Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 08 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Pendant ce temps le général Junot, menant à la hâte ses malheureux soldats, arrivait à perte d'haleine sous les murs de Lisbonne. Il avait été retenu pendant les journées du 26 et du 27 devant le Zezère, dont les eaux s'étaient élevées de douze à quinze pieds en quelques heures, et qui se jette dans le Tage, près de Punhette. Il le passa avec quelques mille hommes, dans des bateaux que lui amenèrent des mariniers bien payés, et au milieu des plus grands périls, car ces bateaux emportés avec une grande violence allaient tomber dans le Tage, et étaient ensuite obligés d'en remonter le cours pour rejoindre le point de débarquement. Le 28, Junot marcha sur Santarem, à travers les inondations qui couvraient au loin les bords du Tage, et au milieu desquelles les soldats faisaient quelquefois une lieue de suite, en ayant de l'eau jusqu'au genou. Le 29, il atteignit Saccavem, et y reçut des nouvelles de Lisbonne. Il apprit que la famille royale était embarquée avec toute la cour, et qu'elle allait emmener la marine portugaise chargée de richesses. Il n'était plus à espérer qu'on pût arriver à temps; mais il fallait prévenir un soulèvement, qu'il aurait été impossible de comprimer avec quelques mille hommes épuisés n'ayant pas un canon. Le général Junot prit son parti résolument, et quitta Saccavem le 30 au matin avec une colonne qui n'était pas de plus de quinze cents grenadiers, et avec une escorte de quelques cavaliers portugais rencontrés sur sa route qu'il avait obligés à le suivre. Il entra dans Lisbonne à huit heures du matin, fut reçu par une commission du gouvernement, à laquelle le prince régent avait livré le royaume, et par un émigré français, M. de Novion, qui était chargé de la police, et qui s'acquittait de ce soin avec autant d'intelligence que d'énergie. Le général Junot trouva la capitale tranquille, désolée de la présence de l'étranger, mais soumise, et d'ailleurs tellement indignée de la fuite de la cour, qu'elle en voulait un peu moins à ceux qui venaient prendre son trône. La flotte portugaise, après avoir attendu sous voiles toute la journée du 27, et une partie de celle du 28, avait enfin franchi le soir la barre du Tage, grâce à un changement de vents, et avait été accueillie par les salves de la flotte anglaise, saluant la royauté fugitive. L'amiral Sidney Smith détacha une forte division pour accompagner cette royauté en Amérique, où elle allait commencer par le Brésil l'affranchissement de toutes les colonies portugaises et espagnoles; car il était donné à la révolution française de changer la face du nouveau monde comme de l'ancien, et ces trônes de la Péninsule, qu'elle précipitait dans l'Océan, devaient y produire en tombant un reflux qui se ferait sentir jusqu'à l'autre bord de l'Atlantique.
Le général Junot avait donc vu lui échapper une partie des résultats qu'il poursuivait avec tant d'ardeur. Mais quelques carcasses de vaisseaux tellement usées que les fugitifs qui s'y étaient embarqués craignaient de ne pas arriver au Brésil, quelques pierreries, quelques métaux monnayés, et enfin une famille dont la prise eût été un grand embarras, ne valaient pas l'avantage de devenir maître sans coup férir des plus importantes positions du littoral européen, et d'avoir prévenu une résistance qu'on n'aurait pas pu vaincre si elle avait été tant soit peu énergique. Le général Junot et son armée avaient donc recueilli le prix de leur constance. Mais il fallait s'établir à Lisbonne, rallier l'armée, la faire reposer, la pourvoir du nécessaire, et lui rendre l'aspect imposant qu'elle avait perdu pendant cette marche mémorable.
Vers la fin de la journée du 30, Junot vit arriver une partie de la première division. Il s'empara des forts et des positions dominantes de Lisbonne, qui est située sur quelques collines, au bord des eaux épanchées du Tage. La commission du gouvernement, et surtout le commandant de la légion de police, M. de Novion, l'aidèrent dans le maintien de l'ordre; en quoi ils agirent en bons citoyens, car l'ordre troublé n'eût amené qu'une effusion inutile de sang, et peut-être le sac de Lisbonne. Junot répartit les troupes de la manière la plus convenable pour leur bien-être et leur sûreté au milieu d'une population ennemie de trois cent mille âmes. Après avoir solidement établi les premiers détachements arrivés, il s'occupa de rallier les autres. Beaucoup de soldats avaient été ou noyés ou assassinés; quelques-uns étaient morts de fatigue. Cependant, quoique très-regrettables, ces pertes n'étaient pas aussi grandes qu'on aurait pu le craindre d'après le petit nombre d'hommes qui se trouvaient dans les rangs le jour de l'entrée à Lisbonne. Les relevés faits plus tard constatèrent que les morts ou égarés ne dépassaient pas 1,700. Il restait donc environ 21 ou 22 mille soldats, déjà fort éprouvés par cette campagne, et suivis de 3 à 4 mille, qui, conduits par une route d'étapes bien frayée, devaient arriver sains et saufs au but où leurs devanciers n'étaient parvenus qu'après tant de peines et de fatigues. La plupart des soldats demeurés en arrière s'étaient réunis en bandes, marchant plus lentement que les têtes de colonne, mais se défendant contre les paysans, et vivant comme ils pouvaient de ce qu'ils trouvaient dans les bois. Les troupeaux de chèvres ou de moutons rencontrés sur la route faisaient les frais de leur subsistance. Une fois à Abrantès, ils s'embarquaient sur des bateaux qui les transportaient par le Tage à Lisbonne. L'artillerie, fort retardée, fut aussi chargée sur des bateaux, et par ce moyen expéditif de transport conduite au point commun de ralliement. La cavalerie arriva sans chevaux. Mais le Portugal allait fournir à l'armée tout ce qui lui manquait. Il y avait à Lisbonne un arsenal magnifique, servant également aux armées de terre et de mer, peuplé de trois mille ouvriers très-habiles, et ne demandant pas mieux que de continuer à gagner leur vie, même en travaillant pour les Français. Junot les employa à réparer ou à refaire tout le matériel de l'armée, et à fabriquer des affûts pour la nombreuse artillerie qui existait à Lisbonne, et qu'il fallait mettre en batterie contre les Anglais. Près de la capitale se trouvait l'armée portugaise, forte de vingt-cinq mille hommes, laquelle attendait qu'on prononçât sur son sort. Les soldats portugais, en général, aimaient mieux vivre dans leurs villages que sous les drapeaux. Junot leur donna des congés, de manière qu'il n'en restât que six mille dans les cadres. Il prit tous les chevaux de la cavalerie, et remonta ainsi la cavalerie française. Il fit de même pour l'artillerie, et en quelques jours son armée, ralliée, armée, vêtue à neuf, reposée de ses fatigues, présentait le plus bel aspect. Pour suffire à ces dépenses, il n'y avait aucuns fonds dans les caisses. Mais en attendant la rentrée des impôts, le commerce, rassuré par le langage et les actes du général Junot, lui fit une avance de cinq millions afin de pourvoir aux besoins les plus pressants, et on put ainsi payer toutes les consommations de l'armée. Le général Junot établit sa première division dans Lisbonne; la seconde, moitié dans Lisbonne et moitié vis-à-vis d'Abrantès; la troisième, sur le revers des montagnes au pied desquelles Lisbonne est assise, de Peniche à Coimbre. Il envoya sa cavalerie sous le général Kellermann dans la plaine de l'Alentejo, pour y faire reconnaître partout l'autorité française. Il plaça à Setuval les Espagnols du général Carafa, qui l'avaient accompagné. Il établit une route d'étapes bien gardée et bien approvisionnée par Leiria, Coimbre, Almeida, Salamanque et Bayonne. Dans ce premier moment, tout parut tranquille et presque rassurant. Il n'y avait qu'une difficulté très-embarrassante dès le début, c'était d'approvisionner, malgré les Anglais, une capitale de trois cent mille habitants, habituée à recevoir par la mer les blés et les bestiaux de la côte d'Afrique. Le général Junot traita avec plusieurs commerçants, et donna des commissions de tous les côtés pour amener des vivres de l'intérieur. Il fut habilement secondé par son chef d'état-major Thiébault, et par M. Hermann, que Napoléon lui avait envoyé pour administrer les finances portugaises. Ce dernier était parfaitement probe et très au fait du pays, ayant long-temps rempli des fonctions diplomatiques tant à Lisbonne qu'à Madrid. Grâce aux soins combinés de ces divers agents, rien ne manqua, dans les premiers temps du moins, et on commença même à réarmer les restes de la flotte portugaise. Dans le même moment, le général espagnol Taranco occupait avec sept ou huit mille hommes la province d'Oporto, et le général Solano, avec trois ou quatre mille, celle des Algarves.
Tandis qu'une armée française pénétrait en Portugal, Napoléon, qui en avait disposé deux autres à l'entrée de la Péninsule, avait ordonné au général Dupont, commandant le deuxième corps de la Gironde, de porter l'une de ses divisions à Vittoria, sous prétexte de secourir le général Junot contre les Anglais. Un peu avant la marche de cette division, trois ou quatre mille hommes de renfort, destinés à se fondre dans les trois divisions de l'armée de Portugal, avaient déjà pris le chemin de Salamanque. On s'habituait donc à regarder la frontière espagnole comme une démarcation abolie, et l'Espagne elle-même comme une route ouverte dont on se servait, sans même prévenir le souverain du territoire. La première division du général Dupont, en effet, était rendue à Vittoria avant que M. de Beauharnais eût donné avis de ce mouvement au cabinet de Madrid. C'était le prince de la Paix qui le premier en avait parlé à M. de Beauharnais avec une anxiété visible. À ce sujet il s'était fort excusé du défaut de préparatifs dont on s'était plaint sur la route parcourue par le général Junot, et avait attribué cette négligence aux graves préoccupations résultant du procès de l'Escurial.
Depuis ce procès, et malgré le pardon accordé au prince des Asturies, l'agitation n'avait cessé de croître en Espagne, tant au sein de la cour qu'au sein du pays lui-même. Le prince des Asturies, que son abjecte soumission, sa lâche trahison envers ses amis, auraient dû déshonorer, était au contraire adoré d'une nation qui, ne trouvant pas un autre prince à aimer dans cette famille dégénérée, se plaisait à tout excuser chez lui, et imputait à ses ennemis, à leurs menaces, à leur tyrannie, ce qu'il y avait eu d'équivoque dans sa conduite. Penchant de la nation espagnole à recourir à Napoléon comme au sauveur qui pouvait la délivrer de ses maux. La demande d'une princesse française adressée par Ferdinand à Napoléon, demande désormais bien connue, avait tourné les yeux de la nation comme ceux du prince vers le haut protecteur qui réglait en ce moment les destinées du monde. Les troupes françaises déjà entrées sur le territoire espagnol, celles qui s'accumulaient entre Bordeaux et Bayonne, excédant de beaucoup la force nécessaire à l'occupation du Portugal, accréditaient l'opinion que ce puissant protecteur songeait à se mêler des affaires de l'Espagne, et la nation tout entière se plaisait à croire que ce serait dans le sens de ses désirs, c'est-à-dire pour renverser le favori, reléguer la reine dans un couvent, Charles IV dans une maison de chasse, et donner la couronne à Ferdinand VII uni à une princesse française. L'attitude de M. de Beauharnais ne faisait que favoriser ces illusions. Cet ambassadeur, plein d'aversion pour le favori, induit par ses rapports secrets avec le prince des Asturies à lui porter de l'intérêt, se flattant que ce prince épouserait bientôt une princesse française qui était sa parente (mademoiselle de Tascher), abondait dans tous les sentiments des Espagnols eux-mêmes, et ceux-ci, croyant que le représentant de la France avait ordre d'être tel qu'il se montrait, se prenaient pour Napoléon et les Français d'un enthousiasme croissant, au point que nos troupes, au lieu d'être pour le peuple le plus défiant de la terre un sujet d'alarme, étaient au contraire devenues pour lui un sujet d'espérance.
Vainement quelques esprits plus avisés se disaient-ils que pour renverser un favori abhorré de la nation espagnole il ne faudrait pas tant de soldats, qu'il suffirait pour le précipiter dans le néant d'un signe de tête du tout-puissant empereur des Français; que ces troupes qui s'accumulaient étaient peut-être les instruments longuement préparés d'une résolution plus grave, tendant à exclure les Bourbons de tous les trônes de l'Europe; vainement quelques esprits plus clairvoyants faisaient-ils ces remarques: elles ne se propageaient pas, parce qu'elles étaient contraires à la passion qui possédait tous les cœurs.
La crainte, inspirant mieux la reine et le favori, leur ouvrait les yeux sur leur propre danger. Ils sentaient tous les deux, et la reine avec plus de vivacité que son amant, quel mépris ils devaient inspirer au grand homme qui dominait l'Europe. Ils sentaient à quel point leur lâche incapacité était au-dessous de ses grands desseins, et le voile dont il couvrait ses intentions ajoutait encore à leurs pressentiments la terreur qui naît de l'obscurité. Bien que Napoléon eût signé le traité de Fontainebleau, que par ce traité il eût reconnu Emmanuel Godoy prince souverain des Algarves, ils n'étaient l'un et l'autre que médiocrement rassurés. D'abord Junot venait de s'emparer de l'administration entière du Portugal, sans en excepter les provinces occupées par les troupes espagnoles. Ensuite Napoléon avait voulu que le traité de Fontainebleau continuât à rester secret. Pourquoi ce secret, lorsque le Portugal se trouvait au pouvoir des troupes alliées, que la maison de Bragance était partie, et avait en quelque sorte par son départ laissé le trône vacant? Sinistres pressentiments de l'agent Yzquierdo, communiqués à la cour d'Espagne. À ces questions inquiétantes venaient s'ajouter les lettres de l'agent Yzquierdo, qui ne pouvait dissimuler à son patron les appréhensions dont il commençait à être saisi. Ces appréhensions ne reposaient, il est vrai, sur aucun fait précis, car Napoléon n'avait dit à personne sa pensée sur l'Espagne, et n'avait pu la dire, incertain encore de ce qu'il ferait. Mais ce penchant fatal à remplacer partout la famille de Bourbon par la sienne, penchant qui dominait son âme au point de lui faire oublier toute prudence, quelques esprits doués de clairvoyance le pressentaient, et Napoléon, sans avoir parlé, était deviné par plus d'un observateur. Le silence qu'il gardait, tout en se livrant à des préparatifs très-apparents, avait surtout frappé l'agent Yzquierdo, l'homme le plus habile à découvrir ce qu'on voulait lui cacher, et ce dernier ne cessait d'écrire au prince de la Paix que, bien que Napoléon fût parti pour l'Italie, qu'autour de ses ministres et de ses confidents il ne circulât aucun propos, pourtant il y avait dans tout ce qu'il voyait un mystère qui le remplissait d'inquiétude.
Aussi le prince de la Paix et la reine étaient-ils singulièrement agités. La reine, souvent indisposée, cachant son trouble sous un calme affecté, son âge sous les parures les plus recherchées, laissait néanmoins échapper malgré elle de fréquents éclats de colère. Elle remplissait le palais de ses emportements, demandait le sacrifice de tous ceux qu'elle croyait ses ennemis, exprimait follement la volonté de faire tomber la tête du chanoine Escoïquiz et du duc de l'Infantado, et s'indignait contre l'obséquieux ministre de la justice Caballero, qui, tout tremblant, se bornait à opposer à ses désirs les difficultés naissant d'anciennes lois du royaume, inviolées et inviolables. Elle allait jusqu'à déclarer ce ministre un traître, vendu à Ferdinand. Celui-ci de son côté, mécontent de ce même ministre, l'appelait un vil exécuteur des volontés de sa mère, et se promettait d'en tirer plus tard une vengeance éclatante. Efforts du prince de la Paix pour calmer l'exaspération de la reine. Le prince de la Paix croyant, dans son intérêt même, utile de calmer la reine, la comblait de prévenances, et avait passé pour elle d'une indifférence insultante à des attentions de tous les moments. Bien qu'il allât le soir chez les demoiselles Tudo reposer son âme des fatigues de l'intrigue et de la crainte, il prodiguait le matin à cette reine exaspérée les soins d'un courtisan fidèle; et l'on voyait ces deux amants, qu'à leurs infidélités nombreuses on avait dû croire dégoûtés l'un de l'autre, ramenés par des terreurs et des haines communes à une intimité qui présentait tous les semblants de l'amour. En public, la reine témoignait au prince de la Paix un redoublement d'affection, et se plaisait à braver par ses témoignages la pudeur des assistants et l'aversion de ses ennemis. La cour était déserte. Tout ce qu'il y avait d'honnête l'avait abandonnée. Quand la famille royale paraissait hors des jardins de l'Escurial, le peuple restait silencieux, excepté pour le prince des Asturies, qu'il poursuivait de ses acclamations, au point que la reine avait fait rendre une ordonnance de police par laquelle toute acclamation était interdite. Elle avait poussé l'extravagance de ses volontés jusqu'à ordonner un Te Deum, pour remercier le ciel de la protection miraculeuse qu'il avait accordée au roi, en déjouant les complots du prince des Asturies. Entre les membres de la grandesse, tous convoqués, quatre seulement avaient paru, deux Espagnols, deux étrangers, consternés tous les quatre de leur propre bassesse. Scandaleux témoignages de faveur prodigués au prince de la Paix par la reine et le roi. Au sortir de l'église, la reine avait montré à Emmanuel Godoy une tendresse, une familiarité outrageantes pour les assistants; et l'infortuné Charles IV lui-même n'apercevant rien de ces infamies, mais sentant confusément le péril de la situation, avait mis sans le vouloir le comble au scandale, en s'appuyant sur le bras du favori, comme sur un bras puissant duquel il espérait son salut. Déplorable spectacle, honteux non-seulement pour le trône, mais pour l'humanité elle-même, dont la dégradation, manifestée en si haut lieu, devenait plus éclatante!
