Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 15 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15 avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille hommes d'infanterie. Le maréchal Marmont doit commander le second corps du Rhin. Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef, mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement complet. Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence dès que sa santé le lui permettrait.
Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur l'Elbe. Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un quatrième corps d'armée. Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes (il était officier du génie), entendait bien le détail de leur organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait l'Empire.
Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant pleins de conscrits, le recrutement de ces trois divisions devait être facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi fournir une bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le général Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant de finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin à l'organiser.
Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie. L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer. Réorganisation de l'artillerie. Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout de suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de la campagne.
Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait. Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier, chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000 deux mois après.
État de complète destruction où se trouvait la cavalerie. La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60 mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas ramené 3 mille, les uns restés à Dantzig, les autres réunis auprès du prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi considérable. Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille cavaliers, qu'il suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour les retrouver aussi bons qu'auparavant. Mais rectification faite des premières données, on n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze mille du gouffre où notre armée avait péri. La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne. Les moyens de les remonter avaient fort diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la Vieille-Prusse, la Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et la Westphalie. On avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et on présumait qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris entre l'Elbe et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous venons de parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à trouver dans ces contrées. Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la cavalerie revenant de Russie. Le général Bourcier était occupé à acheter des chevaux, à presser la confection des selles, à recueillir les hommes, qui rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de leurs fatigues pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas sans de grandes difficultés qu'il y réussissait même avec la force et l'argent, car ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique Napoléon eût ouvert des crédits illimités au général Bourcier, on avait la plus grande peine à se procurer des traites, tant les relations commerciales étaient troublées dans ce moment de crise. Se flattant que le général Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille cavaliers, et se doutant qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un nombre égal, il lui en expédia 2 ou 3 mille à pied des dépôts du Rhin. Il fit partir sur-le-champ de Paris les généraux Latour-Maubourg et Sébastiani, pour aller se mettre à la tête de la cavalerie remontée en Hanovre. Il leur ordonna d'en former deux corps, partie cuirassiers, partie chasseurs et hussards, et dès qu'il y aurait seulement six mille cavaliers capables de marcher, de les amener au prince Eugène.
Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24 mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10 mille tirés des dépôts. Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés, de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement de cavalerie.
Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15 mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître, mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait donc y avoir en France de quoi monter 45 mille hommes, lesquels joints à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne, porteraient à près de 60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie disponible pour cette campagne. Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne. Les chevaux étant obtenus, les hommes devant se trouver dans les conscriptions de 1812 et de 1813, il restait à chercher les cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne. Napoléon ordonna de tirer de cette contrée un cadre d'escadron par régiment de cavalerie, en prenant, comme il avait fait pour l'infanterie, les officiers et sous-officiers avec quelques hommes d'élite. Il prescrivit aussi de les envoyer en poste sur le Rhin. Ces cadres remplis avec les cavaliers qu'on trouverait formés et montés au dépôt, allaient composer un second rassemblement, qui, sous le duc de Padoue, irait rejoindre celui qui serait parti sous le duc de Plaisance.
Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14 mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard. L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand.
Réorganisation de la garde impériale. À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale, constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux. En Espagne notamment se trouvait une division entière de la jeune garde. Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour recomposer cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause de sa fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse; il tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50 mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille combattants en ligne.
Nouveaux moyens de transport. Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie, avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il réorganisa les bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les débris des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en organisa six avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient porter environ dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui suffisait pour préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par lesquelles il décidait ordinairement du sort des grandes guerres. Quant aux voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées dans les boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et s'était réduit à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la comtoise, qui par sa légèreté avait rendu de véritables services.
Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir 300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des réserves considérables. C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50 mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder, 40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin, avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler, avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient se réorganiser sous les maréchaux Davout et Victor, les cadres arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt destinés à recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore 100 ou 150 mille combattants. Qualité des nouvelles troupes. Les nouvelles troupes réunies par Napoléon étaient jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes était vigoureuse, à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart d'entre eux, les cadres étaient les plus aguerris du monde, et impatients de rétablir le prestige de nos armes. Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en peu de temps. La difficulté principale, c'était le temps, qui était bien court pour de si vastes créations. Mais, en administration comme en guerre, Napoléon possédait un art merveilleux pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il savait faire doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler leur travail aux administrations, en leur traçant leur marche, en décidant lui-même les questions douteuses devant lesquelles elles sont souvent arrêtées, en faisant exécuter simultanément des opérations qu'elles n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout en surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant l'exécution de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où il déployait le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude d'officiers de confiance qui chaque soir avant de se coucher lui rendaient compte de ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en lisant lui-même leur correspondance, et en demandant compte aux agents en retard du moindre de ses ordres resté inexécuté, pour les réprimander si c'était omission de leur part, pour vaincre l'obstacle si c'était difficulté naissant de la nature des choses.
Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour inspecter les troupes de passage. On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis, c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements, armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde, pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment s'accomplissent les grandes choses.
Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux armements. Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces considérables, il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et nuit à la recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant, et avec non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en état de suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile à la suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement accompagner un commencement de discrédit politique.
Budgets de l'Empire depuis 1811. Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900 millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100 millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques; secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98 millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la dépense. Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses de la campagne de Russie. On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande, dans les départements anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent cinquante millions.
Déficits de l'année 1812 et des années antérieures. On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811, 1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de 1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37 millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au crédit depuis l'ancienne banqueroute.
Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens irréguliers. Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, l'embarras devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit ingénieux mais circonspect, craignant avec raison pour sa considération personnelle si on avait recours à des moyens irréguliers, était très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour Napoléon l'une des difficultés du moment. La caisse de service, dont la création honorait l'administration de M. Mollien et avait été d'un grand secours, était arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait offrir. On se souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette caisse le Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à l'escompte les obligations des receveurs généraux, et presque toujours chez les receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les fonds du Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de la caisse de service, tous les fonds des receveurs généraux devant être versés immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant plus escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en place la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements des receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque.
Impossibilité pour la caisse de service de fournir au Trésor de nouvelles facilités. Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien, n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon, croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries, aurait voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux cents millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement, n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition.
Trésor secret des Tuileries, son origine et son importance. Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor extraordinaire et dans les économies de la liste civile.
Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi, et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions, s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15 autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait également sous main pour les soutenir, comme les bons de la caisse d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions prêtés aux villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs commerçants, 7 millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe, 4 millions en mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin dus par la Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière. Cette dernière somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse se prétendait quitte et même créancière, le mariage et les circonstances avaient dégagé l'Autriche, et les autres États allemands loin de pouvoir fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en prêtât. C'étaient en tout 267 millions, ou placés ou dus, qui n'étaient pas actuellement réalisables, mais qui rapportaient intérêt, et dont le produit formait le revenu annuel du domaine extraordinaire. Ce revenu montait à 13 ou 14 millions, avec lesquels Napoléon faisait des largesses, des aumônes, quelquefois même des embellissements dans sa capitale. Il ne restait donc que 58 ou 60 millions disponibles, somme peu considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un grand secours.
