Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
La convention datée de Cintra fut signée le 30 août. Elle stipulait que l'armée française se retirerait du Portugal avec tous les honneurs de la guerre, et en emportant ce qui lui appartenait; qu'elle serait ramenée sur des vaisseaux anglais dans les ports de France les plus voisins, ceux de La Rochelle, Lorient ou autres; qu'elle pourrait servir immédiatement; que les blessés et les malades seraient traités avec soin, et transférés à leur tour dès que leur état leur permettrait de supporter le trajet; qu'il en serait de même pour les garnisons d'Almeida et d'Elvas restées dans l'intérieur du pays. Il fut convenu de plus que les Français n'emporteraient rien de ce qui appartenait au Portugal, dont ils avaient administré les finances avec autant d'ordre que de loyauté, et auquel ils laissaient 9 millions dans les caisses, qu'ils avaient trouvées absolument vides à leur arrivée. Il fut stipulé, enfin, qu'aucune recherche n'aurait lieu pour le passé, et que les Portugais qui avaient embrassé le parti des Français seraient respectés dans leurs personnes et leurs propriétés.
Cet arrangement était aussi honorable qu'on pouvait le désirer pour l'armée française, car elle était sauvée tout entière, et remise en état de reprendre dans un mois les armes contre l'Espagne. Les Anglais étaient incapables d'imiter les Espagnols et de violer la convention de Cintra, comme ceux-ci avaient violé la capitulation de Baylen. En effet, ils réunirent à l'embouchure du Tage les nombreuses flottilles qui venaient de débarquer trente mille de leurs soldats sur les côtes du Portugal, et les préparèrent à porter les 22 mille Français restant des 26 mille qui avaient suivi le général Junot. Ils les prirent à leur bord dans les premiers jours de septembre, pour les déposer fidèlement sur les côtes de la Saintonge et de la Bretagne.
Ainsi, dès la fin d'août, toute la Péninsule, envahie si facilement en février et mars, était évacuée jusqu'à l'Èbre. Deux armées françaises avaient capitulé, l'une honorablement, l'autre d'une façon humiliante, et les autres n'occupaient plus sur l'Èbre que le débouché des Pyrénées. Triste conclusion de l'entreprise d'Espagne. Des 130 mille hommes qui avaient franchi les Pyrénées, il n'y en avait pas 60 mille sous les armes, quoiqu'il en restât quatre-vingt, sans compter, il est vrai, les 22 mille qui naviguaient sous pavillon britannique pour rentrer en France. Telle était la récompense d'une entreprise tentée avec des troupes inaguerries et trop peu nombreuses, préparée de plus par une politique fourbe et inique. Nous avions perdu en un instant notre renom de loyauté, le prestige de notre invincibilité, et l'Europe pouvait être autorisée à croire pour le moment que l'armée française était déchue de sa supériorité. Il n'en était rien pourtant, et cette héroïque armée allait prouver encore en cent combats qu'elle était toujours la même.
Pour comble de confusion, ces riches colonies espagnoles, qui occupaient tant de place dans les immenses projets de Napoléon, nous échappaient de toutes parts. Le Mexique, le vaste continent du Sud, depuis le Pérou jusqu'aux bouches de la Plata, s'insurgeaient au bruit des événements de Bayonne, ouvraient leurs ports aux Anglais, et embrassaient la cause de la dynastie prisonnière.
Ainsi, toutes les combinaisons de Napoléon échouaient à la fois devant l'indignation d'une nation trompée et exaspérée. Il ne manquait donc rien au châtiment dû à sa faute, rien assurément, car son frère lui-même, effrayé de la tâche qu'il s'était imposée, regrettant profondément le doux et paisible royaume de Naples, lui écrivit le 9 août, des bords de l'Èbre, une lettre désespérée, qui fut sans doute pour lui le plus cruel des reproches.—J'ai tout le monde contre moi, lui disait-il, tout le monde sans exception. Les hautes classes elles-mêmes, d'abord incertaines, ont fini par suivre le mouvement des classes inférieures. Il ne me reste pas un seul Espagnol qui soit attaché à ma cause. Philippe V n'avait qu'un compétiteur à vaincre; moi, j'ai une nation tout entière. Comme général, mon rôle serait supportable et même facile, car, avec un détachement de vos vieilles troupes, je vaincrais les Espagnols; mais comme roi, mon rôle est insoutenable, puisque, pour soumettre mes sujets, il me faut en égorger une partie. Je renonce donc à régner sur un peuple qui ne veut pas de moi. Cependant, je désire ne pas me retirer en vaincu. Envoyez-moi une de vos vieilles armées; je rentrerai à sa tête dans Madrid, et là je traiterai avec les Espagnols. Si vous le voulez, je leur rendrai Ferdinand VII en votre nom, mais en leur retenant une partie de leur territoire jusqu'à l'Èbre, car la France victorieuse aura le droit de faire payer sa victoire. Elle obtiendra ainsi le prix de ses efforts, de son sang versé, et moi je vous redemanderai le trône de Naples. Le prince auquel vous le destinez n'en a pas encore pris possession. Je suis, d'ailleurs, votre frère, votre propre sang; la justice et la parenté veulent que j'aie la préférence, et j'irai alors continuer, au milieu du calme qui convient à mes goûts, le bonheur d'un peuple qui consent à être heureux par mes soins.—Telle est la substance de ce que Joseph écrivait des bords de l'Èbre à Napoléon. Aucun jugement ne pouvait être plus sévère et plus juste, que celui qui résultait de ce langage d'un roi désespéré, réduit à régner malgré lui sur un peuple en révolte. Napoléon le comprit, et prouva, par la réponse qu'on lira plus tard, à quel point il avait senti la dureté involontaire de ce jugement porté par son propre frère.
FIN DU LIVRE TRENTE ET UNIÈME.
LIVRE TRENTE-DEUXIÈME.
ERFURT.
La capitulation de Baylen parvient à la connaissance de Napoléon pendant qu'il voyage dans les provinces méridionales de l'Empire. — Explosion de ses sentiments à la nouvelle de ce malheureux événement. — Ordre de faire arrêter le général Dupont à son retour en France. — Napoléon tient la parole qu'il avait donnée de visiter la Vendée, et y est accueilli avec enthousiasme. — Son arrivée à Paris le 14 août. — Irritation et audace de l'Autriche provoquées par les événements de Bayonne. — Explication avec M. de Metternich. — Napoléon veut forcer la cour de Vienne à manifester ses véritables intentions avant de prendre un parti définitif sur la répartition de ses forces. — Obligé de retirer d'Allemagne une partie de ses vieilles troupes, Napoléon consent à évacuer le territoire de la Prusse. — Conditions de cette évacuation. — Nécessité pour Napoléon de s'attacher plus que jamais la cour de Russie. — Vœu souvent exprimé par l'empereur Alexandre d'avoir une nouvelle entrevue avec Napoléon, afin de s'entendre directement sur les affaires d'Orient. — Cette entrevue fixée à Erfurt et à la fin de septembre. — Tout est disposé pour lui donner le plus grand éclat possible. — En attendant, Napoléon fait ses préparatifs militaires dans toutes les suppositions. — État des choses en Espagne pendant que Napoléon est à Paris. — Opérations du roi Joseph. — Distribution que Napoléon fait de ses forces. — Troupes françaises et italiennes dirigées du Piémont sur la Catalogne. — Départ du 1er et du 6e corps de la Prusse pour l'Espagne. — Marche de toutes les divisions de dragons dans la même direction. — Efforts pour remplacer à la grande armée les troupes dont elle va se trouver diminuée. — Nouvelle conscription. — Dépense de ces armements. — Moyens employés pour arrêter la dépréciation des fonds publics. — Effet sur les différentes cours des manifestations diplomatiques de Napoléon. — L'Autriche intimidée se modère. — La Prusse accepte avec joie l'évacuation de son territoire, en invoquant toutefois un dernier allégement de ses charges pécuniaires. — Empressement de l'empereur Alexandre pour se rendre à Erfurt. — Opposition de sa mère à ce voyage. — Arrivée des deux empereurs à Erfurt le 27 septembre 1808. — Extrême courtoisie de leurs relations. — Affluence de souverains et de grands personnages civils et militaires venus de toutes les capitales. — Spectacle magnifique donné à l'Europe. — Idées politiques que Napoléon se propose de faire prévaloir à Erfurt. — À la chimère du partage de l'empire turc, il veut substituer le don immédiat à la Russie de la Valachie et de la Moldavie. — Effet de ce nouvel appât sur l'imagination d'Alexandre. — Celui-ci entre dans les vues de Napoléon, mais en obtenant moins, il veut obtenir plus vite. — Son ardeur à posséder les provinces du Danube surpassée encore par l'impatience de son vieux ministre, M. de Romanzoff. — Accord des deux empereurs. — Satisfaction réciproque et fêtes brillantes. — Arrivée à Erfurt de M. de Vincent, représentant de l'Autriche. — Fausse situation qu'Alexandre et Napoléon s'appliquent à lui faire. — Après s'être entendus, les deux empereurs cherchent à mettre par écrit les résolutions arrêtées verbalement. — Napoléon désirant que la paix puisse sortir de l'entrevue d'Erfurt, veut que l'on commence par des ouvertures pacifiques à l'Angleterre. — Alexandre y consent, moyennant que la prise de possession des provinces du Danube n'en soit point retardée. — Difficulté de trouver une rédaction qui satisfasse à ce double vœu. — Convention d'Erfurt signée le 12 octobre. — Napoléon, pour être agréable à Alexandre, accorde à la Prusse une nouvelle réduction de ses contributions. — Première idée d'un mariage entre Napoléon et une sœur d'Alexandre. — Dispositions que manifeste à ce sujet le jeune czar. — Contentement des deux empereurs, et leur séparation le 14 octobre, après des témoignages éclatants d'affection. — Départ d'Alexandre pour Saint-Pétersbourg et de Napoléon pour Paris. — Arrivée de celui-ci à Saint-Cloud le 18 octobre. — Ses dernières dispositions avant de se rendre à l'armée d'Espagne. — Rassuré pour quelque temps sur l'Autriche, Napoléon tire d'Allemagne un nouveau corps, qui est le 5e. — La grande armée convertie en armée du Rhin. — Composition et organisation de l'armée d'Espagne. — Départ de Berthier et de Napoléon pour Bayonne. — M. de Romanzoff laissé à Paris pour suivre la négociation ouverte avec l'Angleterre au nom de la France et de la Russie. — Manière dont on reçoit à Londres le message des deux empereurs. — Efforts de MM. de Champagny et de Romanzoff pour éluder les difficultés soulevées par le cabinet britannique. — L'Angleterre, craignant de décourager les Espagnols et les Autrichiens, rompt brusquement les négociations. — Réponse amère de l'Autriche aux communications parties d'Erfurt. — D'après les manifestations des diverses cours, on peut prévoir que Napoléon n'aura que le temps de faire en Espagne une courte campagne. — Ses combinaisons pour la rendre décisive.
Napoléon avait passé à Bayonne et dans les départements qui sont situés au pied des Pyrénées les mois de juin et de juillet, pendant lesquels s'étaient les accomplis les événements que nous venons de rapporter. Il avait successivement visité Pau, Auch, Toulouse, Montauban, Bordeaux, partout fêté, partout reçu avec transport par les populations toujours éprises du prince qui passe et qui occupe un moment leur oisiveté, mais cette fois plus avides que de coutume de voir le prince extraordinaire qui excitait à si juste titre leur curiosité et leur admiration. Les Basques avaient exécuté devant lui leurs danses gracieuses et pittoresques; Toulouse avait fait éclater l'impétuosité ordinaire de ses sentiments. On ne savait rien ou presque rien, même dans ces provinces, des événements d'Espagne, car Napoléon ne permettait aucune publication contraire à ses vues. On avait bien appris, par les inévitables communications d'un versant à l'autre des Pyrénées, que l'Aragon était en insurrection, et que l'établissement du roi Joseph rencontrait d'assez graves difficultés. Mais on ne considérait pas comme sérieuses les résistances que la malheureuse Espagne, affaiblie et désorganisée par vingt ans d'un mauvais gouvernement, pouvait opposer au vainqueur du continent. On se trompait donc avec lui, de même que lui, sur ce qui devait se passer au delà des Pyrénées. On ne cessait pas de le regarder comme l'emblème du succès, de la puissance, du génie. C'est tout au plus si quelques vieux royalistes entêtés, éclairés par la haine, prédisaient sans le savoir des malheurs dont l'origine serait en Espagne. Mais les masses accouraient bruyantes et enthousiastes sur les pas du restaurateur de l'ordre, de la religion et de la grandeur de la France. Elles le croyaient encore heureux, lorsque déjà il commençait à ne plus l'être, et qu'un rayon de tristesse avait pénétré dans son téméraire et intrépide cœur.
Napoléon, en quittant Bayonne, n'avait presque plus d'illusions sur les affaires d'Espagne. Il connaissait l'étendue et la violence de l'insurrection; il était informé de la retraite du maréchal Moncey, de l'opiniâtre résistance de Saragosse, des difficultés que le général Dupont avait rencontrées en Andalousie. Mais il connaissait aussi la brillante victoire du maréchal Bessières à Rio-Seco, l'entrée de Joseph dans Madrid, les secours nombreux envoyés à Dupont, et les grands préparatifs d'attaque faits devant Saragosse. Il se flattait donc que le maréchal Bessières, poursuivant ses avantages, rejetterait jusqu'en Galice les insurgés du nord, que le général Dupont secouru rejetterait jusqu'à Séville, peut-être jusqu'à Cadix, les insurgés du midi; que Saragosse, un jour ou l'autre, serait prise, et qu'avec les vieux régiments qui arrivaient, on pourrait renforcer suffisamment nos divers corps d'armée, et terminer peu à peu la soumission de l'Espagne. Un succès sur le Guadalquivir, comme celui de Rio-Seco, suffisait pour substituer ces brillants résultats à ceux dont nous venons de tracer le triste tableau. Malheureusement c'était Baylen, au lieu d'un autre Rio-Seco, qu'il fallait inscrire dans la sanglante et héroïque histoire du temps! Quant au Portugal, il y avait plus d'un mois qu'on n'en savait rien, absolument rien.
C'est à Bordeaux, où il passa les trois premiers jours d'août, que Napoléon apprit cette catastrophe éternellement déplorable de Baylen. La douleur qu'il en ressentit, l'humiliation qu'il en éprouva pour les armes françaises, les éclats de colère auxquels il se livra ne sauraient se décrire. Le souvenir en est resté profondément gravé dans la mémoire de tous ceux qui l'approchaient, et je l'ai cent fois recueilli de leur bouche. Impression qu'il en éprouve. Son chagrin surpassait celui dont il avait été saisi à Boulogne en apprenant que l'amiral Villeneuve renonçait à venir dans la Manche; car à l'insuccès se joignait un déshonneur qui était le premier, qui fut le seul infligé à ses glorieux drapeaux. Charles IV, Ferdinand VII étaient vengés! Les esprits pieux, dans tous les siècles, ont cru qu'au delà de cette vie il y avait une rémunération du bien et du mal, et les sages ont regardé cette croyance comme conforme au dessein général des choses. Mais il y a une remarque que les observateurs profonds ont tous faite aussi: c'est que, pendant cette vie même, il y avait déjà dans les événements une certaine rémunération du bien et du mal. Manquer au bon sens, à la raison, à la justice, rencontre bientôt ici-bas un juste et premier châtiment. Dieu, sans doute, se réserve de compléter ailleurs le compte ouvert aux maîtres des empires, comme au plus humble gardeur de troupeaux.
Napoléon aperçut d'un coup d'œil toute la portée de l'événement de Baylen; il vit ce qui allait en résulter de démoralisation dans l'armée française, d'exaltation chez les insurgés, et considéra comme certaine, avant d'en être informé, l'évacuation de presque toute la Péninsule. Les dépêches qui se succédèrent d'heure en heure lui apprirent bientôt à quel point les suites de ce désastre, sous un prince bon, mais faible et vain, devaient s'aggraver. Murat, roi d'Espagne, eût rallié tout ce qui lui restait de troupes, et fondu sur Castaños, avant que celui-ci entrât dans Madrid. Joseph, le faible Joseph, plus encore par ignorance que par timidité, se retirait en toute hâte sur l'Èbre, levait le siége de Saragosse à moitié conquise, arrêtait Bessières dans sa marche victorieuse, et se croyait à peine rassuré derrière l'Èbre, ayant déjà un pied sur les Pyrénées.
