Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Tandis que les sympathies d'une nation exaltée entouraient ceux qui se prononçaient contre la cour, cette cour elle-même était remplie de terreur et de rage. Il était d'usage immémorial qu'en janvier la famille royale quittât la froide et sévère résidence de l'Escurial, pour aller jouir du climat d'Aranjuez, magnifique demeure, que traverse le Tage, et où le printemps, comme il arrive dans les latitudes méridionales, se fait sentir dès le mois de mars, quelquefois même dès la fin de février. Il était d'usage encore que, Madrid se trouvant sur la route, la cour s'y arrêtât quelques jours pour recevoir les hommages de la capitale. S'attendant cette année à ne recueillir que des témoignages d'aversion, la cour passa aux portes de Madrid sans s'y arrêter, et alla cacher dans Aranjuez sa honte, son chagrin et son effroi.
Elle n'avait plus en effet un seul appui à espérer nulle part. Le peuple espagnol laissait éclater pour elle une haine implacable, et à peine faisait-il une différence en faveur du roi, en le méprisant au lieu de le haïr. Quant au terrible Empereur des Français, que cette cour avait alternativement flatté ou trahi, dont elle espérait, depuis Iéna, avoir reconquis la faveur par une année de bassesses, il se couvrait tout à coup de voiles impénétrables, et gardait sur ses projets un silence effrayant. L'obscurité des intentions de Napoléon ajoute aux terreurs de la cour d'Espagne, et la confirme dans l'idée de fuir en Amérique. Les armées françaises, dirigées d'abord sur le Portugal, exécutaient maintenant un mouvement sur Madrid, sous prétexte de s'acheminer vers Cadix ou Gibraltar. Mais il était inouï qu'on envahît de la sorte, et sans plus d'explications, le territoire d'une grande puissance. La réponse que Napoléon avait faite à la demande de mariage ne pouvait pas être prise pour sérieuse; car il voulait savoir, disait-il, avant de donner une princesse française à Ferdinand, si ce prince était rentré dans les bonnes grâces de ses parents, et il le demandait à Charles IV, qui lui avait annoncé formellement l'arrestation du prince des Asturies et la grâce qui s'en était suivie. Le refus de publier le traité de Fontainebleau, qui contenait la concession d'une souveraineté pour Emmanuel Godoy, et la garantie formelle des États appartenant à la maison d'Espagne, ne pouvait avoir qu'une signification sinistre. Par tous ces motifs, la tristesse régnait à Aranjuez dans l'intérieur royal, et au Buen-Retiro, chez la comtesse de Castelfiel, favorite du favori. Ici et là on commençait à ouvrir les yeux, et à reconnaître qu'à force de bassesses on avait inspiré à Napoléon l'audace de renverser une dynastie avilie, méprisée de tous les Espagnols. Chaque jour l'idée d'imiter la maison de Bragance et de fuir en Amérique revenait plus souvent à l'esprit des meneurs de la cour, et devenait l'occasion de bruits plus fréquents. Emmanuel Godoy et la reine s'étaient presque définitivement arrêtés à cette résolution, et ils faisaient secrètement leurs préparatifs, car les envois d'objets précieux vers les ports étaient encore plus nombreux et plus signalés que de coutume. Mais il fallait décider le roi d'abord, dont la faiblesse craignait les fatigues d'un déplacement presque autant que les horreurs d'une guerre; il fallait décider aussi les princes du sang, don Antonio, frère de Charles IV; Ferdinand, son fils et son héritier, ainsi que les plus jeunes infants: il suffisait qu'une indiscrétion fût commise pour soulever la nation contre un tel projet. Le prince de la Paix, afin de couvrir les préparatifs qui s'apercevaient du côté du Ferrol et du côté de Cadix, répandait le bruit qu'il allait lui-même, en sa qualité de grand amiral, faire l'inspection des ports, et qu'il devait débuter par ceux du Midi.
Mais avant d'en arriver à cette fuite, qui, même pour Godoy et la reine, n'était qu'un parti extrême, il convenait d'essayer de tous les moyens pour arracher à Napoléon le secret de ses intentions, et fléchir s'il se pouvait sa redoutable volonté. Il n'était rien en effet qu'on ne dût tenter avant de se décider soi-même à quitter l'Espagne, et avant d'y contraindre Charles IV. Nouvelle lettre de Charles IV à l'Empereur. En conséquence, pour répliquer à la dernière réponse de Napoléon, on lui fit écrire par Charles IV une nouvelle lettre, à la date du 5 février, huit ou dix jours après la conclusion du procès de l'Escurial, dans le but de le forcer à s'expliquer, de toucher son cœur s'il était possible, d'en appeler même à son honneur, fort intéressé à tenir les paroles qu'il avait données. Dans cette lettre, Charles IV avouait les alarmes qu'il commençait à concevoir à l'approche des troupes françaises, rappelait à Napoléon tout ce qu'il avait fait pour lui complaire, toutes les preuves de dévouement qu'il lui avait données, le sacrifice de ses flottes, l'envoi de ses armées en pays lointain, et lui demandait en retour d'une si fidèle alliance, la déclaration franche et loyale de ses intentions, ne pouvant pas supposer qu'elles fussent autres que celles que l'Espagne avait méritées. Le pauvre roi ne savait pas en écrivant de la sorte que cette fidèle alliance avait été entremêlée de mille trahisons secrètes, que ce sacrifice de ses flottes n'avait servi qu'à faire détruire les deux marines à Trafalgar, que l'envoi d'une division à Hambourg n'avait rendu d'autre service que celui d'une démonstration, et que l'Espagne avait été une auxiliaire inutile à elle-même et à ses alliés, quelquefois même l'occasion de beaucoup d'inquiétudes pour eux. Ignorant ces choses comme toutes les autres, il adressa avec une bonne foi parfaite ces questions à Napoléon, sous la dictée de ceux qui savaient, pensaient et voulaient pour lui. Ce malheureux prince ne pouvait pas croire qu'à la fin de ses jours, après n'avoir jamais cherché à nuire, il pût être réduit ou à se battre, ou à s'enfuir, convaincu qu'il était que pour régner honnêtement et sûrement, il suffisait de n'avoir jamais voulu mal faire; ce dont il était bien sûr, car il n'avait jamais rien fait que chasser, soigner ses chevaux et ses fusils.
Cette lettre, destinée à Napoléon, fut suivie des lettres les plus pressantes pour M. Yzquierdo. On le suppliait de se procurer à tout prix, quoi qu'il en dût coûter, la connaissance précise des intentions de la France; d'essayer de les changer à force de sacrifices si elles étaient hostiles; ou bien, si on ne pouvait les changer, de les faire connaître au moins, afin qu'on pût en combattre ou en éviter les conséquences. On lui ouvrait tous les crédits nécessaires, si l'or était un moyen de réussir dans une pareille mission.
Les dépêches dont il s'agit arrivèrent à Paris au milieu de février. Napoléon avait éludé la demande d'une princesse française pour Ferdinand, en feignant d'ignorer si ce prince avait obtenu la grâce de ses parents. Ne pouvant plus alléguer un doute à ce sujet, et questionné directement sur ses intentions, il sentit que le jour du dénoûment était venu, et qu'après s'être fixé sur la résolution de détrôner les Bourbons, il fallait se fixer enfin sur les moyens d'y parvenir, sans trop révolter le sentiment public de l'Espagne, de la France et de l'Europe. C'était là le seul point sur lequel il eût véritablement hésité; car s'il avait admis un moment comme praticable le plan de rapprocher les deux dynasties par un mariage, et comme discutable le plan de s'adjuger une forte partie du territoire espagnol, au fond il avait toujours préféré, comme plus sûr, plus décisif, plus honnête même, de n'enlever à l'Espagne que sa dynastie et sa barbarie, en lui laissant son territoire, ses colonies et son indépendance. Mais le moyen de rendre supportable cet acte de conquérant, même dans un temps où l'on avait vu tomber non-seulement la couronne des rois, mais leur tête, le moyen était difficile à trouver. La famille de Bragance par sa fuite lui en avait elle-même suggéré un, auquel il avait fini par s'arrêter, ainsi qu'on l'a vu: c'était d'amener la cour d'Espagne à s'embarquer à Cadix pour le Nouveau-Monde. Napoléon s'arrête à l'idée de faire fuir la maison royale en Amérique. Rien ne serait plus simple alors que de se présenter à une nation délaissée, de lui annoncer qu'au lieu d'une dynastie dégénérée, assez lâche pour abandonner son trône et son peuple, on lui donnait une dynastie nouvelle, glorieuse, paisiblement réformatrice, apportant à l'Espagne les bienfaits de la révolution française sans ses malheurs, la participation aux grandeurs de la France sans les horribles guerres que la France avait eu à soutenir. Cette solution était naturelle, moins sujette à blâme qu'aucune autre, et fournie par la lâcheté même des familles abâtardies qui régnaient sur le midi de l'Europe. Elle devenait d'ailleurs de jour en jour plus probable, puisqu'à chaque nouvel accès de terreur que ressentait la cour d'Espagne, le bruit d'une retraite en Amérique, écho des agitations intérieures du palais, circulait dans la capitale. Il suffisait, pour pousser cette terreur au comble, de faire avancer définitivement les troupes françaises vers Madrid, en continuant de garder sur leur destination un silence menaçant. En conséquence Napoléon disposa toutes choses pour amener la catastrophe en mars; car, s'il fallait agir en Espagne, le printemps était la saison la plus favorable pour introduire nos jeunes soldats dans cette contrée aride et brillante, qui, au physique comme au moral, est le commencement de l'Afrique. Napoléon fixe au mois de mars l'exécution de ses projets. On était à la moitié de février; Napoléon avait un mois jusqu'à la moitié de mars pour faire ses derniers préparatifs. Il les commença donc immédiatement après avoir reçu la lettre interrogative du roi Charles IV (datée du 5 février), dans laquelle ce malheureux prince le suppliait d'expliquer ses intentions à l'égard de l'Espagne.
Mais avant de provoquer à Madrid le dénoûment qu'il désirait, il lui fallait prendre un parti sur une question non moins grave que celle d'Espagne, sur la question d'Orient; car dans le moment l'une se trouvait liée à l'autre. Si quelque chose en effet pouvait ajouter à l'imprudence de se charger de nouvelles entreprises, quand on en avait déjà de si considérables sur les bras, c'était de s'engager dans l'affaire d'Espagne avec la Russie mécontente. Quelque habituée que fût l'Europe aux spectacles nouveaux, quelque préparée qu'elle fût à la fin prochaine des Bourbons d'Espagne, il y avait loin encore de la prévoyance à la réalité, et le renversement de l'un des plus vieux trônes de l'univers devait causer une émotion profonde, faire passer de la tête de l'Angleterre sur celle de la France la réprobation excitée par le crime de Copenhague. Bien que la Prusse fût écrasée, l'Autriche alternativement irritée ou tremblante, il eût été souverainement imprudent de ne pas s'assurer, à la veille du plus grand acte d'audace, l'adhésion certaine de la Russie. Nécessité de s'entendre avec la Russie avant de rien entreprendre en Espagne. C'était en effet l'un des graves inconvénients de l'entreprise d'Espagne que d'entraîner inévitablement des sacrifices en Orient, et ce fut, comme on le verra plus tard, l'une des plus regrettables fautes de l'Empereur dans cette circonstance, que de n'avoir pas su faire franchement ces sacrifices. Il en eût été autrement, si ayant moins entrepris au Nord, si ayant abandonné l'Allemagne à la Prusse satisfaite, il n'avait pas eu à laisser sur la Vistule trois cent mille vieux soldats, qui composaient la véritable force de l'armée française. Se bornant alors à occuper l'Italie et l'Espagne, ayant ses armées concentrées derrière le Rhin et personne à craindre ou à soutenir au delà de cette frontière, il aurait pu se dispenser d'acheter par des sacrifices le concours de la Russie. Et si elle avait voulu profiter de l'occasion pour se jeter en Orient, l'Autriche elle-même, quoique inconsolable de la perte de l'Italie, fût devenue l'alliée de la France pour défendre le bas Danube. Mais Napoléon ayant détruit la Prusse, créé en Allemagne des royautés éphémères, et semé du Rhin à la Vistule la haine et l'ingratitude, il lui fallait au Nord un allié, même chèrement acheté.
Le général Savary avait été remplacé à Saint-Pétersbourg par M. de Caulaincourt, et presque en même temps M. de Tolstoy, ambassadeur de Russie, était arrivé à Paris. Celui-ci était, comme nous l'avons dit, militaire, frère du grand-maréchal du palais, imbu des opinions de l'aristocratie russe à l'égard de la France, mais membre d'une famille qui jouissait de la faveur impériale, qui mettait cette faveur au-dessus de ses préjugés, et qui voyait dans la conquête de la Finlande et des provinces du Danube une excuse suffisante pour les défectionnaires qui passeraient de la politique anglaise à la politique française.—Mon frère s'est dévoué, avait dit le grand-maréchal Tolstoy à M. de Caulaincourt; il a accepté l'ambassade de Paris; mais s'il n'obtient pas quelque chose de grand pour la Russie, il est perdu, et nous le sommes tous avec lui[30].—Ces paroles prouvent dans quel esprit venait en France le nouvel ambassadeur. Alexandre lui avait raconté ce qui s'était passé à Tilsit comme il aimait à se le rappeler et à le comprendre, et, après cette communication fort altérée des entretiens de Napoléon, M. de Tolstoy avait cru que tout était dit, que le sacrifice de l'empire d'Orient était fait, qu'il n'arrivait à Paris que pour signer le partage de la Turquie, et l'acquisition sinon de Constantinople et des Dardanelles, au moins des plaines du Danube jusqu'aux Balkans. De plus, il s'était arrêté en route auprès des malheureux souverains de la Prusse, dépouillés d'une partie de leurs États, et privés de presque tous leurs revenus, par l'occupation prolongée des provinces qui leur restaient. M. de Tolstoy, pensant que si la conquête des provinces d'Orient intéressait la gloire de la Russie, l'évacuation des provinces prussiennes intéressait son honneur, venait à Paris avec la double préoccupation d'obtenir une partie de l'empire turc, et de faire évacuer la Prusse. Ajoutez à tout cela qu'il était susceptible, irritable, soupçonneux, et fort enorgueilli de la gloire des armées russes.
Napoléon s'était promis de le bien recevoir, et de lui faire aimer le séjour de Paris, pour qu'il contribuât par ses rapports au maintien de l'alliance. Mais il le trouva tellement vif, tellement intraitable sur la double affaire de l'évacuation de la Prusse et de l'acquisition des provinces du Danube, qu'il en fut importuné. Il se sentait si fort, et il était lui-même si peu patient, qu'il ne pouvait pas supporter long-temps l'insistance de M. de Tolstoy. Napoléon, ne dissimulant qu'à moitié l'ennui qu'il ressentait, dit au nouvel ambassadeur que si, après avoir évacué toute la vieille Prusse et une partie de la Poméranie, il continuait à occuper le Brandebourg et la Silésie, c'était parce qu'on avait refusé d'acquitter les contributions de guerre; qu'il ne demandait pas mieux que de retirer ses troupes dès qu'on l'aurait payé; que si du reste il demeurait en Prusse au delà du terme prévu, les Russes de leur côté demeuraient sans motif avouable dans les provinces du Danube, et que la Moldavie et la Valachie valaient bien la Silésie. Explication entre Napoléon et M. de Tolstoy. Sans le dire précisément, Napoléon parut, aux yeux d'un esprit prévenu comme l'était M. de Tolstoy, faire dépendre l'évacuation de la Silésie de celle de la Moldavie et de la Valachie, et lier presque l'acquisition de celles-ci par les Russes à l'acquisition de celle-là par les Français. L'humeur de M. de Tolstoy dut céder à la hauteur de Napoléon, mais le ministre russe conçut un vif dépit, et comme on cherche toujours la société qui sympathise le mieux avec les sentiments qu'on éprouve, il fréquenta de préférence les entêtés peu nombreux qui, dans l'ancienne noblesse française, se vengeaient par leurs propos de n'être point encore admis à la cour impériale. Il tint un langage peu amical, faillit avoir avec le maréchal Ney, qui n'était pas endurant, une querelle sur le mérite des armées russe et française, et se montra plutôt le représentant d'une cour malveillante que celui d'une cour qui voulait être, et qui était en effet, pour le moment du moins, une intime alliée. M. de Talleyrand avec son sang-froid dédaigneux fut chargé de contenir, de calmer, de réprimer au besoin l'humeur incommode de M. de Tolstoy.
