Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 09 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le coup de foudre qui avait frappé Cordoue avait à la fois terrifié et exaspéré les Espagnols. Mais la haine dépassant de beaucoup la terreur, ils avaient bientôt dans toute l'Andalousie formé le projet de se réunir en masse pour accabler le général Dupont, et venger sur lui le sac de Cordoue, qu'ils dépeignaient partout des plus sombres couleurs. On racontait jusque dans les moindres villages le massacre des femmes, des enfants, des vieillards, le viol des vierges, la profanation des lieux saints; assertions horriblement mensongères, car, si la confusion avait été un moment assez grande, le pillage avait été peu considérable, et le massacre nul, excepté à l'égard de quelques insurgés pris les armes à la main. Ce ne fut qu'un cri néanmoins dans toute l'Andalousie contre les Français, déjà bien assez détestés sans qu'il fût besoin, par de faux récits, d'augmenter la haine qu'ils inspiraient. On jura de les massacrer jusqu'au dernier, et, autant qu'on le put, on tint parole.
À peine nos troupes avaient-elles franchi la Sierra-Morena, sans laisser presque aucun poste sur leurs derrières, à cause de leur petit nombre, que des nuées d'insurgés, chassés de Cordoue, s'étaient répandus sur leur ligne de communication, occupant les défilés, envahissant les villages qui bordent la grande route, et massacrant sans pitié tout ce qu'ils trouvaient de Français voyageurs, malades ou blessés. Le général René fut ainsi assassiné avec des circonstances atroces. À Andujar les révoltés de Jaen, profitant de notre départ, envahirent la ville, et massacrèrent tout un hôpital de malades. La femme du général Chabert, sans l'intervention d'un prêtre, eût été assassinée. Au bourg de Montoro, situé entre Andujar et Cordoue, eut lieu un événement digne des cannibales. On avait laissé un détachement de deux cents hommes pour garder une boulangerie qui était destinée à fabriquer le pain de l'armée, en attendant qu'elle fût entrée dans Cordoue. La veille même du jour où elle allait y entrer, et par conséquent avant les prétendus ravages qu'elle y avait commis, les habitants des environs, les uns venus de la Sierra-Morena, les autres sortis des bourgs voisins, se jetèrent à l'improviste, et en nombre considérable, sur le poste français, et l'égorgèrent tout entier avec un raffinement de férocité inouï. Ils crucifièrent à des arbres quelques-uns de nos malheureux soldats. Ils pendirent les autres en allumant des feux sous leurs pieds. Ils en enterrèrent plusieurs à moitié vivants, ou les scièrent entre des planches. La plus brutale, la plus infâme barbarie n'épargna aucune souffrance à ces infortunées victimes de la guerre. Cinq ou six soldats, échappés par miracle au massacre, vinrent apporter à l'armée cette nouvelle, qui la fit frémir, et ne la disposa point à la clémence. La guerre prenait ainsi un caractère atroce, sans changer toutefois le cœur de nos soldats, qui, la chaleur du combat passée, redevenaient doux et humains comme ils avaient coutume d'être, comme ils ont été dans toute l'Europe, qu'ils ont parcourue en vainqueurs, jamais en barbares.
Le général Dupont, établi à Cordoue, profitant des ressources de cette grande ville pour refaire son armée, pour réparer son matériel, mais n'ayant qu'une douzaine de mille hommes, dont plus de deux mille Suisses sur lesquels il ne pouvait pas compter, n'était guère en mesure de s'avancer en Andalousie avant la jonction des divisions Vedel et Frère, restées, l'une à Tolède, l'autre à l'Escurial. Il les avait réclamées avec instance, et il comptait bien, avec ce renfort de dix à onze mille hommes d'infanterie, ce qui eût porté son corps à vingt-deux mille au moins, traverser l'Andalousie en vainqueur, éteindre le foyer brûlant de Séville, ramener au roi Joseph le général Castaños et les troupes régulières, pacifier le midi de l'Espagne, sauver l'escadre française de l'amiral Rosily, et déjouer ainsi tous les projets des Anglais sur Cadix. Il attendait donc avec impatience les renforts demandés, ne doutant guère de leur arrivée prochaine, après les dépêches qu'il avait écrites à Madrid. Restait à savoir néanmoins si ces dépêches parviendraient, tous les anciens bandits de la Sierra-Morena en étant devenus les gardiens, et égorgeant les courriers sans en laisser passer un seul.
Mais tandis que le général Dupont, entré le 7 juin à Cordoue, attendait des renforts, le soulèvement de l'Andalousie prenait plus de consistance. Les troupes de ligne, au nombre de 12 à 15 mille hommes, se concentraient autour de Séville. Les nouvelles levées, quoique moins nombreuses qu'on ne l'avait espéré, s'organisaient cependant, et commençaient à se discipliner. Les unes étaient introduites dans les rangs de l'armée pour en grossir l'effectif, les autres étaient formées en bataillons de volontaires. On les armait, on les instruisait. Le temps était ainsi tout au profit de l'insurrection qui préparait ses moyens, et au désavantage de l'armée française, dont la situation empirait à chaque instant; car, indépendamment de la non-arrivée des renforts, la chaleur, sans cesse croissante, augmentait la quantité des malades, et affectait notablement le moral des soldats. En même temps notre flotte courait de grands dangers à Cadix.
L'agitation, depuis le massacre de l'infortuné Solano, n'avait cessé de s'accroître dans cette ville, où dominait la plus infime populace. Le nouveau capitaine général, Thomas de Morla, cherchait à se maintenir en flattant la multitude, et en lui permettant chaque jour la somme d'excès qui pouvait la satisfaire. Tout de suite après avoir égorgé le capitaine général Solano, cette multitude s'était mise à demander la destruction de notre flotte et le massacre des matelots français. La populace de Cadix demande la destruction de la flotte française. C'était chose naturelle à désirer, mais difficile à exécuter contre cinq vaisseaux français et une frégate, montés par trois à quatre mille marins échappés à Trafalgar, et disposant de quatre à cinq cents bouches à feu. Ils auraient incendié les escadres espagnoles et tout l'arsenal de Cadix avant de laisser monter un seul homme à leur bord. Ajoutez que, placés à l'entrée de la rade de Cadix, près de la ville, mêlés à la division espagnole qui était en état d'armement, ils pouvaient la détruire, et accabler la ville de feux. Il est vrai qu'on aurait appelé les Anglais, et que nos marins auraient succombé sous les feux croisés des forts espagnols et des vaisseaux anglais; mais ils seraient morts cruellement vengés d'alliés aveuglés et d'ennemis barbares.
Thomas de Morla, qui appréciait mieux cette position que le peuple de Cadix, n'avait pas voulu s'exposer à de telles extrémités, et il avait, avec son astuce ordinaire, entrepris de négocier. Il avait proposé à l'amiral Rosily de se mettre un peu à l'écart, en s'enfonçant dans l'intérieur de la rade, de laisser la division espagnole à l'entrée, de manière à séparer les deux escadres et à prévenir les collisions entre elles, de confier ainsi aux Espagnols seuls le soin de fermer Cadix aux Anglais; ce qu'on était résolu à faire, disait-on; car, tout en stipulant une trêve avec ceux-ci, on affectait de ne pas vouloir leur livrer les grands établissements maritimes de l'Espagne. On persistait, en effet, à refuser le secours des cinq mille hommes de débarquement qu'ils avaient offert. Convention de l'amiral Rosily avec le capitaine général Thomas de Morla, en vertu de laquelle la flotte française se cantonne au fond de la rade. L'amiral Rosily, qui attendait à chaque instant l'arrivée du général Dupont qu'il savait en marche, avait accepté ces conditions, se croyant certain, sous peu de jours, d'être maître du port et de l'établissement de Cadix. En conséquence, il avait fait cesser le mélange de ses vaisseaux avec les vaisseaux espagnols, et pris position dans l'intérieur de la rade, dont la division espagnole avait continué d'occuper l'entrée.
C'est ainsi que s'étaient écoulés les premiers jours de juin, temps que le général Dupont avait employé à s'emparer de Cordoue. Mais bientôt l'amiral Rosily s'était aperçu que les ménagements apparents du capitaine général Thomas de Morla n'étaient qu'un leurre afin de gagner du temps, et de préparer les moyens d'accabler la flotte française dans l'intérieur de la rade, sans qu'il pût en résulter un grand mal pour Cadix et son vaste arsenal.
Pour se faire une idée de cette situation, il faut savoir que la rade de Cadix, semblable en cela à celle de Venise et à toutes celles de la Hollande, est composée de vastes lagunes qui ont été formées par les alluvions du Guadalquivir. Au milieu de ces lagunes on a pratiqué des bassins, des canaux, des chantiers, de superbes magasins, et on a profité d'un groupe de rochers, placé à quelque distance en mer, et lié à la terre par une jetée, pour former une immense rade, et pour la fermer. C'est sur ce groupe de rochers que la ville de Cadix est construite. C'est du haut de ce groupe qu'elle domine la rade qui porte son nom, et que, croisant ses feux avec la basse terre de Matagorda située vis-à-vis, elle en rend l'entrée impossible aux flottes ennemies. La rade s'ouvre à l'ouest, et à l'est s'étend un vaste enfoncement, qui communique par des passes et des canaux avec les grands établissements connus sous le nom général d'arsenal de la Caraque. Il y a de cette entrée, dont Cadix a la garde, à la Caraque, une distance de trois lieues. Les feux sont très-nombreux près de l'entrée, dans le but d'écarter l'ennemi. Mais en s'enfonçant dans l'intérieur, et au milieu des lagunes dont on s'est servi pour creuser les bassins, l'impossibilité d'y pénétrer a dispensé de prodiguer les défenses et les batteries.
En voyant les mortiers, les obusiers amenés à grand renfort de bras dans toutes les batteries qui avaient action sur le milieu de la rade, en voyant, équiper des chaloupes canonnières et des bombardes, l'amiral Rosily ne douta plus de l'objet de ces préparatifs, et il forma le projet, à la pleine lune, lorsque les marées seraient plus hautes, de profiter du tirant d'eau pour se jeter avec ses vaisseaux tout armés dans les canaux aboutissant à la Caraque. Il devait y être à l'abri des feux les plus redoutables, en mesure de se défendre long-temps, et de beaucoup détruire avant de succomber. Mais il aurait fallu pour cela des vents d'ouest, et les vents d'est soufflèrent seuls. Il fut donc obligé de suspendre l'exécution de son projet. Bientôt d'ailleurs la prévoyance des officiers espagnols vint rendre cette manœuvre impossible. Ils coulèrent dans les passes conduisant à la Caraque de vieux vaisseaux; ils placèrent à l'ancre une ligne de chaloupes canonnières et de bombardes qui portaient de la très-grosse artillerie. Ils en firent autant du côté de Cadix, où ils établirent une autre ligne de canonnières et de bombardes, et coulèrent encore de vieux vaisseaux. L'escadre se trouvait ainsi enfermée dans le centre de la rade, fixée dans une position d'où elle ne pouvait sortir, exposée tant aux feux de terre qu'à ceux des chaloupes canonnières, et privée des moyens de se transporter là où elle aurait pu causer le plus de mal.
Le 9 juin, tous ces préparatifs étant achevés, M. de Morla, ne se donnant plus la peine de parlementer, fit commencer le feu contre l'escadre de l'amiral Rosily. Vingt et une chaloupes canonnières et deux bombardes du côté de la Caraque, vingt-cinq canonnières et douze bombardes du coté de Cadix, se mirent à tirer sur nos vaisseaux. Le Prince-des-Asturies, destiné à devenir français, avait été rapproché de la ligne des canonnières du côté de Cadix, afin de leur servir d'appui. Les batteries de terre, couvertes de forts épaulements qui les mettaient à l'abri de nos projectiles, ajoutaient à tous ces feux celui de 60 pièces de canon de gros calibre, et de 49 mortiers. Sous une grêle de boulets et de bombes, nos cinq vaisseaux et la frégate qui complétait la division se comportèrent avec un sang-froid et une vigueur dignes des héros de Trafalgar. Horrible canonnade continuée pendant deux jours. Malheureusement l'état de la marée ne leur permettait pas de se rapprocher des batteries de terre, qu'ils auraient bouleversées, et ils en recevaient les coups sans presque pouvoir les rendre d'une manière efficace, à cause de l'épaisseur des épaulements. Mais ils s'en vengeaient sur les bombardes et les chaloupes canonnières, dont ils fracassèrent et coulèrent un bon nombre. Le feu, commencé dans la journée du 9, à trois heures de l'après-midi, dura jusqu'au soir à dix heures. Le lendemain 10, il recommença à huit heures du matin, et dura sans interruption jusqu'à trois heures de l'après-midi, avec les mêmes circonstances que celles de la veille. À la fin de ce triste combat, nous avions reçu 2,200 bombes, dont 8 seulement avaient porté à bord sans causer aucun dommage considérable. Nous avions eu 13 hommes tués, 46 grièvement blessés. Mais 15 canonnières et 6 bombardes étaient détruites, et 50 Espagnols hors de combat. C'eût été peu, s'il s'était agi d'obtenir un grand résultat; c'était trop, mille fois trop, pour un combat sans résultat possible, et ne pouvant aboutir qu'à une boucherie inutile. Pourparlers pour faire cesser le feu entre les Français et les Espagnols. Thomas de Morla, qui croyait en avoir assez fait pour contenter la populace de Cadix, et qui craignait quelque acte de désespoir de la flotte française, envoya un officier parlementaire pour sommer l'amiral Rosily de se rendre, faisant valoir l'impossibilité où les Français étaient de se défendre au milieu d'une rade fermée, et dans laquelle ils étaient prisonniers. Puis il fit insinuer qu'on était tout disposé, si l'amiral s'y prêtait, à offrir quelque arrangement honorable. L'amiral Rosily fit répondre que se rendre était inadmissible, car les équipages se révolteraient et refuseraient d'obéir; mais qu'il offrait le choix entre deux conditions, ou de sortir moyennant la promesse des Anglais qu'ils ne le poursuivraient pas avant quatre jours, ou de rester immobile dans la rade jusqu'à ce que les événements généraux de la guerre eussent décidé de son sort et de celui de Cadix, prenant l'engagement de déposer son matériel d'artillerie à terre, afin qu'on ne pût en concevoir, aucune crainte. Proposition d'arrangement déférée à la junte de Séville. M. de Morla répondit qu'il ne pouvait agréer lui-même ni l'une ni l'autre de ces conditions, et qu'il était obligé d'en référer à la junte de Séville, devenue l'autorité absolue à laquelle tout le monde obéissait dans le midi de l'Espagne. Que la proposition de ce nouveau délai fût une feinte ou non de la part de M. de Morla, qui peut-être cherchait encore à gagner du temps pour préparer de nouveaux moyens de destruction, il convenait à M. l'amiral Rosily de l'accepter, car on annonçait à chaque instant l'arrivée du général Dupont, qu'on savait entré le 7 juin à Cordoue. Il y consentit donc, attendant chaque jour, comme on attend l'annonce de la vie ou de la mort, le bruit du canon à l'horizon, signal de la présence de l'armée française.
Entré le 7 à Cordoue, le général Dupont pouvait bien, en effet, être sur le rivage de Cadix le 13 ou le 14. Mais, pendant ce temps, les terres environnantes se couvraient de redoutes, de canons, de moyens formidables de destruction. Projet désespéré de l'amiral Rosily en cas de reprise des hostilités. L'amiral, sentant très-bien que, s'il n'était pas délivré par le général Dupont, il succomberait sous cette masse de feux, et perdrait inutilement trois ou quatre mille matelots, les meilleurs de la France, forma un projet désespéré, qui n'était pas propre à les sauver, mais qui leur offrait au moins une chance de salut, et en tout cas la satisfaction de se venger, en détruisant beaucoup plus d'hommes qu'ils n'en perdraient. Quoique les passes du côté de Cadix pour sortir de la rade fussent obstruées, l'amiral avait découvert un passage praticable, et il résolut, le jour où l'on recommencerait le feu, de se porter en furieux sur la division espagnole, qui était fort mal armée et pas plus nombreuse que la sienne, de la brûler avant l'arrivée des Anglais, de se jeter ensuite sur ces derniers s'ils paraissaient, de détruire et de se faire détruire, en se fiant au sort du soin de sauver tout ou partie de la division. Mais pour ce coup de désespoir il fallait un premier hasard heureux, c'était un vent favorable. Il attendit donc, après avoir fait tous ses préparatifs de départ, ou l'apparition du général Dupont, ou une réponse acceptable de Séville, ou un vent favorable.
