← Retour

Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

16px
100%
Premier engagement entre l'armée espagnole et la brigade Chabert.

À peine avions-nous refoulé les bataillons espagnols qui obstruaient la route, et débouché dans cette plaine, que l'artillerie des Espagnols vomit sur nos troupes un horrible feu de boulets et de mitraille. Sur-le-champ le général Chabert fit placer ses six pièces de 4 en batterie. Mais elles n'avaient pas plutôt tiré quelques coups qu'elles furent démontées et mises hors de service. Que pouvaient en effet six pièces de 4 contre plus de vingt-quatre pièces de 12 bien servies? Arrivée tardive du reste de l'armée française. Vers huit heures du matin, quand ce combat durait déjà depuis quatre heures, survinrent le reste de l'artillerie, la cavalerie et la brigade suisse composée des régiments de Preux et Reding. La brigade Pannetier, qui fermait la marche avec les marins de la garde, eut ordre, à son arrivée, de s'établir en arrière-garde au petit pont du Rumblar, de manière à en interdire le passage aux troupes du général Castaños si, par hasard, celui-ci était à la poursuite de l'armée. C'était un nouveau malheur, après tant d'autres, de ne pas jeter en masse tout ce qu'on avait de forces pour faire une trouée sur Baylen, et rejoindre ainsi les divisions Vedel et Dufour.

Quoi qu'il en soit, le combat, à l'arrivée des renforts, devint plus vif et plus général. On déboucha dans la petite plaine de Baylen avec la brigade Chabert, la brigade suisse, et la cavalerie, en s'efforçant de gagner du terrain. Notre artillerie avait cherché en vain avec du 4 et du 8 à faire taire la formidable batterie de 12 qui couvrait le milieu de la ligne espagnole. À chaque instant elle voyait ses pièces démontées sans causer grand mal à celles de l'ennemi. Seulement elle lançait des boulets au milieu de la masse profonde des Espagnols, et y emportait des files entières. La brigade suisse des régiments de Preux et Reding, placée au centre, se comportait avec fermeté, bien qu'il lui en coûtât de se battre contre les Espagnols, qu'elle avait toujours servis, et contre ses propres compatriotes, dont il y avait plusieurs bataillons dans l'armée ennemie.

Efforts des Espagnols sur nos ailes, énergiquement repoussés par la cavalerie.

À ce moment, les Espagnols voulant profiter de leur grand nombre pour nous envelopper, essaient de gravir une petite hauteur qui s'élève à notre droite. Le général Dupont y envoie aussitôt les dragons du général Pryvé, le bataillon suisse-français Freuler, et un bataillon de la quatrième légion de réserve. Ces deux bataillons d'infanterie s'avancent résolûment, tandis que, sur leur droite, le général Pryvé conduit ses escadrons au trot. Le chemin, couvert de broussailles et d'oliviers, ne permettant guère à la cavalerie de marcher en bon ordre, le général Pryvé lui prescrit de se disperser en tirailleurs, et d'arriver comme elle pourra, pendant que les deux bataillons soutiennent déployés le feu des Espagnols. Nos cavaliers, parvenus sur la hauteur, se forment, puis, se précipitant au galop sur les bataillons espagnols, les rompent, et les obligent à se rejeter sur leur ligne de bataille, après leur avoir pris trois drapeaux.

La tentative qui vient d'être repoussée à notre droite, se répète de la part des Espagnols à notre gauche, sur quelques hauteurs qui la dominent. Le général Dupont, qui s'est enfin décidé à amener en ligne le reste de ses troupes, excepté un bataillon de la garde de Paris laissé en observation au pont du Rumblar, oppose la brigade Pannetier à ce nouveau mouvement des Espagnols, et ordonne aux dragons, portés de la droite à la gauche, de renouveler la manœuvre qui leur a déjà réussi.

Tandis que les trois bataillons de la brigade Pannetier tiennent tête aux Espagnols, qui menacent notre gauche en se fusillant avec eux, le général Pryvé, recommençant ce qu'il a déjà fait, conduit ses cavaliers en tirailleurs à travers les ronces et les oliviers, les forme quand ils sont arrivés sur le plateau, puis les lance sur les Espagnols, qui, rompus par le choc, se replient de nouveau sur leur corps de bataille. Pendant ce temps, la brigade suisse continue à se maintenir au milieu de la plaine avec la même fermeté, tandis que le brave général Dupré, amené en ligne avec ses chasseurs à cheval, exécute des charges brillantes sur le centre des Espagnols. État de la bataille vers le milieu du jour. Mais chaque fois qu'on les charge à droite, à gauche, au centre, à coups de baïonnette ou de sabre, ils se replient sur deux lignes immobiles, qu'on aperçoit au fond du champ de bataille comme un impénétrable mur d'airain. Découragement de nos jeunes soldats à l'aspect des masses de l'ennemi qu'on n'a aucun espoir d'enfoncer. Ces deux lignes, outre leur nombre trois ou quatre fois supérieur au nôtre, sont appuyées en arrière au bourg de Baylen, protégées sur leurs ailes par des hauteurs boisées, couvertes enfin sur leur front par une artillerie formidable. À ce spectacle, nos soldats commencent à sentir leur courage défaillir. Il est dix heures du matin, la chaleur est accablante; hommes et chevaux sont haletants, et sur ce champ de bataille, dévoré par le soleil, il n'y a nulle part ni une goutte d'eau ni un peu d'ombre pour se rafraîchir pendant les courts intervalles d'une horrible lutte.

Mais que fait en ce moment le général Vedel, hier et avant-hier si prompt à se déplacer, qui est venu quand on n'avait aucun besoin de lui, et qui ne vient pas alors que sa présence serait si nécessaire? On l'attend toutefois, car il ne peut tarder d'accourir au bruit du canon qui, dans ces gorges profondes, doit retentir jusqu'à la Caroline. Attaque générale et désespérée sur tout le front de la ligne espagnole. Le général Dupont le fait annoncer dans les rangs afin de ranimer ses soldats, puis il se décide à tenter un mouvement général pour enlever d'assaut la position. Il parcourt le front de ses troupes, fait apporter devant elles les drapeaux pris par la cavalerie, et à cet aspect leur jeune courage réveillé éclate en cris de Vive l'Empereur! Quelques officiers, inspirés par le danger, conseillent alors de se former en colonne serrée sur la gauche, et de charger sur un seul point, celui même qui peut donner passage vers la route de Baylen à la Caroline, c'est-à-dire vers la division Vedel, et de se sauver en se résignant à un sacrifice douloureux, mais nécessaire, celui des bagages remplis de nos malades. Le général Dupont, toujours aveuglé dans ces fatales journées, ne sent pas le mérite de ce conseil. Il persiste à charger de front toute la ligne des Espagnols, comme s'il voulait enlever d'un coup leur armée entière. Sur un signal donné, ses soldats se précipitent en masse sur l'ennemi. Mais un horrible feu tant de mitraille que de mousqueterie les accueille, et leur ligne flotte et chancelle. Les officiers la redressent, la ramènent en avant, tandis que le brave général Dupré s'élance avec ses chasseurs à cheval à travers les intervalles de notre infanterie, et donne l'exemple en chargeant à fond la ligne espagnole. Insuccès de cette tentative générale. Il y fait des brèches, il y entre, il prend même des canons, qu'il ne peut ramener; mais, quand il veut aller au delà, toujours il est arrêté devant un fond épais, impénétrable, que l'on désespère d'enfoncer. Mort du général Dupré. L'infortuné général, après des efforts héroïques, est renversé de cheval, frappé d'un biscaïen au bas-ventre.

Il est midi. Ce combat si disproportionné a déjà duré huit ou neuf heures. Presque tous les officiers supérieurs sont tués ou blessés. Des capitaines commandent les bataillons, des sergents-majors les compagnies. Toute l'artillerie est démontée. Le général Dupont, désespéré, atteint de deux coups de feu, rachète ses fautes par sa bravoure. Il demande encore une dernière preuve de dévouement à ses soldats. Il les reporte en ligne. Ils marchent, soutenus par l'exemple des marins de la garde impériale, qui ne cessent pas d'être dignes d'eux-mêmes. Mais, après un nouvel effort sur la première ligne, ils aperçoivent la seconde toujours immobile, et ils reviennent de nouveau à l'entrée de cette triste et fatale plaine qu'ils n'ont pu franchir. Désertion des deux régiments suisses de Preux et Reding. Dans cet horrible moment, un événement inattendu, quoique facile à prévoir, achève leur démoralisation. Les régiments suisses de Preux et Reding, qui se sont d'abord conduits honorablement, éprouvent cependant un vif chagrin de tirer sur des Suisses et sur des Espagnols, les uns compatriotes, les autres anciens compagnons d'armes. Bien qu'à côté d'eux les Suisses-Français de Freuler se battent avec une rare fidélité, ils ne résistent ni au chagrin ni à la mauvaise fortune, et, malgré les efforts de leurs officiers, ils désertent presque tous. En quelques instants, 1,600 hommes quittent ce champ de bataille, où nous sommes déjà si peu nombreux. Il ne reste pas en effet 3 mille hommes debout sur ce terrain, de 9 mille qu'on y voyait le matin. Dix-huit cents, abattus par le feu, sont morts ou blessés; seize cents ont passé à l'ennemi. Deux ou trois mille autres, exténués de fatigue, abattus par la chaleur et la dyssenterie, se sont laissés tomber à terre en y jetant leurs armes. Le désespoir est dans toutes les âmes. Le général Dupont parcourt les rangs déserts de son armée, et ne trouve sur tous les visages que la douleur dont il est lui-même dévoré. Il s'attache toutefois à une dernière espérance, et il prête l'oreille pour entendre le canon du général Vedel. Mais il écoute en vain! Arrivée subite sur les derrières de l'armée des troupes du général Castaños. Sur cette plaine brûlante et ensanglantée, aucun bruit ne retentit, que celui de quelques coups de fusil isolés; car, de l'un comme de l'autre côté, on a cessé de combattre. Tout à coup cependant des détonations d'artillerie interrompent le morne silence qui commence à régner. Nouveau sujet de désespoir! on entend ces détonations non pas à gauche, mais en arrière, c'est-à-dire au pont du Rumblar! En effet, le général Castaños, averti à deux ou trois heures du matin de l'évacuation d'Andujar par les Français, a sur-le-champ envoyé à leur poursuite tout ce qu'il lui restait de troupes, sous les ordres du général de la Peña, et celui-ci, d'après un signal convenu, annonce son approche au général Reding par quelques décharges d'artillerie. Le général Dupont, réduit au désespoir se décide à traiter avec l'ennemi. Dès lors tout est perdu: les trois mille hommes restés dans les rangs, les trois ou quatre mille dispersés dans la campagne, les blessés, les malades, tout va être massacré entre les deux armées du général Reding et du général de la Peña, qui doivent s'élever à trente mille hommes environ. À cette idée, la douleur du général Dupont est au comble, et il n'aperçoit plus d'autre ressource que celle de traiter avec l'ennemi.

Envoi de M. de Villoutreys, écuyer de l'Empereur, auprès des généraux Reding et de la Peña.

Il avait parmi ses officiers un écuyer de l'Empereur, M. de Villoutreys, qui, ayant voulu servir activement, avait été attaché à son corps d'armée; il le charge d'aller auprès du général Reding, proposer une suspension d'armes. M. de Villoutreys traverse cette triste plaine, théâtre de nos premiers malheurs. Il joint le général Reding, et lui demande au nom du général français une trêve de quelques heures, en se fondant sur la fatigue des deux armées. Le général Reding, fort heureux d'en avoir fini avec les Français, car il craint toujours un changement de fortune avec de tels adversaires, adhère à la trêve, à condition qu'elle sera ratifiée par le général en chef Castaños. Pour le moment, il promet de suspendre le feu.

M. de Villoutreys retourne auprès du général Dupont, qui lui donne la nouvelle mission de se porter au-devant du général de la Peña pour l'arrêter au pont du Rumblar. M. de Villoutreys court à ce pont du Rumblar, et y trouve les troupes du général de la Peña tiraillant déjà avec quelques soldats de la garde de Paris. Le général de la Peña, moins accommodant que M. de Reding, et tout plein des passions espagnoles, déclare qu'il veut bien accéder à la trêve, mais provisoirement, et jusqu'à l'adhésion du général en chef. Il annonce, en outre, que les Français n'obtiendront quartier qu'en se rendant à discrétion. Le feu est interrompu de ce côté comme de l'autre. Trêve de quelques heures accordée par les généraux espagnols. Les Français se reposent, enfin, au milieu de cette fatale plaine, sur laquelle gisent pêle-mêle tant de morts et de mourants, sur laquelle règnent une chaleur dévorante, un affreux silence, et où il n'y a d'eau nulle part, excepté dans quelques cavités fangeuses du Rumblar, qu'on se dispute avec violence. Tout est immobile; mais la joie est chez les uns, le désespoir chez les autres!

M. de Villoutreys, revenu auprès de son général en chef, est chargé d'aller sur la route d'Andujar à la rencontre du général Castaños, pour lui faire ratifier la trêve consentie par ses lieutenants. L'infortuné général Dupont, jusque-là si brillant, si heureux, rentre dans sa tente, accablé de peines morales qui le rendent presque insensible aux peines physiques de deux blessures douloureuses. Ainsi va la fortune, à la guerre, comme dans la politique, comme partout en ce monde, monde agité, théâtre changeant, où le bonheur et le malheur s'enchaînent, se succèdent, s'effacent, ne laissant, après une longue suite de sensations contraires, que néant et misère! Trois ans auparavant, sur les bords du Danube, ce même général Dupont, arrivant à perte d'haleine au secours du maréchal Mortier, le sauvait à Diernstein. Mais autres temps, autres lieux, autre esprit! C'était en décembre et au nord; c'étaient de vieux soldats, pleins de santé et de vigueur, excités par un climat rigoureux, au lieu d'être abattus par un climat énervant, habitués à toutes les vicissitudes de la guerre, exaltés par l'honneur, n'hésitant jamais entre mourir ou se rendre! Ceux-là, si leur position devenait mauvaise un moment, on avait le temps d'accourir à leur aide et de les sauver! Et puis la fortune souriait encore, et réparait tout: personne n'arrivait tard, personne ne se trompait! ou bien, si l'un se trompait, l'autre corrigeait sa faute. Ici, dans cette Espagne où l'on était si mal entré, on était jeune, faible, malade, accablé par le climat, nouveau à la souffrance! On commençait à n'être plus heureux, et si l'un se trompait, l'autre aggravait sa faute. Dupont était venu au secours de Mortier à Diernstein: Vedel n'allait venir au secours de Dupont que lorsqu'il ne serait plus temps!

Marche et lenteurs du général Vedel pendant la bataille de Baylen.

Que faisait donc, dirons-nous encore, que faisait le général Vedel, qui, se trouvant à quelques lieues avec deux divisions, dont une seule aurait changé le sort de cette fatale journée, ne paraissait pas? Il s'était trompé deux fois, et il se trompait une troisième. Parti le 17 au soir de Baylen, parvenu dans la nuit à Guarroman, reparti le 18 pour la Caroline, poursuivant le fantôme d'un ennemi qui était allé, disait-on, s'emparer des défilés, il avait enfin acquis la conviction, le 18, que lui et le général Dufour couraient après une chimère. Cette prétendue armée espagnole qui s'était portée tout entière aux défilés pour y enfermer l'armée française, se réduisait à quelques guérillas, que des officiers, mauvais observateurs ou prompts à s'effrayer, avaient prises pour des masses redoutables. Des reconnaissances dirigées dans tous les sens, des prisonniers interrogés, des paysans questionnés, avaient fini par ramener les généraux Dufour et Vedel à la vérité. Ils formèrent aussitôt le projet de revenir à Baylen, car ce n'était pas le zèle qui leur manquait. Le général Vedel, parti le dernier et engagé moins avant dans les gorges, devait rétrograder le premier sur Baylen. (Voir la carte no 44.) Mais il avait, par ces allées et venues multipliées, épuisé de fatigue ses malheureux soldats. Presque sans manger, sans s'arrêter, ils avaient fait le chemin de Baylen à Andujar, d'Andujar à Baylen, de Baylen à la Caroline, et il fallait bien leur accorder le reste de la journée du 18 pour se reposer. La fraîcheur du lieu, les fruits, les légumes, les vivres qu'ils avaient à la Caroline, étaient dans le moment une raison bien puissante d'y faire une halte. De plus, les voitures d'artillerie, brisées par suite des mauvaises routes et de la sécheresse, exigeaient quelques réparations. On ignorait enfin le triste secret des événements, et on croyait arriver à temps à Baylen en y arrivant le lendemain. Il n'eût pas été trop tard, en effet, en partant le lendemain 19, à trois heures du matin; car on serait parvenu à Baylen à onze, on aurait pris M. de Reding entre deux feux, et converti la funeste journée de Baylen en une autre journée de Marengo.

