Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Ce nouveau système d'arrangement admis, Alexandre et M. de Romanzoff se jetèrent avec une passion inouïe sur l'idée d'acquérir la Moldavie et la Valachie, et voulurent emporter d'Erfurt, non pas une promesse vaine, mais une réalité, qu'on pût annoncer publiquement en rentrant à Saint-Pétersbourg[14].
Jusqu'ici Napoléon avait toléré l'occupation momentanée des provinces de Moldavie et de Valachie par les Russes, mais non sans quelques plaintes à ce sujet, non sans faire entendre que l'occupation prolongée de la Silésie par les Français en serait la conséquence forcée. Il ne devait plus être question aujourd'hui de rien de pareil. Il fallait que la France consentît par un traité formel à ce que la Russie prît définitivement les provinces du Danube, et s'engageât non-seulement à ratifier cette acquisition, mais à la faire ratifier par la Turquie, par l'Autriche, et par l'Angleterre elle-même, quand on traiterait avec celle-ci. En conséquence, la Russie allait rompre l'armistice avec les Turcs, pousser ses armées jusqu'au pied des Balkans, au delà même, jusqu'à Andrinople et Constantinople s'il était nécessaire, pour arracher à la Porte ce sacrifice. Au cas où l'Autriche voudrait intervenir, on l'accablerait en commun. Quant à l'Angleterre, on était en guerre avec elle, on n'avait vis-à-vis de cette puissance aucun parti nouveau à prendre. C'était à Napoléon, en lui infligeant quelque sanglant échec sur le sol de la Péninsule, à lui faire trouver bon tout ce qu'on entreprendrait sur le reste du continent.
Napoléon n'avait à ces idées aucune objection. Donner tout de suite était sa pensée, car il avait compris la nécessité d'exciter une nouvelle passion dans le cœur d'Alexandre. Il désirait seulement observer quelque prudence dans l'énoncé des résolutions qu'on arrêterait à Erfurt, pour ne pas nuire à la tentative de paix générale qu'il voulait faire sortir de cette entrevue. Il accepta donc le principe que la Russie entrerait immédiatement en possession de la Moldavie et de la Valachie. La manière de publier la chose ne pouvait plus être qu'une affaire de rédaction, dont le soin était laissé aux ministres des deux souverains.
Leurs désirs étant ainsi satisfaits, Alexandre et M. de Romanzoff éprouvèrent une joie qui égalait presque le plaisir qu'ils avaient à rêver trois mois auparavant la conquête de Constantinople. Napoléon avait donc atteint son but de contenter Alexandre par un don restreint mais immédiat, presque autant que par des perspectives magnifiques mais douteuses. C'est à convenir de ces points qu'avaient été employés les huit ou dix premiers jours de l'entrevue. Aussi, quoiqu'une extrême courtoisie eût sans cesse régné dans leurs rapports, les deux souverains cependant se manifestèrent à partir de ce moment une satisfaction toute nouvelle. Alexandre surtout semblait mettre de l'affection dans la politique; il se montrait à la promenade, à table, au spectacle, familier, amical, déférent, enthousiaste pour son illustre allié. Quand il parlait de lui, c'était avec un sentiment d'admiration dont tout le monde était frappé.
Erfurt était devenu le rendez-vous de souverains le plus extraordinaire dont l'histoire fasse mention. Aux empereurs de France et de Russie, au grand-duc Constantin, au prince Guillaume de Prusse, au roi de Saxe, s'étaient joints les rois de Bavière et de Wurtemberg, le roi et la reine de Westphalie, le prince Primat, chancelier de la Confédération, le grand-duc et la grande-duchesse de Bade, les ducs de Hesse-Darmstadt, de Weimar, de Saxe-Gotha, d'Oldembourg, de Mecklembourg-Strélitz et Mecklembourg-Schwerin, et une foule d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, avec leurs chambellans et leurs ministres. Ils dînaient chaque jour chez l'Empereur, assis chacun à son rang. Le soir on allait au spectacle, dans une salle de théâtre que Napoléon avait fait réparer et décorer pour cette solennité. La soirée s'achevait chez l'empereur de Russie. Napoléon s'étant aperçu qu'Alexandre éprouvait quelque difficulté à entendre, à cause de la faiblesse de son ouïe, avait fait disposer une estrade à la place que l'orchestre occupe dans les théâtres modernes, et là les deux empereurs étaient assis sur deux fauteuils qui les mettaient fort en évidence. À droite, à gauche, étaient rangés des siéges pour les rois. Derrière, c'est-à-dire au parterre, se trouvaient les princes, les ministres, les généraux, ce qui a donné lieu de dire si souvent qu'à Erfurt il y avait un parterre de rois. On avait représenté Cinna, on représenta Andromaque, Britannicus, Mithridate, Œdipe. À cette dernière représentation, un fait singulier frappa l'auditoire d'étonnement et de satisfaction. Alexandre, tout plein du nouveau contentement que Napoléon avait eu l'art de lui inspirer, donna à celui-ci une marque de la plus douce, de la plus aimable flatterie. À ce vers d'Œdipe: L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, Alexandre, de manière à être aperçu de tous les spectateurs, saisit la main de Napoléon, et la serra fortement. Cet à-propos causa dans l'assistance un mouvement de surprise et d'adhésion unanime.
Il était arrivé à Erfurt un personnage que tous ces témoignages, que tout cet éclat agitaient, tourmentaient, remplissaient d'une anxiété profonde: c'était M. de Vincent, représentant de la cour d'Autriche. Son maître l'avait envoyé, en apparence pour complimenter les deux grands souverains venus si près de son empire, en réalité pour observer ce qui se passait, pénétrer s'il était possible le secret de l'entrevue, et se plaindre, avec convenance du reste, de ce que l'Autriche eût été négligée, donnant assez clairement à entendre que si on eût invité l'empereur François, il se serait empressé de venir, que sa présence n'aurait pas diminué l'éclat de l'entrevue, et que son adhésion n'aurait pas nui à l'accomplissement des résolutions qui pouvaient y être prises.
CONFÉRENCES D'ERFURT.
Napoléon recevant Mr de Vincent, Ministre d'Autriche.
Napoléon avait tracé d'avance la conduite à tenir à l'égard de l'envoyé autrichien. D'abord, pour que les secrets de l'entrevue fussent bien gardés, ils avaient été renfermés entre quatre personnages, les deux empereurs et leurs deux ministres, MM. de Romanzoff et de Champagny. Alexandre et M. de Romanzoff par l'intérêt de leur ambition, Napoléon par l'intérêt de sa politique tout entière, M. de Champagny par une discrétion à l'épreuve, étaient incapables de laisser échapper aucune partie du secret des négociations. On en avait fait mystère même à M. de Talleyrand, dont Napoléon se méfiait chaque jour davantage, surtout lorsqu'il s'agissait de relations avec l'Autriche. On lui avait bien confié que le but de l'entrevue était de rapprocher les deux empires de France et de Russie, de fixer même dans une convention les principes qui les uniraient; mais l'objet positif des résolutions lui avait été soigneusement caché. On ne disait donc absolument rien à M. de Vincent; et quand il se plaignait de ce que son maître avait été laissé en dehors de cette réunion impériale, on lui répondait, sans beaucoup de ménagements, que c'était la conséquence de ses armements inexplicables; que pour être associé à une politique, il fallait s'y montrer favorable, et non pas avoir l'air de préparer contre elle toutes les forces de ses États; que tout ce que l'Autriche gagnerait à une telle conduite, ce serait d'être chaque jour tenue plus éloignée des affaires sérieuses de l'Europe, et qu'il ne lui resterait, si elle voulait de grandes intimités, qu'à les aller chercher en Angleterre.
La position de M. de Vincent devenait à chaque instant plus fausse, et Napoléon mettait à la rendre embarrassante, souvent même humiliante, quoique la politesse extérieure fût extrême, une malice qu'Alexandre secondait de son mieux. M. de Vincent n'avait de ressource qu'auprès de M. de Talleyrand, qui était toujours plus dévoué à la politique autrichienne, et qui s'efforçait de rassurer M. de Vincent en lui affirmant que rien ne se faisait, et qu'on affectait l'intimité, uniquement pour maintenir la paix dont tout le monde avait besoin. On se réunissait beaucoup chez une personne distinguée, sœur de la reine de Prusse, la princesse de La Tour et Taxis, qui recevait chez elle la compagnie la plus brillante, et souvent l'empereur Alexandre lui-même. On insinuait là tout ce qu'on ne voulait pas dire ouvertement dans les conférences diplomatiques, genre de communications auquel M. de Talleyrand était fort employé, comme on le verra tout à l'heure. On déployait de l'esprit, de la finesse, de la grâce; on voyait les hommes de génie de l'Allemagne, Goethe, Wieland, venus avec leurs augustes protecteurs, les princes de Weimar, se mêler aux rois, ministres et généraux. C'est là qu'on allait chercher à deviner ce qu'on ne pouvait pas savoir, à surprendre dans un mot échappé quelque grande pensée politique ou militaire. L'infortuné M. de Vincent s'y épuisait en recherches, en observations, en conjectures de tout genre, et ses tortures assez visibles plaisaient fort aux deux empereurs, qui voulaient punir l'Autriche de sa conduite aussi hostile qu'imprudente.
L'accord paraissant assuré avec la Russie, moyennant la cession formelle et non différée des provinces danubiennes, et le concours de cette puissance contre l'Autriche en étant la suite nécessaire, Napoléon décida à Erfurt même plusieurs questions restées douteuses, relativement à la distribution de ses forces. Il ordonna de faire partir immédiatement de Paris et des points où elle était rassemblée, la belle division Sébastiani, qui devait être composée de quelques-uns des vieux régiments destinés à l'Espagne, et qui n'avait pas encore été mise en mouvement sur Bayonne. Il donna le même ordre à l'égard de la division Leval, entièrement formée des Allemands auxiliaires, de manière que ces deux divisions fussent rendues à Bayonne à la fin d'octobre. Il prit enfin son parti au sujet du 5e corps, et voulût que sa marche, d'abord dirigée sur Bayreuth, le fût définitivement sur le Rhin et les Pyrénées. Enfin, aux trois divisions de dragons déjà acheminées vers l'Espagne, il en ajouta deux autres, et ne laissa en Allemagne que les cuirassiers, avec une notable portion de la cavalerie légère. Ces dispositions étaient le résultat naturel de la sécurité que lui inspirait l'entente avec la Russie, et du désir d'accabler tout de suite les Espagnols et les Anglais par une masse irrésistible de forces.
Il y avait déjà dix jours que les deux monarques se trouvaient réunis: il restait à rédiger les conditions de leur accord, et ce n'était pas chose facile avec la nouvelle passion de jouir sur-le-champ qui s'était emparée d'Alexandre et de M. de Romanzoff. Les deux souverains, pour ne pas troubler leur union chaque jour plus cordiale par des discussions de détail, convinrent de laisser à leurs ministres, MM. de Romanzoff et de Champagny, le soin de rédiger la convention qui devait contenir leurs nouvelles résolutions, et ils partirent le 6 octobre, pour passer deux jours à la cour de Weimar, où des fêtes magnifiques leur étaient depuis long-temps préparées. MM. de Romanzoff et de Champagny demeurèrent en tête-à-tête pour procéder à l'œuvre importante qui leur était confiée[15].
Napoléon, comme nous l'avons dit, voulait qu'il résultât de l'entrevue d'Erfurt un accord avec la Russie qui fût solide et surtout évident, qui imposât à ses ennemis, et, en leur ôtant tout espoir de succès, les contraignît à la paix. Projet de convention combiné de manière à faire sortir la paix et non la guerre de l'accord avec la Russie. Il concédait à la Russie, pour prix de ce qu'elle lui laissait faire en Espagne et en Italie, que la Finlande, la Valachie, la Moldavie lui appartiendraient dans tous les cas, paix ou guerre; mais il entendait que, s'il était possible de procurer ces avantages à la Russie par la paix, on l'essayerait, avant de se jeter dans une nouvelle guerre générale, dans laquelle le monde entier serait compris, la Turquie et l'Autriche notamment. Napoléon était convaincu que si l'union des deux puissances, la Russie et la France, était bien complète, bien sincère et bien manifeste, l'Autriche devrait se rendre en présence de cette union, car elle serait écrasée entre les deux empires si elle essayait de remuer; que l'Autriche se rendant, l'Angleterre devrait céder à son tour, et être obligée de signer la paix maritime. Il se chargeait de plus d'y décider celle-ci par divers autres moyens. Il voulait d'abord qu'on fît à l'Angleterre des ouvertures de paix, qu'on les lui fît solennellement, au nom des deux empereurs, de manière qu'elles fussent bien connues du public anglais, et, pendant ces ouvertures, il se proposait, rassuré par l'alliance russe, de ne laisser en Allemagne qu'une très-petite partie de la grande armée, de porter le reste vers le camp de Boulogne, de marcher lui-même à la tête d'un renfort de 150 mille hommes de vieilles troupes vers la Péninsule, ce qui élèverait à 250 mille le total des forces françaises employées au delà des Pyrénées, d'accabler les insurgés, et d'infliger aux Anglais débarqués quelque grand désastre. Avec ces moyens réunis il croyait pouvoir contraindre l'Angleterre à traiter. Il est vrai qu'il fallait l'amener à accepter deux faits considérables, l'établissement de la maison Bonaparte en Espagne, et la possession des provinces du Danube par la Russie. Mais c'étaient deux faits consommés, ou près de l'être, car l'Espagne, à son avis, devait être soumise en deux mois, et les provinces du Danube étaient occupées par la Russie, de manière à interdire presque tout espoir aux Turcs et à leurs amis de les faire évacuer. D'ailleurs l'Angleterre avait déjà témoigné à la Russie une sorte de disposition à lui concéder la Moldavie et la Valachie. Napoléon ne voyait donc pas dans ce qu'on voulait des obstacles invincibles à la paix, surtout s'il réussissait dans les grands coups qu'il espérait porter aux Espagnols et aux Anglais.
Il avait en conséquence imaginé une proposition à l'Angleterre, faite au nom des deux empereurs, unis, devait dire le manifeste, pour la guerre et pour la paix, et offrant de négocier un rapprochement général basé sur l'uti possidetis. Cette base de négociation était commode, puisqu'en laissant à l'Angleterre ses conquêtes maritimes, Malte comprise, elle assurait à la France l'Espagne et Naples, à la Russie la Finlande et les provinces danubiennes. Afin d'assurer ces dernières à la Russie, on s'adresserait à la Porte pour lui déclarer que la Russie entendait garder ces provinces, déclaration qu'on appuierait de la présence des armées russes et des conseils de la France. Si on ne parvenait pas à se faire écouter, la France livrerait la Porte à la Russie, ce qui ne permettait aucun doute relativement au résultat.
Sur tous ces points on était tombé d'accord, et la rédaction ne pouvait présenter de difficulté, car il n'y a jamais de difficulté dans l'expression quand il n'y en a pas dans la pensée. Mais il était un point important sur lequel l'accord semblait difficile. Napoléon, en concédant positivement et immédiatement à la Russie la Moldavie et la Valachie, voulait que la Russie ajournât de quelques semaines ses communications à la Porte, car si cette puissance apprenait ce qu'on lui préparait, elle en serait exaspérée, elle avertirait l'Angleterre, se jetterait dans ses bras[16], et l'Angleterre, voyant surgir un nouvel allié, trouverait dans l'union de l'Espagne, de l'Autriche, de la Turquie, des chances pour une nouvelle lutte, qui la disposeraient à refuser la paix. Au contraire, en attendant quelques semaines seulement, on pourrait entraîner l'Angleterre à négocier. Une fois engagée dans la négociation, il ne lui serait plus aussi facile d'en sortir, le public anglais devant souhaiter la fin de la guerre; et quand enfin on lui révélerait la dernière condition, celle de laisser à la Russie les deux provinces que cette puissance possédait de fait, il était douteux qu'amenée aux idées de paix, elle revînt aux idées de guerre pour une question à laquelle elle ne prenait pas personnellement un grand intérêt. C'est dans cette clause additionnelle que consistait la difficulté, c'est-à-dire dans ce délai de quelques semaines auquel on voulait condamner l'impatience russe.