Les conséquences tout espagnoles de ce revers étaient les moindres. Les conséquences européennes devaient être bien plus graves. Les ennemis abattus de la France allaient reprendre courage. L'Autriche, toujours en préparatifs de guerre depuis la campagne de Pologne, fictivement résignée depuis la convention qui lui avait rendu Braunau, excitée de nouveau par les événements de Bayonne, surexcitée par ceux de Baylen, allait redevenir menaçante. Sa rupture apparente avec l'Angleterre, obtenue à force de menaces, allait se changer en une secrète et intime alliance avec elle. Et c'était en présence d'un tel état de choses qu'il fallait rappeler une partie de la grande armée des bords de la Vistule et de l'Elbe, pour la porter sur l'Èbre et le Tage! D'une situation triomphante, Napoléon, par sa faute, allait donc passer à une situation difficile au moins, et qui exigeait tout le déploiement de son génie. Il y pouvait suffire assurément, car la grande armée était entière encore, et capable d'accabler l'Autriche tout en envoyant un fort détachement en Espagne. Mais d'arbitre absolu des événements qu'il était en 1807, Napoléon se voyait réduit à lutter pour les dominer. À ces peines si graves s'en joignait une autre, toute d'amour-propre. Il s'était trompé, visiblement trompé, au point que personne n'en pouvait douter en Europe. Ses invincibles soldats avaient été battus, par qui? Par des insurgés sans consistance, et l'opinion publique, cette courtisane inconstante, qui se plaît à délaisser ceux qu'elle a le plus adulés, n'allait-elle pas grossir l'événement, en taisant ce qui l'expliquait, comme la jeunesse des soldats, l'influence du climat, un concours inouï de circonstances malheureuses, enfin un moment d'erreur chez un général d'un incontestable mérite? Cette volage opinion n'allait-elle pas rabaisser tout d'un coup et la prévoyance politique de Napoléon, et l'héroïque valeur de ses armées? L'amour-propre et la prudence souffraient donc également chez le grand homme, que la sinistre nouvelle venait d'assaillir, et il était puni, puni de toutes les manières, puni comme on l'est par l'infaillible Providence. Toutefois ce pouvait n'être qu'un salutaire avertissement, et il devait triompher de ce revers momentané, triompher assez complètement pour demeurer tout-puissant en Europe, s'il savait profiter de cette première et cruelle leçon.
Il arriva ici ce qui arrive souvent: un malheureux, qui avait sa part dans une série de fautes, mais rien que sa part, paya pour tout le monde. Napoléon, profondément irrité contre le général Dupont, apercevant avec son coup d'œil supérieur les fautes militaires que celui-ci avait commises et qui suffisaient pour tout expliquer[12], mais se laissant aller à croire tout ce que la malveillance y ajoutait de suppositions déshonorantes, s'écria que Dupont était un traître, un lâche, un misérable, qui pour sauver quelques fourgons avait perdu son armée, et qu'il le ferait fusiller.—Ils ont sali notre uniforme, dit-il en parlant de lui et des autres généraux; il sera lavé dans leur sang.—Il ordonna donc que dès leur retour en France, le général Dupont et ses lieutenants fussent arrêtés, et livrés à la haute cour impériale. Motifs de Napoléon pour se montrer encore plus irrité qu'il ne l'est véritablement. Du reste sa colère, sincère en grande partie, était feinte aussi à un certain degré. Il voulait expliquer autour de lui les mécomptes éprouvés en Espagne, en attribuant à un général, à ses fautes, à ses prétendues lâchetés et forfaitures, la tournure imprévue des événements. Et bientôt la bassesse des courtisans, se ployant à sa volonté, se déchaîna en jugements implacables à l'égard du général Dupont. Ce malheureux général avait été, comme on l'a vu, mal inspiré, atterré par un concours de circonstances accablantes; et tout à coup on faisait de lui un lâche, un pillard digne du dernier supplice. Au surplus, ces indignités se renfermaient encore dans l'intérieur de l'état-major impérial; car Napoléon, retenant autant qu'il pouvait l'essor de la renommée, avait défendu de rien publier à l'égard de l'Espagne, et, afin qu'on ne soupçonnât pas toute l'étendue des difficultés qu'il venait de se mettre sur les bras, il avait appliqué cette défense aussi bien à la victoire de Rio-Seco qu'à la capitulation de Baylen. Le maréchal Bessières, enveloppé dans cette catastrophe, vit le plus beau fait de sa vie militaire couvert du même voile qui couvrait le désastre du général Dupont. Mais la presse anglaise était là pour faire promptement arriver, non pas jusqu'aux masses, mais jusqu'aux classes éclairées, la connaissance des revers de nos armées en Espagne. Retour de générosité chez Napoléon à l'égard du général Dupont. Bientôt, au surplus, le déchaînement contre le général Dupont, parce qu'il avait succombé, devint tel autour de Napoléon, que, la générosité se réveillant chez lui après le calcul, il s'écria plusieurs fois: L'infortuné! quelle chute après Albeck, Halle, Friedland! Voilà la guerre! Un jour, un seul jour suffit pour ternir toute une carrière!—Et se contredisant ainsi lui-même, il se prenait à dire que Dupont n'avait été que malheureux, et son génie, découvrant les dures conditions de la vie humaine, semblait voir sa destinée écrite dans celle de l'un de ses lieutenants.
La sage et spirituelle population de Bordeaux lui donna des fêtes magnifiques, auxquelles il assista d'un front serein, et sans laisser apercevoir aucun des sentiments qui remplissaient son âme. À ceux qui, sans oser l'interroger, approchaient néanmoins dans leurs entretiens du grand objet qui l'avait attiré dans le Midi, il disait que quelques paysans, fanatisés par des prêtres, soudoyés par l'Angleterre, essayaient de susciter des obstacles à son frère, mais que jamais il n'avait vu plus lâche canaille depuis qu'il servait; que le maréchal Bessières en avait sabré plusieurs milliers; qu'il suffisait de quelques escadrons français pour mettre en fuite une armée entière de ces insurgés espagnols; que la Péninsule ne tarderait pas à être soumise au sceptre du roi Joseph, et que les provinces du midi de la France, tant intéressées aux bonnes relations avec l'Espagne, recueilleraient le principal fruit de cette nouvelle entreprise. On croyait tout ce qu'il voulait quand on le voyait, et on était satisfait, sauf à penser tout autre chose le lendemain, en apprenant par les correspondances commerciales les faits si graves qui se passaient au delà des Pyrénées.
Napoléon aurait voulu se rendre d'un trait de Bordeaux à Paris, pour s'y livrer à ses trois occupations urgentes du moment, l'explication avec l'Autriche, le resserrement de l'union avec la Russie, la translation d'une partie de la grande armée de la Vistule sur l'Èbre. Mais il avait promis de traverser la Vendée, et il aurait paru, ou se défier de cette province, ou avoir des affaires tellement sérieuses sur les bras, qu'il était obligé de manquer à tous les rendez-vous donnés. Or, il en avait accepté un avec les Vendéens, auquel il ne pouvait, ni ne voulait manquer sans une absolue nécessité. Napoléon visite successivement Rochefort, La Rochelle, Niort, Napoléon-Vendée, Nantes et Saumur. Il se décida donc à passer par Rochefort, La Rochelle, Niort, Napoléon-Vendée, Nantes, Saumur, Tours, Orléans, dictant ses ordres en route, recevant à chaque station des centaines de dépêches, et en expédiant autant qu'il en recevait.
Arrivé à Rochefort le 5 août, il fut accueilli avec enthousiasme par une population toute maritime, qui avait vu ses arsenaux et ses chantiers redoubler d'activité sous son règne. Il alla visiter l'île d'Aix et les travaux du fort Boyard, tenant à examiner par lui-même ces lieux, au sujet desquels il donnait sans cesse des ordres de la plus grande importance. La curiosité, l'admiration, la reconnaissance, attiraient sur ses pas les populations des villes et des campagnes. De Rochefort allant à La Rochelle, à Niort, à Napoléon-Vendée, il trouva partout la foule plus nombreuse et plus démonstrative. L'homme prodigieux qui avait arraché ces provinces à la guerre civile, qui leur avait rendu le calme, la sécurité, la prospérité, l'exercice de leur culte, était pour elles plus qu'un homme: il était une sorte de demi-dieu. Napoléon, tout à l'heure puni en Espagne du mal qu'il avait fait, était récompensé maintenant du bien qu'il avait accompli en France! S'il avait souffert de ses œuvres mauvaises, il jouissait des bonnes, et son chagrin fut presque dissipé à l'aspect de la Vendée reconnaissante et enthousiaste. Elle n'eût pas mieux reçu Louis XVI s'il avait pu sortir de la tombe où l'avait fait descendre le crime de quatre-vingt-treize. À Nantes, à Saumur, l'accueil fut le même, et Napoléon, ne contenant plus le plaisir qu'il éprouvait, en remplit sa correspondance, qui, à Bordeaux, avait été pleine de chagrin, de colère, d'ordres précipités.
Il fut rendu à Paris le 14 août au soir, veille de la grande fête du 15, jour où il se préparait à paraître dans tout l'éclat de la puissance, et avec une sérénité de visage qui pût déconcerter les conjectures de la malveillance. C'était surtout au corps diplomatique, pressé de le revoir et de l'observer, qu'il voulait montrer une attitude imposante, et tenir un langage qui retentît dans l'Europe entière.
Il venait de recevoir de Russie des nouvelles qui le rassuraient parfaitement, et qui lui dépeignaient cette puissance comme toujours soumise à ses desseins, moyennant les satisfactions qu'elle attendait en Orient. Mais les nouvelles d'Autriche étaient d'une nature bien différente. De ce côté, tout devenait menaçant. On se souvient que, toujours ennemie au fond, malgré les promesses de l'empereur François au bivouac d'Urschitz, l'Autriche, désolée de n'avoir pas profité de la bataille d'Eylau, pour se jeter sur l'Oder pendant que Napoléon était embarrassé sur la Vistule, un moment remise par la convention qui lui rendait Braunau, avait affecté de partager après Copenhague l'indignation des puissances continentales contre l'Angleterre. Elle avait, en effet, renvoyé M. Adair, ministre britannique, mais probablement en lui donnant à entendre que cette rupture de relations ne signifiait rien, et qu'il n'y fallait attacher aucune importance. Il est certain que les escadres anglaises, dans l'Adriatique, avaient continué à laisser circuler le pavillon autrichien, et que le commerce des denrées coloniales n'avait pas été interrompu un instant à Trieste. Mais lorsqu'elle fut instruite du piége tendu à Bayonne à la famille royale d'Espagne, instruite surtout des revers qui s'en étaient suivis, l'Autriche n'avait pu se contenir plus long-temps, et elle avait presque jeté le masque. Une terreur en partie feinte, en partie sincère, s'était saisie de cette cour et de son entourage.—Voilà donc ce qui attend toutes les vieilles royautés du continent! s'était-on écrié dans les salons de Vienne. C'est un horrible guet-apens; c'est un danger évident, qui doit parler à quiconque a un peu de prévoyance, car tout souverain qui aura négligé de se défendre sera traité comme Charles IV et Ferdinand VII!—L'archiduc Charles lui-même, ordinairement plus réservé que les autres, et moins malveillant pour la France, s'était écrié à son tour: Eh bien! nous mourrons s'il le faut les armes à la main; mais on ne disposera pas de la couronne d'Autriche aussi facilement qu'on a disposé de la couronne d'Espagne.—
Les nouvelles arrivées de Rome avaient également contribué à exalter les esprits à Vienne, et à y déchaîner les langues. Le général Miollis ayant, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, reçu et exécuté l'ordre d'occuper Rome militairement, et n'ayant laissé au pape que l'autorité spirituelle, celui-ci s'était retiré dans le palais de Saint-Jean-de-Latran, en avait fait barricader les portes et les fenêtres, comme s'il avait dû supporter un siége, s'y était enfermé avec ses domestiques, ne voulait communiquer qu'avec les ministres étrangers, se disait opprimé, esclave dans ses États, victime d'une usurpation abominable, et protestait chaque jour contre la violence sous laquelle il succombait. À ces événements était venue se joindre la réunion au royaume d'Italie des provinces d'Ancône, de Macerata, de Fermo, sous les titres de départements du Métaure, du Musone, du Tronto.
Ces faits avaient exaspéré le public de Vienne presque autant que les événements d'Espagne, et, soit à la cour, soit à la ville, on s'y livrait aux propos les plus amers, en présence même de l'ambassadeur de France, le général Andréossy. Parmi ceux qui tenaient ces propos, les uns croyaient en effet ce qu'ils disaient, et se figuraient sérieusement que Napoléon voulait renouveler sur le continent toutes les familles régnantes. Les autres n'en croyant rien, et comprenant que son système, calqué sur celui de Louis XIV, pourrait bien s'étendre à l'Italie et à l'Espagne, mais non jusqu'à l'Autriche, répétaient cependant le langage général pour entraîner la masse toujours crédule. Tous néanmoins étaient d'accord pour dire qu'il fallait, sans attaquer, se préparer à se défendre; et même, depuis les revers très-exagérés de nos armées, ils se laissaient emporter fort au delà de l'idée d'une simple défensive. Les préparatifs militaires étaient conformes à ces dispositions morales.
L'armée autrichienne n'avait pas cessé d'être tenue au grand complet, exercée, perfectionnée dans son organisation, par les soins assidus de l'archiduc Charles. Ne se contentant pas de cet effort, ruineux pour les finances autrichiennes, on venait tout à coup d'augmenter extraordinairement les forces de la monarchie par des mesures nouvelles, dont quelques-unes étaient imitées de la France elle-même. Indépendamment de l'armée active, on avait imaginé un système de réserve, consistant à réunir, à exercer un certain nombre de recrues dans chaque localité, et à les tenir prêtes à rejoindre les drapeaux. Espèce de levée en masse sous forme de réserve. Le nombre avoué était de 60 mille, et le nombre réel de près de 100 mille. Ce renfort devait porter à plus de 400 mille hommes l'armée active. Puis, sous le nom de milices, ressemblant fort à nos gardes nationales, on avait mis sur pied presque toute la population. On l'avait enrégimentée, habillée, armée, et on l'exerçait tous les jours. Cette population autrichienne, ordinairement étrangère à son gouvernement, avait été en quelque sorte flattée qu'on eût recours à elle, et, soit le plaisir d'être comptée pour quelque chose, soit la crainte d'un danger extérieur, elle s'était enrôlée avec un empressement singulier. Énormité des forces autrichiennes à cette époque. Les nobles, les bourgeois, le peuple, s'étaient offerts. Les dons volontaires des États et des individus avaient fourni des moyens suffisants pour équiper cette masse d'hommes; et on n'estimait pas à moins de 300 mille individus le nombre de ceux qui étaient disposés à faire un service sédentaire et même actif pour le soutien de la monarchie. Quatre cent mille hommes de troupes actives, trois cent mille de troupes sédentaires, composaient, pour une population de 15 ou 16 millions de sujets que comptait alors la maison d'Autriche, une force énorme, telle que jamais cette maison n'en avait déployé. Il était probable en effet que, grâce à cet armement, elle pourrait mettre en ligne trois cent mille combattants véritablement présents au feu, ce qui ne lui était jamais arrivé, ce qui était immense, ce que n'avait fait encore aucune des puissances ennemies de la France. On venait d'acheter 14 mille chevaux d'artillerie, de commander un million de fusils d'infanterie. Tandis que sur l'Inn on démantelait Braunau, vingt mille ouvriers en Hongrie étaient occupés aux fortifications de Comorn, travaux qui prouvaient qu'on voulait faire une guerre longue et opiniâtre, et, battu à la frontière, se retirer dans l'intérieur de la monarchie, pour s'y défendre avec acharnement. Déjà même on formait des rassemblements de troupes, qui avaient quelque apparence de corps d'armée, vers la Bohême et la Gallicie, sans doute pour y tenir tête aux forces françaises sur la Vistule et l'Oder.
L'émotion de la cour s'était peu à peu communiquée à toutes les classes de la population, et tandis qu'aux eaux de Tœplitz, de Carlsbad, et de toute l'Allemagne, on affectait vis-à-vis des Français une attitude arrogante qu'on n'avait pas l'habitude de prendre avec eux, dans les rues de Vienne le peuple menaçait les gens du général Andréossy, à Trieste le peuple avait insulté le consul de France, et en Istrie, sur les routes militaires qui nous avaient été concédées, on assassinait nos courriers. L'Allemagne, humiliée par nos triomphes, foulée par nos armées, commençait à frémir de colère et d'espérance. Les événements d'Espagne, en l'indignant et en l'encourageant tout à la fois, avaient été pour elle l'occasion de faire éclater ses secrets sentiments.
