Histoire du moyen âge 395-1270
The Project Gutenberg eBook of Histoire du moyen âge 395-1270
Title: Histoire du moyen âge 395-1270
Author: Charles Victor Langlois
Release date: April 11, 2012 [eBook #39429]
Most recently updated: May 2, 2012
Language: French
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| Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. |
CH.-V. LANGLOIS
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LECTURES HISTORIQUES
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CLASSE DE TROISIÈME
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M O Y E N Â G E
| LECTURES HISTORIQUES | |
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| Rédigées conformément aux programmes officiels, à l'usage de l'enseignement secondaire classique. | |
| Nouvelles éditions refondues et complétées | |
| 6 VOLUMES IN-16, ILLUSTRÉS DE NOMBREUSES GRAVURES cartonnage toile. | |
| Histoire ancienne (Égypte, Assyrie). CLASSE DE SIXIÈME, par M. G. Maspero, membre de l'Institut. 1 vol. | 5 fr. |
| Histoire de la Grèce (Vie privée et Vie publique des Grecs). CLASSE DE CINQUIÈME, par M. P. GUIRAUD, maître de conférences à l'École normale supérieure. 1 vol. | 5 fr. |
| Histoire romaine (Vie privée et Vie publique des Romains). CLASSE DE QUATRIÈME, par M. PAUL GUIRAUD, 1 vol. | 5 fr. |
| Histoire du Moyen Age (395-1270). CLASSE DE TROISIÈME, par M. CH.-V. LANGLOIS, chargé de cours à la Faculté des lettres de Paris. 1 vol. | 5 fr. |
| Histoire du Moyen Age et des Temps modernes. CLASSE DE SECONDE, par M. MARIÉJOL, professeur à la Faculté des lettres de Lyon. 1 vol. | 5 fr. |
| Histoire des Temps modernes. CLASSE DE RHÉTORIQUE, par M. LACOUR-GAYET, professeur au lycée Saint-Louis. 1 vol. | 5 fr. |
43371.—Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris.
CH.-V. LANGLOIS
CHARGÉ DE COURS A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
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LECTURES HISTORIQUES
RÉDIGÉES CONFORMÉMENT AUX PROGRAMMES OFFICIELS
POUR LA CLASSE DE TROISIÈME
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HISTOIRE DU MOYEN ÂGE
395-1270
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TROISIÈME ÉDITION
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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
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1901
Droits de traduction et de reproduction réservés
| TABLE DES GRAVURES |
| TABLE DES MATIÈRES |
PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION
Dans la Préface de la première édition de ces Lectures je disais que, pour qu'un pareil recueil fût tenu au courant des progrès de la science, il serait nécessaire de le reviser souvent. J'ai cru devoir, en effet, après cinq ans, le remanier d'un bout à l'autre.
I
Ce n'est pas que j'aie renoncé au système qui, en 1890, m'a paru le meilleur. Je pense toujours, pour les mêmes raisons[1], qu'il est impossible à un compilateur de Lectures historiques de rédiger lui-même tous les morceaux qu'il insère, et que, tout au moins quand il s'agit de «Lectures sur l'histoire du moyen âge», il faut préférer, comme plus clairs et plus facilement assimilables, les extraits choisis ou les résumés de livres modernes aux documents originaux[2]. Je crois encore qu'il est bon de restreindre le nombre des morceaux qui entrent dans la composition du recueil, pour ne pas avoir à restreindre, au détriment de sa valeur, l'étendue de chacun d'eux: «Quarante ou cinquante sujets traités, c'est assez pour donner, comme on dit, des clartés de tout, et pour éveiller, sinon pour satisfaire entièrement, la curiosité d'un écolier[3].»
Loin de changer d'avis, j'ai résolu au contraire de me conformer, mieux que je ne l'avais fait d'abord, à ma propre manière de voir.
I. «Le livre de lectures, disais-je en 1890, complémentaire du précis et du cours oral du professeur, doit contenir peu ou point de documents originaux.» En fait, j'avais inséré dans celui-ci, au milieu de morceaux extraits d'œuvres modernes, quelques textes intéressants, mais bruts, sans commentaires (ch. VI, § 2; ch. XI, § 4). Je les ai, cette fois, retranchés, persuadé désormais qu'il faut distinguer très nettement le livre de «Lectures historiques» de ce que l'on appelle, en allemand, le Quellenbuch, du «Recueil de documents originaux à l'usage des classes». Les Quellenbücher[4] sont des instruments d'enseignement nouveaux, très précieux s'ils sont bien faits; je citerai, comme des modèles, l'Histoire de la France racontée par les contemporains de M. B. Zeller, l'English history from contemporary writers de M. J. York Powel, la Storia d'Italia narrata da scrittori contemporanei de P. Orsi, le Quellenbuch d'Œchsli pour l'histoire de Suisse, les ouvrages de Richter, de Lehmann, pour l'histoire d'Allemagne, etc. Mais le livre de Lectures historiques est, à mon avis, tout autre chose: c'est une petite bibliothèque choisie d'historiographie moderne.
II. J'ai renoncé, d'autre part, à composer des tableaux d'ensemble avec des renseignements empruntés à plusieurs auteurs. Ce procédé, fort employé, est dangereux. Mais j'ai pris, comme précédemment, la liberté d'élaguer, çà et là, dans les textes reproduits, les preuves, les notes, les phrases surabondantes, pour plus de rapidité ou de clarté.
De ce chef et du précédent, cinq morceaux sur quarante-trois ont été éliminés. J'en ai supprimé six autres qui m'ont paru vieillis ou, pour d'autres raisons, susceptibles d'être avantageusement remplacés. On trouvera, par contre, dans cette édition, vingt-cinq morceaux nouveaux.—La plupart des médiévistes français de premier ordre, dont quelques-uns sont aussi de grands écrivains, sont représentés ici par quelque fragment de leur œuvre[5].
II
Mais ce qui différencie surtout cette seconde édition de la première, ce sont les notices bibliographiques, placées au commencement des quatorze chapitres qui correspondent aux articles du programme.
Je disais naguère: «Le livre complémentaire, en même temps qu'un choix de morceaux recommandables, doit donner le catalogue d'une bibliothèque idéale.» C'était alors une nouveauté d'introduire, dans un livre de classe, des renseignements bibliographiques, précis et abondants. Depuis, la Bibliographie est devenue à la mode; personne ne la trouve plus «ennuyeuse», parce que tout le monde sait qu'elle est utile[6]. Dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, en cours de publication depuis 1893, chaque chapitre est suivi d'une «Bibliographie» assez développée, parfois estimable, des «Documents» et des «Livres». En même temps que se répandait l'habitude des notices bibliographiques, et, tandis que le public apprenait à s'en servir, nous apprenions à les mieux faire. C'est pourquoi l'on ne sera pas surpris que la Bibliographie jointe à ces Lectures ait été entièrement récrite.
