Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20)
Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20)
Author: Adolphe Thiers
Release date: July 26, 2013 [eBook #43313]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M. A. THIERS
TOME NEUVIÈME
PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1849
L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 3 décembre 1849.
PARIS. IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE TRENTE ET UNIÈME.
BAYLEN.
Situation de l'Espagne pendant les événements qui se passaient à Bayonne. — Esprit des différentes classes de la nation. — Sourde indignation près d'éclater à chaque instant. — Publication officielle des abdications arrachées à Ferdinand VII et à Charles IV. — Effet prodigieux de cette publication. — Insurrection simultanée dans les Asturies, la Galice, la Vieille-Castille, l'Estrémadure, l'Andalousie, les royaumes de Murcie et de Valence, la Catalogne et l'Aragon. — Formation de juntes insurrectionnelles, déclaration de guerre à la France, levée en masse, et massacre des capitaines généraux. — Premières mesures ordonnées par Napoléon pour la répression de l'insurrection. — Vieux régiments tirés de Paris, des camps de Boulogne et de Bretagne. — Envoi en Espagne des troupes polonaises. — Le général Verdier comprime le mouvement de Logroño, le général Lasalle celui de Valladolid, le général Frère celui de Ségovie. — Le général Lefebvre-Desnoette, à la tête d'une colonne composée principalement de cavalerie, disperse les Aragonais à Tudela, Mallen, Alagon, puis se trouve arrêté tout à coup devant Saragosse. — Combats du général Duhesme autour de Barcelone. — Marche du maréchal Moncey sur Valence, et son séjour à Cuenca. — Mouvement du général Dupont sur l'Andalousie. — Celui-ci rencontre les insurgés de Cordoue au pont d'Alcolea, les culbute, enfonce les portes de Cordoue, et y pénètre de vive force. — Sac de Cordoue. — Massacre des malades et des blessés français sur toutes les routes. — Le général Dupont s'arrête à Cordoue. — Dangereuse situation de la flotte de l'amiral Rosily à Cadix, attendant les Français qui n'arrivent pas. — Attaquée dans la rade de Cadix par les Espagnols, elle est obligée de se rendre après la plus vive résistance. — Le général Dupont, entouré d'insurgés, fait un mouvement rétrograde pour se rapprocher des renforts qu'il a demandés, et vient prendre position à Andujar. — Inconvénients de cette position. — Ignorance absolue où l'on est à Madrid de ce qui se passe dans les divers corps de l'armée française, par suite du massacre de tous les courriers. — Inquiétudes pour le maréchal Moncey et le général Dupont. — La division Frère envoyée au secours du maréchal Moncey, la division Vedel au secours du général Dupont. — Nouveaux renforts expédiés de Bayonne par Napoléon. — Colonnes de gendarmerie et de gardes nationales disposées sur les frontières. — Formation de la division Reille pour débloquer le général Duhesme à Barcelone. — Réunion d'une armée de siége devant Saragosse. — Composition d'une division de vieilles troupes sous les ordres du général Mouton, pour contenir le nord de la Péninsule et escorter Joseph. — Marche de Joseph en Espagne. — Lenteur de cette marche. — Tristesse qu'il éprouve en voyant tous ses sujets révoltés contre lui. — Événements militaires dans les pays qu'il traverse. — Inutile attaque sur Saragosse. — Réunion des forces insurrectionnelles du nord de l'Espagne sous les généraux Blake et de la Cuesta. — Mouvement du maréchal Bessières vers eux. — Bataille de Rio-Seco, et brillante victoire du maréchal Bessières. — Sous les auspices de cette victoire Joseph se hâte d'entrer dans Madrid. — Accueil qu'il y reçoit. — Événements militaires dans le midi de l'Espagne. — Campagne du maréchal Moncey dans le royaume de Valence. — Passage du défilé de Las Cabreras. — Attaque sans succès contre Valence. — Retraite par la route de Murcie. — Importance des événements dans l'Andalousie. — La division Gobert envoyée à la suite de la division Vedel pour secourir le général Dupont. — Situation de celui-ci à Andujar. — Difficulté qu'il éprouve à vivre. — Chaleur étouffante. — Vedel vient prendre position à Baylen après avoir forcé les défilés de la Sierra-Morena. — Gobert s'établit à la Caroline. — Obstination du général Dupont à demeurer à Andujar. — Les insurgés de Grenade et de l'Andalousie, après avoir opéré leur jonction, se présentent le 15 juillet devant Andujar, et canonnent cette position sans résultat sérieux. — Vedel, intempestivement accouru de Baylen à Andujar, est renvoyé aussi mal à propos d'Andujar à Baylen. — Pendant que Baylen est découvert, le général espagnol Reding force le Guadalquivir, et le général Gobert, voulant s'y opposer, est tué. — Celui-ci remplacé par le général Dufour. — Sur un faux bruit qui fait croire que les Espagnols se sont portés par un chemin de traverse aux défilés de la Sierra-Morena, les généraux Dufour et Vedel courent à la Caroline, et laissent une seconde fois Baylen découvert. — Conseil de guerre au camp des insurgés. — Il est décidé dans ce conseil que les insurgés, ayant trouvé trop de difficulté à Andujar, attaqueront Baylen. — Baylen, attaqué en conséquence de cette résolution, est occupé sans résistance. — En apprenant cette nouvelle, le général Dupont y marche. — Il y trouve les insurgés en masse. — Malheureuse bataille de Baylen. — Le général Dupont, ne pouvant forcer le passage pour rejoindre ses lieutenants, est obligé de demander une suspension d'armes. — Tardif et inutile retour des généraux Dufour et Vedel sur Baylen. — Conférences qui amènent la désastreuse capitulation de Baylen. — Violation de cette capitulation aussitôt après sa signature. — Les Français qui devaient être reconduits en France, avec permission de servir, sont retenus prisonniers. — Barbares traitements qu'ils essuient. — Funeste effet de cette nouvelle dans toute l'Espagne. — Enthousiasme des Espagnols et abattement des Français. — Joseph, épouvanté, se décide à évacuer Madrid. — Retraite de l'armée française sur l'Èbre. — Le général Verdier, entré dans Saragosse de vive force, et maître d'une partie de la ville, est obligé de l'évacuer pour rejoindre l'armée française à Tudela. — Le général Duhesme, après une inutile tentative sur Girone, est obligé de se renfermer dans Barcelone, sans avoir pu être secouru par le général Reille. — Contre-coup de ces événements en Portugal. — Soulèvement général des Portugais. — Efforts du général Junot pour comprimer l'insurrection. — Empressement du gouvernement britannique à seconder l'insurrection du Portugal. — Envoi de plusieurs corps d'armée dans la Péninsule. — Débarquement de sir Arthur Wellesley à l'embouchure du Mondego. — Sa marche sur Lisbonne. — Brillant combat de trois mille Français contre quinze mille Anglais à Roliça. — Junot court avec des forces insuffisantes à la rencontre des Anglais. — Bataille malheureuse de Vimeiro. — Capitulation de Cintra, stipulant l'évacuation du Portugal. — De toute la Péninsule il ne reste plus aux Français que le terrain compris entre l'Èbre et les Pyrénées. — Désespoir de Joseph, et son vif désir de retourner à Naples. — Chagrin de Napoléon, promptement et cruellement puni de ses fautes.
Lorsque Napoléon quitta Bayonne pour visiter à son retour la Gascogne et la Vendée, il ne conservait plus aucune des illusions qu'il avait conçues un moment sur l'esprit de l'Espagne, et sur la facilité qu'il aurait à disposer d'elle. Une insurrection d'abord partielle, bientôt universelle, venait d'éclater, et de faire arriver jusqu'à lui les cris d'une haine implacable. Il comptait toutefois sur ses jeunes soldats, et sur quelques vieux régiments récemment dirigés vers les Pyrénées, pour réduire un mouvement qui pouvait n'être encore qu'une insurrection pareille à celle des Calabres. Bien qu'il fût déjà détrompé, peut-être même aux regrets de ce qu'il avait entrepris, il lui restait sur ce sujet beaucoup à apprendre, et avant d'avoir regagné Paris il devait connaître toutes les conséquences de la faute commise à Bayonne.
Les Espagnols, depuis le mois de mars, avaient passé en peu de temps par les émotions les plus diverses. Pleins d'espérance en voyant paraître les Français, de joie en voyant tomber la vieille cour, d'anxiété en voyant Ferdinand VII obligé d'aller chercher en France la reconnaissance de son titre royal, ils avaient été promptement éclairés sur ce qui allait se faire à Bayonne, et une haine ardente s'était tout à coup allumée dans leur cœur. Tous, il est vrai, ne partageaient pas ce sentiment au même degré. Les classes élevées et même les moyennes, appréciant les biens qui pouvaient provenir d'une régénération de l'Espagne par les mains civilisatrices de Napoléon, animées contre l'étranger de sentiments moins sauvages que le peuple, moins portées que lui à l'agitation, souffraient uniquement dans leur fierté, vivement blessée de la manière dont on entendait disposer de leur sort. Pourtant avec des égards, avec un déploiement subit et irrésistible de forces, on les aurait contenues, et peut-être même eût-on fini par les ramener. Mais le peuple et surtout les moines, cette portion cloîtrée du peuple, étaient exaspérés. Rien chez ceux-ci ne pouvait adoucir le sentiment de l'orgueil froissé, ni l'espérance d'une régénération qu'ils étaient incapables d'apprécier, ni la tolérance à l'égard de l'étranger qu'ils détestaient, ni l'amour du repos, ni la crainte du désordre. Ce peuple espagnol, celui des rues et des champs comme celui du cloître, ardent, oisif, fatigué du repos loin de l'aimer, s'inquiétant peu de l'incendie des villes et des campagnes dans lesquelles il ne possédait rien, allait satisfaire à sa manière ce penchant à l'agitation que le peuple français, en 1789, avait satisfait en opérant une grande révolution démocratique. Il allait déployer pour le soutien de l'ancien régime toutes les passions démagogiques que le peuple français avait déployées pour la fondation du nouveau. Il allait être violent, tumultueux, sanguinaire, pour le trône et l'autel, autant que son voisin l'avait été contre tous les deux. Il allait l'être en proportion de la chaleur de son sang et de la férocité de son caractère. Cependant, un généreux sentiment se mêlait chez le peuple espagnol à ceux que nous venons de décrire: c'était l'amour de son sol, de ses rois, de sa religion, qu'il confondait dans la même affection; et sous cette noble inspiration il allait donner d'immortels exemples de constance et souvent d'héroïsme.
Je ne suis point, je ne serai jamais le flatteur de la multitude. Je me suis promis au contraire de braver son pouvoir tyrannique, car il m'a été infligé de vivre en des temps où elle domine et trouble le monde. Toutefois je lui rends justice: si elle ne voit pas, elle sent; et, dans les occasions fort rares où il faut fermer les yeux et obéir à son cœur, elle est, non pas un conseiller à écouter, mais un torrent à suivre. Le peuple espagnol, quoiqu'en repoussant la royauté de Joseph il repoussât un bon prince et de bonnes institutions, fut peut-être mieux inspiré que les hautes classes. Il agit noblement en repoussant le bien qui lui venait d'une main étrangère, et sans yeux il vit plus juste que les hommes éclairés, en croyant qu'on pouvait tenir tête au conquérant auquel n'avaient pu résister les plus puissantes armées et les plus grands généraux.
Le départ de Ferdinand VII, suivi du départ de Charles IV, puis de celui des infants, avait clairement révélé l'intention de Napoléon, et le peuple de Madrid, n'y tenant plus, se souleva le 2 mai, comme on l'a vu au livre précédent. Il s'insurgea, se fit sabrer par Murat, mais eut l'indicible satisfaction d'égorger quelques Français tombés isolément sous ses coups. En un clin d'œil la nouvelle répandue dans l'Estrémadure, la Manche, l'Andalousie, allait y faire éclater l'incendie qui couvait sourdement, quand la prompte et terrible répression exercée par Murat glaça ces provinces de terreur, et les contint pour quelque temps. Tous les visages redevinrent mornes et silencieux, mais empreints d'une haine profonde. On s'arrêta sous une main menaçante, mais le récit exagéré du sang versé à Madrid, le détail des événements de Bayonne propagé par la correspondance des couvents, accroissaient à chaque instant la secrète fureur qui régnait dans les âmes, et préparaient une nouvelle explosion, tellement soudaine, tellement universelle, qu'aucun coup, même frappé à propos, ne pourrait la prévenir. Toutefois, si Napoléon, prenant plus au sérieux cette grave entreprise, avait eu partout une force suffisante, si au lieu de 80 mille conscrits, il avait eu 150 mille vieux soldats contenant à la fois Saragosse, Valence, Carthagène, Grenade, Séville, Badajoz, comme on contenait Madrid, Burgos, Barcelone; si Murat présent, et en santé, se fût montré partout, peut-être aurait-on pu empêcher l'incendie de se propager, en admettant qu'il soit donné à la force matérielle de prévaloir contre la force morale, surtout lorsque celle-ci est fortement excitée. Malheureusement, tandis que le maréchal Moncey avec 20 mille jeunes soldats occupait la gauche de la capitale, depuis Aranda jusqu'à Chamartin; tandis que le général Dupont avec 18 mille en occupait la droite, de Ségovie à l'Escurial; tandis que le maréchal Bessières avec environ 15 mille occupait la Vieille-Castille, et le général Duhesme la Catalogne avec 10 mille[1] (voir la carte no 43), en arrière les Asturies, à droite la Galice, à gauche l'Aragon, en avant l'Estrémadure, la Manche, l'Andalousie, Valence, restaient libres, et n'étaient contenus que par les autorités espagnoles, désirant sans doute le maintien de l'ordre, mais navrées de douleur, et servies par une armée qui partageait tous les sentiments du peuple. Il était bien évident qu'elles ne déploieraient pas une grande énergie pour réprimer une insurrection avec laquelle elles sympathisaient secrètement. Cependant, sous l'impression du 2 mai, et dans l'attente de ce qui se passerait définitivement à Bayonne, on se contenait encore, mais avec tous les signes d'une anxiété extraordinaire, et d'une violente passion près d éclater.
Dans cette situation, l'imagination populaire, vivement éveillée, accueillait les bruits les plus étranges. Les voyages forcés à Bayonne en étaient surtout le texte. Les principaux personnages devaient, disait-on, après la famille royale, être conduits dans cette ville, devenue le gouffre où allait s'engloutir tout ce que l'Espagne avait de plus illustre. Après la royauté, après les grands, viendrait le tour de l'armée. Elle devait, régiment par régiment, être menée à Bayonne, de Bayonne sur les rives de l'Océan, où se trouvaient déjà les troupes du marquis de La Romana, et périr dans quelque guerre lointaine pour la grandeur du tyran du monde. Ce n'était pas tout: la population entière devait être enlevée au moyen d'une conscription générale, qui frapperait la Péninsule comme elle frappait la France, et on verrait la fleur de la nation espagnole sacrifiée aux atroces projets du nouvel Attila. On débitait à ce propos les plus singuliers détails. Des quantités considérables de menottes avaient été fabriquées, disait-on, et transportées dans les caissons de l'armée française, afin d'emmener pieds et poings liés les malheureux conscrits espagnols. On affirmait les avoir vues et touchées. Il y en avait notamment des milliers déposées dans les arsenaux du Ferrol, où cependant n'avait paru ni un bataillon ni un caisson de l'armée française, mais où l'on travaillait beaucoup, par ordre de Napoléon, à la restauration de la marine espagnole, et où l'on préparait une expédition pour mettre les riches colonies de la Plata à l'abri des attaques de l'Angleterre. À ces bruits s'en joignaient une foule d'autres de même valeur. On allait, disait-on encore, sous un roi français obliger tout le monde à parler et à écrire le français. Une nuée d'employés français accompagneraient ce roi, et s'approprieraient tous les emplois.
