelle alliance, pour y consolider le bonheur des Espagnols, et qu'on ne pouvait se dispenser d'aller à la rencontre d'un hôte aussi illustre, aussi grand que le vainqueur d'Austerlitz et de Friedland.

Départ de Ferdinand VII le 10 avril.

Cette proclamation prévint le tumulte, sans dissiper entièrement les soupçons que le bon sens de la nation lui avait fait concevoir. Ferdinand partit le 10 avril, entouré d'une foule immense, qui le saluait avec un intérêt douloureux, avec des protestations d'un dévouement sans bornes. Chez une partie du peuple cependant on pouvait apercevoir une sorte de compassion dédaigneuse pour la sotte crédulité du jeune roi.

Le général Savary accompagne Ferdinand VII.

Il avait été convenu avec Murat que le général Savary, dans la crainte de quelque retour de volonté de la part de Ferdinand et de ceux qui l'accompagnaient, ferait le voyage avec eux, pour les entraîner de Burgos à Vittoria, de Vittoria à Bayonne, où il était présumable que l'Empereur se serait arrêté. Il fut convenu en outre qu'on différerait la demande de délivrer le prince de la Paix jusqu'à ce que Ferdinand VII eût franchi la frontière, et que jusque-là on s'abstiendrait tant de cette démarche que de toute autre capable d'inspirer des ombrages.

Napoléon, par les généraux Savary et Reille envoyés successivement à Madrid, avait annoncé à Murat la résolution de s'emparer de Ferdinand VII en l'attirant à Bayonne, de faire régner Charles IV quelques jours encore, et de se servir ensuite de ce malheureux prince pour se faire céder la couronne. Il avait même enjoint à Murat, si on ne décidait pas Ferdinand VII à partir, de publier la protestation de Charles IV, de déclarer que lui seul régnait, et que Ferdinand VII n'était qu'un fils rebelle. Mais la facilité de Ferdinand VII à se porter à la rencontre de Napoléon dispensait de recourir à ce moyen violent, et de replacer le sceptre des Espagnes dans les mains de Charles IV. Quelque faibles que fussent ces mains, quelque facile qu'il pût paraître de leur arracher le sceptre qu'on leur aurait rendu pour un moment, Murat aima mieux ne pas repasser par ce chemin allongé, qui l'éloignait du but auquel tendaient tous ses vœux. Il comprit donc qu'il fallait se contenter de faire partir Ferdinand VII, sans rendre le sceptre à Charles IV. Ferdinand VII, que les Espagnols désiraient avec passion, une fois au pouvoir de Napoléon, il ne restait plus que Charles IV, dont les Espagnols ne voulaient à aucun prix, et il se pouvait même que celui-ci consentît également à se transporter à Bayonne. Alors tous les Bourbons, jeunes ou vieux, populaires ou impopulaires, seraient à la disposition de Napoléon, et le trône d'Espagne se trouverait véritablement vacant.

Les vieux souverains, en apprenant que Ferdinand VII se rend à Bayonne, veulent y aller aussi pour plaider eux-mêmes leur cause.

Ce que Murat avait prévu ne manqua pas en effet d'arriver. À peine le départ de Ferdinand VII fut-il connu, que les vieux souverains voulurent aussi être du voyage. Il leur avait été impossible depuis le 17 mars de se rassurer un seul instant. L'Espagne leur était devenue odieuse. Ils parlaient sans cesse de la quitter, et d'aller habiter ne fût-ce qu'une simple ferme en France, pays que leur puissant ami Napoléon avait rendu si calme, si paisible, et si sûr. Mais ce fut bien autre chose quand ils apprirent que Ferdinand VII allait s'aboucher avec Napoléon. Quoiqu'ils n'eussent ni une grande espérance ni une grande ambition de ressaisir le sceptre, ils furent pleins de dépit à l'idée que Ferdinand aurait gain de cause auprès de l'arbitre de leurs destinées; que, roi reconnu et consolidé par la reconnaissance de la France, il deviendrait leur maître, celui de l'infortuné Godoy, et qu'il pourrait décider de leur sort et de celui de toutes leurs créatures. Ne se contenant plus à cette idée, ils conçurent le désir ardent d'aller eux-mêmes plaider leur cause contre un fils dénaturé devant le souverain tout-puissant qui s'approchait des Pyrénées. La reine d'Étrurie, qui haïssait son frère Ferdinand dont elle était haïe, avait, elle aussi, à défendre les droits de son jeune fils, devenu roi de la Lusitanie septentrionale. Elle craignait que ces droits ne périssent au milieu du bouleversement général de la Péninsule, et elle voulait aller avec son père et sa mère se jeter dans les bras de Napoléon afin d'en obtenir justice et protection. Elle contribua pour sa part à rendre plus vif le désir de ses vieux parents, et à les précipiter sur la route de Bayonne. Ainsi ces malheureux Bourbons étaient saisis d'une sorte d'émulation pour se livrer eux-mêmes au conquérant redoutable, qui les attirait comme on dit que le serpent attire les oiseaux dominés par une attraction irrésistible et mystérieuse.

Sur-le-champ ce désir fut transmis à Murat, qui en accueillit l'expression avec une indicible joie. S'il n'eût obéi qu'à son premier mouvement, il aurait mis en voiture la vieille cour pour la faire partir immédiatement à la suite de la jeune. Mais il craignait de donner trop d'ombrages en faisant partir tous les membres de la famille à la fois, de provoquer dans l'esprit de Ferdinand et de ses conseillers des réflexions qui les détourneraient peut-être de leur voyage, et surtout de prendre une pareille détermination sans avoir l'agrément de l'Empereur. Il se borna donc à lui mander sur l'heure cette nouvelle importante, ne doutant pas de la réponse, et voyant avec bonheur tous les princes qui avaient droit à la couronne d'Espagne courir d'eux-mêmes vers le gouffre ouvert à Bayonne. Il en conçut des espérances folles, et se persuada que tout serait possible en Espagne avec la force mêlée d'un peu d'adresse.