Il fallait d'abord la mettre au courant. Or telle est l'activité de la production scientifique internationale que, en cinq ans, la littérature historique est en grande partie renouvelée: des livres, qui étaient classiques, sont remplacés; des lacunes ont été comblées; tout, ou presque tout, est changé. En parcourant les notices bibliographiques de ce recueil, on ne manquera pas d'être frappé du très grand nombre des livres cités dont la date est postérieure à 1890. Cependant j'ai à peine besoin de dire que je me suis attaché à indiquer, non pas les ouvrages les plus récents, mais seulement les meilleurs.
En second lieu, j'ai introduit deux modifications dans le plan primitif des notices.
I. Chaque notice se composait, dans la première édition, de deux parties: Documents originaux, Livres de seconde main. Outre que cette dernière expression, si usitée qu'elle soit, est impropre, il m'a semblé raisonnable de simplifier, en réduisant chaque notice à une simple «liste d'ouvrages modernes». C'est dans les Quellenbücher que la bibliographie des «sources» ou des «documents originaux» a sa place marquée; je l'ai supprimée ici d'autant plus volontiers qu'elle occupait induement une notable partie de la place nécessaire pour la bibliographie des «livres».
II. «Nous n'oublierons point, disais-je il y a cinq ans, que le principal mérite d'une bibliographie historique à l'usage des lycées est d'être pratique.» J'avais primitivement l'intention de n'énumérer que les meilleurs livres, les livres les plus dignes d'être lus ou consultés[7]. Mais il faut bien signaler aussi quelques-uns de ceux qui, quoique célèbres, ne doivent plus être lus, ni consultés avec confiance. Il faut aussi prévenir le lecteur que certains «bons livres» sont des ouvrages de vulgarisation et d'autres des œuvres d'érudition, difficiles, techniques, parfois systématiques. D'où l'utilité de quelques avertissements. J'avais essayé de remplacer ces avertissements par des astérisques, conformément au procédé recommandé par plusieurs bibliographes. J'ai substitué, cette fois, à l'astérisque, décidément insuffisant, quelques remarques explicatives (encore trop sommaires à mon gré) et des classifications raisonnées.
Pratiques et à jour, je l'espère, les «Notices bibliographiques» de ce recueil ne sont pas copieuses. Tous les renseignements de luxe (livres arriérés et médiocres, utiles aux seuls érudits, etc.) en ont été, en effet, bannis[8]. Mais la plupart des grands Manuels qui y sont indiqués sont pourvus eux-mêmes d'excellentes bibliographies spéciales, critiques, avec lesquelles il serait facile, au besoin, d'amplifier les nôtres. J'indique d'ailleurs, en note[9], les instruments généraux les plus commodes qui permettraient d'établir rapidement, si c'était utile, la «bibliographie» d'un sujet spécial, c'est-à-dire de se procurer la liste (la liste pure et simple, il est vrai, sans explications) des livres et des articles qui ont été publiés sur n'importe quelle question de l'histoire du moyen âge.
Je n'ai cité nulle part l'Atlas de géographie historique récemment publié à la librairie Hachette, sous la direction de F. Schrader, ni les t. IV à VIII de la Weltgeschichte de L. v. Ranke, parce qu'il aurait fallu les citer partout[10].
CH.-V. LANGLOIS.
TABLE DES GRAVURES
| Rome dominatrice du monde | 11 |
| La culture de la vigne, d'après une fresque de l'an 300 environ | 21 |
| Un évêque | 28 |
| Chrisma ou monogramme du Christ | 30 |
| Les registres du fisc brûlés sur le Forum | 41 |
| La crypte de Jouarre. Architecture mérovingienne | 51 |
| L'empereur Anastase en costume consulaire | 76 |
| Chalon de l'anneau d'or trouvé dans le tombeau de Childéric Ier, père de Clovis | 78 |
| Costumes germaniques, d'après une miniature | 87 |
| Monnaie de Théodebert | 97 |
| L'empereur Justinien et sa cour: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne | 103 |
| L'impératrice Theodora: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne | 107 |
| Une église à coupoles. Saint-Front de Périgueux | 115 |
| L'église Saint-Martin, à Cantorbéry, fondée par saint Augustin | 135 |
| Rue et abside de Saint-Jean-et-Saint-Paul, à Rome | 141 |
| Porche extérieur de Saint-Clément | 143 |
| Façade intérieure de l'ancienne église Saint-Pierre au Vatican | 157 |
| Ancienne basilique constantinienne de Saint-Pierre | 158 |
| Couronne dite de Charlemagne, conservée au trésor impérial de Vienne | 160 |
| Dôme de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle | 167 |
| Page ornée de l'Évangéliaire de Saint-Vaast | 172 |
| Peinture de l'Évangéliaire de Charlemagne | 173 |
| L'empereur Lothaire | 177 |
| Reliure du psautier de Charles le Chauve | 179 |
| Sceau de Henri Ier | 188 |
| Un chevalier du XIe siècle, d'après la tapisserie de Bayeux | 191 |
| Un adoubement, d'après le ms. fr. 782 de la Bibl. nat. (XIIIe siècle) | 193 |
| Geoffroy Plantagenet, d'après une plaque émaillée | 195 |
| Château du Xe siècle, sur sa motte, avec enceinte en palissades de bois | 201 |
| Entrée du Forum par la Voie Sacrée | 215 |
| L'Empereur Otton III, d'après une miniature de l'Évangéliaire de Bamberg | 218 |
| San Bartolommeo in Isola, à Rome | 221 |
| Sceau de Célestin III, au type des apôtres | 227 |
| Lettre d'Eugène III. Spécimen de l'écriture employée au XIIe siècle à la Chancellerie pontificale | 235 |
| La Ziza, palais des rois normands et souabes de Sicile, près de Palerme | 240 |
| Sceau de Frédéric II | 242 |
| Monnaie de Frédéric II | 244 |
| L'église du Saint-Sépulcre, a Jérusalem | 251 |
| La porte de David à Jérusalem | 253 |
| Émaux du reliquaire de Limbourg | 258 |
| Saint Louis transportant les reliques de la Passion à la Sainte-Chapelle | 261 |
| La Sainte-Chapelle du Palais, bâtie par saint Louis pour recevoir les reliques du Bucoléon | 263 |
| Qala'at-el-Hosn (le Krak des Chevaliers) | 265 |
| Essai de restitution du château du Krak, d'après M. Rey | 269 |