Les choses se passèrent mieux à Saint-Pétersbourg, entre M. de Caulaincourt et l'empereur Alexandre; mais celui-ci ne dissimula pas plus que son ambassadeur le chagrin qu'il éprouvait. M. de Caulaincourt était un homme grave, portant sur son visage la droiture qui était dans son âme, n'ayant qu'une faiblesse, c'était de ne pouvoir se consoler du rôle qu'il avait joué dans l'affaire du duc d'Enghien, ce qui le rendait sensible outre mesure à l'estime qu'on lui témoignait, et ce qui fournit à l'empereur Alexandre un moyen de le dominer. Accueil fait par l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt trouva l'empereur plein à son égard de grâce et de courtoisie, mais blessé au cœur de ne pas voir se réaliser immédiatement les promesses qu'on lui avait faites. À Tilsit Napoléon avait dit à l'empereur Alexandre que si la guerre continuait, et si la Russie y prenait part, elle pourrait trouver vers la Baltique un accroissement de sûreté, vers la mer Noire un accroissement de grandeur, et il avait éventuellement parlé de la distribution à faire des provinces de l'empire turc, sans toutefois rien stipuler de positif. Mais si, d'une part, dans l'entraînement de ces communications, il avait peut-être plus dit qu'il ne voulait accorder, l'empereur Alexandre avait entendu plus qu'on ne lui avait dit, et, revenu à Pétersbourg au milieu d'une société mécontente, il avait fait, pour la ramener, beaucoup de confidences indiscrètes et exagérées. Peu à peu l'opinion s'était répandue dans les salons de Saint-Pétersbourg que la Russie, quoique vaincue à Friedland, avait rapporté de Tilsit le don de la Finlande, de la Moldavie et de la Valachie. Opinions diverses à Saint-Pétersbourg. Ceux qui étaient bien disposés pour l'empereur Alexandre, ou qui du moins n'avaient pas le parti pris de blâmer la nouvelle marche du gouvernement, estimaient que c'était là un fort beau prix de plusieurs campagnes malheureuses; que si la Russie devait de si vastes conquêtes à l'amitié de la France, elle faisait bien de cultiver et de conserver cette amitié. Ceux, au contraire, qui avaient encore dans le cœur tous les sentiments excités par la dernière guerre, ou qui en voulaient à l'empereur de son inconstance, tels que MM. de Czartoryski, Nowosiltzoff, Strogonoff, Kotschoubey, représentants de la politique abandonnée, ceux-là disaient que la conquête de la Finlande, vers laquelle on poussait la Russie, n'avait aucune valeur, que c'était un pays de lacs et de marécages, entièrement dépourvu d'habitants; que de plus cette conquête était immorale, puisqu'elle était obtenue sur un parent et un allié, le roi de Suède; que du reste ce serait la seule que Napoléon laisserait faire à l'empereur Alexandre, que jamais il ne lui livrerait la Moldavie et la Valachie, ce dont on ne tarderait pas à se convaincre; que l'alliance française était donc à la fois une défection, une inconséquence et une duperie.
Ces propos répétés à l'empereur Alexandre le piquaient au vif, et, en voyant par les rapports de M. de Tolstoy qu'ils pourraient bien un jour se vérifier, il en exprima un chagrin extrême à M. de Caulaincourt. Langage de l'empereur Alexandre. Il le reçut avec de grands égards, lui témoigna une estime dont il voyait que cet ambassadeur était avide, et puis, venant à ce qui concernait les intérêts russes, il se répandit en plaintes amères. Il n'avait jamais entendu, disait-il, lier le sort de la Silésie à celui de la Moldavie et de la Valachie. Il avait stipulé et obtenu de l'amitié de l'empereur Napoléon la restitution d'une partie des États prussiens, restitution nécessaire, indispensable à l'honneur de la Russie. Il se serait contenté de cette restitution, et se serait retiré au fond de son empire, satisfait d'avoir épargné à ses malheureux alliés quelques-unes des conséquences de la guerre, si l'empereur Napoléon, voulant l'engager dans son système, ne lui avait fait entrevoir des agrandissements soit au nord, soit au midi de l'empire, et n'avait été le premier à lui parler de la Moldavie et de la Valachie. Poussé à entrer dans cette voie, il avait fait tout ce que Napoléon avait désiré: il avait déclaré la guerre à l'Angleterre, malgré les intérêts du commerce russe; il l'avait résolue avec la Suède, malgré la parenté; et, quand lui et tout le monde dans l'empire s'attendait à recevoir le prix de tant de dévouement à une politique étrangère, il arrivait tout à coup de Paris la nouvelle qu'il fallait renoncer aux plus légitimes espérances! Le czar ne pouvait revenir de sa surprise et se consoler de son chagrin. Vouloir lier le sort de la Silésie à celui de la Moldavie et de la Valachie, retenir l'une aux Prussiens pour donner les deux autres aux Russes, c'était lui faire un devoir d'honneur de tout refuser. Il ne pouvait pas payer, avec les dépouilles d'un ami malheureux qu'on l'accusait d'avoir déjà trop sacrifié, les acquisitions qu'on lui permettait de faire sur le Danube.—Ces malheureux Prussiens, dit Alexandre à M. de Caulaincourt, n'ont pas de quoi manger. Délivrez-moi de leurs importunités, et je n'aurai plus rien qui me trouble dans mes relations avec la France. D'ailleurs que ferait Napoléon de la Silésie? La garderait-il pour lui? Mais ce serait devenir mon voisin, et les voisins, il me l'a déclaré lui-même, ne sont jamais des amis. À quoi lui servirait une province si éloignée de son empire? Qu'il prenne autour de lui, près de lui, tout ce qu'il voudra, je le trouve naturel et bien entendu. Il a pris l'Étrurie; il va, dit-on, prendre les États romains; il médite on ne sait quoi sur l'Espagne! soit. Qu'il fasse au Midi ce qui lui convient, mais qu'il nous laisse faire au Nord ce qui nous convient également, et qu'il ne se rapproche pas tant de nos frontières. S'il ne veut pas la Silésie pour lui, la pourrait-il donner à quelqu'un qui me vaille? Assurément non, et en la rendant aux Prussiens, ce qui est la plus simple des solutions, il ne faut pas qu'en revanche il me refuse ce qu'il m'a promis. Il tromperait ainsi non-seulement mon attente, mais celle de la nation russe, qui estimerait que la Finlande ne vaut pas la guerre qu'elle va lui coûter avec l'Angleterre et la Suède, qui dirait que j'ai été dupe du grand homme avec lequel je me suis abouché à Tilsit; qu'on ne peut le rencontrer sans danger, ni sur un champ de bataille, ni dans une négociation; et qu'il eût mieux valu, sans continuer une guerre impolitique et dangereuse, se séparer en paix, mais avec l'indifférence et la froideur que justifient les distances.
Tel avait été, et tel était tous les jours le langage de l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. Il n'ajoutait pas que, si on lui avait laissé espérer les provinces du Danube, c'était sans les lui promettre, et que si d'une simple espérance la nation russe, trompée par des bruits de cour, avait fait un engagement formel, le tort en était à lui, à son indiscrétion, à sa faiblesse même, puisqu'il n'avait su dominer son entourage qu'en promettant ce qu'il ne pouvait pas tenir. Alexandre n'ajoutait pas cela, mais il était évident que, si on ne venait pas à son secours, en accordant ce qu'il avait imprudemment laissé espérer à la nation, il serait cruellement blessé, son ministre Romanzoff aussi, et que, si le brusque changement de politique opéré à Tilsit était trop récent pour qu'on osât s'en permettre un autre tout aussi brusque, on n'en garderait pas moins au fond du cœur une blessure profonde, toujours saignante, et que bientôt de nouvelles guerres pourraient s'ensuivre.
M. de Caulaincourt, en affirmant avec son honnêteté imposante la bonne foi de Napoléon, en assurant que tout s'éclaircirait, en rejetant sur un malentendu, sur la susceptibilité ombrageuse de M. de Tolstoy, les fâcheux rapports arrivés de Paris, parvint à remettre un peu de calme dans l'âme de l'empereur Alexandre. Celui-ci finit par s'en prendre à M. de Tolstoy lui-même, à sa maladresse, à ses mauvaises dispositions, et déclara devant M. de Caulaincourt qu'il ne manquerait pas, s'il trouvait encore M. de Tolstoy, comme jadis M. de Markoff, occupé à brouiller les deux cours, de faire un exemple éclatant de ceux qui prenaient à tâche de le contrarier, au lieu de s'appliquer à le servir. L'empereur Alexandre avait paru fort sensible aux magnifiques cadeaux de porcelaine de Sèvres envoyés à Saint-Pétersbourg, à la cession de cinquante mille fusils, à la réception des cadets russes dans la marine française. Mais rien ne touchait ce cœur, plein d'une seule passion, que l'objet de sa passion même. Les provinces du Danube ou rien, voilà ce qui était sur son visage comme dans son âme, vivement éprise d'ambition et de renommée.
Du reste M. de Caulaincourt, pour savoir au juste si la nation partageait les sentiments de son souverain, envoya à Moscou l'un des employés de l'ambassade afin de recueillir ce qu'on y disait. Cet employé, transporté au milieu des cercles de la vieille aristocratie russe, où le langage était plus naïf et plus vrai qu'à Saint-Pétersbourg, entendit répéter que le jeune czar avait bien vite passé de la haine à l'amitié en épousant à Tilsit la politique de la France, bien légèrement compromis les intérêts du commerce russe en déclarant la guerre à la Grande-Bretagne; que la Finlande était une bien faible compensation pour de tels sacrifices; qu'il fallait pour les payer convenablement la Valachie et la Moldavie au moins; mais que jamais on n'obtiendrait de Napoléon ces belles provinces, et que leur jeune empereur en serait cette fois pour une inconséquence et un désagrément de plus.
M. de Caulaincourt se hâta de transmettre ces divers renseignements à Napoléon, et lui déclara que sans doute la cour de Russie, quoique vivement dépitée, ne ferait pas la guerre, mais qu'on ne pourrait plus compter sur elle, si on ne lui accordait pas ce qu'avec ou sans raison elle s'était flattée d'obtenir.
Le général Savary, revenu de Saint-Pétersbourg, corrobora de son témoignage les rapports de M. de Caulaincourt, les appuya du récit d'une foule de détails qu'il avait recueillis lui-même, et confirma Napoléon dans l'idée qu'il dépendait de lui de s'attacher entièrement l'empereur Alexandre, de l'enchaîner à tous ses projets, quels qu'ils fussent, moyennant une concession en Orient. Napoléon se décide à des sacrifices en Orient, pour s'assurer le concours de la Russie à ses projets sur l'Espagne. Décidé dès le milieu de février à en finir avec les Bourbons d'Espagne, Napoléon n'hésita plus, et prit son parti de payer sur les bords du Danube la nouvelle puissance qu'il se croyait près d'acquérir sur les bords de l'Èbre et du Tage.
C'était assurément le meilleur parti qu'il pût adopter; car quoiqu'il fût bien fâcheux de conduire soi-même par la main les Russes à Constantinople, ou du moins de les rapprocher de ce but de leur éternelle ambition, cependant il fallait être conséquent, et subir la condition de ce qu'on allait entreprendre. Il fallait accorder une ou deux provinces sur le Danube, pour acquérir le droit de détrôner en Espagne l'une des plus vieilles dynasties de l'Europe, et de renouveler au delà des Pyrénées la politique de Louis XIV. Du reste, si on s'était borné à donner aux Russes la Moldavie et la Valachie sans la Bulgarie, c'est-à-dire à les mener jusqu'aux bords du Danube, en prenant soin de les y arrêter; si en même temps on avait procuré aux Autrichiens la Bosnie, la Servie, la Bulgarie, pour les opposer aux Russes en les plaçant eux-mêmes sur le chemin de Constantinople, le mal n'eût pas été à beaucoup près aussi grand. L'Albanie, la Morée auraient été pour la France une belle compensation, et l'on n'aurait pas acheté trop cher la concession qu'on était obligé de faire, pour s'assurer l'alliance russe. Le langage quotidien de l'empereur Alexandre et de M. de Romanzoff ne laissait aucun doute sur leur acquiescement à ces conditions. Il fallait donc s'y tenir, payer l'alliance russe, puisqu'on s'en était fait un besoin, mais ne pas pousser plus loin le démembrement de la vieille Europe, ne pas contribuer davantage à la croissance du jeune colosse sorti des glaces du pôle, et grandissant depuis un siècle de manière à épouvanter le monde.
Cependant Napoléon, soit qu'il voulût occuper l'imagination d'Alexandre, soit que, réduit à la nécessité d'un sacrifice, il cherchât à l'envelopper dans un immense remaniement, soit enfin qu'il songeât à tirer des circonstances, outre le renversement de la dynastie des Bourbons, l'acquisition entière des rivages de la Méditerranée, Napoléon ne crut pas devoir s'en tenir au simple abandon de la Moldavie et de la Valachie, qui aurait tout arrangé, et consentit à laisser soulever la question immense du partage complet de l'empire ottoman. Dans le moment les Turcs excités secrètement par l'Autriche, publiquement par l'Angleterre, l'une et l'autre leur disant que la France allait les sacrifier à l'ambition russe, les Turcs se conduisaient de la manière la plus odieuse envers les Français, faisaient tomber la tête de leurs partisans, n'osant faire tomber celles de leurs nationaux, se comportaient en un mot en barbares furieux, ivres de sang et de pillage. Le partage de l'empire turc mis en discussion sous la condition essentielle d'une expédition dans l'Inde. Napoléon, exaspéré contre eux, se décida enfin à écrire à l'empereur Alexandre une lettre dans laquelle il annonçait l'intention d'aborder la question de l'empire d'Orient, de la traiter sous toutes ses faces, de la résoudre définitivement; dans laquelle il exprimait aussi le désir d'admettre l'Autriche au partage, et posait pour condition essentielle de ce partage, quel qu'il fût, partiel ou total, plus avantageux pour ceux-ci ou pour ceux-là, une expédition gigantesque dans l'Inde, à travers le continent d'Asie, exécutée par une armée française, autrichienne et russe. C'est M. de Caulaincourt qui remit à l'empereur Alexandre la lettre de Napoléon. Le czar était averti déjà par une dépêche de M. de Tolstoy du changement favorable survenu à Paris, et il accueillit l'ambassadeur de France avec des transports de joie. Joie d'Alexandre en recevant une lettre de Napoléon. Il voulut lire sur-le-champ, et devant lui, la lettre de Napoléon. Il la lut avec une émotion qu'il ne pouvait pas contenir.—Ah, le grand homme! s'écriait-il à chaque instant, le grand homme! Le voilà revenu aux idées de Tilsit! Dites-lui, répéta-t-il souvent à M. de Caulaincourt, que je lui suis dévoué pour la vie, que mon empire, mes armées, tout est à sa disposition. Quand je lui demande d'accorder quelque chose qui satisfasse l'orgueil de la nation russe, ce n'est pas par ambition que je parle, c'est pour lui donner cette nation tout entière, et aussi dévouée à ses grands projets que je le suis moi-même. Votre maître, ajoutait-il, veut intéresser l'Autriche au démembrement de l'empire turc: il a raison. C'est une sage pensée, je m'y associe volontiers. Il veut une expédition dans l'Inde, j'y consens également. Je lui en ai déjà fait connaître les difficultés dans nos longs entretiens à Tilsit. Il est habitué à ne compter les obstacles pour rien; cependant le climat, les distances en présentent ici qui dépassent tout ce qu'il peut imaginer. Mais qu'il soit tranquille, les préparatifs de ma part seront proportionnés aux difficultés. Maintenant il faut nous entendre sur la distribution des territoires que nous allons arracher à la barbarie turque. Traitez ce sujet à fond avec M. de Romanzoff. Néanmoins il ne faut pas nous le dissimuler, tout cela ne pourra se traiter utilement, définitivement, que dans un tête-à-tête entre moi et Napoléon. Il faut commencer par examiner le sujet sous toutes ses faces. Dès que nos idées auront acquis un commencement de maturité, je quitterai Saint-Pétersbourg, et j'irai à la rencontre de votre Empereur aussi loin qu'il le voudra. Je désirerais bien aller jusqu'à Paris, mais je ne le puis pas; et d'ailleurs c'est un rendez-vous d'affaires qu'il nous faut, et non un rendez-vous d'éclat et de plaisir. Nous pourrions choisir Weimar, où nous serions au sein de ma propre famille. Cependant là encore nous serions importunés de mille soins. À Erfurt nous serions plus isolés et plus libres. Proposez ce lieu à votre souverain, et, sa réponse arrivée, je partirai à l'instant même, je voyagerai comme un courrier.—En disant ces choses et mille autres inutiles à rapporter, l'empereur, plein d'une joie dont il n'était pas maître, reconnut que M. de Caulaincourt avait raison quelque temps auparavant en cherchant à le rassurer sur les intentions de Napoléon, et en imputant le désaccord momentané dont il se plaignait à de purs malentendus. Il répéta de nouveau qu'il voyait bien que c'était M. de Tolstoy qui avait été cause de ces malentendus, que cet ambassadeur était gauche, emporté, peut-être même indocile à la nouvelle politique du cabinet russe; qu'il voulait le changer, en envoyer un autre qui serait tout à fait du goût de Napoléon, mais qu'il ne savait où le prendre; que partout il rencontrait des esprits récalcitrants; qu'il finirait bien cependant par les soumettre, quelque sévérité qu'il fallût déployer pour les faire marcher dans le grand système de Tilsit.
