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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 15 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à Meissen. La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans grande difficulté. Nous étions donc sur tous les points maîtres du cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la capitale de la Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il renverrait les coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait accomplie, car, entré en campagne le 1er mai, il était le 10 possesseur de la Saxe, et avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe.

Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde. Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs, et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui réclamaient en effet toute son attention.

Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe. Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au moment même où Napoléon arrivait, et cela pour aller à Prague se jeter dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté la politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce prince déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus, donner raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient traités en esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les bras, car qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue? C'était enfin déclarer trop crûment à l'Autriche comment on considérait et comment on se proposait de traiter cette politique de la médiation, qui était la sienne, et n'était devenue celle du roi de Saxe qu'à son instigation. Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa conduite, et le rappelle à Dresde. Napoléon ne contenait jamais son ambition, mais il contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un exemple d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de n'avoir pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de faux conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé mais loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague, avec la sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir immédiatement à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa cour, tout ce qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la place de Torgau avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de Serra, notre ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné à Prague le roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès de lui à l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate.

Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde. Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien davantage, et étaient devenues encore plus délicates qu'auparavant, par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de Narbonne, fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre les Russes, les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres de Napoléon qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser désarmer, n'avait cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour qu'il prît à ce sujet une résolution satisfaisante. De son côté M. de Metternich, engagé avec les Russes par la convention secrète que nous avons fait connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il lui était impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin M. de Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M. de Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur, qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait. M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait en ce moment l'exécution littérale.—Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812. Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, et à dissimuler l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils étaient faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de Gallicie de provoquer une explication catégorique, et de vous demander si vous êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez enfin manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez pas manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien auxiliaire, en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et par-dessus tout ne pas songer à désarmer nos alliés.—On ne pouvait placer M. de Metternich dans une position plus embarrassante, et se mettre soi-même envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût été libre, il aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités simulées dont il se serait ensuite excusé auprès des Russes par l'intermédiaire de M. de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis de ne pas renouveler les hostilités par un engagement, secret mais formel et écrit, que les Russes auraient été autorisés à publier si on l'avait violé. Il n'y avait donc pas moyen de se plier aux exigences de M. de Narbonne, et M. de Metternich fut obligé de lui résister, très-doucement dans la forme, mais très-opiniâtrement dans le fond.—Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur le traité d'alliance. Oui, je suis votre allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le suis, je veux continuer à l'être; mais je suis médiateur aussi, et tant que mon rôle de médiateur ne sera pas épuisé par le refus de conditions raisonnables, je ne puis pas redevenir belligérant.—M. de Metternich reproduisit ensuite tout ce système d'argumentation adroite et subtile que l'on connaît déjà, et dont nous n'avions pas intérêt à le faire sortir, tant que nous ne voulions pas en arriver à un éclat avec l'Autriche, et à la guerre avec cette puissance. Puis abandonnant les subtilités, et abordant les considérations de bon sens, M. de Metternich supplia M. de Narbonne de ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans une fausse position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas accorder, c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les Russes.—Si je vous refuse trente mille hommes aujourd'hui, répéta-t-il, c'est pour vous en donner cent cinquante mille plus tard, lorsque nous serons d'accord sur une paix proposable, et acceptable par l'Europe.—Ces paroles fort sages ramenaient la seule, la grande question du moment, celle des conditions de la paix, sur laquelle nous avions complétement tort, et qui devait entraîner notre ruine. M. de Narbonne revenant encore à la charge, M. de Metternich alla jusqu'à lui dire que c'était une faute d'insister à ce point, car il croyait savoir que Napoléon ne voulait pas qu'on poussât à bout la cour d'Autriche. En effet, M. de Bubna revenant de Paris fort touché des soins dont il avait été l'objet, affirmait que Napoléon désirait marcher d'accord avec son beau-père, et que, si on s'y prenait bien, on amènerait bientôt un arrangement raisonnable des affaires européennes. M. de Bubna courut effectivement chez M. de Narbonne, le pressa de ne pas troubler l'intimité près de renaître entre le gendre et le beau-père, le supplia de prendre patience, lui disant que, moyennant qu'on fût tant soit peu raisonnable, les coalisés le seraient si peu, que de gré ou de force la cour d'Autriche reviendrait à Napoléon, et qu'alors ce n'étaient pas trente mille Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent mille.

Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à l'empereur François. Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M. Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle, invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée, il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de plus grands encore. Conformité du langage de l'empereur François avec celui de M. de Metternich. L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant, il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul que le peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de médiateur; qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait que lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement entre les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich, par dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute pour dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait au delà des vraies intentions de son maître.

M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le prévenir, et refusa de retirer sa note.

M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour annoncer des armements considérables mis au service de la médiation, et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action, applicable aux circonstances. Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance belligérante. S'en référant à cette déclaration, M. de Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France, elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des puissances belligérantes, et que, secondement, le corps auxiliaire n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité d'alliance, et ces moyens étant reconnus insuffisants pour les circonstances, il convenait d'en ajourner l'emploi.

La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance, tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable, ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M. de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus vite.

Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le territoire autrichien. M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France, sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier, et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la Bohême pour se rendre en Saxe, de conserver ses armes pendant le trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le logement et les vivres nécessaires.—Il a suffi à l'empereur François, dit M. de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un sentiment de susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait désapprouvé, quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui est toute du droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé. Pourtant, ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec instance que le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre soit le plus court possible.—

L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre, s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M. de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons.

Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen. Cependant le bruit des derniers événements militaires vint heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire les propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos ennemis. Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe. On se fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de l'empereur Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop sage pour écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des généraux prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les généraux prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus, qu'ils ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au point de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout prix. Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les Français ont été battus. M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives, qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et il en exprima son étonnement à M. de Narbonne. Esprit et fierté de M. de Narbonne. C'est dans ces positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.—Nous sommes vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.—Quatre jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe. La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne. La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne, on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains alliés, mais, au lieu d'être plus porté vers nous, on insista davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours, et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable.