Voyage de Ferdinand VII jusqu'à Vittoria.

Pendant ce temps, Ferdinand VII et sa cour se dirigeaient vers Burgos avec la lenteur ordinaire à ces Princes fainéants de l'Espagne dégénérée. D'ailleurs les hommages empressés des populations ne contribuaient pas peu à ralentir leur marche. Partout on brisait en ce moment les bustes d'Emmanuel Godoy, et on promenait couronné de fleurs celui de Ferdinand VII. Les villes que ce prince traversait lui pardonnaient un voyage qui leur procurait la joie de le voir, mais, pénétrées de crainte sur son sort, juraient de se dévouer pour lui s'il en avait besoin. Elles rendaient ces témoignages plus expressifs quand les Français pouvaient les remarquer, comme si elles avaient voulu les avertir et de leur défiance et du dévouement qu'elles étaient prêtes à déployer.

Séjour à Burgos, et désir de s'y arrêter.

Arrivés à Burgos, Ferdinand VII et ses compagnons de voyage éprouvèrent une surprise qui fit naître chez eux un commencement de regret. Le général Savary leur avait toujours dit qu'il s'agissait uniquement d'aller à la rencontre de Napoléon, qu'on le trouverait sur la route de la Vieille-Castille, peut-être même à Burgos. Le désir ardent d'être les premiers à le voir, de prévenir auprès de lui les vieux souverains, leur avait ôté toute clairvoyance, jusqu'à ne pas apercevoir un piége aussi grossier. Mais, en approchant des Pyrénées, en s'enfonçant au milieu des armées françaises, une sorte de frémissement les avait saisis, et ils étaient presque tentés de s'arrêter, d'autant plus qu'on n'entendait rien dire ni de Napoléon, ni de sa prochaine arrivée. (Il était alors à Bordeaux.) Le général Savary décide Ferdinand VII à poursuivre sa route. Le général Savary, qui ne les quittait pas, survint à l'instant, raffermit leur confiance chancelante, leur affirma qu'ils allaient enfin rencontrer Napoléon; que plus ils feraient de chemin vers lui, plus ils le disposeraient en leur faveur, et que d'ailleurs ils seraient ainsi rassurés deux jours plus tôt sur le sort qui les attendait. C'est un moyen sûr d'entraîner les cœurs agités que de leur promettre un plus prompt éclaircissement du doute qui les agite. On se décida donc à se rendre à Vittoria. On y arriva le 13 avril au soir.

Arrivée de Ferdinand VII à Vittoria.

À Vittoria, les hésitations de Ferdinand VII se convertirent en une résistance absolue, et il ne voulut pas pousser son voyage au delà. D'une part, il avait appris que, loin d'avoir franchi la frontière espagnole, Napoléon n'était encore qu'à Bordeaux, et la susceptibilité espagnole se sentait blessée de faire autant de pas à la rencontre d'un hôte qui en faisait si peu. De l'autre, en approchant de la frontière de France, la vérité commençait à luire. À Madrid, au milieu de factions ennemies cherchant à se devancer l'une l'autre auprès de Napoléon, au milieu d'un peuple infatué de lui-même, qui n'imaginait pas qu'une main étrangère osât toucher à la couronne de Charles-Quint, on avait pu croire que Napoléon avait remué ses armées uniquement pour l'intérêt de la famille royale d'Espagne. Mais, dans le voisinage de la France, où tout le monde entrevoyait le but de Napoléon, où les armées françaises, accumulées depuis long-temps, avaient dit indiscrètement ce qu'elles supposaient de l'objet de leur mission, il était plus difficile de se faire illusion. Chacun en effet disait à Bayonne et dans les environs que Napoléon venait tout simplement achever son système politique, et remplacer sur le trône d'Espagne la famille de Bourbon par la famille Bonaparte. On trouvait cette conduite naturelle de la part d'un conquérant, fondateur de dynastie, si toutefois le succès couronnait l'entreprise, et surtout si les colonies espagnoles n'allaient pas, dans ce bouleversement, grossir l'empire britannique au delà des mers. Ces propos avaient passé des provinces basques françaises dans les provinces basques espagnoles, et ils produisirent sur l'esprit de Ferdinand VII et du chanoine Escoïquiz une telle sensation que la résolution de s'arrêter à Vittoria fut immédiatement prise. On donna pour motif la raison d'étiquette, qui avait bien sa valeur; car aller à la rencontre de Napoléon, au delà même de la frontière espagnole, n'était pas un acte fort digne. Le général Savary, pour amener les Espagnols jusqu'à Vittoria, avait toujours fait valoir auprès d'eux l'espérance et la presque certitude de rencontrer Napoléon au relais suivant. Mais la nouvelle certaine de la présence de Napoléon à Bordeaux ne permettait plus d'employer un pareil moyen. Vive altercation du général Savary avec les conseillers de Ferdinand VII. Alors il dit que, puisqu'on était venu pour voir Napoléon, pour solliciter de lui la reconnaissance de la nouvelle royauté, il fallait mettre les petites considérations de côté, et marcher au but qu'on s'était proposé d'atteindre; qu'après tout, ceux qui venaient à la rencontre de Napoléon avaient besoin de lui, tandis qu'il n'avait pas besoin d'eux, et il était naturel dès lors qu'ils fissent le chemin que d'autres affaires, toutes fort graves, l'avaient jusqu'ici empêché de faire; qu'il fallait donc cesser de se mutiner comme des enfants contre les suites d'une démarche qu'on avait entreprise pour des motifs d'un grand intérêt. Puis le général, chez lequel une sorte de vivacité militaire déjouait souvent la prudence, voyant qu'il n'était pas écouté, changea tout à coup de manière d'être, de caressant et de cauteleux devint arrogant et dur, et, montant à cheval, leur dit qu'il en serait comme ils voudraient, mais que quant à lui il retournait à Bayonne pour y joindre l'Empereur, et qu'ils auraient probablement à se repentir de leur changement de détermination. Il les laissa effrayés, mais pour le moment obstinés dans leur résistance.

