Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 15 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.
LES COHORTES.
Rapide voyage de Napoléon. — Il ne se fait connaître qu'à Varsovie et à Dresde, et seulement des ministres de France. — Arrivée subite à Paris le 18 décembre à minuit. — Réception le 19 des ministres et des grands dignitaires de l'Empire. — Napoléon prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande importance à la conspiration du général Malet. — Réception solennelle du Sénat et du Conseil d'État. — Violente invective contre l'idéologie. — Afin d'attirer l'attention publique sur l'affaire Malet, et de la détourner des événements de Russie, on défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. — Ce magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. — Napoléon, frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait à être tué, songe à instituer d'avance la régence de Marie-Louise. — L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer un sénatus-consulte sur cet objet. — Soins plus importants qui absorbent Napoléon. — Activité et génie administratif qu'il déploie pour réorganiser ses forces militaires. — Ses projets pour la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des corps presque entièrement détruits en Russie. — Il reçoit des bords de la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la situation de la grande armée, et qui lui prouvent que le mal depuis son départ a dépassé toutes les prévisions. — Joie des Prussiens lorsqu'ils acquièrent la connaissance entière de nos désastres. — À leur joie succède une violence de passion inouïe contre nous. — Arrivée de l'empereur Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme le libérateur de l'Allemagne. — Actives menées des réfugiés allemands réunis autour de sa personne. — Efforts tentés auprès du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. — Ce corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal Macdonald et se livre aux Russes. — Dangers du maréchal Macdonald resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées ennemies. — Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et Labiau. — Le quartier général français évacue Kœnigsberg, et se replie du Niémen sur la Vistule. — Macdonald et Ney, l'un avec la division polonaise Grandjean, l'autre avec la division Heudelet, couvrent comme ils peuvent cette évacuation précipitée. — Officiers, généraux et cadres vides courant sur Dantzig et Thorn. — Il ne reste au quartier général que neuf à dix mille hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister à la poursuite des Russes. — Murat démoralisé se retire à Posen, et finit par quitter l'armée en laissant le commandement au prince Eugène. — Effet que produit dans toute l'Allemagne la défection du général d'York. — Mouvement extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés secrètes, et vœu unanime de se réunir à la Russie contre la France. — Immense popularité de l'empereur Alexandre. — Premières impressions du roi de Prusse, et son empressement à désavouer le général d'York. — Son embarras entre les engagements contractés envers la France et la contrainte qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. — Il se retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire, d'où il propose certaines conditions à Napoléon. — Contre-coup produit à Vienne par le mouvement général des esprits. — Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon, et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. — Leur crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique d'alliance avec la France. — Désir de modifier cette politique, et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir l'indépendance de l'Allemagne. — Sages conseils de l'empereur François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la médiation autrichienne. — Comment Napoléon reçoit ces nouvelles arrivant coup sur coup à Paris. — Il donne un nouveau développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la France. — Emploi des cohortes. — Levée de cinq cent mille hommes. — Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à prendre à l'égard de l'Europe. — Sans repousser la paix, Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a perdue. — Diversité des opinions qui se produisent autour de lui. — La majorité se prononce pour de grands armements, et en même temps pour de promptes négociations par l'entremise de l'Autriche. — Napoléon, à qui il convient de négocier pendant qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche, mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de nature à lui concilier cette puissance. — Réponse peu encourageante adressée à la Prusse. — Immense activité administrative déployée pendant ces négociations. — État de l'opinion publique en France. — On déplore les fautes de Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. — Aux levées ordonnées se joignent des dons volontaires. — Emploi que fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. — Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux Davout et Victor. — Création, au moyen des cohortes et des régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe, sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. — Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. — Moyens financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. — Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses démêlés avec le Pape. — Translation du Pape de Savone à Fontainebleau. — Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer Pie VII à une transaction. — Le Pape déjà d'accord avec Napoléon sur l'institution canonique, est disposé à accepter un établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à Paris. — Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle du Saint-Siége. — Fêtes à Fontainebleau. — Grâces prodiguées au clergé. — Rappel des cardinaux exilés. — Les cardinaux revenus auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. — Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. — Content de ce qu'il a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses résolutions. — Marche des événements en Allemagne. — Enthousiasme croissant des Allemands. — Le roi de Prusse, dominé par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et s'éloigne de plus en plus de notre alliance. — Les Russes, quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de Prusse. — Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. — Nouveau mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement définitif sur la ligne de l'Elbe. — Le roi de Prusse séparé des Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son alliance avec la France. — Traité de Kalisch. — Arrivée d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume. — Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. — Insurrection de Hambourg. — Demi-défection de la cour de Saxe, et retraite de cette cour à Ratisbonne. — Influence de ces nouvelles à Vienne. — Le peuple autrichien fort ému commence lui-même à demander la guerre contre la France. — La cour d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à une transaction. — Conseils de M. de Metternich. — Napoléon, peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour demander de nouvelles levées. — Sa manière de répondre aux vues de l'Autriche. — Ne tenant aucun compte des désirs de cette puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre les dépouilles. — Choix de M. de Narbonne pour remplacer à Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. — Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la France. — Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils. — Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du titre de régente. — Avant de partir il a le temps de voir le prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les communications. — Confiance dont il est plein. — Chagrin de l'Impératrice. — Départ pour l'armée.
Déc. 1812. Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris. Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri, s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe. L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit connaître, à Varsovie et à Dresde. Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde. À Varsovie, il fallait adresser encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, qu'il trouva dans un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer du feu, et dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances de son orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six mois auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus extraordinaires instructions sur la reconstitution de la Pologne, et sur le remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la force de sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de n'être ni ébranlé, ni surpris, ni changé.—Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint, qui prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi la vigueur de son caractère.—Qui n'a pas eu de revers?... ajouta-t-il. Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais ils devaient être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront prochainement réparés.—Alors il vanta sa santé, sa force personnelle, se mit à répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires, que le monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais qu'il saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour sur la Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux Russes des succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le leur. Dans tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le ressort de sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli. Il fit appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant le secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner la Pologne, de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une puissante armée, leur affirma que les Russes avaient été plus maltraités que lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes, tandis qu'il allait réparer les siennes en un clin d'œil, et que la disproportion fondamentale entre la puissance de la France et celle de la Russie éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes choses à leur place. Secrète entrevue avec le roi de Saxe. Après avoir essayé de rendre quelque confiance aux ministres polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours courant sur la neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M. de Serra, fit appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange changement de fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des derniers événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables apparences que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines il reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre, mais à le croire. Lettre écrite de Dresde à l'empereur François. Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il les avait dites dans son 29e bulletin, qu'il allait ramener sur la Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance (l'ambassadeur, prince de Schwarzenberg, étant nécessaire en Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait, il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait quelques lignes destinées au Moniteur. Ces lignes disaient que le 5 décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie, Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les affaires de l'Empire.
Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29e bulletin, à jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il devait être bientôt cruellement commenté par la correspondance des officiers avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant Napoléon présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les esprits dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de dévouement sincère ou affecté.
Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre. Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer son arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra dans les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie pour lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée, car en s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un favori de la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même, dispensant d'une main inépuisable tous les biens de la terre. Son entrevue avec Marie-Louise. Napoléon embrassa tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de comédie qu'il avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le froid, le froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure, facile à réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la rassura ainsi de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de son orgueil horriblement froissé.
Réception des ministres. Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi étaient-ils inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec une compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur presque tous les visages lui fut singulièrement commode. Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses interlocuteurs. Il reçut les personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait de n'estimer que ces derniers, faisait un éloge fort mérité du maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien, qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal Ney. Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie. Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout, même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui, et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses aboli?—
À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement, mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on ne lui dit pas, faute de l'oser, et faute aussi de le comprendre. Mais Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop longtemps fixés sur ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait aucun d'eux à le dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait tous à le penser.
Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime qui doit tout expier. À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable, comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier. Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo. Il écouta notamment le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés, habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à personne, la police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant de la nouvelle si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de feu, avait rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée tout aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers innocents, ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient prêté leurs soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient devenus criminels sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient voulu faire croire à une conspiration fort étendue pour incriminer la police, avaient inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette explication, qui était l'exacte vérité, excusait fort le duc de Rovigo, ne le sauvait pas, il est vrai, du rire universel éclatant chaque jour encore au souvenir de son arrestation, car le rire ne raisonne pas plus que la colère, mais le justifiait aux yeux d'un maître toujours juste par génie, quand il n'était pas injuste par colère ou par calcul. Mais c'était une grave accusation contre ceux qui avaient fait fusiller douze malheureux, dont trois seulement étaient coupables, et même, à vrai dire, un seul, car les généraux Lahorie et Guidal, ayant cru à la nouvelle de la mort de Napoléon, pouvaient être considérés comme ayant agi sous l'empire d'une erreur involontaire. Napoléon après avoir écouté les explications du duc de Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur. C'était déjà la manière de penser de Napoléon à Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après avoir entendu le duc de Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle que dans une occurrence pareille il aurait blâmé ses ministres et ses grands dignitaires, et il se garda bien de leur en faire un reproche. Il convint avec le duc de Rovigo que lui seul dans cette affaire avait vu juste, ajouta pourtant que son arrestation était devant un public railleur une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement qu'il ne donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis, cette audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles de faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à relever un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité allait devenir une qualité des plus précieuses.
Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès. Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné. L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid, son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait, en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui en causer; car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des conditions de paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû proportionner la guerre aux calculs de son adversaire, la rendre facile pour se rendre plus facile à battre, comme si enfin, ayant renversé par ce sacrifice le géant qui dominait l'Europe, et ayant pris sa place, sans il est vrai prendre sa gloire, il avait à regretter l'incendie de quelques villes, et même celui d'une capitale. C'étaient là de faibles excuses imaginées par Napoléon; mais ne pouvant se taire sur le désastre de Russie avec un personnage tel que l'archichancelier Cambacérès, il débitait ces misères, dont il savait la valeur, à un homme qui la savait comme lui. Cela dit, Napoléon remercia fort le prince Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et loin de lui reprocher à lui, magistrat ordinairement sage et humain, la mort inutile de tant de victimes, il revint au sujet dont il voulait faire le grand événement du jour, à la conspiration de Malet. Il lui répéta ce thème, qui de sa bouche allait passer dans la bouche de tous les hauts fonctionnaires de l'État, qu'il fallait non-seulement des soldats braves, mais des magistrats fermes, capables de mourir pour la défense du trône comme les soldats pour la défense de la patrie. Il parla ensuite des dangers personnels qu'il avait courus, et de ceux qu'il aurait à braver encore pour rétablir ses affaires, de la nécessité d'assurer la transmission de sa couronne à son fils dans le cas où il viendrait à être tué, des moyens d'y parvenir, de l'avantage qu'il y aurait à couronner par anticipation l'héritier présomptif, ce qui avait eu lieu bien souvent dans l'empire d'Occident, et enfin d'un grand spectacle à donner pour frapper les imaginations, et pour faire entendre aux magistrats civils le langage du devoir.
Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour sa conduite le jour de la conspiration. Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville, croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait, et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M. Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si fréquent depuis, n'était pas établi alors. Les jours de grande fête on passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots non écrits auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de simples visites et non des solennités. Napoléon reçoit les grands corps de l'État. L'archichancelier Cambacérès averti indiqua aux chefs de tous les corps le sens de leurs harangues, et le dimanche 20 décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon reçut le Sénat, le Conseil d'État, les grandes administrations.
Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat. Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée; mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France, avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était résolu à mourir pour elle.—
On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons tant de fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en tenir grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties, ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du gouvernement.»
Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et c'était la première indication du projet dont nous venons de parler, lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs, sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix glorieuse.
Réponse de Napoléon au Sénat. Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui, bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout autre caractère que celles de ses tristes adulateurs.
—Il avait assurément fort à cœur, disait-il, la gloire et la grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son repos et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de l'anarchie avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi demandait-il au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des soldats héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un soldat tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant en défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus glorieuse encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: Le roi est mort, vive le roi! Ce peu de mots contiennent les principaux avantages de la monarchie ...—Faisant allusion au vœu exprimé par le Sénat, Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes peuples ont montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui a été fait aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...—
Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec l'empereur Alexandre.—La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé, mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur des saisons, etc ...—Remerciant ensuite le Sénat avec assez de hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État. Harangue du Conseil d'État. Ce corps ne pouvait que répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon. Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant, elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat, prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ... Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.—
Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus, il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés aux pieds du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît avec ses fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête à s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille même du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement. Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces spectacles si méprisables!
Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France. La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:—C'est à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État doit avoir constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute épreuve, et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à périr en défendant le souverain, le trône et les lois.—
Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre, et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la France et du monde, en présence des événements les plus propres à le confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins imputables, et qui souvent en souffrent le plus.
Jugement et condamnation de M. Frochot. Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à détourner l'attention publique d'autres événements plus graves. Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre dans les préoccupations du public. Le Conseil d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot, c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées) convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté. Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la Russie.
Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat. Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même? C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être la dernière phase de sa vie, et certainement une des plus extraordinaires.
L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses nouveaux préparatifs militaires. Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer, il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal, pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers, beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces pertes. Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour la France. Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq, pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu près tout entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France largement approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du Rhin à la Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La France fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de trait dont elle avait une si grande abondance. Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait préparées à l'avance en s'engageant en Russie. Ainsi Napoléon, s'il avait souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence juste envers chacun, le paye toujours par le résultat. La conscription de 1813 levée en octobre. Il avait, avant de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813, laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient en France. Les cohortes organisées dans le courant de 1812. Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la grande armée, en consacrant ce vœu par une décision du Sénat, on allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets fournis par la conscription. Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille hommes disponible sous un mois ou deux. C'étaient donc 240 mille hommes déjà tout préparés, et qui dans un mois pouvaient être rendus sur le Rhin, dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si en mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment) il lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés, force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon, bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier, et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre sous le maréchal Augereau un corps (le 11e) chargé d'occuper la ligne de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la division Heudelet et la division Lagrange, déjà rendues à Dantzig. Les unes et les autres en y ajoutant les troupes venues d'Italie, présentaient un total de 45 mille hommes au moins, entièrement frais, et sur lesquels l'armée en retraite pouvait s'appuyer. Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de Russie. Lorsque Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait encore sept à huit mille hommes, le corps de Victor n'était pas détruit, la division Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de Moscou une quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait s'augmenter chaque jour par le ralliement des soldats débandés. Il y avait de plus à gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit mille Polonais, de quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et peu souffert; il y avait à droite quinze mille Saxons et Français de Reynier, vingt-cinq mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien servi aussi, malgré la timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le corps de Poniatowski, renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements pour s'y recruter, et M. de Bassano chargé en revenant de Wilna de passer à Varsovie, puis à Berlin, assurait que la Pologne allait se lever en masse, que la Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle était même disposée, moyennant quelques secours d'argent, à augmenter son contingent; que le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres d'un militaire plein d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les Autrichiens qu'on avait vus, en formant des vœux ardents pour une paix prochaine, promettaient néanmoins une parfaite fidélité à l'alliance. En supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille hommes de ceux qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en y ajoutant les 45 mille hommes frais qui sous Augereau et Grenier gardaient l'Elbe, les 20 mille qui sous Macdonald revenaient de Riga, les 40 mille qui sous Reynier et le prince de Schwarzenberg revenaient des environs de Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150 mille hommes au moins, bientôt peut-être 200 mille par le ralliement successif des traînards, et de les opposer avec avantage aux Russes, qui certainement n'en avaient pas plus de 150 mille échappés aux rigueurs de l'hiver. En ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui allaient venir des dépôts du Rhin sous deux ou trois mois, plus les nouvelles levées que la France ne manquerait pas de fournir en présence du danger, Napoléon était fondé à croire qu'il retiendrait les Prussiens et les Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait les Russes au delà du Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix continentale sans de trop grands sacrifices, peut-être même à la compléter par la paix maritime!
Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée. Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue vers l'abîme.
Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon l'avait quittée. Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid parvenu à une intensité extraordinaire, et faute d'une autorité respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina, s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de 7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts, avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna, avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques officiers et un maréchal, avec un millier de soldats, il avait chargé Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces deux hommes héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se réfugier à Kœnigsberg.
Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité, et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver.
D'autres infortunes nous attendaient à Kœnigsberg. Les habitants de cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent qu'ils offraient pour du pain, et quelquefois même les égorgeaient sans pitié. État des choses à Kœnigsberg. À Kœnigsberg même les habitants se seraient insurgés, s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions d'Augereau, la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas dépassé la Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes, fort jeunes, mais capables de se faire respecter. C'était la première force organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie comme celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande armée, elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait les douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient les hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui étaient venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à Kœnigsberg de la fièvre de congélation. Les habitants de cette ville n'osant pas encore se jeter sur nous, se promettaient de le faire à la première approche des Russes, et en attendant extorquaient de nos infortunés soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les moindres vivres ou vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois parmi ces habitants de la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes pleins d'humanité, qui, malgré un sincère patriotisme, respectaient en nous la bravoure malheureuse, et soulageaient les maux de leurs oppresseurs.—Ce n'est pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en voulons, c'est à votre empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis quinze ans nous opprime tous, vous et nous!—
Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen. Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à nos revers. Le maréchal Macdonald ayant avec lui la division polonaise Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents et fidèles, suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien, avait longtemps attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait point reçus, tout comme le prince de Schwarzenberg avait vainement attendu à Minsk les ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant enfin les Russes s'avancer de toutes parts, signe certain de notre retraite, le maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche pour se rapprocher de Tilsit. Dispositions des Prussiens, composant la principale partie de son corps d'armée. Les Prussiens, commandés pour la forme par un général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité par un officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine pour nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du maréchal Macdonald. Le général d'York. Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison, comme on va en juger.
Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur Kœnigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de notre destruction, retenus au drapeau par des distributions régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui allaient devenir politiques autant que militaires. Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le libérateur de l'Allemagne et de l'Europe. Alexandre en effet, sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à contre-cœur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse. Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées, adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent, à secouer un joug odieux, et cette œuvre terminée rendre à chacun ce qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il était prêt à la leur restituer, et qu'il ne la garderait qu'en attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de ce qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il proclama une amnistie générale pour tous les actes commis, contre l'autorité russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient retrouver une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi pour le persuader. Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein, encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique. Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils, chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés de considérations purement militaires, lesquels frappés de l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on traitât avec la France, ce qu'il était facile dans le moment de faire très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon, enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait une œuvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe. Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le cœur d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces prussiennes reconquises, et à y promettre le prochain affranchissement de l'Allemagne.
Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas, avec espérance de le détacher des Français. Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz, poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le cœur tous les sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés avec l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît mal son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait de décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste peu justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous. Communications secrètes établies avec le général d'York. Le général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la délivrance de l'Allemagne. Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes. Le général d'York, bon patriote, mais songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre avec sa cour, lui transmit secrètement les communications qu'il avait reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint que le silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le pas, se laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz qu'on lui avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant, disait-il, à des circonstances militaires impérieuses, signa une convention de neutralité pour son corps d'armée, avec réserve toutefois de la ratification de son roi. Le sens de cette convention de neutralité était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et simple du corps prussien à l'armée russe, après un délai de quelques jours. Un détachement de ce même corps, sous le général Massenbach, avait suivi de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé jusqu'à Tilsit. En apprenant cette convention, le général Massenbach assembla ses officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général d'York, et unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot dire de Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse, mais où éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui avaient entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier. On s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris d'enthousiasme, on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est vrai qu'on allait grandement contribuer à son affranchissement.
Janv. 1813. Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve, exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant à contre-cœur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur, revenaient à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et qui malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver sa position.
Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la défection du corps prussien du général d'York. La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées, n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin du titre de sauveur de l'Allemagne. Les réfugiés allemands songent à se réunir à Kœnigsberg pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse. Le baron de Stein et ses collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur Kœnigsberg, à y assembler les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il consentit à s'acheminer sur Kœnigsberg, et à y attendre les ordres de la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi, mais les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un seul homme, et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi, caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une éclatante confirmation.
Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat, retiré avec les états-majors à Kœnigsberg. Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à Kœnigsberg avec la foule des généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient mourants, dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un langage presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son héroïsme, malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de Napoléon, ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le chef imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans un abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire. Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que cet événement provoquait chez les habitants de Kœnigsberg, on n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé, et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos dix ou douze mille malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards. Retraite du quartier général français sur la Vistule. On pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de Kœnigsberg. On sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse.
Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet; Macdonald avec la division Grandjean. Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la Vistule.
On avait été si pressé de quitter Kœnigsberg qu'on ne s'était pas occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de Kœnigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet. On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun ne pensant qu'à soi, les restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de cinquante ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des vivres quand ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid quand ils n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les deux seules troupes organisées qui subsistassent, la division Grandjean sous Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à dix ou quinze lieues l'une de l'autre.
Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant Kœnigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois, ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les places que Napoléon avait largement approvisionnées. Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison. Le général Rapp avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.
On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les places de la Vistule pour point de ralliement. Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne armée. Les cadres de ces corps durent se rendre les uns à Dantzig, les autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout soldat qui arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être envoyé à son dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait 1500 hommes environ au 1er corps, celui de Davout, et un nombre proportionné dans le 2e, celui d'Oudinot, le 3e, celui de Ney, le 4e, celui d'Eugène.
Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de mille hommes de toutes nations. Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver, que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale, qui s'étaient peu à peu ralliés depuis Kœnigsberg, parmi lesquels se trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces d'artillerie. Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se sentant trop pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur l'ennemi avec son énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous serrer de si près.
Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen. Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les rivières de la Pologne et de la Prusse, et n'étant plus dès lors une barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas préserver d'un affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de Tchitchakoff réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper. Murat ne voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à Posen, à égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau eût conservée auprès de lui.
La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans le Frische-Haff. Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison, en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre. Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction patriotique d'être délivrés de leurs vainqueurs, la satisfaction toute matérielle, mais fort vivement sentie, de recommencer le commerce des denrées coloniales dont ils avaient été privés si longtemps.
Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite. Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver, qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même, obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde enfin, la paix, qui était le plus cher de ses vœux, comme Autrichien, et comme l'un des personnages favorisés de la cour de France.
Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa couronne de Naples, songe à quitter l'armée. Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de Murat, quelque brave que fût son cœur, ne pouvait résister longtemps à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il n'avait jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner. Mille visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt il voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais, se soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine, et renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que, ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, ce qui était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples. Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour retenir Murat. Tourmenté par ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le mander à Posen. Murat part en choisissant le prince Eugène pour le remplacer. En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée. Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et finit par accepter avec résignation une charge qu'il regardait comme très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec les 10 mille hommes de toutes nations que nous avons énumérés, suppliant le général Reynier et le prince de Schwarzenberg de se maintenir à Varsovie, ce qui le couvrait vers sa droite, comptant que vers sa gauche les Russes s'arrêteraient quelque temps au moins devant Thorn et Dantzig, et ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille hommes, à Augereau avec les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se tenir prêts à venir à son aide s'il en avait besoin.
Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux Russes Kœnigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille nouveaux soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser lui-même ces 300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris, et son départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur le Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen pour sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant le Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu coupable d'abandon envers des compagnons d'armes qu'il avait précipités dans un abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui et Paris l'Allemagne insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les rênes de sa vaste administration, et aurait commis à la fois une faute politique et administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait quelque part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait à de déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et irréparables!
Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à Kœnigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne. Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à Kœnigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait décréter l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve des ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait à ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations allemandes. Les sociétés secrètes allemandes. L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'Union de la vertu (Tugend-Bund), s'était universellement répandue. Leur esprit et leur rapide propagation. L'enthousiasme pour la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau, elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons, Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois ou paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands, prêts à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à tout ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces sociétés avaient porté de Kœnigsberg aux extrémités de l'Allemagne non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les mots d'ordre à suivre. Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne. Partout, selon l'avis transmis par elles, il fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de cette alliance, voudraient lui rester fidèles. Vive Alexandre! vivent les Cosaques! étaient les cris que dans un délire général on faisait entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en Espagne, où l'on montrait une égale passion pour la liberté et pour le roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme national, non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés, mais l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres, invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt, Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples.
Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick, s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats, à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat.