M. de Caulaincourt ne trouva pas le vieux M. de Romanzoff moins vif, moins jeune dans l'expression de sa joie.—Nous voici enfin revenus aux grandes idées de Tilsit, répéta-t-il à M. de Caulaincourt. Celles-là, nous les comprenons, nous y entrons; elles sont dignes du grand homme qui honore le siècle et l'humanité.—Après d'incroyables témoignages de satisfaction et de dévouement à la France, M. de Romanzoff voulut enfin aborder cette difficile question du partage. Alors commencèrent les embarras, la confusion même, il faut le dire. Mettre audacieusement la main sur les vastes contrées qui importent tant à l'équilibre du monde, et qui appartiennent non pas seulement aux stupides possesseurs qui les font vivre dans la barbarie et la stérilité, mais bien plus encore à l'Europe elle-même, si puissamment intéressée à leur indépendance; mettre la main sur ces contrées, même en pensée, embarrassait l'avide ministre russe qui les dévorait de ses désirs, et le ministre français qui les livrait par nécessité au monstre de l'ambition moscovite. Bien que l'un et l'autre fussent munis de leurs instructions, et sussent quoi penser, quoi dire sur le sujet qui les réunissait, néanmoins aucun ne voulait proférer le premier mot. Le plus affamé devait parler le premier, et il parla. Il parla dans cette entrevue et dans plusieurs autres, en toute liberté, avec une audace d'ambition inouïe.
Deux plans se présentaient: d'abord un partage partiel, qui laisserait aux Turcs la portion de leur territoire européen s'étendant des Balkans au Bosphore, par conséquent les deux détroits et la ville de Constantinople, plus toutes leurs provinces d'Asie; ensuite un partage complet, qui ne laisserait rien aux Turcs de leur territoire d'Europe, et leur enlèverait toutes celles des provinces d'Asie que baigne la Méditerranée.
Le premier plan était celui qui semblait avoir occupé les deux empereurs à Tilsit. Il présentait peu de difficultés. La France devait avoir toutes les provinces maritimes, l'Albanie qui fait suite à la Dalmatie, la Morée, Candie. La Russie devait acquérir la Moldavie et la Valachie qui forment la gauche du Danube, la Bulgarie qui en forme la droite, et s'arrêter ainsi aux Balkans. L'Autriche, pour se consoler de voir les Russes établis aux bouches du Danube, devait obtenir la Bosnie en toute propriété, et la Servie en apanage sur la tête d'un archiduc. Dans ce système les Turcs conservaient la partie essentielle de leurs provinces d'Europe, celles que la géographie et la nature des populations leur ont jusqu'ici assez bien assurées, c'est-à-dire le sud des Balkans, les deux détroits, Constantinople, et tout l'empire d'Asie. On ne leur enlevait que les provinces qu'ils ne pouvaient plus gouverner, la Moldavie, la Valachie, auxquelles il avait fallu déjà concéder une sorte d'indépendance; la Servie, qui cherchait alors à s'affranchir par les armes; l'Épire, qui appartenait à Ali, pacha de Janina, plus qu'à la Porte; la Grèce enfin, qui déjà se montrait disposée à braver le sabre de ses anciens conquérants plutôt que de supporter leur joug. La distribution de ces provinces entre les copartageants était faite d'après la géographie. La France y gagnait, il est vrai, de superbes positions maritimes. Cependant, outre l'inconvénient de rapprocher elle-même les Russes de Constantinople, il y en avait un autre non moins grave, c'était de donner à la Russie et à l'Autriche des provinces qui devaient leur rester par la contiguïté du territoire, et d'en prendre pour elle qui ne pouvaient lui rester que dans l'hypothèse d'une grandeur impossible à maintenir long-temps. Eussions-nous gardé la partie la plus essentielle de cette grandeur, le Rhin et les Alpes, et même le revers des Alpes, c'est-à-dire le Piémont, la Grèce était encore trop loin pour nous être conservée. Tout cela n'était donc en réalité qu'une triste concession du côté de l'Orient, pour le triomphe en Occident de vues grandes, sans doute, mais inopportunes, excessives, devant ajouter de nouvelles charges à celles qui accablaient déjà l'Empire.
Le second plan était une sorte de bouleversement du monde civilisé. L empire turc devait entièrement disparaître, soit de l'Europe, soit de l'Asie. Les Russes, d'après ce nouveau plan, passaient les Balkans et occupaient le versant méridional, c'est-à-dire l'ancienne Thrace jusqu'aux détroits, obtenaient l'objet de leurs vœux, Constantinople, et une portion du rivage de l'Asie pour assurer en leurs mains la possession de ces détroits. L'Autriche, mieux dotée aussi, et employée à séparer la Russie de la France, obtenait, outre la Bosnie et la Servie, l'une et l'autre en toute propriété, la Macédoine elle-même jusqu'à la mer, moins Salonique. La France, conservant son ancien lot, l'Albanie, la Thessalie jusqu'à Salonique, la Morée, Candie, avait encore toutes les îles de l'Archipel, Chypre, la Syrie, l'Égypte. Les Turcs, rejetés au fond de l'Asie-Mineure et sur l'Euphrate, étaient libres d'y continuer ce culte du Coran, qui leur faisait perdre leur empire d'Europe et les trois quarts de celui d'Asie.
Dans cette chimérique distribution du monde, destinée peut-être à devenir un jour une réalité, moins ce qui alors était réservé à la France, il y avait un point cependant sur lequel on ne pouvait se mettre d'accord, et sur lequel on disputait comme si tous ces projets avaient dû recevoir une exécution prochaine. Constantinople intéressait à la fois l'orgueil et l'ambition des Russes, et chez les nations l'un n'est pas moins ardent que l'autre. Les Russes voulaient la ville même de Constantinople comme symbole de l'empire d'Orient; ils voulaient le Bosphore et les Dardanelles comme clefs des mers. M. de Caulaincourt, partageant les sentiments de Napoléon qui bondissait d'orgueil et d'effroi quand on lui demandait de céder Constantinople aux dominateurs du Nord, refusait péremptoirement, et proposait de faire de Constantinople et des deux détroits une sorte d'État neutre, une espèce de ville anséatique, telle que Hambourg ou Brême. Constantinople reste le point de désaccord entre MM. de Romanzoff et de Caulaincourt. Puis enfin, quand le ministre russe insistant demandait surtout la ville de Constantinople comme s'il n'eût tenu qu'à Sainte-Sophie, M. de Caulaincourt cédait, sauf la volonté de son maître, mais exigeait les Dardanelles pour la France, à titre de route de terre pour aller en Syrie et en Égypte, ce qui eût fait parcourir aux bataillons français le chemin des anciens croisés. Les Russes, ayant Sainte-Sophie, ne voulaient pas abandonner aux Français le détroit des Dardanelles, qu'ils étaient importunés de voir en la possession des Turcs, si faibles qu'ils fussent. Ils refusaient même Constantinople à ce prix, et déclaraient, ce qui était vrai, qu'ils préféraient le premier partage partiel, celui qui laissait aux Turcs le sud des Balkans et Constantinople. Satisfaits, dans ce cas, d'avoir les vastes plaines du Danube jusqu'aux Balkans, ils consentaient à ajourner le reste de leur conquête, et aimaient mieux voir les clefs de la mer Noire dans les mains des Turcs que de les mettre dans celles des Français.
On avait beau discuter sur ce grave sujet, on ne pouvait pas s'entendre, et la querelle interminable qui s'élevait, audacieuse et folle anticipation sur les siècles, révélait l'intérêt vrai de l'Europe contre la Russie dans la question de Constantinople. L'Empire français, devenu en ce moment grand comme l'Europe elle-même, en ressentait tous les intérêts, et ne voulait pas livrer le détroit d'où les Russes menaceront un jour l'indépendance du continent européen. C'était bien assez, en leur livrant la Finlande, de leur avoir procuré le moyen de faire un pas vers le Sund, autre détroit d'où ils ne seront pas moins menaçants dans l'avenir. Lorsque, en effet, le colosse russe aura un pied aux Dardanelles, un autre sur le Sund, le vieux monde sera esclave, la liberté aura fui en Amérique: chimère aujourd'hui pour les esprits bornés, ces tristes prévisions seront un jour cruellement réalisées; car l'Europe, maladroitement divisée comme les villes de la Grèce devant les rois de Macédoine, aura probablement le même sort.
Après avoir long-temps discuté, le ministre russe et l'ambassadeur français n'avaient fait que mûrir leurs idées, comme ils disaient. Il n'y avait plus que le rapprochement des deux souverains qui pût terminer ces gigantesques désaccords. Il fut donc convenu que l'exposé des deux plans serait adressé à Napoléon, avec prière d'envoyer ses opinions, et offre d'une entrevue pour les concilier avec celles de l'empereur Alexandre. On devait adopter pour cette entrevue un lieu fort voisin de France, tel qu'Erfurt, par exemple. Mais écrire de pareilles choses coûtait même à ceux qui avaient osé les dire. M. de Caulaincourt, averti quelquefois par son bon sens de ce qu'elles avaient de chimérique ou d'effrayant, aima mieux laisser le soin de les consigner par écrit à M. de Romanzoff. Celui-ci accepta cette tâche, et présenta une note, minutée tout entière de sa main, que M. de Caulaincourt devait adresser immédiatement à Napoléon. Cependant s'il osa l'écrire, il n'osa point la signer. Il la remit lui-même écrite de sa main, mais non signée, et, pour lui donner pleine authenticité, l'empereur Alexandre déclara de vive voix à M. de Caulaincourt que cette note avait sa pleine approbation, et devait être reçue, quoique dépourvue de signature, comme l'expression authentique de la pensée du cabinet russe[31].
Cependant ce n'était pas tout que de discuter éventuellement des projets de partage de l'empire turc. Napoléon pensait qu'il fallait quelque chose de plus positif pour satisfaire les Russes, quelque chose qui, en lui imposant un sacrifice moindre, les toucherait profondément, lorsque des paroles on passerait aux faits, c'était la conquête de la Finlande. Il avait ordonné à M. de Caulaincourt de presser vivement l'expédition contre la Suède, par le motif que nous venons de dire, et aussi parce qu'il désirait compromettre irrévocablement la Russie dans son système. Une fois engagée contre les Suédois, elle ne pouvait manquer de l'être contre les Anglais, et d'en venir à leur égard d'une simple déclaration d'hostilités à des hostilités réelles. Mais, chose singulière, il en coûtait aux Russes d'entreprendre la conquête de la Finlande, la plus utile pourtant de toutes celles qu'ils méditaient, et il leur semblait que c'était assez d'en avoir obtenu l'autorisation, sans se hâter de l'exécuter. C'est avec regret qu'ils détournaient une partie de leurs forces, soit de l'Orient, soit des provinces polonaises, fort agitées en ce moment. Néanmoins, poussés continuellement par M. de Caulaincourt, ils finirent par envahir la Finlande dans le courant de février, à l'époque même où se discutait le plan de partage que nous avons rapporté.
Malgré tous ses efforts, l'empereur Alexandre n'avait pas pu réunir plus de 25 mille hommes sur la frontière de Finlande. Il en avait confié le commandement au général Buxhoewden, le même qui avait signalé son impéritie à Austerlitz, et qui la signala mieux encore dans la guerre contre la Suède. On lui avait donné d'excellentes troupes, de bons lieutenants, notamment l'héroïque et infatigable Bagration, qui, une guerre finie, en voulait commencer une autre. Napoléon les avait fort pressés d'agir pendant les gelées, afin qu'ils pussent traverser sans peine les eaux qui couvrent la Finlande, pays semé de lacs, de forêts, de roches granitiques tombées sur cette terre comme des aérolithes. Un brave officier suédois, le général Klingsporr, avec 15 mille hommes de troupes régulières, solides comme les troupes suédoises, et 4 ou 5 mille hommes de milice, défendait la contrée. Plan mal conçu des Russes. Si le gouvernement suédois, moins insensible à tous les avis qu'il avait reçus, avait pris ses précautions, et dirigé toutes ses forces sur ce point, au lieu de menacer les Danois de tentatives ridicules, il aurait pu disputer avantageusement cette précieuse province. Mais il y avait laissé trop peu de troupes, et des troupes trop peu préparées pour opposer une résistance efficace. De leur côté les Russes attaquèrent d'après un plan fort mal conçu, et qui attestait la profonde incapacité de leur général en chef. La Finlande, de Viborg à Abo, d'Abo à Uléaborg, forme un triangle, dont deux côtés sont baignés par les golfes de Finlande et de Bothnie, tandis que le troisième est bordé par la frontière russe. Le bon sens indiquait qu'il fallait opérer par le côté du triangle qui longeait la frontière russe, c'est-à-dire par le Savolax, parce que c'était la ligne la plus courte et la moins défendue. Les Suédois en effet occupaient les deux côtés qui forment le littoral des golfes de Finlande et de Bothnie; ils étaient répandus dans les ports, peuplés en général par des Suédois, anciens colons de la Finlande. Si, au lieu de parcourir pour les leur disputer les deux côtés maritimes du triangle, les Russes avaient suivi avec une colonne de quinze mille hommes le côté qui borde leur frontière de Viborg à Uléaborg, n'envoyant le long du littoral qu'une colonne de dix mille hommes, pour l'occuper à mesure que les Suédois l'évacueraient, et pour bloquer aussi les places, ils seraient arrivés avant les Suédois à Uléaborg, et auraient pris non-seulement la Finlande, mais le général Klingsporr avec la petite armée chargée de la défense du pays. Première occupation de la Finlande. Ils n'en firent rien, s'avancèrent le long du littoral en trois colonnes, commandées par les généraux Gortchakoff, Toutchkoff et Bagration, chassant devant eux les Suédois, qui se défendaient aussi vigoureusement qu'ils étaient attaqués, dans une suite de combats partiels. La colonne de gauche parvenue à Svéaborg, tandis que les deux autres marchaient sur Tavastéhus, entreprit le blocus de cette grande forteresse maritime, qui consistait en plusieurs îles fortifiées, et qui était défendue par le vieil amiral Cronstedt avec 7 mille hommes. Les colonnes du centre et de droite s'avancèrent de Tavastéhus jusqu'à Abo, après avoir parcouru le côté du triangle finlandais qui borde le golfe de Finlande. Le général Bagration fut laissé à Abo, et le général Toutchkoff fut ensuite acheminé sur le côté qui borde le golfe de Bothnie, montant droit au nord jusqu'à Uléaborg. Une faible colonne avait été dirigée sur la ligne essentielle, celle de Viborg à Uléaborg. Aussi les Russes ne firent-ils que pousser devant eux l'ennemi, lui enlevant à peine quelques prisonniers, et amenant eux-mêmes la concentration des Suédois, qui auraient pu, en se jetant en masse sur la véritable ligne d'opération, d'Uléaborg à Viborg, par le Savolax, leur faire expier une aussi fausse manière d'opérer. Il y eut néanmoins de brillants combats de détail, qui prouvaient la bravoure des troupes des deux nations, l'expérience acquise par les officiers russes dans leurs guerres contre nous, mais l'ignorance de leur état-major dans tout ce qui concernait la conduite générale des opérations. Ce n'est pas ainsi que les généraux français élevés à l'école de Napoléon auraient agi sur un pareil théâtre de guerre. Les Russes ayant envahi, mais non conquis le pays, entreprirent le siége des places du littoral, entre autres celui de Svéaborg, que la gelée devait singulièrement faciliter.