Le 14 juin venu, aucune de ces circonstances n'était réalisée. Le général Dupont n'avait point paru; la junte de Séville exigeait la reddition pure et simple; quant au vent, il soufflait de l'est, et poussait au fond de la rade, au lieu de pousser à la sortie. On avait justement le vent qu'on aurait souhaité quelques jours plus tôt pour se jeter sur la Caraque, avant que les canaux en fussent obstrués. Les moyens de l'ennemi étaient triplés. Il ne restait qu'à essuyer une lente et infaillible destruction, sous une canonnade à laquelle on ne pourrait pas répondre de manière à se venger. Se rendre laissait au moins la chance d'être tiré de prison quelques jours après par une armée française victorieuse. Il fallut donc amener le pavillon sans autre condition que la vie sauve. Perte des derniers restes de la flotte de Trafalgar. Les braves marins de Trafalgar, toujours malheureux par les combinaisons d'une politique qui avait le continent en vue plus que la mer, furent encore sacrifiés ici, et constitués prisonniers d'une nation alliée, qui, après les avoir si mal secondés à Trafalgar, se vengeait sur eux d'événements généraux dont ils n'étaient pas les auteurs. Les vaisseaux furent désarmés, les officiers conduits prisonniers dans les forts, aux applaudissements frénétiques d'une populace féroce. Ainsi finit à Cadix même l'alliance maritime des deux nations, à la grande joie des Anglais débarqués à terre, et se comportant déjà dans le port de Cadix comme dans un port qui leur aurait appartenu! Ainsi s'évanouissaient, l'une après l'autre, les illusions qu'on s'était faites sur la Péninsule, et chacune d'elles, en s'évanouissant, laissait apercevoir un immense danger!
L'amiral Rosily venait de succomber, parce que le général Dupont n'avait pu arriver à temps pour lui tendre la main: qu'allait-il advenir du général Dupont lui-même, jeté avec dix mille jeunes soldats au milieu de l'Andalousie insurgée? On avait compté que tout s'aplanirait devant lui; que cinq à six mille Suisses le renforceraient en route; qu'une division française, traversant paisiblement le Portugal, le rejoindrait par Elvas, et qu'il pourrait ainsi marcher sur Séville et Cadix avec vingt mille hommes. Mais enveloppés par l'insurrection, la plus grande partie des Suisses s'étaient donnés à elle. Le Portugal, commençant à partager l'émotion de l'Espagne, n'était pas plus facile à traverser, et le général Kellermann avait pu s'avancer à peine avec de la cavalerie jusqu'à Elvas. Toutes les facilités qu'on avait rêvées, en se fondant sur l'ancienne soumission de l'Espagne, se changeaient en difficultés. Chaque village devenait un coupe-gorge pour nos soldats; les vivres disparaissaient, et il ne restait partout qu'un climat dévorant.
Le général Dupont, en s'arrêtant en Andalousie, avait été bien loin de soupçonner un pareil état de choses. Il n'avait jamais beaucoup compté ni sur les Suisses qui devaient lui arriver par Grenade, ni sur la division française qui devait le joindre à travers le Portugal. Il avait compté sur ses propres troupes, sur la jonction de ses deux divisions, et, fort de vingt mille Français, il n'avait pas douté un moment de venir à bout de l'Andalousie. Mais il s'agissait de savoir si ses courriers auraient pu parvenir jusqu'à Madrid, où l'on avait retenu ses deux divisions, dans l'incertitude de ce qui pourrait se passer au centre de l'Espagne. Il demeura ainsi une dizaine de jours à Cordoue, attendant des instructions et des secours qui n'arrivaient pas. Cependant la nouvelle du désastre de la flotte, celle de la défection des Suisses et des troupes du camp de Saint-Roque, la réponse faite par le général Castaños à un envoyé qu'on lui avait dépêché, et qui prouvait qu'il était irrévocablement engagé dans l'insurrection, finirent par révéler au général Dupont le danger de sa position. Le général Dupont, après avoir passé dix jours à Cordoue, sans voir arriver ses renforts, rétrograde jusqu'à Andujar. D'une part il voyait venir sur lui, à droite et par Séville, l'armée de l'Andalousie; de l'autre, à gauche et par Jaen, l'armée de Grenade. Celle-ci était pour le moment la plus dangereuse, car de Jaen elle n'avait qu'un pas à faire pour se rendre à Baylen, tête des défilés de la Sierra-Morena, dont le général était à environ vingt-quatre lieues de France en restant à Cordoue. Une telle situation n'était pas tenable, et il ne pouvait pas laisser à l'ennemi la possession des passages de la Sierra-Morena sans périr. C'était bien assez d'y souffrir les bandes indisciplinées d'Augustin Echavarri qui les infestaient et y arrêtaient les courriers et les convois. Il prit donc, quoique à regret, le parti de quitter Cordoue, et de rétrograder jusqu'à Andujar, où il allait être sur le Guadalquivir, à sept lieues de Baylen, et beaucoup plus près des défilés de la Sierra-Morena. Ainsi, au lieu de la promenade conquérante de l'Andalousie, il fut contraint à un mouvement rétrograde.
Comme rien ne le pressait, il opéra cette retraite avec ordre et lenteur. Il partit le 17 juin au soir, afin de marcher la nuit, ainsi qu'on a coutume de le faire en cette saison, et sous ce climat brûlant. Depuis ce qu'on avait appris de la cruauté des Espagnols, aucun malade ou blessé pouvant supporter les fatigues du déplacement ne voulait être laissé en arrière. Longue file de charrois à la suite de l'armée, parce qu'aucun blessé ou malade ne veut être laissé en arrière. Il fallait donc traîner après soi une immense suite de charrois, qui mirent plus de cinq heures à défiler, et que les Espagnols, les Anglais, dans leurs gazettes, qualifièrent plus tard de caissons chargés des dépouilles de Cordoue. On avait trouvé six cent mille francs à Cordoue, et enlevé fort peu de vases sacrés. La plupart de ces vases avaient été restitués, et trois ou quatre caissons d'ailleurs auraient suffi à emporter, en fait d'objets précieux, le plus grand butin imaginable. Mais des blessés, des malades en nombre considérable, beaucoup de familles d'officiers qui avaient suivi notre armée en Espagne, où elle semblait plutôt destinée à une longue occupation qu'à une guerre active, étaient la cause de cette interminable suite de bagages. On laissa toutefois quelques malades et quelques blessés à Cordoue, sous la garde des autorités espagnoles, qui du reste tinrent la parole donnée au général Dupont d'en avoir le plus grand soin. Si, en effet, les odieux massacres que nous avons rapportés étaient à craindre en Espagne dans les bourgs et les villages, dont étaient maîtres des paysans féroces, on avait moins à les redouter dans les grandes villes, où dominait habituellement une bourgeoisie humaine et sage, étrangère aux atrocités commises par la populace.
On n'eut aucune hostilité à repousser durant la route; mais, parvenue à Montoro, l'armée fut saisie d'horreur en voyant suspendus aux arbres, à moitié ensevelis en terre ou déchirés en lambeaux, les cadavres des Français surpris isolément par l'ennemi. Sentiment de nos soldats en voyant les cadavres de leurs camarades horriblement mutilés dans le bourg de Montoro. Jamais nos soldats n'avaient rien commis ni rien essuyé de pareil dans aucun pays, bien qu'ils eussent fait la guerre partout, en Égypte, en Calabre, en Illyrie, en Pologne, en Russie! L'impression qu'ils en ressentirent fut profonde. Ils furent encore moins exaspérés, quoiqu'ils le fussent beaucoup, qu'attristés du sort qui attendait ceux d'entre eux qui seraient ou blessés, ou malades, ou attardés sur une route par la fatigue, la soif, la faim. Une sorte de chagrin s'empara de l'armée, et y laissa des traces fâcheuses.
Le lendemain 18 juin, on arriva à Andujar sur le Guadalquivir. Tous les habitants, qui craignaient qu'on ne vengeât sur eux les massacres commis tant à Andujar que dans les bourgs environnants, s'étaient enfuis, et on trouva cette petite ville absolument abandonnée. Établissement de l'armée française à Andujar. On la fouilla pour y chercher des vivres, et on en découvrit suffisamment pour les premiers jours. Le général Dupont plaça dans Andujar même les marins de la garde, qui étaient les plus solides et les plus sages des troupes qu'il avait avec lui. Il fit engager par des émissaires tous les habitants à revenir, leur promettant qu'il ne leur serait fait aucun mal, et il réussit effectivement à les ramener. La ville d'Andujar présentait, pour les blessés et les malades, quelques ressources, dont on usa avec ordre, de manière à ne pas les épuiser inutilement. On s'occupa aussi d'y attirer, soit avec de l'argent, dont on avait apporté une certaine somme, soit avec des maraudes bien organisées, des moyens de subsister. Andujar avait un vieux pont sur le Guadalquivir, avec des tours mauresques qui faisaient office de tête de pont. On remplit ces tours de troupes d'élite. On éleva à droite et à gauche quelques ouvrages. Puis on établit la première brigade sur le fleuve et un peu en avant, la seconde à droite et à gauche de la ville d'Andujar, les Suisses en arrière de cette ville, la cavalerie au loin dans la plaine, observant le pays jusqu'au pied des montagnes de la Sierra-Morena. En un mot, on fit un établissement où, moyennant beaucoup d'activité à s'approvisionner, l'on pouvait se soutenir assez long-temps, et attendre en sécurité les renforts demandés à Madrid.
Tout eût été bien dans cette résolution de rétrograder pour se rapprocher des défilés de la Sierra-Morena, si on avait pris, par rapport à ces défilés, la position la meilleure. Malheureusement il n'en était rien, et ce fut une première faute dont le général Dupont eut plus tard à se repentir. Le vrai motif pour abandonner Cordoue et les ressources de cette grande ville, c'était la crainte de voir sur la gauche de l'armée les insurgés de Grenade avancés jusqu'à Jaen, passer le Guadalquivir à Menjibar, se porter à Baylen, et fermer les défilés de la Sierra-Morena. (Voir la carte no 44.) Comme à Cordoue on était à vingt-quatre lieues de Baylen, cette distance rendait le danger immense. À Andujar, on n'était plus, il est vrai, qu'à sept lieues de Baylen, mais à sept lieues enfin, et il restait une chance de voir l'ennemi se porter à l'improviste vers les défilés. De plus, il y avait au delà de Baylen d'autres issues, par lesquelles on pouvait aussi pénétrer dans les défilés de la Sierra-Morena: c'était la route de Baeza et d'Ubeda, donnant sur la Caroline, point où les défilés commencent véritablement. Il fallait donc d'Andujar veiller sur Baylen, et non-seulement sur Baylen, mais sur Baeza et Ubeda, ce qui exigeait un redoublement de soins. Le parti le plus convenable à prendre en quittant Cordoue, c'était d'abonder complétement dans la sage pensée qui faisait abandonner cette ville, et de se porter à Baylen même, où, par sa présence seule, on aurait gardé la tête des défilés, et d'où on aurait, avec quelques patrouilles de cavalerie, aisément observé la route secondaire de Baeza et d'Ubeda. Baylen avait d'autres avantages encore, c'était d'offrir une belle position sur des coteaux élevés, en bon air, d'où l'on apercevait tout le cours du Guadalquivir, et d'où l'on pouvait tomber sur l'ennemi qui voudrait le franchir. Sans doute, si ce fleuve n'eût pas été guéable en plus d'un endroit, on aurait pu tenir à être sur ses bords mêmes, afin d'en défendre le passage de plus près. Mais le Guadalquivir pouvant être passé sur une infinité de points, le mieux était de s'établir un peu en arrière, sur une position dominante, de laquelle on verrait tout, et d'où l'on pourrait se jeter sur le corps qui aurait traversé le fleuve, pour le culbuter dans le ravin qui lui servait de lit. Baylen avait justement tous ces avantages. Le sacrifice d'Andujar, comme centre de ressources, était trop peu de chose pour qu'on méconnût les raisons que nous venons d'exposer. Ce fut donc, nous le répétons, une véritable faute que de s'arrêter à Andujar, au lieu d'aller à Baylen même, pour couper court à toute tentative de l'ennemi sur les défilés. Du reste, avec une active surveillance, il n'était pas impossible de réparer cette faute, et d'en prévenir les conséquences. Le général Dupont s'établit donc à Andujar, attendant des nouvelles de Madrid qui n'arrivaient guère, car il était rare qu'un courrier réussît à franchir la Sierra-Morena.
Tel était à la fin de juin le résultat des premiers efforts qu'on avait faits pour comprimer l'insurrection espagnole. Le général Verdier avait dissipé le rassemblement de Logroño; le général Lasalle, celui de Valladolid et de la Vieille-Castille. Le général Lefebvre avait rejeté les Aragonais dans Saragosse, mais se trouvait arrêté devant cette ville. Le général Duhesme à Barcelone était obligé de combattre tous les jours pour se tenir en communication avec le général Chabran, expédié sur Tarragone. Le maréchal Moncey, acheminé sur Valence, n'avait pas dépassé Cuenca, attendant là que la division Chabran eût fait plus de chemin vers lui. Enfin le général Dupont, arrivé victorieux à Cordoue, après avoir pris et saccagé cette ville, avait rétrogradé vers les défilés de la Sierra-Morena, pour lesquels il avait des craintes, et changé la position de Cordoue contre celle d'Andujar. La flotte française de Cadix, faute de secours, venait de succomber.
Tous ces détails, on les connaissait à peine à Madrid et à Bayonne. On ne savait que ce qui concernait Ségovie, Valladolid, Saragosse, et tout au plus Barcelone. Quant à ce qui concernait le midi de l'Espagne, on l'ignorait entièrement, ou à peu près. Si on en apprenait quelque chose à Madrid, c'était par des émissaires secrets appartenant aux couvents ou aux grandes maisons d'Espagne. On répandait en effet avec joie, parmi les Espagnols dévoués à Ferdinand VII, que la flotte française avait été détruite, que les troupes régulières de l'Andalousie et du camp de Saint-Roque s'avançaient sur le général Dupont, que celui-ci avait été obligé de décamper, qu'il était bloqué dans les défilés de la Sierra-Morena; que le maréchal Moncey ne sortirait pas d'autres défilés tout aussi difficiles, ceux de Requena; que Saragosse resterait invincible; que l'échec essuyé à Valladolid par don Gregorio de la Cuesta n'était rien, que celui-ci revenait avec le général Blake à la tête des insurgés des Asturies, de la Galice, de Léon, pour couper la route de Madrid aux Français; que le nouveau roi Joseph, devant tous les jours partir de Bayonne, n'en partirait pas, et que cette formidable armée française serait probablement bientôt obligée d'évacuer la Péninsule. Ces nouvelles, fausses ou vraies, une fois parvenues à Madrid, étaient ensuite consignées dans des bulletins écrits à la main, ou insérées dans des gazettes imprimées au fond des couvents, et répandues dans toute la Péninsule. D'abondantes quêtes au profit des insurgés signalaient la joie qu'on éprouvait à Madrid de leurs succès, et le désir qu'on avait de leur fournir tous les secours possibles.