Situation de la Prusse, et perplexités de son roi, lié d'un côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de l'autre par les sentiments de ses sujets, qu'il partage. On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806 contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui, autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître la domination française s'était fait jour dans son cœur, mais la confusion de s'être de nouveau trompé en devenant l'allié de la France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant, empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent, menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse, aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon, soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment, et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin.
Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que celle du roi. M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg: on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays.
Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du général d'York, commence par le désavouer. Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en apprenant la défection du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte. Il craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les flatteries qui lui allait le plus au cœur, la confiance en sa loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de la France.
Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg, contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout, comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu.
Politique de transition imaginée par le roi et M. de Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour d'Autriche. Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les Français qui gardaient cette capitale, et qui avaient le cœur tout aussi haut que jadis, répondaient aux propos du patriotisme allemand par des propos non moins provocateurs, et de plus souverainement imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin, se montrât cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers dirent que les Français ne se laisseraient pas duper encore par la Prusse, qu'ils étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de trahison on désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même la cour à Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours infidèle. Ces propos, qui n'étaient que le résultat du langage irritant des Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent d'abord de la terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné. Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix prochaine, et moins oppressive que la précédente. La pensée d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée à son esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse, cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait en outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes proportions. Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux patriotes allemands, qui se flatteraient de faire tourner ces armements contre la France, et laisser les Français sans une seule objection, car ils venaient eux-mêmes de demander que la Prusse doublât son contingent.
Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux armées françaises, et la restitution des places de l'Oder. Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48 millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche, faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder, approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester fidèle, si elle voulait exécuter littéralement les engagements pris et rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi au milieu de ses perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus fort, ne songeait point à le trahir, mais prétendait en être mieux traité que par le passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer de cette manière à une pacification générale de laquelle il sortirait indépendant et agrandi.
Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les propositions de la Prusse. Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu, avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en considération de la puissance de Napoléon, à des alliances avec sa famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin d'aborder ce sujet, et déclarer assez ouvertement que si les propositions qu'il apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se considérerait comme libre de tout engagement envers la France.
Situation de la cour d'Autriche. La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné, des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise. Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler. Un grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile, n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au moment juste où elle devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de saison? Ils pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de Hardenberg, se le demander, en voyant ce qui se passait, mais ils n'étaient pas gens à s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens à s'en mieux tirer. L'empereur François, esprit fin, calme et assez railleur, et bon père aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la catastrophe de Moscou qu'une occasion de faire mieux apprécier par la France l'alliance de l'Autriche, de la lui faire en même temps payer plus cher, et si elle ne voulait pas en donner le prix convenable, de la porter ailleurs, sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux parties belligérantes une paix toute germanique. Sa fille un peu moins puissante le serait bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus forte, l'Allemagne plus indépendante, il aurait rempli tous ses devoirs de souverain, sans manquer à ses sentiments de père. Il ne voyait donc pas dans les derniers événements matière à s'affliger, il en avait même conçu une secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il n'avait été exposé aux sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage contracté si mal à propos. M. de Metternich avait, lui, d'autres préoccupations. Allait-il, en s'obstinant dans une erreur, si toutefois sa politique en avait été une, périr pour demeurer conséquent avec lui-même? Ce sont là des façons d'agir propres aux pays libres, où tout se passe à la face des nations, et où l'on est contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans les gouvernements absolus, au contraire, où tout se passe en silence et s'apprécie par le résultat, on se comporte autrement. M. de Metternich, qui ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de combattre la France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un de la servir jusqu'à extinction en 1813. M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement, n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix toute germanique. Il avait mis sa grandeur dans une politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans une autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour. Il avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables. Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le monde, et en particulier pour la France, était une conduite parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité comme en apparence. La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne, et une amélioration de situation pour l'Autriche. Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, avec tous les États allemands opprimés. Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se refuseraient à l'accepter. Après avoir ainsi concerté cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de rendre son indépendance, sans contester à la France une grandeur que personne alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus grande activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en Autriche par les patriotes allemands, et supporté par la France elle-même, qui avait demandé à tous ses alliés une augmentation de contingents; puis cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à l'Angleterre, à la France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la partie récalcitrante. Cent mille Prussiens, deux cent mille Autrichiens, cent mille Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, etc., devaient décider la lutte au profit de la France, si elle acceptait les conditions rejetées par la Russie et l'Angleterre, sinon la décider contre elle, si le refus venait de sa part. Moyennant qu'on ne se hâtât point, qu'on prît le temps d'armer avant de se prononcer, qu'on laissât même les belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient pressés de s'égorger de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos qu'on arriverait plus tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen d'atteindre à un résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de se conduire avec une parfaite convenance, car une paix qui, en relevant l'Allemagne, n'abaisserait pas véritablement la France, et ne retrancherait de son état actuel que certains excès de grandeur intolérables pour ses voisins, lui pouvait être proposée tout en restant fidèle à son alliance, et avec d'autant plus de fondement, que pour faire accepter une paix de ce genre il faudrait certainement menacer la Russie et l'Angleterre de toutes les forces des puissances germaniques. Si enfin, après qu'on se serait comporté avec tant de modération, Napoléon se refusait à tout arrangement raisonnable, on serait quitte envers lui, et on pourrait lui montrer l'épée de l'Autriche, sans avoir à rougir de la conduite qu'on aurait tenue.
M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain, ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe, à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine, de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale, paternelle, conseillant la paix sans détour, la conseillant comme beau-père, comme ami, comme allié. M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour d'Autriche. M. de Bubna, envoyé à Paris sur la provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon, que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes.
Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations politiques des cours allemandes. Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier 1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à Kœnigsberg, en attendant que trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait les cris enthousiastes de l'Allemagne prête à se soulever tout entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur fidélité pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des conditions, et non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais semblaient eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang, fatiguée de despotisme.
Premières mesures tendant à recueillir les restes de l'armée. Quoiqu'il se fût fait un cœur de soldat, qui passe sans être abattu de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les plus aveugles illusions se succédaient tour à tour.