Le lendemain 19, à 3 heures du matin, des officiers diligents, debout avant les autres pour s'occuper de leurs troupes, entendent le canon de Baylen, qui, d'échos en échos, vient résonner jusqu'au fond des gorges de la Sierra-Morena. Ce canon, suivant eux, ne peut être que celui du général en chef aux prises avec les Espagnols, car lui seul est resté sur les bords du Guadalquivir. Cependant comment est-il possible que lui, qu'on a laissé avec les Espagnols à Andujar, fasse entendre son canon dans une position qui doit être celle de Baylen? On l'ignore; mais il est certain qu'on entend les détonations répétées de l'artillerie, et le précepte vulgaire de marcher au canon, toujours invoqué, tant de fois méconnu, ne permet pas d'hésiter. En partant sur-le-champ avec la fraîcheur du matin, on peut, en hâtant le pas, arriver à temps pour porter à l'ennemi des coups décisifs. Le général Vedel, si prompt à prendre son parti dans les journées du 16 et du 17, se montre cette fois d'une indécision inexplicable. Il perd deux heures à rallier sa colonne, et ne part qu'à cinq heures. La chaleur est déjà grande; les troupes marchant en colonnes rapprochées, à cause du voisinage de l'ennemi, soulèvent une poussière qui les étouffe. À chaque cavité de rocher où coule un peu d'eau, elles se débandent pour se rafraîchir. Elles ne parviennent ainsi que vers onze heures à Guarroman, moitié chemin de la Caroline à Baylen. À ce moment, le combat ralenti à Baylen faisait beaucoup moins retentir les échos. Toutefois, on entendait encore les éclats du canon, tantôt plus distincts, tantôt plus vagues, suivant la direction du vent.

Le général Vedel, sans mauvaise intention, car il était, au contraire, profondément dévoué à l'honneur des armes françaises, mais par un aveuglement semblable à celui qui avait persuadé au général Dupont que le danger n'était qu'à Andujar, s'obstine à douter, et à croire que ce qu'on entend n'est qu'un combat d'avant-postes sur les bords du Guadalquivir. Il veut surtout ne pas revenir à Baylen sans avoir complétement exploré les gorges, et s'être assuré que l'ennemi n'est point dans la traverse de Linarès, qui aboutit juste à Guarroman, et il y envoie une reconnaissance de cavalerie. On gagne ainsi midi. Le canon cesse de gronder, car la bataille est finie à Baylen. Ce silence de la défaite et du désespoir ne laisse plus de doute au général Vedel, et il croit définitivement qu'on s'est trompé. Ses troupes, en cet instant, viennent de s'emparer d'un troupeau de chèvres; elles sont affamées, il leur donne deux heures pour faire la soupe. On repart à deux heures. Arrivée de général Vedel à cinq heures de l'après-midi, quand la bataille était depuis long-temps finie. On marche sans impatience, car le silence le plus profond règne partout. On débouche vers cinq heures sur Baylen, et on aperçoit les Espagnols. Sans se figurer exactement ce qui a pu arriver, on en conclut que l'ennemi s'est placé entre le général Dupont et les divisions Vedel et Dufour. Alors le général Vedel n'hésite plus, et il veut passer sur le corps de l'armée espagnole pour rejoindre son général en chef. Il se dispose donc à attaquer par la droite, car c'est par là qu'en tournant Baylen il peut se faire jour jusqu'à la route d'Andujar, et rencontrer le général Dupont, n'importe sur quel point de cette route. À l'instant où il donne ses ordres, un parlementaire espagnol vient lui annoncer qu'il y a une trêve. Le général Vedel, voulant dégager son général en chef, attaque l'armée espagnole, mais il est obligé de s'arrêter devant les ordres qui lui sont apportés. Le général Vedel refuse d'y ajouter foi, et dépêche un de ses officiers au camp du général Reding pour savoir ce qui en est, déclarant qu'il accorde une demi-heure de délai; après quoi, si on ne lui a pas répondu, il ouvrira le feu. Il attend, continuant à faire ses dispositions, et, la demi-heure écoulée, ne voyant pas reparaître l'officier qu'il a envoyé, il attaque vigoureusement. Ses troupes marchent avec ardeur, enveloppent un bataillon d'infanterie et le font prisonnier. Les cuirassiers chargent et culbutent ce qui est devant eux. Mais tout à coup un groupe d'officiers espagnols, dans lequel se trouve un aide de camp du général Dupont, vient lui prescrire de cesser le feu, et de tout remettre dans le premier état. Devant cet ordre du général en chef, le général Vedel, quoique très-animé au combat, est obligé de s'arrêter. Mais telle est la puissance de ses illusions, qu'il ne peut pas imaginer encore l'étendue des malheurs de l'armée, et il se figure que la trêve invoquée pour l'arrêter n'est qu'un commencement de négociations avec le général Castaños, dont le zèle pour l'insurrection avait toujours été jugé douteux dans l'armée française, et qu'on croyait disposé à traiter à la première occasion.

Telle est la manière dont le général Vedel avait employé son temps pendant la journée du 19; telle est la manière dont s'acheva cette fatale journée. En apprenant que la division Vedel était survenue, les Espagnols furent saisis de crainte, et transportés de rage à la nouvelle que déjà un de leurs bataillons était prisonnier. Ils voulaient se jeter sur la division Barbou et l'égorger tout entière, supposant que la trêve demandée n'avait été qu'une feinte pour laisser arriver le général Vedel, et reprendre le combat dès qu'il paraîtrait. Ils poussaient des cris furieux, que le général Dupont se hâta d'apaiser en donnant l'ordre que nous venons de rapporter. C'était le cas de prendre conseil de l'épouvante et de la rage même des Espagnols pour renouveler l'attaque, en se portant en colonne serrée sur sa gauche. Le général Pryvé, commandant les dragons, en fit la proposition au général Dupont, et lui montra même les hauteurs par lesquelles on pouvait rejoindre la division Vedel. Mais ce malheureux général, affaibli lui-même par la maladie qui depuis quelque temps avait envahi l'armée, souffrant cruellement de ses blessures, atteint par l'abattement général, était absorbé dans son chagrin, et il écouta ce que lui dit le général Pryvé sans y répondre. Il semblait dans son désespoir ne plus comprendre les paroles qu'on lui adressait[6].

On resta la nuit sur le champ de bataille, attendant les négociations du lendemain. Mais, tandis qu'on était dans l'abondance chez les Espagnols, nos soldats manquaient de tout, et ils passèrent la nuit comme ils avaient passé la journée, sans pain, sans eau, sans vin. Ceux qui avaient encore quelques restes de ration dans leur sac, ou quelques liquides dans leurs gourdes, eurent seuls de quoi se sustenter.

Commencement des négociations avec les généraux espagnols.

Le lendemain matin 20, M. de Villoutreys, qui avait été expédié au quartier général espagnol pour faire ratifier la trêve, revint, annonçant que le général Castaños était prêt à traiter sur des bases équitables, et qu'il allait, pour ce motif, se transporter à Baylen. Le général Dupont imagina d'employer en cette circonstance le célèbre général du génie Marescot, qui était de passage dans sa division, avec une mission pour Gibraltar, et qui avait connu beaucoup, en 1795, le général Castaños. Il le fit appeler et le pressa d'user de son influence sur le général espagnol, afin d'en obtenir de meilleures conditions. Choix du général Marescot pour traiter avec le général Castaños. Le général Marescot, peu soucieux de négocier et de signer une capitulation qui ne pouvait guère être avantageuse, refusa d'abord la mission qui lui était offerte, céda ensuite aux instances du général en chef, et consentit à se rendre au quartier général espagnol.

Première entrevue du général Marescot avec le général de la Peña.

Il fallait, pour joindre le général Castaños, prendre la route d'Andujar, et traverser la division la Peña. Brutales exigences du général espagnol. Le général Marescot trouva le général de la Peña au pont du Rumblar, courroucé, menaçant, se plaignant de prétendus mouvements de l'armée française pour s'échapper, disant qu'il avait des pouvoirs pour traiter, exigeant que toutes les divisions françaises se rendissent immédiatement et à discrétion, et déclarant que, si dans deux heures il n'avait une réponse, il allait attaquer et écraser la division Barbou. Pour l'arrêter, le général Marescot fut obligé de promettre qu'on répondrait dans deux heures.

Noble mouvement de désespoir du général Dupont.

Il revint en effet, sans perdre de temps, rapporter ces tristes détails au général Dupont. À cette nouvelle, celui-ci se releva, en s'écriant qu'il aimait mieux se faire tuer avec le dernier de ses soldats que de se rendre à discrétion. Il convoqua auprès de lui tous les généraux de division et de brigade pour savoir s'il pouvait compter sur leur dévouement et sur celui de leurs soldats. Mais presque tous lui répondirent que les soldats, exténués de fatigue, de faim, entièrement découragés, ne voulaient plus se battre. Le général Dupont, pour s'en assurer lui-même, sortit de sa baraque, parcourut les bivouacs avec ses lieutenants, et chercha à ranimer le courage abattu de ses jeunes gens. Refus de se battre de la part des soldats exténués. De vieux soldats d'Égypte ou de Saint-Domingue, habitués à braver la faim, la soif, la chaleur, n'auraient pas été sourds à sa voix. Mais qu'attendre d'enfants de vingt ans, abattus par des chaleurs excessives, n'ayant ni mangé ni bu depuis trente-six heures, se sachant placés entre deux feux, et réduits à combattre dans la proportion d'un contre cinq ou six, avec leur artillerie démontée! Ils se plaignirent à leurs généraux d'avoir été sacrifiés, et quelques-uns même dans leur désespoir jetèrent à terre leurs armes et leurs cartouches. Le général Dupont aurait eu besoin qu'on remontât son âme, loin d'être capable de remonter celle des autres! Il rentra consterné. Les officiers qui s'étaient le mieux conduits la veille déclarèrent eux-mêmes le cas désespéré, et soutinrent qu'on pouvait traiter honorablement après avoir si vaillamment combattu. Ils oubliaient que le dernier acte efface toujours les précédents, et que c'est sur le dernier qu'on est jugé. Dans une autre situation, sans le général Vedel à leur gauche, ils eussent été excusables de traiter, car il n'y avait aucune ressource que celle de se faire égorger, bien que ce soit quelquefois une ressource qui réussisse. Mais avec le général Vedel à leur gauche, et ayant la chance de le rejoindre par un dernier effort, ils étaient inexcusables de se rendre avant d'avoir tenté cet effort. L'épuisement physique, l'abattement moral pouvaient seuls expliquer une telle faiblesse. D'ailleurs ils se flattaient qu'on se contenterait de l'évacuation de l'Andalousie, et qu'on les laisserait se retirer par terre dans le nord de l'Espagne, sans exiger qu'ils livrassent leurs armes. Ils opinèrent donc pour qu'on traitât avec l'ennemi, au lieu de recommencer un combat à leurs yeux impossible.

L'infortuné général Dupont, entraîné par la démoralisation générale, céda, et donna ses pouvoirs au général Chabert, qu'on choisit parce qu'il s'était conduit la veille, à la tête de sa brigade, avec une extrême bravoure. Les généraux Marescot et Chabert chargés définitivement de traiter avec l'état-major espagnol. Le général Marescot n'avait voulu accepter d'autre mission que celle d'accompagner, de conseiller et d'appuyer le général Chabert. M. de Villoutreys, qui avait déjà porté des propositions aux chefs de l'armée espagnole, fut adjoint aux généraux Chabert et Marescot.

Ils partirent immédiatement pour traiter, non pas avec le général de la Peña, mais avec le général Castaños lui-même, qu'ils rencontrèrent à moitié chemin de Baylen à Andujar, à la maison de poste. Il avait auprès de lui le comte de Tilly, l'un des membres les plus influents de la junte de Séville, et le capitaine général de Grenade Escalante. Le général Castaños, homme doux, humain, sage, reçut les officiers français avec des égards qu'ils ne trouvèrent pas auprès du capitaine général Escalante, qui rachetait sa faiblesse par sa violence, et du comte de Tilly, qui se conduisait en démagogue. Premières conditions mises en avant de part et d'autre. D'après leurs instructions, les officiers français demandèrent d'abord que les divisions Vedel et Dufour, lesquelles n'avaient pas pris part au combat, n'étaient pas enveloppées, et pouvaient dès lors échapper au sort de la division Barbou (celle qui avait combattu sous le général Dupont), ne fussent pas comprises dans la capitulation, et que, quant à la division Barbou, elle pût se retirer sur Madrid, en déposant ou ne déposant pas les armes, suivant le résultat de la négociation. Les généraux espagnols se refusèrent obstinément à ces propositions, car ils avaient dans leurs mains le sort de la division Barbou; et s'ils consentaient à traiter, c'était pour avoir à leur disposition les divisions Vedel et Dufour, qu'ils ne tenaient pas. Ils exigeaient donc qu'elles fussent comprises dans la capitulation, accordant d'ailleurs à chacune des divisions françaises un traitement conforme à sa situation actuelle. Ainsi ils voulaient que la division Barbou restât prisonnière, tandis que les divisions Vedel et Dufour seraient ramenées en France par mer.

Les négociateurs français résistèrent fortement à ces diverses prétentions, et enfin, après de longs débats, on tomba d'accord sur les deux conditions suivantes: premièrement, que les trois divisions pourraient se retirer sur Madrid; secondement, que les divisions Vedel et Dufour feraient leur retraite sans remettre leurs armes, tandis que la division Barbou, étant enveloppée, remettrait les siennes. Ces conditions, quoique pénibles pour l'honneur des armes françaises, sauvaient les trois divisions, et on y avait souscrit. On allait procéder à leur rédaction, lorsque survint un nouvel incident qui mit le comble aux malheurs de cette armée d'Andalousie, sur laquelle la fortune semblait s'acharner sans pitié. Incident survenu pendant la négociation, qui empire la situation de l'armée française. Le général Castaños reçut un pli enlevé sur un jeune officier français, qui avait été envoyé de Madrid par le général Savary au général Dupont. Ce pli contenait des instructions expédiées le 16 ou 17 juillet, alors que l'heureuse nouvelle de la bataille de Rio-Seco n'était pas encore parvenue à Madrid. Avant la connaissance de ce succès, on y était fort inquiet, on avait beaucoup de doutes sur la prise de Saragosse, on avait ordonné une concentration générale des troupes du midi sur Madrid, et, en conséquence de cet ordre de concentration, on mandait au général Dupont que, malgré des instructions antérieures, il était temps qu'il rentrât dans la Manche. En lisant la précieuse dépêche qu'un hasard faisait tomber dans ses mains, le général Castaños comprit fort bien qu'accorder le retour sur Madrid, c'était, non pas obtenir l'évacuation volontaire de l'Andalousie et de la Manche de la part des Français, mais tout simplement se prêter à leur projet de concentration; que, même sans les événements de Baylen, ils se seraient retirés, que dès lors on ne gagnait rien à cette capitulation que le stérile honneur de prendre à la division Barbou ses canons et ses fusils, qui lui seraient bientôt rendus à Madrid; qu'il fallait donc empêcher le retour de ces vingt mille hommes dans le nord de l'Espagne, où, par leur présence, ils ne manqueraient pas de rétablir les affaires du nouveau roi.