Chaque soir le prince de la Paix allait, comme nous l'avons dit, chez les demoiselles Tudo épancher les douleurs de son âme, fort souffrante quoique légère. Dans cette maison où les curieux venaient chercher des nouvelles, on avait conçu et témoigné une grande joie du traité de Fontainebleau, joie bientôt empoisonnée par l'ordre reçu de Paris de tenir le traité secret, par l'entrée continuelle des troupes françaises, par les lettres de l'agent Yzquierdo. Comme le public se plaisait à recueillir tout ce qui était défavorable au prince de la Paix, ses affidés tâchaient d'opposer au torrent des mauvaises nouvelles un torrent contraire, citant avec exagération tous les signes de faveur obtenus de la cour des Tuileries. Ainsi, malgré l'ordre de tenir secret le traité de Fontainebleau, on en avait raconté toutes les particularités chez les demoiselles Tudo, et on l'avait fait avec le plus grand détail. On avait dit que le nord du Portugal était donné à la reine d'Étrurie, le midi au prince de la Paix, constitué prince souverain des Algarves, et le milieu réservé pour en disposer plus tard. On motivait ainsi la présence des armées françaises; et quant à leur nombre, fort supérieur à ce qu'une simple occupation du Portugal aurait exigé, on l'expliquait par les grands projets de Napoléon sur Gibraltar. Afin de prévenir le fâcheux effet que devait produire l'entrée des autres corps prochainement attendus, on disait que l'armée française serait au moins de quatre-vingt mille hommes, que le prince de la Paix la commanderait en personne, que par conséquent il n'y avait pas à s'en alarmer. Quant au procès contre les complices du prince des Asturies, qui indignait tout le monde, et que Napoléon, disait-on, ne laisserait pas achever, les amis du prince de la Paix répondaient que la cour avait des nouvelles de Paris, que Napoléon avait déclaré l'affaire de l'Escurial une affaire étrangère à la France, et qu'il approuvait fort la punition d'intrigants qui avaient voulu ébranler le trône.
Ni le prince de la Paix, ni les femmes de rang si différent qui s'intéressaient à son sort, ne croyaient beaucoup à ces nouvelles. La crainte les tourmentait, et leur inspirait des précautions de la nature de celles qu'on prend en Orient contre la fortune ou contre la tyrannie. Soin du prince de la Paix de faire sortir de Madrid ses objets les plus précieux. Ainsi on accumulait chez le prince de la Paix l'or et les pierreries. On démontait de superbes parures, pour en détacher les diamants qu'on transportait chez lui, avec de fortes valeurs en numéraire. Chacun avait pu voir la nuit des mulets chargés sortir de sa demeure, les uns dirigés vers Cadix, les autres vers le Ferrol. Le peuple, suivant sa coutume, exagérait ces faits, et les grossissait démesurément. Il parlait de cinq cents millions en espèces, amassés chez le prince de la Paix, et partis ensuite en plusieurs convois pour des destinations inconnues. Bruits généralement répandus d'un prochain départ de la famille royale pour l'Amérique. Ces récits fabuleux, concordant avec la fuite de la maison de Bragance, avaient fait naître de toutes parts la supposition que le prince de la paix voulait entraîner la famille royale au Mexique, pour prolonger au delà des mers un pouvoir qui expirait en Europe. Propagée avec une incroyable rapidité, cette supposition avait indigné tous les Espagnols. L'idée de voir la famille royale d'Espagne fuir lâchement comme la famille royale de Portugal, emmener prisonnier un prince adoré, laisser à Napoléon un royaume vacant, les révoltait, et cette crainte avait ajouté, s'il était possible, à la fureur populaire qu'excitait le favori. Toutes les semaines, le bruit que les richesses de la couronne avaient été emballées pour être secrètement emportées à Cadix, et que le prince de la Paix allait conduire la famille royale à Séville, se répandait comme une sinistre rumeur, soulevait les esprits, déchaînait les langues, s'évanouissait ensuite pour un moment, quand les faits ne venaient pas le confirmer, et renaissait de nouveau comme les sourds mugissements qui précèdent la tempête.
Et quelque faux que soient, en général, les bruits qui circulent chez un peuple agité, ceux-ci n'étaient pas sans fondement. Bien avant la fuite de la maison de Bragance, le projet de cette fuite avait été communiqué à la cour de Madrid, soumis à son jugement, discuté avec elle, à ce point qu'il en avait été parlé à l'ambassadeur de France. Frappé de cet exemple, le prince de la Paix, quand il désespérait de sa situation, aimait à rêver en Amérique un asile où il irait chercher le repos, la sécurité, la continuation de son pouvoir. Il s'en était ouvert à la reine, à qui ce projet convenait fort, et, pour y disposer le roi, il avait commencé à l'effrayer des intentions de Napoléon. Après lui avoir dit sur ce sujet plus qu'il ne savait, mais pas plus qu'il n'y avait, il s'était longuement étendu sur un plan de fuite en Amérique, comme sur le parti le plus sûr, le plus profitable même à l'Espagne. Raisons que fait valoir le prince de la Paix en faveur de la retraite en Amérique. Résister aux armées de Napoléon, suivant le prince de la Paix, était impossible. On pouvait lutter, mais pour finir par succomber devant celui que l'Europe entière avait vainement essayé de combattre, et dans cette lutte on perdrait non-seulement l'Espagne, mais le magnifique empire des Indes, cent fois plus beau que le territoire européen de la maison de Bourbon. Les provinces d'outre-mer, déjà fort remuées par le soulèvement des colonies anglaises, ne demandant qu'à se déclarer indépendantes, fort travaillées en ce sens par les agents britanniques, profiteraient de la guerre qui absorberait les forces de la métropole pour secouer le joug de celle-ci, et ainsi, outre les Espagnes, on se verrait enlever le Mexique, le Pérou, la Colombie, la Plata, les Philippines. Au contraire, en se réfugiant aux colonies, on les maintiendrait par la présence de la famille régnante, qu'elles seraient heureuses d'avoir à leur tête pour former un empire indépendant; et si Napoléon, toujours plus odieux à l'Europe, à mesure qu'il devenait plus puissant, finissait par succomber, on reviendrait sur l'ancien continent, plus assuré de la fidélité des provinces d'Amérique avec lesquelles on aurait resserré ses liens, et ayant dans l'intervalle échappé, par un simple voyage, au bouleversement général de tous les États. Si, au contraire, le tyran de l'ancien monde devait mourir sur son trône usurpé et y laisser sa dynastie consolidée, on trouverait dans le Nouveau-Monde un empire rajeuni, qui avait de quoi faire oublier tout ce qu'on aurait abandonné en Europe.
Ces idées, les seules fortes et sensées qu'eût jamais conçues le favori, car, si on renonçait à disputer l'Espagne par une résistance héroïque, ce qu'il y avait de mieux c'était de conserver à la nation les deux Indes, et à la famille régnante un trône quelque éloigné qu'il fût, ces idées étaient de nature à bouleverser Charles IV. Répugnance de Charles IV à l'égard de tout parti décisif. Se défendre par les armes, il n'y songeait certainement pas. S'en aller de l'Escurial à Cadix, s'embarquer, traverser les mers, se priver pour jamais des chasses du Pardo, l'épouvantait presque autant qu'une bataille. Il aimait mieux repousser loin de lui ces sinistres prévisions, et se jeter, disait-il, dans les bras de son magnanime ami Napoléon. Il faut ajouter, à l'honneur de ce bon et malheureux prince, que, malgré sa médiocrité, il sentait pourtant ce que Napoléon avait de grand, qu'il admirait ses exploits, et que s'il eût été capable de quelques efforts, il les eût faits pour l'aider à battre l'Angleterre, dans l'intérêt des deux pays, qu'il comprenait quand il lui arrivait d'y penser. Charles IV veut qu'on fasse comme Ferdinand, et qu'on cherche à s'attacher Napoléon par un mariage. Aussi répondait-il à ceux qui lui parlaient de retraite lointaine, qu'il fallait chercher à deviner les intentions de Napoléon, et s'y conformer, car, au fond, elles ne pouvaient pas être mauvaises; que le prince des Asturies, après tout, n'avait pas été si mal inspiré en demandant pour épouse une princesse de la famille Bonaparte; que c'était un moyen de resserrer l'alliance des deux pays, de faire cesser la haine des deux races; qu'il n'était pas possible que Napoléon, quand il aurait donné à Ferdinand l'une de ses filles adoptives, voulût la détrôner. Il était un héros trop grand, trop magnanime, pour commettre un tel manque de parole. C'était peut-être pour la première fois de sa vie que l'infortuné roi, dont l'esprit s'éveillait sous l'aiguillon des circonstances, concevait une idée à lui, et paraissait y tenir. Il avait déjà pensé à ce mariage du prince héritier de la couronne avec une nièce de Napoléon, et il n'avait pas de violence à se faire pour adopter un tel projet. Charles IV exige que la demande clandestine de mariage faite par Ferdinand soit officiellement renouvelée au nom de la couronne d'Espagne. Il voulait donc que la demande faite par Ferdinand, d'une manière irrégulière, fût renouvelée régulièrement au nom de la couronne d'Espagne, avec la solennité convenable, et les pouvoirs nécessaires pour traiter. Si Napoléon acceptait, il était lié envers la maison de Bourbon; s'il refusait, on saurait ce qu'il fallait croire de ses intentions, et il serait temps alors de songer à la retraite.
Rien ne pouvait être plus désagréable à la reine et au favori que l'idée d'un tel mariage; car Ferdinand, époux d'une princesse française, protégé de Napoléon, protecteur à son tour de la maison d'Espagne, serait devenu tout-puissant. La chute du favori et la destruction de l'influence de la reine devaient s'ensuivre. Mais ne pas renouveler pour le compte de la couronne la proposition de Ferdinand, c'était déclarer qu'il avait eu tort, non-seulement dans la forme, mais dans le fond; c'était laisser voir à Napoléon qu'on ne voulait pas de son alliance; c'était se priver d'un moyen assuré de sonder ses intentions, et surtout se priver d'arguments indispensables auprès de Charles IV, pour lui faire approuver le projet de fuite en Amérique. Ces raisons furent celles qui ramenèrent la reine et le favori à l'idée de demander une princesse française, c'est-à-dire de renouveler, au nom de la couronne, la proposition clandestine de Ferdinand. C'était la seule fois peut-être qu'il eût fallu débattre une résolution avec Charles IV, la seule fois assurément, pendant tout son règne, qu'une de ses volontés fût devenue celle du gouvernement.
En conséquence, on fit écrire par Charles IV une lettre des plus affectueuses, pour prier Napoléon d'unir l'héritier de la couronne d'Espagne à une princesse de la maison Bonaparte. On ne se borna pas à cette demande. On réclama de Napoléon, dans une seconde lettre jointe à la première, l'exécution immédiate du traité de Fontainebleau, la publication de ce traité, et l'entrée en possession pour les copartageants des provinces portugaises du lot qui leur revenait à chacun. Cette réclamation, inspirée par le prince de la Paix, lui tenait fort à cœur, car il était impatient de se voir proclamer prince souverain; elle était en outre dans les intérêts bien entendus de la maison d'Espagne, puisque, par ce traité, Charles IV avait reçu de Napoléon la garantie de ses États, et le titre de roi des Espagnes et d'empereur des Amériques. La publication du traité de Fontainebleau eut été, dans le moment, un préservatif puissant contre les projets vrais ou supposés d'invasion.
En attendant cette publication, on ne s'était pas fait faute, comme nous l'avons dit, de commettre des indiscrétions de tout genre, et de divulguer le traité tout entier. On débitait publiquement dans les rues de Madrid, en exagérant même les assertions de la maison Tudo, que le prince de la Paix allait être déclaré roi de Portugal, Charles IV empereur des Indes; qu'en un mot la faveur de Napoléon à l'égard d'Emmanuel Godoy allait se manifester d'une manière éclatante. Dans les instants fort courts où l'on ajoutait foi à ces bruits, on ouvrait les yeux à moitié; on disait que, sans doute, Napoléon se préparait à détrôner les derniers Bourbons comme il avait détrôné tous les autres, qu'il était d'accord avec Godoy pour se les faire livrer, et qu'il lui donnait le Portugal, pour que Godoy à son tour lui donnât l'Espagne. On calomniait ainsi ce personnage si difficile à calomnier; car, s'il était vrai qu'il eût asservi, avili et perdu ses maîtres, il n'était pas vrai qu'il les eût trahis en faveur de Napoléon. Heureusement pour la popularité de Napoléon en Espagne, ces bruits ne trouvaient pas longue créance. M. de Beauharnais, à qui sa cour laissait tout ignorer, affirmait qu'il n'avait aucune connaissance de ce traité, et avec tant de bonne foi que personne ne doutait de sa parole. On prenait donc les assertions des amis du favori pour une de leurs vanteries accoutumées, et on recommençait à croire ce qui plaisait, c'est-à-dire que Ferdinand allait devenir d'abord l'époux d'une fille adoptive de Napoléon, puis roi, et qu'ainsi disparaîtrait l'odieuse faction qui opprimait et déshonorait l'Escurial. Et, chose singulière, dans cette triste et sombre histoire de la chute des Bourbons d'Espagne, tandis que le prince de la Paix demandait à Paris l'autorisation de publier le traité de Fontainebleau, M. de Beauharnais y demandait de son côté l'autorisation de le démentir.
Les lettres de Charles IV, les dépêches de M. de Beauharnais, avaient un long trajet à parcourir pour rejoindre Napoléon alors en Italie, et voyageant de ville en ville avec sa rapidité accoutumée. Dans l'état des communications à cette époque, il ne fallait pas moins de sept jours pour aller de Madrid à Paris, pas moins de cinq pour aller de Paris à Milan; et si Napoléon était en ce moment en course, soit à Venise, soit à Palma-Nova, les dépêches d'Espagne lui arrivaient quelquefois quatorze et quinze jours après leur départ. Il en fallait autant pour l'envoi des réponses, et ces délais convenaient à Napoléon, qui aurait voulu ralentir la marche du temps, tant il lui en coûtait de prendre des résolutions relativement à l'Espagne, partagé qu'il était entre le désir de détrôner partout les Bourbons, et l'appréhension des moyens violents et odieux qu'il lui faudrait employer pour y réussir.