L'empereur Alexandre s'en était reposé à cet égard sur son vieux ministre, dont l'ardeur égalait au moins la sienne. M. de Champagny s'étant abouché avec M. de Romanzoff, le trouva disposé à consentir à tout sans aucune hésitation; mais quand on en fut à la précaution demandée, celle de différer les communications à la Porte, il devint intraitable. Un nouveau délai, après quinze mois d'attente depuis Tilsit, ne se pouvait supporter, suivant M. de Romanzoff. Il y avait quinze mois que la France faisait des promesses à la Russie sans lui rien accorder, et l'obligeait ainsi à rester envers les Turcs à l'état d'armistice. Sans les instances de la France, disait M. de Romanzoff, on aurait déjà marché sur les Balkans, et réduit la Turquie à céder les provinces qu'elle n'était plus capable ni de retenir, ni de gouverner. Tout ce qu'on avait retiré de l'union de Tilsit, c'était cette gêne imposée à l'action russe, et on en avait trop souffert pour vouloir s'y soumettre encore. On n'était même venu de si loin, de Saint-Pétersbourg à Erfurt, malgré beaucoup d'oppositions, de sinistres pronostics et de grands sacrifices de dignité, que pour faire cesser un statu quo désolant.
M. de Champagny avait beau répondre qu'il s'agissait d'un délai de quelques semaines seulement, qu'on allait envoyer des courriers à Londres, que la réponse ne saurait se faire attendre, que dans le cas où l'Angleterre accéderait à l'ouverture d'une négociation, on verrait bientôt si la base de l'uti possidetis était acceptée ou ne l'était pas; que si elle l'était, il vaudrait la peine de patienter un peu pour obtenir de la sorte sans recourir à la guerre les belles acquisitions projetées; que si, au contraire, elle n'était pas acceptée, on pourrait sur-le-champ commencer à Constantinople les pourparlers qui devaient être suivis, pacifiquement ou militairement, de l'acquisition des bords si désirés du Danube. De toutes ces raisons, le ministre russe n'en voulait admettre aucune.—Toujours des délais! répétait-il avec une sorte d'accent douloureux. On n'aura donc que des délais à nous imposer, quand on ne s'en impose aucun ni à Madrid, ni à Rome! Encore si c'était un délai fixe, déterminé, à la suite duquel toute incertitude dût cesser, soit. Mais on nous force de patienter jusqu'au moment où la négociation ne présentera plus d'espérance fondée de s'entendre. Or, il y a des négociations qui ont duré des années. Il nous faudra continuer pendant des années à rester dans l'état d'armistice avec les Turcs!—
M. de Champagny fut frappé de l'ardeur, de l'impatience de ce vieux ministre, dominé par une de ces passions violentes qui s'emparent quelquefois des vieillards, et leur ôtent toute la gravité de leur âge, sans leur donner l'attrayante vivacité de la jeunesse[17]. Il était évident aussi qu'une certaine défiance se joignait à l'ardeur du désir, et que M. de Romanzoff craignait qu'on ne voulût leurrer lui et son maître par une nouvelle remise. Les deux ministres ne pouvant s'entendre sur la rédaction de la convention proposée, attendent le retour des deux monarques. M. de Champagny, voyant qu'il attachait à cette acquisition la gloire de ses derniers jours, qu'il serait plus exigeant qu'Alexandre lui-même, crut devoir attendre le retour des deux monarques, et laisser l'empereur des Français exercer son ascendant personnel sur l'empereur de Russie, pour obtenir de lui l'admission dans le traité d'une précaution qui était jugée indispensable.
Les deux empereurs, avec toute leur suite de rois et de princes, s'étaient rendus à Weimar pour y rester pendant les journées du 6 et du 7 octobre, et revenir le 8 à leurs importantes affaires. Entre Erfurt et Weimar se trouve la forêt d'Ettersburg. Le grand-duc de Weimar y avait fait préparer une ligne de pavillons élégants pour tous ses visiteurs couronnés. Celui des empereurs et des rois, placé au centre, était magnifique. Devant ces pavillons devait passer une masse immense de gibier, cerfs, daims, lièvres, retenus dans des filets, et obligés pour s'enfuir d'essuyer le feu des hôtes conviés à cette fête. Alexandre n'avait jamais tiré un coup de fusil, tant était douce la nature de ses goûts. Il abattit cependant un cerf, et il en tomba une multitude d'autres sous les coups de cette illustre compagnie de chasseurs. Une réception somptueuse attendait à Weimar les deux empereurs. Après un repas splendide, un bal réunit la plus brillante société allemande. Goethe et Wieland s'y trouvaient. Napoléon laissa cette société pour aller dans le coin d'un salon converser longuement avec les deux célèbres écrivains de l'Allemagne. Il leur parla du christianisme, de Tacite, de cet historien, l'effroi des tyrans, dont il prononçait le nom sans peur, disait-il en souriant; soutint que Tacite avait chargé un peu le sombre tableau de son temps, et qu'il n'était pas un peintre assez simple pour être tout à fait vrai. Puis il passa à la littérature moderne, la compara à l'ancienne, se montra toujours le même, en fait d'art comme en fait de politique, partisan de la règle, de la beauté ordonnée, et, à propos du drame imité de Shakespeare, qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque, il dit à Goethe: Je suis étonné qu'un grand esprit comme vous n'aime pas les genres tranchés!—Mot profond, que bien peu de critiques de nos jours sont capables de comprendre.
Après ce long entretien, où il déploya une grâce infinie, et où il laissa voir à ces deux hommes de lettres éminents qu'il leur avait sacrifié la plus noble compagnie, Napoléon les quitta flattés comme ils devaient l'être d'une si haute marque d'attention. C'est à l'entrevue d'Erfurt qu'ils durent d'être décorés de l'ordre de la Légion d'honneur, distinction qu'ils méritaient à tous les titres, et qui, accordée à de tels personnages, ne perdait rien de son éclat.
Le lendemain, une nouvelle fête lui fut offerte même de la bataille d'Iéna, entre Erfurt et Iéna. Il y avait un tel désir de plaire à Napoléon, que peut-être oubliait-on sa propre dignité en s'appliquant à rappeler soi-même une des plus terribles batailles gagnées par la France sur l'Allemagne. Un pavillon était dressé sur ce mont du Landgrafenberg, où Napoléon avait bivouaqué dans la nuit du 13 au 14 octobre, deux ans auparavant, car on touchait presque à l'anniversaire de la mémorable bataille d'Iéna. Un plan de cette bataille était placé dans le pavillon qui devait recevoir Napoléon. Un repas du matin y était servi, et, après mille souvenirs consacrés à cette journée par la foule des assistants qui y avaient pris part, et des propos pleins de convenance de Napoléon envers ses hôtes allemands, on se rendit à droite, dans cette plaine d'Apoldau, située entre le champ de bataille d'Iéna et celui d'Awerstaedt, plaine fameuse par l'inaction du maréchal Bernadotte. Une seconde chasse y était préparée, et occupa quelques heures de la matinée. On repartit ensuite pour Erfurt. Avant de quitter ces hauteurs d'où l'on domine la ville d'Iéna, Napoléon voulut laisser un souvenir de bienfaisance, qui pût venir s'inscrire à côté des souvenirs terribles qu'il avait déjà laissés en ces lieux. Le feu avait été mis à cette malheureuse cité par les obus. Napoléon donna une somme de trois cent mille francs pour indemniser ceux qui à cette époque avaient souffert de sa présence.
Revenu à Erfurt, il fallait le lendemain qu'il s'occupât de nouveau des graves affaires qui l'avaient amené en Allemagne, et qui avaient attiré si loin le souverain de la Russie. Il en parla à l'empereur Alexandre, mais il confia surtout à M. de Champagny le soin d'insister opiniâtrement pour qu'il fût apporté quelque prudence dans les communications à faire à Constantinople, et que dès le début des négociations on ne fournît pas à l'Angleterre des alliances qui la disposassent à persévérer dans la guerre. En ce qui concernait l'acquisition des provinces danubiennes, il autorisa M. de Champagny à chercher la rédaction la plus positive, la plus rassurante, quant à la certitude même de cette acquisition, moyennant toutefois un délai dans son accomplissement, qui rendît possible le commencement des négociations à Londres.
Après de fréquents pourparlers, Napoléon gagna quelque chose sur l'impatience d'Alexandre, et s'en rapporta à M. de Champagny pour gagner quelque chose également sur celle de M. de Romanzoff. Cependant il voulait que son jeune allié fût content, car il comptait faire reposer toute sa politique actuelle, non-seulement sur la réalité, mais encore sur l'évidence de l'alliance russe, pour la paix comme pour la guerre. Pour contenter Alexandre, Napoléon accorde à la Prusse un nouvel allégement sur ses contributions. Aussi, malgré le besoin qu'il avait d'argent, ne refusa-t-il pas d'accorder une nouvelle réduction des charges imposées à la Prusse. On avait stipulé par la convention du 8 septembre l'évacuation définitive du territoire prussien, sauf trois places de sûreté, Stettin, Custrin, Glogau, et moyennant 140 millions payables en deux ans. Le roi de Prusse, en signant avec empressement cette convention, qui lui valait la délivrance de son territoire, avait dit qu'il ne renonçait pas néanmoins à implorer de la générosité de son vainqueur l'allégement d'une charge que son pays était dans l'impossibilité de supporter. Lui et la reine avaient supplié Alexandre de profiter de son entrevue avec Napoléon, pour leur faire obtenir encore un soulagement. Alexandre, dont le cœur était oublieux, mais bon, avait promis ce qu'on souhaitait, et il lui en eût coûté de ne pas réussir. Le don des bouches du Danube aurait perdu à ses yeux quelque chose de son prix, si en retournant vers le Nord il avait dû retrouver des reproches écrits au front de ses malheureux alliés. Il avait demandé à Napoléon une réduction de 40 millions sur 140, et la substitution d'un délai de plusieurs années à celui de deux ans pour l'acquittement de la somme totale. Il avait même rédigé de sa main la lettre par laquelle Napoléon devait lui annoncer cette concession, en l'attribuant à son intervention personnelle et pressante. Napoléon savait que c'était l'une des manières les plus sensibles d'obliger l'empereur Alexandre, et, après avoir opposé autant de résistance qu'il le fallait pour faire apprécier le sacrifice qu'il accordait, sacrifice réel dans l'état de ses ressources financières, il consentit à une réduction de 20 millions sur la somme, et à une prolongation d'une année pour le terme du payement. Ainsi, au lieu de 140 millions en deux ans, la Prusse ne dut payer que 120 millions en trois ans, moitié en argent, moitié en lettres foncières. La lettre rédigée par Alexandre, remaniée par Napoléon, fut écrite à peu près comme elle avait été proposée.
Les deux souverains, cherchant ainsi à se plaire l'un à l'autre, et chaque jour plus satisfaits de l'accord de leurs vues, sauf quelques difficultés de détail, avaient cependant une dernière ouverture à se faire, dont Napoléon ne voulait pas prendre l'initiative. Il s'agissait d'une alliance de famille qui aurait rendu leur alliance politique, sinon plus solide, au moins plus éclatante, d'un mariage enfin qui aurait uni à Napoléon une sœur de l'empereur Alexandre. Napoléon avait songé plus d'une fois à répudier Joséphine, pour épouser une princesse qui pût lui donner un héritier, et il avait toujours été arrêté dans ce dessein par l'affection qui l'attachait à la compagne de sa jeunesse, et par l'embarras de se fixer sur un choix. Toutefois il revenait sans cesse à ce projet, et c'était le cas plus que jamais de s'en occuper, puisqu'il avait auprès de lui le souverain sur l'alliance duquel il voulait fonder sa politique, souverain qui était presque de son âge, et qui avait des sœurs à marier dont on vantait les qualités. Si Napoléon en arrivait à une pareille union, se disait-il à lui-même, on le croirait définitivement maître de la cour de Russie, on tremblerait, et on ferait la paix. Cependant, quoiqu'il vécût soir et matin à côté d'Alexandre, et qu'ils en fussent venus aux confidences les plus intimes, jamais Alexandre n'avait abordé un sujet qui l'intéressait si vivement. Napoléon, dans sa grandeur, croyant honorer tous ceux auxquels il s'allierait, était trop fier pour faire la première ouverture sans être assuré de réussir. Chaque jour lui et Alexandre s'entretenaient de leur union, que rien, disaient-ils, ne saurait troubler, car leurs intérêts étaient les mêmes, car leur puissance ne devait donner d'ombrage qu'à l'Angleterre qu'ils pressaient l'un et l'autre sur mer, ou à l'Autriche qu'ils pressaient, l'un sur l'Isonzo, l'autre sur le Danube, et ils ne pouvaient trouver d'ennemi que dans l'une des deux, ou toutes deux. Ils avaient donc toutes les raisons politiques d'être intimement unis. Ils avaient des raisons personnelles aussi, puisqu'ils s'étaient vus, appréciés, qu'ils étaient devenus chers l'un à l'autre, qu'ils se convenaient de tous points, par les vues et par les goûts, qu'ils étaient jeunes, qu'ils avaient encore un immense avenir devant eux, et que les projets même qu'ils ajournaient sur l'Orient, ils auraient le temps d'y mettre la main un jour!—Romanzoff est vieux, disait Napoléon à Alexandre, il est impatient de jouir. Mais vous êtes jeune, vous pouvez attendre!—Romanzoff est un Russe du temps passé, répondait Alexandre; il a des passions que je n'ai point. Je veux civiliser mon empire bien plus que l'agrandir. Je désire les provinces du Danube pour ma nation beaucoup plus que pour moi. Je saurai attendre les autres arrangements territoriaux nécessaires à mon empire. Mais vous, ajoutait-il à Napoléon, il faut aussi que vous jouissiez des grandes choses que vous avez accomplies; que vous cessiez enfin d'exposer votre tête précieuse aux boulets. N'avez-vous pas assez de gloire, assez de puissance? Alexandre, César en eurent-ils davantage? Jouissez, soyez heureux, et remettons à l'avenir le reste de nos projets.—À ces professions de désintéressement, Napoléon répondait par des protestations d'amour pour la paix et le repos. Intimité des deux empereurs qui s'arrête toujours à une certaine limite. Pourquoi Alexandre n'ose pas la franchir. Alexandre semblait ne plus aimer Constantinople, et Napoléon semblait avoir pris en dégoût la guerre, les batailles, les conquêtes. Les deux princes, se promenant seuls autour d'Erfurt, à quelque distance de leurs officiers, se livraient ainsi à d'intimes confidences, dans lesquelles Alexandre allait jusqu'à parler de ses affections les plus secrètes. Plus d'une fois on s'était dit qu'il était bien fâcheux que Napoléon n'eût pas de fils, et, en approchant si près du but où Napoléon aurait voulu conduire Alexandre, on n'y avait cependant point touché. Le jeune czar s'était arrêté, bien qu'il ne pût ignorer les propos tenus après Tilsit, tant à Paris qu'à Saint-Pétersbourg, sur un projet de mariage entre Napoléon et la grande-duchesse Catherine, sœur aînée d'Alexandre. Si Alexandre avait observé cette réserve, ce n'était pas que, dans son engouement actuel pour l'alliance de la France, il n'eût consenti à donner sa sœur à Napoléon, et qu'unie au vainqueur de l'Europe il la crût mésalliée. Mais il entrevoyait et redoutait une lutte avec sa mère, et il n'osait offrir ce qu'il craignait de ne pouvoir donner.
Napoléon, ne connaissant pas le secret de cette discrétion obstinée, était près de concevoir du dépit, et même de le manifester, malgré l'intérêt immense qu'il avait à paraître tout à fait d'accord avec l'empereur Alexandre. Choix de M. de Talleyrand pour faire indirectement les ouvertures que Napoléon ne veut pas faire directement. C'était pour une telle occurrence, et pour celle-là seulement, que M. de Talleyrand devenait utile à Erfurt; car, s'il était capable de livrer à M. de Vincent les secrets du cabinet, et si par ce motif Napoléon ne lui en laissait savoir qu'une partie[18], il était le seul capable aussi d'insinuer avec art ce qu'on ne voulait pas dire; et pour parler mariage avec la dignité convenable entre les deux plus grands potentats de l'univers, on ne pouvait assurément trouver un entremetteur plus habile.