Aussi, lorsqu'on s'occupa de rédiger les conditions de la capitulation, et qu'on voulut spécifier le retour par terre des trois divisions, l'une sans armes, les deux autres avec armes, le général Castaños, toujours modéré dans la forme, mais péremptoire cette fois dans le fond, déclara que cet article n'était pas consenti. Les généraux français se récrièrent alors contre cette espèce de manque de parole, rappelant que quelques instants auparavant la condition actuellement contestée avait été admise. M. de Castaños en convint, mais, pour prouver sa bonne foi, donna à lire au général Marescot la lettre interceptée du général Savary, et demanda si, après ce qu'il venait d'apprendre, on pouvait exiger de lui qu'il persistât dans les premières conditions accordées. Le général Marescot lut la lettre, en fit part à ses collègues consternés, et il fallut traiter sur de nouvelles bases. Conditions définitivement imposées. En conséquence, il fut stipulé que la division Barbou resterait prisonnière de guerre; que les divisions Vedel et Dufour seraient seulement tenues d'évacuer l'Espagne par mer; qu'elles ne déposeraient pas les armes, mais qu'afin d'éviter toutes rixes, on les leur enlèverait pour les leur rendre à l'embarquement à San-Lucar et Rota; que le transport par mer aurait lieu sous pavillon espagnol, et qu'on se chargeait de faire respecter ce pavillon par les Anglais. Puis on s'occupa de quelques détails matériels, et nos négociateurs obtinrent, ce qui était d'usage, que les officiers conserveraient leurs bagages, que les officiers supérieurs auraient un fourgon exempt de toute visite, mais que le sac des soldats serait visité afin de s'assurer qu'ils n'emportaient pas de vases sacrés. Il y eut un vif débat sur cet article déshonorant pour les soldats, et auquel jamais des généraux français n'auraient dû souscrire. Article déshonorant relatif à la visite du sac des soldats. M. de Castaños, toujours fort adroit, allégua le fanatisme du peuple espagnol, à qui il fallait une satisfaction; il dit que si on ne pouvait pas annoncer que le sac des soldats avait été visité, le peuple croirait qu'ils emportaient les vases sacrés de Cordoue, et ne manquerait pas de se jeter sur eux; que du reste les officiers français feraient eux-mêmes cette visite, et qu'elle n'aurait ainsi rien de blessant pour l'honneur de l'armée. On était en voie de céder, on céda, et tout fut consenti, sauf la rédaction définitive, remise au lendemain 21.

Pendant que les tristes conditions de cette capitulation se discutaient, et s'acceptaient l'une après l'autre, survinrent au lieu des conférences un aide de camp du général Vedel, et le capitaine Baste, des marins de la garde. Ces officiers venaient plaider les intérêts de la division Vedel, voici à quelle occasion. Vains efforts pour sauver la division Vedel. Lorsque, le 20 au matin, le général Vedel, mieux informé, avait su le malheur arrivé à la division Dupont, en partie par sa faute, il fut au désespoir, et il offrit sur-le-champ de recommencer l'attaque dans la nuit du lendemain (celle du 20 au 21), promettant de se faire jour à travers le corps du général Reding, et de dégager son général en chef, si celui-ci faisait seulement un effort de son côté. Il ajouta que si le général en chef ne voulait rien tenter, il devait au moins ne pas sacrifier la division Vedel, qui par sa situation, toute différente de celle de la division Barbou, puisqu'elle n'était pas enveloppée, avait droit à un tout autre traitement. Il chargea le capitaine Baste, et l'un de ses aides de camp, de porter ces paroles au général Dupont. Le capitaine Baste, intelligent, intrépide, aimant à se mêler des affaires du commandement, insista auprès du général Dupont pour que dans la nuit suivante on essayât une attaque désespérée, en abandonnant tous les bagages, même l'artillerie s'il le fallait, en mettant sur pied tout ce qui pouvait se tenir debout, et en s'efforçant de faire une percée, le général Dupont par sa gauche, le général Vedel par sa droite. Il est évident que le succès était possible; mais le général Dupont, toujours accablé, entendant à peine ce qu'on lui disait, allégua le découragement profond de son armée, une négociation déjà commencée, un traité presque terminé, peut-être même signé sur la route d'Andujar, et renvoya le capitaine Baste aux négociateurs eux-mêmes pour plaider la cause de la division Vedel.

C'est par suite de ce renvoi que le capitaine Baste était arrivé au lieu des conférences. Il s'adressa d'abord aux négociateurs français, qu'il trouva fatigués d'une longue contestation, et peu en état de reprendre une discussion dans laquelle ils avaient toujours été battus. Le capitaine Baste, venu d'un lieu où l'on était plein d'ardeur et d'indignation à la seule idée de se rendre, et transporté en un lieu où tout était accablement, désespoir, ne put comprendre des sentiments qu'il n'éprouvait pas, et s'en retourna indigné auprès du général Dupont.

Autorisation de s'échapper donnée à la division Vedel par le général Dupont.

Après cet incident, les trois négociateurs français suivirent les trois négociateurs espagnols à Andujar, où on allait rédiger définitivement la capitulation vouée à une si désolante immortalité, et le capitaine Baste revint à Baylen, au camp du général Dupont, pour rapporter ce qui s'était passé. Le général Dupont, à ce récit, rendu à tous ses sentiments d'honneur, chargea le capitaine Baste de donner au général Vedel le conseil de repartir sur-le-champ pour la Caroline et la Sierra-Morena, afin de s'échapper en toute hâte vers Madrid. Les deux généraux Vedel et Dufour pouvaient ramener 9 à 10 mille hommes sur Madrid, et, en gagnant les Espagnols de vitesse, il est hors de doute qu'ils avaient beaucoup de chances d'opérer heureusement leur retraite. C'était plus de la moitié de l'armée française sauvée de cette cruelle catastrophe, par une noble inspiration du général Dupont, qui savait bien à quel point il aggravait ainsi le sort de l'autre moitié.

Le capitaine Baste partit à l'instant même pour le camp du général Vedel, placé entre Baylen et la Caroline, et lui apporta, avec le triste résultat des conférences d'Andujar, l'autorisation de se retirer sur Madrid. Commencement de retraite du général Vedel. Sans perdre une minute, le général Vedel donna les ordres de départ, et dans la nuit même toutes ses troupes se mirent en mouvement avec celles du général Dufour. Par suite des continuelles allées et venues des deux divisions, on avait eu cinq ou six cents écloppés au moins. On avait eu quelques blessés au combat de Menjibar, et il fallait laisser en arrière sept ou huit cents hommes destinés au massacre. Ce fut une grande douleur que de se séparer d'eux, mais telle est la guerre! Le salut de tous, constamment placé au-dessus du salut de quelques-uns, endurcit les cœurs, ou les dispose du moins à une continuelle résignation au malheur les uns des autres. On abandonna ces infortunés camarades dans les villages qui bordent la route, et on prit avec une incroyable précipitation le chemin de Madrid. Le lendemain 21, à la pointe du jour, on était à la Caroline, et malgré la chaleur du jour on poussa jusqu'à Sainte-Hélène.

Fureur des Espagnols en apprenant la retraite de la division Vedel.

Quelques heures après le départ de la colonne, on en était informé à Baylen, soit au camp du général Reding, soit au camp du général de la Peña. Ce furent alors des cris de cannibales chez les Espagnols. On prétendit que les Français étaient infidèles à la trêve; accusation fort peu fondée, car rien n'empêchait la division Vedel, placée hors d'atteinte, de se mouvoir, et les Espagnols d'ailleurs ne s'imposaient pas à eux-mêmes cette immobilité, puisqu'ils avaient depuis trente-six heures sans cesse manœuvré autour de la division Barbou, pour l'investir plus complétement; ce qui constituait véritablement une infraction à la trêve, dont les Français ne s'étaient ni plaints ni vengés, faute des moyens de se faire respecter dans leur malheur. Mais aucune raison, aucun sentiment de justice ne restaient à ces furieux, devenus vainqueurs par hasard. Ils criaient tous qu'il fallait exterminer la division Barbou tout entière. Ils oubliaient que six mille Français poussés à bout étaient capables de sortir d'un abattement momentané par un noble désespoir, et de leur passer sur le corps. Peut-être doit-on regretter qu'ils n'aient pas écouté alors jusqu'au bout leur barbarie, et qu'ils n'aient pas fait naître ce noble désespoir, qui, en relevant les courages, aurait tout sauvé. Quoi qu'il en soit, de nombreux officiers coururent à Andujar porter la nouvelle du départ des divisions Vedel et Dufour, et annoncer l'exaspération de l'armée espagnole. Sur-le-champ les négociateurs espagnols, se faisant les organes des fureurs d'une ignoble populace militaire, déclarèrent qu'on infligerait à la division Barbou les plus terribles traitements, si les divisions Vedel et Dufour ne rentraient pas dans leur première position. La réponse était facile, car que pouvait-on de plus contre la division Barbou que de la faire prisonnière? Menacer de l'égorger était une infamie, et il fallait répondre à ceux qui osaient proférer une pareille menace comme on répond à des assassins. Sur les instances de ses officiers, le général Dupont envoie un contre-ordre à la division Vedel. Mais il n'y avait pas là le héros de Gênes, l'inébranlable Masséna. On courut auprès du malheureux Dupont, on l'accabla de nouvelles instances, on lui dit qu'il allait faire massacrer sa fidèle division Barbou, celle qui s'était bravement battue à ses côtés, et cela pour sauver deux divisions, cause véritable de la perte de l'armée; ce qui, du reste, était vrai quant à ces dernières. Alors, cédant encore une fois, il envoya un contre-ordre formel au général Vedel.

Le contre-ordre arrivé, ce fut un soulèvement unanime dans la division Vedel, qui voulut continuer la marche sur Madrid. Il fallut dépêcher après elle un nouvel officier, chargé de rendre le général Vedel responsable de toutes les conséquences, s'il persistait à se retirer. Le général Vedel assembla alors ses officiers, leur fit part de cette situation, allégua le danger dans lequel ils allaient placer leurs frères d'armes, et les amena à se rendre. La troupe, moins docile, ne voulait pas accéder à ces propositions, et, dans un pays où les hommes isolés n'auraient pas été égorgés, elle aurait déserté presque tout entière. Retour à Baylen de la division Vedel. En Espagne il fallait ne pas se séparer les uns des autres, et agir tous en commun. On se soumit donc, et on retourna de Sainte-Hélène à la Caroline, de la Caroline à Guarroman, résigné à partager le sort de la division Barbou.

Enfin, le 22, fut apportée d'Andujar à Baylen la funeste capitulation au général Dupont. Plusieurs fois il hésita avant de la signer. Désespoir du général Dupont en signant la capitulation de Baylen. Le malheureux se frappait le front, rejetait la plume; puis, pressé par ces hommes qui avaient été tous si braves au feu, et qui étaient si faibles hors du feu, il inscrivit son nom naguère si glorieux au bas de cet acte, qui devait être pour lui l'éternel supplice de sa vie. Que n'était-il mort à Albeck, à Halle, à Friedland, même à Baylen! Combien ne le regretta-t-il pas plus tard devant les juges qui le frappèrent d'une condamnation flétrissante!

Horribles souffrances de l'armée pendant les négociations.

La faim avait été le triste allié des Espagnols dans cette cruelle négociation. Tandis qu'on tenait la division Barbou bloquée, on n'avait pas voulu lui donner un morceau de pain, et depuis le 18 au soir nos pauvres soldats n'avaient pas reçu de distribution. On finit par lui accorder quelques vivres. Ils ne s'étaient soutenus qu'avec quelques restes de ration, et le 22 il s'en trouvait beaucoup parmi eux qui n'avaient rien mangé depuis trois jours. Ils étaient sous des oliviers, mourant de faim, haletants, n'ayant pas même un peu d'eau pour étancher leur soif.

Honorable conduite du général Castaños.

La capitulation signée, le général Castaños consentit à leur accorder des vivres. Il pouvait être humain, car la fortune venait de lui préparer un assez beau triomphe pour qu'il fût généreux, comme on l'est quand le cœur est satisfait. Du reste il se montra digne d'un triomphe dû au hasard plus qu'à la valeur et au génie, par une véritable humanité, une modestie parfaite, et une conduite qui dénotait une remarquable sagesse. Il dit à nos officiers avec la franchise la plus honorable: «De la Cuesta, Blake et moi n'étions pas d'avis de l'insurrection. Nous avons cédé à un mouvement national. Mais ce mouvement est si unanime qu'il acquiert des chances de succès. Que Napoléon n'insiste pas sur une conquête impossible; qu'il ne nous oblige pas à nous jeter dans les bras des Anglais qui nous sont odieux, et dont jusqu'ici nous avons repoussé le secours. Qu'il nous rende notre roi, en exigeant des conditions qui le satisfassent, et les deux nations seront à jamais réconciliées.»—

Le lendemain nos soldats défilèrent devant l'armée espagnole. Leur cœur était navré. Ils étaient trop jeunes pour pouvoir comparer leur abaissement actuel à leurs triomphes passés. L'armée française défilant devant l'armée espagnole. Mais il y avait dans le nombre des officiers qui avaient vu défiler devant eux les Autrichiens de Mélas et de Mack, les Prussiens de Hohenlohe et de Blücher, et ils étaient dévorés de honte. Les divisions Vedel et Dufour ne remirent pas leurs armes, qu'elles durent cependant déposer plus tard, mais la division Barbou subit cette humiliation, et en ce moment elle regretta de ne s'être pas fait tuer jusqu'au dernier homme.

Atroce conduite du peuple espagnol à l'égard des Français.

On achemina immédiatement les troupes françaises en deux colonnes vers San-Lucar et Rota, où elles devaient être embarquées pour la France sur des bâtiments espagnols. On leur fit éviter les deux grandes villes de Cordoue et Séville, afin de les soustraire aux fureurs populaires, et on les dirigea par les villes moins importantes de Bujalance, Ecija, Carmona, Alcala, Utrera, Lebrija. Dans toutes ces localités la conduite du peuple espagnol fut atroce. Ces malheureux Français, qui s'étaient comportés en braves gens, qui avaient fait la guerre sans cruauté, qui avaient souffert sans se venger le massacre de leurs malades et de leurs blessés, étaient poursuivis à coups de pierres, souvent à coups de couteau, par les hommes, les femmes et les enfants. À Carmona, à Ecija, les femmes leur crachaient à la figure, les enfants leur jetaient de la boue. Ils frémissaient, et quoique désarmés, ils furent plus d'une fois tentés d'exercer de terribles représailles, en se précipitant sur tout ce qu'ils rencontreraient sous leurs mains pour se créer des armes; mais leurs officiers les continrent, afin d'éviter un massacre général. On avait soin de les faire coucher hors des bourgs et des villes, et de les amasser en plein champ comme des troupeaux de bétail, pour leur épargner des traitements plus cruels encore. À Lebrija et dans les villes rapprochées du littoral, ils furent arrêtés et condamnés à séjourner, sous prétexte que les vaisseaux espagnols n'étaient pas prêts. Mais bientôt ils apprirent la cause de ce retard. La junte de Séville, gouvernée par les passions les plus bassement démagogiques, avait refusé de reconnaître la capitulation de Baylen, et déclaré que les Français seraient retenus prisonniers de guerre, sous divers prétextes, tous illusoires et mensongers jusqu'à l'impudence. Violation de la capitulation de Baylen. L'une des raisons que cette junte allégua, c'est qu'on n'était pas assuré d'avoir le consentement des Anglais pour le passage par mer; raison fausse, car les Anglais, malgré leur acharnement, témoignèrent pour nos prisonniers une pitié généreuse, et bientôt laissèrent passer par mer, comme on le verra, d'autres troupes qu'ils auraient eu grand intérêt à retenir. Nos officiers s'adressèrent au capitaine général Thomas de Morla pour réclamer contre cette indigne violation du droit des gens, mais ne reçurent que les réponses les plus indécentes, consistant à dire qu'une armée qui avait violé toutes les lois divines et humaines avait perdu le droit d'invoquer la justice de la nation espagnole.

Massacre des prisonniers français à Lebrija.

À Lebrija, le peuple furieux se porta la nuit dans une prison où était l'un de nos régiments de dragons, et en égorgea soixante-quinze, dont douze officiers. Sans le clergé il les aurait égorgés tous. Enfin les généraux qui avaient eu le tort grave de se séparer de leurs troupes, pour voyager à part avec leurs bagages, furent sévèrement punis de s'être ainsi isolés. Pillage du bagage des officiers français au port Sainte-Marie. À peine étaient-ils arrivés au port Sainte-Marie avec leurs fourgons dispensés de visite, que le peuple, ne pouvant se contenir à la vue de ces fourgons où étaient entassées, disait-on, toutes les richesses de Cordoue, se précipita dessus, les brisa et les pilla. Des hommes appartenant aux autorités espagnoles ne furent pas des derniers à mettre la main à ce pillage. Cependant, bien que ces fourgons renfermassent tout le pécule de nos officiers et de nos généraux, et même la caisse de l'armée, on ne trouva pas au delà de 11 ou 1,200 mille réaux, d'après les journaux espagnols eux-mêmes, c'est-à-dire environ trois cent mille francs. C'était là tout le résultat du sac de Cordoue. Les généraux français faillirent être égorgés, et n'échappèrent à la fureur de la populace qu'en se jetant dans des barques. Ils furent conduits à Cadix, et détenus prisonniers jusqu'à leur embarquement pour la France, où les attendaient d'autres rigueurs non moins impitoyables.