Parti le 16 novembre de Paris, Napoléon était arrivé le 21 à Milan, après avoir déjà visité plusieurs points intéressants. Il avait même surpris son fils Eugène Beauharnais, qui n'avait pas eu le temps d'accourir à sa rencontre. Se montrant le matin de son arrivée à la cathédrale de Milan pour y entendre un Te Deum, l'après-midi au palais de Monza pour y visiter la vice-reine sa fille, le soir au théâtre de la Scala pour s'y faire voir aux Italiens, il avait, dans les intervalles, entretenu les fonctionnaires chargés des services les plus importants. Il employa le 23, le 24, le 25, à expédier un grand nombre d'affaires, et à donner une foule d'ordres. Frappé en traversant la nouvelle route du Mont-Cenis, qui était son ouvrage, du dénûment de secours auquel se trouvaient exposés les voyageurs, faute de population sur ces hauteurs couvertes de neiges, il ordonna la création d'une commune, divisée en trois hameaux, un au bas de la montée, un au sommet, un sur le revers. Création d'une commune au Mont-Cenis. Le hameau situé au sommet devait être le chef-lieu de la commune. Il prescrivit la construction d'une église, d'une maison commune, d'un hôpital, d'une caserne. Il accorda une dispense d'impôts pour tous les paysans qui viendraient s'établir dans la nouvelle commune, et en commença la population par l'établissement d'un certain nombre de cantonniers, chargés d'entretenir la route en temps ordinaire, et de se réunir en cas d'accident sur les points où leur secours serait nécessaire. Après avoir arrêté le budget du royaume d'Italie, donné une sérieuse attention à l'armée italienne, convoqué les trois colléges des Possidenti, des Dotti et des Commercianti pour le moment de son retour à Milan, c'est-à-dire pour le 10 décembre, il partit afin de se rendre à Venise, en suivant la route de Brescia, Vérone, Padoue, accueilli sur son passage par les acclamations d'un peuple enthousiaste. Toujours occupé utilement, même au milieu des fêtes, il avait rectifié en passant le tracé des fortifications de Peschiera, se réservant d'arrêter au retour celles de Mantoue. Chemin faisant, il avait recueilli une partie de sa parenté, le roi et la reine de Bavière, dont Eugène avait épousé la fille; sa sœur Élisa, princesse de Lucques et bientôt gouvernante de Toscane; enfin son frère Joseph, qu'il n'avait pas vu depuis qu'il l'avait nommé roi de Naples, et qu'il chérissait tendrement, malgré de nombreux reproches sur sa molle façon de gouverner. Séjour de Napoléon à Venise. À Fusine, petit port sur les lagunes, où l'on s'embarque pour se rendre à Venise, les autorités et la population l'attendaient dans des gondoles richement pavoisées, afin de le conduire au séjour de l'ancienne reine des mers. Ce peuple vénitien, qui se consolait de ne plus former une république indépendante par la satisfaction d'avoir échappé à des lois tyranniques, par l'espérance d'appartenir bientôt à un vaste royaume qui comprendrait l'Italie tout entière, par la promesse enfin de grands travaux destinés à rendre ses eaux navigables, avait déployé pour recevoir Napoléon tout le luxe qu'il étalait autrefois quand son doge épousait la mer. D'innombrables gondoles brillant de mille couleurs, retentissant du son des instruments, escortaient les canots qui portaient, avec le maître du monde, le vice-roi et la vice-reine d'Italie, le roi et la reine de Bavière, la princesse de Lucques, le roi de Naples, le grand-duc de Berg, le prince de Neufchâtel, et la plupart des généraux de l'ancienne armée d'Italie. Après avoir donné aux réceptions le temps nécessaire, Napoléon employa les jours suivants à parcourir les établissements publics, les chantiers, l'arsenal, les canaux, accompagné partout de MM. Decrès, Proni, Sganzin. L'examen des lieux terminé, il rendit un décret en douze titres qui embrassait tous les besoins de Venise régénérée. Travaux ordonnés à Venise pour lui rendre l'usage de son port, et préparer le retour de son ancienne prospérité commerciale. Il commença, en vertu de ce décret, par rétablir une quantité de perceptions abolies depuis la chute de la république, mais justifiées par une longue expérience, peu onéreuses en elles-mêmes, et indispensables pour suffire aux dépenses d'une existence tout artificielle, car Venise comme la Hollande est une œuvre de l'art plus que de la nature. Les moyens assurés, il songea à leur emploi. Il organisa d'abord une administration pour l'entretien des canaux et le creusement des lagunes, décréta ensuite un grand canal pour conduire les bâtiments de l'arsenal à la passe de Malamocco, un bassin pour des vaisseaux de soixante-quatorze, des travaux hydrauliques tant sur la Brenta qui amène les eaux dans les lagunes, que sur les diverses issues par lesquelles elles se jettent dans l'Adriatique. Il institua en outre un port franc, où le commerce pouvait introduire les marchandises avant l'acquittement des droits de douanes. Il pourvut à la santé publique en transportant les sépultures des églises dans une île destinée à cet usage; il s'occupa des plaisirs du peuple en réparant et faisant éclairer la place de Saint-Marc, éternel objet de l'orgueil et des souvenirs des Vénitiens; il assura enfin l'existence des marins par la réorganisation de tous les anciens établissements de bienfaisance. Après avoir répandu ces bienfaits, et reçu en retour mille acclamations, Napoléon partit pour visiter le Frioul, pour voir les fortifications de Palma-Nova et d'Osoppo, qu'il ne cessait de diriger de loin, et qu'il regardait avec Mantoue et Alexandrie comme les gages de la possession de l'Italie. Osoppo et Palma-Nova sur l'Izonzo, Peschiera et Mantoue sur le Mincio, Alexandrie sur le Tanaro, étaient à ses yeux les échelons d'une résistance presque invincible contre les Allemands, si les Italiens mettaient quelque énergie à se défendre. Il était venu par Porto-Legnago à Mantoue, où il devait revoir son frère Lucien, pour essayer d'un rapprochement dont il avait le plus vif désir, mais qu'il ne voulait accorder qu'à certaines conditions. M. de Meneval alla pendant la nuit chercher Lucien dans une hôtellerie, et le conduisit au palais qu'occupait Napoléon. Entrevue de Napoléon avec Lucien Bonaparte à Mantoue. Lucien, au lieu de se jeter dans les bras de son frère, l'aborda avec une fierté fort excusable, puisqu'il était des deux frères celui qui n'avait aucune puissance, mais poussée peut-être au delà de ce qu'une dignité bien entendue aurait exigé. L'entrevue fut donc pénible et orageuse, mais non sans résultat utile. Napoléon, au nombre des combinaisons possibles en Espagne, rangeait encore l'union d'une princesse française avec Ferdinand. Dans le moment, en effet, il venait de recevoir la lettre du roi Charles IV, renouvelant la demande d'un mariage; et bien qu'il inclinât vers une résolution plus radicale, cependant il n'excluait pas de ses projets cette espèce de moyen terme. Il voulait donc que Lucien Bonaparte lui donnât une fille qui était issue d'un premier mariage, pour la faire élever auprès de l'impératrice-mère, la pénétrer de ses vues, et l'envoyer ensuite en Espagne régénérer la race des Bourbons. S'il ne se décidait pas à lui confier ce rôle, il ne manquait pas d'autres trônes, plus ou moins élevés, sur lesquels il pouvait la faire monter par le moyen d'une alliance. Quant à Lucien lui-même, il était disposé à lui conférer la qualité de prince français, à le faire même roi de Portugal, ce qui l'aurait placé près de sa fille, à condition de casser son second mariage, en dédommageant l'épouse ainsi répudiée par un titre et une riche dotation. Ces arrangements étaient possibles, mais furent demandés avec autorité, refusés avec irritation, et les deux frères se séparèrent émus, irrités, point brouillés toutefois, puisque une partie de ce que désirait Napoléon, l'envoi à Paris de la fille de Lucien Bonaparte, se réalisa quelques jours après. Napoléon repartit le lendemain même pour Milan, où il fut de retour le 15 décembre.
Des dépêches venues d'Espagne et de toutes les parties de l'Empire l'y attendaient, et il avait plus d'une résolution à prendre. Les lettres de ses agents relatives à la Péninsule, les lettres de Charles IV demandant une princesse française et la publication du traité de Fontainebleau, lui avaient été remises en route. Résoudre de si graves questions lui était impossible dans la situation d'esprit où il se trouvait. Il ne voulait encore s'engager sur aucun point, car il n'était définitivement fixé sur aucun, bien qu'il inclinât, comme nous l'avons déjà dit, vers la résolution de détrôner les Bourbons. Ajournement de toute réponse significative aux lettres du roi d'Espagne. En conséquence, il fit écrire par M. de Champagny à Madrid, qu'il avait reçu les lettres du roi Charles IV, qu'il en appréciait l'importance, mais qu'absorbé exclusivement par les affaires de l'Italie, où il n'avait que quelques jours à passer, il ne pouvait s'occuper de celles d'Espagne avec l'attention dont elles étaient dignes, et que, de retour à Paris, il ferait aux lettres du roi les réponses que ces lettres méritaient. Il insista de nouveau pour que le traité de Fontainebleau restât secret quelque temps encore; et quant à M. de Beauharnais, ne tenant aucun compte de ses avis et de ses jugements, il lui adressa des réponses insignifiantes, mais formelles en un point: c'était la défense d'afficher aucune préférence pour les partis qui divisaient la cour d'Espagne, et de laisser entrevoir de quel côté penchait le cabinet français.
Il n'était pas vrai cependant que, tout entier aux affaires d'Italie, Napoléon ne songeât pas à celles d'Espagne. Il avait, au contraire, donné de nouveaux ordres militaires, tendant à augmenter peu à peu ses forces, tant en deçà qu'au delà des Pyrénées, de manière qu'il pût, quelque parti qu'il adoptât, n'avoir qu'une volonté à exprimer, lorsqu'il en aurait une. Tout ce qu'il apprenait de l'état de l'Espagne contribuait à lui persuader que le moment d'une crise était proche; car il ne semblait plus possible de faire régner le favori, d'inspirer patience à Ferdinand, et de contenir l'indignation de la nation espagnole. Nouveaux ordres militaires relativement à l'Espagne. Il voulait donc être prêt à profiter d'une occasion, et avoir pour cela dans la Péninsule des forces considérables, sans diminuer ni la grande armée ni l'armée d'Italie, qui lui servaient l'une et l'autre à maintenir l'Europe dans son alliance ou dans la soumission. Indépendamment de l'armée du général Junot, nécessaire au Portugal, il avait préparé, comme on l'a vu, deux autres corps, celui du général Dupont et celui du maréchal Moncey, et il ne jugeait pas que ce fût assez. Il considérait que ces deux corps dirigés sur la route de Burgos et de Valladolid, sous le prétexte du Portugal, pouvant par un mouvement à gauche se porter sur Madrid, tiendraient en respect la capitale et les deux Castilles. Mais la Navarre, l'Aragon, la Catalogne, provinces si importantes en elles-mêmes, et par leur esprit, et par leur position, et par les places qu'elles contenaient, lui semblaient devoir être occupées, sinon par des forces qui s'y transporteraient immédiatement, du moins par des forces qui seraient toutes prêtes à y entrer. Formation de deux nouvelles divisions destinées, l'une à la Catalogne, l'autre à l'Aragon. Il voulait donc avoir deux divisions préparées, l'une qui, placée près de Saint-Jean-Pied-de-Port, pourrait, sous un prétexte quelconque, se jeter sur Pampelune; l'autre qui, réunie à Perpignan, pourrait également entrer à Barcelone, et s'emparer de cette ville ainsi que des forts qui la dominent. Maître de Pampelune et des forts de Barcelone, Napoléon avait deux bases solides pour les armées qui auraient à s'avancer sur Madrid. Toutefois, bien que la crise lui semblât imminente à l'Escurial, il ne voulait ni la précipiter, ni prendre trop ostensiblement le rôle d'envahisseur, en portant des troupes ailleurs que sur la route de Burgos, Valladolid, Salamanque, qui était celle du Portugal. La réunion probable des troupes anglaises sur les côtes de la Péninsule ne pouvait manquer de lui fournir plus tard des motifs spécieux d'introduire de nouvelles forces dans l'intérieur de l'Espagne. En attendant il lui suffisait de les tenir réunies sur la frontière. L'armée du général Junot, composée des anciens camps de la Bretagne, avait laissé quelques bataillons de dépôt, dont on pouvait former une division de trois à quatre mille hommes, très-suffisante pour occuper Pampelune et contenir la Navarre. Ces bataillons, au nombre de cinq, appartenaient aux 15e, 47e, 70e, 86e de ligne. Un bataillon suisse, cantonné dans le voisinage, offrait le moyen de les porter à six. Napoléon ordonna de les réunir immédiatement à Saint-Jean-Pied-de-Port, sous le commandement du général Mouton, et d'y ajouter une compagnie d'artillerie à pied. Quant à la division de Perpignan, il en chercha les éléments en Italie même. Il avait là des régiments lombards et napolitains, bons à employer sous le climat de l'Espagne, mais ayant besoin d'apprendre la guerre à l'école des Français. La rentrée des troupes auxiliaires dans leur pays permettait de disposer sur-le-champ d'une partie des régiments italiens placés le plus près de France. Napoléon prescrivit donc à quatre bataillons italiens, trois résidant à Turin, un à Gênes, de s'acheminer sur Avignon. Un beau régiment napolitain, que son frère Joseph lui avait déjà envoyé pour l'aguerrir, se trouvait près de Grenoble. Même ordre lui fut adressé pour Avignon. Quatre escadrons lombards et napolitains, formant 6 ou 700 chevaux, avec plusieurs compagnies d'artillerie, furent dirigés sur le même point. Le régiment français qui sortait de la place de Braunau, restituée aux Autrichiens, traversait les Alpes pour rentrer en Italie. Sa route fut tracée de manière à l'envoyer dans le midi de la France. Enfin les cinq régiments de chasseurs et les quatre régiments de cuirassiers, transportés l'hiver dernier d'Italie en Pologne, avaient leurs dépôts en Piémont, dépôts bien fournis d'hommes et de chevaux comme tous ceux de l'armée. Napoléon en tira encore deux belles brigades de cavalerie, qui formèrent sous le général Bessières une division de 1,200 chevaux. En joignant à ces troupes quelques bataillons français ou suisses résidant en Provence, il était possible de réunir à Perpignan un corps de 10 à 12 mille hommes pour la Catalogne.
Ces dispositions prescrites pour les troupes qui ne devaient pas encore passer les Pyrénées, Napoléon ordonna un nouveau mouvement à celles qui les avaient déjà franchies. Il enjoignit au général Dupont, dont une division s'était avancée jusqu'à Vittoria, de mettre en mouvement les deux autres, de manière à les avoir toutes trois réunies entre Burgos et Valladolid dans les premiers jours de janvier, avec apparence de se diriger sur Salamanque et Ciudad-Rodrigo, c'est-à-dire sur Lisbonne, mais avec la précaution d'observer le pont du Douro sur la route de Madrid, afin d'être prêt à s'en emparer au premier besoin. Il prescrivit au maréchal Moncey d'occuper avec le corps des côtes de l'Océan les positions laissées vacantes par le général Dupont, et de porter l'une de ses divisions vers Vittoria. Ces mouvements ne pouvaient pas sensiblement augmenter les ombrages de la cour d'Espagne, puisqu'ils avaient lieu sur la route de Lisbonne. Pour les rendre plus naturels encore, Napoléon fit adresser par M. de Beauharnais au ministère espagnol les avis les plus alarmants sur une agglomération de forces anglaises à Gibraltar: agglomération très-réelle d'ailleurs, et nullement supposée; car on venait d'apprendre que le gouvernement britannique faisait évacuer la Sicile presque entièrement, et se disposait à envoyer en Portugal les troupes revenues de Copenhague. Il pressa vivement le cabinet espagnol de pourvoir à la garde de Ceuta, de Cadix, du camp de Saint-Roch, des Baléares, et, tout en lui donnant des avis utiles, il ajouta ainsi à la vraisemblance des prétextes allégués pour l'introduction de nouvelles troupes françaises en Espagne.
Napoléon avait hâte d'expédier les affaires d'Italie pour revenir à Paris, d'où il pourrait veiller de plus près à l'objet de ses constantes préoccupations. Néanmoins il était une question qu'il aurait été plus en mesure de résoudre à Paris qu'à Milan, parce qu'il y aurait été entouré de plus de lumières, et sur laquelle cependant il ne voulut pas remettre sa décision d'un seul jour. Cette question était relative aux dernières ordonnances du conseil, rendues le 11 novembre par le gouvernement britannique, sur la navigation des neutres. Par ces ordonnances, l'Angleterre venait de s'engager davantage encore dans le système de la violence, et Napoléon, comme on le pense bien, n'entendait pas rester en arrière. À un coup fort rude, il avait à cœur de répondre immédiatement par un coup plus rude encore. Progrès des deux puissances maritimes dans la voie des violences commerciales. On connaît les pas déjà faits dans cette voie funeste. À la prétention de saisir la propriété ennemie jusque sous le pavillon neutre, et d'appliquer le droit de blocus à de vastes étendues de côtes qu'il était matériellement impossible de bloquer, Napoléon avait répondu d'abord par l'interdiction au commerce anglais de toutes les côtes de l'Empire et des pays soumis à son influence; puis, son irritation croissant en proportion des violences de l'amirauté, il avait, par les fameux décrets de Berlin, déclaré les Îles Britanniques en état de blocus, défendu le commerce des marchandises anglaises dans tous les lieux où il dominait, ordonné partout leur saisie et leur confiscation, et annoncé que tout vaisseau qui aurait touché soit à l'un des trois royaumes, soit à l'une des colonies anglaises, serait repoussé des ports appartenant à la France ou dépendant de sa volonté. Divers décrets réglementaires avaient imposé aux bâtiments chargés de denrées coloniales, l'obligation de porter avec eux des certificats d'origine délivrés par les agents français. Toutes marchandises privées de ces certificats étaient sujettes à confiscation. L'alliance conclue avec la Russie et avec le Danemark, l'adhésion promise de l'Autriche, l'obéissance assurée des deux gouvernements de la Péninsule, allaient étendre au continent entier ces redoutables dispositions.