Irritation de Napoléon contre Murat. Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat, auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point qu'il avait songé un moment à le faire arrêter[4], il se calma, confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement par un article au Moniteur. Cet article extrêmement fâcheux pour Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant indisposé a dû quitter le commandement de l'armée qu'il a remis entre les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande administration, il a la confiance entière de l'Empereur.» Conseils au prince Eugène. Napoléon prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était ordinaire, les dispositions réclamées par les circonstances. Il témoigna confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça de le rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que les Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à leur droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il prenait une attitude ferme et décidée. Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes. C'était d'ailleurs un mois tout au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à 100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait s'arrêter notre fatale retraite.
Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite. Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au prince Eugène. Il aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, qui en aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace des coureurs ennemis.
Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe. Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig, de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule, d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe, destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le lancer sur les premiers Russes qui se présenteraient, de presser enfin la réorganisation des troupes polonaises, de leur fournir l'argent dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur leur sort en annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les Polonais seraient tous à la solde de la France, et seraient Français s'ils ne pouvaient être Polonais.
Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des mesures fondamentales. Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu, avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à Kœnigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à Posen, la défection du général d'York, le mouvement populaire dont cette défection avait été le signal en Allemagne, étaient des événements tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent de parler à la nation française, de lui demander de grands efforts, et de la provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en réponse à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre elle.
Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait à la France. Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était une première ressource de 240 à 250 mille hommes, fort importante, et à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler tout de suite, et de la porter à 500 mille hommes.
Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban, composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne s'adressa qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812. Enfin il résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui devait venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que les armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore pleins. Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les drapeaux. Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350 mille partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait sur la Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif. Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une grande manifestation nationale.
Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100 mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en comparaison l'ordre régulier maintenu en France, avec le désordre imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne origine, où l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de l'étranger, un grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du reste que la conspiration du général Malet avait de nouveau rendu assez général en France.
Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à tenir envers les puissances. Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie, mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la modération, car pour se sauver (et il en était temps encore), il eût fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la modération. Or de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force, non pas qu'il ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au contraire, et il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre d'abord, afin de reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une paix à sa mesure, légèrement accommodée aux circonstances, mais ne répondant ni à l'état présent des esprits, ni au changement qui s'était opéré dans les dispositions de l'Europe.
Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait consulter. Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un concert de vœux publics ou secrets pour la paix la plus prompte. MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien, Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix. L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M. Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen, insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la paix. Opinion de Napoléon. À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il ajoutait qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne devait pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait en Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore, mais à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on ne désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à tout le monde.
Opinion de M. de Bassano. Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer, c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse pour céder.
La question consiste moins dans le principe des négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode de ces négociations. Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique, dont l'importance était fort grande, et qui était vivement débattue autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait, si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte inutile et désastreuse. M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche. M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de 1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en péril. M. de Bassano est d'un avis contraire. M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des exigences qui devaient la rendre impossible. M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de Caulaincourt. M. de Talleyrand qui employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus au service de l'État, et que Napoléon eût mieux fait d'utiliser pour lui-même en le rappelant au ministère, M. de Talleyrand, par des raisons fort plausibles, et par aversion pour M. de Bassano, était, contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à l'importance qu'il s'agissait de lui donner.
Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie, était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile. Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre. Mais il y avait une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite, c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon, enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de l'espérance d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche. Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle. Sous ce dernier rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait, c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses services un peu moins cher.
À défaut de cette manière de procéder, il reste une seule conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de la laisser en dehors des affaires présentes. Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à nous faire la guerre.
Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas, s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse, l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées de raison.
Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique extérieure de la France. Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents. Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes les déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les plus expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés et de langage.
Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver Napoléon et l'État lui-même.
Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre. Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.—«Je souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer son contingent, et vient de déférer à un conseil de guerre le général d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée par les intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille persister dans une lutte qui finira par lui être funeste.
»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer des mesures législatives.
»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et appelle vos lumières.»—
À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre sens.
Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de Talleyrand. M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de Russie, et à tout terminer avec lui du mieux qu'on pourrait, se défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons offices que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de Caulaincourt, et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en quelques mots brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser immédiatement à la Russie, pour avoir la paix sans longs détours, l'avoir promptement, et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant par les mains de l'Autriche.
Réponse de M. de Bassano. Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie, auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les services de l'Autriche.
MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent dans le même sens que M. de Bassano. M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la médiation autrichienne. M. d'Hauterive ayant des avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin, caustique, se moquant volontiers de la politique de M. de Bassano, mais soumis par intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du ministre, chef de leur département. C'étaient par conséquent quatre voix contre trois en faveur de l'intervention autrichienne.
Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie.
Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en la lui donnant cette fois gratis, elle se tiendrait pour suffisamment récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait être presque aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus, désirant qu'on négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit public, il trouvait digne et séant de laisser négocier son beau-père, sans paraître s'en mêler lui-même.
Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes, et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité l'agitation de l'esprit public.
La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de manière à la rendre plus périlleuse que salutaire. Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les fautes que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le caractère de M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon après avoir fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était propre à le gagner ni par le fond ni par la forme. Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François. Il lui raconta sa campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne dans mille récits malveillants, se plaignit de ce qu'on avait beaucoup trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta, ce qui était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule fois, que partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment ils avaient été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en avaient jamais pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai encore, mais que les chevaux étant morts de froid il avait fallu abandonner beaucoup de matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à pied n'avait pu protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre, qu'il avait ainsi perdu des canons et des hommes, et que le froid par conséquent était la seule cause de ce qu'il fallait appeler un mécompte et non pas un désastre. Napoléon faisait ensuite de ses armements un étalage immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis, mais même pour ceux de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui s'adressait directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche, puis cependant finissait par conclure que malgré la certitude de rejeter au printemps les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le Niémen, il désirait la paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette campagne sur le territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité de l'offrir dans l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise de l'Autriche, et consentait à l'envoi de plénipotentiaires autrichiens auprès des cours belligérantes. Il ajoutait que, sans préciser aujourd'hui les conditions de cette paix, il était des bases qu'il pouvait tout de suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en pas laisser poser d'autres. Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent toute négociation impossible. Jamais, disait-il, il ne consentirait à détacher de l'Empire ce que des sénatus-consultes avaient déclaré territoire constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la Toscane, la Hollande, les départements anséatiques, étaient choses inviolables et inséparables de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg devaient, quoi qu'il arrivât, avoir des préfets français! Napoléon ne s'expliquait pas sur le duché de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en voulait faire, et n'excluait pas dès lors l'idée d'accorder quelque agrandissement à la Prusse (chose essentielle pour ceux qui tenaient à reconstituer l'Allemagne); mais il déclarait qu'il ne consentirait à aucun agrandissement territorial pour la Russie, et ne lui accorderait que de la dégager des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire des liens du blocus continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle il était non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la Russie ne pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans la lettre écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la Russie, et dans laquelle il avait posé comme principe fondamental l'uti possidetis. D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait alors devait appartenir à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à la maison de Bragance, Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile qu'il n'avait jamais occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste déplorable, car en obtenant sur le continent des territoires dont nous n'avions aucun besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos colonies, tombées alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était impossible d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration. À vouloir se montrer fiers envers l'Europe, pour qu'elle n'abusât pas de notre abattement, on devait se borner à l'être dans le ton et le langage, mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui allaient rendre toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute espérance à l'Autriche de nous amener à son plan de pacification, devaient la décider au fond du cœur à prendre son parti sur-le-champ, et dès lors à précipiter son changement d'alliance, qu'il eût fallu, même en le prévoyant, même en s'y résignant, retarder le plus longtemps possible.