La première et la plus grave conséquence de ces bruits fut de faire déserter l'armée espagnole presque tout entière, par la crainte d'être violemment transportée en France. À Madrid, on vit chaque nuit jusqu'à deux et trois cents hommes déserter à la fois. Désertion générale de l'armée espagnole. Les soldats s'en allaient sans leurs officiers, quelquefois même avec eux, emportant armes, bagages, matériel de guerre. Les gardes du corps qui étaient à l'Escurial disparurent ainsi peu à peu, au point qu'après quelques jours il n'en restait plus un seul. Cette désertion se manifesta, non-seulement à Madrid, mais à Barcelone, à Burgos, à la Corogne. Généralement les soldats déserteurs fuyaient soit vers le midi, soit vers les provinces dont l'agitation et l'éloignement faisaient un asile plus sûr pour les fugitifs. Ceux de Barcelone fuyaient vers Tortose et Valence. Ceux de la Vieille-Castille gagnaient l'Aragon et Saragosse, contrée réputée invincible chez les Espagnols. Ceux de la Corogne allaient rejoindre le général Taranco, placé avec un corps de troupes au nord du Portugal. Ceux de la Nouvelle-Castille se jetaient partie à gauche vers Guadalaxara et Cuenca, où ils avaient Saragosse et Valence pour retraite, partie à droite vers Talavera, où ils avaient l'asile assuré et impénétrable de l'Estrémadure. Les généraux espagnols, habitués à la subordination, rendaient compte de cette désertion effrayante, qui les laissait sans aucun moyen de maintenir l'ordre, quel que fût le souverain définitivement imposé à la malheureuse Espagne.
Les troupes du midi, celles de l'Andalousie notamment, où l'on était le plus loin possible des Français, et où l'on aurait voulu aller si on n'y avait pas été, demeuraient seules compactes et unies; et c'étaient par malheur pour nous les plus nombreuses, car il y avait, outre le camp de Saint-Roque devant Gibraltar, fort de 9 mille hommes, la garnison de Cadix, qu'on maintenait considérable en tout temps; puis enfin la division du général Solano, marquis del Socorro, destiné d'abord à occuper le Portugal, rapproché plus tard de Madrid, et renvoyé dernièrement en Andalousie, dont il était capitaine général. Ces troupes, avec celles du camp de Saint-Roque que commandait le général Castaños, ne s'élevaient pas à moins de 25 mille hommes, et c'étaient les seules qui ne fussent pas portées à la désertion. Il fallait y ajouter les troupes suisses engagées depuis long-temps au service d'Espagne. Les deux régiments suisses de Preux et de Reding avaient été, par ordre même de Napoléon, réunis à Talavera, pour être joints à la première division du général Dupont, qui devait occuper Cadix, où se trouvait, comme on sait, une flotte française. Les trois régiments suisses stationnés à Tarragone, Carthagène et Malaga, avaient été, également par son ordre, dirigés sur Grenade, où le général Dupont devait les recueillir en passant. Napoléon pensait qu'en les plaçant, comme il disait, dans un courant d'opinion française, ils serviraient la cause de la nouvelle royauté, et non celle de l'ancienne. Malheureusement toutes ses vues devaient être déjouées par le mouvement qui entraînait les cœurs. Dispositions des autorités espagnoles. Les autorités militaires espagnoles, quoiqu'elles regrettassent peu, ainsi que les classes éclairées, le gouvernement incapable et corrompu qui venait de finir, étaient indignées aussi des événements de Bayonne, et auraient volontiers déserté avec leurs soldats vers les provinces inaccessibles aux Français. Fâcheuse conséquence de la maladie de Murat. Murat seul, qui avait sur elles un certain ascendant, aurait pu les maintenir dans le devoir; mais, atteint d'une fièvre violente, affaibli, épuisé, pouvant à peine supporter qu'on lui parlât d'affaires, souffrant au seul bruit du pas de ses officiers, il avait pris en aversion le pays où il n'était plus appelé à régner, lui attribuait sa fin qu'il croyait prochaine, demandait sa femme et ses enfants avec des cris douloureux, et voulait qu'on le laissât partir immédiatement. Il fallait retenir cet homme héroïque, devenu tout à coup faible comme un enfant, le retenir malgré lui, jusqu'à l'arrivée de Joseph, de crainte que, lui parti, le fantôme d'autorité dont on se servait pour tout ordonner en son nom ne disparût complétement. Les Espagnols, avertis de l'état de Murat qu'on avait transporté à la campagne, et qu'on ne montrait plus, voyaient dans sa maladie une punition du ciel, que du reste ils auraient voulu voir tomber, non sur Murat, qu'ils plaignaient plus qu'ils ne le détestaient, mais sur Napoléon, devenu désormais l'objet de leur haine inexorable. Il y en avait qui allaient jusqu'à dire que c'était Napoléon lui-même qui, pour enfouir dans la tombe le secret de ses machinations abominables, avait fait empoisonner Murat. Ainsi divague, invente, sans souci de la vérité et même de la vraisemblance, l'imagination populaire une fois qu'elle est émue et excitée!
L'anxiété à Madrid était si grande, que le moindre bruit dans une rue, que le pas d'un piquet de cavalerie sur une place publique, suffisaient pour attirer la population en masse. Dans chaque ville on se pressait à l'arrivée du courrier pour recueillir les nouvelles, et on restait assemblé des heures entières pour en disserter. Le peuple, les bourgeois, les grands, les prêtres, les moines, mêlés ensemble avec la familiarité ordinaire à la nation espagnole, s'occupaient sans cesse des événements politiques dans les lieux publics. Partout la curiosité, l'attente, la colère, la haine, agitaient les cœurs, et il ne fallait plus qu'une légère étincelle pour allumer un vaste incendie.
Tel était donc l'état des esprits lorsque se répandit tout à coup la nouvelle de la double abdication arrachée à Charles IV et à Ferdinand VII. On venait de la publier dans la Gazette de Madrid du 20 mai, à la suite de la manifestation imposée au conseil de Castille en faveur de Joseph. Cette nouvelle n'avait assurément rien d'imprévu, puisque par une foule d'émissaires on avait su que Ferdinand VII était à Bayonne, prisonnier, et exposé aux obsessions les plus menaçantes pour qu'il cédât sa couronne à la famille Bonaparte. Mais la connaissance officielle du sacrifice arraché à la faiblesse du père et à la captivité du fils, agit sur le sentiment public avec une violence inexprimable. On fut profondément indigné de l'acte en lui-même, et cruellement offensé de sa forme dérisoire. L'effet fut instantané, général, immense.
À Oviedo, capitale des Asturies, on était déjà fort agité par deux circonstances accidentelles: premièrement la convocation de la junte provinciale, qui avait l'habitude de se réunir tous les trois ans, et secondement un procès intenté à quelques Espagnols pour avoir insulté le consul français de Gijon. Ce procès, ordonné par le gouvernement de Madrid, avait provoqué une désapprobation générale, car tout le monde se sentait prêt à faire ce qu'avaient fait les auteurs de l'outrage qu'il s'agissait de punir. La nouvelle des abdications étant arrivée par le courrier de Madrid, on ne se contint plus. Dans cette province, qui était une Espagne dans l'Espagne, et qui éprouvait pour toutes les innovations l'aversion que la Vendée avait manifestée autrefois, il n'y avait qu'un esprit, et les plus grands seigneurs sympathisaient complétement avec le peuple. Ils se mirent à la tête du mouvement, et le 24 mai, jour de l'arrivée du courrier de Madrid, on se concerta par l'intermédiaire des moines et des autorités municipales avec les gens des campagnes, pour s'emparer d'Oviedo. À minuit, au bruit du tocsin, le peuple de la montagne descendit en effet vers la ville, l'envahit, se joignit au peuple de l'intérieur, courut chez les autorités, les déposa, et conféra tous les pouvoirs à la junte. Celle-ci choisit pour son président le marquis de Santa-Cruz de Marcenado, grand personnage du pays, fort ennemi des Français, très-passionné pour la maison de Bourbon, et plein de sentiments patriotiques que nous devons honorer, quoique contraires à la cause de la France. Sous son impulsion, on n'hésita pas à considérer les abdications comme nulles, les événements de Bayonne comme atroces, l'alliance avec la France comme rompue, et on déclara solennellement la guerre à Napoléon. Déclaration de guerre à la France. Après avoir procédé de la sorte, on s'empara de toutes les armes que contenaient les arsenaux royaux, très-largement approvisionnés dans cette province par l'industrie locale. On enleva cent mille fusils, qui furent partie distribués au peuple, partie réservés pour les provinces voisines. On fit des dons considérables pour remplir la caisse de l'insurrection, dons auxquels le clergé et les grands propriétaires contribuèrent pour une forte part. Envoi de députés en Angleterre. Enfin on proclama le rétablissement de la paix avec la Grande-Bretagne, et on envoya sur un corsaire de Jersey deux députés à Londres, afin d'invoquer l'alliance et les secours de l'Angleterre. L'un de ces deux députés était le comte de Matarosa, depuis comte de Toreno, si connu des hommes de notre âge, comme ministre, ambassadeur et écrivain.
Mais l'enthousiasme patriotique des Espagnols ne pouvait malheureusement éclater sans accompagnement d'affreuses cruautés, et le sang qui coula bientôt dans les autres provinces allait couler dans les Asturies, lorsque, pour l'honneur de cette province, un prêtre en arrêta l'effusion. Il y avait à Oviedo deux commissaires espagnols envoyés à l'instigation de Murat pour accélérer le procès intenté aux offenseurs du consul de Gijon. Il y avait aussi le commandant de la province, appelé La Llave, lequel avait paru peu favorable à une insurrection qui lui semblait singulièrement imprudente; enfin le colonel du régiment des carabiniers royaux et celui du régiment d'Hibernia, qui tous deux avaient opiné autrement que leurs officiers lorsqu'il s'était agi de savoir si on empêcherait ou favoriserait le mouvement populaire. Sur-le-champ on avait proclamé traîtres ces cinq personnages, et la nouvelle autorité les avait mis en prison pour apaiser la populace. Afin de les soustraire à sa fureur, la junte voulut les faire sortir de la principauté. Le peuple profita de l'occasion pour s'emparer de leurs personnes, et une multitude composée surtout des nouveaux volontaires, les avait déjà attachés à des arbres pour les fusiller, lorsqu'un chanoine (en Espagne le clergé séculier se montra partout meilleur que les moines), lorsqu'un chanoine eut l'idée de se rendre en procession au lieu où se préparait le crime, et, couvrant les victimes avec le saint sacrement, parvint à les sauver. Ce ne fut pas le seul effort du clergé honnête pour empêcher l'effusion du sang, mais le seul effort heureux, car bientôt l'Espagne devint un théâtre de crimes atroces, commis non-seulement sur les Français, mais sur les Espagnols les plus illustres et les plus dévoués à leur pays.
L'insurrection des Asturies ne devança que de deux ou trois jours celle du nord de l'Espagne. À Burgos on ne pouvait remuer, car le maréchal Bessières y avait son quartier général. Mais à Valladolid, où ne se trouvait plus aucune des divisions du général Dupont, déjà transportées au delà du Guadarrama, à Léon, à Salamanque, à Benavente, à la Corogne enfin, la nouvelle des abdications avait soulevé tous les cœurs. Toutefois, les plaines de la Castille et du royaume de Léon, que la cavalerie française pouvait traverser au galop sans rencontrer d'obstacle, étaient trop ouvertes pour qu'on n'hésitât pas un peu plus long-temps à s'insurger. Ce fut la Galice, protégée comme les Asturies par des montagnes presque inaccessibles, qui répondit la première au signal d'Oviedo. Commencement d'agitation à la Corogne. La Corogne, capitale de cette province, renfermait encore un assez grand nombre de troupes espagnoles, bien que la plupart eussent suivi le général Taranco en Portugal. L'esprit de subordination militaire et administrative dominait dans cette province, l'un des centres de la puissance espagnole. Vains efforts du capitaine général Filangieri pour contenir cette agitation. Le capitaine général Filangieri, frère du célèbre jurisconsulte napolitain, homme sage, doux, éclairé, universellement aimé de la population, mais un peu suspect aux Espagnols en sa qualité de Napolitain, cherchait à maintenir l'ordre dans son commandement, et était du nombre des chefs militaires et civils qui ne considéraient l'insurrection ni comme prudente, ni comme profitable au pays. S'étant aperçu que le régiment de Navarre, qui tenait garnison à la Corogne, était prêt à donner la main aux insurgés, il l'avait envoyé au Ferrol. Il avait ainsi réussi à gagner quelques jours, car jusqu'au 30 mai l'insurrection, qui avait éclaté le 24 dans les Asturies, et qu'on disait accomplie ou près de l'être à Léon, à Valladolid, à Salamanque, avait été empêchée dans la Galice. La fête de saint Ferdinand devient l'occasion dont on se sert pour faire éclater l'insurrection. Mais le 30 était le jour de la fête de saint Ferdinand. On avait coutume ce jour-là d'arborer à l'hôtel du gouvernement et dans les lieux publics des drapeaux à l'effigie du saint. On ne l'avait pas osé cette fois, car en fêtant saint Ferdinand, on aurait semblé fêter le souverain détenu à Bayonne, et qui venait d'abdiquer. À ce spectacle, le peuple de la Corogne ne se contint plus. Une foule d'hommes, de femmes, d'enfants, vinrent devant le front des troupes qui protégeaient l'hôtel du gouvernement, en criant Vive Ferdinand! et en portant des images du saint. Les enfants, plus hardis, se jetèrent au milieu des soldats, qui laissèrent traverser leurs rangs. Les femmes suivirent, et bientôt l'hôtel du capitaine général fut envahi, ravagé, et surmonté des insignes du saint, que d'abord on n'avait pas arborés. Le capitaine général Filangieri lui-même se vit obligé de s'enfuir.
Aussitôt une junte fut formée, l'insurrection proclamée, la guerre déclarée à la France, une levée en masse ordonnée comme à Oviedo, et la distribution des fusils de l'arsenal faite à la multitude. Quarante ou cinquante mille fusils sortirent des arsenaux royaux pour armer tous les bras qui s'offrirent. Le régiment de Navarre fut immédiatement rappelé du Ferrol et reçu en triomphe. Les dons abondèrent de la part des grands et du clergé. Le trésor de Saint-Jacques de Compostelle envoya deux à trois millions de réaux. Cependant on estimait le capitaine général Filangieri, on sentait le besoin d'avoir à la tête de la junte un personnage aussi éminent, et on lui en offrit la présidence, qu'il consentit à accepter. Cet homme excellent, cédant, quoique à regret, à l'entraînement patriotique de ses concitoyens, se mit loyalement à leur tête, pour racheter par la sagesse des mesures la témérité des résolutions. Il rappela du Portugal les troupes du général Taranco; il versa la population insurgée dans les cadres des troupes de ligne pour les grossir; il employa le matériel considérable dont il disposait pour armer les nouvelles levées, et il se hâta ainsi d'organiser une force militaire de quelque valeur.
En attendant, il avait porté au débouché des montagnes de la Galice, afin d'arrêter les troupes ennemies qui viendraient des plaines de Léon et de la Vieille-Castille, ses corps les mieux organisés, entre Villafranca et Manzanal. Assassinat du capitaine général Filangieri. Mais, tandis qu'il veillait lui-même au placement de ses postes, quelques furieux qui ne lui pardonnaient ni des hésitations, ni une prudence peu en harmonie avec leurs passions désordonnées, l'égorgèrent atrocement dans les rues de Villafranca. Il y avait là un détachement du régiment de Navarre, irrité encore de quelques jours d'exil au Ferrol, et on attribua à ce régiment un crime qui devint le signal du massacre de la plupart des capitaines généraux.