L'état-major français recueillait ces bruits, et, bien qu'il n'en crût rien, il en était inquiet néanmoins, et les mandait à Bayonne. L'infortuné Murat avait tant demandé à rentrer en France, que, malgré le désir de conserver à Madrid ce fantôme d'autorité, on lui avait permis de partir, et il en avait profité avec l'impatience d'un enfant. Le général Savary était devenu dès lors le chef avoué de l'administration française, et faisait trembler tout Madrid par sa contenance menaçante, et sa réputation d'exécuteur impitoyable des volontés de son maître. Plein de sagacité, il appréciait très-bien la situation, et n'en dissimulait aucunement la gravité à Napoléon. Ayant conçu des craintes pour les corps avancés du maréchal Moncey et du général Dupont, il se décida à se démunir de troupes à Madrid, et à faire partir deux divisions pour le midi de l'Espagne. Déjà un convoi de biscuit et de munitions, expédié au général Dupont, avait été arrêté au Val-de-Peñas, et il avait fallu un combat acharné pour franchir ce bourg. Envoi de la division Vedel aux défilés de la Sierra-Morena, et instructions données au général Dupont. Le général Savary dirigea la division Vedel, seconde de Dupont, et forte de près de six mille hommes d'infanterie, de Tolède sur la Sierra-Morena, avec ordre de dégager ces défilés, et de rejoindre son général en chef. On estimait que celui-ci, parti avec 12 ou 13 mille hommes, et en comptant avec la division Vedel environ 17 ou 18 mille, serait en mesure de se soutenir en Andalousie. On lui intimait, en tout cas, l'ordre de tenir bon dans les défilés de la Sierra-Morena, afin d'empêcher les insurgés de pénétrer dans la Manche. Cependant le général Savary, doué d'un tact assez sûr et devinant que le général Dupont était le plus compromis, à cause des troupes régulières du camp de Saint-Roque et de Cadix qui marchaient contre lui, se disposait à lui envoyer à Madridejos, c'est-à-dire à moitié chemin d'Andujar, sa troisième division, celle que commandait le général Frère; ce qui aurait porté son corps à 22 ou 23 mille hommes, et l'aurait mis au-dessus de tous les événements. Envoi de la division Frère à San-Clemente, pour qu'elle puisse secourir au besoin, soit le maréchal Moncey, soit le général Dupont. Toutefois, sur une observation de Napoléon, il envoya la division Frère non pas à Madridejos, au centre de la Manche, mais à San-Clemente. À San-Clemente elle ne se trouvait pas plus éloignée du général Dupont qu'à Madridejos, et elle pouvait au besoin aller au secours du maréchal Moncey, dont on ignorait le sort autant qu'on ignorait celui du général Dupont, et qu'on n'espérait plus secourir par Tarragone, car le général Chabran, obligé de rétrograder sur Barcelone, venait d'y rentrer.
Ces précautions prises, on crut pouvoir se rassurer sur les deux corps français envoyés au midi de l'Espagne, et attendre la suite des événements. Il ne restait plus à Madrid que deux divisions d'infanterie, la seconde et la troisième du corps du maréchal Moncey, la garde impériale et les cuirassiers. C'était assez pour l'instant, l'arrivée du roi Joseph avec de nouvelles troupes devant bientôt remettre les forces du centre sur un pied respectable. Seulement le général Savary renonça, avec l'approbation de l'Empereur, à envoyer une colonne sur Saragosse, et laissa à l'état-major général de Bayonne le soin d'amener devant cette ville insurgée des forces capables de la réduire.
Dans ce moment, la constitution de Bayonne, comme on l'a vu au livre précédent, venait de s'achever. Il importait de hâter le départ de Joseph pour Madrid par deux raisons, d'abord la nécessité de remplacer l'autorité du lieutenant général Murat, et secondement l'urgence de faire parvenir à Madrid les renforts qu'on retenait pour servir d'escorte au nouveau roi. Napoléon avait tout disposé en effet pour lui procurer une réserve de vieilles troupes, dont une partie le suivrait à Madrid, une autre renforcerait en route le maréchal Bessières, afin de tenir tête aux insurgés des Asturies et de la Galice qui ramenaient au combat les insurgés de la Vieille-Castille, battus au pont de Cabezon sous Gregorio de la Cuesta; une troisième enfin irait sous Saragosse contribuer à la prise de cette ville importante. Napoléon, avons-nous dit, avait amené de Paris au camp de Boulogne, du camp de Boulogne à Rennes, de Rennes à Bayonne, six anciens régiments, les 4e léger et 15e} de ligne, les 2e et 12e légers, enfin les 14e et 44e de ligne, deux bataillons de la garde de Paris, les troupes de la Vistule, et enfin plusieurs régiments de marche. Aux six régiments d'ancienne formation dirigés sur l'Espagne, il en avait joint deux pris sur le Rhin, le 51e et le 49e de ligne, et il avait donné des ordres pour en tirer des bords de l'Elbe quatre autres de la plus grande valeur, les 32e, 58e, 28e et 75e de ligne, qui faisaient partie des troupes d'observation de l'Atlantique; c'était un total de douze vieux régiments ajoutés aux corps provisoires envoyés primitivement en Espagne. Il se préparait ainsi à Bayonne une réserve considérable pour faire face aux difficultés de cette guerre, qui grandissaient à vue d'œil. Il ne borna point là ses précautions. Colonnes chargées de veiller sur les frontières des Pyrénées pour en écarter les guérillas. Craignant que les coureurs de la Navarre, de l'Aragon, de la haute Catalogne, ne vinssent insulter la frontière française, ce qui eût été un fâcheux désagrément pour un conquérant qui, deux mois auparavant, croyait être maître de la Péninsule, depuis les Pyrénées jusqu'à Gibraltar, il forma quatre colonnes le long des Pyrénées, fortes chacune de 12 à 1,500 hommes, et composées de gendarmerie à cheval, de gardes nationales d'élite, de montagnards des Pyrénées organisés en compagnies de tirailleurs, enfin de quelques centaines de Portugais provenant des débris de l'armée portugaise transportés en France. Ces colonnes devaient veiller sur la frontière, repousser toute insulte des guérillas, et au besoin descendre le revers des Pyrénées pour y prêter main-forte aux troupes françaises quand celles-ci en auraient besoin.
Toutefois, pour les Pyrénées orientales ce n'était pas assez, et il fallait venir au secours du général Duhesme bloqué dans Barcelone. Les choses dans cette province en étaient arrivées à ce point que le fort de Figuières, où l'on avait introduit une petite garnison française lors de la surprise des places fortes espagnoles en mars dernier, était entièrement bloqué, et exposé à se rendre faute de vivres.
Napoléon résolut de former là un petit corps de 7 à 8 mille hommes, sous l'un de ses aides-de-camp les plus habiles, le général Reille, de l'envoyer avec un convoi de vivres à Figuières, et de le réunir ensuite sous Girone au général Duhesme, afin de porter le corps de Catalogne à environ 20 mille hommes. Mais il n'était pas facile de rassembler une pareille force dans le Roussillon, aucune troupe ne stationnant ordinairement en Provence ni en Languedoc. Napoléon sut néanmoins en trouver le moyen. À la colonne de gendarmerie, de gardes nationaux, de montagnards, de Portugais, qui, sous le général Ritay, devait garder les Pyrénées orientales, il ajouta deux nouveaux régiments italiens, l'un de cavalerie, l'autre d'infanterie, qui faisaient partie des troupes toscanes, et qu'il avait eu de bonne heure la précaution d'acheminer sur Avignon. Il y avait en Piémont les corps dont avaient été tirées la division française Chabran et la division italienne Lechi. Napoléon leur emprunta de nouveaux détachements, faciles à trouver à cause de l'abondance des dépôts en conscrits, et les dirigea vers le Languedoc sous le titre de bataillons de marche de Catalogne. Il prit en outre à Marseille, Toulon, Grenoble, plusieurs troisièmes bataillons qui étaient en dépôt dans ces villes, un bataillon de la cinquième légion de réserve stationnée à Grenoble, et, enfin, s'adressant à tous les régiments qui avaient leurs dépôts sur les bords de la Saône et du Rhône, et qui pouvaient par eau envoyer en quelques jours des détachements à Avignon, il leur emprunta à chacun une compagnie, et en forma deux bataillons excellents, qu'il qualifia du titre de premier et second bataillon provisoire de Perpignan. C'est avec cette industrie qu'il parvint à réunir un second corps de 7 à 8 mille hommes pour la Catalogne, sans affaiblir d'une manière sensible ni l'Italie ni l'Allemagne. Heureusement pour lui, le calme dont jouissait la France lui permettait de se priver sans inconvénient même des troupes de dépôt. Seulement, ces troupes de toute origine, de toute formation, les unes italiennes, les autres suisses, portugaises et françaises, la plupart jeunes et point aguerries, présentaient de bizarres assemblages, et ne pouvaient valoir quelque chose que par l'habileté des chefs qui seraient chargés de les commander.
Ces soins pris pour amener sur la frontière d'Espagne les forces nécessaires, Napoléon s'occupa d'en disposer conformément aux besoins du moment. Il avait successivement acheminé sur Saragosse les trois régiments d'infanterie de la Vistule, une partie de la division Verdier, avec le général Verdier lui-même, beaucoup d'artillerie de siége, et une colonne de gardes nationaux d'élite levés dans les Pyrénées, le tout formant un corps de dix à onze mille hommes. Il chargea le général Verdier de prendre la direction du siége, le général Lefebvre-Desnoette n'étant qu'un général de cavalerie, et lui donna l'un de ses aides-de-camp, le général Lacoste, pour diriger les travaux du génie. Tout faisait espérer qu'avec une pareille force, et beaucoup d'artillerie, on viendrait à bout de cette ville insurgée. En tout cas, Napoléon lui destinait encore quelques-uns de ses vieux régiments en marche vers les Pyrénées.
Il s'occupa ensuite d'organiser, avec les régiments arrivés à Bayonne, le corps du maréchal Bessières, qui avait pour mission de couvrir la marche de Joseph sur Madrid, et de tenir tête aux révoltés du nord, lesquels chaque jour faisaient parler d'eux d'une manière plus inquiétante. Des six vieux régiments mandés les premiers, quatre étaient arrivés, les 4e léger et 15e de ligne, les 2e et 12e légers, et les deux bataillons de Paris. Napoléon les plaça sous le commandement du brave général de division Mouton, qui était en Espagne depuis que les Français y étaient entrés, et en forma deux brigades. La première, composée des 2e et 12e légers et des détachements de la garde impériale, fut commandée par le général Rey. La seconde, composée du 4e léger et du 15e de ligne, avec un bataillon de la garde de Paris, fut commandée par le général Reynaud. L'ancienne division du général Verdier, dont une partie l'avait suivi sous Saragosse, fut réunie tout entière à la division Merle, et formée en quatre brigades sous les généraux Darmagnac, Gaulois, Sabattier et Ducos. Le général de cavalerie Lasalle, qui avait déjà les 10e et 22e de chasseurs, et un détachement de grenadiers et de chasseurs à cheval de la garde impériale, dut y joindre le 26e de chasseurs, et un régiment provisoire de dragons. La division Mouton pouvait être évaluée à 7 mille hommes, celle de Merle à 8 mille et quelques cents, celle de Lasalle à 2 mille, en tout 17 mille hommes. Divers petits corps composés de dépôts, de convalescents, de bataillons et escadrons de marche, formaient à Saint-Sébastien, à Vittoria, à Burgos, des garnisons pour la sûreté de ces villes, et portaient à 21 mille hommes le corps du maréchal Bessières, destiné à contenir le nord de l'Espagne, à réprimer les révoltés de la Castille, des Asturies, de la Galice, à couvrir la route de Madrid, et à escorter le roi Joseph.
Ainsi Napoléon avait déjà envoyé successivement plus de 110 mille hommes en Espagne, dont 50 mille, répandus au delà de Madrid, étaient répartis entre Andujar, Valence et Madrid, sous le général Dupont, le maréchal Moncey, le général Savary, dont 20 mille étaient en Catalogne, sous les généraux Reille et Duhesme; 12 mille devant Saragosse, sous le général Verdier; 21 à 22 mille autour de Burgos, sous le maréchal Bessières, et quelques mille éparpillés entre les divers dépôts de la frontière. Contre des troupes de ligne et pour une guerre régulière avec l'Espagne, c'eût été beaucoup, peut-être même plus qu'il ne fallait, bien que nos soldats fussent jeunes et peu aguerris. Contre un peuple soulevé tout entier, ne tenant nulle part en rase campagne, mais barricadant chaque ville et chaque village, interceptant les convois, assassinant les blessés, obligeant chaque corps à des détachements qui l'affaiblissaient au point de le réduire à rien, on va voir que c'était bien peu de chose. Il eût fallu sur-le-champ 60 ou 80 mille hommes de plus en vieilles troupes, pour comprimer cette insurrection formidable, et probablement on y eût réussi. Mais Napoléon ne voulait puiser que dans ses dépôts du Rhin, des Alpes et des côtes, et n'entendait point diminuer les grandes armées qui assuraient son empire sur l'Italie, l'Illyrie, l'Allemagne et la Pologne: nouvelle preuve de cette vérité souvent reproduite dans cette histoire, qu'il était impossible d'agir à la fois en Pologne, en Allemagne, en Italie, en Espagne, sans s'exposer à être insuffisant sur l'un ou l'autre de ces théâtres de guerre, et bientôt peut-être sur tous.
Le moment étant venu de faire entrer Joseph en Espagne, Napoléon décida que l'une des deux brigades de la division Mouton, la brigade Rey, prenant le nouveau roi à Irun, l'escorterait dans toute l'étendue du commandement du maréchal Bessières, qui comprenait de Bayonne à Madrid. Ses nouveaux ministres, MM. O'Farrill, d'Azanza, Cevallos, d'Urquijo, les uns pris dans le conseil même de Ferdinand VII, les autres dans des cabinets antérieurs, tous réunis par l'intérêt pressant d'épargner à l'Espagne une guerre effroyable en se ralliant à la nouvelle dynastie, l'accompagnaient avec les membres de l'ancienne junte. Marche et conduite de Joseph à travers son nouveau royaume. Plus de cent voitures allant au pas des troupes composaient le cortége royal. Joseph était doux, affable, mais parlait fort mal l'espagnol, connaissait plus mal encore l'Espagne elle-même, et par sa figure, son langage, ses questions, rappelait trop qu'il était étranger. Aussi, accueilli, jugé avec une malveillance toute naturelle, fournissait-il matière aux interprétations les plus défavorables. Chaque soir, couchant dans une petite ville ou dans un gros bourg, s'efforçant d'entretenir les principaux habitants qu'il avait de la peine à joindre, il leur prêtait à rire par ses manières étrangères, par son accent peu espagnol. Bien qu'il les touchât quelquefois par sa bonté visible, ils n'en allaient pas moins faire en le quittant mille peintures plus ou moins ridicules du roi intrus, comme ils l'appelaient. La plupart aimaient à dire que Joseph était un malheureux, contraint à régner malgré lui sur l'Espagne, et victime du tyran qui opprimait sa famille aussi bien que le monde.
Les impressions que Joseph éprouva à Irun, à Tolosa, à Vittoria, furent profondément tristes, et son âme faible, qui avait déjà regretté plus d'une fois le royaume de Naples pendant les journées passées à Bayonne, se remplit de regrets amers en voyant le peuple sur lequel il était appelé à régner soulevé tout entier, massacrant les soldats français, se faisant massacrer par eux. Dès Vittoria, les lettres de Joseph étaient empreintes d'une vive douleur. Je n'ai personne pour moi, furent les premiers mots qu'il adressa à l'Empereur, et ceux qu'il lui répéta le plus souvent.—Il nous faut cinquante mille hommes de vieilles troupes et cinquante millions, et, si vous tardez, il nous faudra cent mille hommes et cent millions... telle fut chaque soir la conclusion de toutes ses lettres. Laissant aux généraux français la dure mission de comprimer la révolte, il voulut naturellement se réserver le rôle de la clémence, et à toutes ses demandes d'hommes et d'argent il se mit à joindre des plaintes quotidiennes sur les excès auxquels se livraient les militaires français, se constituant leur accusateur constant, et l'apologiste tout aussi constant des insurgés; genre de contestation qui devait bientôt créer entre lui et l'armée des divergences fâcheuses, et irriter Napoléon lui-même. Il est trop vrai que nos soldats commettaient beaucoup d'excès; mais ces excès étaient bien moindres cependant que n'aurait pu le mériter l'atroce cruauté dont ils étaient souvent les victimes.
Il n'était pas besoin de cette correspondance pour révéler à Napoléon toute l'étendue de la faute qu'il avait commise, quoiqu'il ne voulût pas en convenir. Il savait tout maintenant, il connaissait l'universalité et la violence de l'insurrection. Réponses de Napoléon aux lettres de son frère Joseph. Seulement, il avait trouvé les insurgés si prompts à fuir en rase campagne, qu'il espérait encore pouvoir les réduire sans une trop grande dépense de forces.—Prenez patience, répondait-il à Joseph, et ayez bon courage. Je ne vous laisserai manquer d aucune ressource; vous aurez des troupes en suffisante quantité; l'argent ne vous fera jamais défaut en Espagne avec une administration passable. Mais ne vous constituez pas l'accusateur de mes soldats, au dévouement desquels vous et moi devons ce que nous sommes. Ils ont affaire à des brigands qui les égorgent, et qu'il faut contenir par la terreur. Tâchez de vous acquérir l'affection des Espagnols; mais ne découragez pas l'armée, ce serait une faute irréparable.—À ces discours Napoléon joignit les instructions les plus sévères pour ses généraux, leur recommandant expressément de ne rien prendre, mais d'être d'une impitoyable sévérité pour les révoltés. Ne pas piller, et faire fusiller, afin d'ôter le motif et le goût de la révolte, devint l'ordre le plus souvent exprimé dans sa correspondance.