L'Angleterre avait fini par s'apercevoir que le système des interdictions poussé à outrance lui était plus préjudiciable qu'à la France, car elle avait encore plus besoin de vendre que le continent d'acheter; que les denrées coloniales, dont elle avait opéré l'accaparement presque général, car sa marine arrêtait sous divers prétextes jusqu'aux bâtiments des États-Unis eux-mêmes, resteraient invendues dans ses magasins; que ses produits manufacturés subiraient le même sort; qu'elle souffrirait sous le rapport de l'importation autant que sous celui de l'exportation, car elle ne pourrait recevoir certaines matières premières qui lui étaient indispensables, telles que les laines d'Espagne et les munitions navales du Nord; que dans cet état du commerce la France aurait beaucoup moins à se plaindre, car elle fournirait au continent les étoffes que ne fourniraient plus les manufactures anglaises; que, relativement aux denrées coloniales, il lui en arriverait ou par la course, ou par les navires échappés aux croisières, une certaine quantité, qu'on lui ferait payer fort cher, il est vrai, mais qui suffirait à ses besoins; et qu'après tout la cherté du sucre et du café n'entraînerait jamais pour la France des inconvénients aussi grands que ceux qu'entraînerait pour l'Angleterre la suppression de tous les échanges. Le cabinet britannique avait donc abandonné son système d'exclusion, et il avait imaginé de faciliter le commerce général, mais en le forçant à passer tout entier par la Grande-Bretagne, et en le constituant de plus son tributaire. Ordonnances du conseil du 11 novembre rendues par la couronne d'Angleterre. En conséquence il avait décidé, par trois ordonnances du conseil, datées du 11 novembre 1807, que tout navire appartenant à une nation qui ne serait pas en guerre déclarée avec la Grande-Bretagne, fût-elle plus ou moins dépendante de la France, pourrait entrer librement dans les ports du Royaume-Uni ou de ses colonies, se rendre ensuite où il voudrait, moyennant qu'il eût touché en Angleterre, pour y porter des marchandises ou en recevoir, et qu'il y eût acquitté des droits de douane équivalant en moyenne à 25 pour cent. Tout bâtiment, au contraire, qui n'aurait point touché aux ports de la Grande-Bretagne, et aurait dans ses papiers des certificats d'origine délivrés par des agents français, devait être saisi et déclaré de bonne prise. De la sorte les navires de commerce (autant du moins que peuvent s'exécuter des lois violentes sur l'immensité des mers) étaient contraints, de quelque pays qu'ils vinssent, ou de s'arrêter en Angleterre pour y payer des droits, ou d'aller s'y approvisionner de denrées et de marchandises anglaises. Tout commerce devait donc passer par les ports anglais, toute marchandise en venir ou y acquitter des droits. Grâce à ces prescriptions, les Anglais avaient un moyen certain de nous envoyer leurs denrées coloniales, qui ne portaient pas en elles-mêmes, comme les toiles de coton, par exemple, la preuve de leur origine. Ils appelaient en effet dans la Tamise les bâtiments neutres, les chargeaient de sucre et de café, puis les convoyaient jusqu'à la vue de nos côtes, afin de leur épargner la visite, et les introduisaient ainsi dans nos ports ou ceux de Hollande, munis de faux papiers, qui les faisaient passer pour neutres, venant directement d'Amérique.
En recevant à Milan, où il était alors, les ordonnances du 11 novembre, Napoléon écrivit d'abord à Paris pour demander au ministre des finances et au directeur des douanes un rapport sur ces ordonnances. Mais, ne pouvant se résigner à attendre leur réponse, il rendit, le 17 décembre, un décret connu sous le titre de décret de Milan, plus rigoureux encore que les précédents. Il s'était borné dans le décret de Berlin à exclure des ports de l'Empire tout bâtiment qui aurait touché en Angleterre; il alla plus loin cette fois, et il déclara dénationalisé, partant de bonne prise, tout bâtiment qui aurait abordé en Angleterre, ou dans ses colonies, et qui se serait soumis à l'obligation d'y payer un droit. Par des mesures réglementaires, il établit des peines sévères contre les capitaines et les matelots coupables de fausses déclarations. Tandis que Napoléon rendait ce décret, MM. Gaudin, Crétet, Defermon, Collin de Sussy, répondant à ses questions, lui proposaient une mesure tendant à peu près au même but, mais encore plus rigoureuse: c'était d'interdire toute relation commerciale avec l'Empire français aux nations qui n'auraient pas elles-mêmes cessé tout commerce avec l'Angleterre. Tel quel, le décret de Milan suffisait pour fermer plus étroitement que jamais les communications que l'Angleterre avait voulu rouvrir à son profit. Mais on achetait cet avantage au prix d'un redoublement de violence, qui devait bientôt fatiguer la France et ses alliés autant que l'Angleterre elle-même.
Sauf cette courte diversion, Napoléon donna tout le temps qui lui restait à l'administration du royaume d'Italie. Conformément à la convocation qu'ils avaient reçue, les trois colléges des Possidenti, des Commercianti et des Dotti se réunirent à Milan vers la fin de décembre, pour entendre la communication de plusieurs actes essentiels. Adoption officielle d'Eugène de Beauharnais, et transmission de la couronne d'Italie assurée à sa descendance. Par le premier de ces actes, Napoléon adoptait officiellement comme son fils le prince Eugène de Beauharnais. Par le second, il précisait les conséquences de cette adoption, en assurant au prince Eugène la succession de la couronne d'Italie, et en restreignant à cette couronne seule son droit d'hériter, ce qui excluait la possibilité de succéder un jour à celle de France. Après avoir établi ses frères et ses sœurs, il était naturel que Napoléon satisfît à la plus vive peut-être de ses affections, à celle que lui inspiraient les enfants de l'impératrice Joséphine, et surtout Eugène de Beauharnais, qui le servait en Italie avec modestie, sagesse et dévouement. Ce prince était fort estimé des Italiens, qui n'avaient jamais vécu sous un gouvernement aussi doux et aussi éclairé, et qui, depuis deux ans, se reposaient dans une tranquille paix des horreurs de la guerre.
La couronne d'Italie restant pour le présent unie à celle de France, et Eugène de Beauharnais n'en étant encore que l'héritier présomptif, avec la qualité de vice-roi, Napoléon voulut qu'il s'appelât prince de Venise, titre que devaient porter désormais les héritiers présomptifs du royaume d'Italie. Il créa le titre de princesse de Bologne pour la fille qu'Eugène venait d'avoir de son mariage avec la princesse Auguste de Bavière. Enfin, désirant donner au duc de Melzi, l'ancien vice-président de la république italienne, une nouvelle marque de faveur, il le nomma duc de Lodi, titre emprunté à l'un des faits d'armes éclatants de nos premières campagnes. Il s'occupa ensuite de modifier sur quelques points la constitution du royaume, constitution qui était peu importante en elle-même, la volonté de Napoléon faisant tout en Italie; ce qu'il ne fallait pas regretter pour le moment, car, sauf les exigences naissant de la guerre générale, cette volonté n'y poursuivait, n'y réalisait que le bien. Le collége des Possidenti, le plus riche des trois, vota l'érection à ses frais d'un monument qui devait perpétuer la mémoire des bienfaits dont Napoléon avait comblé l'Italie.
Ces opérations terminées, Napoléon partit pour le Piémont, visita la grande place d'Alexandrie, complimenta sur les lieux mêmes le général Chasseloup, chargé de la construction de cette place, puis se rendit à Turin, où il accorda de nouveaux avantages à ces provinces devenues françaises. Travaux ordonnés en traversant le Piémont, pour le lier plus étroitement à la Ligurie. Afin de rattacher la Ligurie au Piémont, il décréta un canal qui, s'embouchant dans la mer à Savone, et traversant l'Apennin dans sa partie la plus abaissée, pour gagner la Bormida à Carcare, devait joindre le Pô et la Méditerranée. Il ordonna le perfectionnement de la navigation d'Alexandrie au Pô, de manière que les bateaux pussent y passer en tout temps. Il fit rectifier en quelques points la grande route d'Alexandrie à Savone, et voulut qu'elle fût mise en communication avec la route de Turin par un embranchement de Carcare à Ceva. Il décida l'ouverture de la grande route du mont Genèvre, par Briançon, Fenestrelle et Pignerol, laquelle jointe à celle du mont Cenis devait compléter les communications de la France avec le Piémont par les Alpes Cottiennes. Il décréta aussi la construction de divers ponts: un en pierre sur le Pô, à Turin; un autre en pierre sur la Doire; un en bois sur la Sesia, à Verceil; un en bois sur la Bormida, entre Alexandrie et Tortone; trois enfin d'importance moindre, également en bois, sur trois torrents qui coulent entre Turin et Verceil. Il eut soin en même temps d'assurer des moyens financiers pour suffire à ces vastes travaux, car il n'était pas de ceux qui ordonnent des créations nouvelles sans s'inquiéter des charges qui en peuvent résulter. Un restant dû par les acquéreurs de domaines nationaux, le produit des domaines engagés, un prélèvement sur le monopole du sel, devaient pourvoir à ces utiles dépenses.
Napoléon quitta Turin accompagné par les acclamations des peuples reconnaissants, et arriva à Paris le 1er janvier 1808, fort avant dans la journée, mais assez à temps pour y recevoir les hommages de la cour, des autorités publiques et des Parisiens. Son retour dans la capitale de l'Empire allait être le signal des plus graves déterminations de son règne. Nécessité de prendre un parti à l'égard de l'Espagne. Il fallait en effet prendre un parti à l'égard de l'Espagne, car on ne pouvait différer davantage de répondre à Charles IV. Il fallait en prendre un aussi à l'égard de la cour de Rome, avec laquelle les relations devenaient chaque jour plus difficiles. Napoléon allait ainsi se heurter aux deux plus vieux, aux deux plus redoutables vestiges de l'ancien régime, les Bourbons d'Espagne et la papauté.
Dominé sans cesse, depuis que le continent était pacifié, par l'idée systématique de mettre sur tous les trônes les Bonaparte à la place des Bourbons, entraîné vers ce but par un sentiment de famille, et aussi par son génie réformateur, qui répugnait à laisser auprès de lui des royautés dégénérées, inutiles ou nuisibles à la cause commune, Napoléon, comme on l'a vu, était agité au sujet de l'Espagne des pensées les plus diverses. Les trois partis qu'on pouvait prendre à l'égard de l'Espagne. Trois partis s'offraient à son esprit: premièrement, s'attacher l'Espagne par le mariage d'une princesse française avec le prince des Asturies, par le renversement du favori, sans rien exiger des Espagnols qui pût blesser leur fierté ou leur ambition; secondement, accorder tout ce que nous venons de dire, mariage, renversement du favori, mais en le faisant payer par des sacrifices de territoire, qui nous auraient assuré les bords de l'Èbre, les côtes de la Catalogne, et la jouissance en commun des colonies espagnoles; troisièmement, enfin, recourir aux moyens extrêmes, c'est-à-dire détrôner les Bourbons, imposer aux Espagnols une dynastie nouvelle, en ne leur demandant aucun sacrifice de territoire, aucun avantage commercial, et en se contentant pour unique résultat d'avoir étroitement lié les destinées de l'Espagne à celles de la France.
De ces trois partis, aucun n'était bon (nous dirons tout à l'heure pourquoi); mais ils étaient loin d'être également mauvais.
Accorder à Ferdinand une princesse française, ajouter à cette faveur le renversement du favori, en ne faisant payer cette double satisfaction par aucun sacrifice, c'eût été transporter de joie la nation espagnole, acquérir pour quelque temps un dévouement absolu de sa part, et se la donner pour appui énergique contre tout ministre qui n'aurait pas franchement marché dans le sens de la politique française. Mais la reconnaissance dure peu chez les peuples comme chez les individus: la jalousie espagnole aurait bientôt reparu quand se serait effacée la mémoire des bienfaits de Napoléon, et Ferdinand, qui avait tous les défauts du caractère espagnol, sans aucune de ses qualités, serait devenu en peu de temps aussi ennemi de la France qu'Emmanuel Godoy. Son incapacité, sa paresse, lui auraient rendu les conseils de Napoléon aussi incommodes qu'ils l'étaient en ce moment au favori. Après quelques jours de vive reconnaissance, les choses eussent repris leur ancien cours: ignorance, incurie, haine de toute amélioration, jalousie de la supériorité étrangère, auraient été, comme par le passé, les caractères du gouvernement espagnol sous le nouveau règne. Il est vrai qu'une princesse française eût été placée auprès du trône pour y répéter les bons conseils partis de Paris; mais il lui aurait fallu une supériorité bien rare pour résister à des tendances si contraires, et cette supériorité même l'eût peut-être rendue odieuse. Le passé n'était pas rassurant pour une princesse française qui aurait apporté en Espagne de nobles et attrayantes qualités. D'ailleurs, on ne crée pas à volonté des princesses enrichies de tous les dons de la nature, et celles dont Napoléon aurait pu alors se servir n'annonçaient pas les facultés éclatantes que la situation aurait rendues aussi nécessaires à leur rôle que dangereuses à elles-mêmes.
Le second projet, consistant à exiger pour prix du mariage, du renversement du favori, et de la cession du Portugal, des sacrifices considérables, tels que l'abandon des provinces de l'Èbre et l'ouverture des colonies espagnoles aux Français, n'était que le premier projet fort aggravé. Les provinces de l'Èbre offraient un avantage plus apparent que réel, car ces Provinces étaient, à cause du voisinage, celles qui aimaient le moins les Français. Elles n'eussent pas plus contracté, même avec le temps, l'amour de la France, que les Milanais n'ont contracté l'amour de l'Autriche. Les Pyrénées leur auraient toujours rappelé qu'elles étaient espagnoles et non point françaises, et, loin de nous donner un soldat ou un écu, elles nous auraient coûté beaucoup d'hommes et d'argent pour les garder. La prétendue domination qu'elles nous auraient assurée sur l'Espagne, était, sous Napoléon du moins, bien illusoire. Partir de Pampelune ou de Saragosse, au lieu de Bayonne, pour marcher sur Madrid, ne constituait pas une assez grande différence pour qu'on pût croire que l'Espagne passait ainsi à notre égard d'un état d'indépendance à un état de soumission; et, au contraire, on aurait indigné les Espagnols par ce démembrement de leur territoire; on aurait tellement empoisonné leur joie de voir Ferdinand marié à une princesse française, le favori renversé, qu'on aurait fait naître l'ingratitude dès le premier jour. Lisbonne même n'aurait eu aucun charme à leurs yeux s'il avait fallu le payer de Saragosse et de Barcelone. Quant à l'ouverture des colonies espagnoles aux Français, c'était là un avantage sérieux, assez sérieux pour être désiré, mais facile à obtenir sans exciter de ressentiment, s'il eût été le seul prix exigé pour le Portugal, le mariage, et le renversement du favori. Ce second projet n'avait donc pas même le mérite de nous attacher l'Espagne un seul jour; et il nous exposait, pour quelques cessions territoriales impossibles à conserver, à l'éternelle haine des Espagnols.