Le général Savary ne pouvant décider Ferdinand VII à pousser au delà de Vittoria, part pour Bayonne afin de demander de nouveaux ordres à Napoléon.

Le général Savary partit aussitôt pour Bayonne, où il arriva le 14 avril, peu d'heures avant l'Empereur, qui n'y fut rendu que le 14 au soir. Celui-ci s'était arrêté quelques jours à Bordeaux, pour donner aux princes espagnols le temps de s'approcher de la frontière, et être dispensé de se porter à leur rencontre, ce qu'il aurait été contraint de faire s'il avait été à Bayonne. À Bordeaux il avait occupé ses loisirs, comme il avait coutume de le faire partout, à s'instruire de ce qui intéressait le pays, à prendre des informations sur le commerce de cette grande cité, et sur les moyens d'entretenir les relations de la France avec ses colonies. Ayant reconnu de ses propres yeux combien la ville de Bordeaux souffrait de l'état de guerre, il avait ordonné qu'il lui fût accordé un prêt de plusieurs millions par le trésor extraordinaire, et il avait prescrit un achat considérable de vins pour le compte de la liste civile. Arrivée de Napoléon à Bayonne le 14 avril. Arrivé à Bayonne le 14, il apprit avec grande satisfaction tout ce qui avait été fait à Madrid dans le sens de ses desseins, et il prit les mesures convenables pour en assurer l'exécution définitive.

Après s'être concerté avec le général Savary, il convint de le renvoyer à Vittoria, porteur d'une réponse à la lettre que Ferdinand lui avait déjà adressée, et conçue dans des termes qui pussent attirer ce prince à Bayonne sans prendre avec lui aucun engagement formel. Napoléon renvoie le général Savary à Vittoria, porteur d'une lettre pour Ferdinand VII. Dans cette réponse Napoléon lui disait que les papiers de Charles IV avaient dû le convaincre de sa bienveillance impériale (allusion aux conseils d'indulgence donnés à Charles IV lors du procès de l'Escurial); que par conséquent ses dispositions personnelles ne pouvaient pas être douteuses; qu'en dirigeant les armées françaises vers les points du littoral européen les plus propres à seconder ses desseins contre l'Angleterre, il avait eu le projet de se rendre à Madrid pour décider en passant son auguste ami Charles IV à quelques réformes indispensables, et notamment au renvoi du prince de la Paix; qu'il avait souvent conseillé ce renvoi, mais que s'il n'avait pas insisté davantage, c'était par ménagement pour d'augustes faiblesses, faiblesses qu'il fallait pardonner, car les rois n'étaient, comme les autres hommes, que faiblesse et erreur; qu'au milieu de ces projets il avait été surpris par les événements d'Aranjuez; qu'il n'entendait aucunement s'en constituer le juge, mais que, ses armées s'étant trouvées sur les lieux, il ne voulait pas aux yeux de l'Europe paraître le promoteur ou le complice d'une révolution qui avait renversé du trône un allié et un ami; qu'il ne prétendait point s'immiscer dans les affaires intérieures de l'Espagne, mais que s'il lui était démontré que l'abdication de Charles IV avait été volontaire, il ne ferait aucune difficulté de le reconnaître, lui prince des Asturies, comme légitime souverain d'Espagne; que pour cela un entretien de quelques heures paraissait désirable, et qu'enfin, à la réserve observée depuis un mois de la part de la France, on ne devait pas craindre de trouver dans l'empereur des Français un juge défavorablement prévenu. Puis venaient quelques conseils exprimés dans le langage le plus élevé sur le procès intenté au prince de la Paix, sur l'inconvénient qu'il y aurait à déshonorer non-seulement le prince, mais le roi et la reine, à initier au secret des affaires de l'État une multitude jalouse et malveillante, à lui donner la funeste habitude de porter la main sur ceux qui l'avaient long-temps gouvernée; car, ajoutait Napoléon, les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Il se montrait en finissant disposé encore à l'idée d'un mariage, si les explications qui allaient lui être données à Bayonne étaient de nature à le satisfaire.

Le général Savary chargé de porter à Vittoria la lettre de Napoléon, et d'employer la force si Ferdinand VII résiste à l'invitation de se rendre à Bayonne.

Cette lettre, adroit mélange d'indulgence, de hauteur, de raison, eût été une belle pièce d'éloquence si elle n'avait caché une perfidie. Le général Savary devait la porter à Vittoria, y joindre les développements nécessaires, et au besoin ajouter de ces paroles captieuses dont il était prodigue, et qui dans sa bouche pouvaient décider Ferdinand VII sans cependant engager Napoléon. Mais il fallait prévoir le cas où Ferdinand VII et ses conseillers résisteraient à toutes ces embûches. Ce cas survenant, Napoléon n'entendait pas s'arrêter à mi-chemin. Il décida donc que la force serait employée. Il avait fait passer en Espagne, outre la division d'observation des Pyrénées occidentales, la réserve d'infanterie provisoire du général Verdier, la division de cavalerie provisoire du général Lasalle, et de nouveaux détachements de la garde impériale à cheval. Ces troupes, réunies sous le maréchal Bessières, devaient, en occupant la Vieille-Castille, assurer les derrières de l'armée. Il ordonna sur-le-champ à Murat ainsi qu'au maréchal Bessières de ne pas hésiter, et, sur un simple avis du général Savary, de faire arrêter le prince des Asturies, en publiant du même coup la protestation de Charles IV, en déclarant que celui-ci régnait seul, et que son fils n'était qu'un usurpateur qui avait provoqué la révolution d'Aranjuez pour s'emparer du trône. Néanmoins, si Ferdinand VII consentait à passer la frontière et à venir à Bayonne, Napoléon agréait fort l'avis de Murat de ne pas rendre à Charles IV le sceptre qu'on serait bientôt obligé de lui reprendre, et d'acheminer tout simplement vers Bayonne les vieux souverains, puisqu'ils en avaient eux-mêmes exprimé le désir. Il lui recommandait toujours, aussitôt que Ferdinand VII aurait passé la frontière, de se faire livrer le prince de la Paix de gré ou de force, et de l'envoyer à Bayonne. Telles furent les dispositions, qui devaient achever au besoin par la violence, si elle ne s'achevait par la ruse, cette trame ténébreuse ourdie contre la couronne d'Espagne[39].