Un mois à peu près avait suffi à cette marche militaire, qui n'était que le début de la guerre de Finlande, mois employé par le cabinet russe à la discussion du partage de l'Orient. En apprenant l'invasion de ses États, le roi de Suède, pour se venger apparemment de la surprise que lui faisait son beau-frère, se permit un acte qui n'était plus guère d'usage, même en Turquie: il fit arrêter l'ambassadeur de Russie, M. d'Alopeus, au lieu de se borner à le renvoyer, ce qui excita une indignation générale dans tout le corps diplomatique résidant à Stockholm. Alexandre répondit avec la dignité convenable à cette étrange conduite; il laissa partir avec des égards infinis M. de Steding, ambassadeur de Suède à Saint-Pétersbourg, vieillard respecté de tout le monde; mais il se vengea autrement, et plus habilement. Il profita de l'occasion, et prononça la réunion de la Finlande à l'empire russe. Cette conquête a été l'unique résultat des grands projets de Tilsit, mais seule elle suffit pour justifier la politique que suivait en ce moment l'empereur Alexandre, et elle est la preuve que la Russie ne peut conquérir qu'avec la complicité de la France.
Malgré le dédain que les Russes avaient affecté pour la conquête de la Finlande, le fait lui-même, qui semblait consommé quoiqu'il restât encore bien du sang à verser, le fait toucha vivement les esprits à Saint-Pétersbourg. On remarqua que, n'ayant essuyé que des défaites au service de l'Angleterre, on venait, après quelques mois seulement d'amitié avec la France, d'acquérir une importante province, peu cultivée et mal peuplée, il est vrai, en quoi elle ressemblait assez au reste de l'empire, mais admirablement située comme frontière de terre et de mer, et on commença à espérer que la politique de l'alliance française pourrait être aussi féconde qu'on se l'était promis. L'empereur et son ministre étaient rayonnants. Leurs censeurs ordinaires, MM. de Czartoryski, de Nowolsiltzoff, étaient moins dédaigneux et moins amers dans leurs critiques. La société de Saint-Pétersbourg elle-même marquait son contentement à M. de Caulaincourt par des égards tout nouveaux, adressés non-seulement à sa personne que l'estime publique environnait, mais aussi à son gouvernement dont on commençait à être satisfait.
L'empereur et M. de Romanzoff, qui venaient d'apprendre l'invasion de l'Étrurie et du Portugal, les mouvements de troupes vers Rome et vers Madrid, et qui ne pouvaient pas douter que ces mouvements n'eussent un motif fort sérieux, n'en parlèrent qu'avec une singulière légèreté, sans apparence de préoccupation, et comme des gens qui livraient le faible pour qu'on leur permît de l'opprimer à leur tour. Cependant, bien qu'ils éprouvassent une véritable satisfaction, ils insistèrent beaucoup auprès de M. de Caulaincourt pour avoir une prompte réponse aux diverses propositions de partage, et l'indication d'un rendez-vous très-prochain, pour se mettre définitivement d'accord. Le printemps n'était pas loin, car on touchait à la fin de février, et il fallait, disaient-ils, pour l'ouverture de la navigation, quelque chose d'éclatant qui fît oublier toutes les disgrâces de cette année. L'ouverture de la navigation dans les mers septentrionales est une époque de contentement; car la lumière reparaît, la chaleur revient, le commerce apporte ses trésors. Les denrées du Nord s'échangent contre les produits de l'Europe civilisée ou contre de l'argent. Mais cette année le pavillon anglais, instrument ordinaire de ces échanges, n'allait point paraître, ou, s'il paraissait, devait flotter sur les mâts de bâtiments de guerre. La marine anglaise au lieu d'apporter des trésors ne devait montrer que la pointe de ses canons. Il fallait à ce spectacle attristant opposer une grande joie nationale, inspirée par des intérêts d'un autre genre, les intérêts de l'ambition russe.
M. de Caulaincourt, qui rendait exactement à son maître les pensées de cette cour ambitieuse, avait tout mandé à Napoléon avec sa véracité ordinaire. Mais en exposant les vœux de la Russie il donnait la certitude que pour le présent elle était pleinement satisfaite, et que pour le reste on pouvait la faire vivre quelque temps d'espérance.
Napoléon, averti successivement de cette situation à la fin de février et au commencement de mars, avait bien prévu tout ce que sa lettre produirait à Saint-Pétersbourg d'émotions, de projets plus ou moins chimériques, d'espérances plus ou moins exagérées; mais il s'était dit qu'il y avait dans l'invasion immédiate de la Finlande, et dans l'acceptation d'une discussion ouverte sur le partage de l'empire turc, de quoi alimenter plusieurs mois l'imagination de la nation russe et de son souverain, et qu'il pourrait dans cet intervalle donner cours à ses projets sur l'Occident. Il n'est pas vrai, comme on serait disposé à le croire d'après ce qui précède, qu'il trompât entièrement la Russie, et qu'au fond il ne voulût à aucun prix lui accorder une concession en Orient. Il savait qu'en abandonnant la Moldavie et la Valachie, et même la Moldavie seulement, il satisferait le czar, et acquitterait sa dette envers l'ambition russe, quoi que se permît en Occident l'ambition française. Il avait donc cette ressource dans tous les cas pour réaliser les espérances qu'il avait fait concevoir à l'empereur Alexandre. Mais s'il allait plus loin, et s'il n'était pas fâché d'occuper de la sorte l'imagination si vive de son nouvel allié, c'est que de son côté sa propre imagination plongeait dans cet avenir plus profondément que celle de ses contemporains. Les Turcs, depuis la chute de Selim, paraissant arrivés au terme de leur existence, Napoléon se demandait s'il ne fallait pas en finir de cette ruine toujours menaçante, et poussé par sa lutte maritime avec les Anglais, il se demandait encore si ce n'était pas le cas de s'emparer de tous les rivages de la Méditerranée, et de se servir du dévouement momentané qu'il inspirerait à la Russie pour diriger une armée sur l'Inde, à travers le continent partagé de l'Asie. Bien que chimériques aux yeux d'une génération ramenée, comme la nôtre, à de fort médiocres proportions, il ne faut pas juger ces projets de notre point de vue présent. Il faut songer que l'homme qui concevait ces rêves pouvait à volonté faire et défaire des rois, prononcer d'un mot sur les grandes monarchies de l'Europe; et, bien qu'à notre avis il s'abusât, il ne faudrait pas croire qu'on mesure exactement l'étendue de son erreur, en la mesurant d'après nos idées actuelles; car, en jugeant ainsi, notre petitesse se tromperait autant que s'était trompée sa grandeur. Parvenu au faîte de la toute-puissance, livré à une fermentation d'idées continuelle, il estimait que toutes ces questions devaient être examinées; et, bien qu'il en redoutât la solution autant que son allié la désirait, il ne le trompait point en les mettant en discussion, car dans l'immensité de ses vues il était quelquefois tout disposé à les résoudre.
Quoi qu'il en soit, Napoléon ayant poussé l'empereur Alexandre sur la Finlande, lui ayant donné à discuter le partage de l'empire turc, se dit qu'il avait plusieurs mois devant lui, et il se décida à mettre enfin à exécution le plan auquel il s'était arrêté relativement à l'Espagne.
On a déjà vu quel était ce plan. Il consistait à augmenter progressivement la terreur de la cour d'Espagne, jusqu'à la disposer à fuir, comme avait fait la maison de Bragance. Pour cela il employa les moyens les plus astucieux, et fit en cette circonstance un emploi de son génie qu'on ne saurait trop regretter. Toutes les troupes étaient prêtes. Le général Dupont avec vingt-cinq mille hommes était sur la route de Valladolid, une division sur Ségovie prenant la direction de Madrid. Le maréchal Moncey avec trente mille était entre Burgos et Aranda, route directe de Madrid. Le général Duhesme avec sept ou huit mille hommes, presque tous Italiens, marchait sur Barcelone. Cinq mille Français venant du Piémont et de la Provence étaient en route pour le joindre. Une division de trois mille hommes s'acheminait par Saint-Jean-Pied-de-Port sur Pampelune. Une seconde, composée des quatrièmes bataillons des cinq légions de réserve, allait renforcer la première. Une réserve d'infanterie s'organisait à Orléans, une de cavalerie à Poitiers. C'étaient quatre-vingt mille hommes environ, tous jeunes soldats, n'ayant jamais vu le feu, mais bien commandés, et pleins de l'esprit militaire qui à cette époque animait nos armées.
Il fallait donner un chef à ces forces. Napoléon en choisit un fort indiscret pour une mission politique aussi importante, mais il le plaça dans une situation à lui rendre toute indiscrétion impossible. Ce chef était Murat, toujours mécontent de n'être que grand-duc, impatient de devenir roi n'importe où, ayant pris part aux guerres d'Italie, d'Autriche, de Prusse, de Pologne, et contribué à élever des trônes à Naples, à Florence, à Milan, à La Haye, à Cassel, à Varsovie, sans gagner l'un de ces trônes pour lui, inconsolable surtout de n'avoir pas obtenu celui de Pologne, et avide de toute guerre qui lui offrirait de nouvelles chances de régner. La Péninsule, où vaquait en ce moment le trône de Portugal, où chancelait celui d'Espagne, était pour lui le pays des rêves, comme autrefois le Mexique ou le Pérou pour les aventuriers espagnols. Tout bon et généreux qu'était Murat, s'il fallait hâter la chute du malheureux Charles IV par quelque moyen détourné et peu avouable, il était, dans son ardeur de régner, homme à s'y prêter. Il n'y avait même à craindre de sa part que trop de zèle. Cependant, plus intelligent, plus spirituel qu'on ne l'a jugé en général (les circonstances qui vont suivre en fourniront la preuve), il était capable, dans un grand intérêt d'ambition, d'être même discret et réservé. Il avait à toutes fins, comme on a vu plus haut, noué des relations particulières avec Emmanuel Godoy, relations recherchées par celui-ci avec un égal empressement, l'un croyant que l'autre l'aiderait à atteindre l'objet de ses désirs, et s'abusant tous deux, car Godoy n'était pas plus en état de donner un roi aux Espagnols que Murat une pensée à Napoléon. C'était donc convier Murat à une fête que de l'envoyer en Espagne. Mais Napoléon voulant effrayer la maison régnante par l'envoi de troupes nombreuses, combiné avec un silence absolu sur ses intentions, se servit de son beau-frère conformément au plan qu'il avait adopté. Il l'avait eu à ses côtés soit en Italie, soit à Paris, sans lui dire un seul mot de ses projets sur l'Espagne, dans le moment même où il y pensait le plus. Le 20 février, l'ayant vu dans la journée, sans lui adresser une parole relative à la mission qu'il lui destinait, il chargea le ministre de la guerre de le faire partir dans la nuit pour Bayonne, afin d'y prendre le commandement des troupes entrant en Espagne. Murat devait y être le 26, et y trouver ses instructions. Instructions données à Murat pour le règlement de sa conduite en Espagne. Ces instructions étaient les suivantes: Prendre le commandement général des corps de la Gironde et de l'Océan, de la division des Pyrénées-Orientales, de la division des Pyrénées-Occidentales, et de toutes les troupes qui pénétreraient plus tard en Espagne; être rendu dans les premiers jours de mars à Burgos, où allaient se trouver les détachements de la garde impériale; placer son quartier-général au milieu du corps du maréchal Moncey, c'est-à-dire à Burgos même; s'avancer avec ce corps sur la route de Madrid par Aranda et Somosierra, y diriger celui du général Dupont par Ségovie et l'Escurial; être maître vers le 15 mars des deux passages du Guadarrama; réunir six cent mille rations de biscuit déjà fabriquées à Bayonne, de manière que les troupes eussent des vivres pour quinze jours en cas de marche forcée; attendre pour tout mouvement ultérieur les ordres de Paris; occuper sur-le-champ la citadelle de Pampelune, les forts de Barcelone, la place de Saint-Sébastien; donner aux commandants espagnols, pour raison de cette occupation, la règle ordinaire à la guerre d'assurer ses derrières quand on marche en avant, même en pays ami; tenir toutes les troupes bien ensemble, comme on avait l'habitude de le faire en approchant de l'ennemi; veiller à ce que la solde fût toujours au courant, pour que les soldats ayant de l'argent ne fussent pas tentés de consommer sans payer, (et comme il y avait lieu de se défier des Napolitains entrant en Catalogne) faire fusiller le premier Italien qui pillerait; ne pas rechercher, ne pas accepter de communication avec la cour d'Espagne, sans en avoir l'ordre formel; ne répondre à aucune lettre du prince de la Paix; dire, si on était interrogé de manière à ne pouvoir se taire, que les troupes françaises entraient en Espagne pour un but connu de Napoléon seul, but certainement avantageux à la cause de l'Espagne et de la France; prononcer vaguement les mots de Cadix, de Gibraltar, sans rien alléguer de positif; annoncer particulièrement aux provinces basques que, quoi qu'il pût arriver, leurs priviléges seraient respectés; publier, quand on serait à Burgos, un ordre du jour, pour recommander aux troupes la discipline la plus rigoureuse, les relations les plus fraternelles avec le généreux peuple espagnol, ami et allié du peuple français; ne jamais mêler à toutes ces protestations d'amitié d'autre nom que celui du peuple espagnol, et ne jamais parler ni du roi Charles IV, ni de son gouvernement, sous quelque forme que ce fût.
Tel est le résumé des instructions adressées à Murat le 20 février, confirmées et développées les jours suivants, dans des ordres postérieurs. Le général Belliard fut placé auprès de lui comme chef d'état-major, le général Grouchy comme commandant de sa cavalerie. Le général Lariboissière fut chargé de diriger l'artillerie de l'armée. Celui-ci devait acheminer sur Bayonne, de tous les dépôts d'artillerie situés dans l'Ouest et le Midi, des munitions considérables, et notamment des outils, des artifices capables de faire sauter la porte d'une ville ou d'un château-fort. Les transports se faisant à dos de mulets en Espagne, ordre fut sur-le-champ expédié à Bayonne d'en acheter cinq cents des meilleurs et des plus beaux. Le ministre du trésor public, M. Mollien, fut invité à diriger plusieurs millions de numéraire, dont deux en or, sur Bayonne, pour suffire à toutes les dépenses de l'armée, et les acquitter argent comptant. Il devait dresser en outre un tarif équitable présentant la valeur comparative des monnaies françaises et espagnoles, qu'on publierait dans toutes les villes d'Espagne où l'on passerait, afin d'éviter les collisions entre les soldats et les habitants.
À ces instructions données pour les corps entrant en Espagne en furent ajoutées d'autres pour l'armée de Portugal. Napoléon voulait ne rien coûter à l'Espagne dans une entreprise qui allait lui coûter sa dynastie. Instructions au général Junot pour faire concourir l'armée de Portugal aux événements qui se préparaient en Espagne. Mais il ne se faisait pas les mêmes scrupules à l'égard du Portugal, qu'il était autorisé à traiter en pays conquis et allié de l'Angleterre. Calculant la richesse de ce pays, plutôt d'après celle des colonies que d'après celle de la métropole, il prescrivit à Junot d'y frapper une contribution de cent millions. Il lui recommanda la sévérité la plus extrême pour toute tentative d'insurrection, en lui rappelant comme exemple à suivre la manière terrible dont il avait réprimé le Caire en Égypte, Pavie et Vérone en Italie. Il lui ordonna de dissoudre l'armée portugaise, et d'envoyer en France tout ce qui ne pourrait être licencié. Il lui enjoignit expressément d'avoir l'œil sur les divisions espagnoles qui avaient concouru à l'invasion du Portugal, de les attirer le plus loin qu'il pourrait des frontières d'Espagne, de tenir le gros de ses forces à Lisbonne, et deux petites divisions françaises, de quatre à cinq mille hommes chacune, l'une à Almeida pour contenir les troupes espagnoles du général Taranco qui occupait Oporto, l'autre à Badajoz pour marcher au besoin sur l'Andalousie; de garder cet ordre absolument secret, et, si on apprenait qu'une collision eût éclaté entre les Espagnols et les Français, de répandre parmi les Portugais que le motif de la collision n'était autre que le Portugal lui-même, dont les Espagnols voulaient la possession qu'on leur avait refusée.