M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la médiation autrichienne. M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et, avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix acceptable, il fallait faire tomber les deux tiers au moins des propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie, quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur, pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe; qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était militaire et homme d'esprit), Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse. on le lui renvoyait; que M. de Stadion, célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances qu'un autre d'être bien accueilli au quartier général des coalisés, et qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi dangereux pour la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il mettrait d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens les vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux puissances belligérantes.—En toutes ces choses M. de Metternich avait raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous la meilleure des conduites.

On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon, on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance, les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême précision. M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce avec la plus grande précision. C'était ce que nous avons exposé si souvent, la suppression du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse, sauf quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche; c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck. Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et des provinces illyriennes. On devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, l'État romain, comme départements français! Telle était la France qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage! Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la part de Napoléon.

M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux n'accepterait pas ces conditions, mais M. de Metternich répéta à son tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait le représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux puissances coalisées.

L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner à Dresde. Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et, quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice, que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement de beaucoup de princes et princesses, quelques-uns très-vieux, et tous de même honnêteté et de même timidité que le roi.

Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche. Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié, redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements, et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance. Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.— Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais dans la plus extrême réserve. Il regrettait, disait-il, qu'on eût mis l'empereur son beau-père dans une position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car les Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et allaient sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit, l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.—

Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond du cœur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs. Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix proposées. Les conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de 1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au lendemain de cette guerre, se trouver avec la Russie agrandie, avec la Pologne non pas refaite, mais irrévocablement détruite, supporter la défection de la Prusse, l'en récompenser même, renoncer au protectorat de la Confédération du Rhin, abandonner les villes anséatiques, cause première de la brouille avec la Russie, c'était une multiplicité de déboires, dont aucun n'affaiblissait sa vraie puissance, mais dont tous étaient un cruel échec pour son orgueil! Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon, et nullement la grandeur de la France. Au point de vue des véritables intérêts de la France, aucun de ces sacrifices n'était à regretter. Le grand-duché de Varsovie n'était qu'un essai chimérique, tant que la Prusse et l'Autriche ne songeaient pas à reconstituer la Pologne, car c'étaient elles après tout que la Pologne était destinée à couvrir, et puisqu'elles n'en voulaient pas, il était puéril de s'obstiner à leur faire du bien malgré elles. Quant à la Prusse, nous n'avions intérêt, ni par rapport à la Russie, ni par rapport à l'Autriche, à la maintenir si faible! Quant au protectorat du Rhin, c'était un vain titre, odieux aux Allemands, capable uniquement de nous attirer leur haine, sans nous donner sur eux aucune influence réelle. Quant aux villes anséatiques enfin, s'obstiner à les conserver, c'était étendre notre frontière militaire et commerciale au delà de toute raison. C'est à peine, en effet, si nous pouvions défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà du Wahal il n'existait plus de solide frontière pour nous; il avait même fallu tout l'esprit ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la Hollande dans un bon système de défense, et encore n'y avait-il que très-imparfaitement réussi. Elles dépassaient même ce que la France aurait dû raisonnablement désirer comme étendue de territoire. Toutefois la possession de la Hollande offrait de si grands avantages maritimes, que cette magnifique possession pouvait être un objet de désirs pour une ambition à la façon de Charlemagne. Mais les villes anséatiques nous imposaient une charge sans compensation, car elles étaient impossibles à défendre, à moins d'étendre la France jusqu'à l'Elbe, et commercialement elles étaient indispensables à l'alimentation de l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au blocus continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la paix. Si même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout de suite au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le roi Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par l'Autriche.—Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.—Il appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui, n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la dignité des hommes!

Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de Napoléon. La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas dû être nouvelles pour Napoléon, car de fréquentes insinuations les lui avaient clairement révélées depuis quatre mois, l'irrita profondément contre cette puissance. Il y vit une double trahison de l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était dit autrefois bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement d'humeur contre la Russie l'avait décidé à un mariage autrichien, qu'il n'y avait jamais à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait toujours chez elle un abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme, qu'on devait chercher à s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec elle, et sacrifices pour sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la Russie, à l'Angleterre même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un hasard poussa cette irritation au dernier terme. Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les Prussiens. On avait arrêté à Dresde un courrier venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de Stackelberg, qui était représentant de la Russie auprès de l'Autriche, depuis que les rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances à l'occasion de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M. de Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et on avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile, qui le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les témoignages aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens encore plus qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire pardonner de ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les forces de l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de paix, n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se dire contraint dans sa conduite par le traité d'alliance du 14 mars 1812, par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une guerre avec la France, par l'inachèvement des préparatifs de l'Autriche, et manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des préférences de cœur pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même plus, on devait, sans avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie étrangère, en être convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en émouvoir, et accepter comme vrai tout ce que disait M. de Metternich, qui disait vrai en effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions il se rangerait de notre côté. Il fallait comprendre que M. de Metternich étant Allemand, ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et que s'il nous ménageait c'était par politique, et uniquement pour ne pas compromettre étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter de sa prudence même pour en tirer tout le parti possible, mais rien que le parti possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la politique, dont l'art consiste à comprendre toutes les situations, à les ménager et à s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent l'orgueil, la victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations l'irritèrent, comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le calme des passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces passions funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes, avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même pendant la nuit, il le ferait éveiller pour les lui communiquer. C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et de la part surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de la France! Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général Thielmann, laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des Français victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de Torgau fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse. Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de Metternich était ce qu'elle devait être. Tout cela rapproché, exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre, de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel qu'il puisse être), mais la grandeur de notre patrie!

Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie. Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté, sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré, et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en conséquence.

Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, d'accorder à l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette Espagne dont il était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas étonné de le trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un soulagement bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu bien humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols! Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas. Si la guerre n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche, de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une puissance, mais contre l'Europe entière, une nouvelle campagne d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu l'empereur Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus grand de conception, mûri par une expérience sans égale, renouvellerait à son âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges agrandis de tout ce que le temps avait ajouté à sa position, finirait aujourd'hui comme autrefois par des triomphes éclatants, et se reposerait enfin en laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à ce beau rêve qu'une chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme Napoléon, et voulût périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un conquérant, qui au génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un poëte épique!