| Le château du Krak. État actuel | 273 |
| Constructions latines en Terre-Sainte. Château de Tancrède, à Tibériade | 279 |
| Le château des Chevaliers Teutoniques, à Marienbourg en Prusse | 285 |
| Sceau de la ville de Compiègne | 295 |
| Sceau de la ville de Noyon (1259) | 296 |
| Sceau de la commune de Fismes | 297 |
| Sceau de la commune de Nesle (1230) | 298 |
| Plan de la bastide de Montpazier (Dordogne) | 311 |
| Sceau des métiers d'Arles | 315 |
| Monnaie de Louis VI | 325 |
| Le château de Senlis | 326 |
| Suger, d'après un vitrail de Saint-Denis | 337 |
| Carte des environs du château Gaillard | 343 |
| Plan du château Gaillard | 347 |
| Ruines du château Gaillard | 349 |
| Autre vue de ces ruines | 353 |
| Saint Louis, d'après une statuette en bois du musée de Cluny | 373 |
| Gautier Bardins, bailli et conseiller du roi au XIIIe siècle, d'après sa pierre tombale | 375 |
| Philippe le Hardi, fils de saint Louis, d'après sa pierre tombale | 378 |
| Sceau de Henri Plantagenet | 389 |
| Les tombeaux des Plantagenets à Fontevrault | 391 |
| Sceau de Jean sans Terre | 397 |
| La tour de l'Inquisition, à Carcassonne | 419 |
| Vue d'Assise | 431 |
| Le sire de Joinville, d'après un ms. du XIVe siècle | 447 |
| Charte de fondation de la Sorbonne, 1257 | 453 |
| Sceau de l'Université de Paris | 455 |
| Un jongleur, d'après une miniature | 487 |
| Nef de la cathédrale d'Amiens | 497 |
| Arc brisé et arc en plein cintre | 499 |
| Cloître de Moissac | 503 |
| Sculptures du portail de Chartres | 507 |
| Sculptures du portail d'Amiens | 509 |
| Vase d'Alpaïs | 513 |
| Pyxide en cuivre émaillé. Limoges, XIIIe siècle | 514 |
| Crosse en cuivre émaillé. Idem | 515 |
| Châsse d'Ambazac | 517 |
| Châsse de Mozac | 518 |
| Gémellions en cuivre émaillé | 520 |
| Coffret dit de saint Louis. Travail limousin | 523 |
| Chevalier d'environ 1220, d'après l'album de Villard de Honnecourt | 550 |
| Chevalier anglo-normand, d'après une pierre tombale | 552 |
| Philippe de Valois, d'après son sceau | 556 |
LECTURES HISTORIQUES
CLASSE DE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER
L'EMPIRE ROMAIN A LA FIN DU IVe SIÈCLE.
PROGRAMME.—L'empereur, les préfets, l'impôt; la cité; les grandes propriétés; les colons.
Civilisation romaine: écoles, monuments, mœurs. Exemples pris en Gaule. Comparaison de la Gaule avant la conquête et de la Gaule romaine.
Le christianisme: les évêques, les conciles.
BIBLIOGRAPHIE.
Il existe un grand nombre de bons livres sur le droit public romain en général et sur l'histoire générale de l'Empire.—Les t. I à VII du Manuel des antiquités romaines de Marquardt et Mommsen (trad. fr., par P.-F. Girard, en cours de publication) traitent du «Droit public romain».—Les Manuels plus sommaires de P. Willems (Le droit public romain, Louvain, 1888, 6e éd.) et de A. Bouché-Leclercq (Manuel des institutions romaines, Paris, 1886, in-8º) sont aussi très recommandables.—Parmi les histoires générales de l'Empire romain, celles de MM. Mommsen, Herm. Schiller et Duruy sont classiques.
L'histoire de la Gaule romaine a été récemment l'objet de travaux considérables. Ceux de M. E. Desjardins (Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, Paris, 1876-1885, 3 vol. in-8º) et de M. Fustel de Coulanges sont au premier rang. M. Fustel de Coulanges, cet historien sincère, profond, systématique, cet admirable écrivain, a laissé une Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, inachevée, dont le t. Ier, La Gaule romaine (Paris, 1891, in-8º) a été publié après la mort de l'auteur par M. C. Jullian. Cf., du même, Recherches sur quelques problèmes d'histoire, Paris, 1885, in-8º.—M. C. Jullian a publié un livre élémentaire, agréable: Gallia. Tableau sommaire de la Gaule sous la domination romaine (Paris, 1892, in-16); il y expose le gouvernement de la Gaule sous l'Empire (assemblées, régime municipal, impôts, armées), l'état social, l'art, l'enseignement, la littérature, la religion, etc.; il décrit les cités de la Narbonnaise, de la Belgique et de l'Aquitaine; il traite enfin de l'unité morale de la Gaule et du patriotisme gallo-romain.—Il n'y a plus rien à faire de l'ouvrage d'Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, Paris, 1840-1842, in-8º.
L'histoire des derniers temps du paganisme et des rapports du christianisme avec l'Empire a été traitée par quelques-uns des érudits, des philosophes et des écrivains les plus éminents du siècle présent. Il faut lire surtout, en français: A. de Broglie, L'Église et l'Empire romain au IVe siècle, Paris, 1856, 4 vol. in-8º;—E. Renan, Histoire des origines du christianisme, Paris, 1865-1882, 7 vol. in-8º, avec index;—L. Duchesne, Les origines chrétiennes, leçons d'histoire ecclésiastique, Paris, lithographie Blanc-Pascal, s. d.;—G. Boissier, La fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au IVe siècle, Paris, 1894, 2 vol. in-16, 2e éd.;—J. Réville, Les origines de l'épiscopat. Étude sur la formation du gouvernement ecclésiastique au sein de l'Église chrétienne dans l'Empire romain, Paris, 1894, in-8º;—R. Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, Paris, 1895, in-8º.—Lire en allemand: V. Schultze, Geschichte des Untergangs des griechisch-römischen Heidenthums, Iena, 1887-1892, 2 vol. in-8º;—O. Seeck, Geschichte des Untergangs der antiken Welt, Berlin, 1895, 2 vol. in-8º.—Voir, plus bas, la liste des Manuels généraux d'histoire ecclésiastique, Bibliographie du ch. XIII.
Sur l'introduction du christianisme en Gaule, consulter les travaux de MM. E. Le Blant (Manuel d'épigraphie chrétienne, d'après les marbres de la Gaule, Paris, 1869, in-12; etc.) et L. Duchesne (Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, Paris, 1894, in-8º).—Les ouvrages de MM. Chevallier (Les origines de l'église de Tours, avec une étude générale sur l'évangélisation des Gaules, Tours, 1871, in-8º) et Lecoy de la Marche (Saint Martin, Tours, 1881, in-4º) ne sont pas sûrs.
I—ROMANI, ROMANIA.