Jugement sur la campagne d'Andalousie et la malheureuse capitulation de Baylen.

Telle fut cette fameuse capitulation de Baylen, dont le nom, dans notre enfance, a aussi souvent retenti à nos oreilles que celui d'Austerlitz ou d'Iéna. À cette époque les persécuteurs ordinaires du malheur, jugeant sans connaissance et sans pitié ce déplorable événement, imputèrent à la lâcheté et au désir de sauver les fourgons chargés des dépouilles de Cordoue l'affreux désastre qui frappa l'armée française. C'est ainsi que juge la bassesse des courtisans, toujours déchaînée contre ceux que le pouvoir lui donne le signal d'immoler. Il y eut beaucoup de fautes, mais pas une seule infraction à l'honneur, dans cette triste campagne d'Andalousie. La première faute fut celle de Napoléon lui-même, qui, après avoir fait naître par les événements de Bayonne une fureur populaire inouïe, devant laquelle toute opération de guerre devenait extrêmement périlleuse, se contenta d'envoyer huit mille hommes à Valence, douze mille à Cordoue, en paraissant croire que c était assez. Il s'aperçut bientôt de son erreur, mais trop tard. Après la faute de Napoléon, vint la faute militaire du général Dupont et de son lieutenant le général Vedel. Le général Dupont, abandonnant Cordoue pour être plus près des défilés de la Sierra-Morena, aurait dû par ce même motif s'en rapprocher de manière à les fermer tout à fait, et pour cela se placer à Baylen, ce qui eût rendu toute séparation de ses divisions impossible. Après avoir commis la faute de s'établir à Andujar, et non à Baylen, ce fut une faute non moins grave de ne pas suivre le général Vedel lorsqu'il le renvoya à Baylen dans la soirée du 16, et, cette faute commise, de n'avoir pas décampé le 17 au lieu de décamper le 18; d'avoir, le jour de la bataille de Baylen, engagé partiellement, successivement, et en ligne parallèle à l'ennemi, les forces dont il disposait, au lieu de faire une attaque en masse et en colonne serrée sur sa gauche[7]; puis enfin, après les efforts de bravoure les plus honorables, d'avoir trop cédé à l'abattement général. La faute du général Vedel fut de venir le 16 avec sa division tout entière à Andujar, et de laisser Baylen découvert (ce que l'approbation du général en chef n'excusait que très-imparfaitement); sa faute fut surtout de suivre le général Dufour à la Caroline, d'abandonner ainsi une seconde fois Baylen, sans aucune précaution pour le défendre, et en dernier lieu, détrompé à la Caroline, de n'être pas revenu sur-le-champ, mais d'avoir au contraire perdu toute la journée du 19 en vaines temporisations. Enfin la faute des généraux entourant le général Dupont fut de le pousser à la capitulation, et, après avoir vaillamment combattu sur le champ de bataille de Baylen, de montrer la plus coupable faiblesse dans la négociation générale, cédant à toutes les menaces des généraux espagnols comme s'ils avaient été les plus lâches des hommes, tandis qu'ils étaient au nombre des plus braves: nouvelle preuve que le courage moral et le courage physique sont deux qualités fort différentes.

Ainsi, grave erreur de Napoléon à l'égard de l'Espagne, position militaire mal choisie par le général Dupont, lenteur trop grande à en changer, bataille mal livrée, faux mouvements du général Vedel, démoralisation des généraux et des soldats, telles furent les causes du cruel revers de Baylen. Tout ce qu'on a dit de plus n'est que de la calomnie. La longue file des bagages, a-t-on répété souvent, amena tous nos malheurs. En supposant qu'un général fût capable du stupide calcul de perdre son honneur, sa carrière militaire, le bâton de maréchal qui lui était réservé, pour quelques centaines de mille francs, somme bien inférieure à ce que Napoléon donnait aux moins bien traités de ses lieutenants, huit ou dix fourgons auraient porté toutes les prétendues richesses de Cordoue en matières d'or et d'argent, et il s'agissait de plusieurs centaines de voitures, dont le nombre excessif avait pour cause évidente la situation morale du pays, dans lequel on ne pouvait laisser en arrière ni un blessé ni un malade. Enfin, comme on vient de le voir, ces fameux fourgons furent pillés, et, la caisse de l'armée comprise, on y trouva à peine trois ou quatre cent mille francs. Tout ce qu'on peut dire, en somme, c'est que le général Dupont, intelligent, capable, brillant au feu, n'eut pas l'indomptable fermeté de Masséna à Gênes et à Essling. Mais il était malade, blessé, épuisé par quarante degrés de chaleur; ses soldats étaient des enfants, exténués de fatigue et de faim; les malheurs s'étaient joints aux malheurs, les accidents aux accidents; et si l'on sonde profondément tout ce tragique événement, on verra que l'Empereur lui-même, qui mit tant d'hommes dans une si fausse position, ne fut pas ici le moins reprochable. Toutefois il faut ajouter, dans l'intérêt de la moralité militaire, que dans ces situations extrêmes la résolution de mourir est la seule digne, la seule salutaire; car certainement, à l'arrivée du général Vedel, la résolution de mourir pour percer la division Reding eût permis aux deux parties de l'armée française de se rejoindre, et de sortir triomphantes de ce mauvais pas, au lieu d'en sortir humiliées et prisonnières. En sacrifiant sur le champ de bataille le quart des hommes morts plus tard dans une affreuse captivité, on eût changé en un triomphe le revers le plus éclatant de cette époque extraordinaire[8].

Effet produit à Madrid par la capitulation de Baylen.

La nouvelle de cet étrange désastre, qu'on croyait impossible à Madrid depuis que l'armée du général Dupont avait été portée à 20 mille hommes par l'envoi successif des divisions Vedel et Gobert, s'y répandit rapidement, d'abord par les communications secrètes des Espagnols, puis par quelques officiers échappés et venus de poste en poste dans la Manche, et enfin par l'arrivée de M. de Villoutreys lui-même, qu'on chargea d'apporter à l'Empereur la convention de Baylen. Le détail d'un tel revers consterna tout ce qui était Français, ou attaché à la fortune de la France. Les Espagnols étaient ivres d'orgueil, et ils avaient droit d'être fiers, non de l'habileté ou de la bravoure déployées en cette circonstance, bien qu'ils se fussent vaillamment conduits, mais des obstacles de tout genre que nous avait créés leur patriotique insurrection, obstacles qui avaient été la principale cause des malheurs du général Dupont. Les vingt mille hommes qui étaient destinés à conquérir l'Andalousie, et en cas d'insuccès à se replier sur la Manche pour couvrir Madrid, manquant tout à coup, la situation devenait des plus difficiles. Danger pour Madrid qui se trouve découvert par la destruction de l'armée d'Andalousie. Il était évident que les insurgés de Valence, de Carthagène, de Murcie, donnant la main à ceux de Grenade et de Séville enorgueillis de leur triomphe imprévu, entraînant à leur suite ceux de l'Estrémadure et de la Manche qui n'avaient pas encore osé se montrer, marcheraient bientôt sur Madrid. Quoique le nombre de ceux qui étaient enrégimentés dans les troupes de ligne fût très-exagéré, et qu'il n'y eût de nombreux que les bandes de coureurs, qui, sous le titre de guérillas, couvraient les campagnes, arrêtant les convois, égorgeant les blessés et les malades, et ravageant l'Espagne bien plus que les armées françaises elles-mêmes, toutefois le général Castaños pouvait arriver avec les troupes de Valence, de Murcie, de Carthagène, de Grenade, de Séville, de Badajoz, c'est-à-dire à la tête de 60 à 70 mille hommes fort encouragés par les événements de Baylen, et on n'avait à leur opposer que les divisions Musnier, Morlot, Frère, la brigade Rey, et la garde impériale. Ressources qui restaient à Madrid après la perte de l'armée d'Andalousie. Tous ces corps, sans les blessés, les malades, auraient dû donner environ 30 mille hommes en ligne, et dans l'état de santé des troupes en donnaient tout au plus 20 ou 25 mille. Néanmoins, avec un général vigoureux, Murat par exemple, au lieu de Joseph, on aurait pu battre 60 mille Espagnols avec 20 mille Français, et rejeter les vainqueurs de Baylen sur la Manche et l'Andalousie, s'ils venaient à se présenter devant Madrid. Il est vrai qu'on avait derrière soi une grande capitale, qu'il fallait garder et contenir; mais il était possible (comme l'écrivit Napoléon depuis) de ramener sur cette capitale un renfort considérable, et suffisant pour imposer à l'ennemi du dehors et du dedans. Le maréchal Bessières, après sa victoire de Rio-Seco, avait marché sur la Galice, et s'apprêtait à y pénétrer. Il fallait le rappeler à Burgos, en réduisant son rôle à couvrir la route de Madrid à Bayonne. On pouvait lui reprendre alors la brigade Lefebvre, détachée momentanément de la division Morlot avant la connaissance de la victoire de Rio-Seco, la division Mouton composée de vieux régiments, le 26e de chasseurs récemment arrivé, les 51e et 43e de ligne près d'arriver à Bayonne (et faisant partie des douze vieux régiments appelés en Espagne), ce qui aurait présenté un renfort de 10 mille hommes environ de troupes excellentes, et capables de se battre contre toutes les armées de l'Espagne. Le maréchal Bessières aurait eu encore, avec les troupes de marche, et les colonnes mobiles placées à Vittoria, Burgos, Aranda, environ 14 ou 15 mille hommes. Enfin les 14e et 44e de ligne, faisant partie aussi des anciens régiments appelés en Espagne, avaient accru le corps du général Verdier devant Saragosse, et l'avaient porté à 17 mille hommes. On pouvait, à la rigueur, soit que l'attaque nouvelle préparée contre Saragosse, et dont on annonçait tous les jours le succès comme probable et prochain, s'effectuât ou fût différée, détacher ces deux régiments et les amener à Madrid. Dans le cas de la prise de Saragosse, ils arrivaient avec leur force matérielle et un grand effet moral à l'appui. Dans le cas contraire, la prise de Saragosse n'en était que retardée; mais Madrid était mis à l'abri de toute tentative, et l'ennemi, quel qu'il fût, qui s'en approcherait, devait être rejeté au loin. L'Espagne, après tout, avec les 30 mille hommes qu'on pouvait réunir à Madrid, les 14 mille qui seraient restés au maréchal Bessières, les 17 mille du général Verdier, les 11 mille du général Duhesme en Catalogne, les 7 mille du général Reille, contenait encore 80 mille Français environ, et certainement il était possible avec une pareille force de tenir tête aux Espagnols, sans compter qu'à chaque instant on voyait apparaître à Bayonne de nouveaux renforts préparés par Napoléon. Mais il aurait fallu un prince militaire, nous le répétons, et non un prince doux, sage, instruit, et point homme de guerre, bien que, dans les moments de péril, il se souvînt qu'il était frère de Napoléon[9].

Il n'y avait donc pas lieu de désespérer, puisqu'en ramenant le maréchal Bessières de la Galice dans la Vieille-Castille, en réduisant son rôle à garder la route de Madrid, en attirant à soi une partie des forces dont il disposait, plus une portion des troupes qui assiégeaient Saragosse, et enfin celles qui venaient de traverser Bayonne, on était en mesure de tenir Madrid, et de battre les insurgés qui oseraient se montrer sous ses murs. Mais l'infortuné roi d'Espagne n'avait pas le caractère trempé comme celui de son frère. Épouvante du roi Joseph, et sa résolution de quitter Madrid. La joie des Espagnols qui lui étaient hostiles, et c'était le très-grand nombre, la désolation de ceux qui s'étaient attachés à sa cause, l'ébranlement d'esprit de ses ministres, le peu de fermeté des généraux français qui l'entouraient, l'embarras de se trouver au milieu d'une ville qui lui était inconnue, tout contribua à troubler profondément son âme, et à lui faire prendre la désastreuse résolution de quitter sa nouvelle capitale, dix jours après y être entré. Il aurait dû tout braver plutôt que de se résoudre à évacuer Madrid, car le seul effet moral devait en être immense. Tant qu'il y demeurait, les événements de la guerre pouvaient être considérés comme des alternatives de revers et de succès; Rio-Seco pouvait être opposé à Baylen, bien qu'il ne le valût pas; la prise justement espérée de Saragosse pouvait être opposée bientôt à la résistance de Valence; et Madrid, toujours occupé, restait comme la preuve de la supériorité des Français dans la Péninsule. L'insurrection pouvait douter encore d'elle-même, et les Anglais, présumant moins de sa puissance, n'auraient pas fait d'aussi grands efforts pour la seconder. Mais Madrid évacué semblait de la part de la nouvelle royauté l'aveu formel qu'elle était incapable de conserver par la force le royaume qu'elle avait prétendu recevoir de la Providence. Ce que la Providence veut, elle sait le soutenir, et elle ne le laisse pas tomber. Dès ce moment, l'Espagne entière allait être debout, et, à la honte particulière de Baylen, qui frappait quelques généraux, devait succéder une confusion cruelle pour Napoléon, la confusion de sa politique, conséquence de l'évacuation totale ou presque totale de l'Espagne.

Conduite du général Savary à Madrid, et ses conseils au roi Joseph.

Le général Savary se trouvait encore à Madrid, bien que Joseph, n'aimant ni sa personne ni sa manière de penser et d'agir, eût fait de son mieux pour se débarrasser de lui. Le général Savary représentait le système des exécutions militaires, de l'application à bien entretenir l'armée française quoi qu'il en coûtât à l'Espagne, de la soumission absolue aux volontés de Napoléon, et de l'indifférence aux volontés de Joseph quand elles n'étaient pas exactement conformes aux ordres émanés de l'état-major impérial. Joseph, voulant se populariser en Espagne, et par suite fort enclin à sacrifier l'intérêt de l'armée à celui des Espagnols, éprouvait pour le général Savary et l'ensemble de choses qu'il représentait auprès de lui, une aversion profonde. Aussi, avait-il demandé à Napoléon de lui accorder le maréchal Jourdan, dont il avait pris l'habitude de se servir à Naples, qui était droit, sage, tranquille, pas plus actif qu'il ne fallait à la mollesse de son maître, et peu disposé à se prosterner devant Napoléon, qu'il ne comprenait guère et qu'il aimait encore moins. Joseph, pressé d'avoir le maréchal Jourdan, et de n'avoir plus le général Savary, avait donné à entendre à celui-ci qu'il ferait bien de partir, et le général Savary, toujours assez indocile, excepté pour Napoléon, lui avait répondu qu'il serait charmé de le quitter dès qu'il en aurait la permission de l'Empereur, son unique maître. En attendant cette permission, il était resté à Madrid, faisant tous les jours, dans sa correspondance avec l'Empereur, un tableau peu flatté des hommes et des choses. Après le désastre de Baylen, Joseph fut trop heureux d'avoir auprès de lui le général Savary, pour partager la responsabilité des graves résolutions qu'il y avait à prendre, et il le consulta avec beaucoup plus de déférence que de coutume. Le général Savary, qui n'était pas faible, mais qui voyait combien ce malheureux monarque était incapable de se soutenir à Madrid avec vingt mille hommes, crut plus prudent de l'en laisser sortir, et il lui donna même le conseil de se retirer au plus tôt.—Et que dira l'Empereur? demanda cependant Joseph avec inquiétude.—L'Empereur grondera, repartit le général Savary; mais ses colères, vous le savez, sont bruyantes, et ne tuent pas. Lui, sans doute, tiendrait ici; mais ce qui est possible à lui ne l'est pas à d'autres. C'est assez d'un désastre comme celui de Baylen, n'en ayons pas un second. Quand on sera sur l'Èbre, bien concentré, bien établi, et en mesure de reprendre l'offensive, l'Empereur en prendra son parti, et vous enverra les secours nécessaires.—

Joseph prend le parti de quitter Madrid.