Pendant que le voyage de Joseph s'effectuait au pas de l'infanterie, la lutte continuait avec des chances variées en Aragon et en Vieille-Castille. Le général Verdier, arrivé devant Saragosse avec deux mille hommes de sa division, et trouvant les divers renforts que Napoléon y avait successivement envoyés, tels qu'infanterie polonaise, régiments de marche, comptait environ 12 mille hommes de troupes, et une nombreuse artillerie amenée de Pampelune. Déjà il avait fait enlever par le général Lefebvre-Desnoette les positions extérieures, resserré les assiégés dans la place, et élevé de nombreuses batteries par les soins du général Lacoste. Les 1er et 2 juillet, il résolut, sur les pressantes instances de Napoléon, de tenter une attaque décisive, avec 20 bouches à feu de gros calibre, et 10 mille fantassins lancés à l'assaut. La ville de Saragosse est située tout entière sur la droite de l'Èbre, et n'a sur la gauche qu'un faubourg. (Voir la carte no 45.) Malheureusement, on n'avait pas encore réussi, malgré les ordres réitérés de l'Empereur, à jeter un pont sur l'Èbre, de manière à pouvoir porter partout la cavalerie et priver les assiégés de leurs communications avec le dehors. Vivres, munitions, renforts de déserteurs et d'insurgés leur arrivaient donc sans difficulté par le faubourg de la rive gauche, et presque tous les insurgés de l'Aragon avaient fini pour ainsi dire par se réunir dans cette ville. Située tout entière, avons-nous dit, sur la rive droite, Saragosse était entourée d'une muraille, flanquée à gauche d'un fort château dit de l'Inquisition, au centre d'un gros couvent, celui de Santa-Engracia, et à droite d'un autre gros couvent, celui de Saint-Joseph. Le général Verdier avait fait diriger une puissante batterie de brèche contre le château, et s'était réservé cette attaque, la plus difficile et la plus décisive. Il avait dirigé deux autres batteries de brèche contre le couvent de Santa-Engracia au centre, contre le couvent de Saint-Joseph à droite, et il avait confié ces deux attaques au général Lefebvre-Desnoette.
Le 1er juillet, au signal donné, les vingt mortiers et obusiers, soutenus par toute l'artillerie de campagne, ouvrirent un feu violent tant sur les gros bâtiments qui flanquaient la muraille d'enceinte, que sur la ville elle-même. Plus de 200 bombes et de 1,200 obus furent envoyés sur cette malheureuse ville, et y mirent le feu en plusieurs endroits, sans que ses défenseurs, qui lui étaient la plupart étrangers, et qui, postés dans les maisons voisines des points d'attaque, n'avaient pas beaucoup à souffrir, fussent le moins du monde ébranlés. Sous la direction de quelques officiers du génie espagnols, ils avaient placé en batterie 40 bouches à feu qui répondaient parfaitement aux nôtres. Ils avaient, sur les points où nous pouvions nous présenter, des colonnes composées de soldats qui avaient déserté les rangs de l'armée espagnole, et pas moins de dix mille paysans embusqués dans les maisons. Le 2 juillet au matin, de larges brèches ayant été pratiquées au château de l'Inquisition et aux deux couvents qui flanquaient l'enceinte, nos troupes s'élancèrent à l'assaut avec l'ardeur de soldats jeunes et inexpérimentés. Mais elles essuyèrent sur la brèche du château de l'Inquisition un feu si terrible, qu'elles en furent étonnées, et que, malgré tous les efforts des officiers, elles n'osèrent pénétrer plus avant. Il en fut de même au centre, au couvent de Santa-Engracia. À droite seulement le général Habert réussit à s'emparer du couvent de Saint-Joseph, et à se procurer une entrée dans la ville. Mais quand il voulut y pénétrer, il trouva les rues barricadées, les murs des maisons percés de mille ouvertures et vomissant une grêle de balles. Les soldats d'Austerlitz et d'Eylau auraient sans doute bravé ce feu avec plus de sang-froid; mais devant des obstacles matériels de cette espèce, ils n'auraient peut-être pas fait plus de progrès. Il était évident qu'il fallait contre une pareille résistance de nouveaux et plus puissants moyens de destruction, et qu'au lieu de faire tuer des hommes en marchant à découvert devant ces maisons, il fallait les renverser à coups de canon sur la tête de ceux qui les défendaient.
Le général Verdier conservant le couvent de Saint-Joseph dont il s'était emparé à droite, fit rentrer ses troupes dans leurs quartiers, après une perte de 4 à 500 hommes tués ou blessés, perte bien grave par rapport à un effectif de 10 mille hommes. Le grand nombre d'officiers atteints par le feu prouvait quels efforts ils avaient eu à faire pour soutenir ces jeunes soldats en présence de telles difficultés.
Le général Verdier résolut d'attendre des renforts et surtout des moyens plus considérables en artillerie, pour renouveler l'attaque sur cette place, qu'on avait cru d'abord pouvoir réduire en quelques jours, et qui tenait beaucoup mieux qu'une ville régulièrement fortifiée. Napoléon, averti de cet état des choses, lui envoya sur-le-champ les 14e et 44e de ligne, qui venaient d'arriver, et plusieurs convois de grosse artillerie.
La nouvelle de cette résistance causa dans tout le nord de l'Espagne une émotion extrême, et augmenta singulièrement la jactance des Espagnols. Joseph, arrivé à Briviesca, recueillit de tous côtés les preuves de leur haine contre les Français, et de leur confiance dans leur propre force. Il trouva partout ou la solitude, ou la froideur, ou une exaltation d'orgueil inouïe, comme si les Espagnols avaient remporté sur nous les mille victoires que nous avions remportées sur l'Europe. C'était surtout l'armée de don Gregorio de la Cuesta et de don Joaquin Blake, composée des insurgés de la Galice, de Léon, des Asturies, de la Vieille-Castille, et arrivant sur Burgos par Benavente, qui était le principal fondement de leurs espérances. Ils ne doutaient pas qu'une victoire éclatante ne fût bientôt remportée par cette armée sur les troupes du maréchal Bessières, et alors cette victoire, jointe à la résistance de Saragosse, ne pouvait manquer, suivant eux, de dégager tout le nord de l'Espagne. On n'avait pas de nouvelles certaines du midi; mais les mauvais bruits sur le sort du maréchal Moncey à Valence, du général Dupont en Andalousie, redoublaient et s'aggravaient chaque jour, et, en tout cas, disaient les Espagnols, ils seraient prochainement obligés de se retirer l'un et l'autre pour réparer les échecs essuyés au nord. C'était, du reste, l'avis de Napoléon, qu'au nord se trouvait maintenant le plus grand péril, car le nord était la base d'opérations de nos armées, et il avait ordonné au maréchal Bessières de prendre avec lui les divisions Merle et Mouton (moins la brigade Rey laissée à Joseph), d'y joindre la division de cavalerie Lasalle, de marcher vivement au-devant de Blake et de Gregorio de la Cuesta, de fondre sur eux, et de les battre à tout prix. Être les maîtres au nord, sur la route de Bayonne à Madrid, était, suivant lui, le premier intérêt de l'armée, la première condition pour se soutenir en Espagne. Tout en recommandant fort à l'attention du général Savary ce midi si impénétrable, si peu connu, il lui avait prescrit d'envoyer au maréchal Bessières, par Ségovie, toutes les forces dont il n'aurait pas indispensablement besoin dans la capitale; car, disait-il, un échec au midi serait un mal, mais un échec sérieux au nord serait la perte de l'armée peut-être, et au moins la perte de la campagne, car il faudrait évacuer les trois quarts de la Péninsule pour reprendre au nord la position perdue.
Le maréchal Bessières partit en effet le 12 juillet de Burgos avec la division Merle, avec la moitié de la division Mouton (brigade Reynaud) et avec la division Lasalle, ce qui formait en tout 11 mille hommes d'infanterie et 1,500 chevaux, tant chasseurs et dragons que cavalerie de la garde. Avec ces forces, il marcha résolûment sur le grand rassemblement des insurgés du nord, commandé, avons-nous dit, par les généraux Blake et de la Cuesta.
Le capitaine général don Gregorio de la Cuesta s'était retiré dans le royaume de Léon après sa mésaventure du pont de Cabezon, et, bien qu'il fût fort mécontent de l'insurrection, dont l'imprudence l'avait exposé à un échec fâcheux, il tenait cependant à se relever, et il avait essayé de mettre quelque ordre dans les éléments confus dont se composait l'armée insurgée. Composition des armées de Blake et Gregorio de la Cuesta. Il avait 2 à 3 mille hommes de troupes régulières, et environ 7 ou 8 mille volontaires, bourgeois, étudiants, gens du peuple, paysans. Il voulait ajouter à ce rassemblement les levées des Asturies et surtout celles de la Galice, bien plus puissantes que celles des Asturies, parce qu'elles comprenaient une grande partie des troupes de la division Taranco, revenue du Portugal. Les Asturiens songeant d'abord à eux-mêmes, et se tenant pour invincibles dans leurs montagnes tant qu'ils y resteraient enfermés, n'avaient pas voulu se rendre à l'invitation de la Cuesta, et s'étaient bornés à lui envoyer deux ou trois bataillons de troupes régulières. Mais la junte de la Corogne, moins prudente et plus généreuse, avait décidé, malgré le général don Joaquin Blake, qui avait remplacé le capitaine général Filangieri, que les forces de la province seraient envoyées en entier dans les plaines de la Vieille-Castille pour y tenter le sort des armes. Don Joaquin Blake, issu de ces familles anglaises catholiques qui allaient chercher fortune en Espagne, était un militaire de métier, assez instruit dans sa profession. Il s'était appliqué, en se servant des troupes de ligne dont il disposait, à composer une armée régulière, capable de tenir devant un ennemi aussi rompu à la guerre que les Français. Il avait grossi les cadres de ses troupes de ligne d'une partie des insurgés, et formé avec le reste des bataillons de volontaires, qu'il exerçait tous les jours pour leur donner quelque consistance. Soit qu'il ne fût pas désireux de se mesurer trop tôt avec les Français, soit que réellement il comprît bien à quel point la bonne organisation décide de tout à la guerre, il demandait encore plusieurs mois avant de descendre dans les plaines de la Castille, et il voulait, en attendant, qu'on le laissât discipliner son armée derrière les montagnes de la Galice. Vaincu par la volonté de la junte, il fut obligé de se mettre en route, et de s'avancer jusqu'à Benavente. Il aurait pu amener 27 ou 28 mille hommes de troupes, moitié anciens bataillons, moitié nouveaux; mais il laissa deux divisions en arrière, au débouché des montagnes, et avec trois qui présentaient un effectif de 15 ou 18 mille hommes, il s'achemina sur la route de Valladolid. Il fit sa jonction avec don Gregorio de la Cuesta aux environs de Medina de Rio-Seco le 12 juillet. Ces deux généraux n'étaient guère faits pour s'entendre. L'un était impérieux et chagrin, l'autre mécontent de venir se risquer en rase campagne contre un ennemi jusqu'ici invincible, et n'était pas disposé par conséquent à se montrer facile. Gregorio de la Cuesta prit le commandement, à titre de plus ancien, et il eut une entrevue avec son collègue à Medina de Rio-Seco pour concerter leurs opérations. Ils pouvaient à eux deux mettre en ligne de 26 à 28 mille hommes. Avec de meilleurs soldats ils auraient eu des chances de succès contre les Français, qui n'allaient se présenter qu'au nombre de 11 à 12 mille.
Medina de Rio-Seco est sur un plateau. À gauche (pour les Espagnols) se trouve la route de Burgos et Palencia, par laquelle arrivaient les Français sous le maréchal Bessières, à droite celle de Valladolid. Un détachement français de cavalerie, battant le pays entre les deux routes, induisit en erreur les généraux espagnols, peu exercés aux reconnaissances, et ils crurent que l'ennemi venait par la route de Valladolid, c'est-à-dire par leur droite. C'était le 13 juillet au soir. Position prise par les deux généraux espagnols. Abusé par ces apparences, le général Blake profita de la nuit pour porter son corps d'armée à droite de Medina, sur la route de Valladolid. À la naissance du jour, qui dans cette saison a lieu de très-bonne heure, les généraux espagnols reconnurent qu'ils s'étaient trompés, et de la Cuesta, qui s'était mis en mouvement le dernier, s'arrêta dans sa marche, en ayant soin d'appuyer à gauche vers la route de Palencia, par où s'avançaient les Français. Se croyant plus en péril, il demanda du secours à Blake, qui se hâta de lui envoyer l'une de ses divisions. Les généraux espagnols se trouvèrent donc rangés sur deux lignes, dont la première, placée en avant et plus à droite, était commandée par Blake; la seconde, fort en arrière de la première, et plus à gauche, était commandée par de la Cuesta. Ils demeurèrent immobiles dans cette situation, attendant les Français sur le sommet du plateau, et beaucoup trop peu habitués aux manœuvres pour rectifier si près de l'ennemi la position qu'ils avaient prise.
LE MARÉCHAL BESSIÈRES.
Le maréchal Bessières, auquel il restait, après une marche rapide, environ 9 ou 10 mille hommes d'infanterie et 1,200 chevaux, en présence de 26 ou 28 mille hommes, n'en conçut pas le moindre trouble, car il avait la plus haute opinion de ses soldats. Avec deux vieux régiments, le 4e léger et le 15e de ligne, et quelques escadrons de la garde, il se sentait capable d'enfoncer tout ce qu'il avait devant lui. Le brave Bessières, officier de cavalerie formé à l'école de Murat, né comme lui en Gascogne, avait beaucoup de sa jactance, de sa promptitude et de sa bravoure. Il s'avançait avec ses troupes au bas du plateau de Medina de Rio-Seco, lorsqu'il aperçut au loin les deux lignes espagnoles, l'une derrière l'autre, la seconde par sa gauche débordant beaucoup la première. Il résolut de profiter de la distance laissée entre elles, en se portant d'abord sur le flanc de la première, et, après l'avoir enfoncée, de fondre en masse sur la seconde. Il s'avança sur-le-champ, le général Merle, à sa gauche, devant attaquer la ligne de Blake; le général Mouton, à sa droite, devant flanquer Merle, et puis se jeter sur la ligne de la Cuesta. La cavalerie suivait sous le brave et brillant Lasalle.