Les habitants de Rome se sont appelés de tout temps, dans leur langue, Romani. Ce mot est formé du nom Roma et du suffixe -ano, un de ceux à l'aide desquels la langue latine tirait du nom d'un pays ou d'une ville celui de ses habitants. Longtemps après la soumission de l'Italie et des autres provinces qui composèrent leur empire, les Romani se distinguèrent des peuples qui vivaient sous leur domination. Ceux-ci conservaient leur nom originaire: ils étaient Sabins, Gaulois, Hellènes, Ibères, et n'avaient pas le droit de s'appeler Romains, nom réservé à ceux qui tenaient le droit de cité de leur naissance ou qui l'avaient reçu par une faveur spéciale. Insensiblement cette distinction s'effaça, surtout après que l'édit célèbre de Caracalla eut fait des citoyens romains de tous les habitants de l'empire: In orbe Romano qui sunt, dit Ulpien, ex constitutione imperatoris Antonini cives Romani effecti sunt. Le voisinage menaçant des Barbares, qui pressaient l'empire de plusieurs côtés, rendit bientôt plus général l'emploi du mot de Romani pour désigner les habitants de l'empire par opposition aux mille peuples étrangers qui en bordaient et qui déjà commençaient à en franchir les frontières. Les écrivains du IVe et du Ve siècle parlent avec orgueil de cette nouvelle nationalité romaine, de cette fusion des races dans une seule patrie. Quis jam cognoscit, dit saint Augustin, gentes in imperio Romano quæ quid erant, quando omnes Romani facti sunt et omnes Romani dicuntur? C'est en parlant de l'empire qu'Apollinaris Sidonius écrivait: In qua unica totius orbis civitate soli Barbari et servi peregrinantur. Les poètes ne manquèrent pas de célébrer cette grande œuvre. Les vers de Rutilius Namatianus sont célèbres:
Urbem fecisti quæ prius orbis erat.
Ceux de Claudien, non moins enthousiastes, semblent insister particulièrement sur le nom, devenu commun, de Romani:
Humanumque genus communi nomine fecit.
Prudence s'écrie aussi:
Inclinare caput docuit sub legibus iisdem,
Romanosque omnes fieri, quos Rhenus et Ister,
Quos Tagus aurifluus, quos magnus inundat Iberus....
Jus fecit commune pares et nomine eodem
Nexuit et domitos fraterna in vincla redegit.
Combien ces éloges étaient exagérés, combien il s'en fallait que le genre humain tout entier fût entré dans l'orbis Romanus, c'est ce dont furent témoins les auteurs mêmes de ces vers: la cité universelle fut détruite au moment où l'on en célébrait l'achèvement, et la distinction entre Romains et Barbares, au lieu d'exprimer un rapport de supériorité du premier au second terme, prit bientôt la signification inverse.
Cette distinction, antérieure à l'établissement des Germains dans les provinces romaines de l'Occident, persista après cet établissement; elle fut la même dans tous les pays où il eut lieu. Les envahisseurs étrangers étaient désignés sous le nom générique de Barbari; ils l'acceptaient d'ailleurs eux-mêmes[11], et ne trouvaient pas mauvais que les Romains qu'ils chargeaient d'écrire leurs lois et leurs ordonnances en latin le leur attribuassent. Toutefois ce nom n'apparaît que d'une façon exceptionnelle, et d'ordinaire quand il s'agit de désigner l'ensemble des tribus germaniques. Ces tribus n'avaient point alors de nom commun par lequel elles pussent exprimer leur nationalité collective; le mot Germani, naturellement, est tout à fait inconnu à cette époque; quant au mot theodisc, diustisc (anc. fr. tiedeis, it. tedesco), il n'apparaît sous la forme latine theotiscus theudiscus qu'au IXe siècle; le mot Teuto qui paraît s'y rattacher étymologiquement ne se montre nulle part, et le dérivé Teutonicus, employé par certains écrivains latins, est un souvenir classique qui ne reposait certainement, à cette époque, sur aucune dénomination réelle. Il est permis de douter que les Allemands aient eu, à cette époque, la conscience bien nette de leur unité de race; dans les textes ils se qualifient d'habitude par le nom spécial de leur tribu, et nous voyons les Romani opposés successivement aux Franci, aux Burgundiones, aux Gothi, aux Langobardi, etc. Tout au contraire, on ne voit nulle part apparaître pour les habitants des provinces de l'empire de dénominations spéciales qui les rattachent à une nationalité antérieure à la conquête romaine. Il n'y a dans l'ensemble des lois comme des histoires de ce temps ni Galli, ni Rhæti, ni Itali, ni Iberi, ni Afri: il n'y a que des Romani en face des conquérants répandus dans toutes les provinces.
Le Romanus est donc, à l'époque des invasions et des établissements germaniques, l'habitant, parlant latin, d'une partie quelconque de l'empire. C'est ainsi que lui-même se désigne, non sans garder encore longtemps quelque fierté de ce grand nom[12]; mais ses vainqueurs ne l'appellent pas ainsi: le nom Romanus ne paraît avoir pénétré dans aucun de leurs dialectes. Le nom qu'ils lui donnent et qu'ils lui donnaient sans doute bien avant la conquête, c'est celui de walah, plus tard welch, ags. vealh, anc. nor. vali (suéd. mod. val), auquel se rattachent les dérivés walahisc, plus tard waelsch (welche) et wallon. L'emploi de ce mot et de celui de Romanus est précisément inverse: le premier n'est jamais employé que par les Barbares, le second que par les Romains[13]; l'un et l'autre ont persisté face à face, comme on le verra plus bas, bien après l'époque dont il s'agit ici, dans des pays où les deux races, germanique et latine, se trouvaient en contact intime et journalier et n'étaient pas arrivées à se fondre dans une nationalité nouvelle.
Le mot welche a en français une nuance méprisante qu'il avait à coup sûr, à cette époque, dans l'esprit des Allemands qui le prononçaient. Les conquérants avaient une haute opinion d'eux-mêmes et se regardaient comme très supérieurs aux peuples chez lesquels ils venaient s'établir. Les monuments purement germaniques manquent malheureusement pour ces époques reculées; mais quelques textes latins ont conservé le souvenir des sentiments que la race conquérante, encore plusieurs siècles après la chute de l'empire, entretenait pour les Walahen, seuls dépositaires pourtant de la civilisation occidentale. Le plus curieux de ces textes, à cause de sa naïveté, est cette phrase qui se trouve dans le célèbre glossaire roman-allemand de Cassel et qui est certainement d'un Bavarois du temps de Pépin: Stulti sunt Romani, sapienti Paioari; modica sapientia est in Romanis; plus habent stultitia quam sapientia. Ici, par une rare chance, nous avons conservé, à côté de la traduction latine, la pensée de cet excellent Peigir dans la forme même où elle a souri à son esprit: Tole sint Walha, spahe sint Peigira; luzic ist spahi in Walhum; mera hapent tolaheiti denne spahi. A la même époque, on rencontrait, sur les bords du Rhin, des Allemands comme celui que peint Wandelbert dans son récit des miracles de saint Goar: Omnes Romanæ nationis ac linguæ homines ita quodam gentilicio odio exsecrabatur ut ne videre quidem eorum aliquem æquanimiter vellet.... Tanta enim ejus animum innata ex feritate barbarica stoliditas apprehenderat ut ne in transitu quidem Romanæ linguæ vel gentis homines et ipsos quoque bonos viros ac nobiles libenter adspicere posset. Ces sentiments n'étaient pas bornés aux hommes sans culture: au Xe siècle encore, Luitprand s'indignait de la pensée qu'on pût lui faire honneur en le traitant de Romanus, et disait aux Grecs: Quos (Romanos) nos, Langobardi scilicet, Saxones, Franci, Lotharingi, Bagoarii, Sueri, Burgundiones, tanto dedignamur, ut inimico nostro commoti nil aliud contumeliarum nisi: Romane! dicamus, hoc solo nomine quidquid ignobilitatis, quidquid timiditatis, quidquid avaritiæ, quidquid luxuriæ, quidquid mendacii, imo quidquid vitiorum est comprehendentes. Comment ne pas remarquer qu'au bout de dix siècles des appréciations presque semblables sur le «wælschen Lug und Trug», sur la «wælsche Sittenlosigkeit», sur la «tiefe moralische Versunkenheit der romanischen Vœlker» se font encore entendre en allemand?