L'Empereur eut donc recours à lui pour décider Alexandre à une ouverture qu'il ne voulait pas faire lui-même. M. de Talleyrand, qui appréhendait de jouer un rôle dans les démêlés de la famille impériale, par crainte d'être brouillé avec les uns ou avec les autres, n'avait aucun goût à se mêler d'un divorce plus ou moins prévu par tout le monde, et devenu un texte fréquent de conversation chez les discoureurs politiques. Napoléon, pour l'amener malgré lui à ce sujet, s'y prit d'une manière singulière.—Vous savez, lui dit-il, que Joséphine vous accuse de vous occuper de divorce, et vous a pour cette raison voué une haine implacable?—M. de Talleyrand se récria fort contre une pareille calomnie. Napoléon lui répliqua qu'il n'y avait pas à s'en défendre, qu'il faudrait bien y penser un jour; que, malgré son affection pour l'impératrice, il serait cependant obligé de faire un nouveau mariage qui pût lui donner un héritier, et le lier à l'une des grandes familles régnantes de l'Europe; que rien ne serait stable en France tant qu'on ne verrait pas l'avenir assuré; qu'il ne l'était pas en ce moment, car tout reposait sur sa tête, et que le temps était venu, avant qu'il vieillît, de prendre une épouse et d'en avoir un fils. Une telle conversation ne pouvait manquer d'aboutir immédiatement à la famille régnante de Russie, et à une alliance conjugale avec elle. M. de Talleyrand complimenta beaucoup Napoléon de son succès personnel auprès d'Alexandre, succès qui égalait au moins celui qu'il avait obtenu à Tilsit. Le jeune empereur en effet ne se lassait pas, chez la princesse de La Tour et Taxis, dont il fréquentait beaucoup la maison, d'exprimer son admiration pour Napoléon, et non-seulement pour son génie, mais pour sa grâce, son esprit et sa bonté.—Ce n'est pas seulement le plus grand homme, disait-il sans cesse, c'est aussi le meilleur et le plus aimable. On le croit ambitieux, aimant la guerre. Il n'en est rien. Il ne fait la guerre que par une nécessité politique, que par un entraînement de situation.—Tels sont les discours qu'il tenait et que M. de Talleyrand eut soin de rapporter à Napoléon.—S'il m'aime, répliqua celui-ci après avoir écouté M. de Talleyrand, qu'il m'en fournisse la preuve en s'unissant plus étroitement à moi, et en me donnant une de ses sœurs. Pourquoi, au milieu de nos épanchements intimes de tous les jours, ne m'en a-t-il jamais dit un mot? Pourquoi affecte-t-il ainsi d'éviter ce sujet?—Il était facile de voir que Napoléon voulait que M. de Talleyrand se chargeât de la commission, et y déployât l'art dont la nature l'avait doué pour dire les choses, ou les faire dire aux autres. M. de Talleyrand s'en chargea en effet, et ne perdit pas de temps pour amener l'empereur Alexandre sur ce sujet, dans les fréquentes occasions qu'il avait de le rencontrer. M. de Talleyrand adresse à l'empereur Alexandre quelques insinuations relativement à une alliance de famille entre les deux empires. Ce prince, qui avait la coquetterie de vouloir plaire à tout le monde, surtout aux gens d'esprit, et à M. de Talleyrand plus qu'à tout autre, s'entretenait souvent et volontiers avec lui. M. de Talleyrand n'attendit pas l'à-propos, mais le fit naître; car les jours étaient comptés, et il eut avec Alexandre la conversation désirée. Après s'être fort étendu sur l'alliance, qui formait à Erfurt le fond de tous les entretiens, M. de Talleyrand en vint à parler des moyens de la rendre plus solide et plus évidente, car il fallait qu'elle fût l'un et l'autre pour devenir véritablement efficace. Le moyen semblait tout indiqué: c'était d'ajouter aux liens politiques les liens de famille; chose facile, puisque Napoléon était obligé, pour l'intérêt de son empire, de contracter un nouveau mariage, afin d'avoir un héritier direct. Réponse d'Alexandre aux insinuations de M. de Talleyrand. Or, pour contracter un nouveau mariage, à quelle grande famille pouvait-il plus convenablement s'unir qu'à celle qui régnait sur la Russie, et dont le chef était devenu son intime allié?—Alexandre accueillit cette ouverture avec toutes les marques les plus flatteuses de bonne volonté pour Napoléon. Il protesta du désir personnel qu'il aurait de s'allier plus étroitement encore à lui; car, lorsqu'il en faisait son ami personnel, il ne pouvait pas lui en coûter d'en faire un beau-frère. Mais il touchait aux limites de sa puissance. Quoi qu'on racontât à Saint-Pétersbourg de l'influence de sa mère, il était, dit-il à M. de Talleyrand, maître et seul maître, mais il l'était des affaires de l'empire, et non de celles de sa famille. L'impératrice mère, qui était une princesse sévère et digne de respect, exerçait sur ses filles une domination absolue, et n'en cédait rien à personne. Or, si elle se taisait par déférence pour son fils sur la politique actuelle, elle n'allait pas jusqu'à l'approbation. Donner à cette politique un gage tel qu'une de ses filles, envoyer cette fille sur le trône qu'avait occupé Marie-Antoinette, sur ce trône relevé, il est vrai, jusqu'à surpasser la hauteur de celui de Louis XIV, supposait de la part de sa mère une condescendance qu'il n'osait pas espérer. Alexandre ajouta que sans doute il parviendrait à bien disposer sa sœur, la grande-duchesse Catherine, mais qu'il ne saurait se flatter d'entraîner sa mère, et que la violenter par le déploiement de son autorité impériale serait toujours au-dessus de ses forces; que tel était l'unique motif pour lequel il avait gardé autant de réserve sur ce sujet; que si, du reste, il pouvait entrer dans les intentions de Napoléon qu'il fît une pareille tentative, il la ferait, mais sans répondre du succès.—M. de Talleyrand, fort satisfait d'avoir amené les choses à ce point, pensa que c'était aux deux souverains à finir l'œuvre commencée, et insinua à l'empereur Alexandre qu'en matière pareille il convenait qu'il parlât le premier. Alexandre, ayant fait connaître la véritable difficulté, ne pouvait plus avoir de répugnance à parler, puisqu'il n'était plus exposé à prendre un engagement qu'il serait dans l'impossibilité de tenir. En conséquence, il promit de s'en ouvrir avec Napoléon au premier entretien.
À Erfurt on se voyait tous les jours, plusieurs fois par jour, et on était pressé de tout dire, car la fin de l'entrevue approchait. Alexandre, dans l'un de ses épanchements, s'expliqua avec Napoléon sur le sujet délicat dont M. de Talleyrand l'avait entretenu, lui exprima combien il désirerait ajouter un nouveau lien à ceux qui unissaient déjà les deux empires, combien il serait heureux d'avoir à Paris une personne de sa famille, et d'y venir embrasser une sœur, en venant y traiter les affaires des deux États. Mais il répéta à Napoléon ce qu'il avait dit à M. de Talleyrand sur la nature des obstacles qu'il aurait à vaincre, sur son respect, sur ses ménagements pour sa mère, qu'il n'irait jamais jusqu'à contraindre. Il promit néanmoins de s'appliquer à surmonter les répugnances maternelles, et fit entendre qu'il pourrait tout obtenir de la cour de Russie satisfaite, et qu'elle serait satisfaite si la nation l'était. Ces paroles furent écoutées avec joie, et Napoléon y répondit par les témoignages les plus affectueux. Les deux empereurs se promirent d'être un jour plus que des amis, mais des frères. Une expression toute nouvelle de contentement éclata sur leur visage, et plus que jamais ils parurent enchantés l'un de l'autre[19].
On était au 12 octobre; il fallait résoudre enfin les dernières difficultés de rédaction. Les deux empereurs avaient donné à leurs ministres, MM. de Romanzoff et de Champagny, l'autorisation de conclure, et le 12 ils se mirent d'accord sur la convention suivante, qui dut rester profondément secrète.
Les empereurs de France et de Russie renouvelaient leur alliance d'une manière solennelle, et s'engageaient à faire en commun, soit la paix, soit la guerre.
Toute ouverture parvenue à l'un des deux devait être communiquée sur-le-champ à l'autre, et ne recevoir qu'une réponse commune et concertée.
Les deux empereurs convenaient d'adresser à l'Angleterre une proposition solennelle de paix, proposition immédiate, publique, et aussi éclatante que possible, afin de rendre le refus plus difficile au cabinet britannique;
La base des négociations devait être l'uti possidetis;
La France ne devait consentir qu'à une paix qui assurerait à la Russie la Finlande, la Valachie et la Moldavie;
La Russie ne devait consentir qu'à une paix qui assurerait à la France, indépendamment de tout ce qu'elle possédait, la couronne d'Espagne sur la tête du roi Joseph;
Immédiatement après la signature de la convention, la Russie pourrait commencer auprès de la Porte les démarches nécessaires pour obtenir, par la paix ou par la guerre, les deux provinces du Danube; mais les plénipotentiaires (et c'était la transaction convenue sur le point principal), les plénipotentiaires et agents des deux puissances s'entendraient sur le langage à tenir, afin de ne pas compromettre l'amitié existant entre la France et la Porte;
De plus, si, pour l'acquisition des provinces du Danube, la Russie rencontrait l'Autriche comme ennemie armée, ou bien si, pour ce qu'elle faisait de son côté en Italie ou en Espagne, la France était exposée à une rupture avec l'Autriche, la France et la Russie fourniraient leurs contingents de forces contre cette puissance, et feraient une guerre commune;
Enfin si la guerre et non la paix venait à sortir de la conférence d'Erfurt, les deux empereurs promettaient de se revoir dans l'espace d'une année.
Telle fut la rédaction à laquelle s'arrêtèrent MM. de Champagny et de Romanzoff, le 12 octobre au matin. La phrase ambiguë sur les précautions à observer pour ne pas troubler l'union existant entre la France et la Porte, était une manière d'affranchir la Russie de tout délai, et de faire pourtant qu'on n'agît pas trop brusquement à Constantinople, au point de rendre impossibles dès leur début les négociations qu'on allait entreprendre à Londres.
À peine M. de Romanzoff avait-il arraché des mains du ministre français cette proie si désirée, qu'il voulut s'en assurer la possession définitive en obtenant les signatures à l'instant même. Empressement de M. de Romanzoff à faire apposer les signatures sur la convention d'Erfurt. Cependant il fallait transcrire deux copies de ce nouveau traité secret: il n'eut pas la patience d'attendre qu'on les eût transcrites à la chancellerie de M. de Champagny, et, pour plus de célérité, on en exécuta une chez lui. Aussitôt ces copies achevées, il vint en toute hâte dans l'après-midi les faire signer à M. de Champagny, et courut ivre de joie les porter à son maître.
L'entrevue d'Erfurt avait atteint son but; les deux empereurs étaient d'accord, et surtout paraissaient l'être. Alexandre croyait tenir enfin la Valachie et la Moldavie; Napoléon croyait tenir le jeune empereur, assez du moins pour qu'aucune coalition ne fût possible, assez pour n'avoir rien à craindre de l'Autriche jusqu'au printemps prochain. Il espérait même que la paix pourrait naître de cette étroite alliance publiquement proclamée entre les deux plus grandes puissances de l'univers. Aux fâcheux récits de Baylen, il avait substitué, dans les entretiens de l'Europe, le récit merveilleux de l'assemblée de rois tenue à Erfurt. Les deux monarques étaient parfaitement contents l'un de l'autre; une plus douce union semblait devoir s'ajouter un jour à l'union toute politique qui les liait désormais. Il fut décidé qu'on donnerait encore le 13 à l'intimité, le 14 à la séparation, et qu'on emploierait ces dernières journées à multiplier les témoignages, et à combler de présents les serviteurs de l'une et l'autre cour. Voyant bien que M. de Tolstoy avait trop à Paris l'attitude d'un soldat, Alexandre était convenu de le remplacer par le vieux prince Kourakin, courtisan obséquieux, incapable de brouiller son maître avec Napoléon, et actuellement ambassadeur à Vienne. M. de Romanzoff destiné à se rendre à Paris pour y suivre avec moins de perte de temps les négociations avec l'Angleterre. Mais il fut convenu aussi que, pour suivre de plus près les négociations avec l'Angleterre, et ne retarder que le moins possible les démarches auprès de la Porte, M. de Romanzoff se rendrait lui-même à Paris afin de recevoir les réponses, faire les répliques, sans autre délai que le temps nécessaire pour aller de Londres à Paris. Napoléon rédigea même à Erfurt, de sa propre main, la lettre commune au roi d'Angleterre qui devait être signée des deux empereurs, et les notes à l'appui, de façon à prévenir toute longueur.
M. de Tolstoy était à Erfurt. Napoléon voulut y recevoir ses lettres de recréance, et lui donner des marques de faveur qui ôtassent à sa révocation toute apparence de disgrâce. Il lui fit cadeau des porcelaines de Sèvres et des tapisseries des Gobelins qui avaient orné son habitation à Erfurt. Il combla de présents et de décorations tout l'entourage d'Alexandre. Alexandre ne se montra pas moins magnifique, conféra le cordon de Saint-André aux principaux personnages de la cour de Napoléon, et prodigua les portraits, les tabatières et les diamants.
Le seul personnage étranger à toutes ces distinctions était le représentant de l'Autriche, M. de Vincent. Malgré des efforts inouïs pour découvrir le secret de ce qu'on avait fait à Erfurt, il n'avait pu le pénétrer. Il savait qu'on avait échangé des témoignages de tout genre, qu'on avait posé dans une convention formelle les principes de l'alliance; mais le secret véritable des acquisitions qu'on s'était concédées les uns aux autres, des négociations qu'on allait entreprendre, il l'ignorait, et il supposait même beaucoup plus qu'il n'y avait. Audience de congé de M. de Vincent et lettre de Napoléon à l'empereur d'Autriche. Napoléon lui accorda son audience de congé, en lui renouvelant ses remontrances, et lui répéta que l'Autriche serait pour toujours laissée en dehors des affaires européennes, tant qu'elle paraîtrait vouloir recourir aux armes. Il le chargea pour l'empereur de la lettre suivante, qui contenait toute sa pensée:
»Monsieur mon frère, je remercie Votre Majesté Impériale de la lettre qu'elle a bien voulu m'écrire, et que M. le baron de Vincent m'a remise. Je n'ai jamais douté des intentions droites de Votre Majesté; mais je n'en ai pas moins craint un moment de voir les hostilités se renouveler entre nous. Il est à Vienne une faction qui affecte la peur pour précipiter votre cabinet dans des mesures violentes, qui seraient l'origine de malheurs plus grands que ceux qui ont précédé. J'ai été le maître de démembrer la monarchie de Votre Majesté, ou du moins de la laisser moins puissante; je ne l'ai pas voulu. Ce qu'elle est, elle l'est de mon aveu. C'est la plus évidente preuve que nos comptes sont soldés, et que je ne veux rien d'elle. Je suis toujours prêt à garantir l'intégrité de sa monarchie. Je ne ferai jamais rien contre les principaux intérêts de ses États, mais Votre Majesté ne doit pas remettre en discussion ce que quinze ans de guerre ont terminé. Elle doit défendre toute proclamation ou démarche provoquant la guerre. La dernière levée en masse aurait produit la guerre, si j'avais pu craindre que cette levée et ces préparatifs fussent combinés avec la Russie. Je viens de licencier les camps de la Confédération. Cent mille hommes de mes troupes vont à Boulogne pour renouveler mes projets contre l'Angleterre. Que Votre Majesté s'abstienne de tout armement qui puisse me donner de l'inquiétude et faire une diversion en faveur de l'Angleterre. J'ai dû croire, lorsque j'ai eu le bonheur de voir Votre Majesté et que j'ai conclu le traité de Presbourg, que nos affaires étaient terminées pour toujours, et que je pouvais me livrer à la guerre maritime sans être inquiété ni distrait. Que Votre Majesté se méfie de ceux qui lui parlent des dangers de sa monarchie, troublent ainsi son bonheur, celui de sa famille et de ses peuples. Ceux-là seuls sont dangereux; ceux-là seuls appellent les dangers qu'ils feignent de craindre. Avec une conduite droite, franche et simple, Votre Majesté rendra ses peuples heureux, jouira elle-même du bonheur dont elle doit sentir le besoin après tant de troubles, et sera sûre d'avoir en moi un homme décidé à ne jamais rien faire contre ses principaux intérêts. Que ses démarches montrent de la confiance, elles en inspireront. La meilleure politique aujourd'hui, c'est la simplicité et la vérité. Qu'elle me confie ses inquiétudes lorsqu'on parviendra à lui en donner, je les dissiperai sur-le-champ. Que Votre Majesté me permette un dernier mot: qu'elle écoute son opinion, son sentiment, il est bien supérieur à celui de ses conseils.