Liste civile de Napoléon. Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie. Ses prodiges d'économie. Napoléon jouissait de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11 millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais de France, de la Haye, d'Amsterdam, de Turin, de Milan, de Florence, de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa grandeur. Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants anciens ou nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de la couronne en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un éclat excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des dépenses pour les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait souvent des actes de bienfaisance de la plus noble délicatesse, et portait un tel ordre dans ses comptes, que tout y était inscrit avec la plus sévère attention, et, par exemple, que le premier article de recette dans ses livres, après les 25 millions de la liste civile française, était le suivant: Traitement de Sa Majesté Impériale et Royale, comme membre de l'Institut, 1200 francs[9].
Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait 40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions, dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries, pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions économisés de la liste civile, composant un total de 160 millions en or et en argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine extraordinaire.
Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre, résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux. C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer!
Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité. Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour lui seul, supportait les insinuations quelquefois assez aigres de M. Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se livrant à son impatience naturelle que lorsque tout allait bien, devenant doux et calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne pas ajouter par des défauts de caractère aux peines de ceux qui le servaient. Il cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se procurer les 232 millions qui manquaient pour compléter les budgets de 1811 et de 1812, et pour solder en entier celui de 1813.
Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts. Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter, eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour 1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif, on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne, à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses. C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous les militaires qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel, qu'on était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à peu dans leur cœur une haine effroyable, dont l'explosion devait être terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion lorsqu'il croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la guerre ne devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence fâcheuse; mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce motif il se refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au contraire, désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par des moyens réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de plus prompt, et aurait voulu accroître les contributions publiques. Mais il n'y avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à une autre ressource.
Personne ne croit à la possibilité d'une émission de rentes. Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les prélèvements sur le trésor extraordinaire, la ressource employée pour couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais du grand armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus, comme en 1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les produits ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient montés de 30 millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent, devenu l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année, ne pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes, du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait accordé une quantité de licences telle, qu'on pouvait considérer comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes. Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant des avantages que procuraient à son ennemi les communications par licences, travaillait à les rendre impossibles.
N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux. Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon, parce qu'il s'en était servi lentement, et en ayant recours à l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin, certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint, excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés provenant de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de la caisse d'amortissement.
Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée.
Les communes étaient le seul propriétaire de biens de mainmorte qui restât en France. Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes. Dans presque tous les départements, et particulièrement dans quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable, et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions. Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les indemnisant avec des rentes. Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville, les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la jouissance prise en commun constituait une des principales ressources du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les tourbières dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever ces biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais souverainement imprudente.
La mesure doit se borner aux biens affermés. Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent, dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes. En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs) devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin pour indemniser les communes. De la sorte l'État allait même trouver gratis la ressource qui lui était nécessaire.
Objections que soulève la mesure proposée. Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre, qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune. Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, en retirer le prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les besoins du Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité d'anticiper par l'émission d'un papier sur le produit de la vente.
Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines, qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières. Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière, et qu'on solde exactement les services publics. Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M. de Bassano. La question fut surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370 millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le droit de propriété des théories vraies, mais abstraites, et qui touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux bons de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien: Napoléon décidé par l'urgence des besoins. Tout cela est bien, je comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un projet il faut mettre quelque chose à la place.—L'objection était en effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60 francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent, même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats, qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements. Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de l'argent, ne supposant pas possible une émission de rentes, voulant absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule ressource du moment, les prenait où il y en avait encore. L'archichancelier Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi par le sentiment du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit à l'adoption du projet si longuement débattu.
La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est définitivement adoptée. En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés, qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire, qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement remboursé en capital et intérêts. Conditions de la mesure. C'était ce mécanisme qu'il s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères, sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied de 5 pour cent. En attendant, la caisse d'amortissement devait créer immédiatement, et remettre au Trésor pour 232 millions de bons, portant intérêts, et successivement remboursables à mesure de l'acquittement du prix des immeubles à vendre. C'était ensuite au Trésor à se servir de ces bons comme il pourrait, et à forcer, par exemple, ou à induire les créanciers de l'État à les accepter. C'est là que commençait le juste chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de Bassano ne comprenait pas plus que les colères de l'Europe prêtes à se déchaîner sur nous.—Mais à qui ferai-je accepter ce papier? disait le ministre du Trésor.—Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme considérable pour le soutenir. À tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon. Vous devez à des fournisseurs de la guerre et de la marine, à des créanciers de toute espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour 1812; payez ces sommes avec les bons de la caisse d'amortissement, et vous introduirez ainsi ces bons en province. On y répugnera d'abord, mais en voyant qu'ils portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils servent à acheter des biens fort beaux, et nullement frappés de réprobation comme les anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il s'en vendra sur la place, on en soutiendra le cours, et votre papier finira par valoir presque de l'argent.—Si Votre Majesté s'en chargeait, répondait timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle achetait tout de suite les 232 millions avec les grandes ressources accumulées par son génie, alors tout serait facile.—Oui, sans doute, répliquait Napoléon, tout serait facile alors ... et il se gardait de dire pourquoi il ne le faisait pas. Il avait effectivement tout au plus les deux tiers de cette somme dans ses deux trésors, et il ne voulait pas avec raison se démunir de tout son argent comptant. Mais il promettait à M. Mollien de soutenir le cours de cette nouvelle valeur, en prenant pour son compte une somme considérable des bons que la caisse allait émettre.
Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu. Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu de courage.
Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres. C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe. N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs, n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans un moment bien peu favorable.
Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener les esprits. Tout en faisant ce qui était humainement possible pour se mettre en état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la France, Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour ramener les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de son gouvernement. Cette mesure est un arrangement avec l'Église. Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui, accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet.
Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des affaires religieuses pour lui nuire. De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de contribuer activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont de redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre la religion des torts véritables. L'autorité de leurs mœurs, leur zèle à propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent infiniment dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe respectable, ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se servaient des affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la paix avec l'Europe par la paix avec l'Église.