Le troisième projet, celui vers lequel Napoléon paraissait entraîné d'une manière irrésistible, consistait à détrôner les Bourbons, à rapprocher définitivement par l'établissement d'une même dynastie la France et l'Espagne, à régénérer celle-ci pour la rendre utile, soit à elle-même, soit à la cause commune, à ne lui rien ôter, à lui tout donner au contraire, Portugal, renversement du favori, réformes intérieures; à renouveler, en un mot, la politique de Louis XIV, qui n'avait rien de trop grand pour un homme qui avait dépassé toute grandeur connue. Cette politique de Louis XIV, outre qu'elle n'avait rien de trop grand pour Napoléon, était, il faut le reconnaître, la politique naturelle de la France. Réunir dans un même esprit, dans un même intérêt, tout l'Occident, c'est-à-dire la France et les deux péninsules italienne et espagnole; opposer leur puissance continentale à la coalition des cours du Nord, leur puissance maritime aux prétentions de l'Angleterre, était assurément la vraie, la légitime ambition qu'il aurait fallu souhaiter à Napoléon, celle qui eût été justifiée par les règles de la saine politique, n'eût-elle pas réussi. Mais la punition du prodigue qui a fait de folles dépenses, c'est de ne pouvoir plus faire les dépenses nécessaires. Napoléon, pour avoir entrepris au Nord une tâche immense, exorbitante, hors des véritables intérêts de la France, comme de constituer une Allemagne française au grand déplaisir des peuples allemands, comme d'entreprendre la restauration de la Pologne malgré l'Autriche et la Prusse, allait manquer des forces qu'eût exigées l'exécution des desseins les plus profondément politiques. Il était obligé, en effet, dans le moment même, de garder trois cent mille hommes entre l'Oder et la Vistule, pour s'assurer la soumission de l'Allemagne et l'alliance de la Russie, cent vingt mille hommes en Italie pour ôter à l'Autriche toute idée de repasser les Alpes. S'il lui fallait encore cent ou deux cent mille hommes pour contenir l'Espagne, pour en rejeter les Anglais, qui allaient trouver là un pied-à-terre commode et sûr, car ils n'avaient pour y arriver que le golfe seul de Gascogne à franchir; s'il lui fallait ces diverses armées en Allemagne, en Italie, en Espagne, c'était une masse de huit ou neuf cent mille hommes qui devenait nécessaire, et il devait en résulter une extension de soins, d'efforts, de commandement, à laquelle la France et son génie même finiraient par ne pouvoir suffire.
Ce qui se passait alors en était déjà une preuve frappante, puisque, pour se procurer des troupes sans affaiblir la grande armée, sans dégarnir l'Allemagne et l'Italie, Napoléon était réduit à s'ingénier de mille façons, et ne réussissait à trouver jusqu'ici que des conscrits commandés par des officiers qu'on prenait dans les dépôts ou qu'on arrachait à la retraite. C'était un premier et fort indice de la situation que Napoléon avait créée en multipliant démesurément ses entreprises. Une autre circonstance devait fort aggraver cette insuffisance de ressources. La soumission de la cour d'Espagne, quoique entremêlée de beaucoup de trahisons secrètes, quoique rendue stérile par l'incapacité de l'administration espagnole, avait tous les dehors du dévouement le plus absolu. Napoléon n'avait donc aucun grief spécieux à faire valoir contre la cour de l'Escurial, et l'acte dictatorial de détrôner Charles IV, pour des raisons très-politiques, il est vrai, mais contraires à la simple équité, difficiles à faire comprendre aux masses, et avant besoin d'ailleurs du succès définitif pour être admises, pouvait soulever une nation fière, jalouse, animée d'une haine ardente contre l'étranger. On était donc exposé à révolter son sentiment moral, et il aurait fallu pour la contenir de bien autres forces que celles que Napoléon était en mesure de réunir. Ce n'étaient pas de jeunes conscrits, braves sans doute, mais peu imposants de leur personne, qu'il aurait fallu; c'étaient de vieux soldats, capables d'inspirer la terreur par leur nombre et leur aspect, et qui, saisissant à l'improviste, sur tous les points à la fois, la Péninsule épouvantée, empêchassent le sentiment public d'éclater, continssent la populace à demi sauvage des Espagnes, donnassent enfin aux classes moyennes, désirant un nouvel ordre de choses, portées à l'espérer de la France, le temps de se confirmer dans leurs sentiments et de les répandre autour d'elles. À ces conditions, l'acte extraordinaire auquel Napoléon était réduit avait chance de réussir, et, le premier mouvement de révolte étant ainsi prévenu, la nation espagnole aurait appris peu à peu à reconnaître les bienfaits que la France lui apportait. Mais, tenté avec de moindres ressources, le projet dont Napoléon nourrissait la pensée pouvait être le commencement d'une série de désastres.
Il y avait encore une autre condition nécessaire au succès de cette entreprise, c'était de conserver dans toute son intimité la nouvelle alliance que Napoléon venait de conclure à Tilsit; car si on était forcé de recommencer ou la campagne d'Austerlitz, ou celle de Friedland, pendant qu'on serait occupé en Espagne, c'était, outre la difficulté de vaincre à ces deux extrémités du monde européen, s'imposer non-seulement une double tâche, mais rendre la seconde cent fois plus difficile, les Espagnols devant recevoir un extrême encouragement de toute guerre qui s'élèverait au Nord. Il fallait donc, quelque fâcheuse que fût la condescendance qu'on montrerait pour l'ambition d'Alexandre, en prendre son parti, et prévenir l'inconvénient de la dispersion des forces françaises en achetant à tout prix le concours du grand empire du Nord, payer, en un mot, de la Moldavie et de la Valachie la possibilité de détrôner impunément les Bourbons d'Espagne.
Enfin, eût-on réuni toutes ces conditions, il restait un danger grave, grave pour l'Espagne et pour la France, la perte possible, probable même, des riches colonies espagnoles. Ces colonies, en effet, étaient déjà sourdement travaillées par l'esprit de révolte. L'exemple des États-Unis avait fort développé chez elles le penchant de l'indépendance, et la honteuse incurie de la métropole, qui les laissait sans défense, les y disposait encore davantage. Il était donc à craindre qu'une dynastie nouvelle et imposée à la nation ne leur fournît le prétexte qu'elles cherchaient pour s'insurger, et que la protection anglaise ne leur en fournît en outre le moyen. Dans ce cas, trop facile à prévoir, l'Espagne, en attendant qu'elle se fût ouvert d'autres sources de prospérité, allait être ruinée, et la France n'aurait fait qu'enrichir le commerce anglais de tous les avantages que devait lui procurer l'exploitation des vastes colonies espagnoles.
Tels étaient les trois plans entre lesquels Napoléon avait à choisir. Ils présentaient chacun leurs inconvénients; car le premier, qui aurait comblé tous les vœux des Espagnols à la fois, en les débarrassant du favori, en leur assurant la protection de Napoléon par un mariage français, en leur donnant Lisbonne sans compensation territoriale, n'eût été peut-être qu'une duperie. Le second, qui aurait fait payer tous ces avantages d'un cruel sacrifice de territoire, les eût révoltés. Le troisième enfin, qui résolvait la question d'une manière décisive, qui rapprochait définitivement la France et l'Espagne, qui régénérait celle-ci en ne lui demandant d'autre sacrifice que celui d'une dynastie avilie, pouvait néanmoins soulever la nation, exigeait dès lors une disponibilité de forces que Napoléon ne s'était pas ménagée, et, pour dernier inconvénient, mettait les colonies espagnoles en grand péril.
Tout considéré, ce que Napoléon aurait eu de mieux à faire, c'eût été d'adopter le premier plan, c'est-à-dire de délivrer l'Espagne du favori, de lui accorder la main d'une princesse française, de lui céder le Portugal sans exiger en retour les provinces de l'Èbre, ce qui aurait porté jusqu'à l'ivresse la joie de la nation, et de demander tout au plus l'ouverture des colonies, peut-être l'abandon des îles Baléares ou des Philippines, dont l'Espagne ne tirait aucun parti; avantages sérieux, les seuls désirables, qu'elle nous aurait abandonnés sans regret, sans que ses sentiments pour nous fussent altérés en aucune manière. La reconnaissance aurait pu ne pas durer, mais elle se serait conservée assez long-temps pour atteindre la fin de la guerre maritime, pour obtenir pendant la dernière période de cette guerre le concours sincère des Espagnols contre les Anglais, pour acquérir au moins à leurs propres yeux le droit de l'exiger, et, si on ne l'obtenait pas, le droit de punir des ingrats.
Mais ce plan, le seul sage, parce qu'il était le seul qui n'ajoutât pas de nouvelles entreprises à celles qui surchargeaient déjà l'Empire, ne rencontrait aucune approbation, ni chez Napoléon dont il contrariait les secrets désirs, ni chez M. de Talleyrand qui n'avait pas le courage de l'appuyer, quoiqu'il commençât dès lors à s'effrayer des conséquences que pouvait avoir la politique dont il s'était fait le flatteur. On l'avait vu, pour recouvrer la faveur impériale, entrer complaisamment dans toutes les idées de Napoléon, se faire son confident secret, son interlocuteur patient; et maintenant, la prudence contre-balançant chez lui le goût de plaire, il hésitait, et cherchait dans le second projet un terme moyen qui mît d'accord le courtisan et l'homme d'État. Penchant de M. de Talleyrand pour le plan qui se bornait à exiger de l'Espagne des cessions territoriales. Il semblait croire qu'on ne devait pas trop s'engager dans les affaires de la Péninsule, qu'il fallait tirer de l'Espagne ce qu'on pourrait, la livrer ensuite à elle-même, et pour cela, sans prétendre à l'honneur de la régénérer, lui donner une princesse française, puisqu'elle en voulait une, la débarrasser du favori, puisqu'elle n'en voulait plus, et lui abandonner enfin la portion réservée du Portugal, trop éloignée de France pour qu'on y tînt, mais se la faire payer par l'Aragon, la Catalogne, les Baléares, par l'ouverture des colonies espagnoles, et, après s'être ainsi ménagé la compensation de ce qu'on lui aurait donné, la laisser faire, en l'observant du haut des murailles de Barcelone, de Saragosse et de Pampelune[28]. C'est ainsi que M. de Talleyrand cherchait à ramener Napoléon de la voie fatale où il l'avait poussé. Mais celui-ci, qui jugeait sainement ce plan, parce qu'il n'y avait pas goût, y voyait autant de danger à braver qu'en adoptant le dernier; car enlever aux Espagnols Pampelune, Saragosse, Barcelone, était aussi difficile à ses yeux que de leur enlever une dynastie avilie. Napoléon toujours irrésistiblement attiré vers l'idée d'expulser les Bourbons d'Espagne. Il en revenait donc toujours et irrésistiblement à l'idée d'expulser les Bourbons du dernier trône qui leur restât en Europe, et se disait qu'il fallait profiter du moment où il était tout-puissant sur le continent, où l'Angleterre venait de tout autoriser par sa conduite à Copenhague, où il était jeune, victorieux, obéi, servi par la fortune, pour achever son système par un grand coup frappé sur la dynastie espagnole; après quoi, lui, l'armée, la France, l'Occident, se reposeraient, éblouis de sa gloire, satisfaits de l'ordre qu'il aurait établi, des sages réformes qu'il aurait opérées. Il se disait encore que la difficulté, après tout, ne pouvait pas surpasser beaucoup celle qu'on avait rencontrée dans le royaume de Naples; qu'en supposant les Espagnols aussi énergiques que les brigands des Calabres, il suffirait de tripler ou de quadrupler l'étendue des Calabres, et, au lieu de vingt-cinq mille Français, d'en imaginer cent mille, pour se faire une idée des obstacles à vaincre; que ses jeunes soldats, qui avaient prouvé partout qu'ils valaient les meilleures troupes européennes, réussiraient certainement à vaincre des Espagnols dégénérés, et qu'en faisant passer une conscription de plus dans les dépôts, il aurait, et au delà, les cent mille conscrits nécessaires à cette nouvelle entreprise; que la grande armée resterait intacte entre l'Oder et la Vistule pour contenir l'Europe; que d'ailleurs la Finlande abandonnée à la Russie, la Moldavie et la Valachie promises, lui assureraient le concours de l'empereur Alexandre à l'achèvement de ses desseins; qu'en un mot, ce qu'il voulait faire en Espagne était la dernière conséquence à tirer de ses victoires, l'établissement définitif de sa famille, l'entier accomplissement de ses destinées.
Toutefois, en janvier 1808, au retour d'Italie, même après le procès de l'Escurial, le parti de Napoléon n'était pas irrévocablement pris, et il revenait quelquefois à l'idée de s'en tenir à un mariage qui rapprocherait les deux maisons, lorsqu'un incident de famille fit naître pour cette combinaison une sorte d'impossibilité matérielle. Incident de famille qui prive Napoléon de la princesse française destinée d'abord à l'Espagne. Napoléon avait, comme nous venons de le dire, appelé à Paris la fille issue du premier mariage de Lucien, qu'on lui avait envoyée pour ne pas rendre cet enfant victime des querelles de ses parents. Mais par malheur cette jeune fille élevée dans l'exil, entendant souvent des plaintes amères contre la toute-puissante famille qui se partageait les trônes de l'Europe, sans songer à un frère éloigné et méconnu, cette jeune fille n'apportait point à Paris les sentiments qu'on aurait pu désirer d'elle. Établie près de son aïeule l'Impératrice-mère, qui lui prodiguait ses soins, elle trouvait cependant chez elle une sévérité, chez ses tantes une négligence, qui ne devaient pas la ramener à ceux qu'on l'avait enseignée à craindre plus qu'à aimer. Aussi épanchait-elle, dans sa correspondance avec ses parents d'Italie, les sentiments chagrins qu'elle éprouvait. Napoléon qui, dans la supposition où il l'enverrait partager le trône d'Espagne, voulait savoir si elle y apporterait les dispositions qui convenaient à sa politique, la faisait observer avec soin, et avait ordonné qu'on lût sa correspondance à la poste. Elle était à peine arrivée à Paris qu'on saisit des lettres dans lesquelles elle rapportait sur sa grand'mère, ses tantes, son oncle Napoléon, des bruits peu favorables à la famille impériale. Quand on remit ces lettres à Napoléon, il en sourit malignement, et il convoqua sur-le-champ aux Tuileries sa mère, ses frères et ses sœurs, et fit lire en assemblée de famille les lettres qu'on avait interceptées. Il s'égaya fort de la colère excitée chez les témoins de cette scène, tous assez maltraités dans cette correspondance; puis, passant d'une gaieté ironique à une froide sévérité, il exigea le renvoi sous vingt-quatre heures de sa jeune nièce, qui fut dès le lendemain acheminée vers l'Italie. Il ne restait donc plus de princesse de la maison Bonaparte à donner à l'Espagne; car mademoiselle de Tascher, récemment admise dans la famille impériale, n'en était pas[29]. Napoléon venait d'adopter cette jeune personne, nièce de l'impératrice Joséphine, et de l'envoyer en Allemagne, pour y épouser l'héritier de la maison princière d'Aremberg. À mêler son sang avec celui des Bourbons, il aurait voulu que ce fût son propre sang, et non celui de sa femme, quelque attachement qu'il ressentît pour elle.
Même sans cet incident, Napoléon aurait probablement fini par préférer le parti le plus décisif, c'est-à-dire le détrônement des Bourbons. En tout cas, il n'avait plus le choix. Les renverser pour leur substituer un membre de sa famille était la seule solution qui lui restât. Mais le prétexte à faire valoir pour les détrôner, sans offenser profondément le sentiment public de l'Espagne, de la France et de l'Europe, était toujours ce qui l'embarrassait le plus. Ne pouvant le trouver dans l'abjecte soumission du gouvernement espagnol à ses volontés, il l'attendait des événements. Les divisions de la cour, les fureurs scandaleuses de la reine et du favori, la haine qu'ils avaient pour l'héritier de la couronne et celle qu'ils lui inspiraient, l'impatience de la nation prête à éclater, toutes ces passions, qui allaient croissant d'heure en heure, pouvaient amener une explosion soudaine, et faire naître le prétexte désiré. Napoléon commence à songer au moyen de faire fuir la famille d'Espagne en l'épouvantant. Il était facile en outre de s'apercevoir que l'introduction successive des troupes françaises en Espagne contribuait beaucoup à augmenter l'exaltation des esprits, par les espérances inspirées aux uns, les craintes inspirées aux autres, l'attente excitée chez tous, et qu'elle finirait peut-être par provoquer un dénoûment. D'ailleurs il pouvait sortir de cet ensemble de causes un résultat qui aurait fort convenu à Napoléon: c'était la fuite de la famille royale d'Espagne, imitant la famille royale de Portugal, et allant comme elle chercher un asile en Amérique. Une pareille fuite aurait mis Napoléon tout à fait à l'aise, en lui livrant un trône vacant, que peut-être la nation espagnole, dans son indignation contre les fugitifs, lui aurait décerné elle-même. Cette nouvelle émigration en Amérique d'une dynastie européenne devint dès cet instant la solution à laquelle il s'arrêta, comme à la moins odieuse, la moins révoltante pour le public civilisé. Une manière certaine d'amener ce résultat, c'était d'augmenter le nombre des troupes françaises en Espagne, en enveloppant ses intentions d'un mystère toujours plus profond. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire. Napoléon accroît la terreur de la famille royale d'Espagne, en se taisant sur ses projets et en augmentant ses forces. Obligé de répondre aux deux lettres de Charles IV, qui lui demandait la main d'une princesse française pour Ferdinand et la publication du traité de Fontainebleau, il répondit à la première que, fort honoré pour sa maison du désir exprimé par la royale famille d'Espagne, il avait besoin cependant, avant de s'expliquer, de savoir si le prince des Asturies, poursuivi récemment comme criminel d'État, était rentré en grâce auprès de ses augustes parents; car il n'était personne qui voulût, disait-il, s'allier à un fils déshonoré. Il répondit à la seconde que les affaires ne se trouvaient pas encore assez avancées en Portugal pour qu'on pût en morceler l'administration, et surtout y diviser le commandement militaire en présence des Anglais prêts à débarquer; qu'on devait aussi se garder d'agiter l'esprit des peuples par la révélation prématurée du sort qui les attendait; que par tous ces motifs il fallait éviter pour quelque temps encore la publication du traité de Fontainebleau. Ce fut M. de Vandeul, employé de la légation française, qui dut remettre ces deux lettres si ambiguës, sans y ajouter aucune explication de nature à en diminuer l'obscurité. À ce redoublement de mystère, Napoléon ajouta une nouvelle augmentation de ses forces.