»Je prie Votre Majesté de lire ma lettre dans un bon sens, et de n'y voir rien qui ne soit pour le bien et la tranquillité de l'Europe et de Votre Majesté.»
À cette lettre si polie et si fière, Napoléon ajouta de nouveau la demande formelle de la reconnaissance du roi Joseph, comme le moyen le plus sûr de faire éclater les vraies dispositions de l'Autriche, et de l'engager dans son système, ou de la placer dans un embarras, duquel il l'obligerait à se tirer, soit par la paix, soit par la guerre, quand il lui plairait de pousser les choses à bout.
Les souverains accourus à Erfurt, ayant pris congé des deux empereurs, étaient successivement repartis. Le 14 au matin, Alexandre et Napoléon montèrent à cheval, au milieu de la population affluant de toutes parts, en présence des troupes sous les armes, et sortirent d'Erfurt à côté l'un de l'autre, comme ils y étaient entrés. Séparation d'Alexandre et de Napoléon, le 14 octobre. Ils parcoururent ensemble une certaine étendue de chemin; puis ils mirent pied à terre abandonnant leurs chevaux à des piqueurs, se promenèrent quelques instants ensemble, se redirent de nouveau et brièvement ce qu'ils s'étaient dit tant de fois sur l'utilité, la fécondité, la grandeur de leur alliance, sur leur goût l'un pour l'autre, sur leur désir et leur espérance de resserrer leurs liens, puis s'embrassèrent avec une sorte d'émotion. Bien qu'il y eût de la politique, de l'ambition, de l'intérêt dans leur amitié, tout n'était pas calcul dans ce sentiment. Les hommes, même les plus obligés à la dissimulation, ne sont jamais aussi faux, aussi dépourvus de sensibilité que l'imagine la finesse du vulgaire, qui croit être profonde en ne supposant partout que du mal. Alexandre et Napoléon se quittèrent émus, et se serrèrent de bonne foi la main, l'un du haut de sa voiture, l'autre du haut de son cheval. Alexandre partit pour Weimar et Saint-Pétersbourg, Napoléon pour Erfurt et Paris. Ils ne devaient plus se revoir, et aucun de leurs projets du moment, aucun ne devait se réaliser!
Napoléon, rentré à Erfurt, donna congé aux personnages, princes et autres, qui restaient encore, puis monta lui-même en voiture quelques heures après, laissant dans le silence et la solitude cette petite ville, qu'il en avait tirée un instant, pour la remplir de tumulte, d'éclat, de mouvement, et la replonger ensuite dans sa paisible obscurité. Elle restera célèbre cependant, comme ayant été le théâtre où fut donnée cette prodigieuse représentation des grandeurs humaines.
Parti d'Erfurt le 14 octobre, Napoléon fut rendu le 18 au matin à Saint-Cloud. Par l'entrevue qu'il venait d'avoir avec l'empereur Alexandre il avait atteint son but, car l'Autriche était contenue, pour le moment du moins; il avait le temps de faire dans la Péninsule une campagne courte et décisive; aux impressions produites par les affaires d'Espagne étaient substituées d'autres impressions moins pénibles; l'événement de Baylen, très-connu de l'Europe, très-peu de la France, se trouvait effacé par l'événement d'Erfurt connu de tous; et enfin, devant les forces unies de la France et de la Russie, il était possible que l'Angleterre intimidée consentît à écouter des paroles de paix.
À peine arrivé à Saint-Cloud, Napoléon fit donner suite au projet de négociation avec la Grande-Bretagne. Départ des courriers russes et français pour Londres. Il prescrivit au chef des forces navales à Boulogne d'embarquer de la manière la plus ostensible les deux messagers envoyés d'Erfurt, et désignés comme courriers, l'un de l'empereur de Russie, l'autre de l'empereur des Français. Le message dont ils étaient chargés pour M. Canning, et qui contenait une lettre des deux empereurs au roi d'Angleterre, pour lui offrir la paix, en termes dignes mais formels, portait sur son enveloppe extérieure qu'il était adressé par Leurs Majestés l'empereur des Français et l'empereur de Russie à Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne. Ces courriers avaient ordre de dire partout, principalement en Angleterre, qu'ils venaient d'Erfurt, où ils avaient laissé les deux empereurs ensemble, et qu'ils avaient rencontré sur leur route des troupes nombreuses se dirigeant vers le camp de Boulogne. Napoléon voulait ainsi faire peser sur le cabinet de Londres la responsabilité du refus de la paix, et frapper aussi l'imagination des Anglais par la possibilité d'une nouvelle expédition de Boulogne.
Il se proposait de rester à Paris le nombre de jours nécessaire à l'exécution de ses derniers ordres, et de partir ensuite pour l'Espagne, afin de diriger lui-même les opérations militaires avec l'activité et la vigueur qu'il savait y mettre, et qu'il lui importait plus que jamais d'y apporter, pour enlever à l'Angleterre la ressource de l'insurrection espagnole, et rendre plus tôt disponibles ses armées dans le cas d'une reprise d'hostilités avec l'Autriche, ce qu'il regardait toujours comme possible au printemps suivant. Éloigner néanmoins cette nouvelle crise était tout son désir. Alarmer l'Angleterre, rassurer l'Autriche, pour inspirer à l'une la pensée de la paix, pour ôter à l'autre la pensée de la guerre, fut le double motif qui dicta ses dernières dispositions.
En conséquence, il distribua d'une manière toute nouvelle les forces qu'il avait laissées en Allemagne. Il leur retira d'abord le titre de Grande Armée, pour les qualifier du titre plus modeste d'Armée du Rhin, et il en destina le commandement au maréchal Davout, le plus capable de ses maréchaux pour tenir et discipliner une armée. Le corps du maréchal Soult fut dissous, et ce maréchal lui-même eut ordre de se rendre en Espagne. Des trois divisions qui composaient son corps, l'une, la division Saint-Hilaire, fut ajoutée au corps du maréchal Davout, qui devenait armée du Rhin; les deux autres, qui étaient les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand, furent acheminées sur la France, avec apparence de se diriger vers le camp de Boulogne, mais très-lentement, de manière à pouvoir toujours au besoin se reporter sur le haut Danube. Les divisions Boudet et Molitor eurent ordre de marcher vers Strasbourg et Lyon, comme si elles avaient dû se rendre en Italie, mais sans perdre la possibilité de revenir en Souabe et en Bavière. Le maréchal Davout, avec ses trois anciennes divisions, Morand, Friant, Gudin, avec la nouvelle division Saint-Hilaire détachée du maréchal Soult, avec la belle division d'élite Oudinot, avec tous les cuirassiers, avec une forte portion de cavalerie légère, et une magnifique artillerie, dut occuper la gauche de l'Elbe, sa cavalerie cantonnée en Hanovre et en Westphalie, son infanterie dans les anciennes provinces franconiennes et saxonnes de la Prusse. Il allait avoir environ 60 mille hommes d'infanterie, 12 mille cuirassiers, 8 mille hussards et chasseurs, 10 mille soldats d'artillerie et du génie, c'est-à-dire 90 mille combattants, les meilleurs de toutes les armées françaises. Il restait sur les bords de la mer du Nord 6 mille Français, 6 mille Hollandais, commandés par le prince de Ponte-Corvo. Les quatre divisions rentrant en France pouvaient par un mouvement à gauche venir renforcer de 40 mille hommes environ les troupes consacrées à l'Allemagne. Moyennant l'organisation qui ajoutait un cinquième bataillon à tous les régiments, et portait le quatrième au corps, en employant la nouvelle conscription, ces forces devaient s'élever encore à près de 180 mille hommes.
Grâce à cette même organisation, tous les régiments d'Italie, ayant quatre bataillons au corps, devaient former un total de 100 mille hommes, dont 80 mille d'infanterie, 12 mille de cavalerie, le reste d'artillerie et du génie. Napoléon ordonna de profiter de la fin d'octobre pour faire partir les conscrits avant l'hiver. Il voulait qu'en Italie tout fût prêt au mois de mars. L'armée de Dalmatie, qualifiée toujours du titre de deuxième corps de la Grande Armée, depuis qu'après Austerlitz elle s'était détachée sous le général Marmont pour occuper cette province, s'appela premier corps de l'armée d'Italie, portée de cette manière à 120 mille hommes.
Ainsi, tout en rassurant l'Autriche par la distribution et la direction de ses forces, Napoléon se tint en mesure à son égard. D'autre part, et pour alarmer l'Angleterre, il fit grand étalage du mouvement des deux divisions Carra Saint-Cyr et Legrand vers le camp de Boulogne.
Napoléon donna en même temps les derniers ordres pour la composition de l'armée d'Espagne. Il la forma en huit corps, dont il se proposait de prendre le commandement en chef, le prince Berthier étant comme d'habitude son major général. Le 1er corps de la Grande Armée, porté de Berlin à Bayonne vers la fin d'octobre, conserva sous le maréchal Victor le titre de 1er corps de l'armée d'Espagne. Le corps de Bessières devint le 2e et fut destiné au maréchal Soult. Le corps du maréchal Moncey fut qualifié de 3e de l'armée d'Espagne. La division Sébastiani, réunie avec les Polonais et les Allemands sous le maréchal Lefebvre, prit le titre de 4e corps. Le 5e corps de la Grande Armée, sous le maréchal Mortier, acheminé, par un ordre parti d'Erfurt, du Rhin sur les Pyrénées, dut garder son rang, en s'appelant 5e corps de l'armée d'Espagne. L'ancien 6e corps de la Grande Armée, récemment arrivé d'Allemagne, toujours composé des divisions Marchand et Bisson, et commandé par le maréchal Ney, dut s'appeler 6e corps de l'armée d'Espagne. On lui créa, sous le général Dessoles, avec quelques-uns des vieux régiments transportés dans la Péninsule, une troisième et belle division, qui devait rendre ce corps plus nombreux qu'il n'avait jamais été. Le général Gouvion Saint-Cyr, avec les troupes du général Duhesme enfermées dans Barcelone, la colonne Reille restée devant Figuières, les divisions Pino et Souham venues de Piémont en Roussillon, dut former le 7e corps de l'armée d'Espagne. Junot, avec les troupes revenues par mer du Portugal, réarmées, recrutées, pourvues de chevaux d'artillerie et de cavalerie, forma le 8e. Le maréchal Bessières fut mis à la tête de la réserve de cavalerie, composée de 14 mille dragons et 2 mille chasseurs. Le général Walther prit le commandement de la garde impériale forte de 10 mille hommes. C'était une masse de 150 mille hommes de vieilles troupes, qui, jointe aux 100 mille qui se trouvaient déjà au delà des Pyrénées, présentait le total énorme de 250 mille combattants. Voilà à quels efforts était obligé Napoléon, pour avoir au début entrepris d'envahir l'Espagne avec une armée trop peu nombreuse et trop peu aguerrie.
De ce renfort de 150 mille hommes, 100 mille au moins, partis d'Allemagne ou d'Italie à la fin d'août, étaient rendus sur les Pyrénées à la fin d'octobre: c'étaient les 1er, 4e, 6e et 7e corps, la garde et les dragons. Le 5e, sous le maréchal Mortier, parti plus tard que les autres, le 8e, sous le général Junot, récemment débarqué par les Anglais à La Rochelle, étaient encore en marche.
Joseph, comme on l'a vu, n'avait cessé d'imaginer et d'exécuter de faux mouvements, tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche, n'obtenant d'autre résultat de cette imitation des manœuvres de l'Empereur, que de fatiguer inutilement ses troupes, et de leur ôter toute confiance dans l'autorité qui les commandait. Pour couronner cette triste campagne d'automne sur l'Èbre, il avait projeté, ou l'on avait projeté pour lui, un mouvement offensif sur Madrid, en abandonnant au hasard les communications de l'armée avec la France, et en laissant à Napoléon le soin de les rétablir à l'aide des 150 mille hommes qu'il amenait d'Allemagne et d'Italie. Napoléon prit pitié d'une si folle conception, lui écrivit à ce sujet, sur l'art dont il était le grand maître, les lettres les plus belles, les plus instructives, et lui enjoignit de se tenir tranquille à Vittoria, de ne tenter aucune opération, de laisser les insurgés de droite sous le général Blake s'avancer jusqu'à Bilbao, les insurgés de gauche sous les généraux Palafox et Castaños s'avancer jusqu'à Sanguesa, plus loin même, s'ils le voulaient, parce qu'arrivé bientôt au centre, vers Vittoria, avec une masse écrasante de forces, il pourrait se rabattre sur eux, les prendre à revers, les accabler, et finir, comme il disait, la guerre d'un seul coup. Le major général Berthier partit le premier pour Bayonne, afin d'aller y organiser l'état-major, y mettre chaque corps en place, et pour que Napoléon en arrivant n'eût plus qu'à donner les ordres du mouvement. Napoléon, après avoir ouvert le corps législatif avec peu d'appareil, confié à M. de Talleyrand la mission de recevoir les membres des deux assemblées, de les voir, de les fréquenter sans cesse, et de les diriger dans la voie tranquille et laborieuse qu'ils suivaient alors, après avoir remis à MM. de Romanzoff et de Champagny le soin de conduire la grande négociation entamée avec l'Angleterre, quitta Paris le 29 octobre pour se rendre à Bayonne. Départ de Napoléon pour l'Espagne, le 29 octobre. Ses proches, et tous ceux qui tenaient à sa précieuse existence, le virent avec une sorte d'appréhension s'exposer au milieu de ce pays de fanatiques, où le général Gobert était mort d'une balle tirée d'un buisson. Quant à lui, calme et serein, ne songeant pas plus à la balle tirée d'un buisson qu'aux centaines de boulets qui traversaient le champ de bataille d'Eylau, il partit plein de confiance, et caressant l'espoir d'infliger aux Anglais quelque désastre humiliant.
Avant son départ, il avait donné des ordres à la marine. Obligé de renoncer à ses vastes projets maritimes, conçus lorsqu'il croyait pouvoir dominer l'Espagne sans difficulté et la faire concourir à ses gigantesques expéditions, il s'était de nouveau réduit à de simples croisières. Il avait expédié beaucoup de frégates, chargées de déposer des soldats et des vivres dans les colonies, d'en rapporter du sucre et du café pour le compte du commerce, et de pratiquer la course chemin faisant. Il avait en outre ordonné deux fortes croisières, l'une sous le contre-amiral Lhermite, partant avec trois vaisseaux et plusieurs frégates de Rochefort, l'autre sous le capitaine Troude, partant aussi avec trois vaisseaux et plusieurs frégates de Lorient, toutes deux devant toucher à la Guadeloupe et à la Martinique, y débarquer des troupes, des vivres, rapporter des denrées coloniales, et opérer leur retour vers Toulon. Enfin, il prescrivit à sa flotte de Flessingue de sortir à la première occasion favorable, et de se diriger ou par la Manche, ou par un mouvement autour des îles Britanniques vers la Méditerranée. Il avait toujours l'intention de tenter avant la conclusion de la paix une grande entreprise sur la Sicile, afin de la réunir au royaume de Naples. Murat venait de s'emparer de l'île de Caprée, et Napoléon ne désespérait pas de voir, sous ce prince belliqueux aidé de la marine française, le royaume des Deux-Siciles entièrement reconstitué.
Tandis qu'il était en route vers l'Espagne, les négociations, comme nous l'avons dit, devaient continuer en son absence, conduites par MM. de Champagny et de Romanzoff, d'après les conseils de M. de Talleyrand. Négociation entamée avec l'Angleterre. Les courriers partis de Boulogne eurent quelque peine à pénétrer en Angleterre, car l'ordre le plus précis était donné à tous les croiseurs de la marine britannique de ne laisser passer aucun bâtiment parlementaire. Cependant un officier de marine fort adroit, qui commandait le brick sur lequel ils étaient embarqués, traversa, sans être joint, la ligne des croiseurs anglais, et vint débarquer aux Dunes. On fit d'abord difficulté d'admettre ces deux courriers; puis on expédia le russe à Londres, en retenant le français aux Dunes. Un ordre de M. Canning permit bientôt à celui-ci de se rendre à Londres. Manière de recevoir les deux courriers impériaux à Londres. On eut beaucoup d'égards pour les deux courriers, en les plaçant néanmoins sous la garde d'un courrier anglais, qui ne les quitta pas un instant, et on les réexpédia après quarante-huit heures avec un simple accusé de réception pour MM. de Champagny et de Romanzoff, annonçant qu'on enverrait plus tard la réponse au message des deux empereurs.