Translation du Pape à Fontainebleau. Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été de 1812. Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence. On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le capitaine Lagorsse, lequel, avec de l'esprit et du tact, avait fini par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable. La surveillance était donc cachée sous les égards les plus respectueux. On avait laissé au Pape, outre son médecin et son chapelain, quelques anciens serviteurs dont on était sûr, et il était visité de temps en temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents, auxquels on avait tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le Pontife des entretiens d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux de l'Église, des moyens et de l'espérance de les faire cesser, surtout lorsque le retour de Napoléon à Paris mettrait en présence deux princes qui s'aimaient, et qui en s'abouchant directement s'entendraient mieux qu'en se faisant représenter par les négociateurs les plus habiles. Cette société était la seule qui fût permise au Pape, et la seule même qui lui plût. Il avait la faculté de célébrer la messe le dimanche à la grande chapelle du château et d'y donner sa bénédiction aux fidèles. Mais on avait si peu ébruité sa translation, la pensée du public fixée sur Moscou était dans ce moment si peu tournée vers les affaires religieuses, on craignait tant d'ailleurs les embûches de la police impériale, qu'il venait à peine quelques curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape vivait donc dans une retraite profonde, on pourrait même dire douce si elle n'avait été forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition, il ne sortait jamais de ses appartements, par indolence et par calcul, faisait quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de Henri II, retombait ensuite dans son immobilité, ne lisait même pas, bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait complétement endormi dans sa captivité.
Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII. On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup, venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint Pierre.
Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté pour l'institution canonique. Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral, Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative essentielle, avait concédé qu'après six mois tout prélat serait institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain de la province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à déterminer, c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife. Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon. Pie VII ne faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et ne voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour lui au niveau de la moderne Église d'Orient.
Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se flatter d'amener un accord. Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc., car, sans moyens de récompenser des services, il lui aurait été impossible d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en ajoutaient quelques autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en finir, et avec la puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à un accord.
Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape. Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme avant-coureur peut-être de la paix européenne.
En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il craignait encore plus de subir la sienne. Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII. Sans lui laisser le temps de la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et, sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se tourmenter toute leur vie, parurent parfaitement heureux de se revoir. L'espérance d'une prompte et complète réconciliation rayonnait sur les visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les plus chagrins, semblaient saisis et charmés par ce spectacle.
Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un peu de vie, de satisfaction et d'espérance.
Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre. Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer. L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur, aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus, une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne consentait pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un nouvel Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels? Perplexité de Pie VII. Pie VII était sur cela vaincu au fond de son cœur; mais avant de se résoudre, avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir historique, avant de se résigner à être l'Augustule de la Rome chrétienne, ou de braver tout ce qui pourrait résulter pour la religion d'une lutte prolongée, il fallait un effort au-dessus de l'énergie de son âme, énergie qui était grande quand il s'agissait d'opposer à la persécution une résistance passive, qui devenait presque nulle quand il fallait prendre un parti prompt et difficile. Jamais, au reste, quelque temps qu'on lui eût donné, il ne se serait décidé lui-même, et Napoléon, s'il voulait un résultat, avait bien fait de venir en personne le séduire, l'éblouir, lui prendre presque la main pour l'obliger à signer!
Efforts de Napoléon pour le décider. Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent. Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités. Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la situation de Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première fois il n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant si confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et des Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance, et, aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de 1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la même noblesse, la même beauté de visage.
Brillantes offres de Napoléon à Pie VII. Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais, que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois, Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait bientôt disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il y recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France, et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire. Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques in partibus, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines, les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau pays de Vaucluse, et convenablement établies dans la nouvelle Rome pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse destination.
Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie VII. Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII. Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues, qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre, puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains, excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin la face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres? Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes, et résolu à la défendre et à la faire fleurir!—C'est en ce point surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive impression sur le Pontife.—Supprimez, lui disait-il, entre nous, cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour la religion!...—Et alors il lui montrait l'Église germanique détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques, pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au repos par la paix européenne qui ne pouvait tarder, n'ayant plus à débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire, dignes à peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais nullement le chef de l'Église universelle et le chef de l'Empire français, il s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne lui en avait fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment discuter, comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux, vertueux, modeste, pour rendre à la religion la pureté, le désintéressement des apôtres, et avec leur désintéressement leur influence sur les âmes, et lui homme de guerre, habitué à vaincre les difficultés de la terre, pour opérer cette révolution sans que la religion en fût affaiblie, de manière au contraire qu'elle gagnât en puissance morale tout ce qu'elle perdrait en puissance matérielle!
L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait, le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait ainsi en son cœur avec Napoléon, et puis, quand il fallait se décider, il tombait dans des perplexités insurmontables.
Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes les formes de rédaction qu'il désire. Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules, et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'œuvre. Ce qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque, et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon, mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte suivant: Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses prédécesseurs. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes, revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu en dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous les siéges suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus tard soit en France, soit en Italie; que les anciens évêques titulaires de l'État romain conserveraient leur titre sous la forme d'évêchés in partibus, et jouiraient d'un traitement égal au revenu de leur siége; que le Pape aurait auprès de lui les diverses administrations composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et le Pape se concerteraient pour la création de nouveaux siéges catholiques, soit en Hollande, soit dans les départements anséatiques (clause à laquelle le Pape tenait d'une manière toute particulière, afin de faire ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau concordat); qu'enfin l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, laïques, compromis à l'occasion des derniers troubles religieux. Il fut stipulé que l'institution canonique serait donnée aux évêques nommés par la couronne, dans les formes et délais déterminés par le dernier bref du Pape, c'est-à-dire dans six mois à partir de la nomination par l'autorité temporelle, et qu'à défaut par la cour pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le plus ancien prélat de la province pourrait conférer l'institution refusée ou différée. À ces dernières clauses, le Pape insista pour en ajouter une qui n'avait rien d'une disposition de loi ou de traité, mais qui était pour lui une sorte d'excuse, et qui était conçue dans les termes suivants: Le Saint-Père se porte aux dispositions ci-dessus en considération de l'état actuel de l'Église, et dans la confiance que lui a inspirée Sa Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons.
Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme conseillers naturels et nécessaires de l'Église.
Fév. 1813. Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la puissance temporelle du Saint-Siége. Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire, qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur, entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le nom de cardinaux noirs. Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau. Il prodigua les grâces et les faveurs: il appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller d'État et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand cordon de la Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la croix d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo, la décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des siéges de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une pension de six mille francs au médecin du Pape, et des présents magnifiques à tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il venait de conclure.
Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le 27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées.
Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait. Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en lui en montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à la veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris, sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses ennemis d'une profonde terreur.
Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le parti de se refuser à son exécution. Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les cardinaux qui venaient, grâce au dernier concordat, de recouvrer leur liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté de lui bouleverser l'esprit et le cœur. Ils auraient craint de voir se refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait, dans une simple abstention sans refus.
Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble, et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de leur liberté ceux à qui on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop vite.—Il eut bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des secrètes résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis 1809, soit à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à s'occuper des finances de sa maison, car il était défrayé de toutes ses dépenses sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait être tenté de faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on avait saisi diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait toujours refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate. Cette fois, redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser, et ayant droit de le faire sur des revenus qui lui étaient régulièrement attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui envoya les agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les sommes dont il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec douceur, et sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de rentrer ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté.
Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête, parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement de la bonne intelligence avec le Saint-Siége. Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait, ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les provinces les plus reculées de l'Empire, qu'un concordat était signé entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre, qu'il allait se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance pontificale; qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient terminées. Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine, essayèrent de répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait consenti à rien. Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon avait voulu violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni depuis à certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait traîné à terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard (scène à peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et innocente, ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels remercier Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le désirait Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la paix de la terre.
Ouverture du Corps législatif. Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie, guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne, qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, si, comme on le supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne.
Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de ses résolutions.
Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon prononce lui-même le discours d'ouverture de la session. En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et la vigueur.
«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF.
»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes.
»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été constamment victorieuses aux champs d'Ostrowno, de Polotsk, de Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle part les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est tombée en notre pouvoir.
»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites, incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles! L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples.
»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait pour condition à la paix le déchirement de ce bel empire: c'était, sous d'autres termes, proclamer la guerre perpétuelle.
»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré, ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment plus juste des choses.
»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire, fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde.
»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et le triomphe du grand empire.
»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la première victime de l'anarchie et de la guerre civile.
»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai aucun; je maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans leur affreux climat.
»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je pouvais faire.
»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis, même la prospérité de nos neveux!
»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté de son pavillon. Les vœux du monde l'accompagnent dans cette glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses droits, et que le nouveau les a reconquis.
»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement toujours constant de notre population. Dans aucun siècle, l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut degré de prospérité.
»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.»
Effet produit par le discours impérial. Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États, on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment tracées au monde! Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux négociations. Toutefois en songeant à la situation de l'Europe, aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet l'Angleterre de cette déclaration que la dynastie française régnait, et régnerait en Espagne? Qu'allaient dire tous les États intéressés au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que la France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés? Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible?
Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce discours. Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait pas se les adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour le tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les événements eux-mêmes.
Derniers événements survenus en Allemagne pendant les préparatifs militaires de Napoléon. On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses déterminations. Retraite du roi de Prusse à Breslau. Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris. Édits pour la levée des volontaires. Il avait publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie. L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres prussiens demeuré à Berlin, et on lui avait demandé violemment, comme on le fait dans les jours de révolution, pour qui, contre qui, le roi réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils étaient prêts, dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce cas, il n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi voudrait employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne, contre Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la situation, et qui savait comment parler et se conduire, leur avait répondu en les exhortant à se confier dans la sagesse et le patriotisme du roi, à s'en remettre à lui des intérêts de la patrie, et à lui donner leurs bras, en le laissant libre d'en disposer comme il croirait plus utile de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait cette réserve, ses yeux, son visage exprimaient ce que sa langue n'osait pas dire, et on l'avait quitté pour s'enrôler. Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir aux armes. De toutes parts d'ailleurs, les meneurs des sociétés secrètes avaient dit qu'il fallait s'armer, que le roi, incertain encore dans le moment, ne le serait pas longtemps, qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, il serait entraîné, et que plus il se sentirait fort, et entouré de ses sujets armés, plus il inclinerait à suivre le penchant de son cœur, qui le portait à se dévouer à l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces fortes impulsions, la jeune noblesse s'était enrôlée dans les chasseurs à cheval, la jeune bourgeoisie des écoles et du commerce s'était empressée de prendre rang dans les chasseurs à pied. En quelques jours les universités et les boutiques avaient été vides, et il avait fallu presque suspendre les cours publics. La noblesse s'équipait elle-même; des dons volontaires, rendus obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez les principaux commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés de ressources. Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes. Pour achever la ressemblance avec les premières journées de notre révolution, tous les hommes avaient pris une cocarde, c'était la cocarde noire et blanche. Aucun n'eût osé négliger de mettre à son chapeau ce signe de ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède ou ennemi de son pays.
Satisfaction et embarras du roi de Prusse. Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets, dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable, alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse. Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus, avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus reconnaissable. Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses propositions. Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de 94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes, surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en rapports ostensibles avec l'empereur Alexandre. Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer en relations directes avec la Russie. Il tenait beaucoup en effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque, premièrement parce que les Autrichiens autorisés à s'entremettre avaient déjà envoyé des agents diplomatiques à Wilna et à Londres, secondement parce qu'il voulait écarter les armées belligérantes de la Silésie, troisièmement enfin parce qu'il voyait à Kœnigsberg le baron de Stein, le général d'York, les agents russes, gouverner la province, convoquer les états, agir sans lui, et éventuellement contre lui, trancher en un mot du souverain, et se conduire comme s'ils étaient prêts à se détacher de la monarchie prussienne dans le cas où il n'adhérerait pas à la coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait demander compte à Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un ancien allié, dont il avait causé jadis les malheurs, et dont il devait aujourd'hui comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il aurait désiré envoyer auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le même qu'il avait chargé l'année précédente d'aller expliquer et justifier à Saint-Pétersbourg son traité d'alliance avec Napoléon, et qui, autorisé ou non, avait dépassé de beaucoup les limites dans lesquelles il aurait dû se renfermer pour rester loyal envers la France. Sans doute Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de Knesebeck secrètement, mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les meneurs de Kœnigsberg, dans leur joie, n'auraient pas manqué de le publier, et le roi eût été en infraction de son alliance avec Napoléon, par conséquent dans un mauvais cas, si une nouvelle victoire d'Iéna ouvrait la campagne. Frédéric-Guillaume aurait donc voulu, outre la restitution de son argent et de ses places, obtenir l'autorisation d'envoyer un agent ostensible auprès d'Alexandre.
Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant, ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale demeure.
Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M. de Knesebeck à l'empereur Alexandre. Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher, expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à l'autre. Il n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il ne savait pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la faute de 1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas semblable à celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait pas suivi des mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois de distinguer entre le présent et un passé qui lui ressemble sous beaucoup de rapports, et de discerner dans ce présent ce que la Providence a caché de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les Français se retirer pas à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Oder, les Russes s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à grands cris, la question d'heure en heure se résoudre sans lui, et n'attendant plus de lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en fournir, il se mit à attendre toute lumière, toute détermination de l'événement lui-même. D'ailleurs son cœur de citoyen et de roi était avec ces Allemands qui poussaient mille cris, levaient mille bras pour l'indépendance de l'Allemagne, et si quelque chose le retenait encore, c'était la crainte seule d'aggraver l'esclavage de cette Allemagne qui lui était si chère.
Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la Prusse, était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi Frédéric-Guillaume. Le secret de ce cœur royal, tous les Prussiens le devinaient et le disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son roi dans les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore, il fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe, dégager à droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on délivrerait non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme un seul homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la Westphalie qui n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui ne demandait qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon l'avait précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce qui importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des liens dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient encore engagée.