Nos jeunes troupes, partageant la confiance de leurs généraux, gravirent le plateau avec une rare assurance. Elles abordèrent résolûment la ligne de Blake par sa gauche, sous un violent feu d'artillerie, car l'artillerie était ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée espagnole. Arrivées à portée de fusil, elles firent un feu bien dirigé, ayant été fort exercées depuis leur entrée en Espagne. Puis elles marchèrent à la ligne ennemie, qu'elles joignirent à la baïonnette. Les Espagnols ne tinrent pas; une charge du général Lasalle avec les chasseurs acheva de les culbuter, et la gauche de la première ligne espagnole, renversée, laissa la seconde à découvert. À ce spectacle, une partie de celle-ci se porta spontanément en avant, et essaya bravement de faire tête à nos troupes, en profitant du désordre même que le succès avait mis dans leurs rangs. Elle les arrêta en effet un instant, et réussit à mettre la main sur l'une de nos batteries qui avait suivi le mouvement de notre infanterie. Elle fut appuyée dans cet effort par les gardes du corps et les carabiniers royaux, qui chargèrent vaillamment. Les fantassins espagnols, se croyant vainqueurs, jetaient déjà leurs chapeaux en l'air, en criant Viva el rey! Mais le maréchal Bessières avait en réserve 300 chevaux, tant grenadiers que chasseurs à cheval de la garde impériale, qui s'élancèrent au galop en criant de leur côté: Vive l'Empereur! Plus de Bourbons en Europe! Ils culbutèrent en un instant les gardes du corps et les carabiniers royaux, les traitant comme à Austerlitz ils avaient traité les chevaliers-gardes de l'empereur Alexandre. Alors, le général Merle ayant achevé de renverser la première ligne, celle de Blake, se porta sur le centre de la seconde, celle de la Cuesta, que le général Mouton abordait déjà de son côté. Devant la double attaque des jeunes soldats du général Merle et des vieux soldats du général Mouton, elle ne tint pas long-temps. La seconde ligne espagnole, culbutée comme la première, lâcha pied tout entière, fuyant en désordre sur le plateau de Medina de Rio-Seco, et cherchant à se sauver vers cette ville. Affreuse déroute de l'armée espagnole. À l'instant, les douze cents chevaux de Lasalle, lancés sur une masse de vingt-cinq mille fuyards, saisie d'une indicible terreur, jetant ses armes, poussant les hurlements du désespoir, en firent un horrible carnage. Bientôt cette plaine immense ne présenta plus qu'un spectacle lamentable, car elle était jonchée de quatre à cinq mille malheureux abattus par le sabre de nos cavaliers. Les vastes champs de bataille du Nord, que nous avions couverts de tant de cadavres, n'étaient pas plus affreux à voir. Dix-huit bouches à feu, beaucoup de drapeaux, une multitude de fusils abandonnés en fuyant, restèrent en notre pouvoir. Tandis que la cavalerie, n'ayant d'autre moyen de faire des prisonniers que de frapper les fuyards, s'acharnait à sabrer, l'infanterie avait couru sur la ville de Medina. Ses habitants, sur le faux rapport de quelques soldats qui avaient quitté le champ de bataille avant la fin de l'action, croyaient l'armée espagnole victorieuse, et étaient tous aux fenêtres. Mais bientôt ils furent cruellement détrompés en voyant passer sous leurs yeux le torrent des fuyards. Une partie des soldats espagnols, retrouvant leur courage derrière des murailles, s'arrêtèrent pour résister. Le général Mouton, avec le 4e léger et le 15e de ligne, y entra à la baïonnette, et renversa tous les obstacles qu'on lui opposa. Au milieu de ce tumulte, les soldats, se conduisant comme dans une ville prise d'assaut, se mirent à piller Medina, livrée pour quelques heures à leur discrétion. Les moines franciscains, qui des fenêtres de leur couvent avaient fait feu sur les Français, furent passés au fil de l'épée.
Cette sanglante victoire, qui nous soumettait tout le nord de l'Espagne, et devait décourager pour quelque temps les insurgés de cette région de descendre dans la plaine, ne nous avait coûté que 70 morts et 300 blessés. C'était l'heureux effet d'une attaque bien conçue, et exécutée avec une grande vigueur.
Le maréchal Bessières remit le lendemain son armée en ordre, et marcha vivement sur Léon pour achever de disperser les insurgés, qui fuyaient de toute la vitesse de leurs jambes, excellentes comme des jambes espagnoles.
La nouvelle de notre victoire de Rio-Seco apporta, pour le moment du moins, un notable changement dans le langage et les dispositions des Espagnols. Ils crurent un peu moins que le nord, c'est-à-dire la route de Madrid, allait nous échapper, et tout notre établissement dans la Péninsule périr par la base.
Joseph, continuant à marcher avec la même lenteur, était arrivé à Burgos. Il avait tâché de gagner des cœurs sur sa route, et s'était appliqué à les conquérir à force de prévenances et d'affectation d'humanité, donnant toujours tort aux soldats français et raison aux insurgés. S'apercevant néanmoins que les conquêtes qu'il faisait compensaient peu le temps qu'il perdait, recevant du général Savary l'invitation réitérée de venir se montrer à sa nouvelle capitale, rassuré surtout par la victoire de Rio-Seco, il mit fin à ces inutiles caresses envers des populations qui n'y répondaient guère, et se rendit d'un trait de Burgos à Madrid. Accueil que Joseph reçoit du peuple de Madrid. Il y entra le 20 au soir, milieu d'une froide curiosité, n'entendant pas un cri, si ce n'est de la part de l'armée française qui, bien que peu contente de lui, saluait en sa personne le glorieux Empereur, pour lequel elle allait en tous lieux combattre et mourir.
Joseph, quoique entré à Madrid après une victoire de l'armée française, qui devait rétablir la balance de l'opinion en sa faveur, y trouva comme ailleurs une répugnance vraiment désespérante à s'approcher de sa personne. Les ministres qui avaient accepté de le servir étaient consternés et lui déclaraient que, s'ils avaient prévu à quel point le pays était contraire à la nouvelle royauté, ils n'auraient pas embrassé son parti. Les membres de la junte de Bayonne qui l'avaient accompagné s'étaient peu à peu dispersés. Les magistrats composant le conseil de Castille, qu'on avait tant accusés de s'être prêtés à tout ce que voulait Murat, refusaient le serment. Les membres seuls du clergé, fidèles au principe de rendre à César ce qui est à César, étaient venus saluer en lui la royauté de fait, et surtout le frère de l'auteur du Concordat. Joseph s'exprima devant eux de la manière la plus significative en faveur de la religion; ses paroles et surtout son attitude les touchèrent, et leur langage, après leur entrevue avec lui, avait produit un bon effet dans Madrid. Le corps diplomatique, cédant non au nouveau roi d'Espagne, mais à l'empereur des Français, avait mis de l'empressement à lui rendre hommage. Quelques grands d'Espagne, commensaux ordinaires et inévitables de la cour, n'avaient pu se dispenser de se présenter, et de tout cela, généraux français, ministres étrangers, haut clergé, courtisans venant par habitude, Joseph avait pu composer une cour d'assez bonne apparence, que de promptes victoires auraient aisément changée en une cour respectée et obéie, sinon aimée.
Mais si l'on avait remporté une victoire signalée au nord, on était fort en doute d'en obtenir une pareille au midi. On avait passé tout un mois sans avoir des nouvelles du général Dupont, et pour savoir ce qu'il était devenu, il avait fallu que sa seconde division, celle du général Vedel, qu'on lui avait envoyée pour le débloquer, eût franchi de vive force les défilés de la Sierra-Morena. On avait appris alors la prise de Cordoue, l'évacuation postérieure de cette ville, et l'établissement de l'armée à Andujar. Depuis, l'insurrection s'était refermée sur lui et le général Vedel, comme la mer sur un vaisseau qui la sillonne, et on était de nouveau privé de toute information à son sujet. Quant au maréchal Moncey, on avait tout aussi long-temps ignoré son sort, et on venait enfin de l'apprendre. Voici ce qui lui était arrivé pendant les événements si divers de la Castille, de l'Aragon, de la Catalogne et de l'Andalousie.
On l'a vu attendant à Cuenca que le général Chabran pût s'avancer jusqu'à Castellon de la Plana, tandis qu'au contraire le général Chabran avait été obligé de rebrousser chemin pour n'être pas coupé définitivement de Barcelone. Il avait même fallu à celui-ci beaucoup de vigueur pour traverser les bourgades de Vendrell, d'Arbos et de Villefranche, insurgées, et rejoindre son général en chef, qui s'était porté à sa rencontre jusqu'à Bruch. Tous deux étaient rentrés à Barcelone, où ils se voyaient contraints chaque jour de livrer des combats acharnés aux insurgés, qui venaient les attaquer aux portes même de la ville.
Le maréchal Moncey, qui ignorait ces circonstances, avait attendu du 11 au 17 juin à Cuenca, et alors, imaginant que le temps écoulé avait suffi au général Chabran pour s'approcher de Valence, il s'était mis en mouvement par la route presque impraticable de Requena, ajoutant à ses trop longs retards à Cuenca une lenteur de marche, bonne sans doute pour sa troupe, qui ne laissait ainsi aucun homme en arrière, mais très-fâcheuse pour l'ensemble général des opérations. Il avait passé par Tortola, Buenache, Minglanilla, où il était arrivé le 20. Le 21, il s'était trouvé au bord du Cabriel, ayant devant lui plusieurs bataillons ennemis, dont un de troupes suisses, embusqués au pont de Pajazo, dans une position des plus difficiles à forcer. Occupation de vive force du pont du Cabriel. Le Cabriel en cet endroit roule au milieu d'affreux rochers. On parvient par un étroit défilé au pont qui le traverse, et après avoir passé ce pont, il reste à franchir encore un autre défilé tout aussi difficile. Les insurgés de Valence, auxquels on avait donné le temps de s'établir dans cette position, avaient obstrué le pont, placé du canon en avant, et répandu sur les rochers voisins des milliers de tirailleurs. Le maréchal Moncey amena sur ce point, par un chemin des plus rudes, quelques pièces de canon traînées à bras, fit enlever les obstacles accumulés sur le pont, puis détacha à droite et à gauche des colonnes qui, passant le Cabriel à gué, tournèrent les postes embusqués dans les rochers, tuèrent beaucoup de monde à l'ennemi, et se rendirent ainsi maîtresses de la position.
Le 22, le maréchal Moncey employa la journée à se reposer, et à rendre la route plus praticable pour son artillerie et ses bagages. Le 23, il parvint à Utiel, et le 24 il arriva en face d'un long et étroit défilé qui conduit, à travers les montagnes de Valence, dans la fameuse plaine si renommée par sa beauté, que l'on appelle la Huerta de Valence. Ce défilé, connu sous le nom de défilé de las Cabreras, et formé par le lit d'un ruisseau, qu'il fallait passer à gué jusqu'à six fois, était réputé inexpugnable. Le maréchal Moncey, par sa lenteur, avait permis aux insurgés de s'y poster et d'y multiplier leurs moyens de résistance. Vaincre de front les obstacles qui nous étaient opposés était presque impossible, et devait coûter des pertes énormes. Le maréchal Moncey chargea le général Harispe, le héros des Basques, de prendre avec lui les hommes les plus alertes, les meilleurs tireurs, et, après leur avoir fait déposer leurs sacs, de les conduire sur les hauteurs environnantes de droite et de gauche pour en débusquer les Espagnols, et faire tomber les défenses du défilé en les tournant. Le général Harispe, après des efforts inouïs et mille combats de détail, conquit, un rocher après l'autre, les abords de la position, et réussit enfin à descendre sur les derrières des Espagnols qui défendaient le défilé. À sa vue, l'ennemi prit la fuite, livrant à l'armée un passage qu'on n'aurait pu forcer s'il avait fallu l'attaquer de front. Le maréchal Moncey, victorieux, s'arrêta de nouveau à la Venta de Buñol pour permettre à ses bagages de le rejoindre, et à son artillerie de se réparer. Les chemins qu'il avait traversés l'avaient en effet mise en fort mauvais état. Les moyens de réparation manquaient comme les moyens de subsistance dans le pays sauvage qu'on venait de parcourir. Arrivée du maréchal Moncey au milieu de la plaine de Valence. Mais l'artillerie espagnole, tombée tout entière au pouvoir des Français, fournit des pièces de rechange, et le 26 la colonne se mit en mouvement sur Chiva. Le lendemain 27 elle déboucha dans la belle plaine de Valence, coupée de mille canaux par lesquels se répand en tous sens l'eau du Guadalaviar, couverte de chanvres d'une hauteur extraordinaire, parsemée d'orangers, de palmiers et de toute la végétation des tropiques. Cette vue était faite pour réjouir nos soldats, fatigués des tristes lieux qu'ils avaient parcourus. Mais si, grâce à la lenteur de leur marche, ils arrivaient en assez bon état, rallies tous au drapeau, suffisamment nourris et très-capables de combattre, ils trouvaient aussi, par suite de cette même lenteur, l'ennemi bien préparé, et en mesure de défendre sa capitale. Il fallait traverser à deux lieues de Valence, au village de Quarte, le grand canal qui détourne les eaux du Guadalaviar, rétablir le pont de ce canal qui était coupé, enlever le village de Quarte, plus une multitude de petits postes embusqués à droite et à gauche dans les habitations de la plaine, ou cachés par la hauteur des chanvres. Ces obstacles arrêtèrent peu nos troupes, qui franchirent le canal, rétablirent le pont, enlevèrent le village, et, courant à travers les champs et les petits canaux, tuèrent, en perdant elles-mêmes quelques hommes, les nombreux tirailleurs qui, de tous côtés, faisaient pleuvoir sur elles une grêle de balles.
Le soir, on bivouaqua sous les murs de Valence. Le maréchal Moncey résolut de brusquer la ville en attaquant les deux portes de Quarte et de Saint-Joseph, qui s'offraient les premières à lui en venant de Requena. Un gros mur entourait Valence. Des eaux en baignaient le pied. Des chevaux de frise, des obstacles de tout genre couvraient les portes, et des milliers d'insurgés postés sur le toit des maisons étaient prêts à faire un feu de mousqueterie des plus meurtriers.
Le 28, dès la pointe du jour, le maréchal Moncey, après avoir obligé les tirailleurs ennemis à se replier, lança deux colonnes d'attaque sur les portes de Quarte et de Saint-Joseph. Les premiers obstacles furent promptement franchis; mais, en arrivant près des portes, il fallut, avant d'y employer le canon, arracher les chevaux de frise qui les couvraient. Nos braves jeunes gens s'élancèrent plusieurs fois sous le feu pour aller avec des haches exécuter ces opérations périlleuses. Mais, après plusieurs tentatives dirigées par le général du génie Cazals, et suivies de pertes considérables, on reconnut l'impossibilité absolue de forcer les portes, objet de nos attaques. Quand même on y eût réussi, on aurait trouvé au delà les têtes de rues barricadées comme à Saragosse, et c'eût été autant d'assauts à renouveler. Après avoir acquis cette conviction, le maréchal Moncey replia ses troupes, restant maître toutefois des faubourgs qu'il avait enlevés.
Cette sanglante tentative, qui lui avait coûté près de 300 hommes tués ou blessés, lui donna fort à réfléchir. Il avait amené avec lui 8 mille et quelques cents hommes. Il en avait déjà laissé en route un millier, malades ou hors de combat. Il venait d'apprendre par des prisonniers que le général Chabran s'était replié sur Barcelone. Il avait devant lui une ville de soixante mille âmes, portée à cent mille au moins par l'agglomération dans ses murs de tous les cultivateurs de la plaine, et résolue à se défendre jusqu'à la mort, par la crainte où elle était que les Français ne vengeassent sur elle l'odieux assassinat de leurs compatriotes. Retraite du maréchal Moncey par la route de Murcie. Pour vaincre une pareille résistance, le maréchal n'avait pas de grosse artillerie. Il renonça donc très-sagement à recommencer une attaque qui n'avait aucune chance de succès, et qui n'aurait fait qu'augmenter les difficultés de sa retraite, en augmentant le nombre des blessés à emporter avec lui. Il eut le bon esprit, une fois cette résolution arrêtée, de l'exécuter sans retard. On lui avait appris que le capitaine général Cerbellon, lequel était, non pas dans Valence, mais en rase campagne à la tête des insurgés de la province, se trouvait, avec 7 ou 8 mille hommes, sur les bords du Xucar, petit fleuve qui, après avoir contourné les montagnes de Valence, vient tomber dans la mer à quelques lieues de cette ville, près d'Alcira. L'intention présumée du capitaine général était de traverser la Huerta, et d'aller se placer dans les défilés de las Cabreras, afin d'en fermer le passage aux Français, C'eût été là une grave difficulté, car le maréchal Moncey ayant déjà perdu les meilleurs soldats de son corps d'armée, et emmenant avec lui une grande quantité de blessés, aurait bien pu échouer dans une opération qui lui avait une première fois réussi. D'ailleurs la grande route, qui, pour éviter les montagnes de Valence, passe le Xucar à Alcira, et traverse la province de Murcie à Almansa, quoique un peu plus longue, était beaucoup meilleure. Le maréchal Moncey résolut donc de marcher droit au Xucar, d'y combattre M. de Cerbellon, de forcer le défilé d'Almansa, et de revenir par Albacete.