La commotion de la Galice gagna sur-le-champ le royaume de Léon. À l'arrivée de 800 hommes de troupes envoyés de la Corogne à Léon, l'insurrection s'y produisit de la même manière et avec les mêmes formes. On institua une junte, on déclara la guerre, on décréta une levée en masse, on s'arma avec toutes les armes sorties des arsenaux d'Oviedo, du Ferrol et de la Corogne. À Léon on était déjà en plaine, et assez rapproché des escadrons du maréchal Bessières; mais à Valladolid on en était encore plus près. Néanmoins il suffisait à l'imprudent enthousiasme des Espagnols de ne pas voir ces escadrons, quoiqu'ils fussent à quelques lieues, pour éclater en mouvements insurrectionnels. Le capitaine général de Valladolid était don Gregorio de la Cuesta, vieux militaire, inflexible observateur de la discipline, esprit chagrin et morose, blessé au cœur comme tous les Espagnols des événements de Bayonne, mais n'imaginant pas qu'on pût résister à la puissance de la France, et porté à croire qu'il fallait recevoir d'elle la régénération de l'Espagne, en se dédommageant de la blessure faite à l'orgueil national par les biens qui résulteraient d'une réforme générale des anciens abus. Violence faite à don Gregorio de la Cuesta, gouverneur de la Vieille-Castille, pour l'obliger à proclamer l'insurrection. Un sentiment particulier agissait de plus sur son cœur, c'était l'aversion de la multitude et de son intervention dans les affaires de l'État. La populace de Valladolid, que les événements d'Oviedo, de la Corogne, de Léon avaient fort émue, et qui ne voulait pas se montrer plus insensible que les autres populations du nord à la nouvelle des abdications, s'assembla, courut sous les fenêtres du capitaine général Gregorio de la Cuesta, et l'obligea à paraître. Ce vieil homme de guerre, paraissant avec un visage mécontent, essaya d'opposer quelques raisons fort sensées à une levée de boucliers faite si près des troupes françaises; mais sa voix fut couverte de huées. Une potence apportée par des gens du peuple fut dressée en face de son palais, et, à ce spectacle, il se rendit, donnant son adhésion à ce qu'il regardait comme une folie. Valladolid eut sa junte insurrectionnelle, sa levée en masse et sa déclaration de guerre.
Ségovie, située à quelque distance sur la route de Madrid, quoique se trouvant à quelques lieues de la troisième division du général Dupont, la division Frère, qui était campée à l'Escurial, Ségovie s'insurgea aussi. Il y avait en cette ville, dans le château qui la domine, un collége militaire d'artillerie. Tout le collége se souleva, et, réuni au peuple, barricada la ville. À droite Ciudad-Rodrigo suivit le même exemple, et massacra son gouverneur, parce qu'il n'avait pas mis assez de promptitude à se prononcer. Madrid et Tolède contenus par la présence de l'armée française. La ville de Madrid tressaillit à ces nouvelles; mais le corps du maréchal Moncey, la garde impériale, la cavalerie entière de l'armée, et enfin la présence à l'Escurial, à Aranjuez, à Tolède du corps du général Dupont, ne lui permettaient guère de montrer ce qu'elle éprouvait. D'ailleurs cette capitale croyait avoir payé sa dette patriotique au 2 mai, et attendait que les provinces de la monarchie vinssent la débarrasser de ses fers. Tolède, qui avait fait mine de s'insurger quelques semaines auparavant, avait été promptement réprimée, et elle attendait aussi qu'on la délivrât, assistant avec une satisfaction mal dissimulée à l'élan universel de l'indignation nationale. La Manche partageait ce sentiment, et le prouvait en donnant asile aux déserteurs de l'armée, qui trouvaient partout logement, vivres, secours de tout genre pour gagner les provinces reculées, où il existait des rassemblements de troupes espagnoles.
Mais la riche et puissante Andalousie, comptant sur sa force et sur la distance qui la séparait des Pyrénées, aspirant à devenir le nouveau centre de la monarchie depuis que Madrid était occupé, avait ressenti des premières le coup porté à la dignité de la nation espagnole. Elle n'avait pas attendu comme quelques autres provinces la fête de saint Ferdinand. La nouvelle des abdications lui avait suffi, et le 26 mai au soir elle avait éclaté. Déjà depuis quelque temps on conspirait à Séville. Un noble espagnol, originaire de l'Estrémadure, le comte de Tilly, frère d'un autre Tilly qui avait figuré dans la révolution française, personnage inquiet, entreprenant, malfamé, porté aux nouveautés quelles qu'elles fussent, se concertait secrètement avec des hommes de toutes les classes, pour préparer un soulèvement contre les Français. Un autre personnage plus singulier, également étranger à Séville, mais s'y montrant beaucoup depuis les derniers événements, le nommé Tap y Nuñez, espèce d'aventurier faisant la contrebande avec Gibraltar, bon Espagnol du reste, doué au plus haut point du talent d'agir sur la multitude, avait acquis sur le bas peuple de cette ville un immense ascendant. Il s'entendit avec les conjurés du comte de Tilly, et la nouvelle des abdications étant venue, tous d'un commun accord choisirent le 26 mai, jour de l'Ascension, pour opérer le soulèvement de la province. Le 26 au soir, en effet, une foule assemblée par eux, et où figuraient des gens du peuple avec des soldats du régiment d'Olivenza, se rendit au grand établissement de la Maestranza d'artillerie, qui renfermait un riche dépôt d'armes, l'envahit et s'empara de ce qu'il contenait. En un instant le peuple de Séville fut armé, et parcourut dans une sorte d'ivresse les rues de cette grande cité. La municipalité, pour délibérer avec plus de calme et d'indépendance, avait abandonné l'Hôtel-de-Ville, et s'était transportée à l'hôpital militaire. On s'empara de l'Hôtel-de-Ville resté vacant, et on y institua une junte insurrectionnelle, comme cela se pratiquait alors dans toute l'Espagne. Ce fut le chef de la populace Tap y Nuñez, qui en désigna les membres, sous l'inspiration de ceux qui conspiraient avec lui. On choisit de ces hommes qui plaisent dans les temps d'agitation, c'est-à-dire des turbulents, et puis quelques hommes graves pour couvrir l'inconsistance des autres. Cette junte, toute pleine de l'orgueil andaloux, n'hésita pas à se proclamer Junte suprême d'Espagne et des Indes. Elle ne dissimulait pas, comme on le voit, l'ambition de gouverner l'Espagne pendant l'occupation des Castilles par les Français. Tout cela fut fait au milieu d'un enthousiasme impossible à décrire. Meurtre du comte del Aguila. Mais le lendemain cet enthousiasme devint sanguinaire, comme il fallait s'y attendre. L'autorité municipale, retirée à l'hôpital militaire, était suspecte comme toute autorité ancienne; car c'était, nous le répétons, la démagogie qui triomphait en ce moment sous le manteau du royalisme. On accusait cette autorité municipale de tiédeur patriotique, et même de secrète connivence avec le gouvernement de Madrid. Son chef, le comte del Aguila, gentilhomme des plus distingués de la province, vint en son nom se présenter à la junte pour lui offrir de se concerter avec elle. À sa vue, la multitude furieuse demanda sa tête. La junte, qui ne partageait pas les sentiments féroces de la populace, voulut le sauver, et pour cela feignit de l'envoyer prisonnier à l'une des tours de la ville. Pendant le trajet, le malheureux comte del Aguila fut enlevé par les insurgés, conduit violemment dans la cour de la prison, attaché à une balustrade et tué à coups de carabine; puis la multitude alla promener dans les rues les débris de son cadavre. Au milieu de l'ivresse populaire, et de la terreur qui commençait à s'emparer des classes élevées, on prit une suite de mesures dictées par les circonstances. Levée en masse et déclaration de guerre à la France. On décréta la déclaration de guerre à la France, la levée en masse de tous les hommes de 16 à 45 ans, l'envoi de commissaires dans toutes les villes de l'Andalousie, pour les soulever et les rattacher à la junte qui s'intitulait Junte suprême d'Espagne et des Indes. Ces commissaires durent aller à Badajoz, à Cordoue, à Jaen, à Grenade, à Cadix, au camp de Saint-Roque. Promesse de convoquer les Cortès pour corriger les abus de l'ancien régime. En déclarant la guerre à la France, on prit l'engagement de ne poser les armes que lorsque Napoléon aurait rendu Ferdinand VII à l'Espagne, et on promit de convoquer après la guerre les Cortès du royaume, afin d'opérer les réformes dont on sentait, disait-on, l'utilité, et appréciait le mérite, sans avoir besoin d'être initié par des étrangers à la connaissance des droits des peuples, car les nouveaux insurgés comprenaient la nécessité d'opposer au moins quelques promesses d'améliorations à la constitution de Bayonne.
C'était surtout vers Cadix que se tournaient tous les regards, car c'était là que résidait le capitaine général Solano, marquis del Socorro, qui réunissait au commandement de la province celui des nombreuses troupes répandues dans le midi de l'Espagne. On lui avait dépêché un commissaire pour le décider à prendre part à l'insurrection, et on en avait expédié un autre également au général Castaños, commandant le camp de Saint-Roque. Le comte de Téba, envoyé à Cadix, s'y présenta avec toute la morgue insurrectionnelle du moment. Il s'adressait mal en s'adressant au marquis del Socorro, caractère fougueux, altier, estimé de l'armée et aimé de la population. Celui-ci était, comme tous les militaires instruits, très-convaincu de la puissance de la France, et jugeait fort imprudente l'insurrection dans laquelle on se jetait aveuglément. Il l'avait dit en revenant du Portugal, soit à Badajoz, soit à Séville, avec une hardiesse de langage qui avait grandement offusqué les conspirateurs. On s'en souvenait, et on était à son égard rempli de défiance. Le général Solano convoqua chez lui une assemblée de généraux pour écouter les propositions de Séville. Cette assemblée fut d'avis, comme lui, que toutes les raisons militaires et politiques se réunissaient contre l'idée d'une lutte armée avec la France, et elle fit une déclaration dans laquelle, argumentant contre l'insurrection et concluant pour, elle ordonnait les enrôlements volontaires, se rendant ainsi par pure déférence à un vœu populaire qu'elle déclarait déraisonnable. La lecture de cette pièce, qui à côté d'un acte de condescendance plaçait un blâme, faite publiquement dans les rues de Cadix, y produisit l'émotion la plus vive. La foule se transporta chez le capitaine général. Un jeune homme se fit son orateur, discuta avec le général Solano, réussit à troubler ce brave militaire, habitué à commander, non à raisonner avec de tels interlocuteurs, et lui arracha la promesse que le lendemain la volonté populaire serait pleinement satisfaite. La multitude, contente pour la journée, voulut cependant se donner le plaisir de ravager, et courut à la maison du consul de France Leroy, qu'elle saccagea. Cet infortuné représentant de la France, naguère si redouté, n'eut d'autre ressource que de se réfugier à bord de l'escadre de l'amiral Rosily, qui depuis trois années attendait vainement dans les eaux de Cadix une occasion favorable pour sortir.
Le lendemain, la populace avait conçu un nouveau désir: elle voulait sans retard commencer la guerre contre la France, en accablant de tous les feux de la rade l'escadre de l'amiral Rosily. La multitude se repaissait avec transport de l'idée de ce triomphe, triomphe facile et bien insensé contre une marine alliée, au profit de la marine anglaise. Toutefois, il y avait quelque difficulté à détruire des vaisseaux montés et commandés par de braves gens, héros malheureux de Trafalgar, qui dans cette journée terrible bravaient la mort à leur poste, tandis que les marins espagnols fuyaient pour la plupart le champ de bataille. De plus, ils étaient tellement mêlés avec les bâtiments espagnols, que ceux-ci pouvaient être brûlés les premiers. C'est ce que disaient les hommes raisonnables de l'armée et de la marine. Ils ajoutaient qu'on avait dans le Nord la division du marquis de La Romana, laquelle pourrait bien expier les barbaries qu'on commettrait à l'égard des marins français. Cependant, la raison, l'humanité avaient en ce moment bien peu de chances de se faire écouter.
La réunion des généraux, convoquée de nouveau le lendemain par le marquis del Socorro, avait adhéré en tout au vœu du peuple, et plusieurs de ses membres avaient dans leurs entretiens rejeté lâchement sur le marquis la demi-résistance opposée la veille. Mais il restait à décider la question fort grave de l'attaque immédiate contre la flotte française. Cette question regardait les officiers de mer plus que les officiers de terre, et ils déclaraient unanimement qu'on s'exposerait, avant d'avoir satisfait la rage populaire, à faire brûler les vaisseaux espagnols. La communication de cet avis des hommes compétents, faite en place publique, avait amené encore une fois la populace devant l'hôtel de l'infortuné Solano. On lui avait aussitôt demandé compte de cette nouvelle résistance au vœu populaire, et on lui avait dépêché trois députés pour s'en expliquer avec lui. L'un des trois députés ayant paru à la fenêtre de l'hôtel pour rendre compte de sa mission, et ne pouvant se faire entendre au milieu du tumulte, la foule crut ou feignit de croire qu'on refusait de lui donner satisfaction, et envahit l'hôtel. Le marquis de Solano, voyant le péril, s'enfuit chez un Irlandais de ses amis établi à Cadix, et qui résidait dans son voisinage. Malheureusement un moine attaché à ses pas l'avait aperçu et dénoncé. Bientôt poursuivi par ces furieux, atteint, blessé dans les bras de la courageuse épouse de cet Irlandais, qui s'efforçait de l'arracher aux assassins, il fut conduit le long des remparts, criblé de blessures, et enfin renversé d'un coup mortel qu'il reçut avec le sang-froid et la dignité d'un brave militaire. C'est ainsi que le peuple espagnol préparait sa résistance aux Français, en commençant par égorger ses plus illustres et ses meilleurs généraux.
Thomas de Morla, hypocrite flatteur de la multitude, cachant sous beaucoup de morgue une lâche soumission à tous les pouvoirs, fut nommé par acclamation capitaine général de l'Andalousie. Sur-le-champ il entra en pourparlers avec l'amiral Rosily, et le somma de se rendre; ce que le brave amiral français déclara ne vouloir faire qu'après avoir défendu à outrance l'honneur de son pavillon. Thomas de Morla, toutefois, chercha à gagner du temps, n'osant ni résister au peuple espagnol, ni attaquer les Français, et, en attendant, s'appliqua à faire prendre aux vaisseaux espagnols une position moins dangereuse pour eux. Cadix eut aussi sa junte insurrectionnelle qui accepta la suprématie de celle de Séville, et se mit en communication avec les Anglais. Le gouverneur de Gibraltar, sir Hew Dalrymple, commandant les forces britanniques dans ces parages, et observant avec une extrême sollicitude ce qui se passait en Espagne, avait déjà envoyé des émissaires à Cadix pour négocier une trêve, offrir l'amitié de la Grande-Bretagne, ses secours de terre et mer, et une division de cinq mille hommes qui arrivait de Sicile. Les Espagnols acceptèrent la trêve, les offres d'alliance, mais s'arrêtèrent devant une mesure aussi grave que l'introduction dans leur port d'une flotte anglaise. Le souvenir de Toulon avait de quoi faire réfléchir les plus aveugles des hommes.