Enfin Napoléon donna des ordres à la garde, car il prévoyait qu'il serait obligé de se rendre lui-même en Espagne, soit pour diriger la guerre si elle venait à y éclater, soit pour diriger la politique si elle réussissait à terminer les événements d'Espagne, comme ceux de Portugal, par la fuite de la famille royale. Il avait successivement expédié sur Bayonne les mamelucks, les Polonais, les marins de la garde, plusieurs détachements de chasseurs et de grenadiers à cheval, et un régiment de fusiliers, c'est-à-dire trois mille hommes environ. Il envoya le brave Lepic pour les commander, avec ordre d'être dans les premiers jours de mars à Burgos, l'infanterie à Burgos même, la cavalerie sur la route de Bayonne à Burgos.
Ces dispositions militaires ne suffisaient pas pour atteindre complétement le but que se proposait Napoléon. Tandis que ses troupes devaient s'avancer mystérieusement sur Madrid, ne disant de paroles rassurantes que pour le peuple espagnol, et pas une seule pour la famille régnante, il fit agir sa diplomatie dans le même sens. M. de Beauharnais demandait sans cesse à Paris des instructions pour une catastrophe qui semblait imminente. Il sollicitait surtout la permission d'accorder quelques témoignages d'intérêt à Ferdinand, toujours convaincu qu'il fallait renverser le favori au profit de ce prince, et opérer la fusion des deux dynasties par un mariage. Instructions à M. de Beauharnais calculées de manière à augmenter l'effroi de la cour de Madrid. Napoléon, qui était maintenant bien éloigné d'un plan pareil, et qui se riait souvent de la crédulité de M. de Beauharnais, de sa gaucherie, de son avarice, de l'importance qu'il aimait à se donner, et qui le laissait où il était, parce qu'un honnête homme sans esprit lui convenait mieux qu'un autre pour jouer le personnage ridicule d'un ambassadeur à qui on laissait tout ignorer, lui fit prescrire de garder la neutralité la plus absolue entre les factions qui divisaient l'Espagne, de ne témoigner d'intérêt à aucune d'elles, de répondre seulement, quand on lui parlerait des dispositions de l'Empereur des Français, qu'il était mécontent, très-mécontent, sans dire de quoi; d'ajouter, quand on lui parlerait de la marche des armées françaises, que Gibraltar, Cadix réclamaient probablement une concentration de troupes, car les Anglais amenaient beaucoup de forces sur ce point, mais que le cabinet espagnol était si indiscret qu'on ne pouvait lui confier le secret d'une seule opération militaire.
Ces instructions suffisaient pour le rôle qu'avait à jouer M. de Beauharnais. Mais Napoléon employa un moyen plus sûr pour remplir de terreur la malheureuse cour d'Espagne. M. Yzquierdo envoyé à Madrid avec des paroles menaçantes. M. Yzquierdo était à Paris, toujours errant autour des Tuileries, tantôt auprès du grand-maréchal Duroc, avec lequel il avait négocié le traité de Fontainebleau, tantôt auprès de M. de Talleyrand, principal entremetteur de toute l'affaire espagnole. Voyant qu'il lui était impossible d'obtenir la publication du traité de Fontainebleau, il en avait conclu qu'on voulait à Paris autre chose, que ce partage du Portugal n'avait été qu'un arrangement provisoire pour obtenir la cession immédiate de la Toscane, et qu'on méditait sans doute le renversement de la dynastie elle-même. Avec sa perspicacité ordinaire, il avait complétement entrevu non pas les moyens, mais le but auquel tendait Napoléon. Il avait essayé en circonvenant M. de Talleyrand de découvrir si de larges concessions de territoire, ou de commerce, ne pourraient pas, accompagnées d'un mariage, apaiser la colère réelle ou feinte du conquérant. M. de Talleyrand, qui inclinait vers un projet intermédiaire, avait écouté M. Yzquierdo, et peut-être autant proposé qu'accueilli les idées dont cet agent d'Emmanuel Godoy voulait faire l'essai. Ces idées revenaient précisément au second plan que nous avons déjà fait connaître. Il s'agissait en effet de marier Ferdinand avec une princesse française, de prendre pour la France les provinces de l'Èbre, en échange de la partie du Portugal restée disponible, d'ouvrir aux Français les colonies espagnoles, de lier les deux couronnes non-seulement par un mariage, mais par un traité d'alliance offensive et défensive, qui leur rendrait toute guerre, toute paix communes, et de donner enfin à Charles IV le titre d'empereur des Amériques. Telles étaient les idées que M. Yzquierdo mettait en avant, autant pour sonder la cour des Tuileries que pour arriver à une conclusion. Tout à coup Napoléon ordonna de le traiter avec la plus extrême dureté, de le renvoyer comme si on était fatigué de ses tergiversations, comme si on ne voulait plus rien avoir de commun avec une cour aussi faible, aussi incapable, aussi peu sincère; en un mot, de le pousser à partir pour Madrid, afin qu'il y portât la terreur dont on l'aurait rempli. Le grand-maréchal Duroc eut l'ordre d'écrire à M. Yzquierdo qu'il ferait bien de retourner immédiatement à Madrid[32], afin de dissiper les épais nuages qui s'étaient élevés entre les deux cours. On ne disait pas quels nuages, mais M. Yzquierdo savait à quoi s'en tenir, et il suffisait de le faire partir pour causer à la cour d'Espagne une agitation après laquelle elle ne pourrait plus demeurer en place, et serait amenée à une résolution définitive. M. Yzquierdo quitta Paris le jour même.
Il fallait en même temps répondre à la lettre du 5 février, par laquelle Charles IV éperdu avait demandé à Napoléon de le rassurer sur ses intentions, et sur la marche des troupes françaises qui s'avançaient en ce moment vers Madrid. Dans cette lettre Charles IV n'avait plus parlé du mariage de son fils avec une nièce de Napoléon, voyant que celui-ci affectait de ne plus songer à cette proposition. Comme quelqu'un qui cherche une mauvaise querelle, Napoléon, au lieu de s'appliquer dans sa réponse à dissiper les alarmes de Charles IV, sembla se plaindre de ce qu'au sujet du mariage on gardait un silence dont il avait lui-même donné l'exemple. Cette réponse, datée du 25 février, était fort courte et fort sèche. Il y rappelait que le 18 novembre le roi Charles lui avait demandé une princesse française, qu'il avait répondu le 10 janvier par un consentement conditionnel; que le 5 février le roi Charles, lui écrivant de nouveau, ne lui parlait plus de ce mariage; et il ajoutait que cette dernière réticence le laissait dans des doutes dont il avait besoin de sortir, pour régler des objets d'une grande importance.
Cette nouvelle lettre, qui n'était qu'un refus de rassurer l'infortuné Charles IV, et qui, rapprochée des autres circonstances du moment, devait le remplir d'effroi, fut portée par M. de Tournon, chambellan de l'Empereur, lequel avait déjà été envoyé à Madrid pour une pareille mission, et joignait à beaucoup de dévouement beaucoup de sens et d'amour de la vérité. Il avait pour instruction de bien observer la marche et la conduite des troupes françaises, les dispositions du peuple espagnol à leur égard, de bien observer aussi ce qui se passait à l'Escurial, et de revenir ensuite à Burgos vers le 15 mars, pour y attendre l'arrivée de Napoléon. Napoléon fixe à la première moitié de mars le dénoûment de l'affaire d'Espagne. Celui-ci en effet avait calculé que ses ordres, donnés du 20 au 25 février, auraient leurs conséquences en Espagne dans le milieu de mars, et qu'à cette époque il faudrait qu'il fût lui-même de sa personne à Burgos, pour y tirer des événements, toujours féconds en cas imprévus, le résultat qu'il désirait.
On avait donc tout lieu de croire que la cour d'Espagne, déjà fort tentée de suivre l'exemple de la maison de Bragance quand elle verrait l'armée française s'avancer sur Madrid, M. de Beauharnais ne disant rien parce qu'il ne savait rien, et M. Yzquierdo disant beaucoup parce qu'il craignait beaucoup, n'hésiterait plus à s'enfuir vers Cadix. Si toutefois, malgré les recommandations faites aux troupes françaises de ménager le peuple espagnol, une collision imprévue survenait, il y avait là encore une solution. On pourrait se considérer comme trahi par des alliés chez lesquels on était venu amicalement pour une grande expédition intéressant l'alliance, et on se vengerait en déposant les Bourbons d'Espagne, de même qu'on avait déposé ceux de Naples, pour une trahison vraie ou supposée. Napoléon, agissant ainsi en conquérant qui s'inquiète peu des moyens pourvu qu'il atteigne son but, comptant sur de grands résultats, tels que la régénération de l'Espagne, le rétablissement des alliances naturelles de la France, pour s'excuser aux yeux de la postérité de la sombre machination qu'il se permettait envers une cour amie, Napoléon croyait enfin avoir trouvé la véritable manière de renverser les Bourbons sans y employer les atroces violences que, dans des siècles moins humains que le nôtre, les conquérants n'ont jamais hésité à commettre. Il pensait qu'en imprimant une légère secousse au trône d'Espagne sans en précipiter violemment Charles IV, on amènerait ce faible prince, sa criminelle épouse, son lâche favori, à l'abandonner afin d'aller en chercher un autre en Amérique. Mais ce plan, imaginé pour ne pas trop révolter l'Europe et la France, donnait lieu à une objection qui avait long-temps fait hésiter Napoléon à l'adopter. Inconvénients pour les colonies espagnoles du projet adopté par Napoléon. En poussant la maison régnante à s'enfuir, comme celle de Portugal, dans le Nouveau-Monde, on amenait inévitablement pour l'Espagne la perte de ses colonies, ainsi que cela était arrivé pour le Portugal. Les Bragance au Brésil, les Bourbons au Mexique, au Pérou, sur les bords de la Plata, allaient fonder des empires, ennemis de leurs métropoles usurpées, amis des Anglais, qui pour long-temps trouveraient dans l'approvisionnement de ces colonies de quoi se dédommager de la clôture du continent. Sans doute, en perçant dans un avenir éloigné, on pouvait voir dans ces colonies affranchies des nations nouvelles, offrant à leurs anciennes métropoles plus de moyens d'échange, plus d'occasions de gain, ainsi que cela se passait déjà entre l'Angleterre et les États-Unis. Mais l'Espagne, le Portugal n'étaient pas l'industrieuse Angleterre, les Américains du Sud n'étaient pas les Américains du Nord; et tout ce qu'on pouvait prévoir pour de longues années, c'était la perte des colonies espagnoles, et leur exploitation au profit du commerce britannique. Il y avait donc à la fuite de Charles IV en Amérique, avec une grande commodité quant à l'usurpation du trône, de grands et sérieux inconvénients quant au sort futur des colonies espagnoles. Ce devait être pour les Espagnols eux-mêmes un grave sujet de douleur, dès lors de mécontentement et de révolte, et, pour notre commerce, un dommage proportionné au bénéfice qu'allait faire le commerce de l'ennemi.
Napoléon, fort instruit de ces intérêts compliqués, imagina une nouvelle combinaison beaucoup plus astucieuse que toutes celles dont nous venons de parler, et ayant pour but de corriger le seul inconvénient du plan qu'il avait définitivement adopté. Il y avait à Cadix, une belle division française, capable d'en dominer le port et la rade. Il résolut de l'employer à retenir les Bourbons au moment où ils chercheraient à s'embarquer, et après les avoir poussés par la peur d'Aranjuez à Cadix, de les arrêter par la force à Cadix même, avant qu'ils eussent pris sous l'escorte des Anglais la route de la Vera-Cruz. Ordre à l'amiral Rosily d'arrêter la famille d'Espagne à Cadix, si elle voulait fuir en Amérique. En conséquence, à la date du 21 février, il expédia pour l'amiral Rosily une dépêche chiffrée, portant l'ordre exprès de prendre dans la rade de Cadix une position telle qu'on pût intercepter le départ de tout bâtiment, et d arrêter la famille royale fugitive, si elle voulait imiter la folie, disait la dépêche, de la cour de Lisbonne[33].
Assurément, si on jugeait ces actes d'après la morale ordinaire qui rend sacrée la propriété d'autrui, il faudrait les flétrir à jamais, comme on flétrit ceux du criminel qui a touché au bien qui ne lui appartient point; et même en les jugeant d'après des principes différents, on ne peut que leur infliger un blâme sévère. Mais les trônes sont autre chose qu'une propriété privée. On les ôte ou on les donne par la guerre ou la politique, et quelquefois au grand avantage des nations dont on dispose ainsi arbitrairement. Seulement il faut prendre garde, en voulant jouer le rôle de la Providence, d'y échouer, d'être ou odieux ou malheureux en voulant être grand, et de ne pas atteindre les résultats qui devaient vous servir d'excuse. Il faut enfin se défier de toute entreprise si peu avouable qu'on est réduit à y employer la fourberie et le mensonge. Napoléon raisonnait sur ce qu'il allait faire comme raisonne toujours la politique ambitieuse. Cette nation espagnole, si fière, si généreuse, méritait, se disait-il, un plus noble sort que celui d'être asservie à une cour incapable et avilie; elle méritait d'être régénérée; régénérée, elle pourrait rendre de grands services à la France et à elle-même, aider au renversement de la tyrannie maritime de l'Angleterre, contribuer à l'affranchissement du commerce de l'Europe, être appelée enfin à de belles et vastes destinées. S'interdire tout cela pour un roi imbécile, pour une reine impudique, pour un favori abject, c'était plus qu'on ne pouvait attendre d'une volonté impétueuse qui s'élançait vers le but, comme l'aigle sur sa proie, dès qu'elle l'avait aperçu des hauteurs où elle habitait. Le résultat devait prouver à quel danger on s'expose lorsqu'on veut jouer un de ces rôles si au-dessus de l'humanité, lorsqu'on veut se tenir pour dispensé de respecter la vie, le bien des hommes, sous prétexte du but vers lequel on marche.
Murat avait exécuté avec une parfaite soumission les ordres de Napoléon transmis par le ministre de la guerre. Parti sur-le-champ pour Bayonne, il était arrivé en cette ville le 26, comme le lui prescrivaient ses instructions. Son départ avait été si brusque, qu'il n'avait avec lui ni état-major, ni chevaux pour son service personnel. Il n'était suivi que des aides-de-camp qui devaient accompagner un officier de son grade, maréchal, grand-duc et prince impérial tout à la fois. Il les avait envoyés en tous sens pour connaître l'emplacement et la situation des corps, se mettre en communication avec eux, et attirer à lui la direction des choses. Le mystère que Napoléon avait observé dans ses instructions blessait sa vanité; mais il entrevoyait si bien le but, et le but lui plaisait tellement, qu'il n'en demanda pas davantage, et se mit à l'œuvre afin d'exécuter ponctuellement les volontés de son maître.
Bayonne présentait un spectacle de confusion, car il n'existait pas sur ce point l'immense attirail militaire que quinze ans de guerres avaient permis d'accumuler sur la frontière du Rhin ou des Alpes, et il avait fallu tout y créer à la fois. De plus, les troupes qui arrivaient, composées de conscrits, récemment organisées, manquaient du nécessaire, et de l'expérience qui peut y suppléer. On faisait cuire le biscuit, on fabriquait des souliers et des capotes, on créait les moyens de transport dont on était entièrement dépourvu; car il avait été impossible de se procurer les cinq cents mulets dont Napoléon avait ordonné l'achat, ces précieux animaux ne se trouvant que dans le Poitou. L'argent même était en arrière, faute de voitures. L'artillerie des divers corps rejoignait à peine, et le matériel retardé de l'armée de Junot, se croisant avec le matériel arrivant des armées d'Espagne, y augmentait l'encombrement. Malgré la clarté, la précision, la vigueur que Napoléon apportait, aujourd'hui comme autrefois, dans l'expédition de ses ordres, leur exécution se ressentait des distances, de la précipitation, de l'inexpérience des administrateurs, les plus capables étant employés dans les autres parties de l'Europe.