Arrivé le 1er juillet sur les bords du Xucar, il y trouva les insurgés de Valence et de Carthagène postés derrière le fleuve, dont ils avaient coupé le pont. L'armée franchit le Xucar à gué sur trois points, rétablit ensuite le pont, et fit passer ses immenses bagages. Elle se reposa le 2. Le 3, averti que d'autres insurgés voulaient défendre le passage des montagnes de Murcie appelé défilé d'Almansa, le maréchal Moncey se hâta de le traverser, n'y rencontra aucune difficulté sérieuse, repoussa partout les insurgés, et leur enleva même leur artillerie. Reprenant sa marche lente et méthodique, il arriva le 5 à Chinchilla, le 6 à Albacete. Là, il apprit avec une véritable joie que la division Frère, qui d'abord avait dû être placée à Madridejos en échelon sur la route d'Andalousie, et qui depuis avait été, par ordre de l'Empereur, placée à San-Clemente, se trouvait tout près de lui, et le 10 juillet il opéra sa jonction avec elle.
Il ramenait sa division en bon état, quoique fatiguée, et n'avait laissé en route ni un blessé ni un canon. Mais il faut répéter que, si sa lenteur lui avait permis de ramener sa division entière, elle lui avait fait manquer la conquête de Valence, qu'il aurait certainement prise, comme le général Dupont avait pris Cordoue, s'il eût marché assez vivement pour surprendre les insurgés avant qu'ils eussent eu le temps de faire leurs préparatifs de défense. Toutefois, sa manière lente et ferme de marcher au milieu des provinces insurgées, en battant partout l'ennemi, et sans semer les routes de bagages, de blessés, de malades, avait un mérite que Napoléon mit une certaine complaisance à reconnaître et à proclamer.
Tandis que le maréchal Moncey exécutait cette marche difficile, la province de Cuenca, d'abord si tranquille, s'était insurgée, et avait enlevé l'hôpital que le maréchal Moncey y avait établi pour y déposer ses malades. Le général Savary avait été obligé d'envoyer pour la punir le général Caulaincourt avec une colonne de troupes. Celui-ci avait infligé à la ville de Cuenca deux heures de pillage, dont les soldats avaient malheureusement usé avec grand profit matériel pour eux, et grand dommage moral pour l'armée.
Les événements de Valence avaient précédé de quelques jours la bataille de Rio-Seco, mais ils ne furent connus à Madrid qu'à peu près en même temps que cette bataille. Bien que les Espagnols triomphassent beaucoup de la résistance opiniâtre que nous avions rencontrée devant Saragosse et Valence, et que cette résistance révélât la nécessité d'attaques sérieuses pour venir à bout des grandes villes insurgées, cependant nous tenions la campagne partout d'une manière victorieuse. La situation militaire des Français exclusivement dépendante des événements qui vont se passer au midi de l'Espagne. Les insurgés ne pouvaient se montrer nulle part sans être dispersés à l'instant même. Le général Duhesme, rallié au général Chabran, était sorti avec lui de Barcelone, avait emporté le fort de Mongat, pris et saccagé la petite ville de Mataro, et, quoiqu'il eût échoué dans l'escalade de Girone, était rentré dans Barcelone, répandant la terreur sur son passage, et exerçant une énergique répression. Le général Verdier, toujours arrêté devant Saragosse, était néanmoins maître de l'Aragon, et avait envoyé sous le général Lefebvre une colonne qui avait châtié la ville de Calatayud. Enfin, à Rio-Seco, comme on vient de le voir, nous avions anéanti la seule armée considérable qui se fût encore présentée à nous. Notre ascendant était donc assuré dans le nord. La difficulté consistait dans le midi. Là, le général Dupont, campé sur le Guadalquivir, et adossé à la Sierra-Morena, avait affaire à une armée qui semblait nombreuse, composée non-seulement d'insurgés, mais de troupes de ligne. Les Espagnols ne se bornaient pas à tenir la campagne devant lui; ils l'avaient réduit à la défensive dans la position d'Andujar, et, si un malheur arrivait sur ce point, les insurgés de l'Andalousie et de Grenade, ralliant ceux de Carthagène et de Valence d'une part, ceux de l'Estrémadure de l'autre, pouvaient traverser la Manche, et se présenter sous Madrid en force considérable, ce qui eût donné à la guerre une face toute nouvelle. Toutefois on était loin de craindre un tel malheur, malgré ce que débitaient les Espagnols à ce sujet. Le général Dupont, en effet, avait reçu la division Vedel, ce qui portait à 16 ou 17 mille hommes son corps d'armée. On comptait sur son habileté éprouvée; on n'imaginait pas que le général qui devant Albeck s'était trouvé avec six mille hommes en présence de soixante mille Autrichiens, et qui s'était tiré de cette position en faisant quatre mille prisonniers, pût succomber devant des insurgés indisciplinés, dont le maréchal Bessières venait de faire une si affreuse boucherie avec si peu de soldats. Inquiétudes sur le général Dupont, et nouveaux renforts envoyés en Andalousie. On prenait donc confiance sans être entièrement rassuré. D'accord avec Napoléon, qui ne pouvait diriger les événements militaires que de loin, et avec l'incertitude de direction naissant du temps et des distances, le général Savary avait envoyé le général Gobert à Madridejos, pour y remplacer la division Frère, troisième du général Dupont, employée, comme on l'a vu, à secourir le maréchal Moncey vers San-Clemente. Le général Gobert avait ordre de se porter au milieu de la Manche, et, si les circonstances le rendaient nécessaire, de s'avancer jusqu'à la Sierra-Morena, pour y rejoindre le général Dupont. Il allait donc faire auprès de ce général office de troisième division, en place de la division Frère occupée ailleurs. L'un de ses quatre régiments ayant déjà été expédié en convoi jusqu'à Andujar, il n'amenait avec lui que trois régiments d'infanterie, mais fort beaux quoique jeunes, et un superbe régiment provisoire de cuirassiers, commandé par un excellent officier, le major Christophe. Cette jonction opérée, aucun doute ne semblait possible sur les événements de l'Andalousie. Là ne s'étaient pas bornées les précautions du général Savary. Il avait ramené sous Madrid la division Musnier revenue de Valence, la division Frère envoyée au secours de celle-ci, la colonne Caulaincourt chargée de punir Cuenca. Il avait toujours eu la division Morlot du corps de Moncey, la garde impériale, et il venait de recevoir la brigade Rey, qui avait servi d'escorte au roi Joseph. C'était encore un total de 25 mille hommes qui, s'il n'y avait eu beaucoup de blessés et de malades, aurait été de plus de 30 mille. Avec cela, on avait de quoi déjouer toutes les espérances des Espagnols. Ceux-ci n'en persistaient pas moins à dire que Saragosse ne se rendrait pas plus que Valence; que le général Dupont serait contraint de repasser la Sierra-Morena; qu'on verrait bientôt à sa suite les insurgés de l'Estrémadure, de l'Andalousie, de Grenade, de Carthagène, de Valence; que ceux du nord reparaîtraient sur la route de Burgos, et que devant cette masse de forces la nouvelle royauté serait bien obligée de retourner de Madrid à Bayonne. Les Français, au contraire, s'attendaient à voir bientôt Saragosse emportée d'assaut, l'armée du général Verdier devenue libre remarcher sur Valence avec le corps du maréchal Moncey, le général Dupont victorieux s'avancer en Andalousie, et soumettre en entier le midi de l'Espagne. L'une ou l'autre de ces alternatives devait se réaliser, suivant ce qui allait se passer en Andalousie. Aussi tous les regards des Espagnols et des Français étaient-ils en ce moment (15 au 20 juillet) exclusivement dirigés sur elle.
ATTAQUE D'UN CONVOI DANS LES DÉFILÉS DE LA SIERRA-MORENA.
Le général Dupont, comme nous avons déjà eu occasion de le dire, était venu en quittant Cordoue s'établir à Andujar, sur le Guadalquivir; position mal choisie, car on eût été bien mieux à Baylen même, à l'entrée des défilés que l'on aurait fermés par sa seule présence, et où l'on se serait trouvé dans une position saine, élevée, dominante, de laquelle on pouvait précipiter dans le Guadalquivir tous ceux qui auraient essayé de le franchir (voir la carte no 44). Ce général, comme nous l'avons encore dit, avait placé la brigade Pannetier un peu à gauche et en avant du pont d'Andujar, la brigade Chabert un peu en arrière et à droite, les marins de la garde dans Andujar même, les deux régiments suisses en arrière de la ville, la cavalerie au loin dans la plaine. On l'avait laissé là, sans songer à l'inquiéter, pendant toute la fin de juin et toute la première moitié de juillet, parce que les insurgés de l'Andalousie et de Grenade avaient besoin de ce temps pour s'organiser, se concerter, et opérer leur jonction entre Cordoue et Jaen. La seule hostilité qu'il eut essuyée c'était l'occupation de la Sierra-Morena par une nuée de bandits, qui tuaient les courriers et interceptaient les convois. Les gens d'Echavarri étaient si bien aux aguets, qu'il ne pouvait passer un seul homme à cheval, entre Puerto del Rey et la Caroline, sans être détroussé, les femmes et les enfants eux-mêmes montant toujours la garde, et signalant tout individu aussitôt qu'il paraissait. Pendant cette fâcheuse inaction de près d'un mois, en partie motivée par le retard des renforts demandés, le général Dupont avait fait autour de lui plusieurs détachements pour châtier les insurgés et se procurer des vivres. Il avait envoyé à Jaen le capitaine des marins de la garde Baste, officier aussi intelligent qu'intrépide, avec mission de punir cette ville, qui avait contribué aux massacres de nos blessés et de nos malades, et d'en tirer les ressources dont elle abondait. Expédition du capitaine Baste sur Jaen. Le capitaine Baste, avec un bataillon, deux canons, et une centaine de chevaux, était entré audacieusement dans Jaen, avait mis en fuite les habitants, et ramené un immense convoi de vivres, de vins, de médicaments de toute sorte.
Le général Dupont, ne se rendant malheureusement pas compte des inconvénients attachés à la position d'Andujar, mais les sentant confusément, était toujours en souci pour Baylen et le bac de Menjibar, qui donne passage sur le Guadalquivir devant Baylen. Aussi n'avait-il pas manqué d'y mettre un détachement et d'y faire sans cesse des reconnaissances. Ses inquiétudes s'étendaient plus loin, car il était obligé de pousser ses reconnaissances à gauche de Baylen, jusqu'à Baeza et Ubeda, d'où partait une route de traverse qui par Linarès allait tomber derrière Baylen, aux environs de la Caroline, tout près de l'entrée des défilés. C'est le cas de répéter qu'il n'aurait pas eu ce souci en se plaçant à Baylen même, qu'il eût gardé par sa seule présence, et d'où quelques patrouilles de cavalerie envoyées sur Baeza et Ubeda auraient suffi pour le garantir de toute surprise. Difficulté de vivre à Andujar. Toutefois son souci le plus ordinaire était celui de vivre, quoiqu'il fût dans la riche Andalousie. Les moutons, qui abondent dans les Castilles et l'Estrémadure, n'étaient pas fort répandus dans la Sierra-Morena, où l'on ne trouvait guère que des chèvres, viande peu saine et peu nourrissante. Le blé était rare, la récolte de l'année précédente ayant été ou dévorée ou détruite par les insurgés. Celle de l'année était sur pied. Les soldats étaient obligés de moissonner eux-mêmes pour avoir du pain, et ils n'avaient en général que demi-ration. On leur donnait, en place, de l'orge qu'ils faisaient bouillir avec leur viande. Ils avaient un seul moulin pour moudre leur blé au bord du Guadalquivir, et souvent il leur fallait défendre ce moulin contre les attaques de l'ennemi. Ils étaient sur ce sol brûlant privés de légumes frais. Le vin, quoique excellent à quelque distance, au Val-de-Peñas, ne pouvait venir que par la Sierra-Morena, puisque le Val-de-Peñas est dans la Manche. On le faisait arriver à force d'argent, et il n'y en avait que pour les malades. Le vinaigre, si utile dans les pays chauds, manquait. L'eau du Guadalquivir était presque toujours tiède. Pour de jeunes soldats peu habitués aux climats extrêmes, ce long séjour à Andujar devenait pénible et dangereux. Indépendamment des blessés, on avait un grand nombre de malades atteints de la dyssenterie. La privation de toutes nouvelles ajoutait à la souffrance une profonde tristesse. Toutefois le soldat, quoiqu'il fût peu aguerri, avait le sentiment de sa supériorité, une grande confiance dans son général, et désirait trouver l'occasion de se mesurer avec l'ennemi.
L'arrivée de la division Vedel vint bientôt accroître cette confiance. Partie dans les derniers jours de juin, elle était parvenue le 26 à Despeña-Perros, à l'entrée des défilés, les avait forcés en tuant quelques hommes à Augustin d'Echavarri, et avait ensuite débouché sur la Caroline, jolie colonie allemande fondée à la fin du dernier siècle par Charles III. Le vallon étroit par lequel on traverse la Sierra-Morena s'élargit un peu à la Caroline, un peu davantage à Guarroman, et davantage encore à Baylen, où il s'ouvre tout à fait en débouchant sur le Guadalquivir. C'est entre la Caroline et Baylen, à Guarroman, qu'aboutit cette route de traverse dont nous avons parlé, et qui de Baeza ou d'Ubeda conduit par Linarès à l'entrée des défilés.
La division Vedel, après avoir séjourné à la Caroline et s'être mise en communication avec le général Dupont, était venue prendre position à Baylen même, ayant un bataillon en arrière pour garder l'entrée des défilés, et deux en avant pour garder le bac de Menjibar sur le Guadalquivir. À peine le général Vedel avait-il rejoint, que le général Dupont, lui assignant sa position, lui avait recommandé une surveillance extrême sur ses derrières et sur sa gauche, pour que l'ennemi ne pût s'emparer des défilés et les fermer sur l'armée française. Depuis l'arrivée du général Vedel, l'inconvénient de laisser Baylen inoccupé était moindre, mais on avait encore le désavantage de rester dans une position défensive, à six lieues les uns des autres, derrière un fleuve partout guéable. Un ennemi audacieux pouvait, en effet, le passer la nuit, et venir se placer entre nos deux divisions. Or, malgré la jonction du général Vedel, le nombre des troupes françaises, en présence des insurgés de l'Andalousie, n'était pas assez considérable pour qu'on pût se diviser sans danger. Le corps de Dupont s'était fort affaibli par les maladies. La division Barbou ne pouvait guère présenter plus de 5,700 hommes à l'ennemi, 6,400 en comptant le génie et l'artillerie. Les marins étaient tout au plus 400, les dragons et chasseurs 1,800; ce qui formait un total de 8,600 Français. Les Suisses, tantôt envoyant des déserteurs aux insurgés, tantôt en recevant qui venaient à eux, étaient réduits à 1,800, et dans une sorte de flottement inquiétant, qui ne permettait pas de compter sur eux dans tous les cas. La division Vedel amenait 5,400 hommes de toutes armes, et 12 pièces d'artillerie. Avec les 8,600 hommes du général Dupont et les 5,400 du général Vedel on avait 14 mille combattants, 16,000 en ajoutant les Suisses. Ce n'était pas trop, même en les tenant réunis, devant les quarante ou cinquante mille insurgés qu'on annonçait. Arrivée de la division Gobert au corps du général Dupont. Bientôt la division Gobert étant arrivée, et apportant un renfort d'environ 4,700 hommes, fantassins et cavaliers compris, le corps du général Dupont s'élevait insensiblement à la force désirée (qui n'était pas, toutefois, de plus de 18,000 Français et 2,000 Suisses) à l'instant même où les insurgés se décidaient à prendre l'offensive. Avec la division Gobert parvenaient au général Dupont les nouvelles de l'échec essuyé devant Saragosse et Valence, de la retraite du maréchal Moncey sur Madrid, de l'isolement dans lequel cette retraite plaçait l'armée d'Andalousie, et en même temps la recommandation de tenir bien sur le Guadalquivir, mais de ne pas pénétrer plus avant en Andalousie. Il eût été imprudent, en effet, dans l'état des choses, de s'engager davantage au midi de l'Espagne.