Tandis que ces choses se passaient à Cadix, le commissaire envoyé au camp de Saint-Roque n'avait pas eu de peine à se faire accueillir par le général Castaños, auquel la fortune destinait un rôle plus grand qu'il ne l'espérait et ne le désirait peut-être. Le général Castaños, comme tous les militaires espagnols de cette époque, ne savait de la guerre que ce qu'on en savait dans l'ancien régime, et particulièrement dans le pays le plus arriéré de l'Europe. Mais s'il ne surpassait pas beaucoup ses compatriotes en expérience militaire, il était politique avisé, plein de sens et de finesse, ne partageant aucune des sauvages passions du peuple espagnol. Il avait commencé par juger l'insurrection tout aussi sévèrement que le faisaient les autres commandants militaires ses collègues, s'en était expliqué franchement avec le colonel Rogniat, envoyé à Gibraltar pour faire une inspection de la côte, et avait paru accepter assez volontiers la régénération de l'Espagne par la main d'un prince de la maison Bonaparte, à ce point qu'à Madrid l'administration française, qui gouvernait en attendant l'arrivée de Joseph, avait cru pouvoir compter sur lui. Mais quand il vit l'insurrection aussi générale, aussi violente, aussi impérieuse, et l'armée disposée à s'y associer, il n'hésita plus, et se soumit aux ordres de la junte de Séville, blâmant au fond du cœur, mais fort en secret, la conduite qu'en public il paraissait suivre avec chaleur et conviction. Il y avait au camp de Saint-Roque de 8 à 9 mille hommes de troupes régulières. Il s'en trouvait autant à Cadix, sans compter les corps répandus dans le reste de la province; ce qui présentait un total disponible de 15 à 18 mille hommes de troupes organisées, propres à servir d'appui au soulèvement populaire, et de noyau à une nombreuse armée d'insurgés. En décernant à Thomas de Morla le titre de capitaine général, on réserva au général Castaños le commandement supérieur des troupes, qu'il accepta. Il eut ordre de les concentrer entre Séville et Cadix.
L'exemple donné par Séville fut suivi par toutes les villes de l'Andalousie. Jaen, Cordoue se déclarèrent en insurrection, et consentirent à relever de la junte de Séville. Cordoue, placée sur le haut Guadalquivir, confia le commandement de ses insurgés à un officier chargé ordinairement de poursuivre les contrebandiers et les bandits de la Sierra-Morena: c'était Augustin de Echavarri, habitué à la guerre de partisans dans les fameuses montagnes dont il était le gardien. Des brigands qu'il poursuivait d'habitude il fit ses soldats, en leur adjoignant les paysans de la haute Andalousie, et il se porta aux défilés de la Sierra-Morena pour en interdire l'accès aux Français.
L'Estrémadure avait ressenti l'émotion générale, car dans cette province reculée, fréquentée par les pâtres et peu par les commerçants, l'esprit nouveau avait moins pénétré que dans les autres, et la haine de l'étranger avait conservé toute son énergie. Quoique vivement agitée par la nouvelle des abdications et par le contre-coup de l'insurrection de Séville, elle ne se prononça que le 30 mai, jour de la Saint-Ferdinand. Comme à la Corogne, le peuple de Badajoz s'irrita de ne point voir paraître sur les murs de cette place le drapeau à l'effigie du saint, et de ne pas entendre le canon qui retentissait tous les ans le jour de cette solennité. Le peuple se porta aux batteries et trouva les artilleurs à leurs pièces, mais n'osant tirer le canon des réjouissances. Une femme hardie, les accablant de reproches, saisit la mèche des mains de l'un d'entre eux, et tira le premier coup. À ce signal toute la ville s'émut, se réunit, s'insurgea. On courut, selon l'usage, à l'hôtel du gouverneur, le comte de la Torre del Fresno, pour l'enrôler dans l'insurrection ou le tuer. C'était un militaire de cour, fort doux de caractère, suspect comme ami du prince de la Paix, et réputé peu favorable à la pensée téméraire d'un soulèvement général contre les Français. On commença à parlementer avec lui, et on fut bientôt mécontent de ses ambiguïtés. Un courrier porteur de dépêches étant survenu dans le moment, on en prit de l'ombrage. On prétendit que c'étaient des communications arrivées de Madrid, c'est-à-dire de l'autorité française, qui avait, disait-on, plus d'empire sur le capitaine général que les inspirations du patriotisme espagnol. Sous l'influence de ces propos, on envahit son hôtel, et on l'obligea lui-même à s'enfuir. Puis enfin, le poursuivant jusque dans un corps de garde où il avait cherché un asile, on l'égorgea entre les bras même de ses soldats. Après la mort de cet infortuné, on forma une junte qui accepta sans hésiter la suprématie de celle de Séville. On invita le peuple à prendre les armes, on lui distribua toutes celles que contenait l'arsenal de Badajoz, et comme on touchait à la frontière du Portugal, près d'Elvas, où se trouvait la division Kellermann, détachée du corps d'armée du général Junot, on appela tous les hommes de bonne volonté à la réparation des murs de Badajoz. On s'adressa aux troupes espagnoles entrées en Portugal, et on les exhorta à déserter. Badajoz leur offrait sur la frontière un asile assuré, et un utile emploi de leur dévouement.
À l'autre extrémité des provinces méridionales, Grenade s'insurgea également; mais, comme aux provinces moins promptes à s'émouvoir, il lui fallut, après l'émotion des abdications, la fête de saint Ferdinand pour se soulever. Elle était agitée à l'exemple de toute l'Espagne, lorsque le 29 mai un officier de la junte de Séville, entré avec fracas dans la ville au milieu d'un peuple disposé à la turbulence, attira la foule à sa suite chez le capitaine général Escalante. Celui-ci, homme prudent et timide, fut fort embarrassé de la proposition que lui apportait l'officier venu de Séville, et qui n'était pas moins que la proposition de s'insurger et de déclarer la guerre à la France. Il remit sa réponse au lendemain. Le lendemain 30 était le jour de la Saint-Ferdinand. On s'assembla tumultueusement, on demanda une procession en l'honneur du saint. Du saint on passa au roi prisonnier, qu'on proclama sous son titre de Ferdinand VII; puis on obligea le gouverneur général Escalante à former une junte insurrectionnelle dont il devint président. Envoi d'un commissaire à Gibraltar. La levée en masse fut aussitôt ordonnée, et suivie de la déclaration de guerre. Un jeune professeur de l'université, depuis ambassadeur et ministre, M. Martinez de la Rosa, fut envoyé à Gibraltar pour obtenir des munitions et des armes. Elles furent accordées avec empressement. Une nombreuse population fut aussitôt enrégimentée, et réunie tous les jours à la manœuvre. Il y avait, avons-nous dit, trois beaux régiments suisses, l'un à Malaga, l'autre à Carthagène, l'autre à Tarragone, que Napoléon voulait concentrer à Grenade pour les placer sur la grande route d'Andalousie, afin que le général Dupont, qui avait déjà rallié à lui les deux de Madrid, pût les recueillir en passant. Napoléon pensait qu'en plaçant ces cinq régiments auprès des Français, ils en suivraient tout à fait l'impulsion. Cette combinaison se trouva déjouée par l'insurrection de Grenade. Le régiment de Malaga fut amené à Grenade, et Théodore Reding, gouverneur de Malaga, Suisse d'origine, fut nommé commandant général des troupes de la province.
Le sang coula horriblement dans ces régions comme dans les autres. À Malaga, le vice-consul français et un autre personnage espagnol furent assassinés. À Grenade, don Pedro Truxillo, ancien gouverneur de Malaga, suspect pour son amitié et sa parenté avec les demoiselles Tudo, fut, d'après le vœu de la populace, arrêté et conduit à l'Alhambra. La junte, voulant le sauver, décida sa translation dans une prison plus sûre. Enlevé dans le trajet par la populace, il fut lâchement assassiné, et son corps traîné dans les rues. Deux autres personnages suspects, le corrégidor de Velez-Malaga et le nommé Portillo, savant économiste employé par le prince de la Paix à introduire la culture du coton en Andalousie, furent aussi arrêtés pour satisfaire aux mêmes exigences, mais conduits hors de la ville et déposés dans une chartreuse où l'on s'était figuré qu'ils seraient plus en sûreté. Les moines, profitant d'un jour de fête, où le peuple assemblé venait acheter et boire leur vin, excitèrent à l'assassinat des deux malheureux déposés dans leur couvent, et furent aussitôt obéis par des paysans ivres. L'infortuné corrégidor de Malaga et le savant Portillo furent indignement égorgés. Partout le ravage, le meurtre accompagnaient et souillaient le beau mouvement de la nation espagnole. Non loin de Grenade, à Jaen, qui s'était déjà insurgé, un crime odieux signalait la révolution nouvelle. Jaen, pour se débarrasser de son corrégidor, l'avait envoyé au Val de Peñas, et il y avait été fusillé par les paysans de la Manche.
Avant tous les soulèvements dont on vient de lire le récit, Carthagène avait arboré le drapeau de l'insurrection. Ce fut le 22 du mois de mai, à la nouvelle des abdications et de l'arrivée de l'amiral Salcedo, qui allait partir pour conduire des Baléares à Toulon la flotte déjà sortie, que Carthagène se souleva, par le double motif de proclamer le vrai roi, et de sauver la flotte espagnole. Une junte fut formée immédiatement, la levée en masse ordonnée, et un contre-ordre expédié à la flotte espagnole. Contre-ordre expédié à la flotte espagnole, qui des Baléares devait se rendre à Toulon. Le soulèvement de Carthagène livrait aux insurgés une masse immense d'armes et de munitions de guerre, qui furent sur-le-champ distribuées à toute la région voisine. Murcie, à l'appel de Carthagène, s'insurgea deux jours après, c'est-à-dire le 24 mai. Les volontaires des deux provinces se réunirent sous don Gonzalez de Llamas, ancien colonel d'un régiment de milice, chargé de les commander. Le rendez-vous assigné fut sur le Xucar, afin de donner la main aux Valenciens. (Voir la carte no 43.)
Dans le même instant, en effet, Valence venait de s'insurger aussi, et avec accompagnement de circonstances horribles. La riche et populeuse Valence, au milieu de sa belle Huerta, n'avait pas moins de prétention à dominer que Séville ou Grenade. Son peuple, vif, ardent, tumultueux, n'était capable de se laisser devancer par aucun autre. Ce fut le jour même de l'arrivée du courrier annonçant les abdications qu'il se souleva. Sur l'une des principales places de Valence, un harangueur populaire, lisant à la foule assemblée la Gazette de Madrid, qui contenait les abdications, déchira cette feuille en criant: À bas les Français! vive Ferdinand VII! Une foule immense se forma autour de lui, et courut chez les autorités pour les entraîner dans l'insurrection. Mais, avant tout, ce peuple voulut se donner un chef. Le père Rico, moine franciscain, mis à la tête du peuple de Valence. Il choisit un moine franciscain, le père Rico, qui était éloquent et audacieux, et le mit à sa tête pour aller parler aux autorités. Il se rendit alors chez le capitaine général, le comte de la Conquista, qu'il trouva, comme tous les capitaines généraux, peu enclin à lui complaire, par prudence et par aversion pour la multitude. Il l'entraîna néanmoins sans l'assassiner, se réservant de faire mieux peu de temps après; se porta ensuite au tribunal de l'Accord, principale magistrature de la province, et lui dicta ses résolutions, le moine Rico toujours parlant, ordonnant, décidant pour tous. Formation d'une junte insurrectionnelle. La formation d'une junte fut immédiatement résolue et exécutée. Les plus grands seigneurs du pays y siégèrent avec les plus vils agitateurs de la rue. Le comte de la Conquista ne paraissant ni assez zélé ni assez énergique, on choisit pour commander les troupes un grand d'Espagne, riche propriétaire de la province, le comte de Cerbellon. La levée en masse fut ordonnée, et des armes demandées à Carthagène, qui s'empressa de les envoyer.
Jusque-là tout était bien, au point de vue de l'insurrection et du patriotisme espagnol. Mais les autorités, quoique subjuguées, semblaient suspectes. Elles n'avaient en effet suivi qu'à contre-cœur un mouvement qui leur paraissait funeste, car il plaçait l'Espagne entre les armées françaises d'une part, et une populace furieuse de l'autre. On voulut donc s'assurer de ce qu'elles mandaient à Madrid, et on arrêta un courrier, dont on porta les dépêches chez le comte de Cerbellon, pour qu'elles fussent lues devant la multitude assemblée. Ces dépêches étaient effectivement de nature à faire égorger les fonctionnaires les plus élevés, car elles demandaient des secours à Madrid contre le peuple insurgé. Noble dévouement de la fille du comte de Cerbellon. La fille du comte de Cerbellon, présente à cette scène, s'apercevant du danger, se jeta sur ces dépêches, les déchira en mille pièces aux yeux étonnés de la foule, qui s'arrêta devant le courage de cette noble femme. Singulière nation, qui, comme toutes les nations encore simples, n'ayant que les vices et les vertus de la nature, mêlait à l'exemple des plus atroces barbaries celui des plus nobles dévouements!
Mais le peuple valencien se dédommagea bientôt du sang dont on venait de le priver. On avait remarqué qu'un seigneur de la province, don Miguel de Saavedra, baron d'Albalat, était peu exact aux séances de la junte, dont on l'avait nommé membre. Il s'y rendait rarement, parce que, colonel de milices, il avait, quelques années auparavant, pour rétablir l'ordre, fait feu sur la populace de Valence. Ce souvenir le troublait, et il restait volontiers à la campagne. Sur-le-champ, le bruit se répandit que le baron d'Albalat trahissait la cause de l'insurrection. On alla le chercher chez lui, on le conduisit à Valence, et il fut transporté chez le comte de Cerbellon, où ceux qui s'intéressaient à lui espéraient qu'il serait plus en sûreté. Le père Rico était accouru pour le sauver. Le comte de Cerbellon, moins courageux que sa fille, parut peu disposé à se compromettre pour un ancien ami qui venait lui demander la vie. Il imagina de l'envoyer à la citadelle, dont le peuple, grâce à la complicité des troupes, s'était rendu maître, et où l'on entassait tous ceux qu'on voulait arracher aux fureurs de la multitude. Le père Rico, plein de zèle pour la défense de ce malheureux, se mit à la tête de l'escorte, et parvint à le conduire à travers les rues de Valence, malgré les efforts d'une populace altérée de sang. Mais arrivé sur la principale place de la ville, la foule, devenue plus grande et plus compacte, força le carré de soldats au milieu duquel se trouvait l'infortuné baron d'Albalat, l'arracha des mains de ceux qui le défendaient, le tua sans pitié, et promena sa tête au bout d'une pique.
La consternation fut générale à Valence, surtout parmi les hautes classes, qui se voyaient traitées de suspectes, comme la noblesse française en 1793. Pour conjurer le danger, elles multipliaient les dons volontaires, s'enrôlaient dans les nouvelles levées, sans parvenir à calmer la défiance et la colère du peuple, qui s'accroissaient chaque jour. Il devenait évident, en effet, qu'une victime ne suffirait pas à sa rage sanguinaire. Le moine franciscain Rico sentait déjà son autorité minée par un rival. L'influence du père Rico détruite par celle du chanoine Calvo, scélérat venu de Madrid. Ce rival était un fanatique venu de Madrid, le chanoine Calvo, dont les passions s'étaient exaltées dans une lutte de jésuites contre jansénistes, lutte dans laquelle il avait soutenu les premiers contre les seconds. Il s'était rendu à Valence, croyant apparemment y trouver un champ plus vaste pour exercer ses fureurs. Il affectait une dévotion extrême, mettait plus de temps qu'aucun autre à dire la messe, et était devenu la principale idole de la populace. Calvo adopta le thème ordinaire de ceux qui dans les révolutions veulent en surpasser d'autres, et accusa le père Rico de tiédeur. Il y avait dans la citadelle de Valence trois ou quatre cents Français, négociants attirés dans cette ville par le commerce, et beaucoup d'entre eux établis depuis long-temps. On les avait mis en ce lieu par humanité, et pour les soustraire à la férocité de la multitude. Calvo dirige les fureurs de la populace valencienne contre les Français détenus à la citadelle. L'atroce Calvo avait persuadé à une bande fanatique que c'était là le seul holocauste agréable à Dieu, le seul digne de la cause qu'on servait. Horrible massacre de 300 Français détenus à la citadelle de Valence. Doutant de pouvoir pénétrer dans la citadelle avec sa troupe d'assassins, pour y consommer le crime abominable qu'il méditait, il aposta sa bande à une poterne qui donnait sur le rivage de la mer; puis il s'introduisit dans la citadelle, et, affectant l'humanité, il fit croire aux Français qu'ils allaient être tous égorgés s'ils ne s'enfuyaient précipitamment par la poterne qui conduisait au rivage. Ces infortunés, cédant à son conseil, sortirent tous, femmes et enfants, par la fatale issue qu'ils regardaient comme l'unique voie de salut. À peine avaient-ils paru, qu'à coups de fusil, de sabre, de couteau, ils furent, impitoyablement massacrés. Les assassins, gorgés de sang, épuisés de fatigue, demandaient grâce pour une soixantaine qui leur restaient à exterminer. Calvo, voyant que le zèle de ses sicaires allait défaillir, parut céder à leur vœu, et se chargea d'emmener avec lui les soixante victimes épargnées. Il les conduisit dans un lieu détourné, où une troupe fraîche acheva l'exécrable sacrifice. Ainsi nos malheureux compatriotes expiaient les fautes de leur gouvernement, sans y avoir aucune part!