Le roi Joseph ne se fit pas répéter une seconde fois ce conseil par le général Savary, et il donna des ordres pour la retraite de Madrid. Mais il y avait à Madrid plus de trois mille malades et blessés, un immense matériel de guerre accumulé dans le Buen-Retiro, dont on avait commencé à faire une forteresse. Il fallait donc du temps et de grands efforts pour évacuer tant d'hommes et de matériel. On l'entreprit sans délai. Malheureusement la mauvaise volonté des habitants ajoutait encore à la difficulté de l'opération. Conduite des Espagnols au moment de la retraite des Français. Le bruit de la retraite des Français s'était bientôt répandu à l'aspect de leurs préparatifs, et les Espagnols, transportés de joie, résolus de plus à rendre cette retraite désastreuse autant qu'il serait en eux, réunissaient leurs charrettes et leurs voitures de tout genre, les formaient en tas, et y mettaient le feu. Ils aimaient mieux voir ce matériel détruit qu'utile aux Français. Le transport des blessés, des malades, des administrations, présenta ainsi beaucoup plus de difficulté, et exigea plusieurs jours avant qu'on pût faire partir les troupes.

Août 1808.

Au seul bruit d'une pareille résolution, tout ce qui avait pris parti un moment pour les Français disparut. Deux des ministres de Joseph, MM. Pinuela et Cevallos, s'en allèrent sans une seule explication. Le dernier surtout, devenu depuis un pamphlétaire attaché à diffamer la France, tint une conduite digne du reste de sa vie. Long-temps le bas adulateur du prince de la Paix, ensuite son ennemi acharné, serviteur obséquieux de Ferdinand VII pendant ses deux mois de règne, ministre de Joseph, qu'il n'aurait jamais dû songer à servir, il s'échappait honteusement à la nouvelle de Baylen, ne disant rien aux Français qu'il quittait, mais disant aux Espagnols, auxquels il revenait, que s'il avait consenti à être ministre de Joseph, c'était pour avoir la permission de rentrer en Espagne, et l'occasion de se rattacher à une cause dont il avait toujours prévu et désiré le triomphe. Le vieux d'Azanza, MM. O'Farrill, d'Urquijo, agissant en hommes graves, qui avaient su ce qu'ils voulaient en acceptant la royauté française, c'est-à-dire la régénération de l'Espagne, n'abandonnèrent point Joseph, mais le suivirent l'âme remplie de douleur. M. de Caballero, traité par ses compatriotes avec un mépris insultant, qu'il méritait beaucoup moins que M. de Cevallos, resta à la cour de Joseph comme dans un asile. Parmi les grands, le prince de Castel-Franco, qui avait tenu tête à l'orage, sentit son courage défaillir au dernier moment, et, après avoir promis de partir, ne partit point. Pas un de ceux qui suivaient Joseph ne put emmener un domestique espagnol. Les hommes de cette condition restèrent tous à Madrid. Il y avait près de deux mille individus employés dans les palais et les écuries de la couronne, à cause du grand nombre de magnifiques chevaux qu'entretenait ordinairement la royauté espagnole. De peur d'être emmenés, ils disparurent presque tous dans une nuit. Joseph eut à peine le moyen de se faire servir dans sa retraite.

Sortie de Madrid le 2 août.

Il sortit le 2 août pour se rendre à Chamartin, sans essuyer aucun témoignage insultant, car sa personne avait obtenu une sorte de respect. On vit partir les troupes françaises avec une joie toute naturelle, mais on n'osa les offenser, car on tremblait encore à leur aspect, et, malgré une présomption bien motivée cette fois, on se disait confusément qu'on pourrait les revoir. À dater de cette retraite, Joseph n'avait plus personne pour lui en Espagne, ni le peuple qu'il n'avait jamais eu, ni les classes moyennes et élevées qui, après avoir hésité un instant par crainte de la France et par l'espoir des améliorations qu'on pouvait attendre d'elle, n'hésitaient plus maintenant que la France elle-même semblait s'avouer vaincue en se retirant de Madrid.

L'armée se retire par Buytrago, Somo-Sierra et Aranda.

L'armée rétrograda lentement par la route de Buytrago, Somo-Sierra, Aranda et Burgos. Ayant trouvé de nombreuses traces de cruauté sur sa route, elle ne put contenir son exaspération, et elle se vengea en plus d'un endroit. La faim se joignant à la colère, elle détruisit beaucoup sur son passage, et laissa partout des marques de sa présence qui portèrent au comble la haine des Espagnols. Joseph, effrayé des sentiments qu'on allait ainsi provoquer, s'employait vainement à empêcher les excès commis le long de la route. Sentiments qui éclatent pendant cette retraite. Mais il ne réussit qu'à blesser l'armée elle-même, dont les soldats disaient qu'il devrait s'intéresser un peu plus à eux, qui le soutenaient, qu'aux Espagnols, qui le repoussaient. Quand les choses vont mal, au malheur se joint la désunion. Les ministres de Joseph étaient peu d'accord avec les généraux français, et la nouvelle cour d'Espagne fort peu avec l'armée, qui était son unique appui. La tristesse régnait parmi les chefs, l'irritation parmi les soldats, la fureur de la vengeance chez toutes les populations traversées.

Le mouvement rétrograde poussé jusqu'à Miranda.

Le roi Joseph et ceux qui l'entouraient, se démoralisant à chaque pas, ne se crurent pas même en sûreté à Burgos. Ils furent effrayés d'avoir encore sur leurs derrières tout le pays compris entre Burgos et les provinces basques, et ils jugèrent convenable de se porter à la ligne de l'Èbre, en prenant Miranda pour quartier général. Ils avaient ramené le maréchal Bessières sur leur droite, et ils voulurent ramener le général Verdier sur leur gauche, s'inquiétant peu de rendre inutiles tous les efforts qui avaient été faits pour prendre Saragosse, et qui dans le moment allaient être couronnés de succès. Ils ne retrouvèrent quelque assurance que derrière l'Èbre, ayant, outre les vingt mille hommes de Madrid, les vingt et quelques mille du maréchal Bessières, les dix-sept du général Verdier, et toutes les réserves de Bayonne.

Opérations devant Saragosse.

Au milieu de toutes ces fautes, c'en était une de plus que d'abandonner tant de terrain, tant de travaux surtout accumulés devant Saragosse. Depuis les dernières attaques, les moyens de tout genre avaient été considérablement augmentés pour réduire cette ville opiniâtre, qui prouvait que les défenses de l'art les plus habilement combinées sont moins puissantes que le courage d'habitants résolus à se faire tuer dans leurs maisons. Deux vieux régiments, le 14e si malheureux et si héroïque à Eylau, le 44e signalé dans la même bataille et à Dantzig, venaient d'arriver, et de porter à 16 ou 17 mille hommes le corps de siége. La grosse artillerie, nécessaire pour abattre les couvents qui flanquaient le mur d'enceinte, avait été transportée de Pampelune par l'Èbre et le canal d'Aragon. L'aide de camp de l'Empereur, le colonel du génie Lacoste, avait pris habilement ses dispositions pour pratiquer en peu de temps de larges ouvertures dans le mur d'enceinte, et renverser les gros bâtiments qui lui servaient d'appui. Assaut donné le 4 août à Saragosse, et entrée dans cette ville. Tout étant prêt le 4 août au matin, soixante bouches à feu, mortiers, obusiers, pièces de 16, vomirent leur feu sur la ville et sur le couvent de Santa-Engracia, qui est au centre de la muraille d'enceinte, à un angle saillant qu'elle forme vers le milieu de son étendue. (Voir la carte no 45.) À gauche et à droite de ce couvent se trouvaient deux portes par lesquelles on voulait pénétrer pour se porter rapidement par une rue assez large vers le Cosso, espèce de boulevard intérieur, qui traverse dans toute sa longueur la ville de Saragosse, et duquel une fois maître on pouvait se croire en possession de la ville tout entière. L'artillerie française ayant réussi vers midi à faire taire celle de l'ennemi, et de larges brèches ayant été pratiquées dans le mur d'enceinte, les colonnes d'assaut furent formées, et deux de ces colonnes, une à droite sous le général Habert, une à gauche sous le général Grandjean, s'élancèrent sur la muraille abattue aux cris de Vive l'Empereur! Les Espagnols, qui n'avaient pas fait consister leur résistance dans la défense d'une enceinte qui n'était ni bastionnée ni terrassée, mais dans leurs rues barricadées et leurs maisons crénelées, attendaient nos soldats au delà des deux brèches, et les accueillirent par une grêle de balles dès qu'ils les eurent franchies. La colonne de droite, plus heureuse, pénétra la première, et, détruisant les obstacles qui arrêtaient celle de gauche vers la porte des Carmes, l'aida à pénétrer à son tour. Elle se jeta ensuite malgré le feu des maisons dans une rue, celle de Santa-Engracia, qui descendait perpendiculairement vers le Cosso, but principal de nos attaques. Trois grandes barricades armées de canons coupaient cette rue. Nos soldats, entraînés par leur ardeur, enlevèrent d'assaut ces barricades, prirent treize pièces de canon, tuèrent les Espagnols qui les servaient, et débouchèrent sur le Cosso, se croyant déjà maîtres de la ville. Mais restaient sur leurs derrières les insurgés, les uns paysans et moines, les autres soldats de ligne, retranchés dans les maisons, et résolus à les faire brûler plutôt que de les abandonner. Il fallait donc revenir pour les débusquer avant de s'établir sur le Cosso. C'est ce qu'on fit, se battant de maison à maison, perdant du monde pour les prendre, et se vengeant, quand on les avait prises, par la mort de ceux dont on avait essuyé le feu.

La colonne de gauche avait trouvé sur son chemin un grave obstacle, c'était un vaste édifice, le couvent des Carmes, qui avait été entouré d'un fossé, et dans lequel beaucoup de troupes espagnoles s'étaient logées sous des officiers expérimentés, comme dans un camp retranché. Il avait fallu enlever ce couvent, ce qu'on avait fait avec vigueur, mais non sans de grandes pertes. Cette œuvre terminée, on s'était mis, de même que la colonne de droite, à fusiller de maison à maison, pendant que l'artillerie continuait d'envoyer des obus et des bombes qui, passant par-dessus la tête de nos soldats, allaient punir et ravager la ville. Cet horrible combat durait depuis le matin avec un acharnement incroyable, lorsque nos soldats fatigués commencèrent à se répandre dans les maisons qu'ils venaient de conquérir, et à y chercher les vivres dont ils avaient besoin, et surtout les vins, dont ils savaient toutes les villes d'Espagne abondamment pourvues. Malheureusement ils trouvèrent dans cette maraude intérieure l'écueil de leur bravoure, et bientôt une moitié de nos troupes fut ensevelie dans l'inaction et l'ivresse. Malgré tout ce que firent nos généraux, la plupart blessés, ils ne purent ramener les soldats soit au combat, soit du moins au soin de leur propre sûreté. Si les Espagnols avaient soupçonné l'état dans lequel étaient leurs assaillants, ils auraient pu les faire repentir du sanglant succès de la journée. Il fallut attendre au lendemain pour recommencer et poursuivre la difficile conquête de Saragosse, maison à maison, rue à rue. Outre beaucoup d'officiers blessés, et notamment les deux généraux en chef, Verdier et Lefebvre-Desnoette, le premier atteint d'une balle à la cuisse, le second souffrant d'une forte contusion dans les côtes, nous avions environ onze ou douze cents hommes hors de combat, dont trois cents morts et huit ou neuf cents blessés. Les deux vieux régiments, le 14e et le 44e, avaient cru retrouver dans les rues de Saragosse la fusillade d'Eylau.

Le lendemain, le général Verdier n'ayant pu, à cause de sa blessure, reprendre le commandement des attaques, le général Lefebvre-Desnoette, qui l'avait remplacé, rallia les troupes dispersées dans les maisons, barricada lui-même, pour le compte des Français, les rues conquises et aboutissant au Cosso, et résolut, pour épargner le sang, d'employer la sape et la mine, ne croyant pas devoir plus ménager une ville espagnole que ne le faisaient les Espagnols eux-mêmes.

La conquête de Saragosse abandonnée par suite de la retraite des Français sur le haut Èbre.

C'est dans cet état que survint la nouvelle du désastre de Baylen, de l'évacuation de Madrid, et de la retraite générale sur l'Èbre. Nos généraux et nos soldats éprouvèrent un amer déplaisir de voir tant de sang inutilement répandu, et une proie sur laquelle ils s'étaient acharnés près de leur échapper. Le corps de Saragosse devant former, à Tudela, sur l'Èbre, la gauche de la nouvelle position que l'armée française allait occuper en Espagne, on achemina d'abord les blessés, puis la portion de l'artillerie qu'on pouvait transporter, on encloua le reste, et on se mit en marche, le chagrin dans le cœur, la tristesse sur le visage, humilié au dernier point de reculer devant des soldats qu'on n'était pas parvenu à considérer beaucoup, malgré l'obstination déployée dans les rues de Saragosse par des paysans et des moines. Retraite du corps d'armée de l'Aragon sur Tudela. On revint environ 16 mille hommes sur Tudela, les uns anciennement, les autres récemment aguerris, mais tous en rase campagne capables de battre trois ou quatre fois plus d'Espagnols qu'ils ne comptaient d'hommes dans leurs rangs.

Opérations en Catalogne.

En Catalogne, on avait été obligé de s'enfermer dans les murs de Barcelone. Le général Duhesme, ayant d'abord essayé de comprimer l'insurrection au midi de cette province pour pouvoir communiquer avec Valence, mais n'ayant plus à s'inquiéter de ce qui se passait de ce côté depuis la retraite du maréchal Moncey, avait alors tenté d'agir au nord, afin de maintenir ses communications avec la France, et de donner la main à la colonne du général Reille. Il était sorti à la tête de la principale partie de ses forces par Mataro et Hostalrich sur Girone, avec le projet de s'emparer de cette dernière place, l'une des plus importantes de la Catalogne, que les Français avaient eu le tort de ne pas occuper. Arrivé à Mataro, il s'était vu dans la nécessité de prendre cette petite ville d'assaut, et de la livrer à la fureur du soldat, chaque jour plus exaspéré de la guerre barbare qu'on lui faisait. De Mataro il avait marché sur Girone, qu'il avait espéré surprendre et enlever par l'escalade. Ses grenadiers armés d'échelles avaient déjà gravi l'enceinte de la ville et allaient y pénétrer, lorsqu'ils avaient été repoussés par le peuple mêlé aux soldats et aux moines. Privé de grosse artillerie, et désespérant d'emporter cette place de vive force, le général Duhesme était rentré dans Barcelone, forcé de combattre sans cesse sur la route, et réduit à saccager des villages pour venger l'assassinat de ses soldats. Il ne lui avait pas été possible pendant cette incursion de communiquer avec le général Reille, qui s'était porté de son côté jusqu'à Figuières, sans réussir à s'avancer au delà. Tout ce qu'avait pu ce dernier, ç'avait été de ravitailler le fort de Figuières, occupé par une petite garnison française, et d'y déposer des vivres et des munitions en suffisante quantité. Mais chaque fois qu'il avait voulu pousser plus loin, il avait été assailli de toutes parts par de hardis miquelets, déjouant par leur vitesse et leur adresse à tirer le courage de nos jeunes soldats, qui ne savaient guère courir après des montagnards habitués à chasser le chamois[10]. Le général Reille avait ainsi éprouvé beaucoup de pertes sans utilité, et, informé de la rentrée du général Duhesme à Barcelone, il s'était borné à garder la frontière, attendant, avant de rien tenter, de nouveaux moyens et de nouveaux ordres.

Situation générale des Français en Espagne au mois d'août 1808.

Telle était notre situation au mois d'août 1808, dans cette Espagne que nous avions si rapidement envahie, et que nous avions crue si facile à conquérir. Nous en avions perdu tout le midi, après y avoir laissé l'une de nos armées prisonnière. Sous l'impression de cet échec, nous avions abandonné Madrid, interrompu le siége presque achevé de Saragosse, et rétrogradé jusqu'à l'Èbre; et le seul de nos corps qui n'eût pas évacué la province qu'il était chargé d'occuper, celui de Catalogne, était enfermé dans Barcelone, bloqué sur terre par d'innombrables miquelets, sur mer par la marine britannique, arrivant en toute hâte de Gibraltar au bruit de l'insurrection espagnole.