Murat, qui avait de l'intelligence, que Napoléon par ses grandes leçons et ses remontrances continuelles avait formé au commandement, passa plusieurs jours à Bayonne pour y mettre quelque ordre, s'informer de ce qui était exécuté ou demeuré en retard, et en avertir Napoléon, afin que ce dernier y portât remède. Il partit ensuite pour Vittoria. Il franchit la frontière le 10 mars, et se rendit le jour même à Tolosa. Caractère des provinces basques; accueil qu'elles font à Murat. S'il y avait un chef qui par sa bonne mine, son air martial, ses manières ouvertes et toutes méridionales, convînt aux Espagnols, c'était assurément Murat. Il était fait pour leur plaire, en leur imposant, et, parmi les princes français destinés à régner, il eût été incontestablement le mieux choisi pour monter sur le trône d'Espagne. On verra plus tard combien ce fut une grave faute que de lui en préférer un autre. La population des provinces basques le reçut avec de grandes démonstrations de joie. Cet excellent peuple, le plus beau, le plus vif, le plus brave et le plus laborieux de ceux qui peuplent la Péninsule, n'avait pas les mêmes passions que le reste des Espagnols. Il n'avait ni la même haine des étrangers, ni les mêmes préjugés nationaux. Placé entre les plaines de la Gascogne et celles de la Castille, dans une région montagneuse, parlant une langue à part, vivant du commerce illicite qu'il faisait avec la France et l'Espagne, jouissant de priviléges étendus dont il se servait pour continuer ce commerce, priviléges qu'il devait à la difficulté de vaincre ses montagnes et son courage, il était une espèce de pays neutre, de Suisse, pour ainsi dire, située entre la France et l'Espagne. Il ne tenait donc que médiocrement à la domination espagnole, et n'eût pas été fâché d'appartenir à un vaste empire, qui lui aurait permis d'étendre au loin son activité industrieuse. Il accueillit Murat avec de bruyantes acclamations, et laissa percer en mille manières le vœu d'appartenir à la France. Les troupes françaises furent parfaitement reçues; elles observèrent une exacte discipline, payèrent tout ce qu'elles prirent, et en consommant les denrées du pays furent pour lui un avantage plutôt qu'une charge.
Murat ne fut pas moins bien accueilli à Vittoria, capitale de l'Alava, la troisième des provinces basques, dans laquelle l'esprit espagnol commence à se prononcer davantage. Il y entra le 11 dans la voiture de l'évêque, qui était accouru à sa rencontre avec toutes les autorités du pays. La population se pressait aux portes des villes, et faisait au général devenu prince, bientôt appelé à devenir roi, une réception des plus brillantes. Les soldats français, bien que très-nombreux en Espagne, plus nombreux que ne le comportait la guerre du Portugal, n'avaient pas encore donné le moindre sujet de plainte. Si on supposait à leur venue une intention politique, c'était contre la cour, cour aussi exécrée que méprisée. On n'avait donc aucune raison de résister ni à la curiosité qu'ils inspiraient, ni aux espérances qu'ils faisaient naître. Les autorités auxquelles on avait envoyé de Madrid l'ordre de préparer des vivres, afin de prévenir tout mécontentement, les avaient réunis avec assez d'abondance. Murat ayant annoncé que la consommation de l'armée serait payée par la France, les autorités répondirent avec la fierté castillane qu'on recevait les Français en alliés, en amis, et que l'hospitalité espagnole ne se payait pas.
Ainsi dans ce premier moment les choses allaient au mieux. Les illusions étaient réciproques. Tandis que ces demi-Espagnols accueillaient si bien nos soldats et leur illustre chef, celui-ci se figurait que tout serait facile en Espagne, que les Français y étaient désirés, qu'un roi de leur nation y serait accepté avec joie, et avec plus de joie encore si ce roi c'était lui. Frappé de la haine profonde, universelle, qu'inspirait le favori, il reconnut bientôt que c'était un triste appui à se ménager en Espagne que celui d'Emmanuel Godoy, et que, pour y obtenir la faveur populaire, il fallait au contraire donner à croire qu'on venait le renverser.
De Vittoria, Murat se rendit à Burgos, qui devait être le siége de son quartier-général. Lorsqu'on quitte Vittoria, qu'on passe l'Èbre à Miranda, limite où se trouvait alors la douane espagnole, et où elle était placée il n'y a pas long-temps encore, on sort du pays montagneux, varié, riant, toujours frais, de la Suisse pyrénéenne, et on entre dans la véritable Espagne. Entrée en Castille et aspect de cette province. L'Èbre, qui à Miranda n'est qu'un gros ruisseau coulant entre des cailloux, l'Èbre passé, on franchit les défilés de Pancorbo, espèce de fissure dans une ligne de rochers, qui forment le dernier banc des Pyrénées, et on débouche dans la Castille. Alors commencent les plaines immenses, les horizons lointains, les aspects tristes et sévères. Sur le vaste plateau des Castilles le ciel est serein et brûlant en été, brumeux et glacial en hiver, et toujours âpre. Les habitations sont rares, la culture est uniforme, et n'offre aux yeux, sauf l'époque où la moisson grandit et mûrit, que de vastes champs de chaume, sur lesquels vivent les troupeaux, maîtres absolus du sol de l'Espagne qu'ils traversent deux fois par an, du nord au midi, du midi au nord, comme des oiseaux voyageurs. À ce nouvel aspect de la nature physique, se joint en entrant dans les Castilles un autre aspect de la nature morale. L'habitant beau, dans les campagnes surtout, beau mais moins vif et moins alerte que le montagnard basque, grand, bien fait, grave, toujours armé d'un fusil ou d'un poignard, prompt à s'en servir contre un compatriote, plus volontiers contre un étranger, présente, avec exagération, tous les traits, bons ou mauvais, du caractère espagnol. Il est à la fois plus ignorant, plus sauvage, plus cruel, plus brave, que la bourgeoisie. Celle-ci, dans son instruction imparfaite, semblable à des Turcs à demi civilisés, a perdu avec sa férocité une partie de son énergie. Le peuple en Espagne, qui par ses vices et ses vertus a sauvé l'indépendance nationale, offre un trait particulier qui le distingue des autres peuples de l'Europe. On trouve chez lui avec des passions ardentes une sorte d'esprit public, qu'il doit à sa manière de vivre, à son agglomération dans de gros villages, où il demeure pendant tout le temps qu'il ne consacre pas à la terre, à laquelle il en donne peu, se bornant à un simple labour, puis aux semailles et à la moisson, pour ne rien faire après. Tandis que le paysan français, belge, anglais, lombard, dispersé sur le sol, occupé de cultures diverses et continuelles, n'est excité ni par le rapprochement, ni par le loisir, à se mêler d'autre chose que de son travail, on voit le paysan espagnol, revêtu d'un manteau, appuyé sur un bâton, réuni à ses pareils sur la place publique du village, parler du roi, de la reine, des affaires du temps, avec une étonnante curiosité, ou se livrer à des jeux, à des danses, à des chants, courir à des combats de taureaux, plaisir sanguinaire dont aucune classe de la nation ne saurait se priver, regarder à peine l'étranger qui passe, ou bien le regarder avec une fierté méprisante qui à la moindre prévenance se change tout à coup en un aimable abandon. L'Espagnol, à cette époque, était plus que jamais disposé à s'occuper de la chose publique avec un redoublement d'ardeur. Relégué à l'extrémité du continent, il y avait plus d'un siècle qu'il n'avait été sérieusement mêlé aux affaires de l'Europe. Quelques batailles navales, quelques opérations en Italie, une guerre d'un moment sur les Pyrénées en 1793, n'avaient pu ni épuiser, ni même satisfaire ses énergiques passions. Assistant avec l'impatience d'un spectateur qui voudrait y jouer un rôle aux grands événements du siècle, il était on ne peut pas plus préparé à prendre à toutes choses une part immodérée.
Tel était le pays, tel était le peuple au milieu duquel nous arrivions en mars 1808, en passant l'Èbre. Murat fut encore bien reçu à Burgos, capitale de la Vieille-Castille, c'est-à-dire avec curiosité et espérance. Cependant la classe inférieure, moins occupée que la bourgeoisie de ce que les Français venaient faire en Espagne, semblait plus affectée du déplaisir de voir des étrangers envahir son sol, et il y eut çà et là, entre la vivacité pétulante de nos jeunes soldats et la gravité orgueilleuse du bas peuple espagnol, quelques collisions, et quelques coups de couteau vengés à l'instant même par des coups de sabre. Il y avait dans cette première rencontre des deux peuples une circonstance fâcheuse. Il aurait fallu présenter à ces fiers Espagnols, si enclins dans leur ignorance à mépriser tout ce qui n'était pas eux, quelques-uns des soldats de la grande armée, qui leur eussent imposé par leur vieille assurance, leurs blessures, leurs moustaches grises. Fâcheux effet produit sur les Espagnols par la présence de troupes trop jeunes. Mais nos légions, composées de conscrits de 1807 et 1808, n'ayant jamais vu le feu, encadrées, comme nous l'avons dit, avec des officiers pris dans les dépôts, ou tirés de la retraite (c'était surtout le cas des officiers des cinq légions de réserve), n'avaient pour les faire respecter que l'immense renommée de nos armées. Parties à la hâte des dépôts, sans qu'on eût complété ni leur vêtement, ni leur chaussure, ni leur armement, elles n'avaient pas même l'éclat de l'équipement pour compenser la jeunesse de leur visage. Elles avaient donc le double inconvénient de n'être pas assez imposantes, et d'offrir les apparences d'une misère avide, qui vient dévorer le pays qu'elle envahit. Il y avait parmi nos soldats beaucoup de malades, les uns ayant souffert de fatigues auxquelles ils n'étaient pas assez préparés, les autres ayant reçu la gale des mendiants espagnols. Un cinquième de l'armée était atteint de cette hideuse maladie. Il avait fallu pour en garantir les troupes de la garde impériale les faire bivouaquer en plein champ. Les Espagnols, croyant que c'étaient là les soldats qui avaient vaincu l'Europe, se disaient qu'il ne devait pas être difficile de remporter des victoires, puisque de pareilles troupes y avaient suffi, ne sachant pas encore, comme ils l'apprirent bientôt pour leur malheur et pour le nôtre, que, tels quels, ces jeunes soldats étaient capables de vaincre eux, et plus forts qu'eux, grâce à l'esprit qui les animait, et au savoir militaire qui surabondait dans toutes les parties de l'armée française. Il n'y avait que les cuirassiers, dont la grande stature, l'armure imposante dissimulaient la jeunesse, et la garde, troupe incomparable, qui inspirassent à la populace des villes espagnoles le respect qu'il eut été nécessaire de lui inspirer dès le premier jour. Au surplus dans ce moment on ne songeait pas encore à résister; on n'attendait que du bien des Français, et, sauf quelques collisions accidentelles entre les hommes du peuple et nos conscrits surpris par le vin des Espagnes, ou excités par la beauté des femmes, la cordialité régnait. Certains Espagnols plus avisés se disaient bien que cette singulière accumulation de troupes devait présager autre chose que le renversement du prince de la Paix, car dans l'état des esprits il n'aurait fallu qu'un seul mot de Napoléon pour le précipiter du pouvoir. Mais on ne voulait croire, espérer que la chute du favori; on ne pensait qu'à cet unique objet. Un autre bruit d'ailleurs, celui d'une expédition sur Gibraltar, adroitement répandu, complétait l'illusion générale.
À peine Murat était-il entré en Espagne que deux lettres de son ami, le prince de la Paix, étaient venues le trouver, coup sur coup, pour le féliciter, et le questionner tout à la fois. Le désir d'y répondre, qui en toute autre circonstance eût été vif chez l'impétueux Murat, fut facilement surmonté par la crainte de resserrer ses liens avec un personnage aussi impopulaire, et par la crainte plus grande encore de déplaire à Napoléon. Les deux lettres demeurèrent sans réponse. Du reste, les questions du prince de la Paix n'étaient pas les seules auxquelles fût exposé Murat. Les autorités civiles, militaires, ecclésiastiques, accourues autour de lui pour le voir et le fêter, provoquaient de mille façons détournées son indiscrétion naturelle. Mais il se contenait, d'abord parce qu'il ignorait les projets de Napoléon, et secondement parce que le but général qu'il entrevoyait était si grave, qu'il aurait suffi de moins d'esprit de conduite qu'il n'en avait pour savoir se taire. Toutefois son dépit de se trouver au milieu de ce tumulte, sans autres instructions que des instructions militaires, était extrême. Efforts de Murat pour parvenir à connaître la pensée de Napoléon. Aussi, à peine rendu en Espagne, ne manqua-t-il pas d'écrire à Napoléon tout ce qui en était de la situation des troupes, de leur dénûment, de leurs maladies, du bon accueil des Espagnols, de l'impopularité du prince de la Paix, de l'enthousiasme des Espagnols pour Napoléon, de la facilité de faire en Espagne tout ce qu'on voudrait, mais de la nécessité de se fixer sur ce qu'on voulait faire, et de l'embarras de rester sans instructions en présence des événements qui se préparaient.—Je croyais, Sire, écrivait-il à Napoléon, je croyais, après tant d'années de services et de dévouement, avoir mérité votre confiance, et, revêtu surtout du commandement de vos troupes, devoir connaître à quelles fins elles allaient être employées. Je vous en supplie, ajoutait-il, donnez-moi des instructions. Quelles qu'elles soient, elles seront exécutées. Voulez-vous renverser Godoy, faire régner Ferdinand, rien n'est plus facile. Un mot de votre bouche suffira. Voulez-vous changer la dynastie des Bourbons, régénérer l'Espagne en lui donnant l'un des princes de votre maison, rien n'est plus facile encore. Votre volonté sera reçue comme celle de la Providence.—Le brave, mais faible observateur Murat, n'osait pas ajouter une dernière assertion, plus vraie que toutes celles dont il remplissait ses rapports: c'est qu'il eût été le mieux accueilli des princes étrangers qu'on aurait pu substituer à la dynastie régnante.
Napoléon, dont l'intention était d'effrayer la cour par son silence, tout en rassurant au contraire la population par une attitude amicale, afin d'arriver à Madrid sans coup férir, et de s'emparer pacifiquement d'un trône vide, Napoléon éprouva un mouvement d'impatience à la lecture les lettres de Murat remplies d'interrogations pressantes.—Quand je vous prescris, lui dit-il, de marcher militairement, de tenir vos divisions bien rassemblées et à distance de combat, de les pourvoir abondamment pour qu'elles ne commettent aucun désordre, d'éviter toute collision, de ne prendre aucune part aux divisions de la cour d'Espagne, et de me renvoyer les questions qu'elle pourra vous adresser, ne sont-ce pas là des instructions? Le reste ne vous regarde pas, et, si je ne vous dis rien, c'est que vous ne devez rien savoir.—
Il ajouta à cette réprimande les ordres que réclamait la circonstance. Il prescrivit par un décret de fournir sur-le-champ aux bataillons détachés de leurs régiments des fonds dont on tiendrait compte à l'administration des corps; de prendre dans sa garde de jeunes sous-officiers, suffisamment lettrés, ayant fait les campagnes de 1806 et 1807, pour les nommer officiers, et pourvoir ainsi les régiments qui en manqueraient; de soumettre sur-le-champ tous les galeux à un traitement; de camper les troupes dès que le froid serait passé, ce qui ne pouvait tarder en Espagne; de faire partir la brigade composée des quatrièmes bataillons des légions de réserve, pour la joindre à celle du général Darmagnac, déjà chargée d'occuper Pampelune; de s'emparer de la citadelle de Pampelune, de l'armer, d'y laisser un millier d'hommes, puis de porter la division des Pyrénées-Orientales tout entière entre Vittoria et Burgos, afin de couvrir les derrières de l'armée; de réunir sur le même point tous les régiments de marche, composés des renforts destinés aux régiments provisoires, d'y envoyer en outre et sans délai la division Verdier (qualifiée plus haut réserve d'Orléans), de former ainsi un rassemblement considérable, sous les ordres du maréchal Bessières, qui, avec la garde, ne devait pas être de moins de douze à quinze mille hommes, et qui, en cas de collision, garderait la ligne de retraite de l'armée contre les troupes espagnoles chargées d'occuper le nord du Portugal. Napoléon régla ensuite la marche sur Madrid. Il ordonna à Murat de faire passer le Guadarrama tant au corps du maréchal Moncey qu'à celui du général Dupont, l'un par la route de Somosierra, l'autre par celle de Ségovie, du 19 au 20 mars, d'être le 22 ou le 23 sous les murs de Madrid, de demander à s'y reposer, avant de continuer sa marche sur Cadix, d'enfoncer les portes de Madrid si elles se fermaient devant lui, mais après avoir fait tout ce qui serait possible pour prévenir une collision. À toutes ces prescriptions se joignaient toujours, et itérativement, la recommandation de se taire sur les affaires politiques, de pourvoir la troupe de tout pour qu'elle ne prît rien, et de retarder même le mouvement d'un jour ou deux, si les moyens d'alimentation et de transport n'étaient pas suffisants.
Murat dut donc se résigner à n'en pas savoir davantage, et s'appliqua à obéir fidèlement aux ordres de l'Empereur, certain qu'après tout ce mystère ne pouvait cacher que ce qu'il désirait, c'est-à-dire le renversement des Bourbons d'Espagne, et la vacance de l'un des plus beaux trônes de l'univers.
