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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 15 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.
LUTZEN ET BAUTZEN.

Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. — Ce prince quitte Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. — Ce qui s'est passé à Vienne depuis la défection de la Prusse. — La cour d'Autriche persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute favorable à l'Allemagne. — Efforts de cette cour pour ménager des adhérents à sa politique. — Ce qu'elle a fait auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la renonciation au grand-duché de Varsovie. — L'Autriche ayant obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses forces militaires, en profite pour se débarrasser de la présence du corps polonais à Cracovie. — Ne voulant pas rentrer en lutte avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et ramener le prince Poniatowski dans les États autrichiens. — Négociations de l'Autriche avec la Bavière. — M. de Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. — Accueil empressé qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. — M. de Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui sérieux de l'Autriche. — Il lui insinue de nouveau quelles pourront être les conditions de cette paix. — M. de Narbonne ayant reçu de Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de Vienne les importantes communications dont il est chargé. — D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie, afin d'en opérer la conquête pour elle-même. — Manière dont M. de Metternich écoute ces propositions. — Il paraît les accepter, déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. — M. de Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche tournerait ses armes contre elle. — M. de Metternich cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en ayant du reste toute partialité pour la France. — Évidence de la faute qu'on a commise en poussant soi-même l'Autriche à devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. — Tout à coup on apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le corps polonais doit traverser sans armes le territoire autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. — Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. — Il insiste pour que le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe encore. — M. de Metternich refuse de répondre à cette question. — M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux ordres de sa cour. — Surprise et irritation de Napoléon, arrivé à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et surtout le projet de désarmer le corps polonais. — Il ordonne au prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le secret de la conduite du roi de Saxe. — Napoléon, au surplus, se promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa prochaine entrée en campagne. — Ses dispositions militaires à Mayence. — Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200 mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début des hostilités. — Son plan de campagne. — Situation des coalisés. — Forces dont ils disposent pour les premières opérations. — L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à 100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. — Composition de leur état-major. — Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à Bunzlau. — Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur la Saale. — Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au prince Eugène. — Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à Mersebourg. — Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et jonction des deux armées françaises. — Vaillante conduite de nos jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et prussienne. — Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur Lutzen le 1er mai. — Mort de Bessières, duc d'Istrie. — Projets de Napoléon en présence de l'ennemi. — Il médite de marcher sur Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le flanc des coalisés. — Position assignée au maréchal Ney, près du village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur Leipzig. — Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés, ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manœuvre, et se préparent à l'attaquer à Kaja. — Plan de bataille proposé par le général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. — Le corps de Ney subitement attaqué. — Merveilleuse promptitude de Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. — Mémorable bataille de Lutzen. — Importance et conséquences de cette bataille. — Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde, et dirige Ney sur Berlin. — Marche vers l'Elbe. — Entrée à Dresde. — Passage de l'Elbe. — Maître de la capitale de la Saxe, Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de déchéance. — Ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille de Lutzen. — M. de Narbonne recevant l'ordre de faire expliquer l'Autriche relativement au corps auxiliaire et au corps polonais, insiste auprès de M. de Metternich et lui remet une note catégorique. — Prières de M. de Metternich pour détourner M. de Narbonne de cette démarche. — M. de Narbonne ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le traité d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux circonstances actuelles. — On reçoit à Vienne les nouvelles du théâtre de la guerre. — Bien que les coalisés se vantent d'être vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus. — Satisfaction apparente de M. de Metternich. — Empressement du cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à s'unir à la France. — Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement, mais la connaissance précise des conditions de cette puissance l'irrite au dernier point. — Il prend la résolution de s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. — En attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et de s'enfermer dans la plus extrême réserve. — Napoléon envoie le prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre avec l'Europe entière. — Réception du roi de Saxe à Dresde. — Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde bataille. — Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y combattre à outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer le maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. — Arrivée de M. de Bubna à Dresde au moment où Napoléon allait en partir. — Habileté de M. de Bubna à supporter la première irritation de Napoléon, et à l'adoucir. — Explication qu'il donne des conditions de l'Autriche. — Modifications avec lesquelles Napoléon les accepterait peut-être. — Napoléon feint de se laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux armements. — Il consent à un congrès où seront appelés même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. — Départ de M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. — À peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe, sous le prétexte de négocier un armistice. — Départ de Napoléon pour Bautzen. — Distribution de ses corps d'armée, et marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de Bautzen. — Description de la position de Bautzen, propre à livrer deux batailles. — Bataille du 20 mai. — Seconde bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été vaillamment défendues. — Le lendemain 22, Napoléon pousse, l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. — Combat de Reichenbach et mort de Duroc. — Arrivée sur les bords de l'Oder et occupation de Breslau. — Détresse des souverains coalisés, et nécessité pour eux de conclure un armistice. — Après avoir refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux avant-postes afin de négocier un armistice. — Ces commissaires s'abouchent avec M. de Caulaincourt. — Leurs prétentions. — Refus péremptoire de Napoléon. — Pendant les derniers événements militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. — Il y fait naître une sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier général français. — Napoléon, se sentant serré de près par l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de Bassano. — S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans celle de gagner deux mois pour achever ses armements. — Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du printemps.

Avril 1813. Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car, outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette princesse ne pouvaient pas avoir grand effet. Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano. Marie-Louise, éblouie du prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui plaisait, et qui la comblait de soins, formait des vœux ardents pour ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses yeux étaient encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le quittant, lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta avec chagrin ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers de la situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre la France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent malheureusement aucune.

Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg avait poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue; ils étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se parler librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie, surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi, mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!—À ce cri de franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, qui n'osait pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se battrait point pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait même à eux si nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il feignit de ne pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se prêta à ce que l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères protestations de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir pas compris, afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une explication franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile à notre avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche, il fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui dire à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est que, s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus sur les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière. M. de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de ce qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche. L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité. Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt en désastres!

Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire les vérités qu'il nous importait le plus de connaître. Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi mécontent de lui que des autres, car il n'avait pas même su faire entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé à en dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers lui de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il allait bientôt jouer.

Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait ses préparatifs de guerre. À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre, imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne, se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir. Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre, et de rester décemment à la tête des affaires. Pour les deux elle avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer, surtout au milieu des incidents continuels d'une situation extraordinaire. Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche. Il eût été plus commode sans aucun doute de s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à cœur, pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille.

Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à la médiation. D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes engagés comme lui dans l'alliance française, par prudence ou par intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse, qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre. Secrètes menées auprès du roi de Saxe. Ne pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret, tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne, présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et l'inanité. L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré. Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse, on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose pour le duc d'Oldenbourg, et on reprenait pour soi, ce qui au milieu de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de Wagram. Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du corps polonais retiré aux frontières de Gallicie. C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe, et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de Torgau elle-même, dans la forteresse de Kœnigstein sur l'Elbe, et enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à cause de sa position toute spéciale. Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de marcher. Il fallait empêcher en effet que le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même. Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite, c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être contraint par des forces supérieures. Convention secrète avec les Russes, pour éviter de nouvelles hostilités avec eux. En conséquence, employant à un double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à Kalisch pour y offrir la médiation autrichienne, on était convenu des faits suivants par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était promis de tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken, dénoncerait l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les hostilités avec les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et feindrait de déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci, de leur côté, feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient la haute Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie, et emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en l'obligeant à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là, les Russes s'arrêteraient et respecteraient les frontières autrichiennes. Mais pour ne pas garder les Polonais si près du grand-duché de Varsovie, et surtout pour ne pas les laisser séjourner au milieu de la Gallicie, à laquelle ils pouvaient mettre le feu, le cabinet autrichien voulait convenir avec le roi de Saxe, leur grand-duc, de les ramener à travers les États autrichiens sur l'Elbe, où Napoléon ferait d'eux ce qu'il lui plairait. On aurait ainsi résolu l'une des plus grosses difficultés du moment.

Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer. Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe.

Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère l'Autriche, mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché de Varsovie. Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de Torgau et de celle de Kœnigstein, qu'il ne serait usé de ces forces et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la France.

Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt, jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie enclave de ses États, ne valait pas cette glorieuse couronne de Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de conserver leur affection.

Menées de l'Autriche auprès de la Bavière. Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809. Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon.

Arrivée de M. de Narbonne à Vienne. C'est au milieu de ce travail subtil et secret que M. de Narbonne vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues malheureusement bien différentes des siennes. Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de proposer, et les idées de l'Autriche. Au lieu du projet de reconstituer la Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de Narbonne apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore que celui auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre; ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée.

Brillant accueil fait à M. de Narbonne. L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France, l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin quelques concessions à la politique européenne, qui prouvassent de la part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M. de Narbonne attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans lesquelles on devait lui tracer point par point la manière dont il ferait successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on allait le charger. M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à conclure. Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce n'est que Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche voulait devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires qu'on prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire, beaucoup écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler, était tout ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce qu'il fit. Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler. Il dit des choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on aurait au moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si souvent, et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles. On était à Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans une position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse. L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis. Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle savait que Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait pas s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait pas retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la politique autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait donc ni la puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité d'alliance du mois de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus conduire par le peuple des capitales que par celui des salons et des états-majors. Il fallait pourtant reconnaître des vérités qui étaient évidentes, et ne pas tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on reprochait à ses adversaires; il fallait se dire qu'il y avait en Europe un soulèvement universel des esprits contre la France, au moins contre son chef, et en France même un besoin de repos bien légitime; qu'on gagnerait des batailles sans doute, mais que des batailles ne suffiraient pas longtemps pour résister à un tel mouvement; qu'il fallait donc pactiser, pactiser en conservant sa juste grandeur, mais sans vouloir opprimer l'indépendance des autres, au point de rendre leur situation intolérable.—M. de Metternich ajoutait que l'Autriche n'avait que des vues droites, modérées, qu'elle voulait rester l'alliée de la France, qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle qu'elle versât le sang de ses peuples pour appesantir une chaîne dont elle portait sa lourde part; que si on lui demandait d'appuyer de toutes ses forces un projet de paix acceptable par l'Europe, ses peuples lui pardonneraient peut-être de demeurer unie à la France pour un tel but, mais que dans le cas contraire, elle exciterait chez ses propres sujets un soulèvement universel. À ce propos, M. de Metternich citait des arrestations de personnages considérables, celle de M. de Hormayer notamment, et en outre des destitutions nombreuses, qu'on avait été obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus turbulents des patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il y a terme à tout, que le cabinet était un nageur nageant vigoureusement contre le courant, mais ne pouvant le remonter que si Napoléon lui tendait la main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque apparence ou de blâme ou de menace dans ses paroles, il se confondait en protestations d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon, et tenait, disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre à l'abaisser.—L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte, combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!—

M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités, M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que voudrait l'Autriche. M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de 1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires, et, par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de remplacer la Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de reconstituer l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la Confédération du Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des peuples germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon; sur l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg, Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués, et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du cabinet autrichien.—Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M. de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne, de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause que nous puissions avouer à nos peuples!—Quant à ce qui concernait particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait qu'à puiser à droite ou à gauche dans les offres qu'on faisait de tous les côtés à l'Autriche!—Que ne lui offrait-on pas en effet, disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas leurs folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait pas refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui avait prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable, tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets français et autrichien.

L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M. de Metternich. Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich. L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche s'y employant fortement, on arriverait à une paix durable, paix que son gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même désirer, et qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement comme souverain, mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa fille chérie, et l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt le plus tendre.

À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre. L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon, mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit, s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous.

M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de Napoléon. Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de mieux de cette cour, ce serait la neutralité, et qu'avec des ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix, telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite, en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement, lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui étaient certes tout le contraire de la neutralité.

M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France. Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc, puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais, Suédois, etc ...—M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas traité dans cette dépêche.—Si les puissances belligérantes, demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur offrirons-nous?—À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout de suite en négociation, quelle Europe il entendait faire. M. de Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et de réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave.

La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras. Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne pas saisir au passage une si bonne fortune.

Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M. de Metternich répond à M. de Narbonne. Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était prêt à s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de remise.—Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les points les plus importants de la dernière communication parfaitement d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui procurer bientôt cent mille hommes en Bohême. L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée, développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes les puissances. Quant à la manière de se présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir, et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité de le modifier en se conformant aux circonstances. Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de médiatrice. De tout cela enfin il résultait de nouvelles dispositions à prendre pour le corps auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de Pologne, dans une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener sur le territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher qu'il ne fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du reste à cette déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un parfait contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si complétement d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il ferait concorder de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la récente qualité de médiateur qu'on l'avait invité à prendre.

Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras. D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812 n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien. Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse, c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle éludait donc cette offre, en considérant ce cas comme un cas de guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les puissances belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de paix, ce qui n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa déclaration en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en porter la copie au prince de Schwarzenberg à Paris.

L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne. Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts. M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces, c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les propositions qu'on leur présenterait, l'Autriche entrerait en lutte avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de 1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes, leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul. L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en se servant des propres termes de sa proposition.