Instructions à M. de Narbonne. Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque occasion, que le traité du 14 mars 1812 n'était plus applicable aux circonstances. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie, en Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît; qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de Napoléon. Une mission directe au quartier général russe, ajoutait Napoléon, partagerait le monde en deux. Cette parole révélait toute sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre; et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille hommes les trois cent mille qu'on avait en ce moment, se réduisissent à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop d'esprit pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à M. de Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile.

Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée de cent mille hommes. Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite. Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le Moniteur comme prix des services par lui rendus dans la campagne de 1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan, où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire[15]. Il devait d'abord prendre le commandement non-seulement du royaume de Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le rapport militaire bien entendu, et employer tout l'été à organiser une belle armée d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les lieux, soit en cadres, soit en conscrits déjà instruits. Éléments pour la composition de cette armée. Les cadres du 4e corps, avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de Russie, venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir vingt-quatre bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir vingt-quatre au moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré les bataillons envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris que jamais, permettraient de porter à quatre-vingts bataillons peut-être l'armée de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette contrée, et au mois de juillet on devait y avoir facilement cent cinquante bouches à feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être prête pour le général Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le serait pour le prince Eugène. Il était donc facile d'avoir là une armée de quatre-vingt mille hommes dans deux ou trois mois, et beaucoup mieux organisée que l'armée avec laquelle on venait de vaincre les coalisés en Saxe, parce qu'on aurait du temps et du repos pour la pourvoir du matériel nécessaire. Enfin Napoléon destinait au prince Eugène des lieutenants du premier mérite, le général Grenier, qui avait reçu récemment une blessure, mais qui allait retourner en Italie pour s'y guérir, et enfin l'illustre Miollis, à la fois savant, homme d'esprit, spartiate et soldat héroïque.

Situation de Murat en Italie. Restait Murat. Ce malheureux prince perdait presque la tête sous la couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans son orgueil par les paroles insérées au Moniteur après son départ de l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la sœur, sœur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de leurs fautes et de leurs malheurs! Ses soucis et ses agitations. Dans cette situation il y avait des moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati, dont la conduite était devenue à Vienne un tel scandale, que M. de Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon.

Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer une partie de ses troupes au prince Eugène. Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive, menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis 1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40 mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre 20 mille pour les adjoindre à Eugène. Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour Milan. Quand l'Autriche verra cent mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.—Ces instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus cher, et il le fit partir le jour même.

Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe. On a vu quelles dispositions il avait prises pour rassembler une armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La consommation des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de comprendre ce qui restait dans des cadres toujours moins nombreux, Napoléon comptait sur soixante cadres de bataillons à Mayence, lesquels devaient se remplir chaque jour de conscrits des anciennes classes. Il espérait y joindre aussi les cadres de soixante escadrons de cavalerie, recrutés avec les cavaliers formés dans les dépôts, et montés avec les chevaux tirés de France. En Westphalie, la réorganisation des corps du maréchal Davout et du duc de Bellune devait fournir, comme on a vu, cent douze bataillons, c'est-à-dire au moins 90 mille hommes d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds bataillons réorganisés à Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune, qui, outre les douze qui lui appartenaient, avait les seize du maréchal Davout. Vingt-huit venaient d'arriver à Brême sous le général Vandamme. Les autres devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils seraient tous formés, on se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de mettre ensemble les quatre bataillons de chaque régiment, de recomposer ainsi les vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize au maréchal Davout, douze au maréchal Victor, et de créer une armée de 120 mille hommes, avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et des départements anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée par le général Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des caresses de l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui arracher, moyennant indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége, nous revenait comme tout le faisait espérer, on pouvait se promettre douze à quinze mille Danois, excellents soldats, ce qui devait porter à 130 mille hommes au moins l'armée du bas Elbe. C'étaient donc trois armées, une à Milan, une à Mayence, une à Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment de ce qu'il avait déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à chaque heure, surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100 mille hommes en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre Magdebourg et Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en comprenant ce qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à altérer, il faut le reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui inspirant une confiance sans bornes.

Le maréchal Davout envoyé à Hambourg. Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les officiers de police français, et en plusieurs endroits de les assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la force et par la terreur, et s'il fallait les rendre, les rendre ruinées à l'Allemagne. Ordres terribles donnés à ce maréchal. Il ordonna au maréchal Davout de faire fusiller les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en possession de leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance. Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue, pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis Hambourg jusqu'à Dresde.

Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette ligne. Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à travailler dans son cabinet, avait parcouru les bords de l'Elbe, reconnu Kœnigstein et Pirna, ainsi que tout le pays au-dessus et au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux ponts, un en charpente à Dresde même, pour raccorder les parties subsistantes du pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où l'armée avait opéré un passage de vive force. Il avait fait construire de fortes têtes de pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas où il serait obligé de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite d'une bataille perdue, et avait veillé lui-même à la création de vastes hôpitaux et de vastes manutentions de vivres, situés sur la rive gauche, afin que rien ne fût exposé aux entreprises de l'ennemi. Tous ces travaux il les faisait exécuter à prix d'argent tiré de son trésor secret, afin d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait en même temps intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie amenés des dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait fondus dans le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre ensemble les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi à huit mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours s'élever à 12 mille hommes à cheval. Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez nombreuse. Quatre mille hommes de la garde devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au moins trois mille cavaliers, destinés au général Sébastiani, pour compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg. L'armée aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en ligne. C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un état presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De plus le général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie de la jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie sous le général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques jours de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de Vienne avec tant d'appareil.

Arrivée du roi de Saxe à Dresde. Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant, comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille, de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la route de Péterswalde aux portes de Dresde. Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi Frédéric-Auguste. Napoléon, qui avait résolu de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait, était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses États reconquis par les armes de la France. L'armée française était sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène imposante. Napoléon arrivé près du vieux roi, descendit de cheval et l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le rejoindre se serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non comme un prince repentant qui revenait à lui ramené par la crainte. Frédéric-Auguste ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait peur de Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien chimérique et écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde couronne de Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant, si amical, il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon l'accueillit avec autant de respect que de dignité, en présence des habitants de Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue, et, du reste, les peuples sont si enfants, que, frappés de ce spectacle, les Saxons furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire apaisés par la vue des deux monarques réconciliés. Il faut ajouter que les Russes s'étaient comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup la haine qu'inspiraient les Français.

Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait l'air, qui lui allait si bien, de camper.

Complète réconciliation du roi de Saxe avec Napoléon. Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les documents existants, prouve le contraire. Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de l'Autriche. Il est probable que les vues de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M. de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de Saxe, encore absent de sa capitale.

Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains.

Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française. Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde, fut de mettre la main sur ses troupes. La cavalerie saxonne était superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait monter à environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi par les habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au brave Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle fut exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un des patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau, ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens. Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force. Bien que ses accents patriotiques retentissent au cœur de ses officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère duquel elle avait conçu une estime méritée.

Marche du maréchal Ney sur Torgau. Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau, où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor, Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience.

Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut connaître les nouveaux projets des coalisés. Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une seconde bataille. Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à Bautzen, sur la Sprée. Leur résolution était en effet conforme aux apparences. Malgré les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré le danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe, c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux cours d'eau qui descendent du Riesen-Gebirge à travers la Lusace, et divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder. Choix de la position de Bautzen. À Bautzen notamment, où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand Frédéric pendant la guerre de sept ans[16], sur laquelle on pouvait recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs. Nouvelle composition et force de l'armée coalisée. On avait donc rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs de Czernicheff et de Tettenborn la tâche de se maintenir sur le bas Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands qu'ils venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même la grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied même de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois.

Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille aux coalisés. Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances, poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont s'enivrait l'orgueil des coalisés. Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les troupes du prince Eugène. Déjà le maréchal Macdonald était en vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions, dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le général Bertrand, avec une division française, une italienne et une wurtembergeoise. Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald. Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin. Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen. Le maréchal Ney était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce dernier liant le maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte no 58.) Napoléon leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements certains qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur Hoyerswerda, de manière à déboucher sur le flanc et les derrières de la position de Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver lorsque soixante mille hommes seraient en marche pour la tourner. Voulant utiliser toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un besoin indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre Ney et Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en avant de Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace qui se réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta lui-même à partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez avancés vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt nécessaire. Départ de la garde impériale. Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen, où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100 mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La manœuvre ordonnée au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et l'armée française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son état actuel, de sa supériorité numérique.

Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon allait en partir. Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16 mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses instructions au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient des deux quartiers généraux. Première impression de Napoléon en recevant les communications de M. de Bubna. Napoléon lui donna audience sur-le-champ, et bien qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien qu'il eût beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il lui fit au premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il calculait froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il les avait devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un stimulant presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation que lui inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à lui gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences. Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon. Heureusement M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin. Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre de l'empereur François pour Napoléon. Lettre de l'empereur François à son gendre. Cette lettre était d'un père et d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance, d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les ouvertures que M. de Bubna était chargé de lui faire. L'irritation de Napoléon un peu adoucie. Cette lettre était propre à émouvoir une nature vive comme celle de Napoléon, et elle produisit effectivement une impression favorable. L'empereur François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre moins à parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position, avait été moins obligé de caresser alternativement les uns et les autres, n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et quand il alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de souverain pour expliquer sa double conduite, avait bien raison après tout, car s'il avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il tenait compte de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt de sa monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois.

Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le principal motif de sa résistance à ces conditions. Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins un peu calmé à leur égard. Il les écouta avec attention, feignant de les entendre énoncer pour la première fois, demeura tranquille pendant qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir la vraie raison de ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil, l'orgueil qui souffrait en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait pris avec un grand appareil, ou des territoires qu'il avait annexés solennellement à l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il avait péri à Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi. D'ailleurs, la grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui était digne de la destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à ce sujet, et au surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il s'agissait d'une vaste combinaison politique, le rétablissement de la Pologne, qu'il avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe elle-même, et à laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les hommes et la Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre sujet, plus grave peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna profondément M. de Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il évitât de s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement à cette question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et, quant à présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se déclarait prêt à admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici se révélait, sans que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle disposition de Napoléon à se montrer plus facile pour la Russie et l'Angleterre que pour les puissances allemandes. M. de Bubna, qui n'espérait pas tant à l'égard de la question espagnole, fut surpris et enchanté. Mais les points mêmes auxquels l'Autriche tenait le plus étaient justement ceux qui faisaient éprouver à Napoléon les plus pénibles émotions. Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui coûte le plus à Napoléon. Récompenser la Prusse de sa défection en la reconstituant, lui était singulièrement antipathique. Pourtant comme il était à la fois violent et prompt à pardonner, sur ce point on pouvait l'adoucir encore. Mais renoncer au titre de protecteur de la Confédération du Rhin lui semblait une humiliation qu'on voulait lui imposer. L'abandon des départements anséatiques, réunis constitutionnellement à l'Empire, lui semblait une autre humiliation tout aussi difficile à dévorer. M. de Bubna avait beau dire que le titre de protecteur de la Confédération du Rhin était un vain titre, sans aucune utilité pour la France, Napoléon s'armait de cette raison même pour répondre que l'inutilité du titre rendant la chose de nulle valeur, le désir de l'humilier en devenait plus évident. Relativement aux territoires anséatiques, le négociateur autrichien affirmait que ce serait déjà une difficile concession à arracher aux puissances belligérantes que celle de la réunion de la Hollande à la France, mais que, pour les territoires anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer, la Prusse à cause du voisinage, la Russie à cause du duché d'Oldenbourg, ne consentiraient jamais à nous les accorder. Napoléon avait à leur sujet une raison, qui n'était pas tout à fait d'orgueil, mais de politique, et devant laquelle M. de Bubna était moins armé de bonnes réponses, c'est que la France avait besoin de ces territoires, comme moyen d'échange pour se faire restituer ses colonies par l'Angleterre. M. de Metternich lui-même s'était placé à ce point de vue dans plus d'un entretien sur cette question. Ici M. de Bubna répondait qu'il n'apportait que des propositions préalables, qui n'avaient rien de définitif, qu'on pourrait débattre plus tard, et modifier au gré de tous; que l'Angleterre étant présente, on pourrait mettre Lubeck, Hambourg, Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de France, le Cap, et ne céder les unes que contre les autres; et il faisait de vives instances pour qu'on se réunît au moins dans un congrès, à Prague, par exemple, où l'empereur François se rendrait lui-même, pour être plus près des puissances belligérantes, et pouvoir employer plus efficacement ses bons offices.

Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et pouvoir achever la seconde partie de ses armements. Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces, troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci sans l'intervention des puissances allemandes, et à leur détriment. Il rendrait ainsi à l'Autriche ce qu'elle lui avait fait. Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche. Elle s'était servie en quelque sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue médiatrice par lui, elle se servait de la médiation pour lui dicter la paix qu'elle voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être servi de l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les puissances en apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour traiter, traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre elle. Les succès diplomatiques étaient autant de son goût que les succès militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à l'autre, sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées. Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un armistice. Avant que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille, ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus l'occasion d'ouvrir des communications avec l'empereur Alexandre, soin dont il était préoccupé au moins autant que de tout autre.

Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un armistice. Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion d'un congrès et à la conclusion d'un armistice. Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec Napoléon. La lettre de M. de Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, par les raisons que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la lettre par un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier général russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de Stadion. Il demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y réjouir l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des excellentes dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et surtout afin de les préparer à modifier quelques-unes des conditions proposées. Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de Napoléon pour son beau-père. Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna à Vienne, lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient seules donner la paix, et la donneraient certainement si elles étaient suffisantes. Il lui confia en même temps une lettre pour son beau-père. Dans cette lettre affectueuse et filiale, autant que celle de l'empereur François avait été amicale et paternelle, Napoléon laissait voir la véritable plaie qui chez lui était saignante; il disait qu'il était prêt à la paix, mais qu'étant devenu gendre de l'empereur François, il remettait son honneur dans les mains de son beau-père, qu'il y tenait plus qu'à la puissance, plus qu'à la vie, et qu'il était résolu à mourir les armes à la main, avec tout ce que la France comptait d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée de ses ennemis, en acceptant des conditions humiliantes. Il expédia ensuite M. de Bubna, après l'avoir comblé des marques de sa faveur.

Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus redoutables puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de nouveau. Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit lui-même ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il voulut tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il en espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre pour échapper à l'influence de l'Autriche. Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances coalisées. Sous le prétexte de l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa familiarité la plus intime et la plus journalière. Avantages et inconvénients de ce choix. M. de Caulaincourt était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop, et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil, peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait d'envoyer un commissaire aux avant-postes pour négocier un armistice, ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et qu'il avait choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le plus agréable à l'empereur Alexandre.

Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille. Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées, pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés, pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs.

Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée. Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage, et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen.

Arrivée de Napoléon devant Bautzen. Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen, où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte no 59.)

Description de la position de Bautzen. Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus hautes montagnes de la Bohême, au Riesen-Gebirge, terrain neutre, contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité, car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen, qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons, puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes, entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue.

Distribution de l'armée coalisée sur la première position, celle de la Sprée. Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur penchant, on apercevait des abatis de bois, et derrière beaucoup de canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre, au-dessus et au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand nombre de troupes russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à travers lesquels la Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la plaine, on discernait également des masses d'infanterie et de cavalerie, les unes déployées en ligne, les autres postées derrière des ouvrages de campagne, et toutes dénotant par leur équipement qu'elles appartenaient à l'armée prussienne.

Napoléon se décide à enlever la première position de l'ennemi, dans la journée du 20 mai. Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore. Dispositions prescrites par Napoléon. Il décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets, et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait d'enlever ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage. Telle devait être l'œuvre de la première journée. Pendant ce temps le maréchal Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse d'environ soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à Klix, quatre lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain, en forçant le passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde position que Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de redoutes ni d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de combinaisons.

Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand et les troupes de Barclay de Tolly. Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce qui s'était passé.

Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la force de ce détachement. On imaginait que ce serait assez pour causer un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise qu'il éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite.

En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication. Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de Kœnigswarta avec les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli, enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de canon.

Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes du général d'York. Au même instant le général prussien d'York, placé à la droite de Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se heurter non pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui s'avançait avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de Weissig qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence de la première division de Lauriston, soutint contre elle un combat acharné, mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à se retirer sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe de Barclay de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de notre supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les coalisés, car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils avaient grand besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de nous disputer.

Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York, réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris, s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu. Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles, n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi, afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets, et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée.

Première bataille de Bautzen, dans la journée du 20 mai. À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite, débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch, se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi. Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée. Le maréchal Oudinot fit passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la direction de Klein-Kunitz.

Macdonald force ce passage au centre, et attaque Bautzen. Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée.

Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen. Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist, officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés. Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le bord de ce ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge, et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec l'infanterie prussienne. Le 37e léger et le 4e de marins la reçurent en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald. Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la rive droite. Sur ces entrefaites le général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu gravir la berge élevée de la rive droite, et déboucher en présence du corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se trouvait devant une position extrêmement forte, défendue par tout ce que l'armée prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il avait lui-même occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y avait logé un régiment, le 23e, qui devait y être protégé par toute l'artillerie que nous avions sur la rive gauche. À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement gagnée. Il était six heures du soir, et la première ligne de l'ennemi était tout entière tombée dans nos mains. À droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée et enlevé aux Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le maréchal Macdonald avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi que la ville elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la Sprée, avait pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde ligne de l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré un débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position. Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop, grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix, tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être décisive.

Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura les habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa garde formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du lendemain 21.

Description de la seconde position. Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à emporter. (Voir la carte no 59.) Le ruisseau qui en formait le principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser[17], du nom de l'un des villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite, et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont nous avons parlé.

Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position. La gauche des Russes, composée des anciens corps de Miloradovitch, de Wittgenstein et de la division du prince Eugène de Wurtemberg, s'était repliée sur l'une des montagnes élevées où le ruisseau du Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et Pilitz, et devait la défendre à outrance contre notre droite établie sur le Tronberg. Le centre, composé des gardes et des réserves russes, chargé de défendre le milieu de la position, s'était placé en arrière du Bloesaer-Wasser, c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du terrain qui se trouvait en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et s'y était établi sous la protection de plusieurs redoutes et d'une forte artillerie. Le centre des coalisés présentait ainsi un amphithéâtre hérissé de canons, et si, pour l'attaquer, Marmont, la garde et Macdonald, formant le centre de l'armée française, descendaient du plateau de Bautzen, franchissaient le Bloesaer-Wasser à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il leur fallait traverser une prairie marécageuse sous un feu plongeant épouvantable, puis enlever à découvert la hauteur de Baschütz garnie de redoutes.

Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant. Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille hommes, attendant que le général Bertrand voulût sortir du pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser, c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York, puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne pouvaient pas encore apprécier toute l'importance.

Difficultés de cette seconde journée. C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand, avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une attaque de front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix avec 60 mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste plaine entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême gauche, et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles qui seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés par Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on apercevait au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre verdâtre et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon l'avait indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts. Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber la position de l'ennemi. Le maréchal avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de franchir la Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les derrières de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son canon vers Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est ce moment que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front par Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau du Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre défendues par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru à temps à Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris tout entier. Il était certain au moins que sa retraite devait déterminer celle de toute l'armée ennemie.

Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac sur le terrain qu'il avait conquis, par un très-beau temps, et avec pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée. Napoléon bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de Bautzen, apercevant du point où il était toutes les positions de l'ennemi, mais non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui cachaient les mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il se demandait si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la réponse à sa lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un armistice proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de Caulaincourt pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui était point parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de Caulaincourt et lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit qu'on préférât tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux suppositions, la seconde était celle qui convenait le mieux à Napoléon, car il était sûr que la nouvelle bataille provoquerait de sages réflexions chez les plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi qu'il en pût être, il se livra à son repos accoutumé la veille des grandes batailles.

Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans la nuit du 20 au 21 mai. Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M. de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait été arrêté sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M. de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu, l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise, l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux officiers russes et prussiens, qui lui apportaient tour à tour leur avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula précisément sur la position de Barclay de Tolly. On avait singulièrement renforcé la gauche sous Miloradovitch; le centre était couvert par les fortes redoutes de Baschütz, et défendu par la garde impériale russe. La droite sur les mamelons était invincible, suivant Blucher, et les Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient grâce à eux les Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly pourrait-il résister à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle était la vraie question. Alexandre, dont le coup d'œil n'était pas encore très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais, sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15 mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui, excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste.

Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, l'ambassadeur britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec laquelle on apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun l'empruntait pour voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner ce qui se passait dans son esprit, comme on discernait ce qui se passait autour de sa personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on découvrait à côté de lui, était le sujet d'une extrême curiosité. On se demandait si celui qui était revêtu de cet uniforme ne serait pas Murat, dont le costume était toujours singulier, et si par hasard ce ne serait pas une preuve que la cavalerie française, réorganisée, était enfin arrivée sur le champ de bataille. Bientôt après on sut que cet uniforme jaune était celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se servait pour se faire indiquer l'emplacement des villages dont les noms étaient inscrits sur sa carte.

Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai. Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même attendait le succès de la manœuvre confiée au maréchal Ney. Le général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à deux lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les avant-postes de Barclay de Tolly.

Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi. Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine, et déborder ainsi la position de l'ennemi.

Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de Tolly au moulin à vent. En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter. Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, qui avait tant insisté pour attirer sur cette partie de la position l'attention d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa résistance et de ses périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour demander du secours. Craignant, s'il s'obstinait en avant du Bloesaer-Wasser, d'y être refoulé en désordre, il le repassa à Gleine, et alla s'établir sur le penchant des hauteurs qui remplissaient le fond du champ de bataille, pour disputer aux Français les routes de Würschen et de Hochkirch, que toute l'armée coalisée devait suivre en se retirant. Il y rencontra les troupes de Lauriston qui vinrent le harceler, mais contre lesquelles l'avantage des lieux lui permettait de se défendre.

Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de Blucher. Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce qui lui restait à faire. Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village. Il apercevait bien dans le fond le clocher de Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais de cœur, s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne pas s'engager trop vite.

Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M. de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre Preititz.

Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz, mais Ney le reprend aussitôt. Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher, recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui devaient servir de retraite à l'aile droite des coalisés. On eût pris là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la coalition. Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant sur Hochkirch. Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney, adressa de vives instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît ainsi, mais celui-ci voulut attendre que les détonations de l'artillerie, qui venaient seulement de se faire entendre sur sa droite, fussent plus prononcées et plus proches, et qu'il fût moins isolé sur ce champ de bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait aucune connaissance.

Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr. Événements au centre. En effet le général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action.

À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de Blucher, que Napoléon s'était empressé de donner le signal. Marmont ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait ouvert un feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant lui, puis avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur Kreckwitz et le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue fort difficile.

Attaque directe du général Bertrand contre la position de Blucher. Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque, fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui servaient d'appui à Blucher. Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en retraite. Il aurait fallu en ce moment que Blucher pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de Kleist et une partie des forces russes. Mais à toutes ses demandes de secours on répondit que ces troupes étaient occupées à disputer Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et que s'il ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la position que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de l'Allemagne, il allait être pris avec son corps d'armée par le maréchal Ney. Devant l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut quelque peine à lui faire comprendre, il se décida, le désespoir au cœur, à battre en retraite, ayant bonne envie de se plaindre de Barclay de Tolly, qui, disait-il, n'avait pas protégé ses derrières, mais ne l'osant pas, et s'en dédommageant par mille invectives contre l'état-major russe, qui avait inutilement accumulé dans les montagnes des forces dont on aurait eu grand besoin sur la droite des alliés. Blucher se retira donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney qui en était resté maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il descendait de ces mamelons, où il avait promis de résister à tous les efforts des Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant plus prudent de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch, les gravissait par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté pendant que Blucher en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer sa retraite sans fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la cavalerie russe et prussienne, qui était demeurée en bataille derrière lui pour le recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au maréchal Ney.

Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et par la garde. Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde, voyant le mouvement rétrograde de l'ennemi, descendirent sur le bord du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie inondée qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune garde les escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite imprimé à la droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur armée. Ce mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à notre droite, assailli sur le Tronberg par toutes les forces de Miloradovitch, avait été contraint de se replier et de prendre position en arrière, la gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il avait trouvé l'appui de l'intrépide Gérard, commandant la droite de Macdonald. Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive. Au bruit de la victoire remportée sur toute cette immense ligne, Oudinot reprit l'offensive contre les Russes qui se retiraient, et les poussa vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à poursuivre les coalisés, mais faute d'un terrain propre à la cavalerie, faute aussi d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait de prisonniers et de canons que les blessés et les pièces démontées, dont le nombre au surplus était considérable, et suffisait pour donner un grand éclat à cette victoire. Gain définitif de la bataille. Certes, si le maréchal Ney eût été cette fois aussi téméraire qu'il était intrépide, et il faut reconnaître que sa position, à la distance où il se trouvait de Napoléon, avait dû lui inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace des temps passés l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée plus de trophées qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait pris toute la droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre adversaire le plus ardent. Telle quelle, la victoire était des plus brillantes; elle faisait tomber une position formidable, défendue par près de cent mille hommes, et la dernière illusion des alliés, du moins pour cette partie de la campagne. Ils ne pouvaient plus se flatter de nous fermer le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient plus surtout, à moins d'un armistice immédiat, rester attachés au territoire de l'Autriche, et par son territoire à sa politique.

Résultats de la victoire de Bautzen. Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands, elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la situation était également difficile pour les deux adversaires, et le général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et repris dans des conditions également meurtrières pour les deux partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent les coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême, allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à contre-cœur.

Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins. Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai, Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse, et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la patrie germanique, où fermentaient les passions les plus violentes. Oudinot détaché sur Berlin. Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des souverains battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de l'un de ses corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus souffert dans les journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou quatre jours pour se refaire, et qui était assez aguerri, assez vigoureusement conduit pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui adjoignit huit bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et devaient y être remplacés par la division Teste (celle des divisions de Marmont qui était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de chevaux laissés à Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24 mille hommes, force suffisante pour battre le général Bulow chargé de couvrir Berlin. Le maréchal Oudinot devait aborder vivement le général Bulow, le rejeter sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis que Napoléon avec la grande armée elle-même pousserait les coalisés sur Breslau.

Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald. Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il n'en fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau, mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de la Bohême. (Voir la carte no 58.) Napoléon, faisant la guerre aux avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les manœuvres de détail, avec une précision, une justesse de coup d'œil qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers obligés de le suivre en qualité d'alliés[18]. Arrivé près de Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie. Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach. Le hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach nous resta, couverte d'un assez bon nombre de Russes et de Prussiens. Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de cavalerie, le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet avait fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre, Napoléon put s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens cavaliers revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de temps pour valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient en effet blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés de sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion, comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un cri: Kirgener est mort!— Mort de Duroc. En entendant ces mots Napoléon s'écria: La fortune nous en veut bien aujourd'hui!—Mais au premier cri en succéda bientôt un second: Duroc est mort!—Ce n'est pas possible, répondit Napoléon, je viens de lui parler.—C'était non-seulement possible, c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un arbre près de Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général Kirgener, excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand maréchal du palais.—Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une tristesse singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez ordinaire, mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de Caulaincourt: Mon ami, observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir des victoires après des revers, et ce serait le cas de profiter de la leçon du malheur ... Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il est insatiable de combats ... La fin de tout ceci ne saurait être heureuse!—À peine M. de Caulaincourt avait-il par un signe de tête approbatif exprimé la communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce dernier avait rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La blessure de Duroc était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré ses entrailles, et on les avait enveloppées dans des compresses imbibées d'opium, pour rendre ses derniers moments moins cruels, car on ne conservait aucune espérance de le sauver.—Napoléon accourut, lui prit les mains, l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où ils trouveraient le terme de leurs travaux, et prononça ces paroles avec une sorte de remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au fond de son cœur.—Duroc, avec émotion, le remercia de ces témoignages, lui confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de vivre, de vaincre les ennemis de la France, et de se reposer ensuite dans une paix nécessaire.—Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en honnête homme, je meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous recommande encore une fois ma fille.—Puis, Napoléon restant auprès de son lit, lui tenant les mains, et demeurant comme plongé dans des réflexions profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ... Ce spectacle est trop pénible pour vous.—Napoléon sortit en lui disant: Adieu, mon ami, nous nous reverrons ... peut-être bientôt!...—

Noble caractère du grand maréchal. On a prétendu que ces mots de Duroc: Je ne me reproche rien, faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal. Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et avait les mœurs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance, comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais, ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que Napoléon perdait dans l'espace de vingt jours. Aussi Napoléon était-il profondément ému de cette perte. Douleur de Napoléon. Sorti de la chaumière où l'on avait placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines, assez près des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues sur ses genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil des tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant à un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval, et qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement, et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion. Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par les boulets quelques centaines de mille!

Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.—Je ne veux pas de prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.—Il transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour son tuteur.

Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par le torrent des événements, on court des funérailles de la veille à celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de l'oubli d'autrui. Arrivée le 25 mai sur le Bober. Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on franchit la Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober. Les coalisés s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite, composée des troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à notre gauche, composée des Prussiens et de Barclay de Tolly, distribution correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de bataille de Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne formée des corps de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par Gorlitz, Lauban, Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des montagnes. Une autre comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de Ney, la garde, et le quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz, Bunzlau, Haynau, Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de Bellune, précédé de la cavalerie du général Sébastiani, se dirigea vers l'Oder pour débloquer Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans de riches campagnes, sur le territoire du roi de Prusse, que nous n'avions d'autre raison de ménager que celle d'économiser pour nous-mêmes les ressources du pays. Napoléon ordonna la plus sévère discipline, par prévoyance d'abord, et ensuite pour faire avec les Russes un contraste qui fût de nature à frapper les Allemands.