Le nom de Romani ne se maintint pas au delà des temps carolingiens. La fusion des conquérants germaniques avec les Romains, l'adoption par eux, en Espagne, en France, en Italie, de la langue des vaincus, fit disparaître de l'ancien empire d'Occident une distinction aussi générale, remplacée par les noms spéciaux des nations qui se formèrent des débris de l'empire de Charlemagne. Il y eut bientôt, non plus des Romains en opposition avec un certain nombre de tribus conquérantes, mais au contraire une nation allemande renfermée dans les limites agrandies de l'ancienne Germanie, et qui, tout en restant divisée en tribus, prit conscience d'elle-même sous le nom de Tiedesc, et fut appelée par ses voisins de noms divers, mais également collectifs,—et, à côté, des Lombards, des Français, des Provençaux, des Flamands, etc. Le nom de Romani se maintint cependant dans deux cas, où les peuples qui l'avaient partagé avec les habitants de tout l'empire ne se trouvèrent englobés dans aucune nationalité nouvelle et conservèrent, pour se distinguer des Barbares qui les entouraient, l'ancienne appellation dont ils étaient fiers. Les Allemands, fidèles de leur côté à la tradition antérieure, appelèrent ces peuples du nom de Walahen, Welches, et ce nom leur est resté jusqu'à nos jours.
Ces deux cas se présentent dans les pays où la population romane, par suite de circonstances particulières, vit dans une sorte d'île au milieu d'autres races. Tout le monde connaît maintenant l'existence de la langue si intéressante qui se parle dans le canton des Grisons, et qui se distingue de l'italien avec lequel elle est en contact au sud. Cette langue est le seul vestige qui ait persisté jusqu'à nos jours de la langue parlée autrefois par les Romani de la Rhétie. On a cru longtemps que les habitants romains de ce pays avaient tous émigré en Italie, comme le raconte Eugippius dans la vie de saint Séverin, et avaient laissé la place libre aux Barbares. Mais des documents nombreux et intéressants prouvent que longtemps après la conquête définitive du pays par les Alamans et les Bavarois, une population romaine se maintint dans le pays en groupes plus ou moins nombreux et consistants.... Il n'y a donc rien de surprenant à ce que les habitants non germanisés du pays de Coire, les seuls qui aient résisté jusqu'à nos jours aux progrès du teutonisme, aient gardé, en partie du moins, leur nom aussi bien que leur langue. Il est vrai qu'ils se nomment actuellement non pas Romaun, qui signifie chez eux «Romain», mais Romaunsch, comme leur idiome lui-même; mais cette forme dérivée s'appuie nécessairement sur l'autre plus ancienne.—De même qu'ils se sont appelés Romaunsch, les Allemands les désignent maintenant par le dérivé de Walah, à savoir Wælschen, Churwælschen.
L'autre exemple de la persistance du nom de Romani se trouve dans des contrées qui faisaient partie de l'empire d'Orient. Les peuples qui, aujourd'hui, dans les provinces danubiennes, la Hongrie et la Turquie d'Europe, parlent un idiome latin se désignent eux-mêmes par le nom de Romains (Rumën, Rumen, Romăn), que nous leur donnons aussi depuis peu (Roumains). La désignation de Valaques ne leur est appliquée que par les étrangers qui les entourent....—Comme les Romani d'Occident, ceux de l'Est reçurent des Allemands le nom de Walahen. Il est vrai qu'actuellement ils ne sont pas en contact avec les Allemands, mais on sait que ces pays furent ceux par lesquels les premières invasions germaniques se précipitèrent sur l'empire: elles y avaient d'ailleurs été précédées par une nombreuse colonisation. Là, comme partout, les Allemands appelèrent Walahen ceux qui se nommaient Romani, et ils transmirent cette désignation aux peuples divers qui les remplacèrent dans ces régions; les Grecs l'adoptèrent eux-mêmes par la suite (Βλἁχοι). L'un et l'autre nom, le premier dans la bouche des étrangers, le second dans celle des Romani, désignent jusqu'à nos jours les descendants singulièrement disséminés des anciennes populations romanisées de ces provinces. On sait qu'ils ont aussi gardé leur langue, et que, tout altérée et imprégnée d'éléments étrangers qu'elle est, elle mérite sa place parmi les dialectes modernes où vit encore la langue latine.
Le nom de Romani, on le comprend, n'a pas désigné les habitants de l'empire qui parlaient latin uniquement par opposition aux barbares germains. Ils l'ont aussi employé pour se distinguer de leurs autres voisins: seulement l'appellation correspondante de Walahen fait ici naturellement défaut. En Afrique, par exemple, les Romani que nous trouvons appelés de ce nom à l'approche des Vandales, se nommaient ainsi antérieurement par opposition aux indigènes restés étrangers à la domination ou à la langue romaine.—De même quand l'Armorique se trouva occupée par des tribus parlant celtique, les nouveaux venus, continuant sans doute l'usage qu'ils avaient déjà dans la Grande-Bretagne, appelèrent Romani leurs voisins, habitants des provinces gauloises romanisées.
Il résulte de tout ce qui vient d'être dit que les habitants de l'empire romain, quelle qu'eût été leur nationalité primitive, se désignaient, particulièrement par opposition aux étrangers et surtout aux Allemands, par le nom de Romani. Ce nom leur resta dans les différents pays où les envahisseurs s'établirent, tant qu'il subsista une distinction entre les conquérants et les vaincus. En Occident, il disparut généralement vers le IXe siècle pour faire place aux noms des nationalités diverses sorties de la dislocation de l'empire par les tribus germaniques; il se maintint toutefois plus longtemps, et subsiste encore au moins par son dérivé dans le petit pays de Coire.—En Orient, il continua à désigner les habitants romanisés des provinces du sud du Danube qui ne se fondirent pas parmi les populations illyriennes, grecques, germaniques, slaves ou mongoles, et il les désigne encore jusqu'à ce jour.—Le mot Romanus se traduisait en allemand par Walah, mais jamais les Romani n'ont pris eux-mêmes cette dénomination; elle s'est maintenue en allemand (où Romanus est inconnu) pour désigner les peuples romans pendant le moyen âge, et n'a pas encore tout à fait disparu: elle s'est particulièrement attachée aux deux peuples qui ont gardé le nom de Romani, aux Churwælschen et aux Walachen.