Cet accueil si défiant, accompagné de tant de précautions à l'égard des deux courriers, n'indiquait guère le désir d'établir des communications avec le continent. Les esprits, en effet, n'étaient point à la paix de l'autre côté du détroit. Bien que la nation anglaise, en général, se montrât toujours portée à accepter les propositions de paix dès qu'on en faisait quelqu'une à son gouvernement, et qu'elle blâmât volontiers l'obstination du cabinet à continuer la guerre, cette fois elle manifestait un tout autre penchant. Cette différence dans ses dispositions tenait à diverses causes. La nation anglaise, contre son usage, peu disposée à la paix. D'abord, si après Tilsit la guerre avec tout le continent, avec la Russie notamment, l'avait effrayée comme en 1801, elle s'était bientôt rassurée, en voyant que les conséquences de cette guerre générale n'étaient pas en réalité fort graves. Elle n'en avait pas un ennemi effectif de plus sur les bras, et, dominant toujours l'Océan, elle pouvait se rire des efforts de tous ses adversaires. Elle était fière de leur impuissance, tout à fait libre de ses mouvements, car elle n'avait personne à ménager, et elle se croyait en mesure de tenter plus d'entreprises, en les dirigeant uniquement à son profit. Si le continent à la vérité semblait lui être fermé depuis une extrémité jusqu'à l'autre, il ne l'était pas tellement qu'elle n'introduisît encore, tant par le Nord que par le Midi, et surtout par Trieste, beaucoup de marchandises. Puis les derniers événements de l'Espagne lui promettaient d'immenses avantages commerciaux, en lui ouvrant les ports de la Péninsule, et en lui assurant l'exploitation exclusive des colonies espagnoles, qui toutes s'étaient mises en insurrection contre la royauté de Joseph. L'Angleterre trouvait là subitement un vaste débouché, et l'occasion ou de prendre, ou de pousser à l'indépendance les magnifiques colonies espagnoles, brillante revanche de l'insurrection des États-Unis; de manière qu'en résultat Napoléon, depuis la guerre d'Espagne, en forçant la Russie à se déclarer contre l'Angleterre, n'avait pas créé un nouvel ennemi à celle-ci, et, en lui fermant mal les ports du Nord, lui avait ouvert ceux du Midi, ainsi que tous ceux de l'Amérique du sud. De plus, l'insurrection espagnole venait de faire surgir sur le continent un allié pour l'Angleterre, le seul depuis 1802 qui eût remporté des avantages sur les troupes françaises. Il n'y a pas de peuple qui s'engoue plus facilement que le grave peuple de la Grande-Bretagne, et il était alors épris des insurgés espagnols, comme nous l'avons vu de nos jours s'éprendre des insurgés de tous les pays. Il admirait leur généreux dévouement, leur incomparable courage, et, ne considérant dans la victoire de Baylen que le résultat matériel sans en rechercher la cause, il était tout près de les déclarer les égaux des Français au moins. L'Autriche, bien qu'ayant rompu en apparence ses relations avec le gouvernement britannique, lui donnait sourdement des signes d'intelligence, armait sans relâche, et probablement allait recommencer la guerre contre la France. Les espérances d'une nouvelle lutte, peut-être heureuse, renaissaient donc de toutes parts, au jugement des Anglais, et ce n'était pas le moment de songer à une paix, dont la première condition eût été pour eux de laisser définitivement soumise à Napoléon la seconde des puissances maritimes du continent, c'est-à-dire l'Espagne. Grand déchaînement en Angleterre contre la convention de Cintra, et peu de disposition à ménager la France. Enfin un accident, un pur accident, échauffait toutes les têtes à cette époque. La convention de Cintra avait semblé de la part des généraux britanniques une indigne faiblesse. Comparant cette convention à celle de Baylen, jaloux de n'avoir pas obtenu sur les Français un avantage aussi complet que celui qu'avaient obtenu les Espagnols, soutenant que le général Junot, après la journée de Vimeiro, était aussi mal placé que le général Dupont après celle de Baylen, ce qui était faux, les Anglais étaient indignés de ce qu'on eût accordé à l'armée du général Junot des conditions cent fois plus avantageuses qu'à celle du général Dupont, et ils regrettaient vivement le plaisir dont on les avait privés, plaisir pour eux sans égal, celui de voir défiler sur les bords de la Tamise une armée française prisonnière.
L'irritation contre le ministère était sur ce sujet poussée jusqu'à la démence, et on avait exigé la formation d'une haute cour pour juger les généraux anglais victorieux. Sir Arthur Wellesley lui-même était compromis avec sir Hew Dalrymple dans cette affaire, bien qu'on louât ses opérations militaires. Certes, lorsque, au lieu de blâmer comme autrefois l'acharnement contre les Français, l'opinion publique blâmait une complaisance extrême à leur égard, le moment était mal choisi pour une ouverture de paix. Le ministère Canning-Castlereagh, imitateur outré de la politique de M. Pitt, eût craint d'être accusé bien plus violemment encore s'il avait dans ces circonstances donné suite à des propositions pacifiques. Ainsi, tantôt par une cause, tantôt par une autre, toutes les occasions de rapprochement avec la Grande-Bretagne étaient successivement manquées: celle de lord Lauderdale en 1806, parce que la France voulait poursuivre et achever la conquête du continent; celle de 1807 après Tilsit, celle de 1808 après Erfurt, parce que l'Angleterre voulait poursuivre et achever la conquête des mers. Toutefois, bien que l'Angleterre fût actuellement peu disposée à traiter, le cabinet britannique n'eût pas osé refuser péremptoirement à la face de l'Europe et de sa nation d'écouter des paroles de paix. En conséquence, quelques jours après, le 28 octobre, il répondit à MM. de Champagny et de Romanzoff par un message que porta à Paris un courrier anglais.
Ce message disait que l'Angleterre, quoiqu'elle eût souvent reçu des propositions pacifiques qu'elle avait de fortes raisons de ne pas croire sérieuses, ne refuserait jamais de prêter l'oreille à des propositions de ce genre, mais qu'il fallait qu'elles fussent honorables pour elle. L'Angleterre exige comme condition essentielle que les insurgés espagnols soient compris dans la négociation. Et cette fois, renonçant à argumenter sur la base des négociations, celle de l'uti possidetis, qui laissait peu de prise à la critique, puisque c'était celle que le gouvernement britannique avait posée à toutes les époques antérieures, le message faisait consister l'honneur et le devoir pour l'Angleterre à exiger que tous ses alliés fussent compris dans la négociation, les insurgés espagnols comme les autres, bien qu'aucun acte formel ne liât l'Angleterre à eux. Mais à défaut d'un semblable lien, un intérêt commun, un sentiment de générosité, de nombreuses relations déjà établies, ne permettaient pas de les abandonner. À cette condition M. Canning se disait prêt à nommer des plénipotentiaires, et à les envoyer où l'on voudrait.
Le cabinet britannique se doutait bien qu'en demandant l'admission des insurgés espagnols aux conférences qui seraient ouvertes pour traiter de la paix, toute négociation deviendrait impossible; car, entre les rois Joseph et Ferdinand VII, il n'y avait pas de transaction imaginable. C'était tout ou rien, Madrid ou Valençay, pour l'un comme pour l'autre.
Lorsque M. de Romanzoff et M. de Champagny reçurent cette réponse, qui était accompagnée d'excuses à M. de Romanzoff de ce qu'on ne répondait pas directement aux souverains eux-mêmes, mais à leurs ministres, vu que l'un des deux empereurs n'était pas reconnu par l'Angleterre, ils furent assez embarrassés. Recours à Napoléon pour la réponse à faire. Prendre sur eux de s'expliquer affirmativement ou négativement sur la condition essentielle, celle de l'admission des insurgés, leur semblait bien hardi, même en s'autorisant du conseil de M. de Talleyrand. Il fut décidé qu'on en référerait à Napoléon. En attendant on procéda envers M. Canning comme il avait procédé lui-même, et on lui adressa un simple accusé de réception, en remettant à plus tard la réponse à son message.
M. de Romanzoff, d'abord si pressé de conduire à leur terme les négociations avec Londres, afin de pouvoir s'approprier plus tôt les provinces du Danube; M. de Romanzoff, maintenant qu'il était à Paris, publiquement engagé dans une tentative de paix avec l'Angleterre, mettait un véritable amour-propre à la faire réussir, la convention d'Erfurt ayant bien stipulé d'ailleurs que, dans tous les cas, la Finlande, la Moldavie et la Valachie seraient assurées à la Russie. Il fut donc d'avis avec MM. de Talleyrand et de Champagny que le message anglais, en demandant la présence de tous les alliés de l'Angleterre à la négociation, y compris les insurgés espagnols, n'offrait cependant dans sa forme rien de tellement absolu qu'il fût impossible de s'entendre. Par ce motif, tous les trois écrivirent à l'Empereur, pour le supplier de faire une réponse qui permît de continuer les pourparlers, et d'arriver à une réunion de plénipotentiaires.
Napoléon était en ce moment sur l'Èbre, tout entier à la guerre, à l'espérance d'accabler les Espagnols et les Anglais, et sous les nouvelles impressions qui le dominaient, n'attachant plus aux pourparlers avec l'Angleterre autant d'importance que d'abord. Le message de M. Canning ne lui laissait guère d'illusion, et il ne comptait que sur un grand désastre infligé à l'armée britannique, pour fléchir l'obstination du cabinet de Londres. Napoléon, tout entier aux soins de la guerre, laisse à MM. de Romanzoff, de Champagny et de Talleyrand le soin de conduire la négociation. Dès lors il était plus disposé à abandonner à d'autres la conduite de cette affaire, et il permit aux trois diplomates qui étaient à Paris de répondre comme ils l'entendraient, moyennant que les insurgés fussent formellement exclus de la négociation. Il envoya un modèle de réponse que de MM. de Champagny, de Romanzoff et de Talleyrand furent autorisés à remanier à leur gré, et qu'ils eurent soin en effet de modérer notablement.
Ce nouveau message, porté à Londres par les mêmes courriers, relevait quelques allusions blessantes du message anglais, puis admettait sans difficulté tous les alliés de l'Angleterre à la négociation, sauf les insurgés espagnols, qui n'étaient que des révoltés, ne pouvant pas représenter Ferdinand VII, puisque celui-ci était à Valençay, d'où il les désavouait et confirmait l'abdication de la couronne d'Espagne.
À la réception de cette seconde note, le cabinet britannique, craignant de décourager ses nouveaux alliés, soit en Espagne, soit en Autriche, par des bruits de paix, de refroidir le fanatisme des uns, de ralentir les préparatifs militaires des autres, résolut de rompre brusquement une négociation qui ne lui semblait ni utile ni sérieuse. Ayant dans les mains des documents qui prouvaient que la France ne voulait point faire de concessions aux insurgés espagnols, lesquels jouissaient en Angleterre d'une immense popularité, il ne redoutait rien du parlement, la question étant ainsi posée. En conséquence, il fit une déclaration péremptoire, offensante pour la Russie et la France, consistant à dire qu'aucune paix n'était possible avec deux cours, dont l'une détrônait et tenait prisonniers les rois les plus légitimes, dont l'autre les laissait traiter indignement pour des motifs intéressés; que, du reste, les propositions pacifiques adressées à l'Angleterre étaient illusoires, imaginées pour décourager les peuples généreux qui avaient déjà secoué le joug oppresseur de la France, et ceux qui se préparaient à le secouer encore; que les communications devaient donc être considérées comme définitivement rompues, et la guerre continuée avec toute l'énergie commandée par les circonstances.
Évidemment, l'Angleterre, comptant cette fois sur un prochain renouvellement de la lutte, avait craint, en poursuivant cette négociation, de refroidir les Espagnols et les Autrichiens. M. de Talleyrand éprouva les regrets ordinaires et honorables qu'il ressentait toutes les fois qu'une tentative de paix venait à échouer. M. de Romanzoff fut piqué des allusions blessantes pour sa cour, fâché d'avoir manqué un succès, mais consolé par la liberté désormais acquise d'agir immédiatement en Orient. M. de Champagny, dévoué à l'Empereur, à ses idées, à sa fortune, ne vit dans ce refus que l'occasion de nouvelles guerres triomphales pour un maître qu'il croyait invincible. Le public, à peine averti, n'y prit presque pas garde; il n'attendait de résultat décisif que de la présence de Napoléon en Espagne.
Tandis que l'Angleterre répondait de la sorte, l'Autriche ne répondait guère mieux aux déclarations de la Russie et de la France. Elle protestait de son intention de conserver la paix, et, en effet, elle donnait moins d'éclat à ses préparatifs, sans toutefois les interrompre; mais elle accueillait avec amertume la proposition commune de reconnaître le roi Joseph, et elle déclarait que lorsqu'on lui aurait fait savoir ce qui s'était passé à Erfurt, elle s'expliquerait à l'égard de la nouvelle royauté constituée en Espagne, ajoutant que la connaissance de ce qui avait été arrêté entre les deux empereurs lui était indispensable pour éclairer et fixer ses résolutions. La forme autant que le fond même de cette déclaration décelait l'irritation profonde dont l'Autriche était remplie. Il était évident que Napoléon aurait le temps de faire une campagne dans la Péninsule, mais de n'en faire qu'une. On attendait de son génie et de ses troupes qu'elle serait décisive. Le public, habitué à la guerre, habitué surtout sous ce maître tout-puissant à dormir au bruit du canon, dont les échos lointains ne faisaient présager que des victoires, demeurait tranquille et confiant, malgré tout ce qu'avait de triste, de sinistre même, cette guerre entreprise au delà des Pyrénées contre le fanatisme d'une nation entière. L'éclatant spectacle donné à Erfurt éblouissait encore tous les yeux, et leur dérobait les périls trop réels de la situation.
FIN DU LIVRE TRENTE-DEUXIÈME.
LIVRE TRENTE-TROISIÈME.
SOMO-SIERRA.
Arrivée de Napoléon à Bayonne. — Inexécution d'une partie de ses ordres. — Comment il y supplée. — Son départ pour Vittoria. — Ardeur des Espagnols à soutenir une guerre qui a commencé par des succès. — Projet d'armer cinq cent mille hommes. — Rivalité des juntes provinciales, et création d'une junte centrale à Aranjuez. — Direction des opérations militaires. — Plan de campagne. — Distribution des forces de l'insurrection en armées de gauche, du centre et de droite. — Rencontre prématurée du corps du maréchal Lefebvre avec l'armée du général Blake en avant de Durango. — Combat de Zornoza. — Les Espagnols culbutés. — Napoléon, arrivé à Vittoria, rectifie la position de ses corps d'armée, forme le projet de se laisser déborder sur ses deux ailes, de déboucher ensuite vivement sur Burgos, pour se rabattre sur Blake et Castaños, et les prendre à revers. — Exécution de ce projet. — Marche du 2e corps, commandé par le maréchal Soult, sur Burgos. — Combat de Burgos et prise de cette ville — Les maréchaux Victor et Lefebvre, opposés au général Blake, le poursuivent à outrance. — Victor le rencontre à Espinosa et disperse son armée. — Mouvement du 3e corps, commandé par le maréchal Lannes, sur l'armée de Castaños. — Manœuvre sur les derrières de ce corps par l'envoi du maréchal Ney à travers les montagnes de Soria. — Bataille de Tudela, et déroute des armées du centre et de droite. — Napoléon, débarrassé des masses de l'insurrection espagnole, s'avance sur Madrid, sans s'occuper des Anglais, qu'il désire attirer dans l'intérieur de la Péninsule. — Marche vers le Guadarrama. — Brillant combat de Somo-Sierra. — Apparition de l'armée française sous les murs de Madrid. — Efforts pour épargner à la capitale de l'Espagne les horreurs d'une prise d'assaut. — Attaque et reddition de Madrid. — Napoléon n'y veut pas laisser rentrer son frère, et n'y entre pas lui-même. — Ses mesures politiques et militaires. — Abolition de l'inquisition, des droits féodaux et d'une partie des couvents. — Les maréchaux Lefebvre et Ney amenés sur Madrid, le maréchal Soult dirigé sur la Vieille-Castille, pour agir ultérieurement contre les Anglais. — Opérations en Aragon et en Catalogne. — Lenteur forcée du siége de Saragosse. — Campagne du général Saint-Cyr en Catalogne. — Passage de la frontière. — Siége de Roses. — Marche habile pour éviter les places de Girone et d'Hostalrich. — Rencontre avec l'armée espagnole et bataille de Cardedeu. — Entrée triomphante à Barcelone. — Sortie immédiate pour enlever le camp du Llobregat, et victoire de Molins del Rey. — Suite des événements au centre de l'Espagne. — Arrivée du maréchal Lefebvre à Tolède, du maréchal Ney à Madrid. — Nouvelles de l'armée anglaise apportées par des déserteurs. — Le général Moore, réuni, près de Benavente, à la division de Samuel Baird, se porte à la rencontre du maréchal Soult. — Manœuvre de Napoléon pour se jeter dans le flanc des Anglais, et les envelopper. — Départ du maréchal Ney avec les divisions Marchand et Maurice-Mathieu, de Napoléon avec les divisions Lapisse et Dessoles, et avec la garde impériale. — Passage du Guadarrama. — Tempête, boues profondes, retards inévitables. — Le général Moore, averti du mouvement des Français, bat en retraite. — Napoléon s'avance jusqu'à Astorga. — Des courriers de Paris le décident à s'établir à Valladolid. — Il confie au maréchal Soult le soin de poursuivre l'armée anglaise. — Retraite du général Moore, poursuivi par le maréchal Soult. — Désordres et dévastations de cette retraite. — Rencontre à Lugo. — Hésitation du maréchal Soult. — Arrivée des Anglais à la Corogne. — Bataille de la Corogne. — Mort du général Moore et embarquement des Anglais. — Leurs pertes dans cette campagne. — Dernières instructions de Napoléon avant de quitter l'Espagne, et son départ pour Paris. — Plan pour conquérir le midi de l'Espagne, après un mois de repos accordé à l'armée. — Mouvement du maréchal Victor sur Cuenca, afin de délivrer définitivement le centre de l'Espagne de la présence des insurgés. — Bataille d'Uclès, et prise de la plus grande partie de l'armée du duc de l'Infantado, autrefois armée de Castaños. — Sous l'influence de ces événements heureux, Joseph entre enfin à Madrid, avec le consentement de Napoléon, et y est bien reçu. — L'Espagne semble disposée à se soumettre. — Saragosse présente seule un point de résistance dans le nord et le centre de l'Espagne. — Nature des difficultés qu'on rencontre devant cette ville importante. — Le maréchal Lannes envoyé pour accélérer les opérations du siége. — Vicissitudes et horreurs de ce siége mémorable. — Héroïsme des Espagnols et des Français. — Reddition de Saragosse. — Caractère et fin de cette seconde campagne des Français en Espagne. — Chances d'établissement pour la nouvelle royauté.