Quoique Napoléon, appuyé sur la Russie, n'eût rien à craindre du continent, cependant c'était une détermination si grave que de transporter une partie de la grande armée de la Vistule sur l'Èbre; ce déplacement de ses forces, du Nord au Midi, pouvait tellement enhardir ses ennemis, qu'il voulait auparavant forcer l'Autriche à s'expliquer, et savoir au juste ce qu'il en devait penser. Si elle voulait la guerre, il aimait mieux la lui faire immédiatement, sauf à ajourner la répression de l'insurrection espagnole, la lui faire avec toutes ses forces, de manière; à se passer même du concours des Russes, en finir pour jamais avec elle, et se, rabattre ensuite du Danube sur les Pyrénées pour soumettre les Espagnols et jeter les Anglais à la mer. Mais ce n'était là qu'une extrémité. Il préférait n'avoir pas cette nouvelle guerre à soutenir, car la guerre n'était plus son goût dominant. La gloire militaire après Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, ne pouvait plus être pour lui la source de bien vives jouissances. Désormais la guerre ne devait être pour lui qu'un moyen de soutenir sa politique, politique exorbitante malheureusement, et qui exigerait encore de nombreux et sanglants triomphes. Ainsi, sans vouloir provoquer l'Autriche, il tenait à la faire expliquer de la façon la plus claire.
Recevant les représentants des puissances ainsi que les grands corps de l'État dans la journée du 15 août, il saisit cette occasion pour avoir avec M. de Metternich, non point une explication passionnée, provocatrice, comme celle qu'il avait eue jadis avec lord Whitworth, et qui avait amené la guerre contre l'Angleterre, mais une explication douce, calme, et pourtant péremptoire. Il se montra gracieux, serein avec les ministres de toutes les cours, prévenant avec M. de Tolstoy, quoiqu'il eût à se plaindre de ses incartades militaires, amical, ouvert, mais pressant avec M. de Metternich. Sans attirer l'oreille des assistants par les éclats de sa voix, il parla, cependant, de manière à être entendu de certains d'entre eux, notamment de M. de Tolstoy.—Vous voulez ou nous faire la guerre, ou nous faire peur, dit-il à M. de Metternich[13].—M. de Metternich ayant affirme que son cabinet ne voulait faire ni l'un ni l'autre, Napoléon repartit sur-le-champ, d'un ton doux, mais positif: Alors pourquoi vos armements, qui vous agitent, qui agitent l'Europe, qui compromettent la paix, et ruinent vos finances?—Sur l'assurance que ces armements n'étaient que défensifs, Napoléon s'attacha, en connaisseur profond, à prouver à M. de Metternich qu'ils étaient d'une tout autre nature.—Si vos armements, lui dit-il, étaient, comme vous le prétendez, purement défensifs, ils seraient moins précipités. Quand on veut créer une organisation nouvelle, on prend son temps, on ne brusque rien, parce qu'on fait mieux ce qu'on fait lentement. Mais on ne forme pas des magasins, on n'ordonne pas des rassemblements de troupes, on n'achète pas des chevaux, surtout des chevaux d'artillerie. Votre armée est de près de 400 mille hommes. Vos milices seront d'un nombre presque égal. Si je vous imitais, je devrais ajouter 400 mille hommes à mon effectif, et ce serait un armement insensé. Je n'ai pas besoin d'en appeler autant. Moins de deux cent mille conscrits suffiront pour maintenir ma grande armée sur un pied formidable, et pour envoyer cent mille hommes de vieilles troupes en Espagne. Je ne suivrai donc pas votre exemple, car bientôt il faudrait armer les femmes et les enfants, et nous reviendrions à un état de barbarie. Mais en attendant vos finances souffrent, votre change, déjà si bas, va baisser encore, et votre commerce s'interrompre. Et pourquoi tout cela? Vous ai-je demandé quelque chose? Ai-je élevé des prétentions sur une seule de vos provinces? Le traité de Presbourg a tout réglé entre les deux empires; la parole de votre maître, dans l'entrevue que nous avons eue ensemble, doit avoir tout terminé entre les deux souverains. Il restait quelques arrangements à prendre au sujet de Braunau, qui était demeuré dans nos mains, au sujet de l'Isonzo dont le thalweg n'était pas suffisamment déterminé, la convention de Fontainebleau y a pourvu (convention du 10 octobre 1807). Je ne vous demande rien, je ne veux rien de vous, que des rapports sûrs et tranquilles. Y a-t-il une difficulté, une seule entre nous? faites-la connaître pour que nous la vidions sur-le-champ.—M. de Metternich ayant de nouveau affirmé que son gouvernement ne songeait à aucune attaque contre la France, et alléguant comme preuve qu'il n'avait ordonné aucun mouvement de troupes, Napoléon lui répliqua aussitôt, avec la même douceur mais avec la même fermeté, qu'il était dans l'erreur, que des rassemblements de troupes avaient eu lieu en Gallicie et en Bohême, vis-à-vis de la Silésie, en face des quartiers de l'armée française; que ces rassemblements étaient incontestables; que la conséquence immédiate serait de leur opposer d'autres rassemblements non moins considérables; qu'au lieu d'achever la démolition des places de la Silésie, il allait au contraire en réparer quelques-unes, les armer et les approvisionner, convoquer les contingents de la Confédération du Rhin, et tout remettre sur le pied de guerre.—On ne me surprendra pas, vous le savez bien, dit-il à M. de Metternich; je serai toujours en mesure. Vous comptez peut-être sur l'empereur de Russie, et vous vous trompez. Je suis certain de son adhésion, de la désapprobation formelle qu'il a manifestée au sujet de vos armements, et des résolutions qu'il prendra en cette circonstance. Si j'en doutais, je ferais la guerre tout de suite à vous comme à lui, car je ne voudrais pas laisser les affaires du continent dans le doute. Si je me borne à de simples précautions, c'est que je suis tout à fait confiant à l'égard du continent, parce que je le suis complètement à l'égard de l'empereur de Russie. Ne croyez donc pas l'occasion bonne pour attaquer la France; ce serait de votre part une erreur grave. Vous ne voulez pas la guerre, je le crois de vous, monsieur de Metternich, de votre empereur, des hommes éclairés de votre pays. Mais la noblesse allemande, mécontente des changements survenus, remplit l'Allemagne de ses haines. Vous vous laissez émouvoir; vous communiquez votre émotion aux masses, en les poussant à s'armer; vous arrivez, d'armements en armements, à une situation extraordinaire, qu'on ne peut soutenir long-temps, et peu à peu vous serez conduits peut-être à ce point où l'on souhaite une crise, afin de sortir d'une situation insupportable, et cette crise ce sera la guerre. La nature morale comme la nature physique, quand elles en sont venues à cet état orageux qui précède la tempête, ont besoin d'éclater, pour épurer l'air et ramener la sérénité. Voilà ce que je crains votre conduite présente. Je vous le répète, ajouta Napoléon, je ne veux rien de vous, je ne vous demande rien que la paix, des relations paisibles et sûres; mais si vous faites des préparatifs, j'en ferai de tels que la supériorité de mes armes ne soit pas plus douteuse que dans les campagnes précédentes, et, pour conserver la paix, nous aurons amené la guerre.—
En terminant cet entretien, Napoléon combla M. de Metternich de témoignages flatteurs, et se comporta en tout comme un homme qui voulait la paix, sans craindre la guerre, mais qui était résolu à ne pas demeurer dans l'obscurité. M. de Metternich et les assistants qui l'entendirent ne purent conserver aucune incertitude sur ses véritables intentions, et il se montra aussi ferme que calme et habile.
Le lendemain, 16, fut un jour d'ordres multipliés. M. de Champagny dut transmettre à Vienne l'entretien que Napoléon venait d'avoir avec M. de Metternich, et tirer de tous ces pourparlers des conclusions précises. On dit à Paris à M. de Metternich, on chargea M. le général Andréossy de répéter à Vienne, qu'il fallait absolument interrompre les armements commencés, les interrompre d'une manière tout à fait rassurante, sinon se battre à l'instant même. Puis, pour sonder plus sûrement l'Autriche, Napoléon lui fit demander la reconnaissance immédiate du roi Joseph. Pour sonder plus sûrement les dispositions de l'Autriche, Napoléon lui fait demander la reconnaissance de Joseph. C'était sans aucun doute le moyen le plus infaillible de savoir ce qu'elle pensait, ou du moins ce qu'elle voulait dans le moment; car si on parvenait à lui arracher, contrairement à tous ses sentiments, à son langage le plus hautement, le plus récemment tenu, la reconnaissance de la royauté de Joseph, c'est qu'elle n'était capable de rien tenter, de rien oser, et, pour quelque temps au moins, on devait être tranquille à son égard.
M. de Metternich, qui, à Paris, déployait beaucoup de zèle pour maintenir la paix, qui, dans tous ses entretiens, soit avec les ministres de l'Empereur, soit avec l'Empereur lui-même, prodiguait les assurances pacifiques, se hâta de répondre qu'on aurait pleine satisfaction relativement aux armements de l'Autriche. Mais quant à la reconnaissance du roi Joseph, prenant un ton moins affirmatif, une attitude moins aisée, il déclara que, pour lui, il ne prévoyait pas de résistance de la part de son cabinet, qu'il ne pouvait toutefois se prononcer sans en avoir référé à Vienne. Il était évident qu'en ce point on touchait à la plus grande des difficultés actuelles, et que, pour obtenir de l'Autriche un tel désaveu de ses sentiments, de ses discours les plus récents, pour lui infliger une telle humiliation, il ne faudrait pas un moindre effort que s'il s'agissait de lui arracher de nouvelles provinces. Ce n'en était pas moins un moyen de l'embarrasser, et de la ramener à plus de circonspection, si elle n'était pas prête à combattre.
Au fond, Napoléon commençait à croire qu'il lui faudrait avec elle une nouvelle et dernière lutte pour la réduire définitivement; mais il voulait savoir si, auparavant, il aurait au moins six mois pour faire une rapide campagne en Espagne, et y porter cent mille hommes de ses vieilles troupes, sans danger pour sa prépondérance au delà du Rhin. Toutes ses démonstrations, toutes ses demandes d'explication n'avaient pas un autre but.
Afin de leur donner un caractère encore plus sérieux, il réclama de tous les princes de la Confédération du Rhin un premier contingent, faible à la vérité, mais suffisant pour provoquer beaucoup de propos inquiétants en Allemagne, et faire réfléchir l'Autriche. Si la guerre avec elle finissait par éclater, ces faibles contingents seraient portés à leur effectif légal, sinon ils iraient tels quels en Espagne concourir à la nouvelle guerre que Napoléon s'était attirée, car il voulait que les princes du Rhin fussent engagés avec lui dans toutes ses querelles, et partageassent tout entier le fardeau qui pesait sur la France; politique bonne en un sens, mauvaise en un autre, car, s'il les compromettait ainsi à sa suite, en revanche il les exposait à éprouver la haine générale que devaient susciter tôt ou tard ces conscriptions répétées, tant à la droite qu'à la gauche du Rhin, tant au nord qu'au midi des Alpes et des Pyrénées.
Le soin que Napoléon avait mis à faire expliquer l'Autriche n'était pas le seul qui lui fût imposé par les circonstances. Quelle que fût la quantité de troupes qui serait détachée de la grande armée pour la guerre d'Espagne, il fallait opérer un nouveau mouvement rétrograde en Pologne et en Allemagne, afin de se rapprocher du Rhin. Déjà, lorsqu'il avait pris définitivement le parti de s'engager en Espagne, Napoléon avait changé une première fois l'emplacement de ses troupes, et il les avait transportées de l'espace compris entre la Pregel et la Vistule dans l'espace compris entre la Vistule et l'Oder. Le maréchal Soult, laissant les grenadiers Oudinot à Dantzig, la grosse cavalerie dans le delta de la Vistule, s'était replié avec le 4e corps dans la Poméranie, le Brandebourg et le Hanovre. Le maréchal Bernadotte avait continué à occuper les villes anséatiques avec les divisions Boudet et Molitor, les Espagnols et les Hollandais. Le maréchal Davout, avec le 3e corps, les Saxons, les Polonais, le reste de la cavalerie, s'était replié dans le duché de Posen, ayant sa base sur l'Oder. Le général Victor, élevé au grade de maréchal, avait établi ses quartiers à Berlin avec le 1er corps. Le maréchal Mortier, avec les 5e et 6e corps, était cantonné en Silésie.
L'intention de Napoléon, en prolongeant cette occupation de la Prusse, était de la forcer à régler définitivement la question des contributions de guerre, puis de voir dans une position forte se dérouler les conséquences de son alliance avec la Russie, de sa lutte sourde avec l'Autriche, et, enfin, de tenir son armée toujours en haleine, vivant sur le pays ennemi, du moins en partie, car il acquittait une portion de ses dépenses sur le trésor extraordinaire.
Il était indispensable pourtant de mettre un terme à cette occupation prolongée. En effet, depuis la guerre d'Espagne, il devenait impossible de garder une si vaste étendue de pays, et il fallait abandonner un certain nombre de provinces. Il le fallait, non pas pour plaire à la Russie, avec laquelle tout dépendait d'une concession en Orient; non pas pour plaire à la Prusse, qui, accablée du fardeau pesant sur elle, demandait à traiter à toutes conditions, sauf à ne pas exécuter ces conditions plus tard si elle ne le pouvait point, ou si la fortune l'en dispensait; non pas davantage pour plaire à l'Autriche, avec laquelle on n'en était plus aux ménagements; mais il le fallait pour resserrer ses forces, et en reporter une partie vers les Pyrénées. C'était le cas néanmoins de tirer de ce mouvement rétrograde, qui était devenu nécessaire, une solution avantageuse avec la Prusse. C'était le cas aussi d'en tirer quelque chose d'agréable pour la Russie; car, après l'arrangement des affaires d'Orient, ce que l'empereur Alexandre désirait le plus, pour être délivré, disait-il, des importunités de gens malheureux qui lui reprochaient leur malheur, c'était l'évacuation de la Prusse, et le règlement définitif des contributions de guerre qu'on exigeait encore de cette puissance.
Depuis plusieurs mois résidait à Paris le prince Guillaume, frère du roi de Prusse, envoyé auprès de Napoléon pour tâcher d'obtenir la réduction des charges qu'on faisait peser sur son pays. Ce prince, par son attitude digne et calme, par sa prudence, avait su se concilier l'estime de tout le monde, et en particulier celle de Napoléon. Toutefois, il avait inutilement allégué jusqu'ici l'impuissance où se trouvait la Prusse d'acquitter les sommes auxquelles on voulait l'imposer, et tout aussi vainement offert la soumission la plus complète, la plus absolue de la maison de Brandebourg, soumission garantie par un traité d'alliance offensive et défensive. Napoléon ne s'était laissé toucher ni par ces allégations, ni par ces offres, parce qu'il croyait que tout ce qu'il rendrait de ressources à la Prusse, elle l'emploierait à refaire ses forces pour les tourner contre lui. Avant Iéna, il aurait pu compter sur elle; depuis, il sentait bien qu'elle devait être implacable, et que l'épuiser, si on ne parvenait à la détruire, était la seule politique prévoyante. Napoléon prête enfin l'oreille aux sollicitations du prince Guillaume, venu à Paris pour demander l'évacuation de la Prusse. Conditions de l'évacuation. Obligé cependant de ramener ses troupes en arrière, il consentit à entendre, enfin, les propositions du prince Guillaume, et après des pourparlers assez longs, il convint d'évacuer la Prusse en entier, sauf trois places fortes sur l'Oder, Glogau, Stettin et Custrin, qu'il garderait jusqu'à l'acquittement des contributions stipulées, et il accorda cette évacuation à la condition du payement d'une somme de 140 millions, tant pour les contributions ordinaires que pour les contributions extraordinaires non acquittées. Cette somme devait être payée moitié en argent ou lettres de change acceptables, moitié en titres sur les domaines territoriaux de la Prusse, de manière que le tout fût soldé dans un délai prochain, les lettres de change dans onze ou douze mois, à raison de six millions par mois, les titres fonciers dans un an et demi au plus. L'évacuation devait commencer immédiatement, et les troupes françaises se retirer dans la Poméranie suédoise, les villes anséatiques, le Hanovre, la Westphalie, les provinces saxonnes et franconiennes enlevées à la Prusse, et restées à la disposition de la France. Mais avec Stettin, Custrin et Glogau sur l'Oder, Magdebourg sur l'Elbe et ses troupes en Hanovre, en Saxe, en Franconie, Napoléon était toujours présent en Allemagne, et en mesure de la dominer. Stipulations secrètes du traité d'évacuation. Pour plus de sûreté, il fit insérer un article secret dans la convention d'évacuation, article jusqu'ici demeuré inconnu, par lequel la Prusse s'obligeait, pendant dix ans, à renfermer son effectif militaire dans les limites suivantes: dix régiments d'infanterie contenant 22 mille hommes, huit régiments de cavalerie forts de 8 mille, un corps d'artillerie et de génie s'élevant à 6 mille, enfin, la garde royale montant à 6 mille, total 42 mille hommes. Le roi de Prusse s'interdisait, en outre, la formation de toute milice locale qui aurait pu servir à déguiser un armement quelconque. Enfin, il s'engageait à faire cause commune avec l'empire français contre l'Autriche, et à lui fournir contre elle, en cas de guerre, une division de 16 mille hommes de toutes armes. Pour l'année 1809 seulement, si la guerre éclatait, la Prusse, n'ayant pas encore reconstitué son armée, devait borner son contingent à 12 mille. Napoléon, qui voulait contenir la Prusse, non l'humilier, consentit à laisser inconnue cette partie si fâcheuse du traité. Le digne et sage prince, qui défendait à Paris les intérêts de sa patrie, ne put obtenir mieux; car Napoléon, bien qu'il se fût porté à lui-même le coup qui devait un jour détruire sa puissance, était assez redoutable encore pour faire trembler l'Europe, et dicter la loi à tous ses ennemis.