Établissement de Napoléon au château de Marac.

Après avoir donné ces ordres et renvoyé le général Savary à Vittoria, Napoléon s'occupa de faire à Bayonne un établissement qui lui permît d'y séjourner quelques mois. Il s'attendait à y recevoir, indépendamment de l'impératrice Joséphine, grand nombre de princes et princesses, et par ce motif il tenait à laisser disponibles les logements qu'il occupait dans l'intérieur de la ville. Dans ce pays, l'un des plus attrayants de l'Europe, et auquel Napoléon a malheureusement attaché un souvenir moins beau que ceux dont il a rempli l'Égypte, l'Italie, l'Allemagne et la Pologne, dans ce pays composé de jolis coteaux, que baigne l'Adour, que les Pyrénées couronnent, que la mer termine à l'horizon, il y avait à une lieue de Bayonne un petit château, d'architecture régulière, d'origine incertaine, construit, dit-on, pour l'une de ces princesses que la France et l'Espagne se donnaient autrefois en mariage, placé au milieu d'un agréable jardin, dans la plus riante exposition du monde, sous un soleil aussi brillant que celui d'Italie. Napoléon voulut le posséder sur-le-champ. Il ne fallait heureusement pour satisfaire un tel désir ni les ruses ni les violences que coûtait en ce moment la couronne d'Espagne. On fut charmé de le lui vendre pour une centaine de mille francs. On le décora fort à la hâte avec les ressources qu'offrait le pays. Le jardin fut changé en un camp pour les troupes de la garde impériale. Napoléon alla s'y établir le 17, et laissa libres les appartements qu'il occupait à Bayonne, afin de loger la famille royale d'Espagne, qu'on espérait bientôt y réunir tout entière.

Retour du général Savary à Vittoria.

Le général Savary, parti en toute hâte pour Vittoria, y trouva Ferdinand entouré non-seulement des conseillers qui l'avaient suivi, mais de beaucoup de personnages importants accourus pour lui offrir leurs services et leurs hommages. Grands personnages accourus auprès de Ferdinand. Parmi ces derniers il y en avait un fort considérable: c'était l'ancien premier ministre d'Urquijo, disgracié si brutalement en 1802, lorsque l'influence du prince de la Paix avait définitivement prévalu, et retiré depuis dans la Biscaye, sa patrie. Conseils prévoyants de M. d'Urquijo. Esprit ferme, pénétrant, mais chagrin, M. d'Urquijo tint à Ferdinand, devant ses autres conseillers, le langage d'un homme d'État, sage et expérimenté. Il dit à lui et à eux que rien n'était plus imprudent que le voyage du prince, si on le poussait au delà des frontières; que, sous le rapport des égards, on avait fait tout ce que pouvait désirer le plus grand, le plus illustre des souverains, en venant le recevoir aux extrémités du royaume; qu'aller au delà c'était manquer à la dignité de la couronne espagnole, et commettre surtout un acte d'insigne duperie; que si on avait lu avec attention le récit de la révolution d'Aranjuez, inséré dans le journal officiel de l'Empire (le Moniteur), on y aurait vu percer l'intention de discréditer le nouveau roi, de lui contester son titre, d'inspirer de l'intérêt pour le vieux souverain, ce qui décelait le parti pris de repousser l'un comme usurpateur, l'autre comme incapable de régner; que si on avait bien observé depuis quelque temps la politique de Napoléon à l'égard de l'Espagne, on y aurait découvert le projet de se débarrasser de la maison de Bourbon, et de faire rentrer la Péninsule dans le système de l'Empire français; que l'indifférence affectée pour la proclamation du prince de la Paix, accompagnée du soin de disperser les flottes et les armées espagnoles en appelant les unes dans les ports de France, les autres dans le Nord, révélait jusqu'à l'évidence le projet de se venger à la première occasion, et que la réunion de tant de forces au Midi après la conclusion des affaires du Nord ne pouvait plus laisser de doute sur un tel sujet.