Événements de Portugal.

Restait au fond de la Péninsule une armée française, sur le sort de laquelle il était permis de concevoir de bien graves inquiétudes: c'était celle du général Junot, paisiblement établie en Portugal avant la commotion terrible qui venait d'ébranler si profondément toute l'Espagne. On n'en recevait aucune nouvelle, et on ne pouvait lui en faire parvenir aucune, l'Andalousie et l'Estrémadure insurgées au midi, la Galice et le royaume de Léon insurgés au nord, interceptant toutes les communications.

La commotion de l'Espagne communiquée au Portugal.

Dès que l'insurrection du mois de mai avait éclaté, les Espagnols, suivant leur coutume, annonçant la victoire avant de l'avoir remportée, n'avaient pas manqué, par la Galice et par l'Estrémadure, de remplir le Portugal de nouvelles sinistres pour l'armée française. Les juntes avaient écrit à tous les corps espagnols pour les engager à déserter en masse, et à venir se joindre à l'insurrection. Le général Junot, bientôt informé confusément de ce qui se passait en Espagne, sans en savoir tous les détails, avait senti la nécessité de prendre de sévères précautions contre les troupes espagnoles qu'on lui avait envoyées pour le seconder, et qui, loin de lui apporter aucun secours, devenaient, dans l'état présent des choses, la principale de ses difficultés. Désarmement par les Français des troupes espagnoles du Portugal. Il avait, près de Lisbonne, la division Caraffa, de trois ou quatre mille hommes, chargée de l'aider à soumettre l'Alentejo. Il l'entoura à l'improviste par une division française, et, se fondant sur les circonstances, il la somma de déposer les armes, ce qu'elle fit en frémissant. Cependant, quelques centaines de fantassins et de cavaliers parvinrent à s'enfuir, à travers l'Alentejo, vers l'Estrémadure espagnole. Un régiment français de dragons lancé à leur poursuite en reprit quelques-uns. Les autres réussirent à gagner Badajoz.

Le général Junot place sur des bâtiments, au milieu du Tage, les soldats espagnols désarmés.

Le général Junot avait réuni sur le Tage un certain nombre de bâtiments hors de service. Il les fit mettre à l'ancre au milieu du canal, sous le canon des forts, et il y plaça les soldats espagnols privés de leurs armes, mais suffisamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire.

Tandis qu'on en agissait ainsi à Lisbonne avec la division Caraffa, la division Taranco, forte de 16 bataillons, et qu'aucune troupe française ne contenait à Oporto, s'était soulevée, avait fait prisonnier le général français Quesnel avec tout son état-major, et avait pris le chemin de la Galice pour rejoindre le général Blake, en appelant les Portugais aux armes. Ce n'était pas l'envie de s'insurger qui manquait à ceux-ci, car les Portugais, quoique ennemis des Espagnols, ne sont au fond que des Espagnols qui en détestent d'autres. À la vue des Français, ils avaient bien senti qu'ils étaient de cette race de Maures chrétiens, qui habitent la Péninsule, et haïssent tout ce qui est au delà. Disposition à s'insurger combattue chez les Portugais par la crainte. Ils n'auraient pas demandé mieux que de s'insurger; mais devant l'armée française ils ne l'avaient point osé, et le bon ordre maintenu par Junot parmi ses troupes avait contribué à leur rendre cette soumission moins pénible. Mais en apprenant le soulèvement de l'Espagne, en entendant dire aux Espagnols qu'ils avaient vaincu les Français, ils avaient conçu naturellement le désir de suivre un pareil exemple; et il ne leur fallait plus que la vue de leurs vieux alliés les Anglais, alliés et tyrans à la fois, pour déterminer parmi eux une insurrection générale.

L'amiral sir Charles Cotton croisait, en effet, du cap Finistère au cap Saint-Vincent; mais on n'apercevait que des vaisseaux se tenant à distance, n'abordant pas encore, et on attendait avec impatience qu'un convoi apportât enfin une armée anglaise. Lisbonne, que contenait le général Junot avec le gros de ses troupes, ne pouvait guère se permettre un soulèvement, tandis qu'Oporto, qui avait tous les sentiments portugais dans le cœur, et, en outre, le chagrin de ne plus voir les Anglais dans son port, Oporto était prêt à éclater au premier signal de l'Angleterre.

Situation de l'armée française.

Le brave général Junot sentait tout ce que cette situation avait de grave. Au moment où le général Dupont succombait, il y avait un mois qu'il était sans nouvelles de France, car la mer soumise aux Anglais ne laissait pas passer un navire, et l'insurrection espagnole, qui enveloppait le Portugal du nord au midi, ne laissait pas passer un courrier. Le bruit de l'événement de Baylen, transmis par l'enthousiasme espagnol à la haine portugaise, se répandit en Portugal avec une promptitude incroyable, et y causa une émotion extraordinaire. Au contraire, la victoire de Rio-Seco, quoique antérieure de beaucoup au désastre de Baylen, n'était pas encore connue; car l'esprit humain propage les faits qui le flattent, et reste sans écho pour les autres. Il n'y avait pas de mal, au surplus, et ce fait heureux, qu'on devait bientôt apprendre, allait devenir, comme on va le voir, une ressource pour le moral de nos soldats. Quoique jeunes, ils s'étaient déjà aguerris par une difficile marche en Portugal. Ils s'étaient reposés, réorganisés, instruits, acclimatés, et présentaient le plus bel aspect. Entrés au nombre de 23 mille, rejoints par 3 mille autres, ils se trouvaient encore, après leur désastreuse marche de l'automne dernier, au nombre de 24 mille, très en état de soutenir l'honneur des armes françaises avant de se rendre, s'il fallait qu'eux aussi succombassent pour expier dans toute la Péninsule l'attentat de Bayonne.

Le général Junot, se voyant si loin de France, enfermé entre l'insurrection espagnole qui s'annonçait victorieuse, et la mer qui se montrait couverte de voiles anglaises, ne se faisait pas illusion sur ses dangers; mais il était intelligent et brave, et il était résolu à se conduire de manière à obtenir l'approbation de Napoléon. Il tint un conseil de guerre, et dans ce conseil, composé de généraux élevés à l'école de Napoléon, les résolutions furent conformes aux vrais principes de la guerre. Conseil de guerre tenu par les généraux français dans lequel on arrête la conduite à suivre. Malheureusement, si on reconnut en théorie les vrais principes, dans l'application on ne les suivit pas avec la vigueur et la précision que le maître seul savait y apporter. Abandonner tous les points accessoires qu'on occupait, se réunir en masse à Lisbonne, pour contenir la capitale, et se mettre en mesure de jeter à la mer le premier débarquement de troupes anglaises, était naturellement le plan que tout le monde dut concevoir et adopter. Il fut donc résolu qu'on évacuerait les Algarves, l'Alentejo, le Beyra, toutes les parties enfin où l'on avait des troupes, sauf les deux places d'Almeida au nord, d'Elvas au midi, sauf aussi la position de Setubal et de Peniche sur le littoral, et qu'on se concentrerait entre Lisbonne et Abrantès. La résolution était bonne, mais pas assez complète, car il y avait encore dans ces points de quoi absorber 4 à 5 mille hommes sur 20 ou 22 mille de valides, et, en tenant compte de ce qu'il faudrait à Lisbonne même, on pourrait bien n'avoir pas plus de 10 ou 12 mille soldats à opposer à un débarquement, tandis qu'on aurait dû s'en réserver 15 ou 18 mille pour une action décisive.

Mauvais sentiments de l'amiral russe Siniavin, refusant au général Junot toute espèce de concours.

On avait auprès de soi un allié qui aurait pu rendre de grands services, c'était l'amiral russe Siniavin avec sa flotte montée par des matelots, marins médiocres, mais soldats excellents. S'il avait embrassé franchement la cause commune, il lui aurait été facile de garder Lisbonne à lui seul, et de rendre disponibles trois ou quatre mille Français de plus. Mais il persistait, comme il l'avait déjà fait, à se conduire en Russe passionné pour l'Angleterre, plein de haine pour la France, et tout disposé à ouvrir les bras à l'ennemi. Il répondait froidement ou négativement à toutes les demandes de concours qu'on lui adressait, quoiqu'il fût, par sa position au milieu du Tage, encore plus obligé d'en défendre l'entrée que Junot lui-même. C'était pour celui-ci une grave difficulté, surtout ayant à contenir une population hostile de trois cent mille âmes, dans laquelle vingt mille montagnards de la Galice, exerçant comme les Savoyards ou les Auvergnats à Paris le métier d'hommes de peine, montraient des dispositions fort peu amicales. Toutefois, comme à Lisbonne se trouvait le principal établissement de l'armée française, Junot espérait, avec les dépôts, les malades, les gardiens du matériel, imposer à la mauvaise volonté de la capitale. Il ordonna au général Loison de quitter Almeida avec sa division, au général Kellermann de quitter Elvas avec la sienne, sauf à laisser une garnison dans ces deux places. Son projet était, une fois ces deux divisions rentrées, de tenir une masse toujours prête à agir sur le littoral contre l'armée anglaise, dont on annonçait le prochain débarquement.

Évacuation d'Almeida par le général Loison, d'Elvas par le général Kellermann.

Déjà l'insurrection, quoique n'ayant pas encore éclaté, couvait sourdement en Portugal, et il était presque impossible de faire arriver un courrier. On envoya cependant tant de messagers au général Kellermann, et surtout au général Loison, plus difficile à rejoindre que le général Kellermann, à cause de l'éloignement de la province qu'il occupait, que l'un et l'autre furent avertis à temps. Le général Loison, au moment de partir, était déjà entouré d'insurgés qu'avait gagnés la contagion de l'insurrection espagnole. Les prêtres, non moins ardents en Portugal qu'en Espagne, s'étaient mis à la tête des paysans, et gardaient tous les passages, faisant le genre de guerre qui se pratiquait alors dans toute la Péninsule, c'est-à-dire barricadant l'entrée des villages, dérobant les vivres, et massacrant les malades, les blessés ou les traînards. Mais le général Loison était aussi vigoureux qu'aucun officier de son temps. Il laissa dans les forts d'Almeida quatorze ou quinze cents hommes les moins capables de soutenir les fatigues d'une longue route, les pourvut de vivres et de munitions, et s'achemina avec trois mille, pour traverser tout le nord du Portugal par Almeida, la Guarda, Abrantès et Lisbonne. Il eut plusieurs fois à passer sur le corps des révoltés et à les punir sévèrement; mais il sut partout se faire respecter, s'ouvrir les chemins, se procurer des subsistances, et il arriva enfin à Abrantès, n'ayant perdu que deux cents hommes pendant le trajet le plus pénible et le plus périlleux.

Le général Kellermann se tira d'Elvas tout aussi heureusement. Déjà, au bruit de l'insurrection de l'Andalousie et de l'Estrémadure, les Algarves et l'Alentejo avaient commencé à s'agiter. Le général Kellermann envoya des détachements dans divers sens, à Béja notamment, où il fit une exécution sévère, parvint à contenir les révoltés, puis laissa à Elvas, comme le général Loison à Almeida, tout ce qui était le moins capable de marcher par les chaleurs étouffantes de juillet, et il rentra sans obstacle à Lisbonne par la gauche du Tage. Il n'y avait plus dès lors de troupes françaises qu'à Almeida, Elvas, Setubal, Peniche, Lisbonne et les environs.

Annonce de la prochaine arrivée d'une armée anglaise.

De toutes parts en effet on annonçait comme certaine l'arrivée d'une armée britannique, venant suivant les uns de Gibraltar et de Sicile, venant suivant les autres de l'Irlande et de la Baltique. L'amiral sir Charles Cotton avait plusieurs fois touché au rivage, parlementé tantôt à l'embouchure du Tage, tantôt à celle du Douro, et partout promis un débarquement prochain. La connaissance survenue en même temps du désastre du général Dupont fut pour les esprits un dernier stimulant, et en un clin d'œil le Portugal, qui ne s'était encore révolté que partiellement, se souleva tout entier, depuis le Minho jusqu'aux Algarves.

Insurrection d'Oporto et de plusieurs provinces.

C'est à Oporto que l'incendie éclata d'abord. On y chargeait du pain pour un détachement de troupes françaises. Le peuple à cette vue s'insurgea, s'empara des voitures, les pilla, et en un instant toute la ville fut debout. L'évêque se mit à la tête de l'insurrection, et le drapeau portugais fut relevé partout aux cris de Vive le prince régent! L'incendie se propagea dans les provinces, faillit se communiquer à Lisbonne même, traversa le Tage, se répandit dans l'Alentejo, et vint se réunir au feu qui s'était une seconde fois allumé vers Elvas, par le contact avec l'Estrémadure. À Oporto, on était entré en communication ouverte avec les Anglais; à Elvas, on entra en communication tout aussi ouverte avec les Espagnols. Un corps de ceux-ci, composé de troupes régulières, s'avança même de Badajoz jusqu'à Evora, pour servir d'appui à l'insurrection portugaise.

Junot, qui était vif et entreprenant, céda malheureusement au désir de réprimer l'insurrection partout où elle se montrait. Il fit partir le général Loison avec sa division pour disperser les insurgés de l'Alentejo, qui se trouvaient aux environs d'Evora. Il dirigea le général Margaron avec de la cavalerie sur un rassemblement qui venait de Coimbre vers Lisbonne. Il eût bien mieux valu dans cette saison brûlante tenir ses troupes fraîches et reposées autour de Lisbonne, que d'en diminuer le nombre par le feu et la fatigue, pour réprimer des séditions aussi promptes à renaître quand on avait disparu, qu'à se soumettre quand on marchait sur elles.

Répression du mouvement insurrectionnel de Coimbre et d'Evora.

Le général Margaron n'eut qu'à paraître avec sa cavalerie pour disperser et sabrer les quelques centaines d'insurgés rassemblés du côté de Coimbre. Quant au général Loison, il lui fallut traverser tout l'Alentejo pour joindre l'insurrection de cette province réunie auprès d'Evora, et appuyée par un corps de troupes espagnoles. Après une marche difficile et fatigante, il arriva devant Evora, et y trouva en bataille les Espagnols et les Portugais. Il les aborda par le flanc, les culbuta, leur prit leur artillerie, et en tua un bon nombre. Les portes d'Evora ayant été fermées, il escalada les murailles, entra dans la ville, et la saccagea. En quelques jours les Espagnols furent renvoyés chez eux, et les Portugais ramenés à une obéissance momentanée. Les soldats étaient chargés de butin, mais épuisés de fatigue, et avaient à rebrousser chemin vers Lisbonne par une chaleur accablante.

Expédition anglaise dirigée vers le Portugal.

Cependant les Anglais, tant de fois annoncés, paraissaient enfin. Dès l'insurrection des Asturies, et l'envoi de deux émissaires à Londres pour y faire connaître le soulèvement des Espagnes, le gouvernement anglais avait été averti de l'occasion imprévue qui s'offrait à lui de multiplier nos embarras, et de soulever contre nous les résistances les plus opiniâtres. Le ministère Canning-Castlereagh avait naturellement résolu de porter tous ses efforts vers la Péninsule, et d'y susciter dans de plus vastes proportions, et d'une manière bien autrement durable, les obstacles qu'il nous avait un moment suscités dans les Calabres. L'ordre fut envoyé à toutes les forces britanniques de terre et de mer, répandues dans la Méditerranée, le golfe de Gascogne, la Manche, la Baltique, de concourir vers cet unique but. Concentration de toutes les forces britanniques vers la Péninsule dès le commencement de l'insurrection espagnole. Des chargements d'armes, des envois d'argent, furent dirigés vers les côtes d'Espagne et de Portugal. Toutes les troupes dont l'expédition de Boulogne avait motivé l'organisation, et dont une partie venait de se signaler à Copenhague, furent destinées à opérer sur ce nouveau champ de bataille. Il était impossible en effet d'en offrir à l'Angleterre un mieux choisi, et plus commode pour elle. Avec un bon vent, on pouvait en quatre jours se transporter des côtes d'Angleterre au cap Finistère, aux baies de la Corogne et de Vigo, aux bouches du Douro ou du Tage. L'immense marine anglaise, croisant sans cesse autour de cette ceinture de côtes, pouvait toujours y approvisionner une armée de vivres et de munitions, tandis que les adversaires de cette armée sur un sol à demi sauvage, dépourvu de routes, devaient avoir la plus grande peine à se nourrir. Avantages que la péninsule présentait aux Anglais pour la guerre de terre. Les lourds et solides bataillons britanniques, débarqués dans les golfes nombreux de la Péninsule, mettant pied à terre dans des postes bien retranchés, s'avançant hardiment si l'on remportait un succès, rétrogradant promptement si l'on essuyait un revers, pour gagner cette mer qui était leur appui, leur refuge, leur dépôt de vivres et de munitions, tour à tour soutenant en cas d'offensive les agiles Espagnols contre le choc impétueux de l'armée française, ou bien les laissant en cas de retraite s'en tirer comme ils pourraient, par la dispersion ou une soumission momentanée, recommençant enfin cette manœuvre sans se lasser, jusqu'à ce que la puissance française succombât d'épuisement, les bataillons britanniques allaient faire, disons-nous, la seule guerre qui leur convînt, et qui pût leur réussir sur le continent.