Napoléon, parti en toute hâte pour Bayonne, trouva les routes entièrement dégradées par la saison et la grande quantité des charrois militaires, les chevaux de poste épuisés par les nombreux passages, s'irrita fort contre les administrations chargées de ces différents services, et, parvenu à Mont-de-Marsan, monta à cheval pour traverser les Landes à franc étrier. Il arriva le 3 novembre à Bayonne à deux heures du matin. Il manda sur-le-champ le prince Berthier pour savoir où en étaient toutes choses, et se faire rendre compte de l'exécution de ses ordres. Rien ne s'était exécuté comme il l'avait voulu, ni surtout aussi vite, quoiqu'il fût le plus prévoyant, le plus absolu, le plus obéi des administrateurs.
Il avait demandé que vingt mille conscrits des classes arriérées, choisis dans le Midi, et destinés à former le fond des quatrièmes bataillons dans les régiments servant en Espagne[20], fussent réunis à Bayonne. Il y en avait cinq mille au plus d'arrivés. Il comptait sur 50 milles capotes, sur 129 mille paires de souliers, sur une masse proportionnée de vêtements, le reste devant venir au fur et à mesure des besoins. Il trouva 7 mille capotes, et 15 mille paires de souliers. Or, ce qu'il appréciait le plus, comme nous l'avons dit ailleurs, surtout dans les campagnes d'hiver, c'était la chaussure et la capote: il fut donc singulièrement mécontent. Tandis que l'approvisionnement en vêtements était aussi peu avancé, l'approvisionnement en vivres était considérable, ce qui était un vrai contre-sens, car les Castilles regorgent de vivres; les céréales et le bétail y abondent. Il est inutile de parler du vin, qui forme le plus riche produit des coteaux de la Péninsule. Les mulets, dont Napoléon avait ordonné de nombreux achats, choisis, faute d'autres, à quatre ans et demi, étaient trop jeunes pour fournir un bon service; ce qui n'était pas moins regrettable que tout le reste, car les charrois étaient justement ce dont on manquait le plus en Espagne, à cause de l'état des routes et du mode des transports, qui se font presque tous à dos de mulet. En outre Napoléon avait prescrit que les troupes venant d'Allemagne fussent concentrées entre Bayonne et Vittoria, qu'aucune opération ne fût commencée, qu'on permît même aux insurgés de nous déborder à droite et à gauche, car il entrait dans son plan de laisser les généraux espagnols, dans leur ridicule prétention de l'envelopper, s'engager fort avant sur ses ailes. Or les belles troupes tirées de la Grande Armée avaient été dispersées précipitamment sur tous les points où la timidité de l'état-major de Joseph avait cru apercevoir un péril. Enfin le maréchal Lefebvre, commandant le 4e corps, séduit par l'occasion de combattre les Espagnols à Durango, les avait défaits; avantage de nulle valeur pour Napoléon, qui avait le goût, et, dans sa position actuelle, le besoin de résultats extraordinaires.
Quelque grandes que fussent les contrariétés qu'il éprouvait, Napoléon ne pouvait s'en prendre ni à son imprévoyance, ni à l'indocilité de ses agents, mais à la nature des choses, qui commençait à être violentée dans ce qu'il entreprenait depuis quelque temps. Il avait, en effet, donné deux mois tout au plus pour faire sur les Pyrénées les préparatifs d'une immense guerre. Or, si deux mois eussent suffi peut-être sur le Rhin et sur les Alpes, où n'avaient cessé d'affluer pendant plusieurs années toutes les ressources de l'Empire, ces deux mois étaient loin de suffire sur les Pyrénées, où depuis 1795, c'est-à-dire depuis treize années, aucune partie de nos ressources militaires n'avait été dirigée, la France à dater de cette époque ayant toujours été en paix avec l'Espagne. Les agents de l'administration d'ailleurs, ne connaissant pas encore la nature et les besoins de ce nouveau théâtre de guerre, envoyaient des vivres, par exemple, où il aurait fallu des vêtements. De plus, les quantités de toutes choses venaient de changer si subitement, depuis que de 60 ou 80 mille conscrits on s'était élevé à 250 mille hommes, que toutes les prévisions étaient dépassées. D'autre part, si les troupes, au lieu d'être concentrées à Vittoria, étaient dispersées dans diverses directions, c'est qu'un état-major, où ne figuraient pas encore les lieutenants vigoureux que Napoléon avait formés à son école, se troublait à la première apparence de danger, et envoyait les corps au moment même de leur arrivée, partout où l'ennemi se montrait. Enfin le maréchal Lefebvre lui-même n'avait cédé au désir intempestif de combattre, que parce que là où Napoléon n'était pas, le commandement se relâchait, et devenait faible et incertain[21].
Napoléon employa la journée du 3 à témoigner de vive voix, ou par écrit, son extrême mécontentement aux agents qui avaient mal compris et mal exécuté ses ordres, et, ce qui valait mieux, à réparer les inexactitudes ou les lenteurs, plus ou moins inévitables, dont il avait à se plaindre[22]. Il ordonna l'abandon de tous les marchés que les entrepreneurs n'avaient pas exécutés, la création immédiate à Bordeaux d'ateliers de confectionnement, dans lesquels on emploierait les draps du Midi à faire des habits; contremanda tous les envois de grains et de bétail pour ne porter ses ressources que sur l'habillement, fit construire à Bayonne des baraques pour y loger les quatrièmes bataillons, accéléra la marche des conscrits pour en remplir les cadres, passa en revue les troupes qui arrivaient, envoya aux administrations des postes et des ponts et chaussées une foule d'avis lumineux et impératifs, puis, le 4 au soir, franchit la frontière, alla coucher à Tolosa, et le lendemain 5 se rendit à Vittoria, où se trouvait le quartier général de son frère Joseph. Il voyagea à cheval, escorté par la cavalerie de la garde impériale, et entra de nuit à Vittoria, désirant ne recevoir aucun hommage, et se loger hors de la ville, afin de satisfaire son goût, qui était de vivre en plein air, et d'être le moins possible auprès de son frère. Ce n'était ni froideur ni éloignement à l'égard de ce dernier, mais calcul. Motifs de Napoléon pour se montrer le moins possible auprès de Joseph. Il sentait qu'à ses côtés la position de Joseph serait secondaire, comme il l'avait déjà remarqué pendant leur commun séjour à Bayonne, et il désirait au contraire lui laisser aux yeux des Espagnols la première place. Il voulait aussi n'être en Espagne que général d'armée, revêtu de tous les droits de la guerre, et les exerçant impitoyablement, jusqu'à ce que l'Espagne se soumît. Il consentait ainsi à se réserver le rôle de la sévérité, même de la cruauté, pour ménager à Joseph celui de la majesté et de la douceur. Dans ce but, ne pas se loger avec Joseph était le parti le plus sage.
À peine rendu à Vittoria, et arraché aux embrassements de son frère, qui lui était fort attaché, il fit appeler auprès de lui son état-major, et particulièrement les officiers français ou espagnols qui connaissaient le mieux les routes de la contrée, afin de commencer sur-le-champ les opérations décisives qu'il avait projetées.
Pour comprendre les remarquables opérations qu'il ordonna en cette circonstance, et qui ne furent pas au nombre des moins belles de sa vie militaire, il faut savoir ce qui s'était passé en Espagne pendant les mois de septembre et d'octobre, mois employés tant à Paris qu'à Erfurt en négociations, en préparatifs de guerre, en mouvements de troupes.
Les Espagnols, doublement enthousiasmés du triomphe inespéré de Baylen et de la retraite du roi Joseph sur l'Èbre, étaient dans le délire de la joie et de l'orgueil. Ce n'étaient pas quelques conscrits, accablés par la chaleur, mal conduits par un général malheureux, qu'ils croyaient avoir vaincus, mais la grande armée, et Napoléon lui-même. Ils se supposaient invincibles, et ne songeaient à rien moins qu'à réunir une masse de cinq cent mille hommes, à porter ces cinq cent mille hommes au delà des Pyrénées, c'est-à-dire à envahir la France. Dans les négociations avec les Anglais, qu'ils savaient vainqueurs aussi en Portugal, mais dont ils dédaignaient fort la convention de Cintra, en la comparant à celle de Baylen, ils ne parlaient que d'entreprises dirigées contre le midi de la France. Ils acceptaient et désiraient même le secours d'une armée anglaise, mais ils le demandaient sans y attacher le salut de l'Espagne, qu'ils se chargeraient bien d'opérer indépendamment de toute assistance étrangère. Qu'on se figure la jactance espagnole, si grande en tout temps, exaltée par un triomphe inouï, et on se fera à peine une idée juste des folles exagérations que débitaient les insurgés.
Ce qui pressait le plus, et ce qu'il y avait de plus difficile, c'était de constituer un gouvernement; car depuis le départ de la famille royale pour Compiégne et Valençay, depuis la retraite de Joseph sur l'Èbre, il n'y avait d'autre autorité que celle des juntes insurrectionnelles formées dans chaque province, autorité extravagante, qui se divisait en douze ou quinze centres ennemis les uns des autres. À Madrid, autrefois centre unique de l'administration royale, il n'était resté que le conseil de Castille, aussi méprisé que haï pour n'avoir opposé à l'usurpation étrangère d'autre résistance qu'un peu de mauvaise grâce, et beaucoup de tergiversations. Efforts du conseil de Castille pour ressaisir le pouvoir. Ce corps était alors en Espagne dans la situation où avaient été en France, à l'ouverture de la révolution, les anciens parlements, dont on s'était servi avant 1789, et dont après 1789 on ne voulait plus tenir aucun compte, parce qu'ils étaient demeurés fort en deçà des désirs du moment. Doué cependant, comme tous les vieux corps, d'une ambition patiente et tenace, il ne désespérait pas de s'emparer du pouvoir, et crut en trouver l'occasion dans le massacre d'un vieillard, don Luis Viguri, autrefois intendant de la Havane et favori du prince de la Paix, oublié depuis long-temps, mais rappelé malheureusement à l'attention du peuple par une querelle avec un ancien serviteur traître à son maître. Le conseil de Castille appelle à Madrid les généraux victorieux. L'infortuné don Luis ayant été égorgé et traîné dans les rues, le besoin d'une autorité publique se fit universellement sentir, et le conseil appela à Madrid les généraux espagnols victorieux des Français, pour prêter main-forte à la loi. Il proposa en même temps aux juntes insurrectionnelles de députer chacune un représentant, afin de composer à Madrid avec le conseil lui-même un gouvernement central.
Les généraux espagnols s'empressèrent en effet de venir triompher à Madrid, et on vit successivement arriver don Gonzalez de Llamas avec les Valenciens et les Murciens, prétendus vainqueurs du maréchal Moncey, et Castaños avec les Andalous, vainqueurs trop réels du général Dupont. L'enthousiasme pour ces derniers fut extrême, et il était mérité, si le bonheur peut être estimé à l'égal du génie. Mais les juntes n'étaient pas d'humeur à subir la prépondérance du conseil de Castille, et à se contenter d'une simple participation au pouvoir, sous la direction suprême de ce corps. Les juntes insurrectionnelles refusent de répondre à l'appel du conseil de Castille et de constituer un gouvernement central sous ses auspices. Pour unique réponse, toutes (une seule exceptée, celle de Valence) lui adressèrent les plus violents reproches, et elles déclarèrent ne pas vouloir reconnaître une autorité qui n'avait été jadis qu'une autorité purement administrative et judiciaire, et qui récemment ne s'était pas conduite de manière à obtenir de la confiance de la nation un pouvoir qu'elle ne tenait pas des institutions espagnoles. Elles discutèrent entre elles par des envoyés la forme du gouvernement central qu'elles constitueraient. Elles étaient, quant à cet objet, aussi divisées de vues que de prétentions. Rivalités entre les juntes. D'abord toutes jalousaient leurs voisines. Celle de Séville était en brouille avec celle de Grenade, chacune s'attribuant l'honneur du triomphe de Baylen, et poussant la violence jusqu'à vouloir se faire la guerre, qu'elles auraient commencée sans le sage Castaños. De plus, cette même junte de Séville entendait devenir le centre du gouvernement, tant à cause de ses services que de sa situation géographique, qui la plaçait loin des Français, et elle voulait par voie d'adhésions successives attirer toutes les autres à elle. Prétentions des juntes du nord de l'Espagne. Les juntes du nord, formant deux groupes peu amis, d'une part celui de Galice, de Léon, de Castille, de l'autre celui des Asturies, tendaient cependant à se rapprocher, et, une fois unies, à fixer au nord le gouvernement de l'Espagne. Les juntes d'Estrémadure, de Valence, de Grenade, de Saragosse, veulent un gouvernement unique, placé au centre, et font prévaloir ce vœu. Moins ambitieuses, plus sages, et non moins méritantes, les juntes d'Estrémadure, de Valence, de Grenade, de Saragosse, n'avaient aucune de ces ambitions exclusives, et se prononçaient pour la formation d un gouvernement unique, placé au centre de l'Espagne, mais non à Madrid, afin d'éviter la domination du conseil de Castille.
Toutes ces juntes finirent par s'entendre au moyen d'envoyés, et elles convinrent de députer à un lieu indiqué, Ciudad-Real, Aranjuez ou Madrid, deux représentants par junte, afin de composer une junte centrale de gouvernement. Cet accord fut accepté, et les deux représentants nommés, après beaucoup d'agitations, se rendirent, les uns à Madrid, les autres à Aranjuez. Ceux de Séville, toujours plus jaloux, parce qu'ils étaient les plus ambitieux, ne voulurent pas dépasser Aranjuez, et finirent par attirer tous les autres à eux. Il plaisait d'ailleurs à l'orgueil de ces suppléants de la royauté absente de s'établir dans son ancienne résidence, et d'en usurper jusqu'aux dehors.