M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M. de Metternich. M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le persiflage d'un homme d'esprit qui ne veut pas être pris pour dupe, chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui arracher une partie de son secret.—L'alliance, dit-il, ne sera plus limitée, soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui sied à sa puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non plus avec trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour faire accepter les conditions de la paix, mais quelles conditions?—Celles dont nous serons convenus, répondit M. de Metternich, et sur lesquelles nous vous pressons vainement de vous expliquer depuis trois mois, celles dont nous espérions aujourd'hui même la communication de votre part, et que vous nous faites attendre encore, ce qui rend notre déclaration incomplète en un point essentiel, celui des conditions que nous présenterons aux puissantes belligérantes en les sommant d'accepter un armistice ou la guerre.—M. de Narbonne ici se trouvait mis dans son tort par l'habile joueur auquel il avait affaire, et qui n'avait en ce moment l'avantage que parce qu'il avait la raison de son côté, la France n'osant pas avouer des conditions de paix qui dans l'état des choses n'étaient pas avouables.— Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix. Mais, reprit M. de Narbonne, si ces conditions, que je ne connais pas encore, n'étaient pas telles que vous les désirez...—Là-dessus, M. de Metternich ne voulant pas accomplir trop de choses en un jour, et se contentant du terrain conquis, lequel était certes assez grand, puisque l'Autriche était parvenue à convertir l'alliance en médiation armée, M. de Metternich se hâta d'interrompre M. de Narbonne, et lui dit: Ces conditions ne m'inquiètent pas ... Votre maître sera raisonnable ... il n'est pas possible qu'il ne le soit pas ... Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question. Quoi! il risquerait tout pour cette ridicule chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce protectorat non moins ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces villes anséatiques qui n'ont plus de valeur pour lui le jour où, concluant la paix générale, il renonce au blocus continental!... Non, non, ce n'est pas possible!...—M. de Narbonne, ne voulant pas permettre à son adversaire de lui échapper, dit encore à M. de Metternich: Mais supposez que mon maître pensât autrement que vous, qu'il mît sa gloire à ne pas céder des territoires constitutionnellement réunis à l'Empire, à ne pas renoncer à un titre qu'on ne lui dispute que pour l'humilier, et qu'il voulût conserver à la France tout ce qu'il avait conquis pour elle, alors qu'adviendrait-il?—Il adviendrait ... il adviendrait, répliqua M. de Metternich avec un mélange d'embarras et d'impatience, il adviendrait que vous seriez obligés d'accorder ce que la France vous demande elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous demander après tant d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix avec cette juste grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et qu'il n'entre dans l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui disputer.—Ici M. de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant: Mais enfin supposez que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins comme vous l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos conditions, quelque acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien, comment comprenez-vous en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous qu'il devrait employer contre nous cette force que nous sommes convenus de porter de trente mille hommes à cent cinquante mille?— Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix équitable. Pressé d'en dire plus qu'il ne voulait, M. de Metternich, toujours plus impatienté, finit par s'écrier: Eh bien, oui! le médiateur, son titre l'indique, est un arbitre impartial; le médiateur armé, son titre l'indique encore, est un arbitre qui a dans les mains la force nécessaire pour faire respecter la justice, dont on l'a constitué le ministre ...—Puis, comme fâché d'en avoir trop dit, M, de Metternich ajouta: Bien entendu que toute la faveur de cet arbitre est pour la France, et que tout ce qu'il pourra conserver de partialité sera pour elle.—Mais enfin, dans certains cas, vous nous feriez la guerre? reprit encore M. de Narbonne.—Non, non, répondit M. de Metternich, nous ne vous la ferons pas, parce que vous serez raisonnables.— Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé les choses trop loin. Alors M. de Narbonne, cherchant à rendre plaisante une conversation qu'il craignait d'avoir rendue trop grave, dit à M. de Metternich: J'aime à croire que par la nouvelle situation que vous avez prise, vous voulez gagner du temps, et nous ménager le loisir de remporter quelque victoire ... Dans ce cas, permettez-moi de n'avoir plus de doute, l'arbitre sera pour nous, si c'est la victoire qui doit le décider.—Je compte sur vos victoires, répondit M. de Metternich, et j'ai besoin d'y compter, car il en faudra plus d'une pour ramener vos adversaires à la raison. Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain d'une victoire nous vous parlerions avec plus de fermeté qu'aujourd'hui.—

M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité qui prouvait à quel point son cabinet était résolu à soutenir le système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient de ne point s'adresser à l'Autriche. Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir médiatrice. À s'adresser à elle, il n'aurait fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement, se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main. Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous.

Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise. Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour s'avancer dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de Saxe était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces, des sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se joindre à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements s'il se joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il s'y refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres de la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument nouveau à produire.—La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps actuel.—Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation armée faite par l'Autriche sur notre imprudente provocation.

Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe. On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se rendît à Prague.—Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part des coalisés ni de la part des Français.—

L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague. Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney, d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque la vie. Il ressentait plus que personne la crainte des Cosaques, qui faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à ceux qu'ils venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs superbes, escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi les nourrir chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de laquelle ce roi fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses troupes avaient déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En présence de ces circonstances, le comte de Marcolini, vieillard complaisant, de même humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit mais beaucoup moins d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude, lui persuada que la retraite à Prague était la seule résolution à prendre. Presque en même temps le ministre de France, M. de Serra, insistant pour avoir une réponse relativement à la cavalerie, Frédéric-Auguste saisi d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis dans de tels embarras pour la chimère de ses ancêtres, se décida brusquement à partir. Il avait auprès de lui un ministre éclairé, M. de Senft, qui l'avait jusque-là maintenu dans l'alliance de la France, et qui avait joué à Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne, M. de Hardenberg à Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme tous ces partisans de l'alliance française, et céda. Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne. Sans avertir le ministre de France, dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe partit pour Prague dans une longue suite de voitures, au milieu de trois mille cavaliers et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au poing, la mèche allumée, dans la crainte de rencontrer les Français, et prenant la route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra reçut au dernier moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le bon Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont il connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui l'avait comblé de tant de bienfaits.

Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin un si précieux instrument de leurs desseins. L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de l'armée française. Au même instant, croyant n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes auxquelles il ne comprenait plus rien.

M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut dans cet ensemble de faits le développement des desseins de l'Autriche, qui moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment constituée médiatrice, d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour apporter à son plan de pacification l'adhésion si importante de ce prince, de l'autre ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour mettre un terme à son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait disparaître avec le corps polonais les restes du gouvernement du grand-duché, retirés sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis l'évacuation de Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient réfugiés avec le prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un dernier semblant de gouvernement de Pologne.

Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich au sujet du roi de Saxe et du corps polonais. M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à Prague.—Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.—Du reste l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni séant ni politique, et il en vint tout de suite au point le plus important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put, en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force, qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas d'usage de traverser en armes un territoire neutre.

Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe d'allié et de médiateur. Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien des réponses à lui opposer, car s'il avait pris une position simple et vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se chargeant sur notre provocation du rôle de médiateur pour y travailler, il s'en fallait qu'il eût osé prendre une position aussi franche à l'égard du traité d'alliance. En effet, tout en le disant insuffisant dans quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait pas le principe de l'alliance, et dès lors le concours des forces demeurait obligatoire, au moins pour le corps auxiliaire autrichien. Il restait donc bien des moyens de répondre à M. de Metternich, mais il eût été beaucoup plus habile de le laisser dans l'idée qu'il pouvait remplir à la fois les deux rôles de médiateur et d'allié, afin de lui imposer le plus longtemps possible les obligations du rôle d'allié. Malheureusement M. de Narbonne n'avait pas été envoyé dans cette intention, et il persista à embarrasser son antagoniste.—Le traité d'alliance, lui dit-il, existait encore; M. de Metternich en convenait, et mettait même beaucoup de soins à le soutenir. À la vérité, on considérait ce traité comme n'étant plus entièrement applicable aux circonstances, mais en ce point seulement qu'un secours de trente mille hommes ne paraissait plus proportionné à la gravité de la situation. Il n'en résultait pourtant pas que le secours de trente mille hommes serait lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens joints aux Polonais pouvaient présenter une force de quarante-cinq mille hommes, qui placés sur le flanc gauche des coalisés, leur porterait des coups sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule présence cinquante mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant pour l'armée avait annoncé qu'il donnerait bientôt des ordres au corps autrichien, en vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on désobéir, déclarer que le traité n'existait plus, le déclarer à l'Europe, à Napoléon lui-même? Et puis ne songeait-on pas à l'honneur des armes? Allait-on se retirer devant quelques mille Russes, car le corps de Sacken n'était pas de plus de vingt mille hommes, et après être rentré ainsi timidement dans ses frontières, irait-on s'y cacher, et désarmer ses propres alliés? Était-ce là une conduite digne de l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes consentiraient-ils à remettre leurs armes, quand parmi eux surtout se trouvaient des Français? Et s'ils refusaient de les remettre, les désarmerait-on de vive force, ou bien les livrerait-on aux Russes?...—