Avis pour et contre une marche en avant parmi les militaires russes. Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin, Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30 mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen, beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir s'exposer ainsi au premier bond de ce lion irrésistible, contre lequel on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant.
Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20 mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la plus simple démonstration forcerait le quartier général français à rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin, il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse, on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille dans quelques semaines, que cette alliance enlevée à Napoléon, assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer la face des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière des révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition européenne.
Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours. Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à marcher en avant. Mais il ne fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui.
Mouvement des Russes sur la Vistule. Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki, Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume. Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et Miloradovitch sur Varsovie. Les gardes russes et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi. Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la Dwina, que précédaient quelques mille Cosaques, s'avançait à la tête de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière l'armée de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille hommes. À gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40 mille hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement le corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les garnisons de la Vistule.
Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de quitter Posen. Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie, n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier, n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50 mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en arrêtant le centre arrêter les ailes. Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en Gallicie. Mais le prince de Schwarzenberg, qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de se battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement dans l'intérêt des opérations futures, et les pressait de se tenir prêts à rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à Varsovie. Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant sur Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues, ses magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch, mais qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient devoir manœuvrer dans cette direction. Sur cette déclaration Reynier était parti tout de suite pour Kalisch, et y avait heureusement devancé les Russes, des mains desquels il n'avait pu se tirer qu'en livrant plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski, rassemblant en toute hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une garnison à Modlin, n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et avait été contraint de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie, où il s'était retiré avec les restes fugitifs du gouvernement polonais.
Mars 1813. Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats de la garde sous les ordres du général Roguet. Retraite du prince Eugène sur Berlin. Ne considérant pas la position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen, il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait réunir avec Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure contenance que celle à laquelle il était réduit depuis un mois. Pendant qu'il y marchait, les coureurs de l'armée russe sous les colonels Tettenborn et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen, tout près de Berlin, avaient assailli à l'improviste un régiment de cavalerie italienne du corps du général Grenier, détruit ce régiment presque en entier, et fait éclater dans Berlin une joie immodérée.
Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un peu calmé la joie de ses habitants. Le prince Eugène prend définitivement le parti de se replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg. En prenant une forte position en avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes, mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500 hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on vînt insulter sa prudence et ses aigles.
Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue retraite, commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si étranges et si prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à se reprocher depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un peu trop de circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables services. Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les maréchaux Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal Davout à Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général Reynier qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points importants de Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg avec les 10 mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource, avec les troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les divisions du corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en ligne. Il allait donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs grandes places mises en bon état de défense, et il ne pouvait plus être forcé d'abandonner cette ligne.
Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin. On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst, et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons morales, politiques, militaires, qu'il fallait se donner à la Russie. Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume pour le décider à passer du côté des Russes. On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait pas recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse de son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche n'attendait que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon ne résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens; qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore, comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce qui devait le plus influer sur ses résolutions.
Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait, puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction, et en y prodiguant jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier homme. Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28 février 1813. Il autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un traité par lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150 mille hommes, la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se proposant d'en réunir bientôt davantage), à les employer contre la France jusqu'à ce que la Prusse eût reçu une constitution plus conforme à son ancienne existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne déposer les armes qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts pour rattacher l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot que de concert, et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en particulier d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour qu'elle conclût un traité de subsides avec la Prusse.
Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas avouer ce qu'ils ont fait. Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan, ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part, M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas avouer ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était même si ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la Russie, il disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose pour la Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!—Il était sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre un parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement funeste pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen. Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes récents des armées françaises. Le roi, dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut encore moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu digne de lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques procédés récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient ces procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les Prussiens, abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu Dumas, intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de les admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient, en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui liaient la Prusse envers la France, et limitaient l'étendue de ses armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt ans de guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance, que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris par courrier extraordinaire.
Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement prochain. Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée prussienne en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait toujours manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble chagrin, fut nommé commandant en chef de cette armée. Le général Scharnhorst, qui avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé chef d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général d'York, qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à son avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le commandement des troupes dont il avait déterminé la défection. Les officiers prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient porté en Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau, Clausewitz, furent appelés, pourvus de grades, et comblés de récompenses.
Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque avec le roi de Prusse. Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein, retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle n'essuyât aucun outrage. Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture avec la France, et son alliance avec la Russie. Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M. de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec M. de Saint-Marsan un silence triste, mais tellement expressif que ce n'était presque pas du silence, le rompit en lui remettant le 17 mars la déclaration de guerre à la France, et après lui avoir prodigué toute espèce de témoignages personnels, lui laissa le choix de partir quand et comme il voudrait.
Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne. Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu, produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg, descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises, de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux, et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder, furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi auprès de la Prusse.
Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par suite de ce mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des montagnes de la Bohême à la mer). Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés à Hambourg. Les colonels Tettenborn et Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe. Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir la population. Insurrection de Hambourg. Les autorités françaises qui avaient été fort maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les commis des contributions indirectes, les agents de la police battus, pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des traitements plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la ville aux autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À l'instant les Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie générale, et reçurent les clefs de la ville pour les porter à l'empereur Alexandre. Les autorités municipales formées par les Français se démirent, et furent remplacées par l'ancien sénat. Une légion, dite légion de Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée de tous les hommes de bonne volonté disposés à s'armer pour la cause allemande. Elle fut équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui remplirent en quelques heures une forte souscription ouverte pour subvenir à cette dépense. On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils arrivèrent en effet bien vite avec des bâtiments chargés de sucre, de cafés et de cotons. C'était doubler la joie que produisait leur apparition, car à la satisfaction de voir s'éloigner une autorité étrangère détestée, se joignait celle de voir le blocus continental aboli, et les voies du commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois ne savaient pas à quel brusque retour de fortune ils s'exposaient par cette imprudente manifestation.
Situation de la Saxe. Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à l'approche des troupes russes et prussiennes.
Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste. L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les pratiques religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les grandeurs dont Napoléon l'avait accablé. Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe. Depuis les derniers événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche, c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances, il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de lui dans le temps prescrit. Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne plus l'employer activement. Son corps d'armée étant revenu sur l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait cantonné dans Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait mis à part dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de neutralité semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les directions de la politique autrichienne. Quant à sa cavalerie, composée de 1,200 cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et chasseurs excellents, dont Napoléon avait demandé impérieusement l'envoi, il l'avait positivement refusée. Pour lui inspirer le courage d'un tel refus, il lui avait fallu une peur plus grande encore que celle que lui inspirait Napoléon, et cette peur était celle des Cosaques, dont la présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux alliés des Russes. Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa cavalerie, loin des armées belligérantes. S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces Cosaques, si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au milieu de sa cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu sûr, laissant son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui voudraient les occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il suffisait de la défection de la Prusse, et de l'approche des avant-gardes russes, pour décider ce prince à exécuter un projet de fuite si longuement préparé. Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se transporte en Bavière. Malgré les représentations du ministre de France, M. de Serra, qui s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance de son départ, et le danger d'abandonner ses sujets qui allaient inévitablement se livrer aux passions régnantes, et se donner envers la France des torts dont ils seraient bientôt punis, dont lui-même souffrirait, il partit, laissant Dresde dans les mains du maréchal Davout, ses objets les plus précieux et les moins transportables dans la forteresse de Kœnigstein, marchant enfin lui-même avec son trésor, avec sa nombreuse famille, au milieu de trois mille hommes, tant cavaliers qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en Bohême, où il serait arrivé en quelques heures, sur une terre neutre, en ce moment inviolable pour toutes les puissances belligérantes. Il ne l'osa pas, et la cour d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas découvrir trop tôt la secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se rendit par Plauen et Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de Bavière, aussi embarrassé que lui. Son intention était de rester en Bavière, ou de se jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra lui avait bien adressé l'invitation de venir en France, mais une telle démarche l'eût perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire d'ailleurs au projet de médiation de l'Autriche, et il n'avait point accepté cette invitation.
Apparition des Russes devant Dresde. À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt. Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde. Il se hâta d'accourir à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il parcourut les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des moulins, des bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et arrivé au beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des deux villes, la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches, et les fit sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants, de leurs menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de ses troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le passage.
Irritation des Allemands contre ce maréchal. Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières, représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les villes et les campagnes.—Voilà, disait-on, comment les Français traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient en jetant leurs armes.—
Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse. Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour, de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon. Extrême exaltation du parti allemand. Le déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles, ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la France. Mais ce prince sentant au fond du cœur fermenter son patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un membre de la famille plus libre de ses actions.
L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des masses populaires, ni sous le joug de la Russie. L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené aujourd'hui par ses sujets, comme six ans auparavant il l'était par sa femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se faisaient faute d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière impétueuse, irréfléchie d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient sortir des mains de Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre, et en sortir en tout cas, sans s'exposer à y retomber plus durement que jamais, par suite d'une guerre follement entreprise, et sottement conduite. Ils étaient loin de regarder Napoléon comme détruit; ils s'attendaient à le voir, de même qu'en 1806, déboucher d'une manière foudroyante des défilés de la Thuringe, et punir les imprudents qui venaient s'exposer de si près à ses coups. Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France. Si du reste un tel résultat n'était pas certain, il était au moins possible, et cette seule raison suffisait à leurs yeux pour qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas s'engager surtout avant que l'armée autrichienne fût reconstituée, et même pour qu'on préférât la ressource d'une médiation, au moyen de laquelle on referait la situation de l'Allemagne sans courir le danger d'une guerre avec la France.
C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe.
Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon. Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans le rapport adressé au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le discours impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés absolues, tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des départements anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie, car c'était rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il s'en expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre ministre à Vienne. Lui parlant du discours impérial: Sages observations de ce ministre sur le discours de Napoléon au Corps législatif. J'admire fort, lui dit-il, cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve tout son génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait, et les conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment voulez-vous que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la dynastie française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous que je négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le contre-coup chez soi ...— M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir celles de l'Autriche. À cette occasion, sans nous dire la paix qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich essaya d'arracher à M. Otto le secret de celle que nous désirions nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait rien. Ne réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita pas à parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que l'Europe pût accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il ne refusait jamais d'admettre dans son argumentation.— Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto. L'Espagne, dit-il, avec des formes tour à tour insinuantes ou franchement ouvertes, ne vous sera probablement pas concédée par l'Angleterre, surtout après la dernière campagne. À nous, Allemands, cette condition nous importe peu, elle ne nous touche que du point de vue de l'Angleterre, de laquelle ni la Russie ni la Prusse ne voudront se séparer dans les négociations. C'est tout au plus si vous ferez supporter à l'Angleterre la réunion de la Hollande à la France, mais avec plus d'une victoire encore, et cette condition comme la précédente ne nous touche qu'à cause des intérêts britanniques. Mais vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre, ni à la Prusse, ni à la Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction définitive des provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi donc être si affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent des pays placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à votre défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu sympathiques à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une Allemagne indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au blocus continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques, mais aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la Prusse l'ont abandonné, vous-mêmes vous l'enfreignez tous les jours. Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...—Passant à la Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:—À quoi bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de protecteur, qui, concevable sur la tête de votre glorieux et puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce que votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être, ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez. Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix. Admirables conseils de M. de Metternich. Vous nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions; mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne soyez pas cause que les négociations se trouvent rompues avant d'être entamées!—
Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France. Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre, selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants: l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples, comme principautés de famille, la France était l'empire le plus puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée elle-même; enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on était disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur Alexandre et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des engagements avec l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la coalition les mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été secrètement conservée par le dévouement d'une puissante maison financière, qui commençait alors à s'élever en Europe, celle des frères Rothschild.
Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre, il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue. Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût conservé la liberté de son jugement.—Laissez, avait ajouté M. de Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne pourra pas la lui refuser.—
Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation. Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres, M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa médiation (ce mot était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise aux deux principales cours belligérantes, afin d'amener un rapprochement avec la France, et une paix dont tout le monde, écrivait-il, avait un pressant besoin. Envoi de M. de Wessenberg à Londres. M. de Wessenberg, après avoir pris la voie de Hambourg, où la police française s'était même montrée assez incommode à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour les gazettes allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par lord Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement, afin de ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique. Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus moyen de négocier. Lord Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe, ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables, qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich conseillait, comme base indispensable de la paix future.
Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche. À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou même médiatrice, mais alliée et belligérante.
M. de Metternich communique au cabinet français les réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter. Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet autrichien la conduite qu'il devait tenir dans une pareille situation. M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au prince de Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant rentré sur la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre à Paris, pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des explications plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait obtenues M. de Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un homme qui avait été le négociateur de son mariage, son lieutenant soumis pendant la dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui son admirateur le plus sincère, son ami le plus partial.
Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les communications de l'Autriche. Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de vérité, n'émurent guère Napoléon. Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre. En travaillant jour et nuit à réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet événement comme inévitable, dès qu'il avait vu notre quartier général se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. C'est pour ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse, il n'avait voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou politique. Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements d'opinion publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il était surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes. Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de la campagne, et il ne s'en inquiète nullement. Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population, ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont 50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à son discours, dans lequel il avait cru de bonne politique de se montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais trop tard, résigné à de grands sacrifices.
Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte pour demander de nouvelles levées. La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures, un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation française. Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes. Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre, mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600 mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en présence des dangers dont la France était menacée.
Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des volontaires prussiens. La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre genre. On avait fait appel en Allemagne à toutes les classes, mais en commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne portaient en général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les classes élevées échappaient à la conscription par le remplacement, qu'elles payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était devenue horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également aux dons volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois, voulait à leur égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis longtemps il y pensait, et l'occasion lui sembla heureusement trouvée. En Allemagne la jeune noblesse regardait comme un devoir de courir aux armes à la tête de toutes les classes de la nation: pourquoi n'en ferait-elle pas autant en France? Jadis la noblesse française n'avait laissé à personne l'honneur de la devancer sur les champs de bataille; les armes étaient sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive. Pourquoi ne serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la vérité une explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle aimait l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison ne touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible de la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de leurs châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le serait pas longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans les veines, qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas croire que la chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir. Il n'y avait qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans un corps qui flattât leur vanité par son titre, la frivolité de leur âge par la beauté de son uniforme, et puis une fois transportés à l'armée, on saurait bien les enflammer, car ce ne serait pas leur faire honneur que de les supposer moins inflammables que le reste de la nation au bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine. On aurait l'avantage de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas les laisser derrière soi, oisifs et hostiles au fond de leurs provinces, à la veille d'événements peut-être graves.
Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom, Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les moyens nécessaires, quels qu'ils fussent.
Organisation des gardes d'honneur. Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun, qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de l'Empereur et à porter un brillant uniforme. Les hommes composant ces régiments devaient avoir de leurs parents mille francs au moins de revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand ils passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai corps de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une légion brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait sous l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur, général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des cuirassiers.
Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie. Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers aristocratiques des grandes villes. On comptait sur l'amour-propre, sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à consentir à de telles désignations, et à défaut sur les moyens de contrainte, silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors largement pourvus.
Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le mécontentement de l'Autriche. Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas aussi faible. Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de l'Autriche en ce moment. De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible, au moins un embarras, car la pudeur est un joug qui a sa force. Ce n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et le mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812. En outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il se trompait. Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne pas assez la portée de ses vues. Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute, mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré, que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré, odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe, avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une seule, l'arrêtait, la crainte de rentrer en guerre avec nous, crainte que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait chaque jour atténuer.
Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée, et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait, il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ. Plan de conduite que lui suggère Napoléon. Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable déplaisir. Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la Silésie. Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe se trouverait à la merci de la France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des dépouilles serait facile à faire. L'empereur François prendrait la Silésie, la Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche, une bonne portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie, promise dans tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du grand-duché de Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on rejetterait la Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la Vieille-Prusse, on y ajouterait la principale partie du duché de Varsovie, et on en ferait une espèce de Pologne, moitié allemande, moitié polonaise, ayant pour capitales Kœnigsberg et Varsovie.
Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne. Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ. Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante. Mais quel résultat Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de Dantzig à Kœnigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie, c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à Kœnigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne, que la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse. La force d'une nation ne consiste pas seulement dans son territoire, mais dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne pouvait pas plus donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de Sobieski en lui donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs du grand Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de Prusse, c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa propre indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée, n'aurait pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de plus, et cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été qu'une esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait parfaitement, et quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des Allemands indignés le lui aurait fait invinciblement comprendre. Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche d'accueillir le plan de Napoléon. Et si on se demande comment un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait méconnaître des vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus puissant esprit, quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée pour entrer dans la pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun compte des vues des autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se créer les plus étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le monde comme il lui plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était amené à concevoir une Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec cent mille hommes de plus introduits dans ses cadres, et une bataille de plus ajoutée à sa glorieuse histoire, il composerait cette Europe comme il le voudrait. Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la Prusse, elle avait longtemps regretté la Silésie, et il en concluait qu'il n'y avait qu'à jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie, et la Silésie restituée, pour la décider! Il ne comprenait pas qu'un petit-fils de Marie-Thérèse pût résister à un tel appât, qu'un ministre profondément calculateur comme M. de Metternich pût se préoccuper des cris du patriotisme allemand. Il ne comprenait pas qu'il y a un jour où tout le monde est obligé d'être honnête et désintéressé, c'est celui où une oppression intolérable a obligé tout le monde à s'unir contre cette oppression; et malheureusement il avait amené ce jour, il l'avait amené pour notre ruine, en faisant de nous, ses premiers opprimés, les involontaires oppresseurs de l'Europe. Il n'apercevait pas d'ailleurs que, même du point de vue de l'intérêt grossier, ces projets d'Europe qu'il remaniait à chaque victoire, à chaque traité, avec son imagination et son épée, paraissaient aux yeux de tous un sable, un pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir une portion de ce sable mouvant, dont le moindre vent devait changer les fugitives ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût aimer moins de territoire dans un ordre de choses stable et naturel, que plus de territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement conçu, et plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de territoire la coalition, comme nous l'avons dit, était prête non-seulement à tout offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner.
Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans, car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si étranges propositions. Il songeait à lui dire simplement: Faites montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des coalisés, montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai pour tous, je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et pour prix de ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million de Polonais, sans préjudice de l'Illyrie!
Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu. Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais, outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à l'état de guerre avec nous. Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de Narbonne. Napoléon entrait donc en plein dans cette faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez influent, ni assez clairvoyant, s'occupa de lui trouver un successeur, et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté la tardive mais chaleureuse adhésion à l'Empire. Caractère et talents de M. de Narbonne. Patriote de 1789, ancien ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait été, grand seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et variés, doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique, élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était, devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être[10].
Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues de cette cour, puisque n'en tenant aucun compte il voulait lui inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours. Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec l'Illyrie.—M. de Narbonne partit avec ces propositions.
Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et diplomatiques, songe à partir pour l'armée. Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité. Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, car pendant ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses armements. Il regrettait surtout les chevaux que l'abandon des territoires allemands lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette perte à moins de douze à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène pour avoir trop appuyé à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui importait peu, comme on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il importait au contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions germaniques. Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume, n'employant jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait ses frères, uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il lui traça sa conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan d'opérations qui suit.
Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu. Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt, Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel, qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe, couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe, jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en effrayer, mais seulement changer de front par une conversion qui s'exécuterait la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire la gauche à Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du Hartz. Cette position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon viendrait avec 180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui donner la main, le rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille hommes, il couperait les coalisés de Berlin et de la mer, les refoulerait, les écraserait contre les montagnes de la Bohême, puis d'un second pas, il rentrerait dans Berlin, débloquerait les garnisons françaises de Stettin, Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois se retrouverait victorieux sur les bords de la Vistule!