Tout ce qui n'appartenait pas dans Valence à la plus vile populace, ressentit une douleur profonde. Le lendemain, le moine Rico, révolté de ces actes qui déshonoraient la cause de l'insurrection, essaya de dénoncer à l'honnêteté publique les crimes de Calvo. Mais il ne put prévaloir; Calvo l'emporta, et le père Rico fut obligé de se cacher. Calvo fut audacieusement proclamé membre de la junte, au grand scandale et au grand effroi de tous les honnêtes gens. Huit Français encore égorgés dans le sein même de la junte. Il restait huit malheureux Français échappés par miracle au massacre général. Ne sachant où se réfugier, ils étaient venus se jeter aux pieds de l'égorgeur, dans le sein même de la junte. Calvo les fit ou les laissa mettre à mort, et leur sang rejaillit sur les vêtements des membres de la junte, qui s'enfuirent saisis d'épouvante et d'horreur.
Toutefois, tant de crimes avaient enfin amené une réaction. Le père Rico reprit courage, sortit de sa retraite, se rendit à la junte, attaqua Calvo en face, le dénonça, le réduisit à se défendre, parvint à le déconcerter, et obtint son arrestation. Conduit d'abord aux Baléares, ramené à Valence, Calvo fut jugé, condamné, étranglé dans sa prison. Les honnêtes gens regagnèrent un peu d'ascendant sur les brigands qui avaient dominé Valence. Du reste, un grand zèle à s'armer, car on sentait qu'il faudrait bientôt se défendre contre la juste vengeance des Français, n'excusait point, mais rachetait quelque peu les crimes atroces dont Valence venait d'être l'odieux théâtre.
Toutes les villes de cette partie du littoral, telles que Castellon de la Plana, Tortose, Tarragone, suivirent l'exemple général. La puissante Barcelone, peuplée autant que la capitale des Espagnes, habituée sinon à commander, du moins à ne jamais obéir, brûlait de s'insurger. À la nouvelle des abdications, arrivée le 25 mai, toutes les affiches furent déchirées; un peuple immense se montra dans les lieux publics, la haine dans le cœur, la colère dans les yeux. Mais le général Duhesme, à la tête de douze mille hommes, moitié Français, moitié Italiens, contint le mouvement, et, du haut de la citadelle et du fort de Mont-Jouy, menaça d'incendier la ville si elle remuait. Sous cette main de fer, Barcelone trembla, mais ne se donna aucune peine pour dissimuler sa rage. Murat, toujours, dans l'illusion à l'égard de l'Espagne, avait rendu aux Catalans le droit de port d'armes, qui leur avait été enlevé sous Philippe V, voulant ainsi les récompenser de leur soumission apparente. Ils répondirent à ce témoignage de confiance en achetant sur-le-champ tout ce qu'il y avait de fusils, tout ce qu'il y avait de poudre et de plomb à vendre dans les dépôts publics, et on vit les paysans des montagnes et le peuple des villes aliéner ce qu'ils possédaient de plus précieux pour se procurer les moyens d'acquérir des armes. Chaque jour le moindre accident devenait à Barcelone un sujet d'émeute. Une pierre tombée du fort de Mont-Jouy avait atteint un pêcheur. Ce malheureux, blessé, disait-on, par les Français, fut promené sur un brancard dans toute la ville, pour exciter l'indignation publique. La présence de nos troupes comprima ce désordre naissant. Un autre jour, un fifre des régiments italiens vit un petit Espagnol le contrefaire en se moquant de lui. Le fifre ayant tiré son sabre pour se faire respecter, ce fut un nouveau tumulte, qui, cette fois, menaçait d'être général. Mais l'armée française réussit encore, par sa contenance, à arrêter l'insurrection. L'indiscipline des troupes italiennes, moins réservées dans leur conduite que les nôtres, contribuait aussi à l'irritation des Espagnols. Toutefois, les plus turbulents, se voyant serrés de si près, s'enfuirent à Valence, à Manresa, à Lerida, à Saragosse; et Barcelone devint, non pas plus amie des Français, mais plus calme.
Les autres villes de la Catalogne, Girone, Manresa, Lerida, s'insurgèrent. Tous les villages en firent autant. Cependant, Barcelone étant comprimée, la Catalogne ne pouvait rien entreprendre de bien sérieux, et c'était la preuve que si les précautions eussent été mieux prises, et que si des forces suffisantes eussent été placées à temps dans les principales villes d'Espagne, l'insurrection générale aurait pu être, sinon empêchée, du moins contenue, et fort ralentie dans ses progrès.
Saragosse, enfin, l'immortelle Saragosse, n'avait pas été la dernière, comme on le pense bien, à répondre au cri de l'indépendance espagnole. C'était le 24 mai, deux jours après Carthagène, deux jours avant Séville, et aussitôt que les Asturies, qu'elle s'était insurgée. À l'arrivée du courrier de Madrid portant la nouvelle des abdications, le peuple, à l'exemple des autres provinces, était accouru en foule à l'hôtel du capitaine général, don Juan de Guillermi, et, le trouvant timide comme les autres capitaines généraux, l'avait destitué, et remplacé par son chef d'état-major, le général Mori. Celui-ci, le lendemain 25, convoqua une junte pour satisfaire le peuple et s'entourer d'un conseil qui partageât sa responsabilité. Le général Mori et la junte, sentant le double danger d'être à la fois sous la main de la populace, et sous la main des Français qui remplissaient la Navarre, étaient fort hésitants. Joseph Palafox, ancien garde du corps, institué commandant en chef de l'Aragon. Le peuple, que le zèle le plus exalté aurait à peine satisfait, voulut, sans toutefois les égorger comme on fit ailleurs, se débarrasser de chefs qui ne partageaient pas son ardeur, et donna le commandement à un personnage célèbre, Joseph Palafox de Melzi, propre neveu du duc de Melzi, vice-chancelier du royaume d'Italie. C'était un beau jeune homme, de vingt-huit ans, ayant servi dans les gardes du corps, et connu pour avoir fièrement résisté aux désirs d'une reine corrompue, dont il avait attiré les regards. Attaché à Ferdinand VII, qu'il était allé visiter à Bayonne, et qu'il avait trouvé captif et violenté, il était venu à Saragosse sa patrie, attendant, caché dans les environs, le moment de servir le roi qu'il regardait comme seul légitime. Le peuple, informé de ces particularités, courut le chercher pour le nommer capitaine général. Joseph Palafox accepta, s'entoura d'un moine fort habile et fort brave, d'un vieil officier d'artillerie expérimenté, d'un ancien professeur qui lui avait donné des leçons, et suppléant par leurs lumières à ce qui lui manquait, car il ne savait ni la guerre ni la politique, il se mit à la tête des affaires de l'Aragon. Son âme héroïque devait bientôt lui tenir lieu de toutes les qualités du commandement. Palafox convoqua les Cortès de la province, ordonna une levée en masse, et appela aux armes la belle et vaillante population aragonaise. L'insurrection poussée jusqu'à Logroño, tout près de l'armée française. Son appel fut non-seulement écouté, mais partout devancé. Enfin, l'agitation, l'entraînement furent tels, que sur les confins de l'Aragon et de la Navarre, à Logroño, à cinq ou six lieues des troupes françaises, on s'insurgea. On en fit autant à Santander, sur notre droite, et en arrière même de nos colonnes.
Ainsi, en huit jours, du 22 au 30 mai, sans qu'aucune province se fût concertée avec une autre, toute l'Espagne s'était soulevée sous l'empire d'un même sentiment, celui de l'indignation excitée par les événements de Bayonne. Partout les traits caractéristiques de cette insurrection nationale avaient été les mêmes: hésitation des hautes classes, sentiment unanime et irrésistible des classes inférieures, et bientôt dévouement égal de toutes; formation locale de gouvernements insurrectionnels; levée en masse; désertion de l'armée régulière pour se joindre à l'insurrection; dons volontaires du haut clergé, ardeur fanatique du bas clergé; en un mot, partout patriotisme, aveuglement, férocité, grandes actions, crimes atroces; une révolution monarchique enfin procédant comme une révolution démocratique, parce que l'instrument était le même, c'était le peuple, et parce que le résultat promettait de l'être aussi, ce devait être la réforme des anciennes institutions, que l'on faisait espérer à l'Espagne, pour opposer à la France ses propres armes.
Ces insurrections spontanées, qui éclatèrent du 22 au 30 mai, ne furent que successivement et lentement connues à Bayonne, où résidait Napoléon, et où il résida pendant tout le mois de juin et les premiers jours de juillet. On ne sut d'abord que celles qui se produisirent à droite et à gauche de l'armée française, c'est-à-dire dans les Asturies, la Vieille-Castille, l'Aragon. La difficulté des communications toujours grande en Espagne, devenue plus grande en ce moment, car les courriers étaient non-seulement arrêtés, mais le plus souvent assassinés, fut cause que même à Madrid l'état-major français ne connaissait presque rien de ce qui se passait au delà de la Nouvelle-Castille et de la Manche. On savait seulement que dans les autres provinces il régnait un grand trouble, une extrême agitation; mais on ignorait les détails, et ce ne fut que peu à peu, et dans le courant de juin, qu'on apprit tout ce qui était arrivé à la fin de mai; encore ne parvint-on à l'apprendre que par les confidences ou par les bravades des Espagnols, qui racontaient à Madrid ce que des lettres particulières, portées par des messagers, leur avaient révélé.
Dès que Napoléon connut à Bayonne les événements d'Oviedo, de Valladolid, de Logroño, de Saragosse, qui s'étaient passés tout près de lui, et dont il ne fut informé que sept ou huit jours après leur accomplissement, il donna des ordres prompts et énergiques pour arrêter l'insurrection avant qu'elle se fût étendue et consolidée. Il avait eu soin de placer entre Bayonne et Madrid, sur les derrières du maréchal Moncey et du général Dupont, le corps du maréchal Bessières, composé des divisions Merle, Verdier et Lasalle. La division Merle avait été formée avec quelques troisièmes bataillons tirés des côtes, et avec les quatrièmes bataillons des légions de réserve. La division Verdier l'avait été avec les régiments provisoires, depuis le numéro 13 jusqu'au numéro 18[2], les douze premiers composant, comme on l'a vu, le corps du maréchal Moncey. Renforts préparés par Napoléon, afin de contenir l'insurrection espagnole. Dans le moment arrivaient les corps polonais admis au service de France, et consistant en un superbe régiment de cavalerie de 900 à 1,000 chevaux, célèbre depuis sous le titre de lanciers polonais; en trois bons régiments d'infanterie, de 15 à 1,600 hommes chacun, et connus sous le nom de premier, second, troisième de la Vistule. Napoléon avait enfin successivement amené, soit de Paris, soit des camps établis sur les côtes, les 4e léger et 15e de ligne, les 2e et 12e léger, les 14e et 44e de ligne, les faisant succéder les uns aux autres, de Paris au camp de Boulogne, du camp de Boulogne aux camps de Bretagne, des camps de Bretagne à Bayonne, de manière à leur ménager le temps de se reposer, et l'occasion d'être utiles là où ils s'arrêtaient. Il ordonna de plus d'expédier en poste deux bataillons aguerris de la garde de Paris. S'il n'avait donc pas sous la main l'étendue de ressources qui aurait pu suffire à comprimer immédiatement l'insurrection espagnole, il y suppléait avec son génie d'organisation, et il était déjà parvenu à réunir quelques forces, qui permettaient d'apporter au mal un premier remède, puisqu'il lui arrivait six régiments français d'ancienne formation et trois régiments polonais. Il arrivait aussi, sous le titre de régiments de marche, des détachements nombreux destinés à recruter les régiments provisoires[3], et qui, avant de se fondre dans ces derniers, rendaient des services tout le long de la route qu'ils avaient à parcourir.
Napoléon ordonna sur-le-champ au général Verdier de courir à Logroño avec 1,500 hommes d'infanterie, 300 chevaux et 4 bouches à feu, pour faire de cette ville un exemple sévère. Il ordonna au général Lefebvre-Desnoette, brillant officier commandant les chasseurs à cheval de la garde impériale, de se transporter à Pampelune avec les lanciers polonais, quelques bataillons d'infanterie provisoire, six bouches à feu, de ramasser en outre dans cette place quelques troisièmes bataillons qui en formaient la garnison, le tout présentant un total d'environ 4 mille hommes, et de se rendre à tire-d'aile sur Saragosse, pour faire rentrer dans l'ordre cette capitale de l'Aragon. Une députation composée de plusieurs membres de la junte devait précéder le général Lefebvre-Desnoette, et employer la persuasion avant la force; mais si la persuasion ne réussissait pas, la force devait être énergiquement appliquée au mal. Napoléon prescrivit au maréchal Bessières, dès que le général Verdier en aurait fini avec Logroño, de se reporter, avec la cavalerie du général Lasalle, sur Valladolid, pour ramener le calme dans la Vieille-Castille. Il expédia à Madrid le général Savary pour suppléer Murat malade, et donner des ordres sous son nom, sans que le commandement parût changé. Savary envoyé à Madrid pour suppléer Murat malade. Ordres relativement à Ségovie et à Valence. Il lui enjoignit de faire refluer de l'Escurial sur Ségovie insurgée la division Frère, la troisième du général Dupont, et d'expédier une colonne de 3 ou 4 mille hommes sur Saragosse, par un mouvement à gauche en arrière, sur Guadalaxara. Ayant recueilli quelques bruits vagues de l'insurrection de Valence, il prescrivit de faire partir de Madrid la première division du maréchal Moncey avec un corps auxiliaire espagnol, de diriger cette colonne jusqu'à Cuenca, de l'y retenir si les bruits de l'insurrection de Valence ne se confirmaient pas, et de la pousser sur cette ville s'ils se confirmaient. Cependant, comme c'était peu pour réduire une ville de 100 mille âmes (60 dans la ville, 40 dans la Huerta), Napoléon ordonna au général Duhesme d'envoyer de Barcelone sur Tarragone et Tortose la division Chabran, laquelle chemin faisant comprimerait les mouvements de la Catalogne, fixerait dans le parti de la France le régiment suisse de Tarragone, et déboucherait sur Valence par le littoral, tandis que le maréchal Moncey déboucherait sur cette ville par les montagnes.
Mais c'est surtout vers l'Andalousie et la flotte française de Cadix que Napoléon porta toute sa sollicitude. Dès les premiers moments il avait songé à diriger le général Dupont vers l'Andalousie, où il lui semblait qu'on avait laissé s'accumuler trop de troupes espagnoles, et où il craignait de plus quelque tentative de la part des Anglais. Direction donnée au corps du général Dupont. Il avait placé ce général en avant, avec une première division à Tolède, une seconde à Aranjuez, une troisième à l'Escurial, pour qu'il fût ainsi échelonné sur la route de Madrid à Cadix, lui recommandant expressément de se tenir prêt à partir au premier signal. À la nouvelle de l'insurrection, l'ordre de départ avait été expédié, et le général Dupont s'était mis en marche (fin de mai) vers la Sierra-Morena. Napoléon comptait sur ce général, qui jusqu'ici avait toujours été brave, brillant et heureux, et lui destinait le bâton de maréchal à la première occasion éclatante. Napoléon ne doutait pas qu'il ne la trouvât en Espagne. Cet infortuné général n'en doutait pas lui-même! Horrible et cruel mystère de la destinée, toujours imprévue dans ses faveurs et ses rigueurs!