Dans ce moment, il se présentait, sans sortir de la défensive, de bonnes occasions de porter de redoutables coups à l'insurrection. Les insurgés de Grenade, sous le général Reding, partie Suisses, partie Espagnols, s'étaient rendus à Jaen, au nombre d'environ 12 ou 15 mille. Tandis que les insurgés de Grenade s'avançaient ainsi jusqu'à Jaen, ceux de l'Andalousie sous le général Castaños, au nombre de 20 et quelques mille, ayant remonté le Guadalquivir, arrivaient devant Bujalance (voir la carte no 44), et à quelques bandes de tirailleurs, à quelques patrouilles de cavalerie, on pouvait juger qu'ils n'étaient pas loin. Bien que l'espionnage militaire fût impossible en Espagne, pas un paysan ne voulant trahir la cause de son pays (noble sentiment qui rachetait la férocité de ce peuple, et qui l'expliquait), il était facile, aux signes qu'on recueillait à chaque instant de cette double marche, de s'en faire une juste idée, et dès lors de s'y opposer. Le général Dupont pouvait très-bien, en laissant la division Gobert à Baylen et Menjibar, s'avancer avec les divisions Barbou et Vedel au delà du Guadalquivir, se placer entre les deux armées ennemies avec 14 ou 15 mille hommes, les battre l'une après l'autre, ou toutes deux ensemble, et revenir à sa position après les avoir fort maltraitées. Quelle que fût leur force, il n'y avait aucune témérité à s'exposer à les rencontrer dans la proportion d'un contre deux. Cette opération, qui l'obligeait à un mouvement en avant de trois ou quatre lieues, n'était certainement pas une infraction à l'ordre de ne pas s'enfoncer dans le midi de l'Espagne. Si cependant cette résolution lui paraissait trop hardie, il pouvait, en gardant une défensive rigoureuse, et en attendant l'ennemi, se réunir à Vedel et à Gobert à Baylen même, et il était bien sûr, avec 20 mille hommes dans cette position, d'écraser tout ce qui se présenterait. Quitter Andujar pour Baylen n'était pas plus une infraction à l'ordre de ne pas repasser la Sierra-Morena, que se porter quatre lieues en avant, pour opposer une défensive active à l'ennemi, n'était une infraction à l'ordre de ne point s'enfoncer en Andalousie.
Immobile en présence des Espagnols, ne concevant rien, n'ordonnant rien, le général Dupont, qui avait enfin trois divisions sous la main, ne fit d'autre disposition que celle de rester de sa personne à Andujar, de laisser Vedel à Baylen, Gobert à la Caroline, en leur recommandant à chacun de se bien garder, d'exercer autour d'eux une continuelle surveillance, pour que les défilés ne fussent pas tournés par Baeza, Ubeda et Linarès.
Le 14 juillet au soir l'ennemi se montra sur les hauteurs qui bordent le Guadalquivir, vis-à-vis Andujar. Les troupes de Grenade, sous le général Reding, étaient restées à Jaen, s'apprêtant à faire leur jonction avec celles d'Andalousie. Celles-ci, qu'on apercevait devant Andujar, et que commandait le général Castaños, venaient de la basse Andalousie, par Séville et Cordoue. Elles avaient, comme celles de Grenade, la jonction pour but, mais elles voulaient auparavant tâter la position d'Andujar, pour savoir s'il serait possible de l'emporter. Elles étaient fortes d'une vingtaine de mille hommes, partie troupes régulières accrues de nouveaux enrôlés, partie volontaires récemment enrégimentés dans des cadres de nouvelle création. Elles avaient plus de tenue et de solidité que toutes celles que nous avions rencontrées jusqu'ici, car elles se composaient principalement des troupes du camp de Saint-Roque, et de la division qui, sous le général Solano, avait dû envahir le midi du Portugal.
Dès le 15 juillet au matin, elles forcèrent, en se présentant en masse, nos avant-postes à se retirer, et à leur abandonner les hauteurs qui dominent les rives du Guadalquivir. Chacun prit alors sa position de combat, la garde de Paris dans les ouvrages en avant du pont, la troisième légion de réserve sur le bord du fleuve, les marins de la garde dans Andujar, la brigade Chabert à droite de la ville, les Suisses en arrière, la cavalerie avec le 6e provisoire au loin dans la plaine, pour observer les guérillas indisciplinées marchant autour de l'armée espagnole comme les Cosaques autour de l'armée russe.
La vue de l'ennemi réjouit les soldats français en les tirant de leur ennui, et, quoique beaucoup d'entre eux fassent malades, ils avaient un extrême désir d'en venir aux mains. Mais les Espagnols n'étaient pas capables de passer le fleuve sous les yeux de l'armée française. Ils se bornèrent à une insignifiante canonnade qui ne nous fit pas grand mal, et à laquelle on ne répondit que froidement pour ne pas user nos munitions; mais nos boulets, bien dirigés, tombant au milieu de masses épaisses, y enlevaient beaucoup d'hommes à la fois. Sur la droite du fleuve que nous occupions, les guérillas se montrèrent. Les unes avaient franchi au loin le Guadalquivir; les autres descendaient sur nos derrières des gorges de la Sierra-Morena. Le général Fresia lança sur elles ses escadrons, tandis que le 6e tâchait de les joindre à la baïonnette. On leur tua quelques hommes, et bientôt on obligea ces nuées d'oiseaux de proie à s'envoler dans les montagnes.
La journée ne dénotait qu'un tâtonnement de l'ennemi essayant ses forces contre notre position, et cherchant le point par lequel il pourrait l'aborder avec moins de difficulté. Toutefois il y avait lieu de prévoir un effort plus sérieux pour la journée du lendemain. Mouvement précipité du général Vedel sur Andujar. Le général Dupont dépêcha donc un de ses officiers au général Vedel pour savoir ce qui se passait, soit à Baylen, soit au bac de Menjibar, et lui demander, dans le cas où il n'aurait pas d'ennemi devant lui, d'envoyer à son secours ou un bataillon, ou même une brigade; soin qui eût été superflu, comme nous l'avons remarqué déjà bien des fois, si on avait tous été réunis à Baylen! La fin de cette journée s'écoula à Andujar dans le calme le plus profond.
Du côté de Baylen, les insurgés de Grenade, établis en avant de Jaen, s'étaient montrés le long du Guadalquivir, tâtonnant partout, et partout cherchant le côté faible de nos positions. Devant Baylen ils avaient passé le bac de Menjibar et repoussé les avant-postes du général Vedel. Mais celui-ci, accourant avec le gros de sa division, et déployant d'une manière très-ostensible ses bataillons, avait tellement intimidé les Espagnols, qu'ils avaient complétement disparu. Plus à notre gauche, vers ces points toujours inquiétants de Baeza et d'Ubeda, les insurgés avaient franchi le Guadalquivir, et détaché de ces bandes de coureurs, qui étaient peu à craindre, mais qui de loin pouvaient donner lieu à d'étranges erreurs. Le général Gobert, posté à la Caroline, ayant eu avis de leur présence, avait envoyé précipitamment des cuirassiers à Linarès pour les observer et les contenir.
Dans cet état de choses, le général Vedel, ne voyant plus l'ennemi devant lui, allait remonter de Menjibar à Baylen, lorsqu'arriva l'aide-de-camp du général Dupont, dépêché auprès de lui pour demander le renfort d'un bataillon ou d'une brigade, suivant ce qui aurait eu lieu. Apprenant par cet aide de camp que le gros des ennemis avait paru devant Andujar, supposant que le danger était uniquement là, et cédant à un zèle irréfléchi, il se décida à se porter avec sa division tout entière sur Andujar, en faisant dire au général Gobert de venir occuper Baylen, qui allait demeurer vacant par le départ de la deuxième division. Il se mit sur-le-champ en route à la fin de la journée du 15, et marcha toute la nuit du 15 au 16. Bien qu'un sentiment honorable inspirât le général Vedel, sa conduite n'en était pas moins imprudente; car il ne savait pas ce qui pouvait arriver à Baylen après son départ, et ce qu'allait devenir en son absence ce point si important pour la sûreté de l'armée.
Il parut en vue d'Andujar avec toutes ses troupes, dans la matinée du 16. Le général Dupont, loin de le réprimander pour sa précipitation, céda lui-même au plaisir de se sentir renforcé en présence d'un ennemi qui se montrait plus nombreux que la veille, et plus disposé à une attaque sérieuse; il approuva et remercia même le général Vedel. Les soldats, qui n'avaient pas vu de Français depuis deux mois, poussèrent des cris de joie en apercevant leurs camarades, et ils crurent qu'on allait enfin punir les Espagnols de leur jactance. C'était le cas effectivement de réparer les fautes déjà commises, en se jetant sur l'ennemi, avec 14 mille Français, 2 mille Suisses, et en le repoussant loin de soi pour long-temps. Rien n'eût été plus facile avec l'ardeur qui animait nos jeunes soldats. Mais le général Dupont laissa les Espagnols canonner Andujar toute la journée, se bornant à jouir de leur hésitation, de leur inexpérience, sans faire contre eux autre chose que de leur envoyer de temps en temps quelques volées de canon. Les Espagnols, voulant forcer la position d'Andujar, mais ne l'osant pas, descendirent, remontèrent plusieurs fois dans la journée, des hauteurs qu'ils occupaient jusqu'au bord du fleuve, du bord du fleuve jusque sur les hauteurs, et n'essayèrent jamais de le franchir en présence de nos baïonnettes. Un moment ils tirent mine de traverser le Guadalquivir, sur la gauche d'Andujar, vers le point de Villanueva; mais de ce point on apercevait sur la rive opposée la division Vedel en marche, et cette vue glaça leur courage. La journée s'acheva donc aussi paisiblement que la veille, avec très-peu de morts et de blessés de notre côté, mais un assez grand nombre du côté des Espagnols, infiniment plus maltraités par notre canonnade, quoiqu'elle fût plus rare et plus lente que la leur.
Les choses ne s'étaient pas aussi bien passées du côté de Baylen et au bac de Menjibar. Le 16 au matin, pendant que le général Vedel marchait sans nécessité sur Andujar, le général Reding, qui, à la tête de l'armée de Grenade, avait fait aussi, le 15, quelques essais devant Baylen, les renouvelait avec un peu plus de hardiesse que la veille. Il fut naturellement très-encouragé à se montrer plus hardi par la disparition complète de la division Vedel. Après avoir traversé le bac de Menjibar, il ne trouva au pied des hauteurs de Baylen que le général Liger-Belair avec un bataillon et quelques compagnies d'élite. Il déboucha alors en force, et parut avec plusieurs mille hommes devant le général Liger-Belair, qui, en ayant à peine quelques centaines, n'eut d'autre parti à prendre que de se retirer en bon ordre. Dans ce moment arrivait le général Gobert, averti par le général Vedel de l'évacuation de Baylen, et amenant pour y pourvoir trois bataillons avec quelques cuirassiers. Déjà réduite par plusieurs détachements laissés en arrière, car elle avait dû en laisser à la Caroline, à Guarroman, à Baylen, la division Gobert s'était amincie en s'allongeant dans les gorges de la Sierra-Morena, et n'arrivait à l'ennemi qu'avec une tête de colonne. Néanmoins ce général, plein d'intelligence et de feu, avec ses trois bataillons et ses cuirassiers, arrêta tout court les Espagnols. Le major Christophe, commandant les cuirassiers, fit une charge vigoureuse, et ramena l'infanterie espagnole, peu accoutumée au rude choc de ces grands cavaliers. Le général Gobert, accouru pour arrêter la colonne de Reding, est tué entre Menjibar et Baylen. Mais tandis qu'il dirigeait lui-même ces mouvements, le général Gobert reçut au milieu du front une balle partie d'un buisson où s'était caché l'un de ces tirailleurs espagnols qu'on trouvait embusqués partout. Il tomba sans connaissance, n'ayant plus que quelques heures à vivre, et amèrement regretté de toute l'armée.
Le général Dufour, désigné par son rang pour le remplacer, accourut sur le terrain, vit les troupes françaises ébranlées par le coup qui venait de frapper leur général, et crut ne pouvoir mieux faire que de les replier sur Baylen. Les Espagnols qui cherchaient le point faible de nos positions, sans avoir le projet arrêté d'attaquer à fond, n'allèrent pas au delà, mais ils éprouvèrent le sentiment qu'en appuyant de ce côté le fer entrerait.
Le général Dufour revint à Baylen, où il avait une forte partie de la division Gobert. Ayant vu les Espagnols ne pas le suivre, et rester fixés au bord du Guadalquivir, il fut porté à croire que leur attaque sérieuse se dirigeait ailleurs. En effet, tandis que le danger avait si peu d'apparence du côté de Menjibar, il venait de prendre des proportions inquiétantes du côté de Baeza et d'Ubeda. Les reconnaissances envoyées dans cette direction, soit qu'elles fussent exécutées par des officiers peu intelligents, soit que les bandes irrégulières qui avaient franchi le Guadalquivir au-dessus de Menjibar fussent très-apparentes, dénonçaient toutes la présence d'une armée véritable sur la route de traverse qui de Baeza et d'Ubeda aboutissait par Linarès à la Caroline, en passant derrière Baylen. À ces indications se joignaient les instructions réitérées du général Dupont, qui, ayant commis la faute de ne pas se placer à Baylen, l'aggravait, loin de la réparer, par les inquiétudes continuelles qu'il ressentait, et qu'il communiquait à ses lieutenants. La veille et le jour même il avait écrit au général Gobert qu'il fallait avoir sans cesse l'œil sur cette traverse qui de Baeza et d'Ubeda donnait sur Linarès; qu'au premier signe d'un mouvement de l'ennemi de ce côté, on devait rétrograder en masse de Baylen à la Caroline, car là était le salut de l'armée, et il fallait garder ce point à tout prix: étrange précaution, et qui perdit l'armée qu'elle avait pour but de sauver!
Le général Dufour, à qui se transmettaient de droit les instructions du général en chef après la mort du général Gobert, recevant les renseignements les plus alarmants sur la traverse de Baeza à Linarès, n'y tint pas, et le soir même partit de Baylen pour se porter à la Caroline, croyant qu'il allait y préserver l'armée du malheur d'être tournée. Ce fatal lieu de Baylen, où nous devions rencontrer le premier écueil de notre grandeur, se trouva donc encore une fois évacué, et exposé à l'invasion de l'ennemi!
Le général Dufour avait, il est vrai, pour excuse les instructions qu'il avait reçues, les nouvelles qui lui étaient parvenues, la confiance où il était du le soir même du 16, pour courir à la Caroline, laissant à peine un détachement sur les hauteurs d'où l'on domine Menjibar et le Guadalquivir.
Les nouvelles de la mort du général Gobert et du reploiement de sa division parvinrent à Andujar dans la soirée même du 16, car il n'y avait que six à sept lieues de France à franchir, et il ne fallait que deux à trois heures à un officier à cheval pour les parcourir. Ces nouvelles arrivèrent au moment même où la journée finissait, et avec elle la stérile canonnade dont nous avons rapporté les effets insignifiants. Le général Dupont, en apprenant la mort de Gobert, se hâte de renvoyer la division Vedel à Baylen. Le général Dupont, qui avait partagé la faute du général Vedel en l'approuvant, commença à regretter que celui-ci eût quitté Baylen pour venir à Andujar. Sur-le-champ, quoiqu'il ignorât encore le départ du général Dufour pour la Caroline, frappé de ce qu'avait de grave une attaque qui avait amené la mort du général Gobert et la retraite de sa division, il enjoignit au général Vedel de repartir immédiatement pour Baylen, d'occuper ce point en force, de battre les insurgés à Baylen, à la Caroline, à Linarès, partout enfin où leur présence se serait révélée, et puis, cela fait, de revenir en toute hâte pour l'aider à détruire ceux qu'on voyait devant soi à Andujar. Il ne lui vint pas un instant à l'esprit de suivre Vedel lui-même, ou tout de suite, ou à une journée de distance, pour être plus assuré encore d'empêcher tous les résultats qu'il redoutait. Fatal et incroyable aveuglement qui n'est pas sans exemple à la guerre, mais qui, par bonheur pour le salut des peuples et des armées, n'amène pas souvent d'aussi affreux désastres! N'accusons point la Providence: après Bayonne nous ne méritions pas d'être heureux!
La chaleur depuis quelques jours était étouffante. Les nuits n'étaient guère plus fraîches que les journées, et de plus il y avait toujours grande pénurie de vivres à Andujar. On put à peine, en s'imposant des privations, donner aux soldats de Vedel de quoi se rassasier. Ils repartirent le 16 à minuit d'Andujar, encore très-fatigués de la marche qu'ils avaient faite dans la journée pour y venir, et laissant leurs camarades de la division Barbou fort attristés de cette séparation. La marche dura toute la nuit, et ils n'atteignirent Baylen que le matin du 17 à huit heures, le soleil étant très-haut sur l'horizon, et la chaleur redevenue brûlante.