On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet, du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour l'exécution des ordres de son maître. Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en Italie. Napoléon voulut qu'on l'y renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à tout ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires. Le maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au nombre de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des cadres revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin. Le maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de vingt-huit bataillons. Armée de réserve sur l'Elbe. Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru des compagnies des vaisseaux, des nombreuses troupes d'artillerie et du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait fourni les garnisons de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux garnisons de Dantzig et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait été pourvu avec les divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un reste de troupes bavaroises. Les cadres des premiers bataillons, devenus disponibles à deux compagnies près, étaient donc rentrés sur le Rhin, et Napoléon suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient par deux autres prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur organisation. Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir tous ces cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et Victor, pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus les troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent douze, et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe. Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces bataillons étant le long du Rhin, on les embarqua sur ce fleuve dès qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on les mit en route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait pour produire une forte impression sur ces populations révoltées. Ajoutez que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32e division militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et que le régime des commissions militaires y fut dès lors établi.
Armée de réserve sur le Rhin. À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le rapport des qualités militaires, étaient exténués, et animés d'un ressentiment qui éclatait en propos dangereux[11]. Il fallait à ces derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et un bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux cadres d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour de leur arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient avec ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve sur le Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les anciens corps.
Armée de réserve en Italie. Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement, sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution, dirigea définitivement sur Vérone les cadres revenant de Russie, et destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en passant, les trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux cadres renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre bataillons, qui allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été. Les dépôts de l'Italie étant remplis de conscrits provençaux, languedociens, savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et rendus au dépôt depuis un an, même deux, on était assuré de leur recrutement. Sur quarante-huit bataillons dont se composait l'armée proprement italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une vingtaine en Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà recrutés sur les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre cadres français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon, on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche deviendrait inquiétante.
Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait, sont le nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on allait nous opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient l'enthousiasme patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur militaire exalté au plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre fortune à conserver. Les avantages étaient donc fort balancés. Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la cavalerie. La cavalerie seule, comme nous l'avons dit, nous manquait encore. Le général Bourcier en basse Allemagne avait vu ses cantonnements bouleversés et le champ de ses remontes extrêmement restreint par l'insurrection des provinces anséatiques, toutes ses confections de harnachement interrompues par la mauvaise volonté des ouvriers allemands, et les crédits dont il était muni presque annulés dans ses mains par l'impossibilité de se procurer du numéraire même avec le papier des meilleurs négociants. Au lieu de trente mille chevaux de selle ou de trait qu'il avait espérés d'abord, à peine était-il en mesure d'en réunir la moitié. Il avait toutefois de quoi remonter 12 mille cavaliers, dont 6 mille étaient déjà à cheval, remis de leurs fatigues, et prêts à figurer dans les corps des généraux Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin pouvaient fournir un nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui allaient, sous le duc de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt suivis d'un semblable contingent. Enfin les cadres de la cavalerie d'Espagne arrivaient et devaient procurer de nouveaux moyens. On comptait toujours sur cinquante mille cavaliers pour le milieu de l'année. Mais il était possible qu'on en eût tout au plus dix mille à l'ouverture de la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette circonstance. Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et nous les gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.—Aussi avait-il tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et prescrit la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire exécuter le plus souvent[12]. Sauf le retard de la cavalerie, tout avait donc marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait trois mois au plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre avec 300 mille fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis imprudemment avancés jusqu'à la Saale.
Dispositions relatives à l'Espagne. On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre, qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du cœur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au dernier moment l'Angleterre à traiter. Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y défendre à outrance. Désarmer le continent par ses victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne si les arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage, s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester, même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire autant qu'en 1809 et en 1810.
Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées de la Péninsule. Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise, tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne, l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli, lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. Les armées d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour défendre les Castilles contre lord Wellington. Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le nord. Seulement il mettait beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'œil se concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces basques, ce qu'on appelait en un mot les bords de l'Èbre, et restituer le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé à imposer à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et les Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le plus tard et le plus efficacement possible[13].
Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général Clausel. Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir, comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280 mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les meilleurs que la France possédât à cette époque. Rappel du maréchal Soult. Il avait rappelé le maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller, les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous lui les trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal.
Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence à Marie-Louise. Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des ministres.
Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance. Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer, n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion. Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir simplement homme de guerre, car la guerre était son art de prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire. Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice. Il résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui laissant les Alpes et le Rhin pour frontière.
On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser pendant dix ans encore la minorité de son fils et l'ignorance de sa femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la finesse, le tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour composer un homme d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme, hardi, parlant haut, comme on en voit dans les pays libres, mais un maître habile dans l'art des ménagements, comme il en faut dans un pays tel que la France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut être gouvernée qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille tâche Napoléon craignait ses frères, et se défiait de leurs prétentions, de leur humeur inquiète, surtout pendant une minorité.
Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères. L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes, l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur. Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le pouvoir à l'archichancelier Cambacérès. Napoléon dit hardiment au prince Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses frères fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer à Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible, l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne. Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition, et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été. Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété. Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger du fardeau que Napoléon lui destine. Il fut épouvanté du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter par une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait que trop que les dispositions des souverains défunts, établies constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon, attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme était tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en mesure, par son âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la scène. Murat, si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance. Il n'y avait donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la régence à Joseph, dans les mains de qui elle serait peu contestée.—Toutes ces raisons ne touchèrent point Napoléon, et il parut décidé à écarter ses frères. Il ne voulait que sa femme conduite par un habile homme. L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du prince Eugène, qui jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf par un peu de nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup d'honneur dans la dernière campagne. Au nom du prince Eugène, Napoléon, ordinairement si affectueux quand il s'agissait de ce prince, s'arrêta tout à coup avec l'apparence d'une réflexion inquiète et ombrageuse.—Eugène, dit-il, est un excellent homme. Mais il est bien jeune! il faut se garder d'allumer une ambition excessive dans ce cœur si peu fait encore aux passions du monde ... Qui sait ce que le temps pourrait amener!...—
Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes, n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la possession d'un trône étranger. Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à Napoléon relativement à la régence. Les princes en effet qui régnaient hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement contraires à ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en cas de minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous les cœurs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les attributions de ce conseil. Conseil de régence. Napoléon décida qu'il serait composé des princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires (toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre attribuait la première place au prince Cambacérès, et lui assurait la principale influence sur les affaires. Napoléon se chargeait d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses instructions secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté sur toutes les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix consultative.
Présentation au Conseil d'État et au Sénat du sénatus-consulte relatif à la régence. Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte, Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix, avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense. Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...—Et il laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver s'il disparaissait de la scène du monde.
L'Impératrice officiellement investie de la régence. Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel qu'il avait été proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny. Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils.
Avril 1813. Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive, curieuse, et point dépourvue d'intelligence. Napoléon l'initie lui-même aux affaires. Pendant les jours qui suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher. Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et dit à l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit d'une jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports, et vous ferez choix de ceux qui devront être communiqués à l'Impératrice[14].—Puis il exclut encore, pour se le réserver, un genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de l'armée.—Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me renvoyer à signer tous les brevets.—Le ministre Clarke, duc de Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement, mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale, cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel il avait toute confiance.