Forces britanniques réunies sur les côtes de Portugal.
Première apparition sur le théâtre des guerres européennes de sir Arthur Wellesley.

Tous les ordres pour une grande expédition furent donnés avec une extrême promptitude. Cinq mille hommes sous le général Spencer, venus d'Égypte en Sicile, avaient été transportés à Gibraltar, de Gibraltar à Cadix, où les Espagnols, se faisant un scrupule de les recevoir, avaient ajourné l'acceptation de leurs services. Ces cinq mille Anglais, refusés à Cadix, avaient été débarqués aux bouches de la Guadiana, sur le territoire du Portugal, attendant le moment favorable pour agir. Dix mille hommes se trouvaient à Cork en Irlande. Première apparition sur le théâtre des guerres européennes de sir Arthur Wellesley. Ils furent immédiatement embarqués sur une flottille escortée de plusieurs vaisseaux de ligne; on leur donna pour chef un officier qui s'était déjà fait connaître dans l'Inde, et qui venait de rendre de grands services au général Cathcart devant Copenhague: c'était sir Arthur Wellesley, célèbre depuis par sa bonne fortune autant que par ses grandes qualités militaires, sous le titre de duc de Wellington. Il avait pour instructions de faire voile vers la Corogne, d'offrir aux Espagnols des Asturies et de la Galice le concours des forces anglaises, et partout enfin de s'employer contre les Français autant qu'il le pourrait. Le général Spencer avait ordre de venir se placer sous son commandement dès qu'il en serait requis. Sir Arthur Wellesley allait donc se voir à la tête de 15 mille hommes. Mais ces troupes n'étaient qu'une partie de celles qu'on destinait à la Péninsule. Cinq mille hommes sous les généraux Anstruther et Ackland se trouvaient à Ramsgate et Harwich. Des bâtiments de transport étaient déjà dirigés sur ces points d'embarquement pour les conduire auprès de sir Arthur Wellesley. Grâce à la proximité des lieux et aux vastes moyens de la marine anglaise, c'était une opération de dix à douze jours que de rassembler toutes ces forces en un même endroit. Enfin sir John Moore, revenant de la Baltique avec 11 mille hommes de troupes, devait être acheminé prochainement vers le point que les généraux anglais auraient désigné sur les côtes de la Péninsule pour y opérer une concentration générale.

Commandement provisoire attribué à sir Arthur Wellesley.

Cette force de 30 mille hommes environ une fois réunie, on n'avait pas cru pouvoir la mettre tout entière sous les ordres de sir Arthur Wellesley, trop jeune encore d âge et de renommée pour commander à une armée qui, aux yeux des Anglais, pouvait passer pour très-considérable; et on en avait attribué le commandement supérieur à sir Hew Dalrymple, gouverneur actuel de Gibraltar, lequel devait avoir au-dessous de lui sir Henri Burrard pour chef d'état-major. En attendant la réunion de toutes ces troupes, et l'arrivée de sir Hew Dalrymple, sir Arthur Wellesley devait diriger les premières opérations à la tête des 10 mille hommes partis de Cork, et des 5 mille débarqués sur le rivage des Algarves. L'amiral sir Charles Cotton, commandant les forces navales de l'Angleterre dans ces mers, avait ordre de seconder tous les mouvements des armées.

Embarquées le 12 juillet, les troupes anglaises de Cork étaient le 20 devant la Corogne, et montraient aux Espagnols, enchantés de se voir si bien soutenus, une immense flottille. La vue de cette force considérable, qui en présageait beaucoup d'autres, les avait consolés un peu de la défaite des généraux Blake et de la Cuesta à Rio-Seco, et leur avait fait concevoir de nouvelles et grandes espérances de la lutte engagée contre Napoléon. Toutefois ils n'avaient pas plus voulu que les Andalous recevoir les troupes anglaises sur leur sol, si près surtout de l'arsenal du Ferrol. Ils avaient donc accepté des armes en quantité, de l'argent pour une somme de 500 mille livres sterling (12 millions et demi de francs), mais ils avaient engagé les Anglais à tourner leurs efforts vers le Portugal, qu'il n'importait pas moins d'enlever aux Français que l'Espagne elle-même.

D'après le désir des Espagnols les forces anglaises sont dirigées sur Oporto plutôt que sur la Corogne.

Sir Arthur Wellesley s'était aussitôt transporté à Oporto, où il avait été reçu avec une joie extrême, car les commerçants portugais, ne vivant que de leurs relations commerciales avec les Anglais, sentaient à leur aspect leurs intérêts aussi satisfaits que leurs passions. Dès cet instant, l'action de l'armée britannique avait été décidément dirigée vers le Portugal. Cette résolution, qui convenait aux Espagnols, toujours ombrageux vis-à-vis de l'étranger, convenait aussi aux Anglais, lesquels devaient désirer avant tout la délivrance du Portugal; et elle servait à un même degré la cause commune, le but de la nouvelle coalition étant de chasser les Français de la Péninsule tout entière. Restait à savoir quelle partie du Portugal on choisirait pour y aborder en présence de l'armée française, sans courir la chance d'être brusquement jeté à la mer.

Sir Arthur Wellesley laissa son convoi croiser des bouches du Douro à celles du Tage, et se rendit de sa personne auprès de sir Charles Cotton, devant le Tage même, pour concerter avec lui son plan de débarquement. Mettre pied à terre à l'entrée du Tage avait l'avantage de débarquer bien près du but, puisque Lisbonne est à deux lieues, et on pouvait de plus donner à la nombreuse population de cette capitale une impulsion telle, que les Français ne tiendraient pas devant la commotion qui en résulterait, car ils étaient 15 mille au plus, en comptant les malades, au milieu de 300 mille habitants tous ennemis. Raisons qui font adopter l'embouchure du Mondego comme point de débarquement. Si cette population, en effet, se soulevait dans un moment où une armée anglaise s'avancerait pour la soutenir, peut-être en finirait-on dans une seule journée. Mais les Français occupaient tous les forts; ils avaient pris l'habitude de dominer le peuple de Lisbonne; la côte, à droite et à gauche de l'embouchure du Tage, est abrupte, exposée au ressac de la mer, et un changement de temps pouvait livrer aux Français une partie de l'armée anglaise, avant que l'autre partie eût achevé son débarquement. C'était d'ailleurs mettre pied à terre bien près d'un redoutable et puissant adversaire, qu'on n'était pas encore habitué à braver et à combattre.

Par toutes ces considérations, sir Arthur Wellesley, d'accord avec sir Charles Cotton, résolut de débarquer entre Oporto et Lisbonne, à l'embouchure du Mondego, près d'une baie assez commode que domine le fort de Figuera, lequel n'était pas occupé par les Français. Le choix de ce point, placé à une certaine distance de Lisbonne, donnait à sir Arthur Wellesley le temps de prendre terre avant que les Français pussent venir à sa rencontre, d'attendre le corps du général Spencer qu'il avait mandé auprès de lui, et, une fois descendu sur le sol du Portugal avec 15 mille hommes, de s'avancer vers Lisbonne en suivant la côte, pour profiter des occasions que lui offrirait la fortune. Plan de campagne de sir Arthur Wellesley. Les Français, qu'il savait forts tout au plus de 20 à 22 mille hommes, ayant plusieurs places à garder, surtout la capitale, ne pourraient jamais marcher contre lui avec plus de 10 à 12 mille; et en longeant toujours la mer, soit pour se nourrir, soit pour se rembarquer au besoin, il avait chance de s'approcher de Lisbonne, et d'y tenter quelque coup heureux, sans courir trop de danger. Sachant sir Hew Dalrymple appelé prochainement à le remplacer, il était impatient d'avoir exécuté quelque chose de brillant, avant de passer sous un commandement supérieur. Ces résolutions étaient parfaitement sages, et dénotaient chez le général anglais les qualités que sa carrière révéla bientôt, le bon sens et la fermeté, les premières de toutes après le génie.

Débarquement des troupes anglaises, le 1er août, aux bouches du Mondego.

Il commença à débarquer le 1er août à l'embouchure du Mondego. Cette mer, si souvent agitée par les vents d'ouest, interrompit plusieurs fois le débarquement des hommes et du matériel. Néanmoins, en cinq ou six jours, les troupes anglaises parties de Cork furent déposées à terre au nombre de 9 à 10 mille hommes, avec l'immense attirail qui suit toujours les armées anglaises. Dans ce moment, le corps du général Spencer arrivait au même mouillage. Jonction des troupes du général Spencer avec celles de sir Arthur Wellesley. Avant d'avoir reçu les ordres de sir Arthur Wellesley, le général Spencer, sur la nouvelle du désastre du général Dupont, s'était embarqué pour porter ailleurs ses efforts, sentant bien qu'il n'y avait plus aucun service à rendre dans l'Andalousie, délivrée pour l'instant de la présence des troupes françaises. Averti de l'arrivée du convoi de Cork, il était venu le rallier devant l'embouchure du Mondego, et le 8 août il eut achevé son débarquement, et opéré sa jonction avec le corps de sir Arthur Wellesley. Celui-ci se trouvait ainsi à la tête d'une armée d'environ 14 ou 15 mille hommes, presque entièrement composée d'infanterie et d'artillerie. On y comptait tout au plus 400 cavaliers, ce qui est la condition ordinaire de toute expédition par mer, la cavalerie étant d'un transport difficile, même impossible à certaine distance. Mais c'était de la très-belle infanterie, ayant toutes les qualités de l'armée anglaise. Caractère de l'armée anglaise. Cette armée, comme on le sait, est formée d'hommes de toute sorte, engagés volontairement dans ses rangs, servant toute leur vie ou à peu près, assujettis à une discipline redoutable qui les bâtonne jusqu'à la mort pour les moindres fautes, qui du bon ou du mauvais sujet fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d'officiers pleins d'honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement, parce qu'il est peu formé à la marche et qu'il manque d'ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions, où la nature des lieux seconde son caractère résistant, mais devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu'on ne surmonte qu'avec de la vivacité, de l'audace et de l'enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n'est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l'instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l'Angleterre était fait pour l'esprit peu étendu, mais sage et résolu de sir Arthur Wellesley. Un tel soldat, il fallait, si on le pouvait, l'éloigner de la mer, le réduire à marcher, à entreprendre, à montrer ses défauts enfin, au lieu d'aller se heurter contre ses qualités en courant l'attaquer dans de fortes positions. Mais le brave et bouillant Junot n'était pas homme à se conduire avec tant de prudence et de calcul, et l'on devait craindre qu'il ne vînt briser son impétuosité contre la froide opiniâtreté des soldats de l'Angleterre.

Mouvement des Anglais vers Lisbonne, commencé le 8 août, en suivant le littoral.

Sir Arthur Wellesley se mit en route le 8 août en longeant la mer, de manière à avoir toujours à portée ses approvisionnements et ses moyens de retraite. Il eut dès son début d'assez grands démêlés avec l'armée portugaise. Les insurgés du Portugal avaient formé, en réunissant toutes leurs forces dans le nord de leur territoire, une armée de cinq ou six mille hommes, sous le général Freyre. Difficultés entre les Anglais et les Portugais. Sir Arthur Wellesley aurait désiré les avoir avec lui, pour couvrir ses flancs. Mais ceux-ci, soit qu'ils eussent peur, comme les en accusa le général anglais auprès de son gouvernement[11], de rencontrer les Français de trop près, soit qu'ils n'eussent pas grande confiance dans des auxiliaires toujours prompts à se retirer sur leurs vaisseaux au premier revers, et à laisser leurs alliés exposés seuls aux coups de l'ennemi, montrèrent des exigences auxquelles le général anglais ne voulut point satisfaire: c'était d'être nourris par l'armée britannique, avec les ressources tirées de ses vaisseaux. Cette prétention ayant été repoussée, les Portugais prirent le parti d'agir pour leur propre compte, et suivirent les routes de l'intérieur, en abandonnant à leurs alliés la route du littoral. Seulement ils leur donnèrent 1,400 hommes d'infanterie légère, et environ 300 chevaux pour leur servir d'éclaireurs.

En apprenant le débarquement des Anglais, Junot prend la résolution de marcher droit à eux.

À peine Junot avait-il appris à Lisbonne, d'abord par la joie mal dissimulée des habitants, bientôt par des renseignements positifs, le débarquement d'une armée britannique, qu'il forma la résolution de courir à elle, afin de la jeter à la mer. Se concentrer sur-le-champ, retirer jusqu'au dernier soldat de tous les postes d'importance secondaire, se réduire à la garde de Lisbonne seule, n'y laisser même que ce qui ne pouvait pas marcher, pour se porter au-devant des Anglais avec 15 ou 18 mille hommes, en choisissant pour les combattre un moment où ils n'auraient pas leurs avantages naturels, ceux de la défensive, était la seule résolution sage qui pût être prise. Malheureusement Junot se concentra incomplétement, et il fut saisi d'une extrême impatience d'aborder les Anglais, n'importe où, n'importe comment, pour les jeter à la mer le plus tôt possible.

Entre Almeida, Elvas, Setubal, Peniche et divers postes, Junot avait déjà sacrifié quatre ou cinq mille hommes. Les courses qu'il venait de faire exécuter par les généraux Loison, Margaron et autres, avaient mis hors de combat ou fatigué beaucoup de soldats précieux à conserver, et c'est tout au plus s'il avait une dizaine de mille hommes à opposer à un ennemi qui en comptait déjà quatorze ou quinze mille, et qui pouvait bientôt être fort de vingt ou trente. Junot rappela le général Loison de l'Alentejo, et il fit sortir le général Laborde avec sa division, pour aller à la rencontre des Anglais, les observer, les harceler, jusqu'à ce que toutes les troupes disponibles pussent être réunies contre eux. Il se prépara à sortir lui-même avec la réserve lorsqu'ils seraient plus près de Lisbonne, et qu'alors les rencontrer, les combattre, les vaincre, ne l'exposerait pas à passer hors de Lisbonne plus de trois ou quatre jours. Il pensait avec raison que sa présence et celle de la réserve ne pouvaient pas manquer long-temps à Lisbonne sans de graves inconvénients.

Mouvement du général Laborde vers Leiria pour observer et harceler les Anglais en attendant l'arrivée de l'armée elle-même.

En conséquence le général Laborde, avec les troupes du général Margaron, dut par Leiria se porter le premier à la rencontre des Anglais, tandis que le général Loison, revenant de l'Alentejo à marches forcées, le rejoindrait par Abrantès, et que Junot lui-même irait compléter cette concentration de forces, en amenant avec lui tout ce qu'il pourrait distraire de la garde de Lisbonne.

Le général Laborde, en marche sur la route de Leiria, fut dès le 14 ou le 15 en vue des Anglais. Il attendait, avant de les aborder de près, la jonction du général Loison, qui faisait de son mieux pour arriver, mais dont les troupes étaient exténuées de fatigue et accablées par la chaleur. Le 16 août il rencontra les avant-postes ennemis, et le 17 il eut à les combattre d'une manière qui prouva quels avantages on aurait pu se ménager en laissant aux Anglais l'initiative des attaques.