Arrivé à Baylen, le général Vedel fut extrêmement étonné d'apprendre que le général Dufour était parti pour la Caroline, en ne laissant qu'un faible détachement en avant de Baylen. Son étonnement cessa bientôt quand il sut ce qui avait entraîné le général Dufour vers la Caroline, c'est-à-dire le bruit partout répandu d'un corps d'armée espagnol passé par Baeza et Linarès pour occuper les défilés. À cette nouvelle, sans plus réfléchir que la veille, lorsqu'il avait couru de Menjibar à Andujar, il ne douta pas un instant de ce qu'on lui rapportait. Il crut pleinement que les Espagnols, qui avaient si peu insisté contre Andujar, qui n'avaient pas donné suite au succès obtenu à Menjibar sur le général Gobert, poursuivaient l'exécution d'un projet habilement calculé, celui de tromper les Français par une fausse attaque, et de les tourner par Baeza et Linarès. Toutefois, quoique dominé par une pensée qu'il ne cherchait point à approfondir, il fit faire une reconnaissance en avant de Baylen, pour savoir si de ces positions d'où l'on apercevait toute la vallée du Guadalquivir, on découvrirait quelque chose. Le détachement envoyé ne découvrit rien, ni au pied des hauteurs, ni sur le Guadalquivir même. Alors plus le moindre doute: l'ennemi, suivant le général Vedel, était tout entier passé par Baeza et Linarès pour se porter à la Caroline, et fermer derrière l'armée française les défilés de la Sierra-Morena. Il n'hésita plus, et, sans la chaleur du milieu du jour qui n'était pas de moins de 40 degrés Réaumur, et sous laquelle les hommes, les chevaux tombaient frappés d'apoplexie, il serait parti sur l'heure. Mais à la chute de ce même jour 17, il quitta Baylen, emmenant même le poste qui gardait les hauteurs au-dessus du Guadalquivir, tant il craignait de ne pas arriver assez en force à la Caroline! Les généraux en chef, dans leurs jours heureux, trouvent des lieutenants qui corrigent leurs fautes: le général Dupont en trouva cette fois qui aggravèrent cruellement les siennes!
De tous ces prétendus mouvements de l'armée espagnole vers la Caroline, par Baeza et Linarès, aucun n'était vrai. Des bandes de guérillas plus ou moins nombreuses avaient inondé les bords du Guadalquivir, gagné la Sierra-Morena, et fait illusion à des officiers peu intelligents ou peu attentifs. Mais les deux armées principales s'étaient portées, celle de Grenade devant Baylen, celle d'Andalousie devant Andujar. Leur intention véritable avait été de sonder partout la position des Français, pour savoir de quel côté on pourrait attaquer avec plus de probabilité de succès. L'impatience des insurgés les portait à demander une attaque immédiate, n'importe sur quel point, et la prudence du général en chef Castaños en était à lutter avec des déclamateurs d'état-major pour s'épargner un échec comme celui de la Cuesta et de Blake. Ses tâtonnements étaient une manière d'occuper les impatients, et de chercher le point où l'imprudence de l'offensive serait moins grande. L'attitude imposante des Français devant Andujar dans les journées du 15 et du 16, leur résistance moins invincible entre Menjibar et Baylen, puisque l'un de leurs généraux y avait été tué et le terrain abandonné, indiquaient que c'était sur Baylen qu'il fallait se porter, si on voulait risquer un effort qui eût quelque chance de réussite. Ce raisonnement du général Castaños faisait honneur à sa perspicacité militaire, et il allait être aussi favorisé de la fortune pour un moment de clairvoyance, que le général Dupont allait en être maltraité pour un moment d'erreur. Conseil de guerre tenu auprès du général Castaños, et résolution prise d'attaquer Baylen. Un conseil de guerre fut convoqué auprès du général en chef. Là les impatients voulaient que, sans plus tarder, on attaquât de front la position d'Andujar. Le sage et avisé Castaños pensait que c'était beaucoup trop tenter la fortune, et ne voulait pas s'exposer à un revers assez facile à prévoir. Les événements de la veille promettaient bien plus de succès, selon lui, à une attaque du côté de Baylen, et ce projet lui convenait d'autant mieux qu'il faisait peser sur le général Reding et les insurgés de Grenade la responsabilité de l'entreprise. Pour seconder cette tentative, il fut convenu qu'on adjoindrait au général Reding la division Coupigny, l'une des mieux organisées de l'armée d'Andalousie, et que le général Castaños demeurerait avec les deux divisions Jones et la Peña devant Andujar, afin de tromper les Français sur le véritable point d'attaque. Le général Reding, ayant déjà 12 mille hommes environ, et se trouvant renforcé de 6 à 7 mille, devait en réunir 18 mille au moins. Il en restait à peu près 15 mille au général en chef pour occuper l'attention des Français à Andujar.
Ce projet arrêté, on procéda sur-le-champ à son exécution, et, tandis que la division Coupigny se mettait en marche pour remonter le Guadalquivir jusqu'à Menjibar, et se joindre au général Reding afin de concourir à l'attaque de Baylen, le lendemain 18, les troupes du général Castaños se déployaient avec ostentation sur les hauteurs qui faisaient face à Andujar. (Voir la carte no 44.)
Cependant, durant cette même journée du 17, on pouvait, avec quelque attention, discerner du camp français un mouvement des Espagnols sur leur droite, conséquence du plan qu'ils venaient d'adopter. Le général Fresia, commandant la cavalerie française, avait envoyé par le pont d'Andujar un régiment de dragons courir au delà du Guadalquivir, fort près des Espagnols; qui, à cette vue, se mirent en bataille et accueillirent nos cavaliers à coups de fusil. Sur un indice recueilli par la cavalerie, le général Dupont prend la résolution de décamper, et malheureusement en ajourne l'exécution de vingt-quatre heures. Mais le colonel de ce régiment de dragons discerna très-clairement le mouvement des Espagnols de leur gauche à leur droite vers Menjibar, c'est-à-dire vers Baylen, et il en fit tout de suite son rapport au général en chef Dupont. Celui-ci, frappé d'abord de cette circonstance, prit un instant la salutaire résolution, qui eût changé sa destinée et peut-être celle de l'Empire, de décamper dans la journée, pour marcher sur Baylen. Sans connaître le secret de l'ennemi, il était évident, par la direction que suivaient les Espagnols, et même par les faux bruits d'une tentative sur la Caroline, que le danger s'accumulait vers la gauche des Français, vers Baylen, vers la Caroline, et que se concentrer sur ces points était la plus sûre de toutes les manœuvres. De plus, la nouvelle que le général Dupont reçut le soir du départ du général Vedel pour la Caroline à la suite du général Dufour, et de la complète évacuation de Baylen, aurait dû le décider à se mettre en route immédiatement. Il était temps encore dans la soirée du 17 de se porter à Baylen, puisque les Espagnols n'y devaient entrer que le 18.
Mais le général Dupont, toujours offusqué de la masse d'ennemis qu'il avait devant lui à Andujar, ayant de la peine à croire que le danger se fût déplacé, ayant surtout une quantité immense de malades à emporter, et n'en voulant laisser aucun, car tout homme laissé en arrière était un malheureux livré à l'assassinat, remit au lendemain l'exécution de sa première pensée, afin de donner à l'administration de l'armée les vingt-quatre heures dont elle avait besoin pour l'évacuation des hôpitaux et des bagages; retard funeste et a jamais regrettable!
La résolution de décamper fut donc remise au lendemain 18. Ce jour-là, en effet, le général Dupont reçut des nouvelles des généraux Dufour et Vedel: il apprit qu'ils cherchaient toujours l'ennemi dans le fond des gorges, qu'ils s'étaient avancés jusqu'à Guarroman sans le trouver, qu'ils allaient marcher sur la Caroline et Sainte-Hélène, partout enfin où l'on disait qu'il était; qu'ils voulaient l'attaquer avec impétuosité, le détruire, et ensuite prendre leur position à Baylen, soit pour y rester, soit pour rejoindre le général en chef à Andujar. Mais, en attendant, Baylen était découvert, exposé à tomber devant le plus faible détachement, et tout annonçait que les Espagnols y marchaient en force. Une patrouille ayant poussé dans la journée jusqu'au bord du Rumblar, torrent qu'il faut franchir pour se rendre d'Andujar à Baylen, avait rencontré des troupes ennemies. On devait donc se hâter, et quitter Andujar sans perdre un moment pour être à Baylen avant les Espagnols.
Le général Dupont, n'ayant encore aucune inquiétude sérieuse, et croyant que les troupes aperçues au bord du Rumblar n'étaient qu'un détachement envoyé en reconnaissance, donna ses ordres pour la journée même du 18. Retraite d'Andujar ordonnée pour la nuit du 18 au 19. Il ne voulut point ordonné se mettre en route avant la nuit, afin de dérober son mouvement au général Castaños, et d'avoir sur lui sept ou huit heures d'avance. Il aurait pu faire sauter le pont d'Andujar, ce qui aurait retardé la poursuite des Espagnols; mais, craignant d'avertir l'ennemi par une pareille explosion, il se contenta d'obstruer ce pont de telle manière qu'il fallut un certain temps pour le débarrasser, et à la nuit tombante, entre huit et neuf heures du soir, il commença à décamper. Malheureusement il avait, comme nous l'avons dit, une immense quantité de bagages, le nombre des malades ayant singulièrement augmenté par suite de la chaleur et de la mauvaise nourriture. La moitié du corps d'armée était atteinte de la dyssenterie. On n'avait admis aux hôpitaux que les plus affaiblis, et on avait retenu dans les rangs une quantité d'hommes qui pouvaient à peine porter leurs armes. Marche de l'armée d'Andujar à Baylen. On plaça sur des voitures les plus malades entre les malades, et cinq à six cents hommes qu'on n'avait pas le moyen de transporter suivirent les bagages à pied, maigres, pâles, faisant pitié à voir. La chaleur n'avait jamais été plus étouffante; elle passait 40 degrés. Les plus vieux Espagnols ne se rappelaient pas en avoir éprouvé de pareille. Le soir donc on partit accablé par la chaleur de la journée, hommes et chevaux respirant à peine, et se mouvant dans une atmosphère de feu, quoique le soleil eût disparu de l'horizon. L'armée n'avait pas eu sa ration entière. Le soldat se mettait en route ayant faim, ayant soif, et fort attristé par une retraite qui ne dénotait pas que les affaires fussent en bonne situation.
Il fallait bien veiller à ses derrières, car le général Castaños, mieux servi que le général Dupont, pouvait recevoir d'Andujar même l'avis de la retraite des Français, et se mettre à leur poursuite. Aussi le général Dupont ne plaça-t-il en tête de ses bagages qu'une brigade d'infanterie, la brigade Chabert, celle qui était en arrière et à droite du pont; cette brigade se trouvait la moins rapprochée de l'ennemi, et son départ devait être moins remarqué. Elle s'écoula silencieusement, de droite à gauche, par derrière Andujar, et forma la tête de la colonne. Elle se composait de trois bataillons de la quatrième légion de réserve et d'un bataillon suisse-français (régiment Freuler), régiment sûr, parce qu'il était depuis long-temps au service de France. Une batterie de six pièces de 4 et un escadron accompagnaient cette brigade, forte d'environ 2,800 hommes. Puis venaient les bagages, couvrant deux à trois lieues de terrain. Les Suisses-Espagnols (régiments de Preux et Reding) marchaient après les bagages, réduits par la désertion à environ 1,600. Ils étaient suivis de la brigade Pannetier, composée de deux bataillons de la troisième légion de réserve, et de deux bataillons de la garde de Paris, formant 2,800 hommes environ. Enfin la cavalerie, consistant en deux régiments de dragons, deux de chasseurs et un escadron de cuirassiers, réduite de 2,400 cavaliers à 1,800, fermait la marche avec les marins de la garde et le reste de l'artillerie. Ce corps d'armée, qui était de plus de 10 mille Français et 2,400 Suisses en partant de Tolède, de 8,600 Français et 2 mille Suisses en quittant Cordoue, ne comptait guère, en sortant d'Andujar, que 7,800 Français et 1,600 Suisses, en tout 9,400 hommes. Outre leur petit nombre, ils étaient coupés par les bagages en deux masses, dont l'une, celle qui marchait en tête, était de beaucoup la plus faible, et celle qui formait l'arrière-garde de beaucoup la plus forte par le nombre et la qualité des troupes. Le général, comme on vient de le voir, l'avait réglé ainsi, parce que, craignant d'être poursuivi, il voyait le danger en arrière et non en avant.
On chemina toute la nuit au milieu de cette chaleur qu'aucun souffle d'air ne vint diminuer, et à travers un nuage de poussière soulevé par les colonnes en marche. Les chevaux, épuisés, ruisselant de sueur, n'avalaient que de la poussière au lieu d'air quand ils respiraient. Jamais plus triste nuit ne précéda un jour plus affreux.
Vers trois heures, on atteignit les bords du Rumblar. Ce torrent, quand il contient des eaux, les roule entre des rochers escarpés, et dans un ravin profond. Un petit pont jeté sur son lit conduit d'un bord à l'autre. Les soldats en arrivant voulurent s'y désaltérer, mais il était complétement desséché. Il fallut continuer. Le pont franchi, la route s'élève à travers des hauteurs couvertes d'oliviers. C'est là que se tenaient ordinairement les avant-postes de la division française chargée de garder Baylen, qui n'est qu'à trois quarts de lieue du Rumblar. (Voir la carte no 44.) Au lieu des Français, ce sont les Espagnols que l'on rencontre en avant de Baylen. Au lieu des avant-postes du général Vedel, on aperçut, à la clarté du jour qui commençait à luire, des postes espagnols, et on reçut une décharge de mousqueterie. Sur-le-champ l'avant-garde du général Chabert se mit en défense, et riposta au feu de l'ennemi. La route, encaissée entre des hauteurs, était barrée par plusieurs bataillons espagnols rangés en colonne serrée. Si ces bataillons avaient défendu les bords du Rumblar, nous n'aurions certainement pas pu le franchir. Ils formaient l'avant-garde des généraux Reding et Coupigny, lesquels, conformément au plan adopté par l'état-major espagnol, avaient passé le bac de Menjibar dans la journée du 18, avaient marché immédiatement sur Baylen, l'avaient trouvé abandonné, et s'y étaient établis. Ils avaient dans la soirée placé plusieurs bataillons en colonne serrée sur la route d'Andujar, et c'étaient ceux que nous rencontrions le 19 au matin sur nos pas, nous barrant le chemin de Baylen.
L'avant-garde française se mit aussitôt en défense sur la gauche de la route et dans les oliviers. Elle se composait d'un bataillon de la brigade Chabert, de quatre compagnies de voltigeurs et grenadiers, d'un escadron de chasseurs et de deux pièces de 4. Elle commença un feu de tirailleurs fort vif, tandis qu'un aide de camp allait au galop chercher les trois autres bataillons du général Chabert, le reste de son artillerie, et la brigade des chasseurs. En attendant ce renfort, l'avant-garde fit de son mieux, tirailla pendant une heure ou deux, tua beaucoup de monde aux Espagnols, en perdit beaucoup aussi, et réussit à se soutenir. Enfin, vers cinq heures du matin, le soleil étant déjà fort élevé sur l'horizon, le reste de la brigade Chabert arriva. Les soldats de cette brigade, quoique essoufflés, n'ayant pu ni reprendre haleine ni se désaltérer, chargèrent à fond les bataillons espagnols, soit en tête, soit en flanc, et les obligèrent à abandonner cette route encaissée pour se replier sur leur corps de bataille. On parvint ainsi à l'entrée d'une petite plaine ondulée, bordée à droite et à gauche par des hauteurs couvertes d'oliviers, terminée au fond par le bourg de Baylen. L'armée, après avoir débusqué les avant-postes espagnols, débouche dans la plaine de Baylen. L'armée espagnole de Reding et Coupigny, forte de 18 mille hommes, ayant sur son front une artillerie redoutable par le nombre et le calibre de ses bouches à feu, se présentait en bataille sur trois lignes. Elle allait se mettre en marche pour Andujar afin de nous prendre par derrière, tandis que le général Castaños nous attaquerait de front, lorsque notre avant-garde l'avait arrêtée dans ce mouvement.