L'occupation des places, ordonnée à plusieurs reprises par l'Empereur, fut exécutée. Les généraux Duhesme et Darmagnac, l'un à Barcelone, l'autre à Pampelune, n'avaient d'abord occupé que les villes mêmes, et non les forteresses dominant ces villes. Un ordre secret émané de Madrid prescrivait aux généraux espagnols de bien recevoir les Français, de leur ouvrir les villes, mais autant que possible de leur refuser l'entrée des citadelles. Le général Duhesme arrivé à Barcelone à la tête d'environ sept mille hommes, la plupart Italiens, avait été reçu avec une politesse affectée par les autorités, avec bienveillance et curiosité par la bourgeoisie, avec défiance par le peuple. L'incontinence des Italiens avait attiré à ceux-ci plus d'un coup de couteau. La gravité des circonstances ayant occasionné la fermeture des fabriques, il y avait un grand nombre d'ouvriers oisifs, prêts à se livrer à toute espèce de désordres. Le général Duhesme, placé avec sept mille hommes au milieu d'une ville de cent cinquante mille âmes, bien que suivi à peu de distance par cinq mille Français, était dans une position critique, surtout n'étant pas maître de la citadelle de Barcelone, et du fort de Mont-Jouy qui domine entièrement la ville. Occupation par surprise des forts de Barcelone. Aussi était-il convenu avec le général Lechi, commandant les Italiens, d'un plan d'enlèvement des forteresses, lorsque l'ordre réitéré de s'en saisir vint mettre fin à toutes ses hésitations. Un matin il fit prendre les armes à ses troupes, en dirigea une partie sur la citadelle, une autre sur le Mont-Jouy. À la principale porte de la citadelle un poste français partageait la garde avec un poste espagnol. On en profita pour pénétrer dans l'intérieur. La moitié de la garnison, par suite de la négligence des officiers espagnols, était répandue dans la ville. On se trouva donc en force très-supérieure dans l'intérieur de la citadelle, et on s'en empara sans coup férir. Au fort Mont-Jouy il en fut autrement. L'entrée fut refusée par l'officier qui y commandait, et qui plus tard défendit énergiquement Girone, le brigadier Alvarez. Bien qu'une partie de ses troupes fût absente et dispersée, ainsi qu'il était arrivé à la citadelle, il fit mine de se défendre. De son côté le général Duhesme, qui avait porté là le gros de ses forces, déclara qu'il allait commencer l'attaque. Le capitaine général de la Catalogne, comte d'Ezpeleta, craignant une collision qu'on lui avait recommandé d'éviter, prit la détermination de céder, et de livrer le Mont-Jouy aux Français. Ils s'y établirent immédiatement. Maîtres des deux forteresses qui dominent Barcelone, ils n'avaient plus rien à craindre. Mais ils n'y étaient entrés qu'en faisant éprouver à la population de la Catalogne une émotion pénible, et très-fâcheuse dans les circonstances.
À Pampelune le général Darmagnac, brave homme, plein d énergie et de loyauté, qui aurait plus volontiers escaladé de vive force que dérobé par surprise une place qu'on lui ordonnait d'occuper, employa un moyen très-adroit pour pénétrer dans la citadelle. Il était logé dans une maison peu distante de la porte principale. Il y fit cacher cent grenadiers bien armés. Ses troupes avaient l'habitude d'aller le matin chercher leurs vivres dans la citadelle même. Il envoya une cinquantaine d'hommes choisis, qui se rendirent sans armes à la porte de la citadelle un peu avant la distribution, et qui tout en feignant d'attendre s'approchèrent du poste qui gardait la porte, se jetèrent sur lui, le désarmèrent, tandis que les cent grenadiers embusqués dans la maison du général Darmagnac, accourant en toute hâte, achevèrent l'enlèvement. Les troupes françaises secrètement réunies survinrent dans le même moment, et la citadelle fut conquise, mais au grand déplaisir du général Darmagnac, qui écrivit au ministre de la guerre, en lui rendant compte de ce qu'il avait fait: Ce sont là de vilaines missions. À Pampelune comme à Barcelone l'émotion fut vive et générale.
On eut moins de peine à Saint-Sébastien. Un duc de Crillon, d'origine française, y commandait. Murat le somma de rendre la place. Il refusa nettement d'obéir. Murat lui répliqua qu'il avait ordre de l'occuper, non dans des vues hostiles, mais dans des vues de prudence militaire fort simples, pour assurer les derrières de l'armée, et que si on lui résistait il allait immédiatement ouvrir le feu. Le duc de Crillon, averti comme les autres commandants de place qu'une collision devait être évitée, rendit Saint-Sébastien, à condition que Murat le lui restituerait si sa condescendance n'était pas approuvée à Madrid. Murat consentit à cette réserve puérile, et fit entrer dans Saint-Sébastien un bataillon de troupes françaises.
Cette subite occupation des places, opérée dans les derniers jours de février et les premiers jours de mars, produisit en Espagne la plus fâcheuse impression. Les esprits prévoyants, qui avaient remarqué que pour s'emparer du Portugal, déjà conquis d'ailleurs, que pour renverser un favori abhorré de la nation, il ne fallait pas tant de troupes, commençaient à trouver leurs remarques justifiées, et à rencontrer plus d'assentiment. Dans les pays surtout qui avaient été témoins de ces surprises, accompagnées de plus ou moins de violence, on faillit en venir aux mains avec nos troupes. La bourgeoisie, qui, moins hostile aux étrangers que le peuple, plus portée à des changements, moins travaillée par le clergé, s'était plu à espérer de nous la chute du favori et la régénération de l'Espagne, fut désolée. Le peuple montra un premier mouvement de fureur, que la ferme attitude de nos soldats et de nos officiers réussit bientôt à réprimer. Deux circonstances contribuèrent encore à aggraver ces sentiments, de découragement chez la bourgeoisie, de colère jalouse chez le peuple: la première et la plus grave fut la contribution de cent millions frappée sur les Portugais; la seconde, celle-là moins connue du public, fut le mariage de mademoiselle de Tascher avec le prince d'Aremberg. De toutes parts on se mit à dire que les Français traitaient bien mal ceux dont ils recevaient l'hospitalité, et on se demanda quelle serait la charge de l'Espagne si on frappait sur elle une contribution proportionnée à celle qui allait peser sur le Portugal. Quant au mariage de mademoiselle de Tascher, il affecta beaucoup la classe éclairée, de laquelle il fut plus particulièrement connu. On s'était persuadé, en effet, que c'était, non pas une fille de Lucien, personne ignorée en Espagne, mais une nièce de l'Impératrice, récemment adoptée, et parente de l'ambassadeur Beauharnais, que Napoléon destinait au prince des Asturies. Le mariage de cette jeune personne avec le prince d'Aremberg désespéra tous ceux qui comptaient sur la prochaine union d'une princesse française avec Ferdinand. Le détrônement des Bourbons devenait dès lors la seule intention qu on pût prêter à l'Empereur. La bourgeoisie, et surtout la noblesse, se seraient peut-être accommodées d'un changement de dynastie, qui leur eût assuré la régénération de l'Espagne sans les faire passer par les cruelles épreuves de la révolution française; mais le clergé, et principalement les moines, qui voyaient dans les Français des ennemis dangereux pour leur existence, repoussaient une telle idée avec colère, et n'avaient pas de peine à agir sur un peuple encore fanatique, avide de mouvement et de désordres. Le clergé, correspondant d'un bout de l'Espagne à l'autre par les diocèses et par les couvents, avait un moyen puissant de communiquer partout avec une incroyable promptitude les impressions qu'il avait intérêt à répandre. Cependant ces premières impressions ne furent qu'un signe avant-coureur de la haine qui allait éclater contre nous. Pour le moment un autre objet préoccupait les Espagnols, c'était la cour, la cour dans laquelle une mère dénaturée, un favori exécré, dominant un roi faible, tenaient dans l'oppression un jeune prince adoré. C'était vers Madrid, vers Aranjuez, que se tournaient tous les regards, et qu'on appelait les Français, pour y accomplir une révolution universellement désirée. Certains actes venaient, il est vrai, d'inspirer quelques doutes sur leurs intentions; mais ces actes, les uns expliqués comme de simples précautions militaires, les autres comme dès mesures uniquement applicables au Portugal, passèrent bien vite de la mémoire d'une nation exclusivement occupée d'un seul objet, et on se remit à penser à la cour, à souhaiter sa chute, à la demander aux Français.
Du reste le moment de la catastrophe approchait. Napoléon avait fait partir de Paris, vers le 25 février, M. Yzquierdo pour porter l'épouvante dans le cœur des souverains de l'Espagne, et M. de Tournon pour remettre une nouvelle lettre, inquiétante à force d'être insignifiante; car lorsqu'on lui avait demandé une princesse pour Ferdinand, il avait éludé en s'informant si ce prince était rentré en grâce; et maintenant qu'on ne lui parlait plus de mariage, il demandait qu'on lui en parlât. Ces contradictions, sinistrement expliquées par les rapports de M. Yzquierdo, par la marche des troupes françaises, par le silence de Murat, devaient amener à Madrid la crise long-temps attendue.
M. Yzquierdo, arrivé à Madrid du 3 au 4 mars, fut présenté le 5 à Aranjuez à toute la famille royale. Ses rapports furent des plus alarmants, et remplirent d'effroi tant la famille royale que la société intime du prince de la Paix, sa mère, ses sœurs, sa confidente mademoiselle Tudo. M. Yzquierdo, après avoir fait connaître l'état de la négociation entamée avec M. de Talleyrand, laquelle aurait dû aboutir à concéder aux Français les provinces de l'Èbre et l'ouverture des colonies espagnoles, M. Yzquierdo déclara que cette négociation, toute désolante qu'elle pouvait paraître, n'était elle-même qu'un véritable leurre; que Napoléon évidemment voulait autre chose, c'est-à-dire le trône d'Espagne pour un de ses frères. M. Yzquierdo parvint aisément à convaincre la cour d'Aranjuez, déjà saisie de terreur, et à lui persuader que si elle ne prenait pas un parti décisif, elle était perdue. L'arrivée de M. de Tournon et la remise de la lettre dont il était porteur n'étaient pas faites pour dissiper les alarmes excitées par M. Yzquierdo. Charles IV, malade, souffrant d'un rhumatisme au bras, reçut M. de Tournon avec une politesse à travers laquelle perçait un profond chagrin; la reine et le favori le reçurent avec un sourire contraint, et cachant mal leur haine furieuse. Charles IV dit d'un ton pénétré de douleur qu'il répondrait bientôt à son allié l'empereur Napoléon, et se hâta de terminer une entrevue inutile et pénible. Dès ce moment, le parti de fuir fut arrêté. C'était pour Charles IV un cruel sacrifice que de quitter les trois ou quatre palais situés autour de Madrid, entre lesquels il avait l'habitude de partager sa vie, allant de l'un à l'autre à chaque changement de saison, comme ces animaux qui changent de climats à la suite du soleil. C'était pour lui une amère privation que de renoncer aux chasses du Pardo, au lieu d'attendre Napoléon, et de s'en remettre à sa toute-puissance du sort de la maison d'Espagne. La cour d'Espagne se décide à fuir en Andalousie. Le bon roi Charles IV avait le cœur trop loyal et l'esprit trop borné pour supposer une seule des combinaisons de Napoléon, et il inclinait à penser qu'en l'attendant, et en se confiant à lui, tout s'arrangerait pour le mieux. Il est certain que ce naïf abandon de la faiblesse se livrant elle-même aurait étrangement embarrassé Napoléon, et peut-être amené d'autres résultats. Mais le prince de la Paix et la reine, sachant bien que pour eux il n'y avait aucune grâce à espérer; que l'intervention de Napoléon, quelle qu'elle fût, s'exercerait au moins contre eux, ne laissèrent pas le choix à Charles IV, et l'entraînèrent à se retirer en Andalousie. Il est probable qu'ils ne lui firent entrevoir que ce premier éloignement, comptant sur les événements pour décider la retraite définitive en Amérique. Leur résolution à cet égard était si ferme, que le prince de la Paix, emporté par son intempérance ordinaire de langage, s'écria qu'il enlèverait plutôt le roi que de consentir à ce qu'il attendît à Aranjuez l'arrivée des Français.
Cependant, pour ne pas s'ôter toute ressource du côté de la France, M. Yzquierdo dut retourner immédiatement à Paris, employer les supplications auprès de Napoléon, l'or auprès de ses agents, pour conjurer le coup qui menaçait la maison d Espagne, et signer tous les traités qu'on exigerait, quelque déshonorants qu'ils pussent être. Il repartit précipitamment le 11 mars au matin, afin d'arriver à Paris avant qu'un ordre fatal fût donné. Son trouble était tel que ceux qui le rencontrèrent, et il y avait beaucoup d'allants et de venants sur la route, en furent vivement frappés.
La résolution de se retirer en Andalousie prise, il fallait y amener bien des volontés tant à Aranjuez qu'à Madrid. Le prince des Asturies, jugeant des intentions de Napoléon par les témoignages d'intérêt qu'il recevait de M. de Beauharnais, ne voyait dans les Français que des libérateurs, et ne voulait pas se laisser entraîner loin d'eux, prisonnier de la reine et du prince de la Paix. Résistance que rencontre dans la cour et le gouvernement le projet de fuite en Andalousie. Il le disait hautement depuis qu'on parlait du voyage d Andalousie, et on en parlait en effet dans le moment comme d'une résolution arrêtée. Il avait rangé de son avis son oncle don Antonio, qui partageait son aversion pour la reine et le favori, ainsi que tous les membres de la famille royale, excepté la reine d'Étrurie, récemment arrivée de Toscane pour prendre possession du nord du Portugal. Cette princesse chère à la reine était par ce motif odieuse à Ferdinand, mais on ne s'occupait guère de ce qu'elle pensait. Tout ce qui comptait dans la famille royale était prononcé contre le projet de fuite, et voulait qu'on attendît les Français. La reine et le favori, sans s'inquiéter de ces résistances, étaient résolus à les vaincre et à conduire de gré ou de force toute la famille royale à Séville. Mais il y avait encore à surmonter d'autres résistances plus redoutables. Le conseil de Castille, secrètement consulté, avait repoussé l'idée d'une retraite honteuse, et répondu qu'il n'aurait pas fallu admettre les Français en Espagne, mais qu'après les avoir si facilement admis, il fallait ou prendre la résolution subite de leur tenir tête, en soulevant contre eux la nation tout entière, ou leur ouvrir les bras en faisant appel à la loyauté de ces alliés, reçus en Espagne comme des amis et des frères. Conduite des ministres Caballero et Cevallos en cette circonstance. Une autre opposition, celle-là plus imprévue qu'aucune autre, éclata tout à coup. Le ministre de la justice, M. de Caballero, avait paru plus attaché qu'il n'était à la fortune du prince de la Paix. Appelé par ses fonctions de ministre de la justice à figurer fréquemment dans le procès de l'Escurial, il en avait assumé tout l'odieux, sans le mériter cependant, car il avait soutenu auprès du roi et de la reine qu'il n'existait ni dans les pièces trouvées, ni dans les faits recueillis, des indices suffisants pour intenter des poursuites criminelles. Il lui était même arrivé d'encourir pour ce motif la colère de la reine, qui l'avait qualifié de traître vendu au prince des Asturies. Le public ne l'en croyait pas moins beaucoup plus coupable qu'il ne l'était réellement. Quant au voyage en Andalousie, il n'en voulait pas entendre parler, disant que c'était un lâche abandon de la nation, qu'il n'aurait pas fallu introduire les Français en Espagne, mais que maintenant il fallait savoir les attendre; que c'était à ceux qui se défiaient d'eux à se retirer, mais que probablement Charles IV, dont la conduite avait toujours été loyale à leur égard, n'aurait pas à se plaindre de les avoir attendus. Un autre ministre, M. de Cevallos, qui plus tard voulut se faire passer pour un antagoniste du prince de la Paix, quoiqu'il lui fût servilement soumis, et qui n'avait pour tout patriotisme qu'une haine stupide des Français, M. de Cevallos, ministre des affaires étrangères, demeura paisible spectateur de ce conflit, et laissa M. de Caballero résister seul au projet de fuite. Le prince de la Paix n'en tint compte, et donna tous les ordres pour un prochain voyage en Andalousie. Cherchant à cacher l'objet de ce voyage, il parla vaguement d'un projet personnel de visiter les ports, dont la surveillance, depuis qu'il était grand amiral, lui appartenait spécialement.