On a vu quel soin il avait mis à organiser les corps destinés à l'Espagne, sans affaiblir ses armées d'Allemagne et d'Italie. Il avait en effet composé l'armée du Portugal avec les anciens camps des côtes de Bretagne et de Normandie; l'armée du général Dupont, dite corps de la Gironde, avec les trois premiers bataillons des cinq légions de réserve, plus quelques bataillons suisses ou parisiens; l'armée du maréchal Moncey, dite corps d'observation des côtes de l'Océan, avec douze régiments provisoires tirés des dépôts de la grande armée; la division des Pyrénées-Occidentales destinée à Pampelune avec quelques bataillons restés dans les camps de Bretagne et de Normandie; enfin, la division des Pyrénées-Orientales avec les régiments italiens ou napolitains qui n'avaient pas servi en Allemagne, et que le retour de l'armée d'Italie rendait disponibles. Il voulut renforcer ces deux dernières divisions, et créer en outre une réserve générale pour tous ces corps.
LE GÉNÉRAL LASALLE.
Il augmenta la division des Pyrénées-Occidentales en lui adjoignant les quatrièmes bataillons des cinq légions de réserve, dont l'organisation s'achevait dans le moment. C'étaient trois mille hommes, qui, ajoutés aux trois ou quatre mille acheminés déjà par Saint-Jean-Pied-de-Port sur Pampelune, devaient former une division de six à sept mille, suffisante pour occuper cette place et surveiller l'Aragon. Elle fut mise sous les ordres du général Merle, et le général Mouton, qui en avait été d'abord nommé commandant, eut mission d'aller inspecter les autres corps d'armée. Napoléon augmenta la division des Pyrénées-Orientales, composée d'Italiens, en lui adjoignant des bataillons provisoires tirés des dépôts français placés entre Alexandrie et Turin, et regorgeant de conscrits déjà instruits. Cette nouvelle division française devait être de cinq mille hommes, et, jointe à la division italienne de six ou sept mille que commandait le général Lechi, former, sous le général Duhesme, un corps très-suffisant pour la Catalogne.
Quant à la réserve générale, Napoléon l'organisa à Orléans pour l'infanterie, à Poitiers pour la cavalerie. Il eut recours au même procédé qu'il avait employé pour composer le corps du maréchal Moncey, et il réunit à Orléans de nouveaux bataillons provisoires tirés des dépôts qui n'avaient pas encore fourni de détachements à l'Espagne. Le général Verdier dut commander ces six nouveaux régiments provisoires d'infanterie, désignés sous les numéros 13 à 18. Napoléon réunit à Poitiers quatre nouveaux régiments provisoires de cavalerie, également tirés des dépôts, présentant trois mille cavaliers de toutes armes, cuirassiers, dragons, hussards et chasseurs, sous un général de cavalerie d'un mérite rare, le général Lasalle. Il restitua au camp de Boulogne, à la garnison de Paris et aux camps de Bretagne, les dix vieux régiments ramenés de la grande armée; ce qui lui préparait, en cas de besoin, de nouvelles ressources d'une qualité supérieure. Enfin, il dirigea secrètement sur Bordeaux quelques détachements de la garde impériale en infanterie, cavalerie, artillerie, se doutant bien qu'il serait bientôt obligé de se rendre lui-même en Espagne, pour y amener le dénoûment qu'il désirait. En évaluant à 25 mille hommes le corps du général Dupont, à 32 mille celui du maréchal Moncey, à 6 ou 7 la division des Pyrénées-Occidentales, à 11 ou 12 le corps des Pyrénées-Orientales, à 10 mille les deux réserves d'Orléans et Poitiers, à 2 ou 3 mille les troupes de la garde, on pouvait considérer comme représentant une force de 80 et quelques mille hommes les troupes dirigées sur l'Espagne, sans compter l'armée de Portugal, ce qui élevait à plus de cent mille les nouveaux soldats destinés à la Péninsule. Mais ils étaient si jeunes, si peu rompus aux fatigues, qu'il fallait s'attendre à une grande différence entre le nombre des hommes portés sur les contrôles et le nombre des hommes présents sous les armes. Du reste, un quart de cet effectif était encore en marche dans le courant de janvier 1808. Mouvement des troupes françaises sur Madrid plus clairement indiqué. Napoléon, voulant avancer le dénoûment, ordonna à ses troupes un mouvement décidé sur Madrid. La grande route qui mène à cette capitale se bifurque à la hauteur de Burgos. L'un des embranchements passe à travers le royaume de Léon par Valladolid et Ségovie, franchit le Guadarrama vers Saint-Ildefonse, et tombe sur Madrid par l'Escurial. L'autre traverse la Vieille-Castille par Aranda, franchit le Guadarrama à Somosierra (nom fameux dans nos annales militaires), et tombe sur Madrid par Buitrago et Chamartin. Les deux corps de Dupont et Moncey étant, le premier à Valladolid (route de Salamanque), le second entre Vittoria et Burgos, avant la bifurcation, n'avaient pas encore fait un pas qui pût révéler l'intention de marcher sur Madrid. Napoléon ordonna au général Dupont de diriger l'une de ses divisions sur Ségovie, et au maréchal Moncey l'une des siennes sur Aranda, sous prétexte de s'étendre pour vivre. Dès lors, la direction sur Madrid était démasquée. Mais l'entrée des troupes françaises en Catalogne et en Navarre, qu'il fallait enfin prescrire pour occuper Barcelone et Pampelune, disait bien plus clairement encore que le véritable but de ces mouvements était tout autre que Lisbonne. Afin de fournir une explication qui ne serait croyable qu'à demi, Napoléon, en ordonnant au général Duhesme de pénétrer en Catalogne, au général Merle d'entrer en Navarre, fit annoncer à la cour d'Espagne, par M. de Beauharnais, l'intention d'un double mouvement de troupes sur Cadix, l'un à travers la Catalogne, l'autre à travers l'Estramadure et l'Andalousie. La flotte française qui était mouillée à Cadix, pouvait être le motif de cette expédition. Si, du reste, on doutait à quelque degré, soit à la cour, soit dans le pays, du but allégué, il devait en résulter tout au plus un redoublement d'émotion, que Napoléon ne regrettait pas, puisqu'il voulait amener, sinon tout de suite, du moins prochainement, la fuite de la famille royale.
Napoléon trouvait trop d'avantage à avoir ses dépôts toujours pleins, au moyen de conscrits appelés à l'avance, et instruits douze ou quinze mois avant d'être employés, pour ne pas persévérer dans le système de conscription anticipée, surtout dans un moment où il voulait former sur le littoral européen des camps nombreux à côté de ses flottes. En conséquence, après avoir demandé au printemps de 1807 la conscription de 1808, il voulut dès l'hiver de 1808 demander la conscription de 1809. Cette demande lui fournissait d'ailleurs l'occasion d'une communication au Sénat, et d'une explication spécieuse pour l'immense rassemblement de troupes qui s'opérait au pied des Pyrénées. Le Sénat fut donc réuni le 21 janvier, pour entendre un rapport sur les négociations avec le Portugal et sur la résolution arrêtée, déjà même exécutée, d'envahir le patrimoine de la maison de Bragance. On en prenait texte pour développer le système d'occupation de toutes les côtes du continent, afin de répondre au blocus maritime par le blocus continental. La conscription de 1808, disait M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, auteur du rapport présenté au Sénat, avait été le signal et le moyen de la paix continentale, signée à Tilsit; la conscription de 1809 serait le signal de la paix maritime. Celle-ci malheureusement restait à signer dans un lieu que personne ne connaissait et ne pouvait dire. La promesse de n'employer que dans les dépôts les jeunes conscrits appelés un an d'avance était encore renouvelée cette fois, pour atténuer l'effet moral de ces appels anticipés. Un autre rapport annonçait la réunion à l'Empire, par suite de traités antérieurs, de Kehl, Cassel, Wesel et Flessingue: Kehl et Cassel, comme annexes indispensables aux places de Strasbourg et Mayence; Wesel, comme un point de haute importance sur le cours inférieur du Rhin; Flessingue enfin, comme le port d'un établissement maritime dont Anvers était le chantier. Cette dernière communication amenait à une profession de foi impériale sur le désintéressement de la France, qui ayant tenu dans ses mains l'Autriche, l'Allemagne, la Prusse, la Pologne, n'avait rien gardé pour elle-même, et se contentait d'acquisitions aussi insignifiantes que Kehl, Cassel, Wesel ou Flessingue. Napoléon voulait qu'on regardât le nouveau royaume de Westphalie, par exemple, non pas comme une extension de territoire, puisqu'il était donné à un prince indépendant, mais comme une simple extension du système fédératif de l'Empire français.
Bonnes ou mauvaises, ces argumentations, présentées en un langage brillant et grandiose, dont Napoléon avait fourni les idées et M. Regnaud le style, furent selon la coutume reçues avec une respectueuse inclination de tête de la part des sénateurs, et suivies du vote de la conscription de 1809.
Ce nouveau contingent de 80 mille hommes devait porter à près de 900 mille la masse des troupes françaises, répandues sur la Vistule, l'Oder, les bords de la Baltique, les Alpes, le Pô, l'Adige, l'Isonzo, les côtes de l'Illyrie et des Calabres, sur l'Èbre enfin et sur le Tage. La conscription de 1809 élève la force de la France à un million d'hommes. En y joignant cent mille alliés au moins, c était plus d'un million d'hommes, dont les trois quarts de vieux soldats, égaux pour le moins aux soldats de César, et conduits par un homme qui, sous le rapport du génie militaire, était supérieur au capitaine romain. Qu'y avait-il d'impossible avec ces forces colossales, les plus grandes dont aucun mortel ait jamais disposé, si la prudence politique venait contenir l'ivresse de la victoire? Napoléon ressentait, lorsqu'il en faisait le dénombrement, une satisfaction dangereuse, n'éprouvait d'embarras que pour les payer, mais comptait sur la continuation de la guerre pour les faire vivre à l'étranger, ou sur la paix pour lui permettre d'en réduire l'effectif sans en diminuer les cadres. C'est sur cette puissance militaire prodigieuse qu'il s'appuyait pour tout oser, pour tout vouloir, se considérant à cette hauteur comme dispensé des règles de la morale ordinaire, pouvant donner ou retirer les trônes à la façon de la Providence, toujours justifié comme elle par la grandeur des vues et des résultats.
C'est à cette époque que remonte l'origine d'une idée, dont Napoléon fut sans cesse préoccupé depuis, en fait d'organisation militaire, qui n'était pas absolument bonne en soi, mais qui pour lui seul aurait pu avoir des avantages: c'était de convertir les régiments français en légions, à peu près semblables aux légions romaines. Le bataillon composé de sept à huit cents soldats, ayant pour mesure la puissance physique de l'homme qui ne peut pas commander directement à un plus grand nombre; le régiment composé de trois ou quatre bataillons, et ayant pour mesure la sollicitude du colonel, qui ne peut soigner paternellement une plus grande réunion d'individus, ont été dans les temps modernes la base de l'organisation militaire. Avec plusieurs régiments on a formé la brigade, avec plusieurs brigades la division, avec plusieurs divisions l'armée. Généralement on a laissé sur la frontière un bataillon dit bataillon de dépôt, dans lequel on a pris l'habitude de réunir les hommes faibles, convalescents, non encore instruits, avec les officiers les moins capables d'un service actif, pour offrir à la fois un lieu de repos et d'instruction, et fournir au recrutement continuel des bataillons de guerre. C'est en maniant cette organisation avec un art profond que Napoléon avait su créer ces armées qui, parties du Rhin, quelquefois de l'Adige ou du Volturne, allaient combattre et vaincre sur la Vistule ou le Niémen. Le soin constant des dépôts avait été la secrète cause de ses succès, autant que son génie des combats. Maintenant son art allait se compliquer, sa sollicitude s'étendre, à mesure que ces dépôts, placés sur le Pô et sur le Rhin, ayant déjà envoyé des détachements aux armées de Prusse et de Pologne, devaient en envoyer encore aux armées d'Espagne, de Portugal, d'Illyrie. Suivre de l'œil cent seize régiments français d'infanterie, quatre-vingts de cavalerie, desquels on avait tiré un nombre considérable de corps provisoires, plus la garde impériale, les Suisses, les Polonais, les Italiens, les Irlandais, les auxiliaires allemands et espagnols; suivre de l'œil le régiment et ses détachements en tout pays, en diriger la formation, l'instruction, le placement, de manière à assurer le meilleur emploi de chacun, et à prévenir la désorganisation qui pouvait naître de la dislocation des parties; car un régiment dont le dépôt était sur le Rhin avait quelquefois des bataillons en Pologne, en Allemagne, en Espagne, en Portugal, tout cela exigeait une attention difficile, et singulièrement fatigante même pour le plus infatigable de tous les génies. Napoléon imagina donc soixante légions, au lieu de cent vingt régiments, composées chacune de huit bataillons de guerre, commandées par un maréchal-de-camp, plusieurs colonels et lieutenants-colonels, pouvant fournir des bataillons de guerre en Pologne, en Italie, en Espagne, et ayant un seul dépôt auquel se rapporteraient tous les détachements qu'on en aurait tirés. C'était dénaturer le régiment, base plus juste, avons-nous dit, puisqu'elle a pour mesure la force physique du chef de bataillon et la force morale du colonel, et lui substituer une nouvelle composition entièrement arbitraire, pour la commodité d'une position unique, unique comme le génie et la fortune de Napoléon; car, excepté lui, qui pouvait jamais avoir des bataillons d'un même régiment à envoyer en Pologne, en Italie, en Espagne? Cette conception lui tenait tellement à cœur qu'il ne cessa depuis d'y songer pendant son règne, et même dans l'exil. Toutefois, sur les objections de MM. Lacuée et Clarke, il se réduisit à un projet moyen, qui, sans dénaturer le régiment, en augmentait la composition, de manière à diminuer le nombre total des corps. Il décida par un décret, qui ne fut définitivement signé que le 18 février, que tous les régiments d'infanterie seraient formés à cinq bataillons, dont quatre de guerre, un de dépôt; chaque bataillon à six compagnies, une de grenadiers, une de voltigeurs, quatre de fusiliers. Le bataillon de dépôt était fixé à quatre compagnies seulement, les compagnies d'élite ne devant se former qu'en guerre. D'après ce décret, chaque compagnie était de 140 hommes, le régiment total de 3,970 hommes, dont 108 officiers et 3,862 sous-officiers et soldats. Le colonel et quatre chefs de bataillon commandaient les bataillons de guerre, et le major restait au dépôt. Dans cette formation, qui excédait déjà les proportions naturelles du régiment, et qui était amenée par la situation de Napoléon et de la France, un même régiment, ayant son dépôt sur le Rhin, pouvait, par exemple, avoir deux bataillons de guerre à la grande armée, un sur les côtes de Normandie, un en Espagne. Un régiment, ayant son dépôt en Piémont, pouvait avoir deux de ses bataillons de guerre en Dalmatie, un en Lombardie, un en Catalogne. De la sorte chaque corps prenait part à tous les genres de guerre à la fois; et quand les hostilités cessaient au Nord, on avait soin de laisser reposer tout ce qui venait de servir en Pologne, et de diriger vers l'Espagne tout ce qui n'avait pas fait les dernières campagnes, ou tout ce qui avait la force et le désir d'en faire plusieurs de suite. Mais cette composition des régiments, qui offrait peut-être quelques avantages pour Napoléon et pour l'Empire tel qu'il était devenu, est une preuve singulière de l'influence qu'une politique extrême exerçait déjà sur l'organisation militaire. Tandis que l'extension de ses entreprises allait affaiblir les armées de Napoléon en les dispersant, elle allait affaiblir aussi le régiment lui-même, en l'étendant outre mesure, en diminuant l'énergie de l'esprit de famille chez des frères d'armes trop éloignés les uns des autres. Un corps militaire est un tout qui a ses proportions naturelles, son architecture, si on peut ainsi parler, qu'on s'expose à dénaturer en voulant trop l'étendre.