M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la question du point de vue de la prudence. Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié. Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui de la prudence.—Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice, l'exposer à un soulèvement de l'opinion publique si elle tirait un coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être perdre le timon des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une main tremblante et tourmentée. Si elle refusait ces trente mille hommes aujourd'hui, c'était pour en offrir cent cinquante mille plus tard, lorsqu'on serait convenu de conditions de paix acceptables, ce qui dépendait de la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre instantané. Il fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander à l'Autriche de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce n'était pas là une situation soutenable, dans l'état des opinions à Vienne, à Dresde, à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si on voulait se retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant soi des forces considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les recevoir, de les nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la France, car les admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus incommode visite, et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de les y laisser armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait consenti à leur désarmement momentané. Restait le bataillon français: eh bien, quant à celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée par tant d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter dans ces quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée française, et on violerait les principes en autorisant ce bataillon à demeurer en armes sur un territoire neutre, car effectivement on avait, au su de Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême pour empêcher les Russes d'y pénétrer.

M. de Narbonne voyant le danger de pousser l'Autriche trop vivement, s'arrête, et demande de nouvelles instructions à sa cour. En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée. Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos, assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé de cette prétention, la Bavière était redevenue fidèle à la France, et plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris à notre légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire l'un de nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de Narbonne à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient pleinement les idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant agir la cour de Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle cherchait à créer un parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à son gré, au gré de l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que n'acceptions-nous une telle paix, qui ne retranchait rien à notre grandeur véritable, et ne retranchait quelque chose qu'à cette grandeur chimérique et impossible que Napoléon s'obstinait à défendre!

Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en Autriche. Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne s'étaient passés du 1er au 20 avril, pendant que Napoléon préparait son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris, c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il avait même supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche voulait entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des fautes, pour le perdre dans l'affection de la France, et ôter à celle-ci tout motif de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La retraite du corps autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait vu que l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les obligations. Son irritation surtout par rapport au désarmement des Polonais. Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes. Mais le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il avait expédié un courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince Poniatowski de ne se laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il le fallait, en Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de partisans, et de périr plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec une véhémence et une grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui: L'Empereur ne tient nullement à conserver des hommes qui se seraient déshonorés.—De plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte de Frimont, de se tenir prêt à obéir à ses premiers ordres.

Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne, serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de connaître dans un moment où l'on se préparait à opérer sur l'Elbe; qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on avait à attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait ou non, et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au désarmement des troupes polonaises. Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat. Napoléon, en un mot, recommandait à M. de Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais sans éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant, à lui Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le nœud gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps il écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le contraire.

Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les difficultés de la situation. Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude. Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux, quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier des dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus, bien armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du vieux duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de matériel et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de travail sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer.

Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses troupes ce qui leur manque. Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence. Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec leur habillement entier, mais avec un armement incomplet. Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer. Les objets manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments, et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient commandés presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le matériel de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement et beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes. Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté.

Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès. Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle. Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les employait sur-le-champ. Lorsque cette source était insuffisante, il se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en personne, les individus capables de remplir les grades vacants, leur délivrait des brevets sans attendre le travail des bureaux de la guerre, et les faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il avait dit qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général Bonaparte, et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages au plus strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent son exemple.—Il faut que nous soyons légers, disait-il, car nous aurons beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.—

Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient, outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston, exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer en campagne. Le corps du général Bertrand débouchait sur Augsbourg, et y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée pour le dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour acheter en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille recrues destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais définitivement attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout s'accomplissait si vite, jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait chaque jour arrêter les troupes en marche, pour répéter les manœuvres que Napoléon avait spécialement recommandées, et qui consistaient à former le bataillon en carré, à le déployer en ligne, puis à le reployer en colonne d'attaque.

Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution des choses cette prodigieuse rapidité.

Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la nation française. D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En 1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des sous-officiers, des officiers et des généraux consommés, qui avaient pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en lui une confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du désastre de Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur fallait pas beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse française, et la remplir de tous les sentiments dont ils étaient animés. Avec de tels éléments on pouvait encore accomplir des prodiges. Il ne restait qu'un vœu à former, c'est que tout ce sang généreux ne fût pas versé uniquement pour ajouter un nouvel éclat à une gloire déjà bien assez éclatante, et qu'il servît aussi à sauver notre grandeur, non pas cette folle grandeur qui se piquait d'avoir des préfets à Rome et à Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui consistait à nous asseoir définitivement dans les limites que la nature nous a tracées, et que notre révolution de 1789, joignant à la promulgation de principes immortels l'achèvement de notre territoire national, nous avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes événements, et on verra à quelles épreuves nous étions encore réservés.

Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec 200 mille hommes donner la main aux 80 mille du prince Eugène. C'était plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille soldats dont les Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à l'ouverture de la campagne. Venaient ensuite les trois armées de réserve, l'une en formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième en Westphalie, lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il y avait là de quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait avoir sur les bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la politique de l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après.

Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur lesquelles il avait compté pour le début des hostilités. État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en campagne. Ainsi, au lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient commencer.

Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de la Saale, pour y attendre Napoléon. Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32 ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80 mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour les amener toutes à la rencontre de Napoléon, quand celui-ci déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points. De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15 mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28 mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés, pussent l'un reprendre Hambourg, l'autre occuper Magdebourg. Toutefois parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux du maréchal Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du prince Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il était placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale, et que c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et Napoléon devaient opérer leur jonction. (Voir la carte no 58.) Ce prince avait enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait lentement, et 3 mille hommes de la garde impériale, qu'il devait bientôt rendre à la grande armée. Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau. C'est par suite de ces détachements, de ces retards, de ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait venir joindre Napoléon qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80 mille dont il aurait pu disposer, s'il n'avait été séparé du prince Poniatowski, s'il n'avait été obligé d'envoyer la division Puthod sur le bas Elbe, et si ses corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques pertes inévitables. Mais ces 62 mille hommes étaient tous présents sous les armes, très-animés, et très-bien commandés. Ils étaient répandus sur l'Elbe depuis Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à étendre la main derrière la Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils attendaient avec impatience. Ils avaient tout récemment si bien reçu les Prussiens et les Russes en avant de Magdebourg, qu'ils les avaient rendus fort circonspects.

Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200 mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal Marmont 40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait pas moins de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des petits princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité.

Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes, n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités. Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille, parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi, exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ 42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à 8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes, ainsi que nous venons de le dire.

Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes, en a 32 mille. Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé, mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant trop d'hommes en arrière, s'était vue obligée de les attendre avant de rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait complétée, aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi Jérôme, recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir ensuite sur l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie. Les trois divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants, parmi lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet. Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux pour l'opposer à la nouvelle coalition.