Le général Laborde, vieil officier plein d'énergie et d'expérience, côtoyait les Anglais sur cette route du littoral, qui venait aboutir vers Torres-Vedras aux montagnes dont Lisbonne est entourée, et le 16 au soir il les avait joints aux environs d'Obidos. Beau combat de Roliça. Il se retirait tranquillement devant eux, attendant qu'il s'offrît une position favorable pour leur faire sentir la valeur de ses soldats, sans toutefois engager un combat décisif, qu'il ne devait pas et ne voulait pas risquer avant la concentration générale des troupes françaises. Cette position qu'il cherchait, il la trouva aux environs de Roliça, au milieu d'une plaine sablonneuse, traversée par plusieurs ruisseaux, fermée par des hauteurs sur lesquelles la grande route s'élevait en serpentant, pour redescendre ensuite au village de Zambugeiro. Le 17 au matin, l'armée anglaise suivait la division du général Laborde, forte de moins de trois mille hommes, à travers cette plaine de Roliça. Les Anglais marchaient lentement et avec ensemble, à la suite des Français alertes, résolus, nullement intimidés par leur infériorité numérique, quoiqu'ils ne fussent qu'un contre cinq, trois mille environ contre quatorze ou quinze mille. Le général Laborde ne crut pas devoir s'attacher à défendre Roliça au milieu de la plaine, car même en défendant ce point avec succès, il ne pouvait manquer d'y être bientôt enveloppé, et réduit pour n'être pas pris à en sortir avec précipitation et désordre. Il aima mieux se retirer spontanément au fond de la plaine, sur les hauteurs que la route gravissait pour descendre à Zambugeiro. Il se plaça en effet au sommet des collines le long desquelles la route s'élevait, et y attendit les Anglais avec résolution. Ceux-ci continuèrent à s'avancer. La brigade du général Nightingale marchait la première sur une seule ligne, appuyée par les brigades Hill et Fane en colonnes serrées, tandis qu'à sa gauche la brigade Crawfurd faisait un détour pour déborder les Français, et qu'à sa droite le détachement portugais en faisait un aussi pour les prévenir à Zambugeiro.

Le général Laborde, laissant les Anglais s'engager péniblement dans des ravins remplis de myrtes, de cistes, et de ces forts arbrisseaux qui naissent dans les contrées méridionales, choisit pour les attaquer le moment où ils étaient le plus empêchés par les obstacles du terrain. Il les fit fusiller d'abord par des tirailleurs adroits, puis charger vivement à la baïonnette par ses bataillons, et culbuter au pied des hauteurs. Plusieurs fois il renouvela cette manœuvre, et il blessa ainsi ou tua douze ou quinze cents hommes à l'ennemi. Il soutint ce combat quatre heures de suite, toujours manœuvrant avec un art, une précision rares, et détruisant deux ou trois fois plus de monde qu'il n'en perdait. Il ne se retira que lorsqu'il se sentit exposé à être débordé par les colonnes qui de droite et de gauche marchaient sur Zambugeiro. Plusieurs détachements essayèrent en vain de l'arrêter: il leur passa sur le corps, et arriva à Zambugeiro, ayant lui-même cinq ou six cents hommes hors de combat, mais n'abandonnant que ses morts, emmenant tous ses blessés, et laissant dans le cœur de l'ennemi une redoutable impression de ce que pouvaient les troupes françaises bien conduites, car que ne fallait-il pas craindre de leur réunion générale, lorsque moins de trois mille hommes avaient opposé une si vigoureuse résistance!

Le général Laborde se porta à Torres-Vedras, où il devait se joindre au général Loison venant d'Abrantès, au général Junot venant de Lisbonne.

Sir Arthur Wellesley avait appris par sa propre expérience, dans ce combat, ce qu'il savait d'ailleurs, qu'il avait affaire à un ennemi fort difficile à vaincre, et il était décidé à ne s'avancer qu'avec une extrême circonspection. On venait d'apercevoir en mer un nombreux convoi chargé de nouvelles troupes. C'étaient les brigades Anstruther et Ackland, embarquées récemment, et suivies d'assez près par le corps d'armée de John Moore. Ces deux brigades lui apportaient un renfort de cinq mille hommes au moins, et n'amenaient point le général en chef sir Hew Dalrymple, ce qui avait le double avantage de le rendre plus fort sans le rendre dépendant. Débarquement à Vimeiro des deux nouvelles brigades Anstruther et Ackland. Il résolut donc de s'approcher de la mer par Lourinha, afin de recueillir les deux brigades Anstruther et Ackland, et pour cela il vint prendre position sur les hauteurs de Vimeiro, qui couvrent un mouillage favorable au débarquement. Le 19 au soir il fut rejoint par la brigade Anstruther, et le 20 par la brigade Ackland. En défalquant les morts et les blessés de Roliça, ce renfort portait son armée à 18 mille hommes présents sous les armes.

Junot, réuni aux généraux Loison et Laborde, marche aux Anglais.

Le général Junot, à la nouvelle de l'approche des Anglais, s'était hâté de quitter Lisbonne avec tout ce qu'il avait de disponible, et s'était dirigé sur Torres-Vedras, où venait d'arriver le général Loison. Pour avoir voulu conserver trop de postes, bien qu'il en eût évacué beaucoup; pour avoir voulu courir sur les insurrections principales, bien qu'il eût négligé les insurrections secondaires, le général Junot ne pouvait réunir plus de 9 mille et quelques cents hommes présents sous les armes. Il fallait donc combattre, dans la proportion d'un contre deux, cette redoutable infanterie anglaise qu'amenait sir Arthur Wellesley. On avait sur elle une grande supériorité de cavalerie, arme peu utile dans les positions qui allaient servir de champ de bataille. Néanmoins neuf mille Français, conduits comme l'avaient été les trois mille du général Laborde, pouvaient, en défendant bien les positions qui sont en avant de Lisbonne, tenir tête à 18 mille Anglais, et les réduire à l'impossibilité de conquérir la capitale du Portugal, pourvu toutefois qu'on choisît son terrain aussi habilement qu'on l'avait fait à Roliça.

Les Anglais avaient à franchir le promontoire qui forme la droite du Tage, et sur le revers duquel Lisbonne est assise. Ce promontoire présente des défilés étroits, qu'il fallait traverser pour arriver à Lisbonne, et dans lesquels on aurait pu accabler les Anglais une fois qu'ils s'y seraient engagés, en leur laissant tous les inconvénients de l'offensive. Junot, emporté par son ardeur excessive, ne voulut pas les attendre dans ces passages où il aurait été possible de les battre, et résolut d'aller les chercher dans leur position pour les y forcer, et les jeter à la mer. Il arriva le 20 au soir devant les hauteurs de Vimeiro.

Position de l'armée anglaise à Vimeiro.

Sir Arthur Wellesley eût été dans une situation critique à Vimeiro, s'il avait été bien attaqué et avec des forces suffisantes, car il occupait des hauteurs dont le revers était taillé à pic sur la mer. Forcé dans ces positions, il pouvait être précipité dans les flots avant d'avoir eu le temps de s'embarquer. Il était donc entre une victoire et un désastre. Mais il avait dix-huit mille hommes, une nombreuse artillerie, des positions d'un accès très-difficile; il savait par divers rapports qu'il aurait à combattre contre un ennemi inférieur de moitié; il était doué enfin d'une fermeté de caractère qui égalait celle de ses soldats. Il ne fut donc nullement troublé. La chaîne de positions qu'il occupait était coupée en deux par un ravin qui servait de lit à la petite rivière de Maceira. Le village de Vimeiro se trouvait au fond de ce ravin. Mais il possédait des moyens de communication suffisants pour aller de l'un de ces groupes de hauteurs à l'autre. Il comptait quatre brigades sur le groupe situé à sa droite, deux sur le groupe situé à sa gauche. Son infanterie établie sur trois lignes, avec une formidable artillerie dans les intervalles, présentait trois étages de soldats, se dominant et se renforçant les uns les autres.

Si cette position, forte comme elle était, eût été reconnue d'avance, les Français auraient dû ou renoncer à l'enlever, ou en attaquer un seul côté avec toutes leurs forces réunies. Bataille de Vimeiro. Les Anglais, une fois débusqués en partie, auraient pu être entraînés complètement, et précipités dans l'abîme auquel ils étaient adossés. Mais on arriva le 21 au matin à la pointe du jour, sans avoir pris les précautions convenables, et sans cacher ses mouvements à l'ennemi. Le général Junot, s'apercevant que la gauche des Anglais était leur aile la moins défendue, ordonna un mouvement de sa gauche à sa droite, pour être plus en nombre de ce côté. Sir Arthur Wellesley découvrant ce mouvement des hauteurs qu'il occupait, se hâta de l'imiter, afin de rétablir l'équilibre des forces, mais bien plus rapidement que son adversaire, car il n'avait que la corde de l'arc à décrire, et il lui fallait moitié moins de temps pour porter ses troupes d'une aile à l'autre.

Les Français, tandis que leur droite manœuvrait, s'engagèrent par leur gauche contre Vimeiro. Vimeiro formait la droite des Anglais et leur côté le plus fort. La brigade Thomière, de la division Laborde, marcha résolument à l'ennemi. Le brave général Laborde conduisit cette attaque avec une extrême vigueur; mais le terrain, qu'il n'avait pas choisi comme à Roliça, présentait des obstacles presque insurmontables. Il fallait, outre la difficulté de gravir une position escarpée, braver deux lignes d'infanterie, une artillerie puissante par le nombre et le calibre, et puis voir sans en être découragé une troisième ligne, formée par la brigade Hill, qui couronnait les hauteurs en arrière. Les Français s'élancèrent avec bravoure, exposés à tomber sous la mitraille d'abord, puis sous la mousqueterie continue et bien dirigée des Anglais; mais ils ne purent même arriver jusqu'à leurs lignes. Les voyant ainsi arrêtés, le général Kellermann, qui commandait la réserve composée de deux régiments de grenadiers qu'on avait tirés de tous les corps, se porta avec l'un de ces régiments à l'attaque du plateau de Vimeiro. Il était précédé par une batterie d'artillerie, qui essaya de se mettre en position. Le feu terrible des Anglais l'eut bientôt démontée. Le colonel Foy fut gravement blessé. Le général Kellermann ne s'élança pas moins avec ses grenadiers. Il gravit le terrain, déboucha sur le plateau; mais il y fut accueilli par un tel feu de front, de flanc et de toutes les directions, que ses braves soldats, renversés les uns sur les autres sans pouvoir avancer, furent ramenés au pied du plateau. À cet aspect, quatre cents dragons, qui composaient toute la cavalerie anglaise, voulurent profiter de la situation dangereuse de nos grenadiers, pour les charger. Mais le général Margaron, qui se trouvait sur ce point avec sa brave cavalerie, fondit au galop sur les dragons anglais, et, en les sabrant, vengea sur eux le revers de notre infanterie. Le second régiment de grenadiers marcha à son tour pour aborder l'ennemi, bien que sans espérance d'emporter la position. Tandis que ces choses se passaient à gauche, la brigade Solignac, de la division Loison, rencontrait à droite les mêmes obstacles. Partout trois lignes d'infanterie, une artillerie formidable, un terrain escarpé et impossible à gravir sous des feux plongeants, arrêtaient nos braves soldats, follement lancés contre une position où l'ennemi combattait avec tous ses avantages, et où nous n'avions aucun des nôtres.

Il était midi. Ce combat si malheureusement engagé, sans aucune chance de vaincre les difficultés qui nous étaient opposées, nous avait déjà coûté 1,800 hommes, c'est-à-dire le cinquième de notre effectif. S'y obstiner davantage c'était s'exposer à perdre inutilement toute l'armée. Le général Junot, après la bataille de Vimeiro, se retire sur Torres-Vedras. Le général Junot se résigna donc, sur l'avis de ses plus braves officiers, à se retirer; ce qu'il fit en bon ordre vers Torres-Vedras, sa cavalerie sabrant les tirailleurs ou les cavaliers anglais qui avaient la hardiesse de nous suivre.

Après cette infructueuse tentative pour jeter les Anglais à la mer, il n y avait plus d'espérance de se maintenir en Portugal. On n'avait pas, en réunissant à Lisbonne toutes les forces disponibles, plus de dix mille hommes en état de combattre, et il fallait, avec ces dix mille hommes, contenir une population hostile de trois cent mille âmes, et arrêter une armée anglaise qui allait, en quelques jours, être portée à vingt-huit ou vingt-neuf mille combattants. Il restait, il est vrai, une ressource: c'était de faire, à travers le nord du Portugal et de l'Espagne, une retraite, semblable à celle des dix mille, au milieu de populations insurgées, en laissant plusieurs milliers de malades dans les mains des Portugais, et en jonchant les routes de morts et de mourants. Obligation où se trouve le général Junot de traiter avec les Anglais. On eût perdu ainsi plus de la moitié de l'armée. Ces deux résolutions étaient donc d'une exécution impossible. Entrer en négociation avec les Anglais, nation civilisée, qui tenait les engagements qu'elle prenait, était assurément un parti que l'honneur ne condamnait pas, surtout après le combat de Roliça et la bataille de Vimeiro.

Le général Kellermann envoyé au quartier général de sir Arthur Wellesley.

En conséquence on choisit le général Kellermann, qui joignait à de grands talents militaires une extrême finesse d'esprit, et on l'envoya au quartier général anglais avec mission de traiter du sort des prisonniers et des blessés. En ce moment, un changement venait de s'opérer dans l'armée britannique. Sir Hew Dalrymple était arrivé avec son chef d'état-major Henri Burrard, pour prendre le commandement. Sir Arthur Wellesley, toujours heureux dans sa brillante carrière, n'était remplacé qu'après une victoire, due surtout aux fautes de l'ennemi. Il n'était pas fâché que la campagne s'arrêtât à cette victoire, et que la conquête du Portugal lui fût exclusivement attribuée. Circonstances qui disposent les généraux anglais à traiter. Sir Hew Dalrymple et Henri Burrard de leur côté, ne connaissant pas l'état des choses, ignorant les difficultés qui pouvaient leur rester à vaincre, étaient charmés à leur début de trouver les Français prêts à leur livrer le Portugal, et de n'avoir pas de nouvelles chances à courir. Cependant, s'ils avaient apprécié la situation, et ce qu'elle allait devenir pour eux à l'arrivée du corps d'armée de John Moore, ils ne se seraient pas montrés si faciles. Engagés dans un long entretien avec le général Kellermann, qu'ils traitèrent avec toute la distinction qu'il méritait, ils laissèrent entrevoir leur disposition à négocier. Celui-ci saisit l'occasion avec beaucoup de tact, et convint d'abord avec eux d'une suspension d'armes, sauf à traiter plus tard d'un arrangement définitif relativement à l'évacuation du pays.

Le général Kellermann, revenu au quartier général français, fit part au commandant en chef et à ses compagnons d'armes de la disposition des Anglais, et il fut convenu qu'on traiterait de l'évacuation du Portugal, pourvu que les conditions fussent tout à fait honorables. Conférences ouvertes à Cintra. Il retourna au quartier général de l'ennemi, et la réunion pour les conférences fut fixée à Cintra. Elles durèrent plusieurs jours, et ne présentèrent pas moins de courtoisie dans les formes que de vivacité dans la discussion des choses. Les Anglais ne voulaient pas accorder autant d'avantages, sous le rapport de l'honneur militaire, que les Français en exigeaient. Ils refusaient surtout de traiter l'amiral russe Siniavin aussi bien que le demandait Junot, par un scrupule d'honneur bien plus que par devoir; car cet amiral, qui aurait pu sauver la cause commune en secondant les Français, qui, en ne le faisant pas, l'avait perdue, ne méritait guère que pour lui on rendît les négociations plus difficiles. Néanmoins, Junot exigeait que l'amiral russe fût libre de se retirer dans les mers du Nord avec sa flotte, et il menaçait de mettre tout à feu et à sang, de ne livrer Lisbonne qu'à moitié ravagée, si on ne lui accordait ce qu'il réclamait. Heureusement l'amiral Siniavin, allié aussi disgracieux que peu secourable, afficha le désir de négocier pour son propre compte, ne voulant apparemment rien devoir à l'armée française, de laquelle il sentait bien n'avoir rien mérité. Junot se hâta d'y consentir, et alors, la principale difficulté se trouvant écartée, on tomba promptement d'accord.

Chargement de la publicité...