La division Maison est surprise à Haynau. À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston, essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous coûtât un peu cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la plaine de Haynau, où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et où l'on pénétrait après avoir traversé un village, on cacha sur le côté, et hors de vue, cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis on nous montra sur la route directe une espèce d'arrière-garde qui se retirait négligemment. Le général Maison ayant conçu quelques craintes s'avançait avec précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les reproches de Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de prisonniers, poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses côtés, voulut déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas plutôt franchi le défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin en flammes, et à ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable cavalerie fondit sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se former en carré. La déroute fut grande, malgré tous les efforts du maréchal Ney et du général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de canon, et un millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne parvint que très-difficilement à dégager sa personne, et le général Maison, après des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division, mais l'âme dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à un accident qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens payèrent cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de Dolffs, le meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et commandant chez eux la réserve de cette arme.

Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la division Maison. Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait en tête du corps du duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de Sprottau l'échec du général Maison, en prenant un immense parc d'artillerie et 500 prisonniers. Ce sont là les alternatives quotidiennes de la guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en ce moment de peu de conséquence. Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de Glogau. On arriva le 27 sur la Katzbach, à Liegnitz, et notre corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua Glogau. Notre garnison, investie depuis cinq mois, se jeta pleine de joie dans les bras de ses libérateurs. Le général Lauriston ayant de son côté joint l'Oder, arrêta soixante bateaux de vivres et de munitions qui devaient servir au siége de la place, et qui lui furent envoyés pour la ravitailler. Le maréchal Ney n'avait plus qu'une marche à exécuter pour entrer à Breslau.

Suite donnée à la proposition d'armistice. On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice. Lettre de M. de Stadion. Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, fut renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice.

Napoléon reçoit froidement cette lettre. Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures, n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche, et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou deux marches de Breslau.

Agitation au camp des coalisés. Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres du Tugend-Bund, avaient une ardeur de sectaires, sectaires d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne, ils en supportaient les souffrances avec impatience. Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer en Pologne. En outre l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils donnés par l'empereur.

Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses dangers et ses services. Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly. M. de Muffling avait tâché de l'ébranler dans ses résolutions, mais n'avait rien gagné sur l'inflexibilité de son caractère, et pour réussir à le convaincre l'avait conduit au camp de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les avantages. Mais on avait trouvé la place de Schweidnitz, qui était l'appui de ce camp, détruite par les Français en 1807, et point relevée encore par les Prussiens en 1813, en outre la position de Bunzelwitz insignifiante comparativement aux moyens dont disposaient les armées modernes. Barclay de Tolly avait soutenu, et avec raison, que les armées coalisées ne tiendraient pas quelques heures dans une position pareille, et qu'elles sortiraient presque anéanties d'une nouvelle rencontre avec Napoléon. Cette visite n'avait donc eu d'autre résultat que de confirmer le général russe dans sa résolution de laisser les Prussiens en Silésie, et d'aller refaire son armée en Pologne, sauf à revenir dans deux mois sur l'Oder. Mais pendant ce temps la coalition pouvait être dissoute.

Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice. On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général Gneisenau, membre du Tugend-Bund, homme de cœur et d'esprit, mais ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes, successeur du général Scharnhorst dans les fonctions de chef d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens. Envoi de commissaires aux avant-postes français. Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français, afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général. Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider l'Autriche. On fit partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien, et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait trouver tout produit l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout de suite.

Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes français. M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français. Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur.

Motifs de Napoléon pour accepter un armistice. Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements, afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais il entendait garder par les arrangements temporaires dont on allait convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne jusqu'à l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou ne fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent. M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice. M. de Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le 30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous venons d'indiquer.

Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens; ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg, car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix heures, et parut n'avoir rien gagné après une discussion aussi longue. Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux portes de Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne pas entrer dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de la céder, s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y envoyer un détachement des troupes du maréchal Ney.

Points contestés de l'armistice. Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent singulièrement[19]. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième, aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg. Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles, c'était tracer autour de lui le cercle de Popilius, qu'il était habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.—Par malheur il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps d'armer, non celui de négocier.

Longues discussions. Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de l'armistice un besoin impérieux. Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de Napoléon. De son côté Napoléon venait d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde, s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de Bubna racontait de son voyage et de ses négociations.

Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les propositions de l'Autriche modifiées. De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin à taire ses emportements contre M. de Metternich. Il n'avait parlé de ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit avait infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich, qui désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la guerre. De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon, et avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait manifestées à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur la dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au profit de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de l'Illyrie à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme rendu, quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais puisque M. de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au protectorat de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des villes anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient décidés sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils avaient imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que Napoléon appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient restituées pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et Hambourg, qu'à la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la Confédération du Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à celle qui comprendrait toutes les puissances de l'univers, même l'Amérique. Si on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la Prusse et l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire on traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix universelle, qui comprenait la paix maritime et devait lui procurer tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux points contestés.

On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait à souffrir.—À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812.

Juin 1813. Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur d'un homme qui désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit, de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui soit jamais advenu à la France.

Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune condition. Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon, car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas, je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.—

Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1er juin. On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de Hambourg, en disant dans l'armistice que relativement aux provinces anséatiques, on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le 8 juin à minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre les deux armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel comprendrait Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle s'étendrait jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la dénonciation de l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui conduirait jusqu'au 26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya ces conditions, avec injonction de rompre à l'instant même si elles n'étaient pas admises.

Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin. M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires, qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un des plus grands malheurs de Napoléon, fut signé le 4 juin. Il fut convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre; qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension d'armes.

Caractère de ce funeste armistice. Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les conditions de l'Autriche[20]. Cette faute, qui procédait de toutes les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de cette suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce qu'elle avait une forte apparence de paix. Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du printemps. Napoléon, en faisant entrer son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots: Napoléon au peuple français, en mémoire de ses généreux efforts contre la coalition de 1813.—Cette idée avait bien toute la grandeur de son génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec ces mots: Sacrifices de Napoléon au peuple français.—Napoléon fût demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus pur versé pendant vingt années.

FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME
ET DU QUINZIÈME VOLUME.

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