Constituée à Aranjuez sous la présidence de M. de Florida-Blanca, l'ancien ministre de Charles III, homme illustre, éclairé, habile, mais malheureusement vieux et étranger au temps présent, la junte centrale se déclara investie de toute l'autorité royale, s'attribua le titre de majesté, décerna celui d'altesse à son président, d'excellence à ses membres, avec 120 mille réaux de traitement pour chacun d'eux. S'élevant dans le commencement à vingt-quatre membres, elle fut portée bientôt à trente-cinq, et pour premier acte elle enjoignit au conseil de Castille ainsi qu'à toutes les autorités espagnoles de reconnaître son pouvoir suprême. Le conseil de Castille élève quelques objections mal accueillies contre la formation d'une junte centrale. Le conseil de Castille, qui ne trouvait pas de son goût la création d'une pareille autorité, songea d'abord à résister. Il objecta par une déclaration formelle que, d'après les lois du royaume, la junte, à titre de conseil de régence, était trop nombreuse, et à titre d'assemblée nationale ne pouvait en rien remplacer les cortès. En conséquence, il demanda la convocation des cortès elles-mêmes. Nous avons déjà eu l'occasion de faire remarquer que dans ce soulèvement de l'Espagne pour la royauté, il y avait explosion de tous les sentiments démocratiques, et qu'au nom de Ferdinand VII on ne faisait en réalité que se livrer aux passions de 1793. Aussi rien ne sonnait-il mieux aux oreilles espagnoles que le mot de cortès. Mais du conseil de Castille tout était mal pris. On vit uniquement dans ce qu'il proposait un piége pour annuler la junte et se substituer à elle, et, sans renoncer aux cortès, on ne répondit à sa déclaration que par une rumeur universelle de haine et de mépris. La junte centrale acceptée par les généraux et la nation. L'appui des généraux était alors la seule force efficace. Or, tous appartenaient à cette junte centrale, composée des juntes provinciales, auprès desquelles ils s'étaient élevés, avec lesquelles ils s'étaient entendus, et ils adhérèrent à la junte, sauf un seul, le vieux Gregorio de la Cuesta, toujours chagrin, toujours insociable, détestant les autorités insurrectionnelles et tumultueuses qui venaient de se former, et préférant de beaucoup le conseil de Castille, qu'il avait jadis présidé. Il songea même un moment à s'entendre avec Castaños, et à s'attribuer à eux deux le gouvernement militaire, en abandonnant le gouvernement civil au conseil de Castille. Les événements prouvèrent bientôt qu'une pareille combinaison aurait mieux valu; mais Castaños n'était pas assez entreprenant pour accepter les offres de son collègue, et d'ailleurs, élevé par la junte de Séville, il était du parti des juntes. Don Gregorio de la Cuesta fut donc obligé de se soumettre, et le conseil de Castille, dénué de tout appui, se trouva réduit à suivre cet exemple.
La junte centrale d'Aranjuez, en plein exercice du pouvoir dès les premiers jours de septembre, se mit à gouverner, à sa manière, la malheureuse Espagne.
Son premier, son unique soin aurait dû être de s'occuper de la levée des troupes, de leur organisation, de leur direction. Mais, dans un pays où il n'y avait jamais eu que fort peu d'administration, où une révolution subite venait de détruire le peu qu'il y en avait, le gouvernement central ne pouvait rien ou presque rien sur la partie essentielle, c'est-à-dire sur l'organisation des forces, et pouvait tout au plus quelque chose sur leur direction générale. L'enthousiasme était assurément très-bruyant en Espagne, aussi bruyant qu'on le puisse imaginer, et on va voir combien l'enthousiasme est une faible ressource effective, combien il est inférieur en résultats à une loi régulière, qui prend tous les citoyens, et les appelle bon gré mal gré à servir le pays. L'Espagne, qui aurait pu et dû donner en de telles circonstances quatre ou cinq cent mille hommes, très-courageux par nature, en donna à peine cent mille, mal équipés, encore plus mal disciplinés, incapables de tenir tête, même dans la proportion de quatre contre un, à nos troupes les plus médiocres. Quels furent ceux qui s'enrôlèrent sous l'influence de l'enthousiasme du moment. Après beaucoup de bruit, d'agitation, tout ce qui s'enrôla fut la jeunesse des universités, quelques paysans poussés par les moines, et un très-petit nombre seulement des exaltés des villes. Armées de l'Andalousie, de Grenade et de Valence. Dans certaines provinces, ces enrôlés allèrent grossir les rangs de la troupe de ligne; dans d'autres, ils formèrent sous le nom de Tercios, vieux nom emprunté aux anciennes armées espagnoles, des bataillons spéciaux servant à côté de la troupe de ligne. L'Andalousie, si fière de ses succès, eut son armée forte de quatre divisions, sous les ordres des généraux Castaños, la Peña, Coupigny, etc. Grenade eut la sienne sous le major de Reding. Valence et Murcie expédièrent sous Llamas une partie des volontaires qui avaient résisté au maréchal Moncey. Division de l'Estrémadure. L'Estrémadure, qui n'avait pas encore figuré dans les rangs de l'insurrection armée, forma sous le général Galuzzo et le jeune marquis de Belveder une division dans laquelle entrèrent, avec des volontaires, beaucoup de déserteurs des troupes espagnoles de Portugal. À cette division se joignirent les enrôlés de la Manche et de la Nouvelle-Castille. La Catalogne continua à lever des bandes de miquelets qui serraient de près le général Duhesme dans Barcelone. L'Aragon, répondant à la voix de Palafox, et encouragé par la résistance de Saragosse, organisa une armée assez régulière, composée de troupes de ligne et de paysans aragonais, les plus beaux hommes, les plus hardis de l'Espagne. Armées de la Galice, des Asturies, de Léon, de la Vieille-Castille. Les provinces du nord, la Galice, Léon, la Vieille-Castille, les Asturies, profitant d'un noyau considérable de troupes de ligne, les unes revenues du Portugal, les autres de garnison au Ferrol, se rallièrent sous les généraux Blake et Gregorio de la Cuesta, dédommagées de leur défaite de Rio-Seco par les succès de l'insurrection dans le reste de la Péninsule. Elles reçurent aussi un renfort inattendu, c'était celui des troupes du marquis de La Romana, échappé avec son corps des rives de la Baltique, par une sorte de miracle qui mérite d'être rapporté.
On se souvient que les troupes espagnoles envoyées à Napoléon pour concourir à la garde des rivages de la Baltique, avaient été répandues dans les provinces danoises, où elles devaient tenir tête aux Anglais et aux Suédois. Ces troupes, sommées de prêter serment à Joseph, commencèrent à murmurer. Celles qui étaient dans l'île de Seeland, autour de Copenhague, s'insurgèrent, cherchèrent à tuer le général Fririon qui les commandait, ne purent atteindre que son aide de camp qu'elles égorgèrent, et déclarèrent ne point vouloir d'une royauté usurpatrice. Le roi de Danemark les fit désarmer. Mais la plus grande partie du corps espagnol était dans l'île de Fionie et dans le Jutland. Les troupes qui se trouvaient dans ces deux localités, travaillées depuis long-temps par des agents espagnols venus sur des bâtiments anglais, avaient résolu d'échapper au dominateur du continent, et pour cela de se porter à l'improviste sur un point du rivage, où les flottes anglaises s'empresseraient de les recueillir. Le marquis de La Romana, esprit ardent et singulier, tout plein de la lecture des auteurs anciens, instruit mais peu sensé, plus bouillant qu'énergique, était à la tête de ce noble complot. À un signal donné, tous les détachements espagnols coururent au port de Nyborg, où l'on s'embarque pour passer le grand Belt, y trouvèrent une centaine de petits bâtiments dont ils s'emparèrent, et se rendirent dans l'île de Langeland. Là, sous la protection des flottes anglaises, ils n'avaient rien à craindre. Les autres détachements épars dans le Jutland coururent, de leur côté, à Frédéricia, passèrent le petit Belt dans des barques enlevées par eux, traversèrent l'île de Fionie pour se rendre à Nyborg, et de Nyborg gagnèrent l'île de Langeland, rendez-vous commun de ces fugitifs. La cavalerie, abandonnant ses chevaux dans les campagnes, suivit l'infanterie à pied, et arriva avec elle au rendez-vous général. Les Anglais avertis, ayant rassemblé le nombre de bâtiments nécessaires pour une courte traversée, eurent bientôt transporté les fugitifs sur la côte de Suède pour les mettre hors d'atteinte, et, tous les moyens ayant enfin été réunis, les ramenèrent de Suède en Espagne dans les premiers jours d'octobre, après trois mois d'aventures merveilleuses. Sur les 14 mille Espagnols placés au bord de la Baltique, 9 à 10 mille étaient revenus en Espagne, 4 à 5 mille étaient restés en Danemark, désarmés et prisonniers.
Dans un moment où les Espagnols prenaient le moindre succès pour un triomphe, le moindre signe de courage ou d'intelligence pour des preuves certaines d'héroïsme et de génie, le marquis de La Romana devait leur apparaître comme un héros accompli, un grand homme digne de Plutarque. Mais s'ils étaient si prompts en fait d'admiration, ils ne l'étaient pas moins en fait de jalousie, et Castaños, par exemple, qui, bien que souvent irrésolu, était cependant le plus intelligent et le plus sage d'entre leurs généraux, et aurait dû par ce motif être chargé de la direction générale de la guerre, n'obtint point ce commandement. Conseil de généraux placé auprès de la junte centrale d'Aranjuez. Chaque junte avait son héros, qu'elle ne voulait pas soumettre au héros de la junte voisine; on se borna donc à former un conseil de guerre, placé à côté de la junte d'Aranjuez, et composé des principaux généraux, ou de leurs représentants. Plan de campagne adopté par ce conseil. Tout ce qui fut proposé de plans ridicules dans ce conseil ne saurait se dire. Mais le plan qu'on préféra, comme une imitation de Baylen, fut celui qui consistait à envelopper l'armée française retirée sur l'Èbre, et concentrée autour de Vittoria, en débordant ses deux ailes par Bilbao d'un côté, par Pampelune de l'autre. (Voir la carte no 43.) Il est vrai que, par suite de cette configuration ordinairement bizarre des vallées, qui dans les grandes montagnes s'entrelacent les unes dans les autres, l'armée française tenant la route de Bayonne à Vittoria, laquelle passe par Tolosa et Mondragon, avait sur sa droite la vallée dont Bilbao occupe le centre, et qu'on appelle la Biscaye; sur sa gauche, la vallée dont la place forte de Pampelune occupe l'entrée, et qu'on appelle la Navarre. De Bilbao par Durango on peut tomber à Mondragon, sur les derrières de Vittoria, et couper la grande route qui formait la principale communication de l'armée française. De Pampelune on peut aussi tomber sur Tolosa, et couper la route de France, ou même déboucher sur Bayonne par Saint-Jean-Pied-de-Port. Moyennant qu'on rencontrât des troupes françaises assez lâches pour reculer devant des bandes indisciplinées, conduites par des généraux incapables, il est certain qu'on avait l'espérance fondée d'envelopper l'armée française, de prendre Joseph, sa cour, les cinquante à soixante mille hommes qui lui restaient sur l'Èbre, et de conduire prisonnier à Madrid le frère de Napoléon! La vengeance eût été éclatante assurément, et fort légitime, puisque Ferdinand VII était à Valençay. Mais le hasard ne se répète pas, et Baylen était un hasard qui ne devait pas se reproduire, car les armées espagnoles toutes réunies ne seraient pas venues à bout des soldats et des généraux retirés sur l'Èbre, encore moins des soldats que Napoléon amenait avec lui. Pour forcer les passages de Bilbao à Mondragon, de Pampelune à Tolosa, il fallait passer, d'un côté sur le corps des maréchaux Victor et Lefebvre, de l'autre, sur celui des maréchaux Ney et Lannes, des généraux Mouton, Lasalle et Lefebvre-Desnoette, marchant à la tête des vieux soldats de la grande armée, et il n'y avait pas une troupe en Europe qui en eût trouvé le secret. Ainsi, sans aucune chance de tourner les Français, on leur laissait la faculté de déboucher de Vittoria comme d'un centre, pour se jeter en masse, soit à droite, soit à gauche, sur l'une ou l'autre des armées espagnoles, qui étaient séparées par de grandes distances, qui ne pouvaient se secourir, et de leur infliger de la sorte à elles-mêmes le désastre qu'elles voulaient faire subir à l'armée française. Mais il n'était pas donné aux généraux inexpérimentés de l'Espagne de saisir ces aperçus si simples. Envelopper une armée française, la prendre, était depuis Baylen un procédé militaire entouré d'un prestige irrésistible. Le plan en question prévalut donc dans ce conseil, où c'était un prodige que quelque chose prévalût, tant les contradictions y étaient nombreuses et véhémentes. En conséquence il fut convenu qu'on s'avancerait à la fois par les montagnes de la Biscaye et de la Navarre, sur Bilbao d'un côté, sur Pampelune de l'autre, pour couper Joseph de Vittoria, et le traiter de la même manière qu'on avait traité le général Dupont. Puis on fit la distribution des forces dont on disposait, et qui dans les espérances des Espagnols avaient dû être au moins de 400 mille hommes.
Il fut formé quatre corps d'armée, un de gauche d'abord sous le général Blake, comprenant une masse considérable de troupes de ligne, celles de la division Taranco, de l'arrondissement maritime du Ferrol, du marquis de La Romana, et avec ces troupes de ligne les volontaires de la Galice, de Léon, de Castille, des Asturies, parmi lesquels on voyait surtout des étudiants de Salamanque et des montagnards des Asturies. Armée de gauche sous Blake et La Romana. On pouvait évaluer cette armée de gauche à 36 mille hommes, indépendamment de la division de La Romana, à quarante-cinq avec cette division, dont la cavalerie revenue du Nord sans chevaux était à pied, et incapable de servir. L'armée du général Blake dut s'avancer le long du revers méridional des montagnes des Asturies, de Léon à Villarcayo, essayer ensuite de passer ces montagnes à Espinosa pour pénétrer dans la vallée de la Biscaye, et descendre sur Bilbao. (Voir la carte no 43.) Armée du centre sous Castaños. En communication avec cette armée de gauche, dut se former une armée du centre sous le général Castaños, qui comprendrait les troupes de Castille organisées par la Cuesta, et conduites par Pignatelli, les troupes d'Estrémadure commandées par Galuzzo et le jeune marquis de Belveder, les deux divisions d'Andalousie placées sous les ordres de la Peña, et enfin les troupes de Valence et de Murcie que Llamas avait amenées à Madrid. Ces troupes, en défalquant celles d'Estrémadure encore en arrière, pouvaient s'élever à environ 30 mille hommes. Elles durent border l'Èbre de Logroño à Calahorra. Celles d'Estrémadure durent venir occuper Burgos, avec les restes des gardes wallones et espagnoles, troupes les meilleures d'Espagne, au nombre de 12 mille hommes. Armée de droite sous Palafox. L'armée de droite formée en Aragon sous Palafox, composée de Valenciens, de quelques troupes de Grenade, des Aragonais, forte à peu près de 18 mille hommes, dut passer l'Èbre à Tudela, et, longeant la rivière d'Aragon, se porter par Sanguesa sur Pampelune. L'armée du centre sous Castaños devait se joindre à l'armée de droite, afin d'agir en masse sur Sanguesa quand s'exécuterait définitivement le projet d'envelopper l'armée française. Derrière ces trois armées on résolut d'en former une quatrième, destinée à jouer le rôle de réserve, et composée d'Aragonais, de Valenciens, d'Andalous, qui ne parurent jamais en ligne, et d'un effectif tout à fait inconnu. Enfin, à l'extrême droite, c'est-à-dire en Catalogne, se trouvaient en dehors du plan général, sans évaluation possible de nombre, et isolées comme cette province elle-même, des troupes de miquelets qui, avec des régiments venus des Baléares, des soldats espagnols ramenés de Lisbonne, se chargeaient de disputer cette partie de l'Espagne au général Duhesme, en le bloquant dans Barcelone. Mais, si l'on se borne à l'énumération des forces agissant sur le véritable théâtre de la guerre, celles de gauche sous Blake, celles du centre sous Castaños (y compris la division d'Estrémadure), celles enfin d'Aragon sous Palafox, on ne trouve guère que le nombre total de cent mille hommes, renfermant presque tout ce que l'Espagne comptait de soldats disciplinés et de volontaires ardents, présentant un mélange confus de troupes de ligne, assez instruites pour sentir la défectuosité de leur organisation et en être découragées, de paysans, d'étudiants dépourvus d'instruction, sans aucune idée de la guerre, prêts à s'enfuir à la première rencontre sérieuse, le tout mal équipé, mal armé, mal nourri, conduit par des généraux ou incapables, ou suspects parce qu'ils étaient sages, jaloux les uns des autres, et profondément divisés. Le grand courage de la nation espagnole ne pouvait suppléer à tant d'insuffisances, et si le climat, une armée étrangère, les circonstances générales de l'Europe, les fautes politiques de Napoléon, ne venaient pas en aide à l'ancienne dynastie, ce n'était pas des défenseurs armés pour elle qu'elle devait attendre son rétablissement.