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Sur le nom des habitants de l'empire on fit un nom pour l'empire lui-même. Il était dans l'esprit populaire de substituer une désignation courte et concrète aux termes de imperium Romanum, orbis Romanus. On tira de Romanus le nom Romania, formé par analogie d'après Gallia, Græcia, Britannia, etc. L'avènement de ce nom indique d'une façon frappante le moment où la fusion fut complète entre les peuples si divers soumis par Rome, et où tous, se reconnaissant comme membres d'une seule nation, s'opposèrent en bloc à l'infinie variété des Barbares qui les entouraient. Ce nom était populaire et n'avait pas droit d'entrée dans le style classique; aussi l'époque où il nous apparaît pour la première fois est-elle évidemment bien postérieure à celle où il dut se former; les textes qui le donnent l'emploient uniquement par opposition au monde barbare devenu l'objet de toutes les craintes, la menace sans cesse présente à l'esprit.
Rome dominatrice du monde. (Musée du Louvre, nº 102 du
Catalogue Clarac).
La Romania avait à peine pris conscience d'elle-même qu'elle allait être ruinée, au moins dans son existence matérielle. Cette réflexion mélancolique est naturellement suggérée par le passage suivant, où se trouve le plus ancien exemple du mot. C'est au commencement du Ve siècle qu'eut lieu, dans la grotte de Bethléem où vivait saint Jérôme, l'entretien suivant, qui roulait sur le roi goth Ataulf, devenu un allié de l'empire après avoir songé à le détruire complètement: «Ego ipse, dit Paul Orose, virum quemdam Narbonnensem, illustris sub Theodosio militiæ, etiam religiosum prudentemque et gravem, apud Bethlehem oppidum Palæstinæ beatissimo Hieronymo presbytero referentem audivi se familiarissimum Ataulpho apud Narbonam fuisse, ac de eo sæpe sub testificatione didicisse quod ille, cum esset animo viribus ingenioque nimius, referre solitus esset se in primis ardenter inhiasse ut, obliterato Romano nomine, Romanum omne solum Gothorum imperium et faceret et vocaret, essetque, ut vulgariter loquar, Gothia quod Romania fuisset.»—A peu près à la même époque, nous retrouvons ce mot dans des circonstances plus tristes encore. L'autre grand docteur chrétien de ce temps, saint Augustin, assiégé dans Hippone par les Vandales, reçoit des lettres des évêques de la province qui lui demandent des conseils sur ce qu'ils doivent faire dans le péril et le désastre communs, et il leur répond sur la conduite à tenir en face de ceux que son biographe Possidius, alors enfermé avec lui, appelle illos Romaniæ eversores. Romania ne signifie pas seulement ici, comme le veulent les Bollandistes, ditio romana in Africa; il n'a plus même simplement le sens de Romanum imperium que lui donne Du Cange; il a pris une signification plus générale, celle de monde romain, de civilisation romaine opposée à la Barbaries qui va la détruire.
Par un singulier hasard, les exemples du mot Romania sont plus anciens et plus nombreux en grec qu'en latin. Quand la capitale de l'empire eut été transportée à Byzance, il n'en resta pas moins l'empire romain; Constantinople fut appelée nouvelle Rome ou simplement Rome, et la langue latine resta longtemps encore la langue officielle[14]. Les écrivains grecs paraissent avoir adopté à cette époque le nom de Romania pour désigner l'ensemble de l'empire.... Saint Athanase dit expressément: Μητοπὁλις ἡ 'Ρὡμη τἡς 'Ρωμανἱας.... Plus tard, quand l'empire d'Orient fut détruit, le nom de 'Ρωμανἱα désigna, dans les écrivains grecs, l'empire de Byzance, et reparut sous la forme Romania (avec l'accent sur l'i), Romanie, dans les écrivains occidentaux, avec ce sens spécial. C'est de là qu'il est arrivé à désigner les possessions des Grecs en Asie, puis les provinces qui forment aujourd'hui la Turquie d'Europe et la Grèce, et où il faut le reconnaître sous la forme Roumélie. Je n'ai pas à m'étendre ici sur cette histoire du mot grec 'Ρωμανἱα; il suffit de montrer qu'il provient du latin et que son usage habituel en Orient au IVe siècle prouve qu'il était populaire en Occident avant cette époque.
En Occident, le mot Romania, comme on l'a vu, fut surtout employé pour caractériser l'empire romain en face des Barbares, et plus tard pour exprimer l'ensemble de la civilisation et de la société romaine. Dans ce sens étendu, il comprend naturellement la langue, et cette idée accessoire est nettement indiquée dans les vers où Fortunat, s'adressant au Franc Charibert, lui dit:
Diversis linguis laus sonat una viro.
Romania, c'est ici l'ensemble des Romani, la société romaine, le monde romain en opposition au monde allemand ou barbare.
L'expression de Romania resta en usage jusqu'aux temps carolingiens et reprit même sans doute une nouvelle vogue quand Charlemagne eut restauré l'imperium Romanum. Dans un capitulaire de Louis le Pieux et Lothaire, on lit: «Præcipimus de his fratribus qui in nostris et Romaniæ finibus paternæ seu maternæ succedunt hereditati,» et il me paraît probable que Romania signifie ici l'étendue de l'empire plutôt que l'Italie ou cette province italienne à laquelle le nom a fini par se restreindre. Mais quand l'empire eut passé aux rois d'Allemagne, le mot Romania semble avoir désigné spécialement cette partie de leurs États qui n'était pas germanique, à savoir l'Italie.... Enfin le nom de Romania finit par ne plus désigner que la province qui porte encore ce nom de Romagne et qui répond a l'ancien exarchat de Ravenne; il lui vient, d'après les uns, de la célèbre donation faite par Pépin à l'ecclesia Romana, d'après les autres, du nom de l'empire grec, de la [Greek: Rhômania 'Ρωμανἱα], dont cette province fut la dernière possession en Occident.
En résumé, le mot Romania, fait pour embrasser sous un nom commun l'ensemble des possessions des Romains, a servi particulièrement à désigner l'empire d'Occident, quand il fut détaché de celui de Constantinople (qui, de son côté, s'attribua le nom de [Greek: Rhômania 'Ρωμανἱα]). Depuis la destruction successive de tous les restes de la domination romaine, il a exprimé l'ensemble des pays qui étaient habités par les Romani, ainsi que le groupe des hommes parlant encore la langue de Rome, et par suite la civilisation romaine elle-même. Dans ce sens, Romania est un mot bien choisi pour dire le domaine des langues et des littératures romanes.