Cette convention signée, il écrivit au roi et à la reine de Prusse pour se féliciter de la fin apportée à tous les différends qui avaient divisé les deux cours, promettant désormais les plus amicales relations si des passions hostiles ne venaient pas de nouveau égarer la cour de Berlin. Quelque dur que fût ce traité pour la Prusse, il valait mieux que l'état présent, car elle était enfin délivrée des troupes françaises; et si elle se trouvait limitée dans ses armements, il est douteux qu'elle eût pu en payer plus que le traité ne lui en accordait.
Cet arrangement, outre l'avantage pour Napoléon de régler ses comptes avec la Prusse, et de lui permettre de retirer ses troupes, avait celui d'être agréable à la Russie, que les plaintes des Prussiens importunaient singulièrement, et qui tenait fort à en être débarrassée. Or, être agréable à la Russie était devenu dans le moment l'une des convenances de la politique de Napoléon, et il lui tardait autant de s'entendre avec elle que de s'expliquer avec l'Autriche, et de terminer ses contestations avec la Prusse.
L'état des choses n'avait pas changé à Saint-Pétersbourg: Alexandre, toujours dominé par la passion du moment, ne se contenait plus depuis que Napoléon avait consenti à mettre en discussion le partage de l'empire turc. Constantinople surtout lui tenait plus à cœur que les plus belles provinces de cet empire, parce que Constantinople c'était la gloire, l'éclat, non moins que l'utilité. Mais donner cette clef des détroits était justement ce qui répugnait à Napoléon, plus qu'aucune concession au monde. Jamais, comme on l'a vu antérieurement, il n'y avait formellement adhéré, et quand il avait permis à son ambassadeur, M. de Caulaincourt, de laisser exprimer devant lui de tels désirs, c'était en énonçant la volonté d'avoir les Dardanelles, si on cédait le Bosphore aux Russes, ce qui ne pouvait convenir à la cour de Saint-Pétersbourg. Toutefois, Alexandre ne désespérait pas de vaincre Napoléon. Redoublement d'ardeur chez l'empereur Alexandre pour la possession de Constantinople. Il répétait sans cesse qu'il ne désirait aucun territoire au sud des Balkans, aucune partie de la Roumélie, rien que la banlieue de Constantinople, laissant Andrinople à qui on voudrait; et cette langue de terre, en quelque sorte destinée à loger le portier des détroits, il l'avait appelée, dans le jargon familier qu'il s'était fait avec l'ambassadeur de France, la langue de chat.—Eh bien, disait-il souvent à M. de Caulaincourt, avez-vous des nouvelles de votre maître? Vous a-t-il parlé de la langue de chat? Est-il disposé à comprendre, à admettre les besoins de mon empire, comme je comprends et admets les besoins du sien?—M. de Caulaincourt ne répondait à ces questions que d'une manière évasive, alléguant toujours les préoccupations de Napoléon, son éloignement, son prochain retour, retour après lequel il pourrait reporter son esprit des affaires d'Occident à celles d'Orient. Alexandre répliquait aussitôt, en disant que, pour terminer ces différends il fallait encore une entrevue, qu'elle était indispensable si on voulait faire refleurir la politique de Tilsit, et qu'on ne pouvait pas l'avoir trop tôt. Vœu souvent exprimé par l'empereur Alexandre pour une nouvelle entrevue avec Napoléon. Lui-même cependant n'était pas plus libre que Napoléon, car les affaires de Finlande avaient presque aussi mal tourné que les affaires d'Espagne. Ses troupes, après avoir refoulé les armées suédoises jusqu'à Uléaborg, et les avoir réunies en les refoulant, s'étaient divisées devant elles, et avaient été refoulées à leur tour, battues même, grâce à l'incapacité du général Buxhoevden, favori de la cour, et garanti par cette faveur seule contre les cris de l'armée. En même temps une flotte anglaise, bloquant la flotte russe dans le golfe de Finlande, répandait la terreur sur le littoral. Ce n'était donc pas immédiatement que l'empereur Alexandre aurait pu s'éloigner. Mais en septembre la navigation étant fermée, la présence des Anglais écartée pour plusieurs mois, Alexandre redevenait libre, et il demandait que l'entrevue où il espérait tout arranger avec Napoléon fût fixée au plus tard à cette époque. M. de Caulaincourt à toutes ces instances répondait de la manière la plus propre à lui faire prendre patience, et promettait que l'entrevue aurait certainement lieu au moment qu'il désignait.
Du reste, pour disposer Napoléon à entrer dans ses vues, Alexandre n'avait rien négligé. Introduction des armées françaises en Espagne, occupation de Madrid, translation forcée des princes espagnols à Bayonne, spoliation de leurs droits, proclamation de la royauté de Joseph, il avait trouvé tout cela naturel, légitime, complétant nécessairement la politique de Napoléon.—Votre Empereur, avait-il dit à M. de Caulaincourt, ne peut pas souffrir des Bourbons si près de lui. C'est de sa part une politique conséquente, que j'admets entièrement. Je ne suis point jaloux, répétait-il sans cesse, de ses agrandissements, surtout quand ils sont aussi motivés que les derniers. Qu'il ne soit point jaloux de ceux qui sont également nécessaires à mon empire, et tout aussi faciles à justifier.—
La société de Saint-Pétersbourg, enhardie par les échecs, plus désagréables que dangereux, essuyés en Finlande, indignée plus ou moins sincèrement des événements de Bayonne, trouvant un prétexte plausible à ses plaintes dans l'interdiction de la navigation, tenait de nouveau un langage inconvenant sur la politique d'alliance avec la France; et il est vrai que cette politique ne se distinguait alors ni par la moralité ni par le succès; car enlever la Finlande à un parent dont on avait long-temps excité l'extravagance naturelle, et de la faiblesse duquel on avait de la peine à triompher, ne valait guère mieux que ce qui se passait en Espagne, et y ressemblait même beaucoup.—Il faut faire, avait dit en propres termes l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt, bonne mine à mauvais jeu, et traverser sans fléchir ce moment difficile.—Ce prince, plein de tact, avait autant que possible évité d'entretenir M. de Caulaincourt de nos échecs en Espagne, n'avait touché à ce sujet que quand il n'avait pu se taire sans une affectation gênante pour celui même qu'il voulait ménager; et puis, lorsque les cris de joie du parti anglais à Saint-Pétersbourg avaient proclamé le désastre du général Dupont, et exagéré notre insuccès jusqu'à dire détruite l'armée qui était entière sur l'Èbre, et prisonnier le roi Joseph qui tenait sa cour à Vittoria, il en avait parlé à M. de Caulaincourt, comme n'étant ni publiquement ni secrètement satisfait des revers d'une armée long-temps ennemie de la sienne, comme étant fâché au contraire d'un pareil accident, et ne voyant dans ce qui avait eu lieu rien que de simple, d'indifférent, de facile à expliquer.—Votre maître a envoyé là de jeunes soldats, en a envoyé trop peu; il n'y était pas d'ailleurs: on a commis des fautes; il aura bientôt réparé cela. Avec quelques milliers de ses vieux soldats, un de ses bons généraux, ou quelques jours de sa présence, il aura promptement ramené le roi Joseph à Madrid, et fait triompher la politique de Tilsit. Quant à moi, je serai invariable, et je vais parler à l'Autriche un langage qui la portera à faire des réflexions sérieuses sur son imprudente conduite. Je prouverai à votre maître que je suis fidèle, dans la mauvaise comme dans la bonne fortune. C'est un bien petit malheur que celui-ci, mais, tel qu'il est, il lui fournira l'occasion de me mettre à l'épreuve. Répétez-lui cependant qu'il faut nous voir, nous voir le plus tôt possible pour nous entendre, et maîtriser l'Europe.—Alexandre avait du reste tenu parole, imposé silence aux frondeurs, aux indignés, aux alarmistes, fait taire surtout la légation autrichienne, et commandé à la société de sa mère une telle réserve, qu'on y parlait de nos échecs en Espagne avec autant de discrétion que des échecs des armées russes en Finlande.
Tel était l'aspect de la cour de Saint-Pétersbourg, à la suite et sous l'influence des événements d'Espagne. Informé de la façon la plus exacte de ce qui s'y passait par les dépêches de M. de Caulaincourt, lequel lui transmettait scrupuleusement par demande et par réponse ses dialogues de tous les jours avec l'empereur Alexandre, Napoléon avait enfin pris son parti d'accepter une entrevue. C'était la principale des déterminations que lui avait inspirées sa nouvelle situation. Il avait pensé que le temps était venu de réaliser non pas tous les vœux d'Alexandre, ce qui était impossible sans compromettre la sûreté de l'Europe, mais une partie au moins de ces vœux, qu'il fallait donc le voir, le séduire de nouveau, lui concéder quelque chose de considérable, comme les provinces du Danube par exemple, et quant au reste, ou le désabuser, ou le faire attendre, le contenter en un mot; ce qui était possible, car la Valachie et la Moldavie, immédiatement et réellement données, avaient de quoi satisfaire la plus vaste ambition. Une entrevue, outre l'avantage de s'entendre directement avec le jeune empereur dans une circonstance grave, de s'assurer de ce qu'il avait au fond du cœur, de se l'attacher par quelque concession importante, une entrevue publique à la face de l'Europe, serait un grand spectacle, qui frapperait les imaginations, et deviendrait le témoignage sensible d'une alliance qu'il était nécessaire de rendre non-seulement réelle et solide, mais apparente, afin d'imposer à tous les ennemis de l'Empire.
Napoléon, tandis qu'il pressait l'Autriche de ses questions, et qu'il accordait à la Prusse l'évacuation de son territoire, expédiait à M. de Caulaincourt un courrier pour l'autoriser à consentir à une entrevue solennelle avec l'empereur Alexandre. Celui-ci avait parlé de la fin de septembre, à cause de la clôture de la navigation qui avait lieu à cette époque: Napoléon, à qui le moment convenait, l'accepta. Fixation du mois de septembre et de la ville d'Erfurt pour l'époque et le lieu de cette entrevue. Alexandre avait paru désirer pour lieu du rendez-vous ou Weimar, à cause de sa sœur, ou Erfurt, à cause de la plus grande liberté dont on y jouirait: Napoléon acceptait Erfurt, l'un des territoires qui lui restaient après le dépècement de l'Allemagne, et dont il n'avait encore disposé en faveur d'aucun des souverains de la Confédération. Ayant ainsi déterminé d'une manière générale l'époque et le lieu de l'entrevue, et laissant à l'empereur Alexandre le soin de fixer définitivement les jours et les heures, il donna des ordres pour que cette entrevue eût tout l'éclat désirable.
Il se trouvait encore sur le Rhin des détachements de la garde impériale. Napoléon dirigea un superbe bataillon de grenadiers de cette garde sur Erfurt. Il ordonna de choisir un beau régiment d'infanterie légère, un régiment de hussards, un de cuirassiers, parmi ceux qui revenaient d'Allemagne, et de les diriger également sur Erfurt, pour y faire un service d'honneur auprès des souverains qui devaient assister à l'entrevue. Il dépêcha des officiers de sa maison avec les plus riches parties du mobilier de la couronne, afin qu'on y disposât élégamment et somptueusement les plus grandes maisons de la ville, et qu'on les adaptât aux besoins des personnages qui allaient se réunir, empereurs, rois, princes, ministres, généraux. Il voulut que les lettres françaises contribuassent à la splendeur de cette réunion, et prescrivit à l'administration des théâtres d'envoyer à Erfurt les premiers acteurs français, et le premier de tous, Talma, pour y représenter Cinna, Andromaque, Mahomet, Œdipe. Il donna l'exclusion à la comédie, bien qu'il fît des œuvres immortelles de Molière le cas qu'elles méritent; mais, disait-il, on ne les comprend pas en Allemagne. Il faut montrer aux Allemands la beauté, la grandeur de notre scène tragique; ils sont plus capables de les saisir que de pénétrer la profondeur de Molière.—Il recommanda enfin de déployer un luxe prodigieux, voulant que la France imposât par sa civilisation autant que par ses armes.
Ces ordres expédiés, il employa le temps qui lui restait à faire ses préparatifs militaires dans une double supposition, celle où il n'aurait sur les bras que l'Espagne aidée par les Anglais, et celle où, indépendamment de l'Espagne et de l'Angleterre, il lui faudrait battre encore une fois et immédiatement l'Autriche. Situation des affaires d'Espagne, pendant que Napoléon s'occupe à Paris de mettre ordre aux affaires générales de l'Empire. La situation ne s'était pas améliorée en Espagne depuis la retraite de l'armée française sur l'Èbre. Joseph avait entre la Catalogne, l'Aragon, la Castille, les provinces basques, y compris quelques renforts récemment arrivés, plus de cent mille hommes, en partie de jeunes soldats déjà aguerris, en partie de vieux soldats venus successivement, régiment par régiment, de l'Elbe sur le Rhin, du Rhin sur les Pyrénées. C'était plus qu'il n'aurait fallu dans la main d'un général vigoureux, pour accabler les insurgés, s'avançant isolément de tous les points de l'Espagne, de la Galice, de Madrid, de Saragosse. Mais on ne faisait que s'agiter, se plaindre, demander de nouvelles ressources, sans savoir se servir de celles qu'on avait. Napoléon avait essayé de raffermir, par l'énergie de son langage, le cœur ébranlé de Joseph.—Soyez donc digne de votre frère, lui avait-il dit; sachez avoir l'attitude convenable à votre position. Conseils de Napoléon à son frère. Que me font quelques insurgés, dont je viendrai à bout avec mes dragons, et qui apparemment ne vaincront pas des armées dont ni l'Autriche, ni la Russie, ni la Prusse n'ont pu venir à bout? Je trouverai en Espagne les colonnes d'Hercule; je n'y trouverai pas les bornes de ma puissance.—Il lui avait ensuite annoncé d'immenses secours, en y ajoutant des conseils pleins de sagesse, de prévoyance, que Joseph et ses généraux n'étaient pas capables de comprendre, et encore moins de suivre. Cour militaire et politique du roi Joseph. Joseph avait voulu avoir autour de lui toute sa petite cour de Naples, d'abord le maréchal Jourdan, fort honnête homme, comme nous avons dit, sage, lent, médiocre, tel en un mot qu'il le fallait à la médiocrité de Joseph, surtout à son goût de dominer, car les frères de l'Empereur se vengeaient de la domination qu'il exerçait sur eux par celle qu'ils cherchaient à exercer sur les autres. Après le maréchal Jourdan, Joseph avait demandé M. Rœderer pour l'aider dans l'administration politique et financière de l'Espagne; ce que Napoléon n'avait pas encore accordé, se défiant non du cœur, non de l'esprit de M. Rœderer, mais de son sens pratique en affaires. Sauf ce dernier, Joseph avait déjà réuni tous ses familiers de Naples, et dans sa cour, moitié militaire, moitié politique, on aimait à médire de Napoléon, à relever ses travers, ses exigences, son défaut de justice et de raison; et sans oser nier son génie, on se plaisait à dire qu'il jugeait de loin, dès lors mal et superficiellement, qu'en un mot il se trompait, et qu'on ne se trompait point. On n'était même pas éloigné de croire que, moyennant qu'on fût son frère, on devait avoir une partie plus ou moins grande de son génie, et qu'avec un peu de son expérience de la guerre, on ne serait pas moins que lui en état de commander.