À ces réflexions fort sages, MM. de Musquiz et de Labrador, qui avaient appris dans les diverses cours de l'Europe à se former quelques idées justes de la politique générale, donnèrent des marques d'assentiment; mais on ne tint pas compte de leur avis. Les conseillers en crédit étaient le médiocre et versatile Cevallos, cachant la duplicité sous la violence, ne pardonnant pas à M. d'Urquijo les torts qu'il avait eus autrefois à l'égard de cet homme éminent, car il avait été l'instrument subalterne de sa disgrâce, et peu disposé par conséquent à accueillir ses idées, puis les deux confidents intimes du prince, le duc de l'Infantado et le chanoine Escoïquiz, aimant l'un et l'autre à rêver un heureux règne sous leur bienfaisante influence, et repoussant tout ce qui contrariait ce rêve de leur vanité. Ni les uns ni les autres ne voulaient admettre qu'ils eussent commencé et déjà poussé fort avant la plus fatale des imprudences. Il leur en coûtait aussi de croire qu'ils étaient à l'origine d'une longue suite d'infortunes, au lieu d'être à l'origine d'une longue suite de prospérités. Altercation entre M. d'Urquijo et les conseillers de Ferdinand. Aussi repoussèrent-ils les sinistres prophéties de M. d'Urquijo comme les vues d'un esprit morose, aigri par la disgrâce.—Quoi donc! s'écria le duc de l'Infantado avec la plus étrange assurance, quoi! un héros entouré de tant de gloire descendrait à la plus basse des perfidies!—Vous ne connaissez pas les héros, répondit avec amertume et dédain M. d'Urquijo; vous n'avez pas lu Plutarque! Lisez-le, et vous verrez que les plus grands de tous ont élevé leur grandeur sur des monceaux de cadavres. Les fondateurs de dynasties surtout n'ont le plus souvent édifié leur ouvrage que sur la perfidie, la violence, le larcin! Notre Charles-Quint, que n'a-t-il pas fait en Allemagne, en Italie, même en Espagne! et je ne remonte pas aux plus mauvais de vos princes. La postérité ne tient compte que du résultat. Si les auteurs de tant d'actes coupables ont fondé de grands empires, rendu les peuples puissants et heureux, elle ne se soucie guère des princes qu'ils ont dépouillés, des armées qu'ils ont sacrifiées.—Le duc de l'Infantado, le chanoine Escoïquiz, insistant sur la réprobation à laquelle s'exposerait Napoléon en usurpant la couronne, sur le soulèvement qu'il produirait soit en Espagne, soit en Europe, sur la guerre éternelle qu'il s'attirerait, M. d'Urquijo leur répondit que l'Europe jusqu'ici n'avait su que se faire battre par les Français; que les coalitions, mal conduites, travaillées de divisions intestines, n'avaient aucune chance de succès; qu'une seule puissance, l'Autriche, était encore en mesure de livrer une bataille, mais que même avec l'appui de l'Angleterre elle serait écrasée, et payerait sa résistance de nouvelles pertes de territoire; que l'Espagne pourrait bien faire une guerre de partisans, mais qu'au fond son rôle se bornerait à servir de champ de bataille aux Anglais et aux Français, qu'elle serait horriblement ravagée, que ses colonies profiteraient de l'occasion pour secouer le joug de la métropole; que si Napoléon savait se borner dans ses vues d'agrandissement, donner de bonnes institutions aux pays soumis à son système, il établirait d'une manière durable lui et sa dynastie; que les peuples de la Péninsule, liés à ceux de France par des intérêts de tout genre, quand ils verraient qu'ils se battaient pour la cause d'une famille beaucoup plus que pour celle de la nation, finiraient par se rattacher à un gouvernement civilisateur; qu'après tout les dynasties qui avaient régénéré l'Espagne étaient toujours venues du dehors; qu'il suffisait que Napoléon ajoutât à son génie un peu de prudence pour que les Bourbons perdissent définitivement leur cause; qu'en tout cas l'Espagne serait accablée d'un déluge de maux, et frappée certainement de la perte de ses colonies; qu'il fallait donc ne pas se jeter dans les filets de Napoléon, mais rebrousser chemin au plus tôt; que, si on ne le pouvait pas, il fallait dérober le roi sous un déguisement, le ramener à Madrid ou dans le midi de l'Espagne, et que là, placé à la tête de la nation, il aurait de bien meilleures chances de traiter avec Napoléon à des conditions acceptables.

Il est rare qu'un homme d'État pénètre dans l'avenir aussi profondément que le fit M. d'Urquijo en cette occasion. Il n'obtint cependant que le sourire dédaigneux de l'ignorance aveuglée, et dans son dépit il partit sur-le-champ, sans vouloir accompagner le roi, pour lequel on lui demandait la continuation de ses conseils, tout en refusant de les suivre.—Si vous désirez, dit-il, que j'aille seul à Bayonne, discuter, négocier, tenir tête à l'ennemi commun, tandis que vous vous retirerez dans les profondeurs de la Péninsule, soit; mais autrement je ne veux pas, en vous accompagnant, ternir ma réputation, seul bien qui me reste dans ma disgrâce, et au milieu des malheurs de notre commune patrie.—

Départ de M. d'Urquijo, et remise de la lettre de Napoléon à Ferdinand VII.

M. d'Urquijo non écouté se retira à l'instant, et livra à eux-mêmes les conseillers de Ferdinand, toujours fort entêtés, mais quelque peu troublés néanmoins des sinistres prédictions d'un homme clairvoyant et ferme. Le général Savary étant survenu, avec la lettre de Napoléon à la main, ils reprirent toute leur confiance en leurs propres lumières, et dans la destinée. Cette lettre, dans laquelle ils auraient dû apercevoir à toutes les lignes une intention cachée et menaçante, car l'étrange prétention de juger le litige survenu entre le père et le fils ne pouvait révéler que la volonté de condamner l'un des deux, et celui des deux évidemment qui était le plus capable de régner, cette lettre, loin de leur dessiller les yeux, ne fit que les abuser davantage. Ils ne furent sensibles qu'au passage dans lequel Napoléon disait qu'il avait besoin d'être édifié sur les événements d'Aranjuez, qu'il espérait l'être à la suite de son entretien avec Ferdinand VII, et qu'immédiatement après il ne ferait aucune difficulté de le reconnaître pour roi d'Espagne. Cette vague promesse leur rendit toutes leurs illusions. Ils y virent la certitude d'être reconnus le lendemain de leur arrivée à Bayonne, et ils eurent la simplicité de demander au général Savary si ce n'était pas ainsi qu'il fallait interpréter la lettre de Napoléon; à quoi le général répondit qu'ils avaient bien raison de l'interpréter de la sorte, et qu'elle ne voulait pas dire autre chose. Ainsi rassurés, ils résolurent de partir le 19 au matin de Vittoria, pour aller coucher le soir à Irun, en se faisant précéder d'un envoyé qui annoncerait leur arrivée à Bayonne. Sur les vagues assurances contenues dans la lettre de Napoléon, Ferdinand se décide à partir pour Bayonne. Il faut ajouter aussi que les troupes du général Verdier réunies à Vittoria, et les entourant de toutes parts, ne leur auraient guère laissé la liberté du choix, s'ils avaient voulu agir autrement. Du reste ils ne s'aperçurent même pas de cette contrainte, tant ils étaient aveuglés sur leur péril.