La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40 mille. Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route, lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg, quand on leur aurait fait place.

Le corps du général Bertrand est celui qui présente le moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50. Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne, comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. Au lieu de 6 mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu en réunir que 2,500, le 19e de chasseurs et deux régiments de hussards en formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à temps. Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de recueillir à Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien disposés et plus instruits que le reste de la nouvelle armée, parce qu'ils se composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an ou deux d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand, l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1er corps, et l'un des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les seconds au maréchal Oudinot.

Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir 200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était suffisant pour battre les coalisés. En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350 bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches à feu, et opposer ainsi à l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au drapeau. Ces 200 mille combattants devaient être bientôt complétés par 50 mille autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient le total de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un résultat prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois mois pour réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était même un résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine s'exhalait en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux, presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5 mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à peine l'âge du service; mais c'était l'esprit qui animait l'ensemble sur lequel il fallait compter. Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon. Ces généraux, ces officiers, les uns venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés miraculeusement de Russie et apaisés après un moment d'irritation, étaient indignés de voir, non pas la gloire de la France, mais sa puissance mise en doute, étaient résolus pour la rétablir à des efforts extraordinaires, et tout en blâmant la politique qui les condamnait à ces efforts désespérés, avaient tellement communiqué leur esprit à leurs jeunes soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine à leurs familles, montraient une ardeur singulière, et poussaient le cri de Vive l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon, Napoléon l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient tous périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore détesté par eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les bivouacs et les états-majors: noble et touchante inconséquence du patriotisme au désespoir!

Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses préparatifs, quitte Mayence le 26 avril. Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté ordinaires de son coup d'œil, consistait à laisser les coalisés, déjà portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient, même jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt et Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau (expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers Naumbourg ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en masse, et à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les environs de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de ce plan les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu les coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre, rejeter ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder, débloquer ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se remettre en communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que jamais le lion qu'on avait cru abattu.

Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la jonction des deux armées à Weissenfels. Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer. (Voir les cartes nos 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg, moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse dans la direction de Dessau, assez près du point où la Saale et l'Elbe se confondent, et de remonter la Saale jusque vers Weissenfels. (Voir la carte no 58.) Quant à lui, il suivait le maréchal Ney et le général Bertrand, avec la garde et le corps du maréchal Marmont. Le 26 il était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près du célèbre champ de bataille d'Awerstaedt. Il avait commandé partout d'immenses approvisionnements, à Wurzbourg qui appartenait au frère de l'empereur François, à Erfurt qui appartenait à la France, à Weimar, à Naumbourg qui appartenaient aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à force d'argent le patriotisme germanique, un peu moins ardent dans ces contrées que dans les autres. Il pouvait donc espérer que ses soldats vivraient sans être réduits à commettre de trop grands désordres. Son opération délicate en ce moment c'était ce double mouvement le long de la Saale, consistant pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à la remonter, et dont le résultat devait être de réunir en une seule masse les 212 mille hommes dont il disposait. Mais les coalisés, quoique placés bien près de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez alertes pour deviner sa manœuvre et la déjouer. Ils étaient pourtant bien proche, et d'un seul pas auraient pu l'interrompre et la faire échouer.

Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne. Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon. Forces des Russes. L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui étaient dispersés depuis Cracovie jusqu'à Dantzig. Vingt mille Russes environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient opposés aux Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille étaient restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le bas Elbe vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10 mille avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof, étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général.

Forces des Prussiens. Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ 20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150 mille hommes, dont 100 mille en ligne, à condition de recevoir bientôt des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du commerce remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux régiments d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les chasseurs à cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie.

Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de bataille. Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde; en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken, c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre nous.

Les coalisés avaient vainement attendu le concours de Bernadotte. Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo, le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois, auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le commandement. Les Anglais pour faciliter la composition de cette armée avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le prix de la guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la Norvége. Les Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen d'un pacte pour ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la Guadeloupe, l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se pressait guère de remplir ses engagements, et songeait avant tout à envoyer ses troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa défection. On cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour le Danemark, qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un dédommagement soit en Poméranie, soit dans les territoires anséatiques. Le prince royal de Suède n'écoutait guère ces remontrances, et persistait à ne s'occuper que de la Norvége. Aussi la coalition était-elle pleine de défiances à son égard, défiances assez concevables, car, même en ce moment, de nombreux émissaires se succédant à Paris affirmaient que le parti de l'ancien maréchal Bernadotte n'était pas pris, et que, moyennant quelques avantages, on pourrait le ramener à de meilleurs sentiments envers la France.

Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils devaient combattre où ils étaient. Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis, quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en avaient nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par des vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la Prusse, animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter de leur nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins ne résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus nombreuse et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries repasser l'Elbe à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même fort dangereux. On aurait ainsi profondément découragé les esprits en Allemagne, après les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout, en s'éloignant, rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre où l'on était, et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin d'affranchir de nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au delà de l'Elbe, qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne pouvant le passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi engagé dans un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le prince Eugène d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre, Napoléon en face, exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis qu'on recevrait un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof, devenu depuis ses triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les Allemands et leurs démonstrations patriotiques, persistait à dire qu'il fallait s'en tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché de Varsovie, conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer chez soi. Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de l'Allemagne, qui le séduisait alors autant que l'avait séduit après Tilsit celui de conquérant de Constantinople, était singulièrement contrarié par cette opposition, qu'il n'osait pas négliger au point de passer outre. Aussi, tandis que Wintzingerode, marchant avec l'ardent Blucher, avait traversé l'Elbe dès le commencement d'avril, le corps de bataille russe était demeuré en arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde, jour même où Napoléon arrivait à Erfurt. La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits ardents qui conseillaient l'offensive. Mais tout à coup, Kutusof épuisé par la dernière campagne, et expirant en quelque sorte au milieu de son triomphe, était mort à Bunzlau. À partir de cet instant, les considérations de la prudence perdaient le seul chef qui fût assez accrédité pour les faire valoir, et Alexandre, entouré des enthousiastes allemands, ne devait plus songer qu'à prendre l'offensive la plus prompte. Livrer bataille tout de suite, n'importe où, n'importe comment, n'était plus chose mise en question, pourvu que ce fût dans les plaines de la Saxe, où la cavalerie des coalisés devait avoir tant d'avantage contre les Français, qui n'avaient qu'une jeune infanterie sans cavalerie.

Marche des armées belligérantes les unes vers les autres, du 27 au 29 avril. On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les 100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur jonction. (Voir la carte no 58.) Cette opération naturellement indiquée était fort praticable, car on était dès le 28 entre la Pleiss et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait fallu que quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui était resté la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans savoir en adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte tout à la fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein, singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr, ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle, Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer les montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se joindre au vice-roi.

Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril. Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le 28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre deux. (Voir la carte no 58.) Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa jonction avec le prince Eugène. Napoléon, pour rendre en quelque sorte infaillible le succès de sa manœuvre, ne s'était pas contenté de faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps, et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28 au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières divisions, passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer de cette ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que Bertrand et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui abandonnés d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince Eugène devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la hauteur de Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg et au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne, pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes.

Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels. Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon, quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore.

Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode. Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses ordres la division d'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, et huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il avait le jour même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la Saale des nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en donner.

Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses nombreuses de la cavalerie ennemie. Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer, s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit, on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé, puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon, la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés. C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore, et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy. Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes troupes. Puis Ney rompant les carrés, et les formant en colonnes, poussa l'ennemi devant lui. Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des cris mille fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on pouvait tout espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans Weissenfels, les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres de ce point décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais combattu avec des soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon pour lui exprimer sa joie et sa confiance.—Ces enfants, lui écrivit-il, sont des héros; je ferai avec eux tout ce que vous voudrez.—

Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec la grande armée. Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de 1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée. Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant.

Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter les prouesses de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain 30 Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels.

Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig, pour prendre l'ennemi en flanc. Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre les montagnes de la Bohême. (Voir la carte no 58). N'ayant pas assez de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale, de déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à gauche, il ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de se porter avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de Mackranstaedt. Ces divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou quatre lieues les uns des autres, convergeaient tous vers le point, commun de Leipzig. Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le lendemain 1er mai, il s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant cette marche, de l'organisation de ses troupes, et en particulier de celle de la garde impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre bataillons de vieille garde, deux de jeune, plus une certaine portion d'artillerie et de cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était tout ce qu'on avait pu recueillir des débris de Moscou. Le prince Eugène avait eu soin de les faire reposer et équiper. Napoléon réunit les quatre bataillons de la vieille garde à deux qu'il avait avec lui, ce qui lui en fit six. Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze de la division Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit de même pour les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17 ou 18 mille hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient de s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les quatre mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était allé prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en ligne.

Mai 1813. Mouvement de l'armée le 1er mai. Le lendemain 1er mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de Caulaincourt. Il voulait jouir par ses propres yeux du spectacle qui avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui de nos jeunes soldats supportant gaiement et solidement les assauts de la cavalerie ennemie.

Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières. Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait. Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance, disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle, reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait? était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809, nous frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un cœur. Caractère et mérites du maréchal Bessières. Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir; mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec assez de sérieux et de suite. Regrets de Napoléon et de l'armée. Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: La mort s'approche de nous, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau. Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats, triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il lui consacra quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et écrivit à sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et la consoler autant que la gloire console.

Journée du 2 mai. Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas, c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la carte no 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus éclatant, le plus mérité des triomphes. Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir contre une attaque de flanc. Le prince Eugène arrivé à Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille, et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi, et lui recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston et Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de Latour-Maubourg et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au secours de celui des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les bras. Profonde sagesse des dispositions de Napoléon. Napoléon s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui d'eux tous qui en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il était seul capable, se doutant que les coalisés pourraient bien pendant ce mouvement sur Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car il était possible qu'ils eussent remonté l'Elster pour le prendre lui-même en flanc, il retint Ney avec ses cinq divisions aux environs de Lutzen, et l'établit à un groupe de cinq villages, dont le principal s'appelait Kaja. Ce village était situé à une lieue au-dessus de Lutzen, au bord du Floss-Graben, canal d'irrigation qui traversait toute la plaine entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur ce point avec ses cinq divisions, devait y former le pivot solide autour duquel nous allions opérer notre mouvement de conversion. Restaient Marmont, Bertrand, Oudinot, marchant à la suite de l'armée, et se trouvant, Marmont au bord du Rippach, Bertrand un peu plus en arrière, Oudinot sur la Saale même. Napoléon ordonna à Marmont et à Oudinot de franchir successivement le Rippach, et de venir se ranger sur la droite de Ney, pour le secourir, ou en être secourus s'ils étaient brusquement abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous ensemble sur l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils n'auraient rencontré personne. Ney était donc le point solide autour duquel une moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre moitié se portant en avant entrerait dans Leipzig, et opérerait le mouvement de conversion qui devait nous placer dans le flanc de l'ennemi. Avec de telles précautions, dont on va bientôt apprécier la profonde sagesse, il n'y avait presque pas de danger sérieux à craindre, en exécutant devant une armée de plus de cent mille hommes une opération extrêmement délicate, mais nécessaire si on voulait arriver à des résultats considérables. Amis et ennemis nous présentions à peu près 300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues les uns des autres.

Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position. Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures, parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante accueillait moins facilement que jamais les assertions du gouvernement, et terminait ses observations par ces mots remarquables: Vérité, simplicité, voilà ce qu'il faut aujourd'hui.—

Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte au galop sur Leipzig. Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement. Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite, la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène, avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait, avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du spectacle le plus animé.

Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de Napoléon. La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives. L'intrépide Maison commandant la première division du corps de Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, traversés par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait, la ville de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la longue suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir jusqu'à la ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets de bois environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur sort!

Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja. Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène, semblable à tant d'autres qui avaient rempli sa vie, une canonnade retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja, vers les villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son esprit, qui avait calculé toutes les chances de cette vaste manœuvre, ne pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta quelques instants cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et bientôt devint terrible.—Tandis que nous allions les tourner, s'écria Napoléon, ils essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de mal, ils nous trouveront prêts partout.—Sur-le-champ il expédia Ney au galop, lui enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir comme un roc, ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes, et qu'il allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des forces considérables. Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter ses forces sur sa droite. Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à tout, il ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose si difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision, surtout quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il recommanda au général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de Leipzig, mais de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et d'échelonner les deux autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau, pour remonter l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la gauche de Ney. (Voir la carte no 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont les instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de Ney, au bord du Floss-Graben. Le Floss-Graben était ce canal d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et que nos troupes avaient dû franchir pour se rendre à Leipzig, tandis que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y appuyait sa gauche. Belles dispositions prises avec une promptitude extraordinaire. Macdonald devait remonter le Floss-Graben jusqu'à Eisdorf et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de flanquer la gauche de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de Zwenkau. Le prince Eugène laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le reste de ses troupes soutenir Macdonald. Telles furent les dispositions à la gauche de Ney. Marmont étant demeuré sur les bords du Rippach, en arrière de Lutzen, était en ce moment en marche. Napoléon lui ordonna de venir se placer à la droite du corps de Ney, à Starsiedel, l'un des cinq villages que ce corps avait été chargé de garder. Le général Bertrand, qui était encore un peu plus loin, eut ordre de déboucher sur les derrières mêmes de l'ennemi, en se liant à Marmont. Ainsi Ney allait être flanqué à droite et à gauche par des corps qui devaient non-seulement l'appuyer, mais se recourber sur les deux flancs de l'ennemi. Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja. Enfin, pour qu'il ne fût pas enfoncé par le centre, Napoléon fit rebrousser chemin à la garde tout entière, et la dirigea par la route de Lutzen sur Kaja. Il apportait à Ney le secours de 18 mille hommes d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une troupe de parade, mais une vigoureuse troupe de combat, vouée comme son empereur à tous les dangers, dans une campagne où il s'agissait de rétablir à quelque prix que ce fût le prestige de nos armes. Il fallait deux heures aux uns, trois heures aux autres, pour arriver au feu; mais il était onze heures du matin, et tous avaient le temps de prendre part à cette grande bataille, et de concourir au rétablissement de notre puissance ébranlée. Ce vaste renversement de son ordre de marche si promptement conçu et prescrit, Napoléon partit au galop, traversant les colonnes de sa garde qui rétrogradaient vers ce champ de bataille, que nous avions espéré trouver devant nous, et qu'il fallait aller chercher sur notre droite, en arrière. La canonnade du reste n'avait cessé de s'accroître en vivacité et en étendue. L'air en était rempli, et tout annonçait l'une des plus mémorables journées de cette ère sanglante et héroïque.