Ranimé par l'énergique langage de Napoléon, rassuré par les secours qui arrivaient de toutes parts, Joseph avait repris quelque courage, montait souvent à cheval, suivi de son fidèle Jourdan, et avait quelque goût à jouer le roi guerrier, à donner des ordres, à prescrire des mouvements, à se montrer aux troupes, à passer des revues. Tout rassuré qu'il était, il n'avait pas osé cependant rester à Burgos, ni même à Miranda, et il avait définitivement établi son quartier général à Vittoria. Fixation du quartier général à Vittoria. Il avait là deux mille hommes d'une garde royale, moitié espagnole, moitié napolitaine, deux mille hommes de garde impériale, trois mille de la brigade Rey qui ne le quittait pas, en tout sept mille. Position de l'armée sur l'Èbre. Il avait à sa droite le maréchal Bessières avec 20 mille hommes répandus entre Cubo, Briviesca et Burgos, tenant cette dernière ville par de la cavalerie; à sa gauche, de Miranda à Logroño, le maréchal Moncey avec 18 mille; et de Logroño à Tudela, le corps du général Verdier, fort encore de 15 à 16 mille hommes après les pertes essuyées à Saragosse. En arrière, Joseph avait encore les dépôts et les régiments de marche, mélange peu consistant de soldats détachés de tous les corps, mais bons à couvrir les derrières, et ne comprenant pas moins de 15 à 16 mille hommes. Des vieux régiments, que Napoléon avait successivement tirés de la grande armée, les derniers arrivés, les 51e et 43e de ligne, avec le 26e de chasseurs, avaient servi à former la brigade Godinot, troupe excellente qui, lancée à l'improviste sur Bilbao, en avait chassé les insurgés, et leur avait tué 1,200 hommes. Enfin les colonnes mobiles de gendarmerie et de montagnards gardant les cols des Pyrénées au nombre de 3 a 4 mille hommes, la division du général Reille forte de 6 à 7 mille, celle du général Duhesme en Catalogne de 10 à 11 mille, portaient à un total de 100 mille hommes les forces qui restaient encore en Espagne.
Napoléon s'épuisait à envoyer à l'état-major de Joseph des instructions mal comprises, nous l'avons dit, et encore plus mal exécutées. Il avait d'abord converti en régiments définitifs les régiments provisoires, sous les numéros 113 à 120. Il avait donné ordre de réunir à ces régiments devenus définitifs tous les détachements en marche, pour remettre de l'ensemble dans les corps; de concentrer la garde impériale, dont une partie était auprès du maréchal Bessières, l'autre auprès de Joseph, et d'en composer, avec les vieux régiments de la brigade Godinot, une bonne réserve nécessaire pour les cas imprévus. Quant à la distribution générale des forces, il avait prescrit les dispositions suivantes. (Voir la carte no 43.) Considérant l'Aragon et la Navarre comme un théâtre d'opération séparé, qui avait sa ligne de retraite assurée sur Pampelune, il avait ordonné d'y former une masse distincte de 15 à 18 mille hommes, chargée de couvrir la gauche de l'armée, de garder Tudela, qui était la tête du canal d'Aragon, et d'y rassembler un immense matériel d'artillerie pour la reprise ultérieure du siége de Saragosse. Plaçant ensuite en Vieille-Castille, c'est-à-dire à Burgos, grande route de Madrid, le centre des opérations principales, il avait ordonné de former là une autre masse de quarante à cinquante mille hommes, prêts à se jeter sur tout corps insurgé qui voudrait se présenter, soit à gauche, soit à droite, et à l'accabler; car il n'y avait aucune armée espagnole quelconque qui pût tenir devant trente ou quarante mille Français réunis. Il avait, enfin, recommandé d'attendre dans cette attitude imposante l'arrivée des renforts, et sa présence qu'il espérait rendre prochaine.
Tout cela, aussi profondément conçu que clairement indiqué dans les instructions de Napoléon, n'était compris de personne à Vittoria, et autour de Joseph on passait son temps à s'effrayer des moindres mouvements de l'ennemi, et à voir partout des insurgés par centaines de mille. Ainsi, depuis la retraite du maréchal Bessières, le général Blake avait reparu avec une vingtaine de mille hommes dans la Vieille-Castille, et on lui en donnait 40 à 50 mille. Disposition, depuis le désastre de Baylen, à voir partout des masses immenses d'insurgés. Depuis la capitulation de Baylen, le général Castaños s'avançait lentement sur Madrid avec environ 15 mille hommes, et on le supposait en marche sur l'Èbre avec 50. Enfin, les Valenciens et les Aragonais pouvaient compter sur 18 à 20 mille hommes, et on leur en prêtait 40. On se croyait donc en présence de 130 à 140 mille ennemis assez habiles et assez redoutables pour faire capituler des armées françaises, comme à Baylen; et quand ces exagérations étaient réduites à leur juste valeur par des renseignements plus précis, on s'excusait sur la difficulté d'être exactement informé en Espagne.—La vérité à la guerre, leur répondait Napoléon, est toujours difficile à connaître en tout temps, en tous lieux, mais toujours possible à recueillir quand on veut s'en donner la peine. Vous avez une nombreuse cavalerie, et le brave Lasalle; lancez vos dragons à dix ou quinze lieues à la ronde; enlevez les alcades, les curés, les habitants notables, les directeurs des postes; retenez-les jusqu'à ce qu'ils parlent, sachez les interroger, et vous apprendrez la vérité. Mais vous ne la connaîtrez jamais en vous endormant dans vos lignes.—
Ces grandes leçons étaient perdues, et les complaisants de Joseph continuaient à peupler l'espace d'ennemis imaginaires. Dans les derniers jours d'août notamment, les Aragonais, les Valenciens, les Catalans, sous le comte de Montijo, s'étant présentés aux environs de Tudela, le maréchal Moncey, qui était fort intimidé depuis sa campagne de Valence, avait cru voir fondre sur lui tous les insurgés de l'Espagne, et il s'était pressé de prendre une position défensive, en demandant à grands cris des secours. Le général Lefebvre-Desnoette, remplaçant le général Verdier, blessé à l'attaque de Saragosse, s'était aussitôt porté en avant. Il avait traversé l'Èbre à Alfaro avec ses lanciers polonais, et avait mis en fuite tout ce qui s'était offert à lui, montrant ainsi ce que c'était que cette redoutable armée d'Aragon et de Valence.
Cette singulière aventure, en couvrant de confusion les gens effrayés, avait contribué à ramener les esprits à une plus juste appréciation de l'ennemi qu'on avait à combattre. Prétention de Joseph d'imiter les grandes manœuvres de Napoléon. Joseph, enhardi par ce qu'il venait de voir, par les lettres sévères de Paris, s'était imaginé alors d'imiter les grandes manœuvres de son frère, et, établi à Miranda comme dans un centre, il méditait de courir d'un corps ennemi à l'autre, pour les battre successivement, ainsi que l'avait souvent pratiqué Napoléon. Les Espagnols prêtaient un peu, il est vrai, à une telle combinaison, car le général Blake, avec les insurgés de Léon, des Asturies, de la Galice, prétendait à s'introduire en Biscaye, sur notre droite; un détachement du général Castaños avait le dessein d'arriver à l'Èbre sur notre front, et les Aragonais, Valenciens et autres projetaient de pénétrer en Navarre pour tourner notre gauche. Leur espérance était de déborder nos ailes, de nous envelopper, de nous couper la route de France, et d'avoir ainsi une nouvelle journée de Baylen: chimère insensée, car on n'aurait pu renouveler contre soixante mille Français, fort résolus malgré la timidité de quelques-uns de leurs chefs, ce qu'on avait pu faire, une fois, contre huit mille Français démoralisés. À ce plan ridicule, imité du hasard de Baylen, Joseph voulait opposer l'imitation, tout aussi ridicule, des grandes manières d'opérer de son frère, en se jetant en masse, et alternativement, sur chacun des corps insurgés, afin de les écraser les uns après les autres. L'intention pouvait être bonne, mais la précision, l'à-propos dans l'exécution, sont tout à la guerre, et l'imitation n'y réussit pas plus qu'ailleurs. Aussi, tandis que les insurgés de Blake faisaient des démonstrations sur Bilbao, et ceux de l'Aragon sur Tudela, Joseph y envoyait ses corps en toute hâte, y courait quelquefois lui-même à perte d'haleine, arrivait quand il n'était plus temps, ou bien s'arrêtait sans pousser à bout ses tentatives, ramenait ensuite à Vittoria ses soldats exténués, écrivait alors à l'Empereur qu'il avait suivi ses conseils, et qu'il espérait bientôt, avec un peu d'expérience, devenir digne de lui: triste spectacle souvent donné au monde par des frères médiocres voulant copier des frères supérieurs, et ne réussissant à les égaler que dans leurs défauts ou leurs vices!
Napoléon ne pouvait s'empêcher de sourire de ces misères de la vanité fraternelle, mais bientôt l'irritation l'emportait sur la disposition à rire, quand il réfléchissait au temps, aux forces que l'on consumait ainsi en pure perte. Il songea donc à envoyer à ceux qui l'imitaient si mal l'un de ses lieutenants les plus vigoureux, le maréchal Ney, pour les remonter en énergie; puis il leur ordonna de se borner à réorganiser l'armée, à refaire leur matériel et leur artillerie, à bien garder l'Èbre, et à se tenir tranquilles, en attendant son arrivée.
Il prit ensuite son parti sur les détachements qu'il devait emprunter tant à l'Italie qu'à l'Allemagne, pour soumettre complétement l'Espagne. Il pensa qu'il ne fallait pas moins de 100 à 120 mille hommes si on voulait terminer promptement l'insurrection espagnole, et jeter les Anglais à la mer. Il avait eu connaissance de la convention de Cintra, et la trouvant honorable pour l'armée qui avait bien combattu, et qui était restée libre, il avait écrit à Junot: Comme général vous auriez pu mieux faire; comme soldat vous n'avez rien fait de contraire à l'honneur.—Il donna en même temps des ordres à Rochefort pour recevoir et rééquiper les troupes de Portugal, qui, acclimatées, aguerries et réarmées, pouvaient rendre encore de grands services, et accroître d'une vingtaine de mille hommes les secours destinés à la Péninsule.
L'Italie avait recouvré depuis quelques mois les Italiens devenus de bons soldats en servant dans le Nord. Napoléon ordonna au prince Eugène de les acheminer au nombre de dix mille, sous le général Pino, vers le Dauphiné et le Roussillon. Il forma avec deux beaux régiments français, le 1er léger, le 42e de ligne, tirés du Piémont, où les remplaçaient deux régiments de l'armée de Naples, le fond d'une division, qui fut confiée au général Souham, et complétée par plusieurs bataillons appartenant à des corps déjà mis à contribution pour la Catalogne. Cette division, l'artillerie et la cavalerie comprises, s'élevait à près de 7 mille hommes. Ce furent donc 16 ou 17 mille hommes qui se dirigèrent des Alpes vers les Pyrénées, et qui, avec le corps du général Duhesme, la colonne Reille, et une brigade de Napolitains déjà partie pour Perpignan sous la conduite du général Chabot, devaient porter à 36 mille combattants environ les troupes destinées à la Catalogne. Le général Saint-Cyr chargé de commander en Catalogne. Cette province, séparée du reste de l'Espagne, offrant un théâtre de guerre à part, Napoléon y donna le commandement en chef des troupes à un général incomparable pour la guerre méthodique, et opérant toujours bien quand il était seul, le général Saint-Cyr. On ne pouvait faire un meilleur choix.
C'étaient l'Allemagne et la Pologne qui devaient fournir les détachements les plus considérables. Napoléon résolut d'en tirer le 1er corps déjà transporté à Berlin, sous le commandement du maréchal Victor, et le 6e ayant appartenu au maréchal Ney, et actuellement campé en Silésie, sous le maréchal Mortier. Le 5e corps placé dans une position intermédiaire pour en disposer plus tard. Il se réserva d'en tirer plus tard le 5e qui avait successivement appartenu aux maréchaux Lannes et Masséna, et qui était, comme le 6e, campé en Silésie, sous le maréchal Mortier. Napoléon, pour le moment, le dirigea sur Bayreuth, l'une des provinces franconiennes qui lui restaient, et voulut le laisser là en disponibilité, sauf à le diriger sur l'Autriche, si celle-ci se décidait pour la guerre immédiate, ou à l'acheminer sur l'Espagne, si la cour de Vienne renonçait à ses armements. Les 1er et 6e corps, renforcés par les recrues fournies par les dépôts, ne présentaient pas moins d'une cinquantaine de mille hommes, en y comprenant l'artillerie et la cavalerie légère attachées à chaque division. Ils étaient tous, sauf un petit contingent de conscrits, de vieux soldats éprouvés, renfermés dans des cadres sans pareils. Napoléon envoie en Espagne toutes ses divisions de dragons. Napoléon songea à emprunter aussi à l'Allemagne une portion de la réserve générale de cavalerie, et fit choix de l'arme des dragons, qui lui semblait excellente à employer en Espagne, parce qu'elle pouvait faire plus d'un service, et que assez solide pour être opposée à l'infanterie espagnole, elle était moins lourde cependant que la grosse cavalerie. Il résolut au contraire de laisser dans les plaines du Nord ses nombreux et vaillants cuirassiers, inutiles contre les troupes sans tenue du Midi, nécessaires contre les bandes aguerries des contrées septentrionales. Il prescrivit le départ pour l'Espagne de trois divisions de dragons, sauf à expédier encore les deux qui restaient, quand il aurait éclairci le mystère de la politique autrichienne.
Il voulait faire concourir les rois, ses alliés ou ses frères, à cette guerre qui tenait à son système de royautés confédérées, et il demanda 3 mille Hollandais au roi de Hollande, 7 mille Allemands aux princes de la Confédération du Rhin, et au roi de Saxe 7 mille Polonais qu'il s'était engagé depuis long-temps à prendre à son service. Enfin il achemina en troupes du génie et d'artillerie environ 3,500 hommes, avec un immense matériel.
Ce n'était pas là tout ce qui marchait vers les Pyrénées. Déjà, comme nous l'avons dit, Napoléon avait dirigé sur l'Espagne huit vieux régiments compris dans les cent mille hommes agissant actuellement sur l'Èbre. Formation de la division Sébastiani avec plusieurs régiments tirés des bords de l'Elbe. Quatre autres tirés des bords de l'Elbe et de Paris, les 28e, 32e, 58e, 75e de ligne, étaient sur les routes de France, et devaient, avec le 5e de dragons, composer une belle division de sept ou huit mille hommes, que Napoléon donna au général Sébastiani, revenu de Constantinople. À ces douze vieux régiments tirés successivement de l'Allemagne et de la France, il en avait ajouté deux autres à la nouvelle des désastres de ses armées en Espagne: c'étaient les 36e et 55e de ligne, approchant en ce moment de Bayonne, et destinés à renforcer la réserve de Joseph. Nouveaux détachements de la garde impériale envoyés en Espagne. La garde enfin devait fournir encore quatre mille hommes, outre trois mille qui étaient au quartier général de Joseph. Ces troupes réunies, sans le 5e corps dont la disposition demeurait incertaine, sans les troupes de Junot arrivant à peine et qu'il fallait réorganiser, formaient un total de 110 à 115 mille hommes, dignes de la grande armée dont ils sortaient. Napoléon allait prendre des moyens pour les accroître encore à l'aide d'un habile recrutement tiré des dépôts, et remplacé aux dépôts par la conscription.