Du reste, plusieurs dispositions de ce décret révélaient les nobles et mâles sentiments du grand homme qui l'avait conçu. L'aigle du régiment, objet du respect, de l'amour, du dévouement des soldats, car c'est leur honneur, devait être là où se trouverait le plus grand nombre de bataillons, et être confiée à un porte-aigle, qui aurait grade, rang, paye de lieutenant, qui compterait dix années de service, ou aurait figuré aux campagnes d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland. À côté de lui devaient être placés, à titre de second et troisième porte-aigle, avec rang de sergent et paye de sergent-major, deux vieux soldats, ayant assisté aux grandes batailles, et n'ayant pu avoir d'avancement comme illettrés. C'était une digne façon d'employer et de récompenser de braves gens, chez lesquels l'intelligence n'égalait pas le cœur. Tout dans l'État recevait, comme on le voit, l'influence du génie immodéré de Napoléon, et l'empreinte de sa grande âme.
Exalté par le sentiment de sa puissance, se croyant tout permis depuis que l'Angleterre se permettait tout à elle-même, considérant la guerre continentale comme terminée, et la prolongation de la guerre maritime comme un délai utile à l'achèvement de ses desseins, Napoléon était résolu à briser tous les obstacles qui contrariaient sa volonté. Tandis qu'il donnait les ordres que nous venons de rapporter pour faire entrer la Péninsule espagnole dans le système de son Empire, il en donnait d'à peu près semblables pour faire entrer dans le même système la Péninsule italienne, et pour en finir, d'une part, avec la souveraineté du Pape, qui le gênait au centre de l'Italie; de l'autre, avec celle des Bourbons de Naples, qui le bravait du milieu de l'île de Sicile.
On a vu comment le refus de rendre les Légations au Saint-Siége après le sacre, puis la conquête du royaume de Naples, qui achevait de faire des États romains une simple enclave de l'Empire français, avaient successivement mécontenté Pie VII, et converti sa douceur ordinaire en une irritation continue, quelquefois violente contre Napoléon, que cependant il aimait. La privation des principautés de Bénévent et de Ponte-Corvo, données à M. de Talleyrand et au maréchal Bernadotte, l'occupation d'Ancône, les passages continuels de troupes françaises, avaient mis le comble aux déplaisirs et à l'exaspération du Saint-Père. Aussi ne voulait-il adhérer à aucune des demandes de la France, et les rejetait-il toutes, les unes par des raisons spécieuses, les autres par des raisons qui ne l'étaient pas, et qu'il ne prenait pas la peine de rendre telles. Il avait refusé d'abord de casser le premier mariage du prince Jérôme, consommé sans aucune formalité, et avait consenti tout au plus, après l'annulation prononcée par l'autorité ecclésiastique française, à fermer les yeux sur cette annulation. Il avait refusé de reconnaître Joseph comme roi de Naples, reçu à Rome les cardinaux napolitains récalcitrants, et donné asile dans les faubourgs de cette capitale à tous les brigands qui égorgeaient les Français. Il avait gardé auprès de lui le consul du roi de Naples détrôné, prétendant que ce roi, retiré en Sicile, était au moins souverain de Sicile, et pouvait par conséquent se faire représenter à Rome. Il n'avait pas consenti à exclure les Anglais du territoire des États romains, disant qu'il était souverain indépendant, qu'à ce titre il pouvait être en paix ou en guerre avec qui il voulait; et il ajoutait qu'en sa qualité de chef de la chrétienté il ne devait se mettre en guerre avec aucune des puissances chrétiennes, même non catholiques. Il faisait attendre l'institution canonique des évêques, exigeait un voyage à Rome de la part des évêques italiens, contestait l'extension du concordat français aux provinces italiennes devenues françaises, telles que la Ligurie ou le Piémont, et l'extension du concordat italien aux provinces vénitiennes, annexées les dernières au royaume d'Italie. Enfin il ne se prêtait à aucun des arrangements proposés pour la nouvelle église allemande, et sur tout sujet, quel qu'il fût, opposait les difficultés naturelles qui en naissaient, ou créait volontairement celles qui n'existaient pas. Napoléon recueillait ainsi le prix de sa négligence à contenter la cour de Rome, qu'il aurait pu maintenir dans les meilleures dispositions, moyennant quelques sacrifices de territoire qui lui eussent été faciles; car, sans toucher aux royaumes de Lombardie et de Naples, il avait Parme, Plaisance, la Toscane, pour arrondir le domaine du Saint-Siége. Il est vrai que son impérieuse volonté de soumettre l'Italie entière à son régime de guerre contre les Anglais eût été dans tous les cas une difficulté grave. Mais il eût été certainement possible, sous la forme d'un traité d'alliance offensive et défensive, d'obtenir du Pape satisfait son adhésion à toutes les conditions de guerre qu'on voulait imposer à l'Italie.
Ne tenant aucun compte des motifs qui lui avaient aliéné le Saint-Père, Napoléon lui faisait dire: Vous êtes souverain de Rome, il est vrai, mais contenu dans l'Empire français; vous êtes pape, je suis empereur, empereur comme l'étaient les empereurs germaniques, comme l'était plus anciennement Charlemagne; et je suis pour vous Charlemagne à plus d'un titre, à titre de puissance, à titre de bienfait. Vous obéirez donc aux lois du système fédératif de l'Empire, et vous fermerez votre territoire à mes ennemis.—La forme de cette prétention avait blessé Pie VII encore plus que le fond. Ses yeux, ordinairement si doux, s'étaient allumés de tous les feux de la colère, et il avait déclaré au cardinal Fesch qu'il ne reconnaissait pas de souverain au-dessus de lui sur la terre; que si on voulait renouveler la tyrannie des empereurs allemands du moyen âge, il renouvellerait la résistance de Grégoire VII, et que, bien qu'on prétendît que les armes spirituelles avaient perdu de leur force, il ferait voir qu'elles pouvaient être puissantes encore contre un souverain d'origine récente, qu'il avait consacré de ses mains, et qui devait à cette consécration une partie de son autorité morale. À cela Napoléon répliquait qu'il craignait peu les armes spirituelles dans le dix-neuvième siècle; que du reste il ne donnerait aucun prétexte légitime à leur emploi, en s'abstenant de toucher aux matières religieuses; qu'il se bornerait à frapper le souverain temporel, qu'il le laisserait au Vatican, évêque respecté de Rome, chef des évêques de la chrétienté, et qu'au prince temporel, dont la souveraineté spirituelle n'aurait reçu aucune atteinte, personne ne s'intéresserait, ni en France, ni en Europe.
Le cardinal Fesch, dont le caractère hautain, l'esprit médiocre et tracassier, pouvaient compromettre les négociations les plus faciles, ayant été remplacé par M. Alquier, habitué successivement auprès des cours de Madrid et de Naples à traiter avec les vieilles royautés, et porté à les ménager, la situation n'en était pas moins restée la même, et les rapports entre les deux gouvernements avaient conservé toute leur aigreur. La cour pontificale imagina cependant d'envoyer à Paris un cardinal, pour terminer par une transaction les différends qui divisaient Rome et l'Empire, et elle fit choix du cardinal Litta. Napoléon le refusa, comme l'un des cardinaux animés du plus mauvais esprit. On choisit, alors le cardinal français de Bayanne, membre éclairé et sage du sacré collége. Le Pape, en même temps, afin de prouver que le cardinal Consalvi n'était pas l'auteur de sa résistance, ainsi que le supposait Napoléon, retira la secrétairerie d'État à cet ami, pour la donner à un vieux prélat sans esprit et sans force, le cardinal Casoni.—On verra, s'écria-t-il avec un orgueil qui malgré sa douceur éclatait tout à coup lorsqu'on l'irritait, on verra que c'est à moi, à moi seul, qu'on a affaire; que c'est moi qu'il faut opprimer, fouler sous les pieds des soldats français, si on veut violenter mon autorité.
Ne gardant plus de ménagements, Napoléon, comme nous l'avons dit, fit occuper militairement par le général Lemarois les provinces d'Urbin, d'Ancône, de Macerata, qui forment le rivage de l'Adriatique; et alors le Saint-Siége, Pape et cardinaux, craignant que ces provinces ne finissent par subir le sort des Légations, songèrent un moment à composer, et on en vint à un accommodement, dont les conditions étaient les suivantes:
Le Pape, souverain indépendant de ses États, proclamé tel, garanti tel par la France, contracterait cependant une alliance avec elle, et, toutes les fois qu'elle serait en guerre, exclurait ses ennemis du territoire des États romains;
Les troupes françaises occuperaient Ancône, Civita-Vecchia, Ostie, mais seraient entretenues aux frais du gouvernement français;
Le Pape s'engagerait à creuser et à mettre en état le port envasé d'Ancône;
Il reconnaîtrait le roi Joseph, renverrait le consul du roi Ferdinand, les assassins des Français, les cardinaux napolitains ayant refusé le serment, et renoncerait à son ancien droit d'investiture sur la couronne de Naples;
Il consentirait à étendre le concordat d'Italie à toutes les provinces composant le royaume d'Italie, et le concordat de France à toutes les provinces d'Italie converties en provinces françaises;
Il nommerait sans délai les évêques français et italiens, et n'exigerait pas de ces derniers le voyage à Rome;
Il désignerait des plénipotentiaires chargés de conclure un concordat germanique;
Enfin, pour rassurer Napoléon sur l'esprit du sacré collége, et pour proportionner l'influence de la France à l'extension de son territoire, il porterait à un tiers du nombre total des cardinaux le nombre des cardinaux français.
Cet arrangement était près de se terminer, lorsque le Pape, poussé par des suggestions malheureuses, et surtout blessé par deux clauses, celle qui obligeait le Saint-Siége à fermer son territoire aux ennemis de la France, et celle qui augmentait le nombre des cardinaux français, clauses dont la première était inévitable dans la situation géographique des États romains, et la seconde propre à tout pacifier dans l'avenir, le Pape refusa péremptoirement de donner son adhésion.
Alors, sans plus entendre une seule observation, sans même écouter l'offre de revenir sur un premier refus, Napoléon fit remettre ses passe-ports à M. le cardinal de Bayanne, et envoya les ordres nécessaires pour l'invasion des États romains. Au fond, il était décidé, là comme en Espagne, à en venir à une solution définitive, c'est-à-dire à laisser le Pape au Vatican, avec un riche revenu, avec une autorité purement spirituelle, et à le priver de la souveraineté temporelle de l'Italie centrale. Mais, s'attendant à avoir affaire aux Espagnols sous deux ou trois mois, c'est-à-dire aux approches de Pâques, il ne voulait pas que les causes religieuses vinssent se joindre aux causes politiques pour émouvoir un peuple fanatique. Il forma donc le projet d'occuper pour le moment Rome et les provinces qui bordent la Méditerranée, comme il avait déjà fait occuper celles qui bordent l'Adriatique. En conséquence, il ordonna au général commandant en Toscane de réunir 2,500 hommes à Pérouse, au général Lemarois d'en acheminer autant sur Foligno, au général Miollis de se mettre à la tête de ces deux brigades, de s'avancer sur Rome, de recueillir en passant une colonne de 3 mille hommes, que Joseph avait ordre de faire partir de Terracine, et d'envahir avec ces huit mille soldats la capitale du monde chrétien. Le général Miollis chargé d'occuper Rome. Le général Miollis devait entrer de gré ou de force dans le château Saint-Ange, prendre le commandement des troupes papales, laisser le Pape au Vatican avec une garde d'honneur, ne se mêler en rien du gouvernement, dire qu'il venait occuper Rome, pour un temps plus ou moins long, dans un intérêt tout militaire, et afin d'éloigner de l'État romain les ennemis de la France. Il ne devait s'emparer que de la police, et en user pour chasser tous les brigands qui faisaient de Rome un repaire, pour renvoyer les cardinaux napolitains à Naples, et puiser dans les caisses publiques ce qui était nécessaire à l'entretien des troupes françaises.
L'illustre Miollis, vieux soldat de la république, joignant à un caractère inflexible l'esprit le plus cultivé, la probité la plus pure, et une grande habitude de traiter avec les princes italiens, était plus propre qu'aucun autre à remplir cette mission rigoureuse en conservant les égards dus au chef de la chrétienté. Napoléon lui alloua un traitement considérable, avec ordre de tenir à Rome un grand état, et d'habituer les Romains à voir dans le général français établi au château Saint-Ange le véritable chef du gouvernement, bien plutôt que dans le pontife laissé au Vatican.
L'invasion du Portugal avait attiré vers Gibraltar les troupes que les Anglais tenaient en Sicile, et de celles qu'ils avaient ramenées battues d'Alexandrie. Il ne restait pas en Sicile, pour conserver ce débris de sa couronne à leur infortunée victime, la reine Caroline, plus de 7 à 8 mille hommes. C'était le cas de préparer une expédition contre cette île, et de profiter de la réunion des flottes françaises dans la Méditerranée pour transporter cette expédition. Napoléon avait ordonné à l'amiral Rosily, commandant la flotte française de Cadix, à l'amiral Allemand, commandant la belle division de Rochefort, de lever l'ancre à la première occasion favorable, et de faire leur jonction avec la division de Toulon. Il avait obtenu qu'on donnât le même ordre à la division espagnole de Carthagène, commandée par l'amiral Valdès, ordre exécuté avec assez de ponctualité depuis que le gouvernement espagnol se montrait si soumis, et il s'attendait à avoir vingt et quelques vaisseaux à Toulon sous l'amiral Ganteaume, si toutes ces réunions s'opéraient heureusement. Avec une seule de ces réunions, celle de l'escadre de Rochefort, l'une des plus probables à cause du point de départ, et la plus désirable à cause de la qualité des équipages et du commandant, il en avait assez pour transporter une armée en Sicile, et pour ravitailler Corfou, second objet, et non pas le moins important de l'expédition. Plan adopté par Napoléon pour la conquête de la Sicile et le ravitaillement de Corfou. Il ordonna donc à l'amiral Ganteaume de réunir à Toulon, et d'embarquer sur la division déjà réunie en ce port, une masse considérable de munitions de tout genre, telles que blé, biscuit, poudre, projectiles, affûts, outils, afin de déposer ce chargement à Corfou, quel que fût le succès de l'opération contre la Sicile. Il enjoignit à Joseph de rassembler à Baies 8 ou 9 mille hommes avec leur armement complet, et à Scylla, vis-à-vis le Phare, 7 ou 8 mille autres, avec beaucoup de felouques et d'embarcations, propres à traverser le très-petit bras de mer qui sépare la Sicile de la Calabre. Il voulait que tout fût prêt de manière que l'amiral Ganteaume, parti de Toulon et arrivé devant Baies, pût embarquer les 8 à 9 mille hommes concentrés sur ce point, les transporter en vingt-quatre heures au nord du Phare, ou viendraient aboutir de leur côté les 7 ou 8 mille autres assemblés à Scylla, et embarqués sur les petits bâtiments qu'on se serait procurés. On devait, avec ces 15 ou 16 mille hommes, enlever le Phare, le charger d'artillerie, armer également le fort de Scylla, et, ces deux points qui fermaient le détroit acquis aux Français, se rendre maître à toujours du passage. Un tel résultat obtenu, il n'y avait plus un soldat anglais qui osât rester en Sicile.