La Romania, à ce point de vue de la civilisation et du langage, comprenait autrefois, lors de sa plus grande extension, l'empire romain jusqu'aux limites où commençait le monde hellénique et oriental, soit l'Italie actuelle, la partie de l'Allemagne située au sud du Danube, les provinces entre ce fleuve et la Grèce, et, sur la rive gauche, la Dacie; la Gaule jusqu'au Rhin, l'Angleterre jusqu'à la muraille de Septime Sévère; l'Espagne entière, moins les provinces basques, et la côte septentrionale de l'Afrique. De grands morceaux de ce vaste territoire lui ont été enlevés, surtout par les Allemands. Il est vrai que plusieurs des pays, jadis romains, où se parle maintenant l'allemand, n'ont jamais été complètement romanisés. Pour l'Angleterre, le fait est certain: quand les légions romaines se furent retirées, l'élément celtique indigène reprit bientôt la prépondérance, et les Romani qui, malgré tout, s'y trouvaient encore en grand nombre, furent absorbés sans doute autant par les Bretons que par les Saxons.—Les pays situés sur la rive gauche du Rhin qui ont été germanisés ne l'ont pas été tous à la même époque; ils doivent leur germanisation soit à la dépopulation causée par le voisinage menaçant des Barbares (provinces rhénanes, Alsace-Lorraine), soit à l'extermination des habitants romains par les envahisseurs (Flandre). Mais il est sûr, particulièrement pour l'Alsace, que l'établissement germanique avait été précédé par une romanisation à peu près complète.—Les contrées de la rive droite du Danube (Rhétie, Norique, Pannonie) avaient reçu de bonne heure des colonisations germaniques établies par les empereurs eux-mêmes; devant les invasions, une partie de la population romaine passa en Italie, le reste s'absorba plus ou moins lentement dans le peuple conquérant; un petit noyau persista dans quelques vallées des Alpes.—Dans les provinces plus orientales, l'élément indigène s'était maintenu comme en Angleterre; mais la population romaine y avait pris plus de consistance, si bien qu'au milieu des anciens habitants (Albanais) et des masses d'envahisseurs successifs (Germains, Slaves, Hongrois, Turcs), les Roumains réussirent à se maintenir, d'une part en corps de population considérable, d'autre part en petits groupes disséminés très nombreux, et parvinrent même à réoccuper la Dacie de Trajan qu'Aurélien avait fait évacuer à tous les Romani dès le IIIe siècle.—En Afrique, ce ne furent pas les Vandales qui mirent fin au romanisme; il paraît au contraire probable que, là comme en Espagne et en Gaule, les Germains finirent par se fondre avec les vaincus, et il se serait sans doute formé dans le royaume de Genséric une langue romane particulière, si l'établissement vandale n'avait pas été détruit par les Grecs, et surtout si la funeste invasion des musulmans n'avait arraché ces belles contrées au monde chrétien. Il est vraisemblable que quand les Arabes arrivèrent, il restait encore de nombreux Romains dans le pays; toutefois, l'élément indigène n'avait jamais disparu, même du temps de la domination romaine et dans le cœur des provinces qu'il entourait de tous côtés: il s'allia étroitement avec les Arabes, et les derniers vestiges du romanisme disparurent bien vite de l'Afrique.—L'Espagne, au contraire, où la fusion des Goths avec les Romains était complète, conserva son caractère, même sous la domination arabe, et parvint finalement à s'en affranchir tout à fait.—Il en fut de même en Sicile: là, le romanisme a non seulement chassé complètement l'élément arabe, mais encore fait disparaître l'élément grec qui, sans doute, y était encore assez abondant au commencement du moyen âge.—Cet élément grec s'effaça aussi du sud de l'Italie, où il s'était maintenu depuis la colonisation hellénique; dans le midi de la Gaule, il s'était absorbé de très bonne heure dans la civilisation romaine.—La Romania perdit cependant en Gaule une province qui certainement lui avait appartenu, la péninsule à laquelle les colons venus de l'autre côté de la Manche firent donner le nom de Bretagne; mais on ne peut douter que cette province, à l'époque de leur débarquement, n'ait été presque tout à fait dépeuplée.
Les pertes que la Romania a faites il y a quatorze siècles ne sont pas sans compensations. Non seulement elle a absorbé toutes les tribus germaniques qui ont pénétré dans le cœur de son territoire, mais elle a reculé de tous côtés les frontières que lui avait faites l'époque des invasions. Sur presque tous les points où elle s'est trouvée en contact avec l'élément allemand, en Flandre, en Lorraine, en Suisse, en Tyrol, en Frioul, elle a opéré un mouvement en avant qui lui a rendu une partie plus ou moins grande de son ancien territoire. En Angleterre, les Normands romanisés ont reconquis le pays pendant des siècles pour le monde roman, et leur langue n'a cédé à celle des Saxons qu'en s'y mêlant dans une proportion telle que l'étude de la langue et de la littérature anglaises est inséparable de celle des langues et des littératures romanes. J'ai déjà parlé de la suppression du grec en Italie, de la Dacie reconquise par les Roumains. Dans le nouveau monde, la Romania s'est annexé d'immenses territoires; elle commence à reprendre possession d'une partie du nord de l'Afrique. Le latin, dans ses différents dialectes populaires,—qui sont les langues romanes,—est parlé aujourd'hui par un nombre d'hommes bien plus considérable qu'au temps de la plus grande splendeur de l'empire....
G. Paris, dans la Romania, t. Ier (1872),
passim.
II—LA VILLA GALLO-ROMAINE.
On peut conjecturer avec vraisemblance que, en Gaule, avant la conquête de César, le régime dominant était celui de la grande propriété. Les Romains n'eurent à introduire dans ce pays ni le droit de propriété ni le système des grands domaines cultivés par une population servile.