Il s'agissait de savoir comment on remplacerait à l'armée d'Italie, et surtout à la grande armée, les troupes qu'on leur empruntait, sans trop affaiblir ni l'une ni l'autre. Après les régiments successivement appelés de Pologne et d'Allemagne, après le départ des 1er et 6e corps et des divisions de dragons, après le licenciement des auxiliaires, la grande armée se trouvait singulièrement réduite. Il restait dans la Poméranie suédoise et la Prusse le 4e corps du maréchal Soult, présentant 34 mille hommes d'infanterie, 3 mille de cavalerie légère, 8 à 9 mille de grosse cavalerie, 4 mille de troupes d'artillerie et du génie, total 50 mille environ. Le maréchal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, tenait garnison dans les villes anséatiques et le littoral de la mer du Nord, avec deux divisions françaises de 12 mille hommes (les divisions Boudet et Gency, la division Molitor ayant passé au corps du maréchal Soult), 14 mille Espagnols et 7 mille Hollandais, total 33 mille hommes. Le maréchal Davout, avec le 3e corps, le plus beau, le plus fortement organisé de toute l'armée française, occupait le duché de Posen, de la Vistule à l'Oder. Il comptait 38 mille hommes d'infanterie, 9 mille de cavalerie, chasseurs, dragons et cuirassiers. Il occupait en outre Dantzig avec la division Oudinot, forte de 10 mille grenadiers et chasseurs d'élite. Il avait 3 mille hommes d'artillerie et du génie, ce qui faisait un total de 60 mille Français. Il comptait 30 mille Saxons et Polonais. Le parc général pour toute la grande armée, réuni à Magdebourg et dans les principales places de la Prusse, comptait 7 à 8 mille serviteurs de toute espèce. C'était un total de 180 mille hommes, dont 130 mille Français, 50 mille Polonais, Saxons, Espagnols, Hollandais. Si on ajoutait à cette masse le 3e corps, établi en Silésie, et qui s'élevait à 24 mille hommes environ, la grande armée pouvait être évaluée à 200 mille soldats de première qualité, bien suffisants avec l'armée d'Italie pour accabler l'Autriche, l'empereur Alexandre ne nous apportât-il qu'un concours nul ou insuffisant. Toutefois, ce n'était plus assez pour contenir le mauvais vouloir universel du continent, car si l'Autriche seule manifestait sa haine et son désir de secouer le joug de notre domination, l'Allemagne entière commençait à éprouver contre nous une aversion profonde, et mal dissimulée, aussi bien dans les pays soumis à la Confédération du Rhin que dans tous les autres.
Napoléon voulut sur-le-champ reporter les armées d'Allemagne et d'Italie à un effectif presque égal à celui qu'elles avaient, avant les détachements qu'il venait d'en tirer. Malheureusement il pouvait les rendre égales en quantité à ce qu'elles avaient été, mais non pas en qualité, car il ne leur envoyait que des recrues en place de vieilles troupes. Cependant le fond de ces corps était si excellent, et le nombre d'hommes aguerris tel encore, qu'une addition de conscrits ne pouvait pas les affaiblir sensiblement. Il commença, en exécution de la convention passée avec la Prusse, par rapprocher du Rhin les troupes qu'il avait en Allemagne. Le 1er et le 6e corps, destinés à l'Espagne, étaient par ses ordres en marche sur Mayence, à six étapes l'un de l'autre, de manière à ne pas se faire obstacle sur la route qu'ils avaient à parcourir. Le corps du maréchal Soult fut amené sur Berlin, pour prendre la place du 1er corps, qui venait de quitter cette capitale. Le corps du maréchal Davout dut venir prendre sur l'Oder et dans la Silésie la place laissée vacante par les 6e et 5e corps, l'un dirigé, comme on l'a vu, sur Mayence, l'autre sur Bayreuth. Le général Oudinot dut avec ses bataillons d'élite quitter Dantzig, et s'acheminer vers l'Allemagne centrale. Les Polonais et les Saxons furent chargés de le remplacer à Dantzig. Ce mouvement, qui était un commencement d'exécution de la convention avec la Prusse, rendait le recrutement plus facile en abrégeant de moitié la distance.
Napoléon songea d'abord à mettre définitivement en vigueur le décret rendu l'année précédente, lequel portait chaque régiment d'infanterie à cinq bataillons. En conséquence, il résolut d'avoir quatre bataillons complets à tous les régiments de la grande armée, en laissant le cinquième, celui du dépôt, sur le Rhin. Quant à l'Espagne, il voulut que chaque régiment eût trois bataillons de guerre au corps, un quatrième à Bayonne, comme premier dépôt, un cinquième dans l'intérieur de la France, comme second dépôt. Les armées d'Italie et de Naples devaient avoir de même cinq bataillons par régiment, quatre en Italie, le cinquième en Piémont ou dans les départements du midi de la France.
Pour cela il fallut de nouveau recourir à la conscription. Il restait à prendre sur les conscriptions antérieures de 1807, 1808 et 1809, cette dernière déjà décrétée en janvier de l'année courante, environ 60 mille nommes. Napoléon voulut demander en outre celle de 1810, commençant ainsi à anticiper de plus d'une année sur les conscriptions dont il faisait l'appel. Toutefois il eut la précaution de ne disposer immédiatement que d'une partie de cette population. Ces deux levées, de 60 mille hommes pour les années 1807 à 1809, et de 80 mille pour 1810, devaient former un total de 140 mille hommes, dont 40 mille affectés à l'infanterie de la grande armée, 30 mille à celle de l'armée d'Espagne, 26 à celle d'Italie, 10 aux cinq légions de réserve, 10 enfin à celle de la garde impériale, ce qui faisait 116 mille hommes pour l'infanterie. Il en restait 14 mille pour la cavalerie, 10 mille pour l'artillerie, le génie et les équipages.
On remarquera sans doute que Napoléon levait 10 mille hommes pour la garde impériale. Cette troupe d'élite, rentrée en France, se reposait à Paris, et était généralement moins employée que les autres. Napoléon résolut d'en faire une école de guerre, en lui envoyant des jeunes gens choisis, pour qu'elle les dressât en bataillons de fusiliers. Après avoir passé un an ou deux soit à Paris, soit à Versailles dans la garde impériale, ces conscrits devaient avoir pris son esprit, sa discipline, sa belle tenue. Il n'en ordonna pas moins le recrutement ordinaire de cette garde, à vingt hommes par régiment, pris au choix sur toute l'armée, afin de maintenir son excellente composition, et de laisser ouverte cette carrière d'avancement pour les vieux soldats qui n'avaient pas une autre manière de s'élever.
Pour le moment, Napoléon n'appela que 80 mille hommes, dont 60 mille sur les conscriptions déjà décrétées, et 20 mille seulement sur celle de 1810. Il voulut même que l'on commençât par les conscrits des classes arriérées, et qu'on en acheminât sur Bayonne 20 mille, levés la plupart dans les départements du midi. Il ordonna l'envoi dans cette ville des cadres des quatrièmes bataillons, pour y entreprendre sur-le-champ l'instruction de ces conscrits, déjà robustes à cause de leur âge plus avancé, et pour y préparer ainsi le recrutement futur des corps entrant en Espagne. Grâce à cette prévoyance, la grande armée devait bientôt contenir près de 200 mille Français, sans y comprendre le cinquième corps, l'armée d'Italie 100 mille, l'armée d'Espagne 250 mille, dont 100 mille déjà établis sur l'Èbre, 110 mille en marche, et 40 mille faisant leur apprentissage militaire dans les quatrièmes bataillons.
En attendant l'exécution de ces mesures, Napoléon fit partir sur-le-champ des dépôts tout ce qui était disponible, afin de ménager de la place dans les cadres, et d'envoyer un premier contingent de recrues à tous les corps. Trois régiments de marche, un dirigé sur Berlin pour le maréchal Soult (4e corps), un sur Magdebourg pour le maréchal Davout (3e corps), un sur Dresde pour le maréchal Mortier (5e corps), furent formés et expédiés. Deux autres, l'un acheminé sur Mayence, l'autre sur Orléans, furent destinés à recruter le 1er et le 6e corps. C'était un renfort immédiat d'une douzaine de mille hommes, parfaitement instruits, pour les divers corps qui devaient ou rester en Allemagne, ou se rendre en Espagne.
Napoléon prescrivit en même temps, pour faciliter la formation à quatre bataillons de guerre des régiments restés en Allemagne, que ceux qui avaient des compagnies de grenadiers et de chasseurs à la division Oudinot, les rappelassent sur-le-champ; et pour dédommager cette division de ce qu'elle perdait, il lui fit donner les compagnies de grenadiers et de chasseurs des régiments qui étaient stationnés en France, et qui ne lui avaient encore fourni aucune de ces compagnies. C'était un mouvement extraordinaire de troupes allant et venant dans tous les sens, de jeunes et vieux soldats, les uns se dirigeant vers le Nord, les autres vers le Midi, depuis la Vistule jusqu'à l'Èbre, tous se succédant avec aussi peu de confusion que le comportaient d'aussi vastes distances et des masses d'hommes aussi considérables.
S'occupant toujours des plaisirs du soldat, et sachant que s'il ne tient pas à sa vie quand on a eu l'art de l'aguerrir, tient à en jouir pendant qu'on la lui laisse, Napoléon ordonna des fêtes brillantes pour les troupes qui traversaient la France du Rhin aux Pyrénées. Il voulut qu'à Mayence, Metz, Nancy, Reims, Orléans, Bordeaux, Périgueux, les municipalités offrissent des réjouissances toutes militaires, dont il promit secrètement de faire les frais. Il consacra à cet objet plus d'un million, pris sur le trésor de l'armée, en ayant soin de laisser aux municipalités tout le mérite de cette généreuse hospitalité. Des chansons guerrières composées par son ordre étaient chantées dans des banquets, où il n'était question que des exploits héroïques de nos armées et de la grandeur de la France, seule part qu'on laissât à la politique dans ces solennités. Là de vieux soldats partis du Niémen pour se rendre sur le Tage se rencontraient avec des enfants de dix-huit ou dix-neuf ans, quittant les bords de la Seine ou de la Loire pour ceux de l'Elbe ou de l'Oder, ayant oublié déjà le chagrin d'abandonner leur chaumière, et, au milieu de leurs adieux, se souhaitant bonne fortune dans cette aventureuse carrière de combats et de gloire. En général, ceux qui allaient au Midi étaient les plus joyeux, par la seule raison qu'ils devaient y trouver de bons vins, tant était grand l'oubli de soi-même chez ces hommes voués à une destruction presque certaine, et pour eux fort prévue.
À tous ces envois d'hommes, Napoléon ajouta d'immenses envois de matériel vers les Pyrénées. Il n'y avait rien à expédier sur le Rhin, car depuis qu'on faisait la guerre sur cette frontière, on y avait accumulé un matériel considérable, que la place de Magdebourg, devenue presque française en devenant westphalienne, avait peine à contenir, et qu'on était obligé de faire refluer vers Erfurt, vers Mayence et vers Strasbourg. Mais à Perpignan, à Toulouse, à Bayonne, presque tout était à créer, la guerre étant nouvelle au Midi, et prenant surtout des proportions aussi étendues. En conséquence, Napoléon ordonna la réunion à Bayonne d'immenses quantités de draps, toiles, cuirs, fusils, canons, tentes, marmites, grains, fourrages, bétail. Il voulut que chaque soldat, portant dans son sac trois paires de souliers, pût en trouver deux autres aux Pyrénées, accordées le plus souvent en gratification. Il commanda une fabrication extraordinaire de souliers, capotes et biscuit, persistant dans sa maxime que le soldat, avec de la chaussure, des habits et du biscuit, a l'indispensable, et qu'avec cela on peut tout faire de lui. Il prescrivit l'achat d'un grand nombre de bœufs et de mulets pour l'alimentation et les transports. Enfin il eut soin d'affecter de fortes subventions à l'entretien des routes, car elles succombaient sous les énormes charrois qui les parcouraient. Ces ordres devaient être exécutés dans la seconde moitié d'octobre, l'entrevue d'Erfurt devant en prendre la première moitié. Napoléon comptait passer l'Èbre à cette époque, marcher sur Madrid à la tête d'armées formidables, et rétablir son frère sur le trône de Philippe V.
Il fallait, pour suffire à ces vastes dépenses, des ressources tout aussi vastes. La victoire et la bonne administration y avaient pourvu d'avance; mais il n'en est pas moins vrai qu'une notable partie des trésors amassés avec tant de prévoyance, pour la fécondation du sol, pour la dotation de grandes familles, allait être détournée et dissipée. Napoléon recueillait ainsi de ses fautes en Espagne deux conséquences également fâcheuses, la dispersion de ses vieux soldats du Nord au Midi, et la dissipation des richesses créées par son habile économie. Ce budget, qu'il avait mis tant de soin à renfermer dans un chiffre de 720 millions (sauf les frais de perception qui étaient de 120, et les dépenses départementales de 30), dépassait cette proportion, pour s'élever à 800, même au delà, sans compter tout ce que continuerait à fournir l'étranger, car la grande armée était entretenue en partie sur les contributions de la Prusse. L'équilibre rompu de nouveau dans le budget de l'État. Les recettes qui, sous ce règne si paisible au dedans, allaient sans cesse croissant, venaient de fléchir dans un de leurs produits essentiels, les douanes. On avait espéré 80 millions de ce dernier produit, et il était douteux qu'on en perçût 50. C'était un premier effet des redoutables décrets de Milan, qui avaient interdit, par des moyens nouveaux et plus rigoureux, l'entrée des denrées coloniales de provenance anglaise. Les recettes diminuaient donc, tandis que les dépenses augmentaient. Il est vrai que le trésor de l'armée y devait pourvoir.
Le dernier règlement avec la Prusse promettait des ressources considérables. On avait consommé en fournitures sur les lieux environ 90 millions. On en avait dépensé 206 en argent provenant des contributions, ce qui faisait près de 300 millions tirés de l'Allemagne pour l'entretien des armées françaises. Il restait à la caisse des contributions, c'est-à-dire au trésor de l'armée, environ 160 millions, en valeurs reçues ou à recevoir prochainement, plus 140 dus par la Prusse, en tout 300 millions. Mais ces 300 millions n'étaient pas intégralement disponibles; car, indépendamment des 140 millions acquittables en lettres de change ou lettres foncières, il y avait, dans les 160 millions tenus pour comptant, 24 millions déjà versés au trésor pour solde arriérée, et 74 versés à la caisse de service sur les 84 qu'on lui devait pour l'emprunt destiné à faire cesser l'escompte des obligations des receveurs généraux. Restaient donc 62 millions immédiatement disponibles, plus une vingtaine de millions provenant de la contribution de l'Autriche, mais absorbés par quelques prêts accordés, soit à des villes, soit à l'Espagne elle-même. Ainsi les ressources présentes étaient fort limitées, puisque les 140 millions stipulés par la Prusse en lettres de change et titres fonciers ne devaient être versés que successivement, et dans un espace de dix-huit mois. Il est vrai que les recettes du trésor rentraient avec une extrême facilité, que la caisse de service regorgeait d'argent, grâce au crédit dont elle jouissait; que, d'après le règlement conclu avec la Prusse, la grande armée était soldée en entier pour toute l'année 1808, et que, si le terme des ressources pouvait se faire apercevoir, rien encore ne sentait la gêne. Napoléon n'en avait pas moins porté, par la guerre d'Espagne, un coup aussi sensible à ses finances qu'à ses armées, car les unes comme les autres allaient s'affaiblir en se divisant.