L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle, joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de cœur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne voulait pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant encore que glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici exprimé aucun de ces vœux, mais il suffisait de la moindre connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol, de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur.
Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les bras de nos ennemis était donc la plus élémentaire de toutes les politiques.
Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par Napoléon. À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M. de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances, et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes, pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on avait assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et l'esprit de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte de l'Europe!—M. de Metternich avait paru donner des conseils, et, comme on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie d'en donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient, disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de l'Europe, et des moyens de sortir du pas si dangereux où l'on s'était témérairement engagé.
Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse. Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de médiatrice en ennemie.
Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes envers elle sont peu à redouter. Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle le mal était sans remède. Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de Hatzfeldt. Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche qu'il allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen et du Dniéper. Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes pour la neutralisation de cette province. Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel, disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et y voyait un acte positif de défection, car la première condition qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française. Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places fortes. Quant aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui rendre à aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait entreprendre sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était pas le cas de se dessaisir des points qui commandaient ces deux fleuves. Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse dans les prochains arrangements de paix. S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la situation de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs, dont il n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la maison de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait aujourd'hui, mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait pas fait, que la reconstitution de la Pologne n'étant plus vraisemblable, c'était en Allemagne même qu'il fallait chercher à créer une puissance intermédiaire, capable de résister à la Russie, et que cette puissance ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait ainsi, et était prêt à concourir à l'accomplissement d'une telle pensée; que si une paix raisonnable était proposée, il était disposé à renforcer la Prusse du côté de la Pologne, et même vers la Westphalie, si la pacification au lieu d'être simplement continentale était en même temps maritime. À ces insinuations, Napoléon ajouta des témoignages d'estime pour le roi, des traitements gracieux mais dignes pour ceux qui le représentaient, néanmoins rien de très-positivement satisfaisant quant au fond des choses.
En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des promesses magnifiques que lui faisaient parvenir la Russie et l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis.
Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de la création de ses moyens de guerre. Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit du pays la plus heureuse influence. Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés avec empressement. Que le gouvernement eût tort, qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant de sang, ce ne pouvait être douteux pour personne. Mais quiconque avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas contester non plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il fallait lui tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même au prix de grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter sans s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de perdre. Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix. Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes, soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées, contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser. Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables, sont profondément irritées contre la conscription. Plus on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par la conscription, s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine sur les pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg, osa lui adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait toujours sa personne, lui tint le langage le plus offensant. Scènes populaires dans Paris. La police ayant voulu l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des jeunes gens saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des conscrits qu'on emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent de simples malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux l'avait été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient suffi à désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce jour-là dans le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui avaient à se rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à l'une des extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la ville pour y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple les entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que c'étaient de nouvelles victimes de Bonaparte, comme on l'appelait dès qu'on était mécontent[5]. On le refaisait ainsi d'empereur général, et on lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement.
Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes, quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour le service militaire, aversion qui n'était pas naturelle en France, mais que la continuité des guerres et les épouvantables effusions de sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous les drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les plus gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils murmuraient, et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du Rhin surtout, les récits des militaires revenant de Russie produisaient l'effet le plus fâcheux. On avait entendu des hommes appartenant aux vieux cadres qui rentraient par Mayence, dire aux conscrits en route pour rejoindre leurs corps: «Où allez-vous donc?... à l'armée?... Attendez donc que l'Empereur vous y mène lui-même, et en attendant retournez chez vous[6] ...»—Allusion offensante au départ de Smorgoni, que beaucoup de soldats de la grande armée n'avaient pas encore pardonné à Napoléon.
Sombre préoccupation des esprits. À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France. En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait être envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit. Chez un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble indicible[7]. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les campagnes, l'esprit des populations.
Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement réunis. Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs français, les maltraiter et les chasser au cri de Vive Alexandre! vivent les Cosaques! Les autorités françaises auraient même été expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par les Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on avait été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait souvent le cri de Vive Orange! et une insurrection à l'approche de l'ennemi était infiniment probable.
Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures, elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur devoir, quoique au fond du cœur ils fussent pleins de tristesse et de pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que nous venons de rapporter des mouvements de la canaille, qu'il fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises.
Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts par les villes de l'Empire. Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la France une manifestation nationale, qui répondît à l'élan patriotique des Allemands, et qui pût jusqu'à un certain point faire tomber cette assertion très-répandue en Europe, que la France était aussi fatiguée de son despotisme que les nations étrangères de sa domination. Il imagina de se faire offrir par les villes et les cantons des cavaliers montés et équipés, afin de réparer les pertes de la cavalerie, qui avaient été immenses dans la dernière campagne. Il suffisait de dire un mot à un seul préfet, qui transmettrait ce mot à un des conseillers municipaux de son chef-lieu, pour qu'une offre fût faite dans une grande ville, et imitée à l'instant dans tout l'Empire. Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et vote un régiment de cavalerie. La mieux placée de toutes les villes de France pour prendre l'initiative, la plus populeuse, la plus riche, la plus occupée des événements publics, celle de Paris, mise en mouvement la première, débuta par une offre éclatante. Un membre du conseil municipal dit que la ville de Paris, située plus près du gouvernement, mieux instruite par là de ses besoins, devait donner l'exemple, et que nos ennemis fondant leurs principales espérances sur la destruction de notre cavalerie, il fallait remplacer par quarante mille cavaliers bien montés et bien armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire avait détruits; que si les monarques coalisés se flattaient d'avoir pour eux l'opinion publique de leur pays, il fallait leur prouver que le héros qui avait sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins qu'eux la faveur de sa nation, qu'il avait son admiration, son attachement, son dévouement sans bornes, et qu'aucune coalition ne prévaudrait contre lui. En même temps ce conseiller municipal proposa d'offrir à l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et équipés. À peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle fut accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par une députation du conseil. Manière de propager cet exemple. Le récit de cette scène, inséré au Moniteur, suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle intéressé des autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui n'aurait pas été devancé par ses administrés. Dans certains lieux situés hors de la vieille France il s'éleva quelques objections du reste bien timides et réprimées à l'instant même par les préfets, qui n'hésitaient pas à interner les contradicteurs, c'est-à-dire à les exiler dans l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des départements compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces offres ne rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de la part des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein assentiment de la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé et patriote qui pût objecter quoi que ce fût à de pareilles propositions. L'opinion que Napoléon était l'auteur de nos malheurs, mais qu'il fallait le soutenir, parce que seul il était capable de repousser la formidable masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la France, cette opinion était unanime. Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille, Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc. À Paris succédèrent les grandes villes, puis les moindres, puis les cantons, chacun donnant plus ou moins, suivant ses moyens et son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers, Bordeaux 80, Strasbourg 100; Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45; Amiens, Marseille, Toulouse, 30; Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau, Toulon, Bayonne, Caen, Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy, Clermont, Dunkerque, Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin, Orléans, le Mans, la Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest, Mâcon, Angoulême, Verdun, Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12 cavaliers, les autres 10 ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon, Fontainebleau, Blois, Yvetot, Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux, Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper, Vannes, Abbeville, Langres, Libourne, Lunéville, Lisieux, Sens, Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers, les unes 6, les autres 5, 4 ou 3. Puis vint la suite des petites villes, et celle des cantons, dont les délibérations remplissaient tous les jours plusieurs colonnes du Moniteur. Il est à remarquer que les cités étrangères unies violemment à l'Empire, et par conséquent les plus mal disposées, émirent presque toutes des votes d'une importance fort supérieure à leur zèle, évidemment sous l'impulsion de préfets qui les intimidaient, ou de gens sages qui cherchaient à faire oublier quelques actes imprudents de leurs concitoyens. Ainsi Rome vota 240 cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100, Amsterdam 100, Rotterdam 50, la Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, Dusseldorf 12.
Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à l'armée, les dons offerts par les villes. Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de l'intérieur apprit aux préfectures qu'on tenait surtout aux chevaux et à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire d'argent. Pour l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les plus imposés une répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à chacun d'eux sa cote, qui était, dans certains départements riches, de 1000, de 800, de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée, malgré quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France.
En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible, néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste, enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine du sein de leurs familles désolées, et une fois devant l'ennemi n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir les émules, en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves soldats de l'ancienne armée.
Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle armée. Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon recomposa son armée.
Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie. Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes. Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était destiné à composer exclusivement la garnison des places de l'Oder. Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn, elles se trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu des divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet, Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des places de l'Oder.
Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres des maréchaux Davout et Victor. Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de trente-six[8], dont seize au corps de Davout (le 1er), six au corps d'Oudinot (le 2e), six au corps de Ney (le 3e), huit au corps du prince Eugène (le 4e). Napoléon décida que le 1er corps serait réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal Davout; que les 2e et 3e corps, confondus en un seul de douze régiments, seraient réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le 4e enfin, celui du prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les corps du maréchal Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par conséquent vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt le cadre des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin, dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre. Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes, quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter sur le Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore instruits, des quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers bataillons ne pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre mois. Le projet de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il pourrait leurs troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux Davout et Victor. Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par régiment, et comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord, Napoléon se proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il se flattait d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient prendre leurs premiers bataillons, enfermés dans les places, et le maréchal Davout aurait alors un corps de seize régiments à quatre bataillons, le maréchal Victor, un corps de douze régiments également à quatre, c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant l'infanterie d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le maréchal Davout, avec les seize seconds bataillons réorganisés à Erfurt, allait occuper la ville de Hambourg, habituée à plier sous son autorité; le maréchal Victor, avec les douze qui lui étaient destinés, allait occuper la grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre établi ainsi sur l'Elbe serait en mesure de protéger les derrières du prince Eugène.
Les cadres du 4e corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie, furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait disposer.
Nouveaux corps créés par Napoléon. La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte, car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars. Composition des cohortes. La ressource la plus disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons, qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale, dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de soldats, et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons, car cette affreuse guerre était une école excellente. Appelés d'urgence et transportés en poste, ces officiers durent remplacer immédiatement ceux qu'on excluait des cohortes.
Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé au prince Eugène sous le général Lauriston. Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat, commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage, méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ pour qu'il allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée.
Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne. Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813, qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles, afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en Portugal, en Pologne.
Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de trois sous la forme peu consistante de régiments provisoires, avec l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette organisation temporaire.
Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments, Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal Ney. Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division, comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à 50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort, Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes qu'il devait commander.
Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine. Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments provisoires, et de l'infanterie de marine, dont la création déjà ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui, sachant bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les affaires qu'il s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès qu'il en avait l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet où il rêvait de vastes expéditions maritimes, portées sur cent vaisseaux de ligne, et partant des magnifiques ports de l'Empire depuis le Texel jusqu'à Trieste, il avait formé une troupe habituée au double service de l'artillerie et de l'infanterie, et propre à combattre sur terre comme sur mer. Il avait environ 20 mille de ces artilleurs fantassins, pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau, soldats instruits, vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine. Napoléon ordonna leur départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui devait leur plaire beaucoup plus que de rester oisifs dans les arsenaux, ou d'être envoyés au delà des mers dans les climats meurtriers de nos colonies.