Napoléon, qui ne voulait pas le lancer en flèche au fond de l'Espagne, sans moyens suffisants pour s'y soutenir, lui adjoignit divers renforts. Ne l'ayant expédié qu'avec sa première division, celle du général Barbou, il ordonna de porter la seconde à Tolède, pour qu'elle pût le rejoindre, s'il en avait besoin. Il voulut en outre qu'on lui donnât sur-le-champ toute la cavalerie du corps d'armée, les marins de la garde, qui devaient monter les deux nouveaux vaisseaux préparés à Cadix, enfin les deux régiments suisses de l'ancienne garnison de Madrid (de Preux et Reding), réunis en ce moment à Talavera. La division Kellermann, du corps d'armée de Junot, placée à Elvas sur la frontière du Portugal et de l'Andalousie, les trois autres régiments suisses de Tarragone, Carthagène et Malaga, que Napoléon supposait concentrés à Grenade, pouvaient porter le corps du général Dupont à 20 mille hommes au moins, même sans l'adjonction de ses seconde et troisième divisions, force suffisante assurément pour contenir l'Andalousie et sauver Cadix d'un coup de main des Anglais. Il fut prescrit au général Dupont de marcher en toute hâte vers le but qui préoccupait le plus Napoléon, c'est-à-dire vers Cadix et la flotte de l'amiral Rosily.
Il devait rester à Madrid, en conséquence de ces ordres, deux divisions du maréchal Moncey et deux divisions du général Dupont, car ces dernières, placées entre l'Escurial, Aranjuez et Tolède, étaient considérées comme à Madrid même. Il devait y rester en outre les cuirassiers et la garde impériale, c'est-à-dire environ 25 à 30 mille hommes, sans compter l'escorte de vieux régiments qui allaient accompagner le roi Joseph. On était fondé à croire que ce serait assez pour parer aux cas imprévus, ne sachant pas encore à quel point l'insurrection était intense, audacieuse et surtout générale. Ordre fut expédié de nouveau de construire dans Madrid, soit au palais royal, soit au Buen-Retiro, de véritables places d'armes, dans lesquelles on pût déposer les blessés, les malades, les munitions, les caisses, tout le bagage enfin de l'armée.
Ces ordres, donnés directement pour les provinces du nord, indirectement et par l'intermédiaire de l'état-major de Madrid pour les provinces du midi, furent exécutés sur-le-champ. Prompte dispersion des insurgés de Logroño par le général Verdier. Le général Verdier marcha le premier avec le 14e régiment provisoire, environ deux cents chevaux, et quatre pièces de canon, de Vittoria sur Logroño. Arrivé à la Guardia, loin de l'Èbre, il apprit que le pont sur lequel on passe l'Èbre pour se rendre à Logroño était occupé par les insurgés. Il passa l'Èbre à El-Ciego sur un bac, et le 6 juin au matin il se porta sur Logroño. Les insurgés, qui se composaient de gens du peuple et de paysans des environs, au nombre de 2 à 3 mille, avaient obstrué l'entrée de la ville en y accumulant toute espèce de matériaux. Ils avaient mis en batterie sept vieilles pièces de canon montées par des charrons du lieu sur des affûts qu'ils avaient façonnés eux-mêmes, et ils se tenaient derrière leurs grossiers retranchements, animés de beaucoup d'enthousiasme, mais de peu de bravoure. Après les premières décharges, ils s'enfuirent devant nos jeunes soldats, qui enlevèrent en courant tous les obstacles qu'on avait essayé de leur opposer. La défaite de ces premiers insurgés fut si prompte, que le général Verdier n'eut pas le temps de tourner Logroño pour les envelopper et faire des prisonniers. Nos fantassins dans l'intérieur de la ville, nos cavaliers dans la campagne, en tuèrent une centaine à coups de baïonnette ou de sabre. Nous n'eûmes qu'un homme tué et cinq blessés, mais parmi eux deux officiers. On prit aux insurgés leurs sept pièces de canon et 80 mille cartouches d'infanterie. L'évêque de Calahorra, qu'ils avaient malgré lui mis à leur tête, obtint la grâce de la ville de Logroño, qui fut à sa prière exemptée de tout pillage, et frappée seulement d'une contribution de 30 mille francs au profit des soldats, auxquels cette somme fut immédiatement distribuée.
Cette conduite des insurgés n'était pas faite pour donner une grande idée de la résistance que pourraient nous opposer les Espagnols. Le général Verdier rentra sur-le-champ à Vittoria, afin de remplacer au corps du maréchal Bessières les troupes des généraux Merle et Lasalle, qui venaient de partir pour Valladolid. Le général Lasalle, avec les 10e et 22e de chasseurs, et le 17e provisoire d'infanterie emprunté à la division Verdier; le général Merle avec toute sa division, composée d'un bataillon du 47e, d'un bataillon du 86e, d'un régiment de marche, d'un régiment des légions de réserve, s'étaient dirigés sur Valladolid par Torquemada et Palencia, en suivant les deux rives de la Pisuerga, qui coule des montagnes de la Biscaye dans le Duero, après avoir traversé Valladolid. Prise et répression de Ségovie par la division Frère. Pendant qu'ils se portaient ainsi en avant, le général Frère, au contraire, quittant l'Escurial, faisait un mouvement en arrière sur Ségovie insurgée. La Vieille-Castille était donc traversée par deux colonnes, l'une s'avançant sur la route de Burgos à Madrid, l'autre rebroussant chemin sur cette même route. Le général Frère, ayant une moindre distance à parcourir, arriva le premier sur Ségovie, qu'il trouva occupée par les élèves du collége d'artillerie, et par une nuée de paysans qui l'avaient envahie, en y commettant toutes sortes d'excès. Ils avaient complétement barricadé la ville, et mis en batterie l'artillerie que servaient les élèves du collége. Ces obstacles tinrent peu devant nos troupes, qui avaient toute l'ardeur de la jeunesse, et qui étaient depuis une année dans les rangs de l'armée sans avoir tiré un coup de fusil. Elles escaladèrent avec une incroyable vivacité les barricades de Ségovie, tuèrent à coups de baïonnette un certain nombre de paysans, et expulsèrent les autres, qui s'enfuirent après avoir pillé les maisons qu'ils étaient chargés de défendre. Les malheureux habitants s'étaient dispersés, pour ne pas se trouver exposés à tous les excès des défenseurs et des assaillants de leur ville. Ils n'évitèrent pas les excès des premiers, et furent, cette fois du moins, fort ménagés par les seconds. On dut comprendre pourquoi les classes aisées en Espagne inclinaient à la soumission envers la France, placées qu'elles étaient entre une populace sanguinaire et pillarde, et les armées françaises exaspérées. Le général Frère traita fort doucement la ville de Ségovie, mais s'empara de l'immense matériel d'artillerie renfermé dans le collége militaire.
Les prétendus défenseurs de Ségovie s'étaient repliés à la débandade sur Valladolid, comme s'ils eussent été poursuivis par le général Frère, qui n'avait cependant pas de cavalerie à lancer après eux. Meurtre de don Miguel de Cevallos, gouverneur du collége de Ségovie, par les défenseurs fugitifs de cette ville. Ils avaient amené avec eux à Valladolid le directeur du collége militaire de Ségovie, don Miguel de Cevallos. Suivant l'usage des soldats qui ont fui devant l'ennemi, les insurgés échappés de Ségovie prétendirent que M. de Cevallos, par sa lâcheté ou sa trahison, était l'auteur de leur défaite. Il n'en était rien pourtant, mais on le constitua prisonnier, et on le conduisit ainsi à Valladolid. Au moment où il y entrait, une grande rumeur éclata. Les nouvelles recrues de l'insurrection faisaient l'exercice à feu sur une place qu'il traversait. Elles se ruèrent sur lui, et malgré les cris de sa femme, qui l'accompagnait, malgré les efforts d'un prêtre qui, sous prétexte de recevoir sa confession, demandait qu'on lui accordât quelques instants, il fut impitoyablement égorgé, puis traîné dans les rues. Des femmes furieuses promenèrent dans Valladolid les lambeaux sanglants de son cadavre.
Ce triste événement, qui faisait suite à tant d'autres du même genre, causa au capitaine général, don Gregorio de la Cuesta, devenu malgré lui chef de l'insurrection de la Vieille-Castille, une impression douloureuse et profonde. Aussi n'osa-t-il pas résister aux cris d'une populace extravagante, qui demandait qu'on courût en toute hâte au-devant de la colonne française en marche de Burgos sur Valladolid. C'était, comme nous l'avons dit, celle des généraux Lasalle et Merle, partis de Burgos avec quelques mille hommes d'infanterie et un millier de chevaux, c'est-à-dire deux ou trois fois plus de forces qu'il n'en fallait pour mettre en fuite tous les insurgés de la Vieille-Castille. Le vieux et chagrin capitaine général pensait avec raison que c'était tout au plus si on pourrait, dans une ville bien barricadée, et avec la résolution de se défendre jusqu'à la mort, tenir tête aux Français. Mais il regardait comme insensé d'aller braver en rase campagne les plus vigoureuses troupes de l'Europe. Menacé cependant d'un sort semblable à celui de don Miguel de Cevallos s'il résistait, il sortit avec cinq à six mille bourgeois et paysans encadrés dans quelques déserteurs de troupes régulières, cent gardes du corps fugitifs de l'Escurial, quelques centaines de cavaliers du régiment de la reine, et plusieurs pièces de canon. Il se posta au pont de Cabezon, sur la Pisuerga, à deux lieues en avant de Valladolid, point par lequel passait la grande route de Burgos à Valladolid.
Le général Lasalle avait balayé les bandes d'insurgés postées sur son chemin, notamment au bourg de Torquemada, qu'il avait assez maltraité. À Palencia, l'évêque était sorti à sa rencontre, à la tête des principaux habitants, demandant la grâce de la ville. Le général Lasalle la leur avait accordée en exigeant seulement quelques vivres pour ses soldats. Le 12 juin au matin, il arriva en vue du pont de Cabezon, où don Gregorio de la Cuesta avait pris position. Les mesures du général espagnol ne dénotaient ni beaucoup d'expérience ni beaucoup de coup d'œil. Il avait mis en avant du pont sa cavalerie, derrière sa cavalerie une ligne de douze cents fantassins, ses canons sur le pont même, quelques paysans en tirailleurs le long des gués de la Pisuerga, et en arrière, au delà de la rivière, sur des hauteurs qui en dominaient le cours, le reste de son petit corps d'armée. Le général Lasalle, amenant deux régiments de cavalerie et les voltigeurs du 17e provisoire, fit attaquer l'ennemi avec sa résolution accoutumée. Sa cavalerie culbuta celle des Espagnols, qu'elle jeta sur leur infanterie. Nos voltigeurs chargèrent ensuite cette infanterie, et la poussèrent tant sur le pont que sur les gués de la rivière. Il y eut là une confusion horrible, car fantassins, cavaliers, canons se pressaient sur un pont étroit, sous le feu des troupes espagnoles de la rive opposée, qui tiraient indistinctement sur amis et ennemis. Le général Merle ayant appuyé le général Lasalle avec toute sa division, le pont fut franchi, et la position au delà de la Pisuerga promptement enlevée. La cavalerie sabra les fuyards, dont elle tua un assez grand nombre. Quinze morts, vingt ou vingt-cinq blessés composèrent notre perte; cinq ou six cents morts et blessés, celle des Espagnols. Le général Lasalle entra sans coup férir dans Valladolid consternée, mais presque heureuse d'être délivrée des bandits qui l'avaient occupée sous prétexte de la défendre. Le plus grand chagrin des Espagnols était d'avoir vu leur principal général battu si vite et si complétement. Don Gregorio de la Cuesta se retira avec quelques cavaliers sur la route de Léon, entouré d'insurgés qui fuyaient à travers champs, et leur disant à tous qu'on n'avait que ce qu'on méritait en allant avec des bandes indisciplinées braver des troupes régulières et habituées à vaincre l'Europe.
Le général Lasalle ramassa dans Valladolid une grande quantité d'armes, de munitions, de vivres, et ménagea la ville. Les affaires de Logroño, de Ségovie, de Cabezon, n'indiquaient jusqu'ici que beaucoup de présomption, d'ignorance, de fureur, mais encore aucune habitude de la guerre, et surtout aucune preuve de cette ténacité qu'on rencontra plus tard. Aussi, bien que dans l'armée on commençât à savoir que l'insurrection était universelle, on ne s'en inquiétait guère, et on croyait que ce serait une levée de boucliers générale à la vérité, mais partout aussi facile à comprimer que prompte à se produire. Ce qui se passait alors en Aragon était de nature à inspirer la même confiance. Le général Lefebvre-Desnoette, arrivé à Pampelune, y avait organisé sa petite colonne, forte, comme nous l'avons dit, de trois mille fantassins et artilleurs, d'un millier de cavaliers, et de six bouches à feu. Affaire du général Lefebvre à Tudela, contre les insurgés de Saragosse. Ses dispositions achevées, il partit le 6 juin de Pampelune, laissant dans cette ville la députation qu'on avait chargée d'aller porter à Saragosse des paroles de paix, car la violence que les insurgés montraient partout indiquait assez que la lance des Polonais était le seul moyen auquel on pût recourir dans le moment. En marche sur Valtierra le 7, le général Lefebvre trouva partout les villages vides et les paysans réunis aux rebelles. Arrivé à Valtierra même, il apprit que le pont de Tudela sur l'Èbre était détruit, et que toutes les barques existant sur ce fleuve avaient été enlevées et conduites à Tudela. Il s'arrêta à Valtierra pour se procurer des moyens de passer l'Èbre. Il fit descendre de la rivière d'Aragon dans l'Èbre de grosses barques qui servaient de bacs, les disposa en face de Valtierra, et franchit l'Èbre sur ce point. Le lendemain 8, il se porta devant Tudela. Une nuée d'insurgés battaient la campagne, et tiraillaient en se cachant derrière les buissons. Le gros du rassemblement, fort de 8 à 10 mille hommes, était posté sur les hauteurs en avant de cette ville. Le marquis de Lassan, frère de Joseph Palafox, les commandait. Le général Lefebvre, se faisant précéder par ses voltigeurs et de nombreux pelotons de cavalerie, les ramena de position en position jusque sous les murs de Tudela. Parvenu en cet endroit, il essaya de parlementer pour éviter les moyens violents, et surtout la nécessité d'entrer dans Tudela de vive force. Mais on répondit par des coups de fusil à ses parlementaires, et même on fit feu sur lui. Alors il ordonna une charge à la baïonnette. Ses jeunes soldats, toujours ardents, abordèrent au pas de course les positions de l'ennemi, le culbutèrent et lui prirent ses canons. Les lanciers se jetèrent au galop sur les fuyards, et en abattirent quelques centaines à coups de lance. On entra dans Tudela au pas de charge, et, dans les premiers instants, les soldats se mirent à piller la ville. Mais l'ordre fut bientôt rétabli par le général Lefebvre, et grâce faite aux habitants. Nous n'avions eu qu'une dizaine d'hommes morts ou blessés, contre trois ou quatre cents hommes tués aux insurgés, les uns derrière leurs retranchements, les autres dans leur fuite à travers la campagne.