Il résultait de cette fatale guerre une charge nouvelle, que Napoléon avait voulu assumer sur lui par des raisons politiques fort controversables, et fort controversées avec son ministre du trésor, M. Mollien. Bien qu'il mît un grand soin à dérober au public la connaissance des événements d'Espagne, jusqu'à cacher même les victoires, afin de mieux laisser ignorer les défaites, on arrivait, toutefois, à les connaître, soit par les journaux anglais, dont il pénétrait toujours quelques-uns malgré la police la plus vigilante, soit par les lettres des officiers à leurs familles, écrites comme de coutume d'après les impressions exagérées du moment. On finissait ainsi par apprendre les faits principaux, et on savait qu'une armée française avait été malheureuse en Andalousie, qu'une flotte avait capitulé à Cadix, que Joseph, après être entré à Madrid, se trouvait aujourd'hui à Vittoria. Or, ce sont les résultats généraux qui importent bien plus que les détails, et, en définitive, il était généralement connu que l'entreprise essayée sur la couronne d'Espagne, au lieu d'être, comme on l'avait cru d'abord, une simple prise de possession, devenait une lutte acharnée contre une nation entière, secondée par toute la puissance des Anglais. La division des forces de la France étant une conséquence inévitable de cette nouvelle guerre, on sentait confusément que l'Empire n'était plus si fort, que ses ennemis naguère abattus pourraient relever la tête, et que tout ce qui semblait résolu pourrait être remis en question. Les intérêts, quoique souvent aveugles, ont cependant une perspicacité instinctive, qui à la longue les rend clairvoyants. Aussi, le mouvement mercantile des fonds publics, s'il ne révèle en général que les folles terreurs ou les folles espérances du jour, indique avec le temps l'opinion sage et fondée que les intérêts éclairés par la réflexion se font de l'état des choses. Or, malgré les efforts de Napoléon pour dissimuler la véritable situation des affaires d'Espagne, la sagacité éveillée de la finance démentait le langage officiel du gouvernement, et les fonds publics baissaient sensiblement. On les avait vus après Tilsit s'élever à un taux alors inconnu, celui de 94 pour la rente cinq pour cent, et s'y maintenir avec quelques légères variations, jusqu'au moment où, la barbare expédition de Copenhague amenant la coupable invasion de la Péninsule, l'espérance de la paix s'était évanouie. À cette époque les fonds étaient tombés de 94 à 80, et même à 70 après l'insurrection espagnole. C'était le jugement que les intérêts effrayés portaient eux-mêmes sur la politique de l'Empereur, et c'étaient des vérités fort dures, que sa puissance, si redoutée et si respectée, ne pouvait lui épargner. Comme il arrive toujours, au mouvement naturel des valeurs s'était joint le mouvement factice produit par la spéculation, et le taux des fonds publics tendait à tomber même au-dessous de ce qu'autorisaient des prévisions raisonnables; car, si Napoléon avait commis une grande faute, il lui était possible de la réparer encore, et de se sauver, pourvu qu'à celle-là il n'en ajoutât pas d'autres d'une nature plus grave.
Mais il n'était pas homme à reculer devant cette nouvelle espèce d'ennemis, et il résolut de lutter contre eux.—Je veux, dit-il à M. Mollien, faire une campagne contre les baissiers;—car ce triste jargon de l'agiotage était aussi connu alors qu'aujourd'hui. Il suffit, en effet, d'avoir traversé une révolution pour qu'il devienne vulgaire, l'agiotage n'ayant pas de plus vaste champ que les révolutions pour s'exercer, Napoléon voulut donc, malgré M. Mollien, dont l'esprit habitué aux procédés réguliers répugnait aux expédients, ordonner des achats extraordinaires de rentes, afin de relever les fonds publics. Il eut recours pour cela au trésor de l'armée, qu'il croyait inépuisable, comme il croyait invariable dans ses faveurs la victoire qui avait rempli ce trésor. En conséquence, il prescrivit des achats considérables pour le compte du trésor de l'armée, indépendamment des achats de la caisse d'amortissement, alors rares et peu réguliers, et pensa faire en cela une chose aussi avantageuse à l'armée qu'aux créanciers de l'État eux-mêmes. Pour l'armée, il se procurait des placements donnant un intérêt de 6 ou 7 pour cent, et pour les créanciers de l'État, il maintenait la valeur de leur gage à un taux suffisant. Il n'y avait, du reste, en se reportant aux habitudes de l'époque, pas beaucoup à reprendre à cette manière d'opérer, car alors on n'avait pas encore appris à penser que les achats de l'État doivent être constants et quotidiens comme une fonction régulière, et non accidentels comme une spéculation.
Napoléon, n'ayant pas sous la main les fonds de l'armée, ordonna à la caisse de service de faire les avances, et cette caisse avança jusqu'à 30 millions pour des achats de rentes. Il ne s'en tint pas là. Il y avait à la Banque, depuis l'émission de ses nouvelles actions, des capitaux oisifs, dont elle ne trouvait point l'emploi, l'escompte ne se développant pas en proportion du capital que Napoléon avait voulu lui constituer. Au taux de la rente, c'était un placement d'environ 7 pour 100, présentant par conséquent plus d'avantages que l'escompte lui-même. Napoléon exigea que la Banque achetât des rentes pour une forte somme; ce qu'elle fit avec docilité, et ce qui du reste était conforme à ses intérêts bien entendus comme à ceux de l'État, aucun placement ne pouvant être en ce moment aussi avantageux que celui qu'on lui prescrivait. Par ces achats combinés, exécutés résolûment, opiniâtrement, pendant un mois ou deux, les spéculateurs à la baisse furent vaincus, plusieurs même ruinés, et les fonds publics remontèrent à 80, taux auquel Napoléon attachait l'honneur de son gouvernement. Au-dessus était à ses yeux la prospérité exubérante, que ses victoires devaient bientôt rendre à l'empire; au-dessous était un signe de déclin qu'il ne voulait pas souffrir. Il décida qu'à chaque mouvement des fonds au-dessous de 80, le trésor recommencerait ses achats. Aussi, malgré toutes les tentatives des joueurs à la baisse, espèce de joueurs la pire de toutes, car elle spécule sur l'appauvrissement de la fortune publique, les cours se maintinrent par la puissance de ce singulier spéculateur, qui avait à sa disposition les ressources réunies du trésor et de la victoire. Résultat de la lutte financière de Napoléon contre les spéculateurs à la baisse. Il fut joyeux de ce succès comme d'une bataille gagnée sur les Russes ou sur les Autrichiens.—Voilà les baissiers vaincus, dit-il à M. Mollien. Ils ne s'y essayeront plus, et en attendant nous aurons conservé aux créanciers de l'État le capital auquel ils ont le droit de prétendre, car 80 est celui sur lequel je veux qu'ils puissent compter; et de plus nous aurons opéré de bons placements pour la caisse de l'armée.—Puis il fit donner quelques recettes particulières à plusieurs des vaincus de cette guerre financière. C'était toutefois un singulier symptôme, et digne d'observation, que cette lutte ouverte que les spéculateurs livraient à la politique de Napoléon, quand l'opinion inquiète se bornait encore à de sourdes rumeurs. Que n'écoutait-il cette leçon, si peu élevée qu'en fût l'origine; car la vérité est bonne et salutaire d'où qu'elle vienne!
Ces soins de tout genre avaient absorbé la fin d'août et presque tout le mois de septembre. L'entrevue d'Erfurt approchait. Dans cet intervalle, les manifestations de la diplomatie impériale avaient atteint leur but. L'Autriche, intimidée depuis le retour de Napoléon à Paris, avait notablement fléchi. Les déclarations qu'il avait faites, confirmées par l'appel des contingents allemands, la mettant en face de la guerre, lui avaient inspiré des réflexions sérieuses. Il convenait d'ailleurs à cette puissance d'ajourner ses résolutions, car à se décider pour une nouvelle prise d'armes, il valait mieux qu'elle attendît que cent mille Français eussent passé de l'Allemagne dans la Péninsule, et qu'elle eût en outre apporté un nouveau degré de perfection à ses préparatifs. Elle n'hésita donc pas à donner des explications qui pussent calmer l'irritation de Napoléon, et éloigner le moment de la rupture. Elle imputa ses armements à une prétendue réorganisation de l'armée autrichienne, commencée, disait-elle, par l'archiduc Charles, et continuée par lui avec persévérance depuis plus de deux années, ce que personne n'avait le droit de trouver ni étonnant ni mauvais. Quant à l'indulgence dont l'Angleterre avait usé dans l'Adriatique à l'égard du pavillon autrichien, elle l'expliqua non par une connivence secrète, mais par un reste de ménagement de l'Angleterre envers une ancienne alliée. Enfin, relativement à la reconnaissance du roi Joseph, elle éluda les ouvertures de la diplomatie française, en remettant de jour en jour, sous prétexte de n'avoir pu encore fixer l'attention de l'empereur François sur ce grave sujet.
Napoléon ne se méprit point sur le sens et la sincérité des réponses de l'Autriche. Mais il vit clairement à son langage qu'elle n'agirait pas cette année, et qu'il aurait le temps de faire une campagne prompte et vigoureuse au delà des Pyrénées. C'était d'ailleurs à Erfurt qu'il allait s'en assurer définitivement. Réponse de la Prusse. La Prusse avait ratifié avec empressement la convention d'évacuation, même les articles secrets qui limitaient d'une manière si étroite son état militaire, mais elle demandait comme faveur insigne des délais plus longs pour l'acquittement des 140 millions restant encore à solder. Elle espérait les obtenir de l'intervention personnelle et directe de l'empereur Alexandre à Erfurt; car tout le monde espérait ou craignait quelque chose de cette fameuse entrevue, annoncée dans l'Europe entière, et devenue l'objet de tous les entretiens. Les uns la niaient, les autres l'affirmaient, chacun suivant ses désirs. D'autres y ajoutaient des souverains tels que le roi de Prusse, ou l'empereur d'Autriche, qui n'y avaient pas été invités; car, en dehors des souverains de France et de Russie, on n'avait appelé ou accueilli dans leur désir d'y être admis, que les princes dont on attendait des hommages et un accroissement d'éclat.
Au milieu de ces discours contradictoires des curieux et des oisifs, ce qu'il y avait de vrai, c'est qu'en effet l'entrevue allait avoir lieu le 27 septembre à Erfurt, à quelques lieues de Weimar. L'empereur Alexandre, après l'avoir tant souhaitée, ne pouvait la refuser quand on la lui offrait. Ses affaires la lui permettaient d'ailleurs, et la lui commandaient même, car les choses commençaient à se passer mieux en Finlande, les Anglais avaient quitté la Baltique, et les événements se précipitaient en Orient. Il avait donc accepté avec joie l'occasion offerte de revoir Napoléon, et d'obtenir enfin de lui la réalisation de tout ou partie de ses vœux les plus chers. M. de Romanzoff, plus ardent que lui, s'il était possible, à poursuivre l'accomplissement des mêmes désirs, avait approuvé tout autant que son maître cette importante entrevue, et devait l'y accompagner. Personnages que l'empereur Alexandre amène à Erfurt. Outre M. de Romanzoff, Alexandre avait résolu d'amener avec lui son frère, le grand-duc Constantin, à titre de militaire, puis le premier officier de son palais, M. de Tolstoy, frère de l'ambassadeur de Russie à Paris, et avec ces deux personnages quelques aides de camp. Il avait voulu, pour se faciliter les relations avec la cour impériale de France, que M. de Caulaincourt, qu'il avait contracté l'habitude de voir tous les jours et d'entretenir sans aucune gêne, vînt à Erfurt. Alexandre veut être autorisé, en passant à Kœnigsberg, à donner quelques consolations au roi et à la reine de Prusse. Il n'avait demandé avant de se mettre en route qu'une chose, c'était qu'on lui fournît le moyen, en passant à Kœnigsberg, de dire encore quelques paroles consolantes aux souverains ruinés et profondément malheureux de la Prusse. La convention d'évacuation, tout en les satisfaisant fort, sous le rapport de la délivrance de leur territoire, les désolait quant aux exigences pécuniaires. Or, Alexandre avait cette faiblesse, tenant du reste à un bon sentiment, de vouloir toujours dire à ceux qu'il voyait ce qui leur était agréable à entendre. Il en éprouvait particulièrement le besoin vis-à-vis du roi et de la reine de Prusse, dont l'infortune était pour lui un reproche continuel. Il insista donc pour être autorisé à faire en passant à Kœnigsberg quelques nouvelles promesses d'allégement, auxquelles M. de Caulaincourt, dépourvu d'instructions sur ce sujet, n'accéda qu'avec beaucoup de timidité et de ménagement; et, cela obtenu, il disposa tout pour être rendu le 27 septembre à Erfurt, en restant un jour seulement auprès de la malheureuse cour de Prusse.
À Saint-Pétersbourg, le parti hostile à la politique de l'alliance, fort joyeux des difficultés que la France rencontrait en Espagne, faisant argument de celles que la Russie rencontrait en Finlande, et déplorant avec affectation les souffrances du commerce russe, blâmait amèrement l'entrevue d'Erfurt. Opposition à Saint-Pétersbourg à l'entrevue d'Erfurt. Après les indignités de Bayonne, disait ce parti, aller si loin en visiter l'auteur, s'aboucher avec lui, sans doute pour ratifier tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il ferait encore, était une conduite peu honorable. Le représentant de l'Autriche surtout s'était permis à cet égard des libertés de langage qu'il avait fallu réprimer. La cour de l'impératrice mère ne s'était contenue qu'à moitié, mais s'était contenue, devant l'expression formelle de la volonté d'Alexandre. Cependant au dernier moment l'impératrice mère, éclatant à la vue des dangers de son fils, auxquels elle semblait croire, avait adressé des reproches violents à M. de Romanzoff, lui disant qu'il conduisait Alexandre à sa perte, et qu'il arriverait peut-être à Erfurt de l'empereur de Russie ce qui était arrivé à Bayonne des malheureux souverains de l'Espagne. Enfin elle n'avait pu s'empêcher d'exprimer ses appréhensions à l'empereur lui-même, qui l'avait rassurée plutôt comme un fils reconnaissant que comme un maître absolu, blessé de ce qu'on jugeât si mal ses démarches et les conséquences qu'elles pouvaient avoir. Des suppositions aussi étranges prouvaient deux choses: l'aveuglement des vieilles cours, et la force que Napoléon avait rendue à leurs préjugés par sa conduite à Bayonne.
Alexandre ne tint aucun compte de ces craintes, partit de Saint-Pétersbourg avec son frère et quelques aides de camp (il s'était fait précéder par MM. de Romanzoff et de Caulaincourt), et courut la poste en voyageant avec autant de simplicité que de célérité. Il avait été convenu que Napoléon, étant chez lui à Erfurt, se chargerait des soins matériels de cette grande représentation, et qu'Alexandre n'aurait à y transporter que sa personne et celle de ses officiers. Il voyageait avec une simple calèche, plus vite que les courriers les plus pressés. Il s'arrêta le 18 septembre à Kœnigsberg, parut s'apitoyer beaucoup sur les malheurs de ses anciens alliés, presque réduits à vivre dans l'indigence à l'une des extrémités de leur royaume, et repartit immédiatement pour Weimar.
Partout où il y avait des troupes françaises, un accueil des plus brillants était préparé au jeune czar. Les corps d'armée étaient sous les armes dans leur plus belle tenue, criant: Vive Alexandre! Vive Napoléon! Alexandre les passait en revue, les félicitait de leur aspect militaire qui répondait à leur valeur, et les charmait par sa grâce infinie. Napoléon lui avait envoyé le maréchal Lannes, devenu duc de Montebello, pour le recevoir aux limites de la Confédération du Rhin, lesquelles s'étendaient jusqu'à Bromberg. Alexandre avait comblé de caresses et entièrement séduit ce vieux militaire, qui, quoique fort entêté dans ses sentiments révolutionnaires, n'en était pas moins très-sensible aux témoignages éclatants et mérités qui descendaient sur lui du haut des trônes.
Alexandre arriva le 25 septembre à Weimar, voulant résider dans cette cour de famille jusqu'au 27, jour assigné pour la réunion à Erfurt.