Mais le peuple des provinces environnantes, accouru pour voir Ferdinand VII, ne raisonnait pas sur cette situation comme ses conseillers. M. d'Urquijo avait répété à tout venant ce qu'il avait dit à la cour de Ferdinand VII. Ses paroles avaient trouvé de l'écho, et une multitude de sujets fidèles s'étaient réunis pour s'opposer au départ de leur jeune roi. Au moment du départ de Ferdinand, le peuple se précipite sur les voitures pour l'empêcher de partir. Le 19 au matin, moment assigné pour se mettre en route, et les voitures royales étant attelées, il s'éleva soudainement un tumulte populaire. Une foule de paysans armés, qui, depuis plusieurs jours, couchaient à terre, soit devant la porte, soit dans l'intérieur de la demeure royale, manifestèrent l'intention de s'opposer au voyage. L'un d'eux, armé d'une faucille, coupa les traits des voitures et détela les mules, qui furent ramenées aux écuries. Une collision pouvait s'ensuivre avec les troupes françaises chargées d'escorter Ferdinand. Heureusement on avait ordonné à l'infanterie de rester dans les casernes les armes chargées, la mèche des canons allumée. La cavalerie de la garde se tenait seule sur la place où étaient les voitures, mais à une certaine distance des rassemblements, le sabre au poing, dans une immobilité menaçante. Les conseillers de Ferdinand, craignant qu'une collision ne nuisît à leur cause, envoyèrent le duc de l'Infantado dans la rue pour parler au peuple. Le duc, qui jouissait d'une grande considération, se jeta au milieu de la foule, réussit à la calmer, en invoquant le respect dû aux volontés royales, et affirma que si on allait à Bayonne, c'est qu'on avait la certitude d'en revenir sous quelques jours avec la reconnaissance de Ferdinand, et un renouvellement de l'alliance française. Le peuple s'apaisa par respect plus que par conviction. La foule s'étant apaisée, Ferdinand part le 19 pour Bayonne. Les mules furent attelées de nouveau sans obstacle, et Ferdinand VII monta en voiture en saluant la foule, qui lui rendit son salut par des acclamations à travers lesquelles perçaient quelques cris de colère et de pitié. Les superbes escadrons de la garde impériale, s'ébranlant au galop, entourèrent aussitôt les voitures royales, comme pour rendre hommage à celui qu'elles emmenaient prisonnier. Ainsi partit ce prince inepte, trompé par ses propres désirs encore plus que par l'habileté de son adversaire, trompé comme s'il avait été le plus naïf, le plus loyal des princes de son temps, tandis qu'il était l'un des plus dissimulés et des moins sincères. Le peuple espagnol le vit partir avec douleur, avec mépris, se disant qu'au lieu de son roi il verrait bientôt l'étranger appuyé sur des armées formidables.

Arrivée de Ferdinand à Irun.

Ferdinand VII coucha dans la petite ville d'Irun, avec le projet de passer la frontière française le lendemain. Le 20 au matin, il traversa en effet la Bidassoa, fut fort surpris de ne trouver pour le recevoir que les trois grands d'Espagne revenus de leur mission auprès de Napoléon, et n'apportant après l'avoir vu que les plus tristes pressentiments. Mais il n'était plus temps de revenir sur ses pas; le pont de la Bidassoa était franchi, et il fallait s'enfoncer dans l'abîme qu'on n'avait pas su apercevoir avant d'y être englouti. En approchant de Bayonne le prince rencontra les maréchaux Duroc et Berthier envoyés pour le complimenter, mais ne le qualifiant que du titre de prince des Asturies. Il n'y avait là rien de très-inquiétant encore, car Napoléon avait pris pour thème de sa politique de ne reconnaître ce qui s'était passé à Aranjuez qu'après explication. On pouvait donc attendre quelques heures de plus avant de s'alarmer.

Arrivée de Ferdinand à Bayonne.

Parvenu à Bayonne, Ferdinand y trouva quelques troupes sous les armes, et une population peu nombreuse, car personne n'était averti de son arrivée. Il fut conduit dans une résidence fort différente des magnifiques palais de la royauté espagnole, mais la seule dont on pût disposer dans la ville. Première entrevue de Napoléon avec Ferdinand. À peine était-il descendu de voiture, que Napoléon, accouru à cheval du château de Marac, lui fit la première visite. L'empereur des Français embrassa le prince espagnol avec tous les dehors de la plus grande courtoisie, l'appelant toujours du titre de prince des Asturies, ce qui n'était que la continuation d'un traitement convenu, et le quitta après quelques minutes, sous prétexte de lui laisser le temps de se reposer, et sans lui avoir rien dit qui pût donner lieu à une interprétation quelconque. Une heure après, des chambellans vinrent engager le prince et sa suite à dîner au château de Marac. Ferdinand s'y rendit en effet à la fin du jour, suivi de sa petite cour, et fut reçu de la même façon, c'est-à-dire avec une politesse recherchée, mais avec une extrême réserve quant à ce qui touchait à la politique. Après le dîner, l'Empereur s'entretint d'une manière générale avec Ferdinand et ses conseillers, et eut bientôt démêlé sous l'immobilité de visage habituelle au jeune roi, sous le silence qu'il gardait ordinairement, une médiocrité qui n'était pas exempte de fourberie; à travers les discours plus abondants du précepteur Escoïquiz, un esprit cultivé, mais étranger à la politique; enfin, sous la gravité du duc d'Infantado, un honnête homme, se respectant beaucoup plus qu'il ne fallait, car une grande ambition sans talent formait tout son mérite. Napoléon, après avoir aperçu d'un coup d'œil à quelles gens il avait affaire, les congédia tous, sous le prétexte des fatigues de leur voyage, mais retint le chanoine Escoïquiz, en exprimant le désir, qui était un ordre, d'avoir un entretien avec lui. Il laissa au général Savary le soin d'aller dire au prince des Asturies tout ce qu'il allait dire lui-même au précepteur, avec lequel il préférait s'aboucher, parce qu'il lui supposait plus d'esprit.