Dispositions des coalisés. Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig. À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les 29 avril et 1er mai, les coalisés avaient enfin compris que Napoléon, cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi, venait de la passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir ensuite l'Elster, et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la bataille, on l'avait à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la belle cavalerie des alliés devait jouir de tous ses avantages contre une jeune infanterie qui avait à peine quelques escadrons pour s'éclairer. Le comte de Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on disait absent et point mort pour ménager l'esprit superstitieux du soldat russe, avait été appelé, et son chef d'état-major Diebitch avait donné pour lui le plan de la bataille. Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils songeaient à exécuter contre lui la même manœuvre. Il avait proposé de profiter du mouvement de flanc qu'exécutait Napoléon pour le prendre en flanc lui-même, de l'attaquer vers Lutzen, c'est-à-dire vers Kaja, où l'on n'apercevait que de simples détachements, de l'y aborder en masse, puis ces postes enlevés, de fondre sur lui avec les vingt-cinq mille hommes de la cavalerie alliée, et si l'infanterie française si brusquement assaillie était culbutée, de la jeter dans les terrains marécageux qui s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point de jonction de la Saale et de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait faire essuyer à Napoléon un vrai désastre. Le plan était ingénieusement conçu; il obtint l'assentiment des deux souverains, et celui du fougueux Blucher, qui demandait à tout prix une prochaine bataille. Mais ce n'est pas tout que d'imaginer un plan, il faut l'exécuter. Or un plan, quelque excellent qu'il soit, qui vient d'en bas au lieu de venir d'en haut, a peu de chances d'une bonne exécution. Il fallait ici que les ordres remontassent de Diebitch à Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre et à Frédéric-Guillaume, pour redescendre ensuite jusqu'à leurs généraux, et c'étaient de bien longs détours pour faire agir cent mille hommes entre onze heures du matin et six heures du soir. Pourtant comme on était très-rapprochés les uns des autres, très-dévoués à l'œuvre commune, et que les petits sentiments, obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu de part aux résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres qu'il ne fallait s'y attendre avec une telle organisation du commandement, et le 1er mai au soir tout fut en mouvement vers le but indiqué.

Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1er au 2 mai. Il fut convenu que dans la nuit du 1er au 2 mai on passerait l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig et de Rotha à Zwenkau, ceux qui venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le Floss-Graben, et qu'on irait par un mouvement de conversion se rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les villages.

Toute la nuit fut employée à ces manœuvres. Wittgenstein et d'York, venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau, y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre, franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes. Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig, dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, blotti dans les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux, et n'avait l'apparence que de détachements placés là par précaution. Alexandre et Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à Wittgenstein qui commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui, parcouraient à cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs acclamations, et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps déjà beaucoup trop grande.

Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen, Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait combattre. Les coalisés ayant franchi le Floss-Graben au-dessus de nous pour se porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite au Floss-Graben, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail, et allant dégorger leurs eaux dans le Floss-Graben. Du point où ils étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à droite, contre le Floss-Graben, le village de Starsiedel à gauche, près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de Lutzen et la route de Leipzig.

Blucher chargé de la première et principale attaque. Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du Floss-Graben, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80 mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus.

Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813. Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains, qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient assister aux actes de dévouement de leurs soldats. Blucher enlève à la division Souham le village de Gross-Gorschen. Vers midi, Blucher, présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée, s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs, avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance, mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés de droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et Klein-Gorschen formant la seconde position. La joie fut vive sur le terrain du haut duquel Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la bataille, et l'espérance d'une grande victoire surgit au cœur de tous. À gauche de cette action fort chaude, en face de Starsiedel, Wintzingerode avec ses troupes à cheval s'approcha des villages attaqués, dans l'intention de les déborder et de saisir l'occasion d'une charge décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des vicissitudes pouvaient en changer la face avant la fin de la journée.

Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur. Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham pouvait donc être débordé de ce côté. Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur Klein-Gorschen et Rahna. Mais en ce moment le maréchal Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs carrés, de manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le ralliement de la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces fantassins, qui paraissaient solides comme des murailles, les cribla de boulets sans les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard se forma, et vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement de Rahna et de Klein-Gorschen.

Il réussit à les enlever. À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas d'obstacles, ayant dans le cœur, outre son courage, toutes les passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats, et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre. Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher, emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté.

C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions qui étaient en arrière de Kaja. Blucher allait enfin rencontrer une énergie capable de contenir la sienne. Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop. Ney, chemin faisant, avait fait prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas encore engagées. Il avait dirigé celle de Marchand, composée des Allemands des petits princes, au delà du Floss-Graben, sur Eisdorf, par la route que suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait ordonné à la division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le rejoindre le plus promptement possible, et trouvant celle de Brenier à Kaja même, il s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham et de Girard, repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna.

L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent confiance. À la tête de la division Brenier, Ney reprend Klein-Gorschen et Rahna. Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie, il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard, revenus dans Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu, et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête.

Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses dispositions. Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés, qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà le Floss-Graben, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est tranquille et laisse continuer la bataille.

Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale, contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna. Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du Floss-Graben, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde royale sur Klein-Gorschen et Rahna. Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja. Cet effort, tenté avec la résolution de gens qui veulent vaincre ou mourir, réussit comme les résolutions de l'héroïsme désespéré. Danger de la situation. Blucher est blessé au bras, mais il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau les villages de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre haleine, marche sur Kaja, que pour la première fois il parvient à nous enlever, tandis que sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et Compans, tâche d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet, habitués à la grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les assauts de la cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre ébranlement.

Notre centre est menacé d'être percé. Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du feu, rallie les conscrits.—Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!—Il n'a pas encore sous la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa. Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau. Mais il lui reste la division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja. Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham, Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la repousse. La division Ricard reprend Kaja. On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers le terrain légèrement enfoncé où se trouvent les deux villages de Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard, sous la conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions ralliées, et le combat rétabli continue avec la même violence. On se fusille, on se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave général qui en Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se comporte en héros. Blessé, il reste au milieu du feu.

Vaste étendue du carnage. Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen, et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du Floss-Graben. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés.

C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec 18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves russes.

Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un dernier effort décisif. Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à hésiter, et on ordonne à la seconde ligne, celle de Wittgenstein et d'York, de marcher à l'appui des troupes si maltraitées de Blucher. Il y aurait mieux à faire encore, ce serait de lancer outre Wittgenstein et d'York, les gardes et les réserves russes sur le centre des Français, et d'envoyer la cavalerie de Wintzingerode, et toute celle dont on peut disposer, sur les divisions de Marmont, qui n'ont d'appui que leurs carrés. Mais l'empereur Alexandre, affectant de se montrer partout, et n'étant pas où il faudrait être, ne commande pas, et empêche Wittgenstein de commander, tandis que le sage roi de Prusse, qui n'a pas même le souci de paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose pas donner un ordre. L'avis de Blucher est accueilli. Toutefois la résolution de tenter un dernier effort, prise assez confusément, est mise à exécution. Il est six heures du soir, et il est temps encore de percer le centre de l'armée française, où Blucher, en se faisant presque détruire, a presque détruit deux divisions de Ney. Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja. Les troupes de Wittgenstein et d'York viennent soutenir et dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher. Elles marchent sur les ruines enflammées de Klein-Gorschen et de Rahna, passent à travers les débris de l'armée prussienne, et, sous une pluie de feu, s'avancent sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec la garde prussienne à cheval et une partie de la cavalerie russe, s'élance sur les carrés de Marmont, qui ont pris une position un peu en arrière, pour s'appuyer à Starsiedel. Vains assauts! Elles reprennent Kaja une seconde fois. Les carrés de Bonnet et de Compans, comme des citadelles enflammées, vomissent des feux de leurs murailles restées debout; mais à droite, les dix-huit mille hommes de Wittgenstein et d'York, conduits avec la vigueur que comporte cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney, aussi maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja, entrent dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face avec la garde de Napoléon. Au delà du Floss-Graben, le prince de Wurtemberg dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald.

Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja, et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi. À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée, d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein et d'York.

La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie accable les coalisés. Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. Les seize bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux, l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du Floss-Graben, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand fait déjà entendre son canon.

Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite. Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils apercevaient la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à faire. Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut qu'à la tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le centre des Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit, pour servir de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se retirer. On peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont pas encore combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison qu'on est débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que si on insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une partie de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef de l'artillerie n'a plus de munitions.—En présence de telles raisons il n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet. Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont. Mais Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend déjà sur les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir été versé en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le prouver avec sa cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se montrent si pressés d'abandonner une victoire presque assurée. Il restait en effet environ quatre à cinq mille hommes de cavalerie prussienne, principalement de la garde royale, qu'on pouvait encore mener au combat: il les réunit, se met à leur tête, et, bien que la nuit soit commencée, il fond comme un furieux sur les troupes françaises qui se trouvent à la gauche des alliés, en avant de Starsiedel, et qui sont celles du corps de Marmont. Les soldats de ce maréchal fatigués d'une longue journée de combat, étaient à peine en rang. Le premier régiment, le 37e léger, de récente formation, surpris par cette subite irruption de la cavalerie prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major, est lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à pied le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du 37e. Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à tous les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles, elles tuent quelques soldats du 37e, plusieurs même des officiers de Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après la bataille de Salamanque, le colonel Jardet.

Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de la victoire.

Gain définitif de la bataille. Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis, follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées de sa victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la portée.

Résultats de la victoire de Lutzen. Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja un pivot solide autour duquel il pouvait manœuvrer en sûreté, avait complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes, surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde avait fait pencher en notre faveur la balance du carnage. Les Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans, bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection, et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir, dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider.

Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui de la préparer. Après avoir passé la journée du 3 mai sur le champ de bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à remettre ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir surtout des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut promptement à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car malgré leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte. On n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou d'équipages en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir faute de cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient plus qu'à l'Elbe, et peut-être à l'Oder. Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille de Lutzen. Cette défaite, réelle, incontestable, ne les empêchait pas de tenir le langage le plus arrogant. Alexandre, tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait appeler cette journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une triste habitude de ses généraux d'en imposer étrangement sur les événements militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux siècles d'assez grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il en fût ainsi chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux nations en proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient mérité qu'on leur débitât moins de mensonges sur cette journée! Pourtant les Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à Napoléon, eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils avaient remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient c'était faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul soit, mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de l'ennemi dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés en effet marchèrent aussi vite que possible pour repasser l'Elster, la Pleiss, la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays entre eux et les Français.

Vive poursuite des coalisés. Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil, et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie. Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la monarchie prussienne aux Français. Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se replier sur lui. Napoléon combina ses dispositions dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille hommes à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à outrance, passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à Berlin, et d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la suite des Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec eux, puis les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se séparaient point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la satisfaction d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui se retirait en masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons dont il était seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se plier à l'une ou à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en arrière pour se remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille hommes morts ou blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à lui seul. Il autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y établir dans un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et préparer le transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement atteints. Il lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil. Cette ville avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui épargnât pas le spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos armes. De Leipzig le maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier les Saxons, raffermis probablement dans leur fidélité par la victoire de Lutzen. En les replaçant avec la division Durutte sous le général Reynier, c'était un corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney se trouverait renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal Victor, non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal réorganisés à Erfurt, mais avec une partie de ceux du maréchal Davout, que celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le maréchal Victor pouvait avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant environ 15 ou 16 mille hommes. Enfin restait la division Puthod, la quatrième du corps de Lauriston, laissée avec le général Sébastiani sur la gauche de l'Elbe, pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de Donnenberg et de Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de se diriger en toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de Torgau au maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15 ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il lui conviendrait de livrer une seconde bataille.

Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse de 140 mille hommes. Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé 6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on pouvait réunir deux de ces colonnes, ce qui permettait de prévenir tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on s'éclairait mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe, on avait aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de cavalerie.

Départ pour Dresde le 5 mai. Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte, en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à Seyfersdorf, en avant de Harta. Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch. Ce corps était celui de Miloradovitch, qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille, propos assez fréquents entre alliés associés à une œuvre aussi difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les Prussiens, Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des avantages de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua avec vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit 7 à 800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne pûmes faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié plusieurs centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent obligés de nous livrer un grand nombre de voitures chargées de blessés, et d'en détruire beaucoup d'autres chargées de bagages.

On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été infiniment sensible, sans endommager encore les beaux édifices dont ses électeurs l'avaient décorée.

Arrivée devant Dresde le 8 mai. Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et c'était le cœur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes. On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre, s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles brûlèrent les ponts. Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en brûlant les ponts. Depuis la rupture du pont de pierre, on avait pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la ville principale, c'est-à-dire dans la vieille ville, laquelle est située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent dans la ville neuve, située sur la rive droite.

À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude; elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard. Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait renvoyé à son père la députation municipale.

Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de Dresde. Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la guerre; qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects qu'ils lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de triomphe qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur Alexandre, et qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la clémence avec laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui l'armée française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise; que toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer du pain pour ses colonnes en marche.

Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre. La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer une reconnaissance des bords de l'Elbe. Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en personne. Au pont de pierre qui est au milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient la rive droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil dont il ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller reconnaître les passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage n'était pas praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il fallait aborder, dominait la rive gauche, de laquelle on devait partir. Napoléon descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant le cours de l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il trouva à Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En cet endroit la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient les Russes, et on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les opérations de l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le lendemain même, 9 mai. Quelques bateaux, restes du pont établi au-dessus de la ville, quelques embarcations ramassées par la cavalerie le long du fleuve, avaient été réunis et mis à l'abri des entreprises de l'ennemi pour être employés le jour suivant.

Choix de Priesnitz pour point de passage. Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux. Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis, et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ ils commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.—Quelques Italiens rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus que pour eux.—Non fa male, leur dit-il, en les qualifiant de quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une grêle de projectiles.

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