Napoléon de son côté avait quitté Paris, précédé, entouré et suivi de tout ce qu'il y avait de plus grand dans son armée et dans sa cour. M. de Talleyrand était l'un des personnages qu'il avait dépêchés en avant, pour donner au langage, à l'attitude de tout le monde, la direction qu'il lui convenait d'imprimer. Quoique déjà mécontent de quelques propos de M. de Talleyrand sur les affaires d'Espagne, dont celui-ci cherchait à se séparer depuis qu'elles tournaient mal, Napoléon avait voulu l'avoir pour se servir de lui au besoin dans diverses communications délicates, auxquelles M. de Champagny n'était pas propre. Une grande quantité de généraux, de diplomates étaient du voyage. L'Allemagne s'était fait représenter par une foule de princes couronnés. Affluence de princes à Erfurt. Spectacle que présente un moment cette petite ville ecclésiastique. Dès le 26, le roi de Saxe s'était empressé de paraître à Erfurt. Cette petite ville d'Erfurt, ancienne possession d'un prince ecclésiastique, habituée, comme Weimar, et plusieurs autres capitales studieuses de l'Allemagne, à un calme inaltérable, était devenue le lieu le plus animé, le plus brillant, le plus peuplé de soldats, d'officiers, d'équipages, de serviteurs à livrée. On y rencontrait comme de simples promeneurs des rois, des princes, de très-grands seigneurs de l'ancien et du nouveau régime. Napoléon y avait expédié d'avance tout ce qu'il fallait pour cacher sous des plaisirs élégants et magnifiques le sérieux des affaires. Arrivée de Napoléon à Erfurt le 27 septembre. Il y arriva le 27 septembre, à 10 heures du matin. Après avoir reçu les autorités civiles et militaires accourues de tous les environs, puis les diplomates de l'Europe, les potentats de la Confédération du Rhin, le roi de Saxe, il sortit d'Erfurt à cheval, vers le milieu du jour, entouré d'un immense état-major, pour aller à la rencontre de l'empereur Alexandre, qui venait de Weimar en voiture découverte. Première rencontre des deux empereurs sur la route de Weimar à Erfurt. Weimar est à quatre ou cinq lieues d'Erfurt. Napoléon rencontra son allié à deux lieues. En apercevant la voiture qui le transportait, il fit prendre le galop à son cheval comme pour mieux témoigner son empressement. Arrivés l'un près de l'autre, les deux empereurs mirent pied à terre, s'embrassèrent cordialement, et avec tous les signes d'un extrême plaisir à se revoir: plaisir sincère du reste; car, outre qu'ils avaient grand besoin de conférer de leurs affaires, ils se plaisaient réciproquement. Des chevaux avaient été préparés pour Alexandre et sa suite; les deux empereurs rentrèrent donc à cheval, marchant l'un à côté de l'autre, s'entretenant avec une véritable effusion, se demandant des nouvelles de leurs familles, comme si ces familles de même origine s'étaient jadis connues et aimées, charmant enfin par leur aspect les populations accourues des pays environnants, avides de les voir, et heureuses de les trouver si bien d'accord, car c'était pour elles un gage qu'elles ne reverraient plus ces formidables armées qui deux ans auparavant, à la même époque et dans les mêmes lieux, ravageaient leurs belles campagnes.
Arrivé à Erfurt, Napoléon présenta à l'empereur Alexandre tous les personnages admis à cette entrevue, en commençant par les rois et princes, et le reconduisit ensuite au palais qu'il lui avait destiné. C'était chez Napoléon qu'on devait dîner tous les jours, puisque c'était lui qui offrait l'hospitalité au souverain du Nord. Le soir, s'assirent autour d'un festin splendide Napoléon, Alexandre, le grand-duc Constantin, le roi de Saxe, le duc de Weimar, le prince Guillaume de Prusse, la foule enfin des princes régnants, des personnages titrés, civils et militaires. La ville fut illuminée, et on assista à une représentation de Cinna, donnée par les acteurs tragiques les plus parfaits que la France ait jamais possédés. La clémence habile du fondateur d'empire désarmant les partis, les rattachant à son pouvoir, était le spectacle par lequel Napoléon voulait que commençassent les représentations de la tragédie française.
Il était convenu qu'au milieu de ces fêtes on prendrait le matin, le soir, dans le cabinet ou à la promenade, le temps de s'entretenir en liberté des graves intérêts qu'il s'agissait de régler. Le parti de Napoléon, en venant à Erfurt, était pris sur les objets essentiels qui allaient être traités dans l'entrevue, et il avait son plan arrêté d'avance. Sur l'Orient d'abord, il était revenu de toute idée de partage, ayant senti, après quelques discussions auxquelles il s'était prêté par complaisance, qu'il lui était impossible de s'entendre avec la Russie à ce sujet. Renonciation à toute idée de partage relativement à l'empire turc, et don immédiat à la Russie des provinces du Danube. S'il ne donnait Constantinople, il ne donnait rien, accordât-il l'empire turc tout entier; car pour Alexandre et M. de Romanzoff, la question consistait uniquement dans la possession des deux détroits. Et s'il donnait Constantinople, il donnait cent fois trop; il donnait l'avenir de l'Europe, il donnait enfin une conquête dont l'éclat effacerait toutes les siennes. Mais il avait aperçu qu'en payant comptant, si l'on peut s'exprimer ainsi, en sacrifiant sur-le-champ une partie du territoire turc que la Russie ambitionnait avec passion, il lui causerait un plaisir assez grand pour la satisfaire et se l'attacher complétement dans l'occurrence actuelle. Or, cela suffisait aux desseins de Napoléon.
Ainsi, à un rêve magnifique, mais dangereux pour l'Europe, substituer une réalité restreinte, mais immédiate, était pour cette fois son plan de séduction à l'égard de la Russie. Tout ce que l'empereur Alexandre et M. de Romanzoff avaient dit depuis plusieurs mois prouvait que, malgré l'exaltation de leurs espérances, ils se départiraient sans trop de peine de la prétention de partager l'empire turc, vu la difficulté de se mettre d'accord, moyennant qu'on leur abandonnât tout de suite et définitivement une portion de territoire à leur convenance, cette portion de territoire étant située sur le Danube. C'était, sans doute, une concession grave à l'ambition russe, mais la moins dangereuse de toutes celles qu'on pouvait faire, fâcheuse surtout pour l'Autriche, des déplaisirs de laquelle on n'avait guère à s'inquiéter, et devenue inévitable quand on s'était créé de si grands embarras en Espagne. Dans la position où nous avaient mis les derniers événements, ce sacrifice était indispensable, et, réduit à certaines proportions, il ne dépassait pas assurément, il n'égalait même pas les avantages que la France obtenait de son côté.
En retour, Napoléon voulait exiger de la Russie une alliance intime, pour la paix comme pour la guerre, un concours absolu d'efforts contre l'Autriche et l'Angleterre. Ce concours était immanquable, du reste; car Napoléon, en concédant la Valachie et la Moldavie à la Russie, se décidait à un don qui brouillait inévitablement Alexandre avec l'Autriche et l'Angleterre. Dès lors, puisqu'on allait se brouiller avec elles pour cette cause essentielle, il fallait s'entendre à l'avance pour leur tenir tête, et l'alliance offensive et défensive s'ensuivait immédiatement.
Napoléon avait donc, en se résignant à la cession des provinces danubiennes, le moyen presque infaillible de faire aboutir la conférence d'Erfurt à la fin qu'il désirait. Son plan bien arrêté, il ne lui était pas difficile, avec son art profond d'entraîner et de dominer les hommes quand il voulait s'y appliquer, d'amener Alexandre à ses vues.
Les premiers moments ayant été consacrés aux protestations d'usage, les deux souverains s'abordèrent vivement sur les grands sujets qui les occupaient. Alexandre recommença ses discours habituels touchant la convenance et la nécessité d'unir les deux empires. Dire d'Alexandre. Il affirma de nouveau que toute jalousie était éteinte dans son cœur, mais que la France venait de recevoir d'immenses agrandissements, et que, s'il désirait quelques compensations au profit de la Russie, c'était moins pour lui que pour sa nation, à laquelle il fallait faire tolérer les grands changements opérés en Occident. Des événements si étranges de Bayonne, de l'occupation si brusque de Rome, il proféra à peine un mot, se bornant à dire que les princes d'Espagne, que le pontife romain n'étaient que de tristes personnages, qui méritaient leur sort par leur incapacité, et s'étaient, par leur aveuglement, rendus incompatibles avec l'état actuel des choses en Europe. Toutefois, ajoutait Alexandre, il fallait avoir compris aussi bien que lui le système de Napoléon pour admettre avec autant de facilité les catastrophes dont on venait de rendre le monde témoin; et il fallait qu'à l'Orient aussi de notables changements attirassent l'attention des Russes, afin de la détourner de ceux qui s'accomplissaient en Occident. Quant aux ennemis de la France, Alexandre déclara qu'il les prenait tous pour siens; car, suivant le vœu de Napoléon, il s'était mis en guerre avec l'Angleterre; et relativement à l'Autriche, il ne lui restait presque rien à faire pour devenir son adversaire déclaré, puisqu'il était prêt, pour la contenir, à employer les manifestations les plus imposantes et les plus décisives, et, si ces manifestations ne suffisaient pas, à passer des paroles aux actes, c'est-à-dire à la guerre, sous une condition cependant, c'est qu'on laisserait à la cour de Vienne le tort de l'agression sans le prendre pour soi.
Napoléon répondit à ces protestations de dévouement avec toute l'effusion possible, et par l'exposition de vues exactement pareilles. Il exprima de son côté la résolution de se prêter à tous les accroissements raisonnables de la Russie, mais il se retrancha sur l'impossibilité de s'entendre à l'égard de certains projets, et sur les embarras dans lesquels étaient actuellement engagés les deux empires, embarras qui leur conseillaient de ne pas tenter en ce moment de trop grands remaniements territoriaux, car il y en avait, certes, d'assez grands d'opérés dans le monde, sans y en ajouter de prodigieux, comme de partager l'empire turc, par exemple, et surtout de le partager tout entier. Examinant dans leur détail les projets qui avaient tant agité l'esprit d'Alexandre et de M. de Romanzoff, Napoléon discuta successivement les divers plans de partage proposés, et, pour amener plus facilement l'empereur Alexandre à ses vues, se montra, ce qu'il avait toujours été, péremptoire sur l'article de Constantinople, c'est-à-dire sur la possession des détroits, et ne laissa pas la moindre espérance d'une concession à ce sujet. Ensuite, il exposa la difficulté pour la Russie elle-même de se livrer sur-le-champ à l'exécution d'une telle entreprise. L'Autriche n'y accéderait certainement pas, quelques offres qu'on lui fît, et elle aimerait mieux une lutte désespérée qu'un partage de l'empire turc. L'Angleterre, l'Autriche, la Turquie soulevée jusque dans ses fondements, l'Espagne, une partie de l'Allemagne, s'uniraient pour combattre une dernière fois contre ce remaniement du monde entier. Était-ce bien l'heure que devaient choisir les deux empires pour une œuvre aussi gigantesque? La Russie rencontrait des obstacles dans la Finlande, qui, comme l'Espagne, avait paru au premier abord si facile à soumettre. Elle avait une armée sur le Danube, suffisante sans doute pour tenir tête aux Turcs, mais non dans le cas d'un soulèvement national de leur part; il lui restait enfin très-peu de forces vis-à-vis de l'Autriche. Il faudrait donc que Napoléon à lui seul fît face à l'Autriche, à l'Angleterre, à l'Espagne, aux portions de l'Allemagne qui essayeraient de s'agiter. Il le pouvait sans nul doute, car il se trouvait en mesure d'accabler tous ses ennemis; mais était-il sage d'entreprendre autant à la fois, et pourquoi d'ailleurs? Pour un but chimérique à force d'être vaste, et sur lequel les deux empires ne pouvaient pas parvenir à s'entendre eux-mêmes. N'y avait-il pas quelque chose de plus simple, de plus pratique, de plus certainement satisfaisant? Ne pouvait-on, par exemple, convenir de quelques acquisitions, très-indiquées d'avance, qu'il ne serait pas difficile de faire admettre par la diplomatie européenne, même sans sortir des moyens pacifiques, et qui constitueraient déjà le plus brillant, le plus inespéré des résultats pour la Russie? Si elle obtenait, par exemple, à la suite des événements du temps, la Finlande, la Moldavie, la Valachie, n'aurait-elle pas égalé sous le règne d'Alexandre les plus beaux règnes, les plus féconds en agrandissements territoriaux? Quant à la France, elle ne voulait plus rien désormais. L'Espagne à Joseph, le pouvoir temporel aux Français dans Rome, comblaient tous ses désirs. Elle ne voulait pas un seul changement territorial de plus. Pour le prouver elle allait distribuer aux princes de la Confédération du Rhin les territoires allemands qui lui restaient du démembrement de la Prusse. Ses frontières naturelles lui suffisaient, et l'Espagne même, dont elle venait de s'emparer, n'était pas une acquisition territoriale, mais un complément de son système fédératif, puisque, après tout, l'Espagne demeurait indépendante et séparée sous un prince de la maison Bonaparte, au lieu de l'être sous un prince de la maison de Bourbon. Or, tous ces avantages, pour la Russie comme pour la France, il n'était pas impossible de les obtenir par la diplomatie, et, par un dernier effort militaire, des Russes en Finlande, des Français en Espagne. N'était-il pas probable, en effet, que l'Europe, fatiguée de tant d'agitations, aimerait mieux, en présence des deux empires fortement unis, finir par la paix que par la guerre? Et la paix, après avoir assuré à la Russie la Finlande, la Valachie, la Moldavie, après avoir assuré à la France le complément de son système fédératif par la soumission de l'Espagne au roi Joseph, la paix était certainement un dénoûment bien beau et bien acceptable, et qui remplirait de joie l'univers épuisé. Mais si la paix, à ces conditions, était impossible, les deux empires pourraient, après en avoir fini, l'un avec la Finlande, l'autre avec l'Espagne, s'engager dans l'avenir inconnu, immense, qui s'ouvrait pour eux en Orient, et ils s'y engageraient plus libres de leurs mouvements, plus maîtres de leurs moyens. D'ailleurs, Alexandre, Napoléon étaient jeunes, ils avaient le temps d'attendre, et de remettre à plus tard leurs vastes projets sur l'Orient!
La situation étrange, qui plaçait ainsi en présence les deux souverains d'Orient et d'Occident pour y traiter de tels sujets, une fois admise, rien n'était plus sage qu'un pareil système. Achever ce qu'on avait commencé avant de se livrer à de nouvelles entreprises, était une prudence qu'un premier revers inspirait à Napoléon, et qu'un peu de fatigue de la guerre contribuait aussi à lui rendre agréable. Plût au ciel qu'il eût été plus sensible à ces premières leçons de la fortune!
Ce n'est pas en un seul entretien, mais dans plusieurs, que Napoléon et Alexandre purent se dire toutes ces choses. Quant à Alexandre, dès qu'on lui refusait Constantinople, il n'y avait plus rien qui fût de nature à lui plaire dans le partage de l'empire turc. Ajourner cette immense question, qui contenait le sort du vieil univers, l'ajourner à des temps où la Russie aurait moins à compter avec l'Occident, était tout ce qui restait à faire. Les réalités substituées aux chimères pour gagner l'empereur Alexandre. Mais à la place de ces projets gigantesques, et beaucoup trop chimériques, substituer une réalité, telle que le don des provinces du Danube, pourvu que ce ne fût plus une vaine promesse, mais un don certain, immédiat, avait aussi de quoi satisfaire le czar; et à tout prendre, dans ses moments de bon sens, il sentait lui-même que c'était ce qui lui convenait le mieux, car, dans ce cas, il n'y avait rien à donner à la France sur les rivages d'Orient, ni l'Albanie, ni la Morée, ni la Thessalie, ni la Macédoine, ni la Syrie, ni l'Égypte. Le vieux et débile empire des sultans demeurait comme une proie toujours préparée pour le moment où l'on pourrait la dévorer, et quant à présent on recevait un don réel, qu'en tout autre temps qu'un temps de prodiges on aurait jugé magnifique, qui ne devait entraîner aucun regret, qui n'était payé d'aucune compensation fâcheuse, puisque, après tout, que l'Espagne appartînt à la maison de Bourbon ou à la maison Bonaparte, cela importait sans doute à l'Angleterre, mais nullement à la Russie.
Alexandre pouvait donc accéder aux nouvelles vues de Napoléon, et y trouver encore d'amples satisfactions. Le merveilleux n'y était plus, il est vrai, et, avec une imagination comme celle de ce jeune souverain, le merveilleux était fort à regretter. Le résultat le plus positif, sans un peu de merveilleux, allait manquer de charme pour lui, et l'alliance française courait risque de devenir l'une de ces vives amitiés sur lesquelles il était si prompt à se refroidir. Toutefois il y avait quelque chose qui auprès du jeune empereur était capable de suppléer au prestige de tous les plans de partage: c'était la réalisation instantanée de ses désirs. Ces désirs avaient la vivacité des appétits de la jeunesse, qui veulent être satisfaits sur-le-champ. Son vieux ministre, M. de Romanzoff, arrivé à l'autre extrémité de la vie, avait toute l'ardeur juvénile des désirs de son maître. Il désirait aussi, il désirait tout de suite, sans un jour de délai dans l'accomplissement de ses vœux, comme s'il avait craint à son âge de ne pas avoir le temps de jouir de sa gloire, gloire en effet bien belle pour un ancien disciple de Catherine, que de procurer à l'empire russe les bouches du Danube. Le charme donc que Napoléon devait substituer à celui du merveilleux, c'était le charme de la promptitude. Il fallait donner, donner sur-le-champ, pour que le don eût son véritable prix.