Long entretien de Napoléon avec le chanoine Escoïquiz, dans lequel il lui dévoile toute sa politique.

Son secret lui pesait doublement, car il y avait long-temps qu'il le gardait, et ce secret était une perfidie, genre de forfait étranger à son cœur. Il avait besoin de s'ouvrir avec le moins ignare des conseillers de Ferdinand, de s'excuser en quelque sorte par la franchise qu'il apporterait dans l'exposé de ses desseins, et par l'aveu pur et simple des motifs de haute politique qui le faisaient agir. Il commença d'abord par flatter le chanoine, et par lui dire qu'il le savait homme d'esprit, et qu'avec lui il pouvait parler franchement. Puis, sans autre préambule, et comme pressé de se décharger le cœur, il lui déclara qu'il avait fait venir les princes d'Espagne pour leur ôter à tous, père et fils, la couronne de leurs aïeux; que depuis plusieurs années il s'apercevait des trahisons de la cour de Madrid; qu'il n'en avait rien témoigné, mais que, débarrassé maintenant des affaires du Nord, il voulait régler celles du Midi; que l'Espagne était nécessaire à ses desseins contre l'Angleterre, qu'il était nécessaire à l'Espagne pour lui rendre sa grandeur; que sans lui elle croupirait éternellement sous une dynastie incapable et dégénérée; que le vieux Charles IV était un roi imbécile, que son fils, quoique plus jeune, était tout aussi médiocre, et moins loyal: témoin la révolution d'Aranjuez, dont on savait le secret à Paris, sans être obligé de venir à Madrid pour l'apprendre; que l'Espagne n'obtiendrait jamais sous de tels maîtres la régénération morale, administrative, politique, dont elle avait besoin pour reprendre son rang parmi les nations; que lui Napoléon ne trouverait jamais que perfidie, fausse amitié, chez des Bourbons; qu'il était trop expérimenté pour croire à l'efficacité des mariages; qu'une princesse supérieure d'ailleurs n'était pas un trésor qu'on eût toujours à sa disposition; qu'en eût-il une, il ne savait pas si elle aurait action sur ce prince taciturne et vulgaire, dont tout l'esprit, s'il en avait, consistait dans l'art de dissimuler; qu'il était conquérant après tout, fondateur de dynastie, obligé de fouler aux pieds une quantité de considérations secondaires, pour arriver à son but placé à une immense hauteur; qu'il n'avait pas le goût du mal, qu'il lui coûtait d'en faire, mais que quand son char passait il ne fallait pas se trouver sous ses roues; que son parti enfin était pris, qu'il allait enlever à Ferdinand VII la couronne d'Espagne, mais qu'il voulait adoucir le coup en lui offrant un dédommagement; qu'il lui en préparait un, fort bien choisi dans l'intérêt de son repos: c'était la belle et paisible Étrurie, où ce prince irait régner à l'abri des révolutions européennes, et où il serait plus heureux qu'au milieu de ses Espagnes, qui étaient travaillées par l'esprit agitateur du temps, et qu'un prince puissant, habile, pouvait seul dompter, constituer et rendre prospères.

Surprise du chanoine Escoïquiz en entendant l'exposé des desseins de Napoléon.

En tenant cet audacieux discours, Napoléon avait été tour à tour doux, caressant, impérieux, et avait poussé au dernier terme le cynisme de l'ambition. Le pauvre chanoine demeurait confondu. L'honneur d'être flatté, lui simple chanoine de Tolède, par le plus grand des hommes, combattait en son cœur le chagrin d'entendre de telles déclarations. Il était saisi, stupéfait; et cependant il ne perdit pas son talent de disserter, et il en usa avec Napoléon, qui voulut en l'écoutant le dédommager de ses peines.

Réponse d'Escoïquiz aux ouvertures de Napoléon.