Mais cette hardie entreprise supposait que les ordres réitérés de Napoléon, relativement aux deux points que les Anglais possédaient encore sur la côte de Calabre, Scylla et Reggio, auraient reçu leur exécution. Napoléon s'était plusieurs fois indigné contre Joseph de ce qu'avec une armée de plus de quarante mille hommes il souffrait que les Anglais eussent encore le pied sur la terre ferme d'Italie.—C'est une honte, lui écrivait-il, que les Anglais puissent nous résister sur terre. Je ne veux pas que vous m'écriviez avant que cette honte soit réparée; et, si elle ne l'est bientôt, j'enverrai l'un de mes généraux vous remplacer dans le commandement de mon armée de Naples. Le plan de l'expédition de Sicile modifié, parce qu'on ne possède pas le Phare. —Sensible à ces reproches, Joseph avait chargé le général Reynier d'attaquer les deux points fortifiés de Scylla et de Reggio, qui offusquaient si vivement les yeux de Napoléon. On touchait au moment de les prendre, mais ils n'étaient pas pris. Napoléon en ressentit une vive colère. Cependant, son irritation contre la mollesse de son frère ne changeant rien à l'état des choses, il fut convenu que le projet d'expédition serait modifié, car on ne pouvait pas s'emparer du détroit quand la côte des Calabres, qui aurait dû naturellement appartenir aux Français, n'était pas encore en leur possession. En conséquence, l'amiral Ganteaume dut se rendre d'abord à Corfou, pour y déposer le vaste approvisionnement de guerre embarqué sur la flotte; puis revenir dans le détroit, toucher à Reggio, qui probablement serait pris à l'époque présumée de son apparition dans ces mers, y prendre une douzaine de mille hommes, et les transporter par l'intérieur du détroit au midi du Phare. La saison était pour l'amiral Ganteaume une raison de plus d'agir ainsi; car, en opérant par l'intérieur du détroit et au midi du Phare, on était à l'abri des vents violents qui, dans l'hiver, soufflent du nord-ouest, et rendent dangereuse l'approche de la côte nord de la Sicile.
Ces dispositions étant arrêtées, l'amiral Ganteaume se tint prêt à s'embarquer à la première apparition de l'une des divisions navales qu'on attendait à chaque instant de Carthagène, de Cadix ou de Rochefort. On se souvient sans doute que, sur les observations fort sages de l'amiral Decrès, il avait été convenu que les divisions de Brest et de Lorient resteraient dans l'Océan, et que celles de Rochefort et de Cadix recevraient seules l'ordre de pénétrer dans la Méditerranée. Impossibilité pour l'amiral Rosily de sortir de Cadix. L'amiral Rosily avait fort à cœur de sortir de Cadix, où il était retenu depuis plus de deux ans. Mais il lui était plus difficile de sortir qu'à aucun autre, à cause du détroit et de Gibraltar. C'est à l'immensité des mers qu'on doit la facilité de s'éviter; mais, dans le resserrement d'un détroit, et à portée d'un poste comme Gibraltar, il était presque impossible de tromper l'ennemi, et de lui échapper. La mer entre la côte d'Espagne et celle d'Afrique était couverte de petits bâtiments montant la garde pour la flotte anglaise, qui se tenait au large afin de donner à l'amiral Rosily la tentation de sortir. Mais, aussitôt que celui-ci appareillait, on voyait reparaître tout entière l'armée navale de l'ennemi. La division Rosily était parfaitement armée, grâce aux ressources du port de Cadix, abondantes pour le gouvernement français qui payait bien, nulles pour le gouvernement espagnol qui ne payait pas. Elle était de plus composée d'équipages excellents, qui avaient navigué et soutenu la plus grande bataille navale du siècle, celle de Trafalgar. L'amiral Rosily, vieux marin, expérimenté autant que brave, n'aurait pas été embarrassé de combattre une division anglaise, même supérieure en forces à la sienne; cependant, avec six vaisseaux et deux ou trois frégates, il ne pouvait braver douze ou quinze vaisseaux et une multitude de frégates, sans s'exposer à un nouveau désastre. Aussi, quoiqu'il eût l'ordre de sortir depuis septembre 1807, il n'y avait pas encore réussi en février 1808.
Le contre-amiral Allemand, l'officier de mer le plus hardi que la France eût alors, surtout comme navigateur, se trouvait aussi fort étroitement bloqué à Rochefort, et le revers essuyé par les frégates du capitaine Soleil en offrait la preuve. Mais une fois hors des pertuis par une sortie audacieuse, l'Océan s'ouvrait devant lui, et avec des équipages excellents, de bons vaisseaux, et sa hardiesse en mer, il avait bien des chances pour échapper aux Anglais. Plusieurs fois il appareilla, et plusieurs fois il vit l'ennemi accourir en tel nombre qu'échapper était impossible. Un jour cependant, le 17 janvier 1808, favorisé par un gros temps, il mit à la voile, sortit sans être aperçu, plongea dans le golfe de Gascogne, doubla heureusement le cap Ortegal, contourna toute l'Espagne, arriva en vue du resserrement des côtes d'Europe et d'Afrique, et, par une nuit obscure et un vent affreux de l'ouest, se jeta hardiment dans ce détroit, si bien gardé, que l'amiral Rosily ne pouvait y paraître sans qu'il se couvrît de voiles anglaises. Il y a long-temps qu'on a dit que la fortune seconde les audacieux; cette fois du moins elle n'y manqua pas, et en peu d'heures l'amiral Allemand se trouvait avec toute sa division en pleine Méditerranée, ayant passé devant Gibraltar et Ceuta sans être aperçu. Le 3 février il paraissait en vue de Toulon, et faisait signal à l'amiral Ganteaume de partir, pour aller tous ensemble au but marqué par l'Empereur. La joie de ce brave marin était au comble d'avoir opéré si heureusement une traversée si périlleuse.
La division espagnole de Carthagène, beaucoup moins observée que celle de l'amiral Rosily, parce qu'elle était à plus de cent lieues du détroit, et qu'on ne faisait pas alors à la marine espagnole l'honneur de la croire entreprenante, la division de Carthagène avait peu de difficultés à vaincre pour sortir. Elle avait donc pu lever l'ancre et faire voile vers Toulon, conformément aux ordres de Napoléon. Elle était commandée par l'amiral Valdès, et se composait d'un vaisseau à trois ponts fort beau, d'un quatre-vingts, de quatre soixante-quatorze. Après trois ans d'immobilité dans le port, elle avait ses carènes sales, était médiocrement pourvue en équipages, et ne portait pas pour trois mois de vivres. Soit qu'on lui eût donné l'ordre secret de ne pas remplir sa mission, soit que la timidité des marins espagnols fût devenue extrême, elle avait navigué autour des Baléares, pour y trouver au besoin un asile, et, à la première apparition d'une voile anglaise, elle s'y était réfugiée, mandant à son gouvernement, qui s'était hâté de le faire savoir à Paris, qu'elle était bloquée, et qu'elle ne savait pas quand il lui serait possible de reprendre la mer. Trahison ou faiblesse, le résultat était absolument le même pour les projets de Napoléon, et révélait dans tout son jour la manière dont l'Espagne était habituée à remplir son devoir d'alliée.
Du reste, l'amiral Ganteaume avait ordre de sortir à la première jonction qui viendrait augmenter ses forces. Ayant en effet rallié aux cinq vaisseaux de Toulon les cinq de Rochefort, il n'avait rien à craindre dans la Méditerranée. Les vaisseaux équipés à Toulon étaient loin de valoir ceux qui arrivaient de Rochefort; et en particulier les vaisseaux équipés dans le port de Gênes, l'avaient été avec des enfants recueillis sur les quais de cette grande ville, les vrais marins génois ayant fui dans les montagnes de l'Apennin. Néanmoins, comme il régnait un excellent esprit dans la marine de Toulon, esprit qui était traditionnel en ce port, et que le contre-amiral Cosmao s'attachait à ranimer par son exemple, la bonne volonté suppléait à l'inexpérience, et la division de Toulon pouvait se conduire honorablement. Heureuse sortie de Ganteaume, parti de Toulon pour les îles Ioniennes. L'amiral Ganteaume, avec deux lieutenants excellents, les contre-amiraux Allemand et Cosmao, comptait deux vaisseaux à trois ponts, un de quatre-vingts, sept de soixante-quatorze, deux frégates, deux corvettes, deux grosses flûtes, en tout seize voiles. Après avoir pris le temps de répartir sur la flotte entière l'immense approvisionnement qu'il était chargé de déposer à Corfou, il leva l'ancre le 10 février, se dirigeant sur les îles Ioniennes, d'où il devait revenir ensuite dans le détroit de Sicile, pour porter une armée française de Reggio à Catane, lorsqu'il aurait accompli la première partie de sa mission. Il mit à la voile le 10 février, et disparut sans qu'aucun bâtiment ennemi fût signalé. Avec la composition de sa flotte, et dans l'état des forces ennemies au sein de la Méditerranée, tout lui présageait un résultat heureux. En cas de séparation, le rendez-vous était à la pointe de l'Italie, vis-à-vis les côtes de l'Épire, ayant pour refuge le golfe de Tarente, les bouches du Cattaro, et Corfou même, premier but de l'expédition.
Tandis que cette navigation, qui fut longue et dura deux mois, commençait, les événements d'Espagne suivaient leur triste cours. Les lettres de Napoléon en réponse à la demande de mariage et à la proposition de publier le traité de Fontainebleau, écrites le 10 janvier, expédiées le 20, n'arrivèrent que le 27 ou le 28, et ne furent remises que le 1er février. Elles n'étaient pas de nature à rassurer la cour d'Espagne. Par surcroît de malheur, le procès de l'Escurial s'achevait alors avec un éclat extraordinaire, et à la confusion de ceux qui l'avaient entrepris.
Malgré tous les efforts qu'on avait déployés pour faire déclarer complices d'un crime qui n'existait pas les amis du prince des Asturies, leur innocence, appuyée sur l'opinion publique, les avait sauvés. Le marquis d'Ayerbe, le comte d'Orgas, les ducs de San-Carlos et de l'Infantado, le dernier surtout, s'étaient comportés avec une dignité parfaite. Noble fermeté des accusés. Mais le chanoine Escoïquiz en particulier avait montré une fermeté presque provocatrice, excité qu'il était par le danger, par l'ambition de soutenir son rôle, par l'amour de son royal élève, par l'indignation d'un honnête homme. Malgré les menaces inconvenantes du directeur de ce procès, Simon de Viegas, l'un des plus vils agents de la cour, Escoïquiz, sans désavouer les écrits sur lesquels reposait l'accusation, avait persisté à soutenir et à démontrer son innocence, disant qu'en effet il avait cherché dans ces écrits à dévoiler les turpitudes et les crimes du favori, que c'était là servir le roi et non pas le trahir; que l'ordre en blanc, signé d'avance, pour conférer au duc de l'Infantado des pouvoirs militaires, était une précaution légitime contre un projet d'usurpation connu de tout le monde, et dont il prenait l'engagement de fournir la preuve, si on voulait le placer en présence de Godoy, et permettre qu'il appelât des témoins qui tous étaient prêts à révéler d'affreuses vérités. Le courage de ce pauvre prêtre, désarmé, n'ayant contre une cour toute-puissante d'autre appui que l'opinion, avait déconcerté les accusateurs, et inspiré un intérêt général: car, bien que la procédure fût secrète, les détails en étaient connus tous les jours, et se transmettaient de bouche en bouche avec une rapidité que la passion la plus vive peut seule expliquer, dans un pays sans journaux et presque sans routes. Les juges commençant à chanceler, on leur avait adjoint un renfort de magistrats qu'on supposait dévoués, pour rendre la condamnation plus certaine. Le fiscal don Simon de Viegas s'était conformé à l'ordre qu'il avait reçu de requérir la peine de mort contre les accusés. Efforts de la cour pour séduire et intimider les juges. La cour, circonvenant de toutes les manières les juges sur lesquels elle avait cru pouvoir compter, leur demandait de prononcer la condamnation requise par le fiscal, non pour la faire exécuter, mais pour donner au roi l'occasion d'exercer sa clémence. On ne poursuivait qu'un but, disait-on: c'était de rendre plus respectable l'autorité royale, en punissant d'un arrêt de mort la pensée seule de lui manquer, et de la rendre plus chère aux peuples, en faisant émaner d'elle un grand acte de clémence envers les condamnés. C'était, en effet, le projet de la cour d'obtenir une condamnation à mort pour ne point la faire exécuter. Mais personne ne comptait assez sur elle pour lui confier la tête des hommes les plus honorés de la grandesse espagnole, et l'opinion publique d'ailleurs, prête à se déchaîner contre les juges prévaricateurs qui livreraient l'innocence, était plus imposante que la cour. Noble conduite des magistrats. L'un des juges, parent du ministre de grâce et de justice, don Eugenio Caballero, atteint d'une maladie mortelle, ne voulut pas rendre le dernier soupir sans avoir émis un avis digne d'un grand magistrat. Il pria ses collègues composant le tribunal extraordinaire de se transporter dans sa demeure, pour délibérer près de son lit de mort. Quand ils furent réunis, don Eugenio soutint qu'il était impossible de juger les complices d'un délit vrai ou faux sans l'auteur principal, c'est-à-dire sans le prince des Asturies, et que, d'après les lois du royaume, ce prince ne pouvait être appelé et entendu que devant les Cortez assemblées; qu'au surplus le crime était imaginaire; que les preuves fournies étaient nulles ou dépourvues de caractère légal, car c'étaient des copies et non des originaux qu'on avait sous les yeux; que la personne inconnue qui avait dénoncé ces faits devait, d'après la loi espagnole, se présenter elle-même et déposer sous la foi du serment; que dans l'état de la procédure, sans accusé principal, sans preuves, sans témoins, avec tout ce qu'on savait d'ailleurs du prétendu attentat imputé à un prince objet de l'amour de la nation, et à de grands personnages objet de son respect, des juges intègres devaient se déclarer hors d'état de prononcer, et supplier la royauté de mettre au néant un procès aussi scandaleux.
À peine ce courageux citoyen d'une monarchie absolue, dans laquelle, tout absolue qu'elle était, il y avait des lois et des magistrats imbus de leur esprit, à peine avait-il opiné, que ses collègues adhérèrent à son avis, et opinèrent comme lui avec une sorte d'enthousiasme patriotique. Ils s'embrassèrent tous après cet arrêt, comme des hommes prêts à mourir. On croyait en effet, non pas Charles IV, mais la cour, capable de tout contre les juges qui avaient trompé ses calculs, et on exagérait sa cruauté, ne pouvant exagérer sa bassesse.
Quand cet arrêt fut connu, il transporta le public de joie, et il frappa la cour d'abattement. On persuada au pauvre Charles IV qu'il fallait faire éclater sa propre justice, à défaut de celle des magistrats, et on lui arracha un décret royal, en vertu duquel les ducs de San-Carlos et de l'Infantado, le marquis d'Ayerbe, le comte d'Orgas, furent exilés à 60 lieues de la capitale, et privés de leurs dignités, grades et décorations. Exil loin de la capitale des principaux accusés, et détention du chanoine Escoïquiz dans un couvent. Le chanoine Escoïquiz, le plus haï de tous, fut traité plus sévèrement. On lui retira ses bénéfices ecclésiastiques, et on le condamna à finir ses jours dans le monastère du Tardon. On voulait en outre que le cardinal de Bourbon, archevêque de Tolède, frère de la princesse du sang qu'avait épousée Emmanuel Godoy, fit prononcer par le chapitre de Tolède la dégradation du chanoine Escoïquiz, membre de ce même chapitre. Le cardinal s'y refusa obstinément. À ce sujet il osa révéler à Charles IV les scandales de la monarchie, le triste sort de la princesse sa sœur, unie au favori, lequel à tous ses crimes avait joint celui de la bigamie. Il alla, dit-on, jusqu'à demander que sa sœur lui fût rendue, et pût s'enfermer dans une retraite religieuse pour y pleurer l'union qui faisait sa honte et son malheur. Pour toute réponse, le cardinal reçut l'ordre de se retirer dans son diocèse.
Le courageux magistrat qui avait si noblement rempli son devoir, don Eugenio Caballero, étant mort, ses funérailles devinrent une sorte de triomphe. Toutes les congrégations religieuses se disputèrent l'honneur de l'ensevelir gratuitement, et tout ce que Madrid renfermait de plus respectable accompagna à sa dernière demeure le magistrat qui avait si dignement terminé sa carrière. Quant aux accusés, on se réjouissait de voir leur tête sauvée, surtout après les craintes exagérées que leur procès avait inspirées. On ne craignait pas les conséquences de ce procès pour leur considération, car l'estime universelle les environnait, au delà même de leur mérite; et on ne s'inquiétait pas de leur exil, car personne n'imaginait qu'il dût être long. Tout le monde en effet s'attendait à une catastrophe prochaine, soit qu'elle provînt de l'indignation publique excitée au plus haut degré, soit qu'elle fût l'ouvrage des troupes françaises s'avançant silencieusement sur la capitale, sans dire ce qu'elles venaient y faire. On se plaisait toujours à croire qu'elles feraient ce qu'on désirait, c'est-à-dire qu'elles précipiteraient le favori de ce trône dont il avait usurpé la moitié, et uniraient le prince des Asturies avec une princesse française au bruit de leurs canons.