Maître de Tudela, et trouvant le pont de cette ville détruit, toute la campagne insurgée au loin, le général Lefebvre-Desnoette, avant de se porter en avant, crut devoir assurer sa marche, en désarmant les villages environnants, et en rétablissant le pont de Tudela, qui est la communication nécessaire avec Pampelune. Il employa donc les journées des 9, 10 et 11 juin à rétablir le pont de l'Èbre, à battre la campagne, à désarmer les villages, faisant passer au fil de l'épée les obstinés qui ne voulaient pas se rendre. Nouvelle affaire à Mallen. Le 12, après avoir assuré ses communications, il se remit en marche, et le 13 au matin, arrivé devant Mallen, il rencontra encore les insurgés ayant le marquis de Lassan en tête, et forts de deux régiments espagnols et de 8 à 10 mille paysans. Après avoir replié les bandes qui étaient répandues en avant de Mallen, il fit attaquer la position elle-même. Ce n'était pas difficile, car ces insurgés indisciplinés, après avoir fait un premier feu, se retiraient en fuyant derrière les troupes de ligne, tirant par-dessus la tête de celles-ci, et tuant plus d'Espagnols que de Français. Le général Lefebvre ayant attaqué l'ennemi par le flanc le culbuta sans difficulté, et renversa tout ce qui était devant lui. Les lanciers polonais, envoyés à la poursuite des fuyards, ne leur firent aucun quartier. Animés à cette poursuite, ils franchirent pour les atteindre l'Èbre à la nage, et en tuèrent ou blessèrent plus d'un millier. Notre perte n'avait guère été plus considérable que dans l'affaire de Tudela, et ne montait pas à plus d'une vingtaine d'hommes. La vivacité des attaques, le peu de tenue des paysans espagnols, l'embarras des troupes de ligne, placées le plus souvent entre notre feu et celui des fuyards, la confusion enfin de toutes choses parmi les insurgés, expliquaient la brièveté de ces petits combats, l'insignifiance de nos pertes, l'importance de celles de l'ennemi, qui périssait moins dans l'action que dans la fuite, et sous la lance des Polonais.
Le 14, le général Lefebvre, continuant sa marche vers Saragosse, rencontra encore les insurgés postés sur les hauteurs d'Alagon, les traita comme à Tudela et à Malien, et les obligea à se retirer précipitamment. Toutefois, à cause de la fatigue des troupes, il ne les poursuivit pas aussi loin que les jours précédents, et remit au lendemain son apparition devant Saragosse.
Il y arriva le lendemain 15 juin. Il aurait voulu y entrer de vive force; mais pénétrer, avec 3 mille hommes d'infanterie, mille cavaliers et six pièces de 4, dans une ville de 40 à 50 mille âmes, remplie de soldats et surtout d'une nuée de paysans résolus à se défendre en furieux, dans une ville dont la destruction les intéressait peu, puisqu'ils étaient tous habitants des villages voisins, n'était pas chose facile. Impossibilité de brusquer la prise de cette ville importante, et nécessité de s'y arrêter. Un vieux mur, flanqué d'un côté par un fort château, et de distance en distance par plusieurs gros couvents, et aboutissant par ses deux extrémités à l'Èbre, entourait Saragosse (voir la carte no 45). Bien qu'une grande confusion régnât au dedans, que troupes régulières, insurgés, habitants, fussent assez mécontents les uns des autres, les troupes se plaignant des bandits qui pillaient, assassinaient, ne savaient que fuir, les bandits se plaignant des troupes qui ne les empêchaient pas d'être battus, il n'y avait sur la question de la défense qu'un sentiment, celui de résister à outrance et de ne livrer la ville qu'en cendres. Ces paysans pillards et fanatiques, animés du besoin de s'agiter après une longue inaction, quoique inutiles et lâches en rase campagne, se montraient de vaillants défenseurs derrière les murailles d'une ville dont ils étaient les maîtres. Le brave Palafox d'ailleurs partageait leurs sentiments, et le parti de sacrifier la ville étant pris par ceux auxquels elle n'appartenait pas, la surprendre devenait impossible. Aussi, dès que le général Lefebvre parut sous ses murs avec sa petite troupe, il la vit remplie jusque sur les toits d'une immense population de furieux, et entendit partir de toutes parts une incroyable grêle de balles. Il lui fallut s'arrêter, car sa principale force consistait en cavalerie, et il n'avait en fait d'artillerie que six pièces de 4. Il campa sur les hauteurs à gauche, près de l'Èbre, et manda sur-le-champ ses opérations au quartier général à Bayonne, réclamant l'envoi de forces plus considérables en infanterie et en artillerie, afin d'abattre les murailles qu'il avait devant lui, et qui ne consistaient pas seulement dans le mur enveloppant Saragosse, mais dans une multitude de vastes édifices qu'il faudrait, le mur pris, conquérir l'un après l'autre.
En Catalogne, la situation offrait des difficultés d'une autre nature, mais plus graves peut-être. Au lieu de trouver tout facile dans la campagne, tout difficile devant la capitale, c'était exactement le contraire; car la capitale, Barcelone, était dans nos mains, et la campagne présentait un pays montagneux, hérissé de forteresses et de gros bourgs insurgés. Le général Duhesme, avec environ 6 mille Français, 6 mille Italiens, se voyait comme bloqué dans Barcelone, depuis l'insurrection générale des derniers jours de mai. Girone, Lerida, Manresa, Tarragone et presque tous les bourgs principaux étaient en pleine insurrection, et les paysans descendaient jusque sous les murs de la ville, pour tirer sur nos sentinelles. Néanmoins, ayant reçu le 3 juin l'ordre qui lui prescrivait de diriger la division Chabran sur la route de Valence, afin qu'elle donnât la main au maréchal Moncey, il la fit partir le 4, en lui assignant la route de Lerida, de manière qu'elle pût observer chemin faisant ce qui se passait en Aragon. Le général Chabran, à la tête d'une bonne division française, n'éprouva pas beaucoup d'obstacles le long de la grande route, sur laquelle il se tint constamment, traita bien les habitants, en obtint des vivres qu'on ne pouvait pas refuser à la force de sa division, et parvint presque sans coup férir à Tarragone. Il y arriva fort à propos pour prévenir les suites de l'insurrection, car le régiment suisse de Wimpfen, qui l'occupait, hésitait encore. Le général Chabran pacifia Tarragone, exigea des officiers suisses leur parole d'honneur de rester fidèles à la France, qui consentait à les prendre à son service, et remit tout en ordre, du moins pour un moment, dans cette place importante.
Mais c'était précisément sa sortie de Barcelone, et la division des forces françaises, que les insurgés attendaient pour accabler nos troupes. Le fameux couvent du Mont-Serrat, situé au milieu des rochers, dans la ceinture montagneuse qui enveloppe Barcelone, passait pour être le foyer de l'insurrection. La rivière du Llobregat, qui coupe cette ceinture montagneuse avant de se jeter dans la mer, est l'un des obstacles qu'il faut franchir pour se rendre au Mont-Serrat. La prétention des insurgés était de s'emparer du cours de cette rivière, de s'y établir fortement, d'enfermer ainsi le général Duhesme dans la capitale, et de le couper de Tarragone; car le Llobregat coule au midi de Barcelone, entre cette ville et Tarragone. Combats du général Schwartz aux environs du Llobregat. Le général Duhesme, voulant fouiller le Mont-Serrat, et empêcher les insurgés de prendre position entre lui et le général Chabran, fit sortir le général Schwartz à la tête d'une colonne d'infanterie et de cavalerie, avec ordre de se porter sur le Llobregat, de le franchir et d'aller ensuite par Bruch faire une apparition au Mont-Serrat. Cet officier, parti le 5 juin, ne trouva d'abord que des insurgés, qui lui cédèrent le terrain sans le disputer. Il franchit le Llobregat, traversa aussi aisément Molins del Rey, Martorell, Esparraguera, et parvint ainsi jusqu'à Bruch. Mais arrivé en cet endroit, dès qu'il voulut se diriger sur le Mont-Serrat, il entendit sonner le tocsin dans tous les villages, vit une nuée de tirailleurs l'assaillir, apprit que partout autour de lui on barricadait les villages, détruisait les ponts, rendait les routes impraticables, et, de peur d'être enveloppé, il prit le parti de rebrousser chemin. Il eut alors des difficultés de tout genre à vaincre, et particulièrement dans le bourg d'Esparraguera, qui présentait une longue rue barricadée. Il lui fallut à chaque pas livrer des combats acharnés. Les hommes tiraient des fenêtres; les femmes, les enfants jetaient du haut des toits des pierres et de l'huile bouillante sur la tête des soldats. Enfin, au passage d'un pont qu'on avait détruit de manière qu'il s'écroulât au premier ébranlement, l'une de nos pièces de canon s'abîma avec le pont lui-même, au moment où elle y passait. Le général Schwartz, après avoir eu beaucoup de morts et de blessés, rentra dans Barcelone le 7 juin, exténué de fatigue. Il était évident que ces paysans fanatiques, sans force en rase campagne, deviendraient fort redoutables derrière des maisons, des rues barricadées, des ponts obstrués, des rochers, des buissons, derrière tout obstacle enfin dont ils pourraient se couvrir pour combattre.
Le 8 et le 9 juin, les insurgés, enhardis par la retraite du général Schwartz, eurent l'audace de venir s'établir sur le Llobregat, occupant en force les villages de San-Boy, San-Felice, Molins del Rey. Leur plan consistait toujours à envelopper le général Duhesme, et à intercepter les communications entre lui et le général Chabran. Sortie brillante et heureuse contre les insurgés postés sur le Llobregat. Le général Duhesme sentit qu'il était impossible de laisser s'accomplir un pareil dessein, et il sortit le 10 juin de Barcelone en trois colonnes, pour enlever la position des insurgés. Arrivés à la pointe du jour le long du Llobregat, nos soldats le traversèrent, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, coururent ensuite sur les villages occupés par l'ennemi, les enlevèrent à la baïonnette, y prirent beaucoup d'insurgés, dont ils tuèrent un nombre considérable, et punirent San-Boy en le livrant aux flammes. Le soir ils rentrèrent triomphants dans Barcelone, amenant l'artillerie ennemie, au grand étonnement du peuple qui avait espéré ne pas les revoir. Ce fait d'armes imposa un peu à la population tumultueuse de cette grande ville, et maintint dans leur hésitation les classes aisées, qui, là comme partout, étaient partagées entre leur orgueil national profondément blessé, et la crainte d'une lutte contre la France, sous la domination d'une multitude effrénée. Cependant le général Duhesme, inquiet pour le général Chabran, qui était loin de lui à Tarragone, écrivit à Bayonne que la course prescrite à ce général pour donner la main au maréchal Moncey sous les murs de Valence, présentait les plus grands périls, tant pour la division Chabran elle-même que pour les troupes restées à Barcelone. Il demanda par ces motifs la permission de le rappeler.
Tels étaient les événements au nord de l'Espagne en conséquence des ordres envoyés de Bayonne même aux troupes qui se trouvaient entre les Pyrénées et Madrid. Les ordres transmis par l'intermédiaire de l'état-major de Madrid aux troupes qui devaient agir dans le Midi, s'exécutèrent avec la même ponctualité. Murat était toujours dans un état à ne pouvoir rien ordonner; mais le général Belliard, en attendant l'arrivée du général Savary, expédia lui-même au maréchal Moncey et au général Dupont les instructions de l'Empereur. Le maréchal Moncey, avec sa première division, que commandait le général Musnier, partit de Madrid pour se diriger par Cuenca sur Valence. Le général Dupont partit de Tolède avec sa première division, que commandait le général Barbou, pour se diriger à travers la Manche sur la Sierra-Morena. Il resta donc à Madrid même deux divisions du maréchal Moncey, la garde impériale et les cuirassiers. La division Vedel, seconde de Dupont, prit à Tolède la position laissée vacante par la division Barbou. La division Frère, troisième de Dupont, revenue de Ségovie à l'Escurial, prit à Aranjuez la position laissée vacante par la division Vedel. Il restait par conséquent dans la capitale et dans les environs à peu près 30 mille hommes d'infanterie et de cavalerie, ce qui suffisait pour le moment. Il n'en fut détaché qu'une colonne de près de 3 mille hommes, qu'on voulait par la province de Guadalaxara diriger sur Saragosse, et qui ne dépassa point Guadalaxara.
Le maréchal Moncey se mit en marche le 4 juin avec un corps français de 8,400 hommes, dont 800 hussards et 16 bouches à feu. Il devait être suivi de 1,500 hommes de bonne infanterie espagnole et de 500 cavaliers de la même nation; ce qui aurait porté son corps à plus de 10 mille hommes, et à 15 ou 16 mille sous Valence, en supposant sa réunion avec le général Chabran. Malheureusement cette dernière réunion était fort douteuse, et de plus, dans la nuit qui précéda le départ de la division française, les deux tiers des troupes espagnoles désertèrent, défection qui affaiblit tellement le corps auxiliaire que ce n'était plus la peine de le faire partir. Le maréchal Moncey entreprit donc son expédition avec 8,400 hommes de troupes françaises, jeunes, mais ardentes, et très-bien disciplinées. Il coucha le premier jour à Pinto, le deuxième à Aranjuez, le troisième à Santa-Cruz, le quatrième à Tarancon, parcourant chaque jour une distance très-courte, pour ne pas fatiguer ses soldats, et les habituer à la chaleur ainsi qu'à la marche. Arrivé le 7 à Tarancon, le maréchal Moncey leur accorda un séjour et les y laissa la journée du 8. Le maréchal Moncey ménageait à la fois ses soldats et les habitants; il obtint partout des vivres et un bon accueil. Les Espagnols le connaissaient depuis la guerre de 1793, et il avait conservé une réputation d'humanité qui le servait auprès d'eux. Il faut ajouter que dans ces provinces du centre, nulle ville importante n'ayant donné l'élan patriotique, le calme était demeuré assez grand. Le maréchal Moncey n'eut donc aucune difficulté à vaincre, soit pour marcher, soit pour vivre. Le 9, il alla coucher à Carrascosa, le 10 à Villar-del-Horno, le 11 à Cuenca.
Arrivé dans cette ville, il voulut s'y arrêter pour se procurer des nouvelles tant de Valence que du général Chabran, sur lequel il comptait pour accomplir sa mission. Mais les montagnes qui le séparaient à gauche de la basse Catalogne, à droite de Valence, ne laissaient parvenir jusqu'à lui aucune nouvelle. Quant à Valence, rien ne passait le défilé de Requena. Tout ce qu'on savait, c'est que l'insurrection y était violente et persévérante, que d'affreux massacres y avaient été commis, et qu'on ne viendrait à bout de la population soulevée que par la force. Le maréchal Moncey, qui était informé de l'arrivée du général Chabran à Tarragone, et qui calculait que pour se porter à Tortose et Castellon de la Plana, le long de la mer, il faudrait à ce général jusqu'au 25 juin, lui expédia l'ordre de s'y rendre sans retard, et fit ses dispositions de manière à ne pas déboucher lui-même dans la plaine de Valence avant le 25 juin. Il prit le parti de séjourner à Cuenca jusqu'au 18, d'en partir ensuite pour Requena, et de ne forcer les défilés des montagnes de Valence qu'au moment opportun pour agir de concert avec le général Chabran. Il se proposait pendant ces six jours passés à Cuenca de faire reposer ses troupes, de pourvoir à ses transports, de se procurer des détails sur la route difficile et peu fréquentée qu'il allait parcourir. Cette manière méthodique d'opérer pouvait assurément avoir des avantages, mais de funestes conséquences aussi; car elle donnait à l'insurrection le temps de s'organiser, et de s'établir solidement à Valence.