L'infortuné précepteur s'attacha à justifier la famille de Bourbon auprès du chef de la famille Bonaparte. Il lui rappela qu'au moment des plus grandes horreurs de la révolution française, la cour d'Espagne n'avait déclaré la guerre qu'après la mort de Louis XVI; qu'elle avait même saisi la première occasion de revenir au système de paix, et du système de paix à celui de l'alliance entre les deux États; que depuis elle avait prodigué à la France ses flottes, ses armées, ses trésors; que si elle n'avait pas mieux servi, c'était non pas défaut de bonne volonté, mais défaut de savoir; qu'il ne fallait s'en prendre qu'au prince de la Paix, que lui seul était l'auteur de tous les maux de l'Espagne et la cause de son impuissance comme alliée; que du reste ce détestable favori était pour jamais éloigné du trône, que sous un jeune prince dévoué à Napoléon, attaché à lui par les liens de la reconnaissance, par ceux de la parenté, dirigé par ses conseils, l'Espagne, bientôt régénérée, reprendrait le rang qu'elle aurait toujours dû conserver, rendrait à la France tous les services que celle-ci pouvait en attendre, sans qu'il lui en coûtât aucun effort, aucun sacrifice; que, dans le cas contraire, on rencontrerait de la part de l'Espagne une résistance désespérée, secondée par les Anglais, et peut-être par une partie de l'Europe; on perdrait les colonies, ce qui serait un malheur aussi grand pour la France que pour l'Espagne, et on imprimerait enfin une tache à la gloire si éclatante du règne.—Mauvaise politique que la vôtre, monsieur le chanoine! mauvaise politique! répliqua Napoléon avec un sourire bienveillant, mais ironique. Vous ne manqueriez pas avec votre savoir de me condamner si je laissais échapper l'occasion unique que m'offrent la soumission du continent et la détresse de l'Angleterre pour achever l'exécution de mon système. Vos Bourbons ne m'ont servi qu'à contre-cœur, toujours prêts à me trahir. Un frère me vaudra mieux, quoi que vous en disiez. La régénération de l'Espagne est impossible par des princes d'une antique maison qui sera toujours, malgré elle, l'appui des vieux abus. Mon parti est arrêté, il faut que cette révolution s'accomplisse. L'Étrurie offerte à Ferdinand pour le dédommager de la perte de l'Espagne. L'Espagne ne perdra pas un village, elle conservera toutes ses possessions. J'ai pris mes précautions pour lui conserver ses colonies. Quant à votre prince, il sera dédommagé s'il se soumet de bonne grâce à la force des choses. C'est à vous à user de votre influence pour le disposer à accepter les dédommagements que je lui réserve. Vous êtes assez instruit pour comprendre que je ne fais que suivre en ceci les lois de la vraie politique, laquelle a ses exigences et ses rigueurs inévitables.

En disant ces choses et d'autres, dans un langage où perçait le regret plutôt que le remords d'une pareille spoliation, Napoléon était devenu doux, amical, et plusieurs fois il s'était permis les gestes les plus familiers envers le pauvre précepteur, dont la taille très-élevée formait avec la sienne un singulier contraste. Vains efforts du chanoine Escoïquiz pour toucher le cœur de Napoléon. Effrayé de cette inflexible résolution, le chanoine Escoïquiz, les larmes aux yeux, s'étendit sur les vertus de son jeune prince, s'efforça de justifier Ferdinand VII de la révolution d'Aranjuez, s'attacha à prouver que Charles IV avait abdiqué volontairement, que l'autorité de Ferdinand VII était par conséquent très-légitime; à quoi Napoléon, répondant avec un sourire d'incrédulité, lui dit qu'il savait tout, que la révolution d'Aranjuez n'était pas aussi naturelle qu'on voulait le lui persuader; que Ferdinand VII avait cédé à une impatience coupable, mais qu'il avait eu tort de faire déclarer ouverte une succession qu'il ne devait pas recueillir, et que, pour avoir cherché à régner trop tôt, il ne régnerait pas du tout. Le chanoine, ne réussissant pas à toucher Napoléon par la peinture des vertus de Ferdinand VII, essaya de l'émouvoir en lui parlant de la situation de ses malheureux conseillers, de leur rôle devant l'Espagne, devant l'Europe, devant la postérité; qu'ils seraient déshonorés pour avoir cru à la parole de Napoléon qui les avait amenés à Bayonne en leur faisant espérer qu'il allait reconnaître le nouveau roi; qu'on les accuserait d'ineptie ou de trahison, lorsqu'ils n'avaient eu d'autre tort que celui de croire à la parole d'un grand homme.—Vous êtes d'honnêtes gens, reprit Napoléon, et vous en particulier vous êtes un excellent précepteur, qui défendez votre élève avec le zèle le plus louable. On dira que vous avez cédé à une force supérieure. Aussi bien, ni vous ni l'Espagne ne sauriez me résister. La politique, la politique, monsieur le chanoine, doit diriger toutes les actions d'un personnage tel que moi. Retournez auprès de votre prince, et disposez-le à devenir roi d'Étrurie, s'il veut être encore roi quelque part, car vous pouvez lui affirmer qu'il ne le sera plus en Espagne.—

L'infortuné précepteur de Ferdinand VII se retira consterné, et trouva son élève tout aussi surpris, tout aussi désolé de l'entretien qu'il venait d'avoir avec le général Savary. Tandis que Napoléon déclare ses intentions au chanoine d'Escoïquiz, le général Savary est chargé de les signifier au prince Ferdinand. Celui-ci, sans y mettre aucune forme, sans y mettre surtout aucun de ces développements qui, dans la bouche de Napoléon, étaient en quelque sorte des excuses, avait signifié à Ferdinand VII qu'il fallait renoncer à la couronne d'Espagne, et accepter l'Étrurie comme dédommagement du patrimoine de Charles-Quint et de Philippe V. L'agitation fut grande dans cette cour, jusqu'ici complétement aveuglée sur son sort. Ferdinand et ses conseillers se décident à refuser toutes les propositions de Napoléon. On se réunit autour du prince, on pleura, on s'emporta, et on finit dans la disposition où l'on était par ne pas croire à son malheur, par imaginer que tout cela était une feinte de Napoléon, qu'il n'était pas possible qu'il voulût toucher à une personne aussi sacrée que celle de Ferdinand VII, à une chose aussi inviolable que la couronne d'Espagne, et que c'était pour obtenir quelque grosse concession de territoire, ou l'abandon de quelque colonie importante, qu'il faisait planer sur la maison d'Espagne une si terrible menace; qu'en un mot il voulait effrayer, et pas davantage. On se dit donc qu'il suffisait de ne pas céder à cette intimidation pour triompher. On se décida par conséquent à résister, et à repousser toutes les propositions de Napoléon. M. de Cevallos fut chargé de traiter avec M. de Champagny sur la base d'un refus absolu.

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