Toutefois, le principal des moyens de salut se préparait pour l'Espagne: c'était l'assistance de l'Angleterre. Celle-ci, après avoir délivré le Portugal de la présence des Français, ne voulait pas s'en tenir à ce premier effort. Assaillie d'agents espagnols envoyés par les juntes, apercevant dans le soulèvement de la Péninsule une diversion puissante qui absorberait une partie des forces françaises, ne désespérant pas de faire renaître une coalition sur le continent, et de la jeter sur les bras de Napoléon affaibli, elle était résolue à fournir aux Espagnols tous les secours possibles. Raisons qui décident l'Angleterre à envoyer une armée en Espagne. Elle avait expédié à Santander, à la Corogne, et dans les autres ports de la Péninsule, des armes, des munitions, des vivres de guerre, et elle préparait même un envoi d'argent. Ne négligeant pas plus ses intérêts commerciaux que ses intérêts politiques, elle avait en outre inondé la Péninsule de ses marchandises. Une dernière raison, si toutes celles que nous venons d'énumérer n'avaient pas été assez décisives, aurait suffi pour la déterminer à agir énergiquement: c'était l'éclat produit par la convention de Cintra, objet en ce moment de toutes les colères du public britannique. Aussi, bien que l'expédition du Portugal, telle quelle, fût l'une des expéditions les mieux conduites et les plus heureuses que l'Angleterre eût encore exécutées sur la terre ferme, il fallait néanmoins en réparer l'effet, comme il aurait fallu réparer celui d'un désastre. Soit cette nécessité, soit l'enthousiasme des Anglais pour la cause espagnole, le cabinet britannique était donc obligé de déployer les plus grands efforts. En conséquence il résolut d'envoyer une armée considérable en Espagne. Le midi de la Péninsule, comme plus sûr, plus éloigné des Français, plus voisin du Portugal, lui aurait fort convenu pour théâtre de ses entreprises militaires. Mais lorsque le rendez-vous général était sur l'Èbre, lorsqu'on se flattait d'accabler définitivement aux portes même de France les armées découragées, détruites, disait-on, du roi Joseph, c'eût été une nouvelle honte, pire que celle de Cintra, que de descendre timidement à Cadix, ou de s'avancer de Lisbonne par Elvas sur Séville. La Vieille-Castille choisie pour théâtre des opérations de l'armée anglaise. La réunion d'une armée anglaise dans la Vieille-Castille fut, par ces motifs, décidée en principe. On s'y prit pour la former de la manière suivante.
Il était resté autour de Lisbonne à peu près 18 mille hommes de l'expédition de Portugal terminée à Vimeiro. Sir John Moore, venu du Nord avec 10 mille hommes, après une inutile tentative pour les employer en Suède, avait débarqué à Lisbonne quelques jours après la convention de Cintra, et porté à environ 28 mille les forces britanniques en Portugal. Le commandement déféré à sir John Moore. C'était un officier sage, clairvoyant, irrésolu dans le conseil, quoique très-brave sur le champ de bataille, plein de loyauté et d'honneur, fort digne de commander à une armée anglaise. Étranger à la gloire de la dernière expédition, mais aussi aux préventions qu'elle avait soulevées, puisqu'il était venu après que tout était fini, il fut chargé du commandement en chef, qu'assurément il méritait plus qu'aucun autre, si les Anglais n'avaient eu sir Arthur Wellesley à leur disposition. Mais celui-ci avait en quelque sorte des comptes à vider avec l'opinion publique, et son rôle en Espagne fut différé. John Moore eut donc le commandement. Vingt mille hommes, sur les vingt-huit déjà rassemblés en Portugal, durent concourir à la nouvelle expédition vers le nord de l'Espagne. Douze ou quinze mille, dont une partie en cavalerie, durent être déposés à la Corogne, sous David Baird, vieil officier de l'armée des Indes. Cette réunion allait former un total de 35 à 36 mille hommes de troupes excellentes, valant à elles seules toutes les forces que l'Espagne avait sur pied. On mit aux ordres de John Moore une immense flotte de transport, pour suivre le mouvement de ses troupes, les porter au lieu du rendez-vous s'il préférait la voie de mer, et leur fournir, quelque route qu'il adoptât, des vivres, des munitions, des chevaux d'artillerie et de cavalerie. On laissa à sa sagesse le soin de se conduire comme il voudrait, pourvu qu'il agit dans le nord de la Péninsule, et se concertât avec les généraux espagnols pour le plus grand succès de la campagne.
Sir Stuart et lord William Bentinck avaient été envoyés à Madrid pour faire entendre quelques bons conseils à la junte d'Aranjuez, et amener un peu d'ensemble dans les opérations militaires des deux nations.
Sir John Moore, demeuré libre dans son action, pouvait transporter par mer, de Lisbonne à la Corogne, les 20 mille hommes qu'il devait tirer de l'armée de Portugal, et les joindre dans ce port aux 15 mille hommes de sir David Baird; il pouvait aussi traverser le Portugal tout entier par les chemins que les Français avaient suivis pour s'y rendre. Après de sages réflexions, il se décida à prendre ce dernier parti. D'une part, presque tous les bâtiments de la flotte étaient consacrés en ce moment à ramener en France l'armée de Junot; de l'autre, un nouvel embarquement ne pouvait manquer de nuire beaucoup à l'organisation de l'armée anglaise. La route de la Corogne à Léon était d'ailleurs épuisée par l'armée de Blake, et devait tout au plus suffire à la division de sir David Baird. En partant avant la saison des pluies, en s'avançant lentement, par petits détachements, sir John Moore espérait arriver en bon état dans la Vieille-Castille, et donner à ses troupes, par ce trajet, ce qui manque aux troupes anglaises, la patience et la force de marcher. En conséquence, il résolut d'acheminer son infanterie par les deux routes montagneuses qui débouchent sur Salamanque, celle de Coimbre à Almeida, celle d'Abrantès à Alcantara, et son artillerie avec sa cavalerie par le plat pays de Lisbonne à Elvas, d'Elvas à Badajoz, de Badajoz à Talavera, de Talavera à Valladolid. (Voir la carte no 43.) Il se flattait ainsi d'avoir réuni, dans le courant d'octobre, son infanterie et sa cavalerie au centre de la Vieille-Castille. Le corps de sir David Baird, qui était plus considérable en cavalerie, devait débarquer à la Corogne, de la Corogne se porter par Lugo à Astorga, et venir se joindre par le Duero à l'armée principale. Ce plan arrêté, sir John Moore se mit en marche à la fin de septembre, et sir David Baird, partant des côtes d'Angleterre, fit voile vers la Corogne.
Il faut rendre cette justice aux Espagnols que, soit présomption, soit patriotisme, et probablement l'un et l'autre de ces sentiments à la fois, ils traitaient fièrement avec les Anglais, n'acceptant leurs secours que sous certaines réserves, et à la condition de ne pas leur livrer leurs grands établissements maritimes. Jamais ils n'avaient voulu admettre à Cadix les cinq mille hommes que leur offrait sir Hew Dalrymple; et quand le corps de sir David Baird parut devant la Corogne, ils lui refusèrent l'entrée de ce grand port. Il fallut écrire à Madrid pour avoir l'autorisation de le laisser débarquer, autorisation qui fut enfin accordée sur les instances de sir Stuart et de lord William Bentinck.
Mais tandis que les Anglais avaient peine à faire recevoir à terre les troupes qu'on leur avait demandées, tandis que les généraux espagnols, en intrigue avec la junte ou contre elle, en rivalité les uns avec les autres, opposaient encore des difficultés d'exécution à un plan qui avait été adopté d'entraînement, et consumaient le temps dans une incroyable confusion, une lettre de l'état-major français, interceptée par les nombreux coureurs qui infestaient les routes, leur apprit que d'octobre à novembre il entrerait en Espagne cent mille hommes de renfort, sans compter ce qui était arrivé déjà, et qu'en s'agitant ainsi sans agir, ils laissaient échapper l'occasion de surprendre l'armée française, telle qu'ils se la figuraient, épuisée, décimée, abattue par Baylen. Cette découverte donne une impulsion à la junte, et on accélère le commencement des opérations. Dans ce gouvernement, qui ne marchait que par secousses, comme marchent tous les gouvernements tumultueux et faibles, une révélation pareille devait donner une impulsion d'un moment. On cessa de disputer, on fit partir les généraux, accordés entre eux ou non; on envoya Castaños sur l'Èbre; on pressa l'arrivée sur Madrid, et de Madrid sur Burgos, des gens de l'Estrémadure; enfin on mit en mouvement tout ce qu'on put, et comme on put.
C'était le cas de ne plus perdre de temps; cependant on en perdit encore beaucoup, et on ne fut en état d'agir sérieusement qu'à la fin d'octobre. Le général Blake, bien qu'il n'eût pas réuni toutes ses forces, avait été le premier en ligne; ayant longé le pied des montagnes des Asturies sans y pénétrer, il les avait franchies à Espinosa, et avait fait sur Bilbao plusieurs démonstrations. (Voir la carte no 43.) Les Castillans, sous Pignatelli, tenaient les bords de l'Èbre aux environs de Logroño. Les Murciens, les Valenciens sous Llamas, les deux divisions d'Andalousie sous la Peña, s'étendaient le long du fleuve, de Tolosa à Calahorra et Alfaro. Les Aragonais, les Valenciens de Palafox, portés au delà de l'Èbre, et bordant la petite rivière d'Aragon, avaient leur quartier général à Caparroso.
D'après le plan convenu, il fallait que Castaños et Palafox se concertassent pour se réunir sur l'extrême gauche des Français, vers Pampelune; et il y avait urgence, car le général Blake, déjà fort engagé sur leur droite, pouvait être compromis si on ne se hâtait d'occuper une partie des forces ennemies. Mais entre Castaños et Palafox l'accord n'était pas facile, chacun des deux voulant attirer l'autre à lui. Castaños craignait de trop dégarnir l'Èbre; Palafox voulait qu'on le mît en mesure d'envahir la Navarre avec des forces supérieures. Enfin, faisant un mouvement en avant, ils avaient passé l'Èbre et la rivière d'Aragon, et s'étaient établis à Logroño d'un côté, à Lerin de l'autre.
Mais il était trop tard: les Français, avant d'être renforcés, n'auraient pas souffert plus long-temps l'audace fort irréfléchie de leurs adversaires, bien moins encore depuis que les plus belles troupes du monde venaient les rejoindre chaque jour. On se souvient que, même avant la mise en mouvement de quatre corps de la Grande Armée, Napoléon avait successivement détaché de France et d'Allemagne une suite de vieux régiments, et qu'avec les derniers arrivés on avait composé d'abord la division Godinot, puis la division Dessoles, qui devait être la troisième du corps du maréchal Ney. C'est avec celle-ci que se trouvait l'intrépide maréchal sur l'Èbre, en attendant l'arrivée de son corps d'armée.
Quoique Napoléon eût interdit toute opération avant qu'il fût présent, dans le désir qu'il avait de laisser les Espagnols gagner du terrain sur ses ailes, et s'engager au point de ne pouvoir revenir en arrière, l'état-major de Joseph, ne tenant pas au spectacle de leurs mouvements, avait voulu les repousser. Combats de Logroño et de Lerin. Il avait donc ordonné aux maréchaux Ney et Moncey de reprendre la ligne de l'Èbre et de l'Aragon. En conséquence, le 25 octobre, Ney avait marché sur Logroño, et, y entrant à la baïonnette, avait chassé devant lui les Castillans de Pignatelli. Il avait même passé l'Èbre, et forcé les insurgés à se replier jusqu'à Nalda, au pied des montagnes qui séparent le pays de Logroño de celui de Soria. (Voir la carte no 43.) Le maréchal Moncey, de son côté, avait envoyé sur Lerin les généraux Wathier et Maurice-Mathieu avec un régiment de la Vistule et le 44e de ligne. Ces généraux avaient refoulé les Espagnols, d'abord dans la ville et le château de Lerin; puis, en les isolant de tout secours, les avaient faits prisonniers au nombre d'un millier d'hommes. Partout les Espagnols avaient été culbutés avec une vigueur, une promptitude, qui prouvaient que devant l'armée française, conduite comme elle avait l'habitude de l'être, les levées insurrectionnelles de l'Espagne ne pouvaient opposer de résistance sérieuse.
Dans ce même moment arrivaient le 1er corps, sous le maréchal Victor, le 4e, sous le maréchal Lefebvre, et le 6e, destiné au maréchal Ney, comprenant ses deux divisions Bisson et Marchand, avec lesquelles il s'était tant signalé en tout pays.
Joseph venait à peine de passer en revue la belle division Sébastiani, du corps de Lefebvre, dans les plaines de Vittoria, qu'oubliant les instructions de son frère, il l'avait acheminée sur sa droite, par la route de Durango, dans la vallée de la Biscaye, afin de contenir le général Blake, qui lui donnait des inquiétudes du côté de Bilbao. Il ne s'en tint pas là. Croyant sur parole les paysans espagnols, qui, lorsqu'il y avait vingt mille hommes, en annonçaient quatre-vingt mille par forfanterie ou par crédulité, il n'avait pas jugé que ce fût assez du corps de Lefebvre, et, pour mieux garder ses derrières, il avait envoyé par Mondragon sur Durango l'une des divisions du maréchal Victor, celle du général Villatte. Enfin, la tête du 6e corps ayant paru à Bayonne, il s'était hâté de diriger la division Bisson par Saint-Jean-Pied-de-Port sur Pampelune, afin d'assurer sa gauche comme il venait d'assurer sa droite par la position qu'il faisait prendre au maréchal Lefebvre. Au même instant la garde, arrivée au nombre de dix mille hommes, s'échelonnait entre Bayonne et Vittoria.
Ces dispositions intempestives amenèrent un nouvel engagement imprévu sur la droite, entre le général Blake et le maréchal Lefebvre, comme il y en avait eu un sur la gauche, entre Pignatelli et les maréchaux Ney et Moncey. Rencontre prématurée du général Blake avec le maréchal Lefebvre. Le général Blake, ainsi que nous l'avons dit, après avoir passé les montagnes des Asturies à Espinosa, et occupé Bilbao, s'était porté en avant de Zornoza sur des hauteurs qui font face à Durango. N'ayant pas encore été rejoint par la division de La Romana, il était là avec environ 20 ou 22,000 hommes, moitié troupes de ligne, moitié paysans et étudiants. Il avait laissé en arrière, sur sa droite, environ 15,000 hommes dans les vallées adjacentes, entre Villaro, Orozco, Amurrio, Balmaseda (voir la carte no 43), pour garder les débouchés qui communiquaient avec les plaines de Vittoria, et par où auraient pu paraître d'autres colonnes françaises.
Parvenu en présence du corps du maréchal Lefebvre, non loin de Durango, sur la route de Mondragon, et se trouvant ainsi près du but qu'il était chargé d'atteindre pour tourner l'armée française, il hésitait comme on hésite au moment décisif, quand on a entrepris une tâche au-dessus de ses forces.
Plus audacieux que lui parce qu'ils étaient plus ignorants, ses soldats montraient une assurance que lui-même n'avait pas, et du haut de leur position poussaient des cris, insultaient nos troupes, les menaçaient du geste. L'impatience de nos soldats, peu habitués à souffrir l'insulte de l'ennemi, portée au comble, avait excité celle du vieux Lefebvre, qui n'était pas fâché, dans sa grossière finesse, de faire quelque bon coup de main sur l'armée espagnole avant l'arrivée de l'Empereur. Le maréchal avait avec lui la division Sébastiani, composée de quatre vieux régiments d'infanterie (les 32e, 58e, 28e, 75e de ligne) et d'un régiment de dragons, formant un effectif d'environ 6,000 hommes; la division Leval, composée de 7,000 Hessois, Badois, Hollandais, et enfin, seulement comme auxiliaire, la division Villatte, forte de quatre vieux régiments d'un effectif d'à peu près 8,000 hommes, des meilleurs de l'armée française. C'était plus qu'il n'en fallait pour battre l'armée espagnole, quoiqu'une partie des hommes, à la suite d'une longue marche, n'eût pas encore rejoint.