Les transports de valeurs et de mobiliers déjà remarqués, les préparatifs de la cour et surtout de la famille Tudo, ne laissèrent bientôt aucun doute. On se ferait difficilement une idée de l'indignation des Espagnols en apprenant qu'ils allaient être abandonnés par la maison de Bourbon, comme les Portugais l'avaient été par la maison de Bragance. Se souciant peu des avantages qu'une telle résolution pourrait avoir plus tard pour la conservation des colonies, ils se disaient que si les Français avaient de si mauvaises intentions, on était ou bien inepte de ne pas les avoir entrevues, ou bien criminel de les avoir favorisées; qu'il fallait en tout cas leur résister à outrance; que tous les Espagnols, ayant le roi et les princes à leur tête, devaient couvrir la capitale de leurs corps, et se faire tuer plutôt que d'en permettre l'entrée, mais que fuir lâchement était une indignité, une trahison; que du reste il y avait dans cette fuite autre chose qu'une précaution de prudence dans l'intérêt de la famille royale, mais tout simplement un calcul pour prolonger le pouvoir usurpé du favori; car si on voulait fuir les Français, c'est qu'on les savait contraires à Emmanuel Godoy et favorables au prince des Asturies. Cette dernière pensée devenue générale avait rendu aux Français leur popularité, et on disait que, loin de les fuir ou de les combattre, il fallait aller à eux au contraire, et les accueillir, puisque le prince de la Paix se défiait si fort de leurs intentions. L'exaspération de toutes les classes contre la cour était au comble. La noblesse, la bourgeoisie, le peuple et l'armée n'avaient à Madrid qu'un même langage, et ce langage était aussi ouvert, aussi hardi, aussi immodéré, qu'il peut l'être à la veille des grands événements, dans les pays les plus libres. Dans l'armée surtout, une troupe fort maltraitée par le prince de la Paix, qui avait bouleversé son organisation, les gardes du corps manifestaient l'irritation la plus vive, et voulaient s'opposer même par la force au départ du roi. Parmi les officiers de cette troupe il y en avait plusieurs tout à fait dévoués au prince des Asturies, et en communication fréquente avec lui, recevant même, assurait-on, ses inspirations et ses ordres.
Cette bruyante opposition n'avait ébranlé dans leurs projets ni le prince de la Paix ni la reine, et leur inspirait seulement le désir de se soustraire plus tôt à tant de haine et de périls, en se retirant d'abord en Andalousie, puis, s'il le fallait, en Amérique. Le prince de la Paix avait donné des ordres en conséquence. Il avait fait rebrousser chemin aux troupes destinées à occuper le Portugal; car, à la veille de perdre l'Espagne, il s'agissait d'autre chose que des Algarves ou de la Lusitanie septentrionale. Le général Taranco avait dû quitter Oporto, repasser en Galice, et de Galice dans le royaume de Léon. Le général Carafa avait dû remonter le Tage, et s'avancer jusqu'à Talavera. Le général Solano, marquis del Socorro, avait dû revenir d'Elvas vers Badajoz, et se diriger sur Séville. Assurément le prince de la Paix n'avait pas la pensée avec ces forces, qui ne présentaient que des corps de six à sept mille hommes chacun, de lutter contre l'armée française. Il les destinait bien plutôt à couvrir la retraite de la famille royale, qu'à organiser une défense désespérée dans le midi de l'Espagne. Plusieurs frégates étaient éventuellement préparées dans le port de Cadix[34].
Le prince de la Paix, suivant son usage de passer une semaine auprès de Leurs Majestés, après en avoir passé une à Madrid, était revenu le dimanche 13 mars à Aranjuez. Aranjuez se compose d'une magnifique résidence royale, située au bord du Tage, décorée suivant le style italien, avec de superbes jardins qui rappellent un peu le goût arabe. Cette résidence, quand on vient de Madrid, est à droite d'une grande route, large comme l'avenue des Champs-Élysées. Vis-à-vis le palais cette route s'arrondit en une vaste place. À gauche se trouvent plusieurs belles habitations qui appartenaient aux ministres, à des grands seigneurs de la cour, et dont l'une notamment était occupée par le prince de la Paix. Une multitude de petites maisons servant aux marchands et fournisseurs que la cour et sa nombreuse domesticité attirent après elles, forment ce qu'on peut appeler le bourg d'Aranjuez.
À peine arrivé, le prince de la Paix donna les ordres définitifs pour le départ, qui fut fixé au mardi ou mercredi, 15 ou 16 mars. Le majordome de la cour avait déjà fait préparer les voitures royales. Des relais étaient échelonnés sur la route d'Ocagna, qui est celle de Séville. On avait prescrit à Madrid, aux gardes wallonnes et espagnoles, aux gardes du corps qui n'étaient pas de service, de se tenir prêts à partir pour Aranjuez.
Mais il fallait enfin, bien qu'on n'eût tenu aucun compte de la résistance de certains ministres, leur annoncer la résolution définitive de la cour, et leur demander la signature de divers ordres. Le prince de la Paix, aussitôt son arrivée à Aranjuez, avait fait appeler plusieurs d'entre eux à la résidence royale, principalement le marquis de Caballero, qui s'était fait attendre. Le prince de la Paix impatienté l'accueillit assez mal. Ce ministre, obstiné dans sa résistance, refusa de concourir, soit de son consentement, soit de sa signature, au départ qui n'était plus projeté, mais résolu.—Je vous ordonne de signer, lui dit le prince dans un mouvement de colère.—Je ne reçois des ordres que du roi, répondit M. de Caballero.—Une telle opposition, de la part d'un homme qui ne se distinguait pas par l'audace du caractère, aurait dû prouver à quel point l'autorité du favori était déjà ébranlée. Les autres ministres étant survenus, une vive altercation s'établit entre eux. M. de Caballero, poussé au dernier degré d'irritation, reprocha à M. de Cevallos sa lâche complaisance pour le prince de la Paix, et ne fut soutenu que par le ministre de la marine. On se sépara sans conclure, et à leur sortie du palais, ces conseillers de la couronne, conservant sur leur visage et dans leur langage l'agitation dont ils étaient pleins, laissèrent entendre des paroles qui apprirent au public de quoi il s'agissait, de quoi on était menacé.
De son côté le prince des Asturies, son oncle don Antonio, avaient communiqué à leurs affidés ce qui était à leur connaissance, et avaient en quelque sorte demandé secours contre la violence qu'on leur préparait. Les officiers dévoués que le prince comptait dans les gardes du corps, avaient parlé à leur troupe, qui était disposée à enfreindre toutes les règles de la subordination au premier mot qu'on lui dirait. La domesticité, qui savait par les préparatifs mêmes qu'elle avait faits à quel point le voyage était prochain, et qui se détachait avec regret du vieux séjour où elle était habituée à vivre, avait prévenu les habitants d'Aranjuez. Ceux-ci, désolés d'être privés de la présence de la cour, étaient résolus à empêcher son départ, et ils avaient, en ébruitant dans les campagnes environnantes le projet de fuite, attiré les redoutables paysans de la Manche, très-fâchés aussi de voir la cour les quitter et leur enlever l'avantage de la nourrir. L'affluence à Aranjuez devenait extrême, et déjà les visages les plus sinistres et les plus étranges commençaient à y paraître. Un personnage singulier, le comte de Montijo, persécuté par la cour, ayant, avec la naissance et la fortune d'un grand seigneur, l'art et le goût de remuer les masses populaires, était au milieu de cette foule, prêt à lui donner le signal de l'insurrection. On voyait donc des bourgeois d'Aranjuez, des paysans de la Manche, mêlés à des gardes du corps, réunis tous par l'anxiété, l'intérêt, la passion, faire autour du château une garde continuelle.
Le lundi 14, lendemain de l'altercation entre M. Caballero et le prince de la Paix, fut extrêmement agité. Le mardi 15, le spectacle des derniers préparatifs de la cour, les propos des ministres dissidents, certaines paroles attribuées au prince des Asturies, qui demandait secours, disait-on, contre ceux qui voulaient l'emmener en Andalousie, produisirent une telle émotion qu'on s'attendait à chaque instant à voir éclater une insurrection populaire. C'en était déjà l'aspect, c'en étaient les cris: il n'y manquait plus que les actes et la violence.
Le lendemain matin 16, jour de mercredi, les auteurs du projet de voyage, voyant que le départ allait devenir impossible si on ne ramenait un moment de calme dans cette population agitée, imaginèrent de publier une proclamation, par laquelle Charles IV promettrait de ne pas quitter Aranjuez. Cette proclamation fut en effet immédiatement rédigée, lue et placardée dans les principales rues d'Aranjuez, et envoyée en toute hâte à Madrid.—Mes chers sujets, disait-elle en substance, ne vous alarmez ni sur l'arrivée des troupes de mon magnanime allié l'empereur des Français, entrées en Espagne pour repousser un débarquement de l'ennemi sur nos côtes, ni sur mes prétendus projets de départ. Non, il n'est pas vrai que je veuille m'éloigner de mon bien-aimé peuple. Je veux rester, vivre parmi vous, comptant sur votre dévouement, si j'en avais besoin contre un ennemi, quel qu'il fût. Espagnols, calmez-vous donc, votre roi ne vous quittera pas.—
Cette proclamation, inspirant aux esprits un peu de sécurité, les calma pour un instant. La multitude se porta devant la résidence royale, demanda ses souverains, qui parurent aux fenêtres du palais, et les applaudit de toutes ses forces, en criant: Vive le roi! Meure le prince de la Paix! meure le favori qui déshonore et trahit son maître!—La journée du 16 s'acheva ainsi au milieu d'une sorte de satisfaction, qui malheureusement devait être passagère.
Le jour suivant, 17 mars, malgré les promesses royales, le voyage semblait toujours résolu. Les voitures restaient chargées dans les cours du palais. Les chevaux attendaient aux relais. Les troupes formant la garnison de Madrid, et composées des gardes wallonnes et espagnoles, de la compagnie des gardes du corps qui n'était pas de service, s'étaient mises en route pour Aranjuez. Une partie du peuple de la capitale, une foule de curieux les avaient suivies, et avaient fait avec elles le trajet qui est de sept à huit lieues. Chemin faisant, ce peuple poussait des cris contre la reine, contre le prince de la Paix, et demandait aux officiers et soldats s'ils laisseraient enlever leurs souverains par un indigne usurpateur, qui voulait les emmener avec lui pour les tyranniser plus sûrement. Les troupes, ainsi accompagnées, arrivèrent vers la fin du jour à Aranjuez, et furent logées chez l'habitant, ce qui n'était pas un moyen de les ramener à la subordination militaire. Une dernière circonstance avait achevé de convaincre la foule que les promesses royales n'étaient qu'un leurre: c'est que les demoiselles Tudo étaient arrivées elles-mêmes à Aranjuez, et allaient, disait-on, partir le soir même pour l'Andalousie. L'affluence autour du palais du roi et de celui du prince de la Paix, situé de l'autre côté de la grande avenue, était plus considérable que les jours précédents; car aux habitants effarés d'Aranjuez, aux paysans de la Manche, s'étaient joints des soldats sans armes qui une fois arrivés à leur logement étaient venus se mêler à la foule, et des curieux sortis en grand nombre de Madrid. Les gardes du corps, ceux du moins qui n'étaient pas de service, visiblement excités par les amis du prince des Asturies, s'étaient répandus par bandes, faisant des patrouilles volontaires, tantôt vers les écuries du roi, tantôt vers la résidence du prince de la Paix.
Aux approches de minuit un incident singulier, survenu devant le palais du prince de la Paix, devint l'étincelle qui détermina l'explosion. Une dame sortie de ce palais sous le bras d'un officier, escortée par quelques hussards dont le prince faisait sa garde habituelle, fut aperçue par une bande de gardes du corps et de curieux. Ils reconnurent ou crurent reconnaître mademoiselle Josépha Tudo, qui, suivant eux, allait monter en voiture. On se pressa autour d'elle. Les hussards du prince ayant voulu s'ouvrir un passage, un coup de fusil fut tiré on ne sait par qui. Il s'éleva à l'instant même un tumulte effroyable. Les gardes du corps coururent à leurs quartiers, sellèrent leurs chevaux, et se ruèrent à coups de sabre sur les hussards du prince qu'ils rencontrèrent. Les gardes wallonnes et espagnoles prirent aussi les armes, plutôt pour se joindre à la multitude que pour faire respecter l'autorité royale. Le peuple ne se contenant plus s'assembla sous les fenêtres du palais, appela le roi à grands cris, voulut le voir pour lui faire entendre l'expression de ses vœux, en poussant avec fureur les cris de Vive le roi! meure le prince de la Paix! Après l'avoir effrayé en le saluant de pareilles acclamations, il se porta de l'autre côté d'Aranjuez, vers la demeure du prince de la Paix, qu'il enveloppa de toutes parts. Le peuple se précipite sur le palais du prince de la Paix, et le ruine de fond en comble. En forcer les portes pour s'y précipiter parut d'abord à ce peuple qui débutait dans la carrière des révolutions, un attentat au-dessus de son audace. Il s'arrêta un instant, hésitant, mais plein d'impatience, et dévorant sa proie des yeux avant de la saisir. Tout à coup un individu, messager, dit-on, du château, se présente à la porte du prince pour se la faire ouvrir. On la lui refuse. Il insiste. Les gardiens de la maison, croyant qu'on les attaque, songent à se défendre. Un coup de fusil part au milieu de cette agitation. Alors l'hésitation cesse. La foule furieuse se rue sur les portes, les enfonce, pénètre dans la demeure somptueuse du favori, la ravage, jette par les fenêtres tableaux, tentures, meubles magnifiques, détruit et ne pille pas, plus furieuse qu'avide, comme il arrive dans les mouvements de toute multitude, passionnée mais non avilie. On court d'appartement en appartement, on cherche l'objet de la haine publique, on ne trouve que l'épouse infortunée du prince de la Paix. La populace, en Espagne, même la plus infime, avait fini par connaître toute la vie d'Emmanuel Godoy. Elle savait combien il avait de femmes, quelle il aimait, quelle il n'aimait pas. Elle savait les malheurs de cette auguste princesse de Bourbon, tristement unie à un soldat aux gardes, pour donner à ce soldat le lustre royal qui lui manquait. La foule, en l'apercevant, tombe à ses pieds, la conduit avec respect hors de cette maison envahie, la place dans une voiture, et la traîne en triomphe jusqu'au palais du souverain, en s'écriant: Voilà l'innocente.—Après l'avoir ainsi replacée dans la demeure des rois, d'où elle n'aurait jamais dû sortir, la foule, qui croyait n'en avoir pas fini avec le palais du prince de la Paix, y revient, le cherche lui-même dans les moindres recoins de sa demeure, et, ne le rencontrant pas, se venge par une affreuse dévastation. Toute la nuit se passe en recherches, en ravages, et, le jour venu, le favori n'étant pas découvert, on suppose qu'il a trouvé ailleurs un asile.
On devine quels devaient être en ce moment l'effroi de Charles IV et le désespoir de la reine. Le souvenir de la révolution française les avait toujours remplis de terreur. Cette révolution qu'ils avaient tant redoutée, ils la voyaient enfin chez eux poussant les mêmes cris, commettant les mêmes actes, quoique excitée par d'autres sentiments. Effroi du roi et de la reine. Ils étaient désolés, éperdus, résignés à tout ce qu'on voudrait d'eux. Cette reine, justement odieuse, éprouvait cependant un sentiment vrai, qui sans la rendre intéressante pouvait du moins excuser jusqu'à un certain point sa honteuse vie. Elle ne songeait, dans sa terreur, ni à sa famille ni à elle-même, mais au dominateur de son âme, au méprisable Godoy. Elle demandait à tout le monde ce qu'il était devenu, et envoyait partout de fidèles domestiques pour qu'ils lui en rapportassent des nouvelles.—Où est Emmanuel, s'écriait-elle, où est-il?... et elle ne cachait pas les larmes que lui arrachait un souci pareil. Le roi lui-même, quand il cessait d'avoir peur, demandait aussi ce qu'on avait fait du pauvre Emmanuel, qui lui était, disait-il, si attaché. Quant au prince des Asturies, voyant son ennemi abattu, la couronne près de tomber de la tête de son père sur la sienne, et ignorant qu'elle tomberait bientôt à terre, pour être ramassée à la pointe du sabre, il montrait une lâche et perfide joie, que sa mère apercevait, et qui lui attirait de sa part les plus violents reproches.