Pendant ce temps, le général Dupont marchait d'un tout autre pas vers l'Andalousie. Parti vers la fin de mai de Tolède, il avait été rejoint en route par les dragons du général Pryvé, qui remplaçaient les cuirassiers à son corps, par les marins de la garde impériale, et par les deux régiments suisses de Preux et Reding. On pouvait évaluer la division Barbou à 6 mille hommes présents sous les armes; les marins de la garde, à environ 5 ou 600 hommes, excellents dans tous les services de terre et de mer; la cavalerie, composée de chasseurs et dragons, à 2,600; l'artillerie et le génie, à 7 ou 800; les Suisses, à 2,400: total, 12 à 13 mille hommes présents au drapeau[4]. Le général Dupont traversa la Manche sans difficulté, trouvant cette province, ordinairement déserte, encore plus déserte que de coutume, apercevant partout dans les bourgs et villages les signes d'une haine contenue mais violente, et obligé de marcher avec des précautions infinies pour ne laisser aucun traînard en arrière. État des choses dans la Manche et l'Andalousie lorsque le général Dupont y arrive. Il franchit, sans éprouver de résistance, les redoutables défilés de la Sierra-Morena (voir la carte no 44), et arriva le 3 juin à Baylen, lieu de sinistre mémoire, et qu'il ne prévoyait pas alors devoir être pour lui le théâtre du plus affreux malheur. Là, il apprit l'insurrection de Séville et du midi de l'Espagne, le soulèvement de toutes les populations, et la réunion des troupes de ligne aux insurgés. Toutefois on doutait encore de la conduite du général Castaños, commandant le camp de Saint-Roque, et on se flattait de le conserver à la cause de la royauté nouvelle, car plusieurs entretiens récents qu'il avait eus avec des officiers français avaient décelé beaucoup d'hésitation et même une désapprobation marquée de l'insurrection. Ce qui était certain, c'est que les trois régiments suisses de Tarragone, de Carthagène, de Malaga, qu'on croyait réunis à Grenade, et prêts à rejoindre l'armée française sur la route de Séville, venaient d'être enveloppés par l'insurrection et entraînés par elle. Ce pouvait être un danger pour la fidélité des deux régiments suisses qu'on avait avec soi, et il n'y avait que la victoire qui pût nous les attacher. Le soulèvement de Badajoz et de l'Estrémadure laissait peu de chances de réunir la division Kellermann, envoyée de Lisbonne à Elvas. Ces considérations, quoique nullement rassurantes, n'étaient pas de nature à faire reculer le général Dupont; car, après avoir rencontré tant de fois les armées autrichiennes, prussiennes et russes, et les avoir toujours vaincues, malgré la disproportion du nombre, il ne faisait guère cas des ramassis de paysans qu'il avait devant lui. Mais, tout en marchant hardiment à eux, il crut devoir avertir l'état-major général à Madrid de l'étendue de l'insurrection, et demander la réunion de tout son corps d'armée, afin qu'il pût dominer l'Andalousie, dans laquelle, disait-il, il n'aurait à faire qu'une promenade conquérante.
Ayant débouché par les défilés de la Sierra-Morena sur Baylen, et se trouvant dans la vallée du Guadalquivir, il tourna à droite, et résolut de suivre le cours du fleuve, pour se porter à Cordoue, et frapper un rude coup sur l'avant-garde de l'insurrection. Arrivé le 4 juin à Andujar, il apprit là de nouveaux détails sur les événements de l'Andalousie, persista plus fortement encore dans la résolution de marcher vivement aux insurgés, mais persista davantage aussi à réclamer la prompte réunion des trois divisions qui composaient son corps d'armée.
À Andujar, on sut avec plus de précision les difficultés qui devaient se présenter sur le chemin de Cordoue. Réunion des insurgés de Cordoue au pont d'Alcolea. Augustin de Echavarri, employé jadis, comme nous l'avons dit, à purger la Sierra-Morena des brigands qui l'infestaient, s'était mis à la tête de ces brigands, des paysans de la contrée, du peuple de Cordoue et des villes environnantes. Il avait en outre deux ou trois bataillons de milices provinciales, et quelque cavalerie, le tout formant une vingtaine de mille hommes, dont 15 mille au moins de bandes indisciplinées. C'était là ce qu'on appelait l'armée de Cordoue, laquelle était en ce moment campée sur le Guadalquivir, au pont d'Alcolea. Méprisant fort de tels adversaires, le général Dupont se hâta d'aller droit à eux, et d'enlever ce pont, qui ne pouvait pas valoir celui de Halle, emporté par lui avec huit mille Français contre vingt mille Prussiens. Il continua donc à descendre le Guadalquivir, pour se rapprocher d'Alcolea et de Cordoue. Le 5 il était à Aldea-del-Rio, le 6 à El-Carpio, le 7, au lever de l'aurore, en face même du pont d'Alcolea.
La position qu'avaient prise les insurgés pour couvrir Cordoue n'était pas mal choisie. La grande route d'Andalousie, qui jusqu'à Cordoue suit presque toujours le fond de la vallée du Guadalquivir, est tantôt à gauche, tantôt à droite du fleuve, parcourant avec lui le pied des plus beaux, des plus riants coteaux de la terre, couverts partout d'oliviers, d'orangers, de superbes pins et de quelques palmiers. Par-dessus ces coteaux, on aperçoit à droite et fort près de soi les cimes sombres de la Sierra-Morena, à gauche et fort loin les cimes vaporeuses et bleuâtres des montagnes de Grenade. La route, qui est d'abord à droite du Guadalquivir, passe à gauche à Andujar. Au pont d'Alcolea, elle repasse à droite, pour aller joindre Cordoue, située en effet de ce côté, sur le bord même du fleuve, qu'elle domine de ses tours mauresques. Moyens de défense réunis par les Espagnols au pont d'Alcolea. Bien que dans cette partie le Guadalquivir soit presque partout guéable, surtout en été, il est un obstacle de quelque valeur à cause de ses bords escarpés, et la possession du pont d'Alcolea, qui donnait un passage frayé à l'artillerie, avait une sorte d'importance. Ce pont est long et étroit, et se termine au village même d'Alcolea. Les Espagnols en avaient fermé l'entrée au moyen d'un ouvrage de campagne, consistant dans un épaulement en terre et dans un fossé profond. Ils l'avaient garni de troupes et d'artillerie, et avaient eu soin de répandre en avant, tant à droite qu'à gauche, une nuée de tirailleurs, embusqués dans des champs d'oliviers. Ils avaient de plus obstrué le pont, rempli le village d'Alcolea de paysans fort habiles tireurs, placé au delà douze bouches à feu sur un monticule qui dominait les deux rives, et rangé plus loin encore le reste de leur monde sur un vaste plateau. Pour inquiéter les assaillants, ils leur avaient préparé une diversion, en faisant passer le Guadalquivir au-dessous d'Alcolea à une colonne de trois ou quatre mille hommes, laquelle, remontant la rive gauche qu'occupaient les Français, devait faire mine de les prendre en flanc, pendant qu'ils attaqueraient de front le pont d'Alcolea.
Il fallait donc balayer la nuée de tirailleurs postés dans les oliviers, aborder l'ouvrage, l'enlever, franchir le pont, se rendre maître d'Alcolea, rejeter en même temps dans le Guadalquivir le corps qui l'avait passé, et fondre ensuite sur Cordoue, qui n'est qu'à deux lieues. On avait le temps, car on était arrivé à cinq heures du matin en face de l'ennemi, par une superbe journée du mois de juin. Dispositions d'attaque du général Dupont. Le général Dupont plaça en tête la brigade Pannetier, formée de deux bataillons de la garde de Paris et de deux bataillons des légions de réserve. Il distribua à droite et à gauche quelques tirailleurs, rangea en seconde ligne la brigade Chabert, en troisième les Suisses, et disposa sur sa gauche toute sa cavalerie sous le général Fresia, pour contenir le corps qui remontait le Guadalquivir. Il avait eu la précaution d'envoyer l'intrépide capitaine Baste, avec une centaine de marins de la garde, pour se glisser sous le pont afin d'examiner s'il n'était pas miné. Il ordonna que l'attaque fût vive et brusque pour ne pas perdre du monde en tâtonnements.
Au signal donné, l'artillerie française et les tirailleurs ayant engagé le feu, les bataillons de la garde de Paris, commandés par le général Pannetier et le colonel Estève, s'avancèrent sur la redoute. Les grenadiers se jetèrent bravement dans le fossé, malgré une vive fusillade, et, montant sur les épaules les uns des autres, pénétrèrent dans l'ouvrage par les embrasures, pendant que le capitaine Baste, qui avait achevé sa reconnaissance, s'y introduisait par le côté. La redoute ainsi enlevée, les grenadiers coururent au pont, le franchirent baïonnette baissée, perdirent quelques hommes, et leur capitaine notamment, brave officier qui les avait vaillamment conduits à l'assaut, et arrivèrent ensuite au village d'Alcolea. La troisième légion les suivait; elle attaqua avec eux le village d'Alcolea, défendu par une multitude d'insurgés. On perdit là plus de monde que dans l'attaque du pont; mais si on en perdit davantage, on en tua aussi beaucoup plus aux insurgés, dont un grand nombre furent pris et passés au fil de l'épée dans les maisons du village. Alcolea fut bientôt en notre possession. Pendant ce brusque engagement, le général Fresia, sur l'autre rive du Guadalquivir, avait arrêté le corps espagnol chargé de faire diversion. Sous les charges vigoureuses de nos dragons, ce corps s'était promptement replié, et avait repassé le Guadalquivir en désordre.
Cette brillante action ne nous avait pas coûté plus de 140 hommes tués ou blessés. Nous en avions tué deux ou trois fois davantage dans l'intérieur du village d'Alcolea.
Le pont d'Alcolea enlevé, il fallait quelques instants pour combler le fossé de la redoute, et y faire passer l'artillerie et la cavalerie de l'armée. On s'en occupa sur-le-champ, et on franchit le pont en laissant pour le garder le bataillon des marins de la garde. Le gros des Espagnols s'était rallié, sur la route de Cordoue, au sommet d'un plateau qui d'un côté se terminait au Guadalquivir, de l'autre se reliait à la Sierra-Morena. L'armée française était au pied du plateau en colonne serrée par bataillon, la cavalerie et l'artillerie dans les intervalles. Après lui avoir laissé prendre haleine, le général Dupont la porta en avant. À la seule vue de ces troupes marchant à l'ennemi comme à la parade, les Espagnols s'enfuirent en désordre, et nous livrèrent la route de Cordoue. On leur fit encore quelques prisonniers, et on s'empara d'une partie de leur artillerie.
On marcha sans relâche, malgré la brûlante chaleur du milieu du jour, et à deux heures de l'après-midi on aperçut Cordoue, ses tours, et la belle mosquée, aujourd'hui cathédrale, qui la domine. Le général Dupont ne voulait pas donner aux insurgés le temps de se reconnaître, et d'occuper Cordoue de manière à en rendre la prise difficile à une armée qui n'avait avec elle que de l'artillerie de campagne. En conséquence, il résolut de l'enlever sur-le-champ. Sommation restée sans réponse. Il voulut cependant la sommer pour lui épargner une prise d'assaut. Il manda le corrégidor, qui s'était caché par peur des Espagnols autant que des Français. Ce magistrat ne parut point. Les insurgés refusèrent d'écouter un prêtre qu'on leur envoya, et tirèrent sur tous les officiers français qui s'approchèrent pour parlementer. Les portes de Cordoue forcées à coups de canon. La force était donc le seul moyen de s'introduire dans Cordoue. On fit approcher du canon, on enfonça les portes, et on entra en colonne dans la ville. Combat de maison à maison, et désordres qui en résultent. Il fallut prendre plusieurs barricades, et puis attaquer une à une beaucoup de maisons, où les brigands de la Sierra-Morena s'étaient embusqués. Le combat devint acharné. Nos soldats, exaspérés par cette résistance, pénétrèrent dans les maisons, tuèrent les bandits qui les occupaient, et en précipitèrent un grand nombre par les fenêtres. Tandis que les uns soutenaient cette lutte, les autres avaient poursuivi en colonne le gros des insurgés qui s'était enfui par le pont de Cordoue sur la route de Séville. Sac de Cordoue. Mais bientôt le combat dégénéra en un véritable brigandage, et cette cité infortunée, l'une des plus anciennes, des plus intéressantes de l'Espagne, fut saccagée. Les soldats, après avoir conquis un certain nombre de maisons au prix de leur sang, et tué les insurgés qui les défendaient, n'avaient pas grand scrupule de s'y établir, et d'user de tous les droits de la guerre. Trouvant les insurgés qu'ils tuaient chargés de pillage, ils pillèrent à leur tour, mais pour manger et boire plus encore que pour remplir leurs sacs. La chaleur était étouffante, et avant tout ils voulaient boire. Ils descendirent dans les caves fournies des meilleurs vins de l'Espagne, enfoncèrent les tonneaux à coups de fusil, et plusieurs même se noyèrent dans le vin répandu. D'autres entièrement ivres, ne respectant plus rien, souillèrent le caractère de l'armée en se jetant sur les femmes, et en leur faisant essuyer toutes sortes d'outrages. Nos officiers, toujours dignes d'eux-mêmes, firent des efforts inouïs pour mettre fin à ces scènes horribles, et il y en eut qui furent obligés de tirer l'épée contre leurs propres soldats. Les troupes qui avaient poursuivi les fuyards au delà du pont de Cordoue voulurent à leur tour entrer en ville pour manger et boire aussi, car depuis la veille elles n'avaient reçu aucune distribution, et elles augmentèrent ainsi la désolation. Les paysans s'étaient mis à piller de leur côté, et la malheureuse ville de Cordoue était en ce moment la proie des brigands espagnols en même temps que de nos soldats exaspérés et affamés. Ce fut un douloureux spectacle, et qui eut d'affreuses conséquences, par le retentissement qu'il produisit plus tard en Espagne et en Europe. Le général Dupont fit battre la générale pour ramener les soldats au drapeau; mais ou ils n'entendaient pas, ou ils refusaient d'obéir, et de toute l'armée il n'était resté en ordre que la cavalerie et l'artillerie, demeurées hors de Cordoue, et attachées à leurs rangs, l'une par ses chevaux, l'autre par ses canons. Un corps ennemi, revenant sur ses pas, aurait pris toute l'infanterie dispersée, gorgée de vin, plongée dans le sommeil et la débauche. Ce furent cette fatigue même, cette ivresse hideuse, qui mirent un terme au désordre; car nos soldats n'en pouvant plus s'étaient jetés à terre au milieu des morts, des blessés, côte à côte avec les Espagnols qu'ils avaient pris ou tués.
Le lendemain matin, au premier coup de tambour, ces mêmes hommes, redevenus dociles et humains, comme de coutume, reparurent tous au drapeau. L'ordre fut immédiatement rétabli, et les infortunés habitants de Cordoue tirés de la désolation où ils avaient été plongés pendant quelques heures. Sauf l'archevêché qui avait été pris d'assaut, et où se trouvait l'état-major des révoltés, les lieux saints avaient en général échappé à la dévastation, bien que les couvents fussent réputés les principaux foyers de l'insurrection. On retira le soldat de chez l'habitant, on le caserna dans les lieux publics, on lui fit des distributions régulières pour qu'il n'y eût aucun prétexte à l'indiscipline, et on remit ainsi toutes choses à leur place. Le sac des soldats fut visité; l'argent dont on les trouva porteurs fut versé à la caisse de chaque régiment. On avait pris plusieurs dépôts de numéraire, les uns appartenant aux révoltés et provenant des dons volontaires faits par les particuliers et le clergé à l'insurrection, les autres appartenant au trésor public. Le montant des uns et des autres fut réuni à la caisse générale de l'armée pour payer la solde arriérée[5]. Peu à peu les habitants rassurés rentrèrent, et formèrent même le vœu de garder chez eux l'armée française, pour n'être pas exposés à de nouveaux combats livrés dans leurs rues et leurs maisons. Un fait singulier et qui pouvait donner lieu d'apprécier les services qu'il y avait à espérer des Suisses, c'est que deux ou trois cents d'entre eux, qui servaient avec Augustin de Echavarri, passèrent de notre côté après la prise de Cordoue, et qu'en même temps un nombre presque égal de soldats des deux régiments que nous avions avec nous (Preux et Reding) nous quittèrent pour se rendre à l'ennemi. Il était évident que ces soldats étrangers, combattus entre le goût de servir la France et leur ancien attachement pour l'Espagne, flotteraient entre les deux partis, pour se ranger en définitive du côté de la victoire. Il ne fallait donc guère y compter en cas de revers, malgré la fidélité connue et justement estimée des soldats de leur nation.