Quoi qu'il en soit, nous trouvons dans la Gaule du temps de l'empire les mêmes habitudes rurales qu'en Italie. Tacite parle d'un domaine du Gaulois Cruptorix, et il l'appelle du terme de villa. Ce qui fut peut-être le plus nouveau, c'est que chaque villa prit un nom propre, suivant l'usage romain. Conformément à ce même usage, les noms des domaines furent tirés la plupart du temps de noms d'hommes. Ausone cite la villa Pauliacus et la villa Lucaniacus. Sidoine Apollinaire, dans ses lettres, a souvent l'occasion de mentionner ses propriétés ou celles de ses amis. Il en possède une qui s'appelle Avitacus. Un domaine de la famille Syagria s'appelle Taionnacus; celui de Consentius, ami de Sidoine, s'appelle ager Octavianus. Plus tard, les chartes écrites en Gaule nous montreront une série de domaines qui ont tous un nom propre; ils s'appellent, par exemple, Albiniacus, Solemniacensis, Floriacus, Bertiniacus, Latiniacus, Victoriacus, Pauliacus, Juliacus, Atiniacus, Cassiacus, Gaviniacus, Clipiacus; il y en a plusieurs centaines de cette sorte[15]. Ces noms, que nous trouvons dans des chartes du VIIe siècle, viennent certainement d'une époque antérieure. C'est sous la domination romaine que les domaines les ont reçus. Ils sont latins, et viennent, pour la plupart, de noms de famille qui sont romains. Cela ne signifie pas que des familles italiennes soient venues s'emparer du sol. Les Gaulois, en devenant Romains, avaient pris pour eux-mêmes des noms latins, et avaient appliqué leurs nouveaux noms à leurs terres. Quelques-uns avaient conservé un nom gaulois en le latinisant; aussi trouvons-nous quelques noms de domaines qui ont un radical gaulois sous une forme latine. Dans la suite, tous ces noms de propriétés sont devenus les noms de nos villages de France. On aperçoit aisément la filiation. Les propriétaires primitifs s'étaient appelés Albinus, Solemnis, Florus, Bertinus, Latinus ou Latinius, Victorius, Paulus, Julius, Atinius, Cassius, Gabinius, Clipius; et c'est pour cela que nos villages s'appellent Aubigny, Solignac, Fleury, Bertignole, Lagny, Vitry, Pouilly, Juilly, Attigny, Chancy, Gagny, Clichy.
Il est difficile de dire quelle était en Gaule l'étendue ordinaire d'un domaine rural. Il faut d'abord mettre à part la Narbonnaise, qui avait été couverte de colonies romaines et où le sol avait été distribué par petits lots. On doit mettre à part aussi quelques territoires du nord-est, voisins de la frontière et où furent fondées des colonies militaires de vétérans ou des colonies de Germains; ici encore c'est la petite ou la moyenne propriété qui fut constituée, et il n'y a pas apparence qu'elle se soit beaucoup modifiée. Il en fut autrement dans le reste de la Gaule. Ici nulle colonie, nulle constitution factice de propriété. Ou bien les domaines restèrent aux mains de l'ancienne aristocratie devenue romaine, ou bien ils passèrent aux mains d'hommes enrichis. Dans l'un et l'autre cas, on ne voit pas que la terre ait pu être beaucoup morcelée. Il est très vraisemblable qu'il y eut un certain nombre de très petites propriétés; mais ce qui prévalut, ce fut le grand domaine. La petite propriété fut répandue ça et là sur le sol gaulois, mais n'en occupa qu'une faible partie; la moyenne et la grande couvrirent presque tout.
Quelques exemples nous sont fournis par la littérature du IVe et du Ve siècle. Le poète Ausone décrit une propriété patrimoniale qu'il possède dans le pays de Bazas. Elle est à ses yeux fort petite; il l'appelle une villula, un herediolum, et il faut «toute la modestie de ses goûts» pour qu'il s'en contente. Encore voyons-nous qu'il y compte 200 arpents de terre en labour, 100 arpents de vigne, 50 de prés, et 700 de bois. Voilà donc un domaine qui est réputé petit et qui comprend 1050 arpents; or s'il est réputé petit, c'est qu'il l'est par comparaison avec beaucoup d'autres. On croirait volontiers qu'une propriété d'un millier d'arpents n'était aux yeux de ces hommes que de la petite propriété.
Les domaines que Sidoine Apollinaire décrit, sans en donner la mesure, paraissent être plus grands. Le Taionnacus comprend «des prés, des vignobles, des terres en labour». L'Octavianus renferme «des champs, des vignobles, des bois d'oliviers, une plaine, une colline». L'Avitacus «s'étend en bois et en prairies, et ses herbages nourrissent force troupeaux»... Quelques années plus tard, nous voyons la villa Sparnacus être vendue au prix de 5000 livres pesant d'argent; cette somme énorme, surtout en un temps de crise et dans les circonstances où nous voyons qu'elle fut vendue, suppose que cette terre était très vaste.
Encore faut-il se garder de l'exagération. Se figurer d'immenses latifundia serait une grande erreur. Qu'une région ou un canton entier appartienne à un seul propriétaire, c'est ce dont on ne trouve d'exemple ni en Gaule, ni en Italie, ni en Espagne. Rien de semblable n'est signalé ni par Sidoine, ni par Salvien, ni par nos chartes. Notre impression générale, à défaut d'affirmation, est que les grands domaines de l'époque romaine ne dépassent guère l'étendue qu'occupe aujourd'hui le territoire d'un village. Beaucoup n'ont que celle de nos petits hameaux. Et au-dessous de ceux-ci il existe encore un bon nombre de propriétés plus petites. Il est aussi une remarque qu'on doit faire. Nous savons par les écrivains du IVe siècle qu'il s'est formé à cette époque une classe de très riches propriétaires fonciers. C'est un des faits les plus importants et les mieux avérés de cette partie de l'histoire. Or, ces grandes fortunes, sur lesquelles nous avons quelques renseignements, ne se sont pas formées par l'extension à l'infini d'un même domaine. C'est par l'acquisition de nombreux domaines fort éloignés les uns des autres qu'elles se sont constituées. Les plus opulentes familles de cette époque ne possèdent pas un canton entier ou une province; mais elles possèdent vingt, trente, quarante domaines épars dans plusieurs provinces, quelquefois dans toutes les provinces de l'empire. Ce sont là les patrimonia sparsa per orbem dont parle Ammien Marcellin. Telle est la nature de la fortune terrienne des Anicius, des Symmaque, des Tertullus, des Gregorius en Italie; des Syagrius, des Paulinus, des Ecdicius, des Ferreolus en Gaule.
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La villa, le domaine rural, était un organisme assez complexe. Il contenait, autant que possible, des terres de toute nature, champs, vignes, prés, forêts. Il renfermait aussi des hommes de toutes les conditions sociales, esclaves sans tenure, esclaves tenanciers, affranchis, colons, hommes libres. Le travail s'y faisait par deux organes bien distincts, qui étaient, l'un le groupe servile ou familia, l'autre la série des petits tenanciers. Le terrain y était aussi divisé en deux parts, l'une qui était aux mains des tenanciers, l'autre que le propriétaire gardait dans sa main. Il faisait cultiver celle-ci, soit par le groupe servile, soit par les corvées des tenanciers, soit enfin par une combinaison de l'un et de l'autre système. Il y avait, en ce dernier cas, un groupe servile peu nombreux, auquel venaient s'ajouter les bras des tenanciers dans les moments de l'année où il fallait beaucoup de bras. Le propriétaire tirait ainsi de son domaine un double revenu, d'une part les récoltes et les fruits de la portion réservée, de l'autre les redevances et rentes des tenanciers. Son régisseur ou son intendant, procurator, actor ou villicus, administrait et surveillait les deux portions également; des tenures, il recevait les redevances; sur la part réservée, il dirigeait les travaux de tous.
Ce domaine... était couvert aussi d'autant de constructions qu'il en fallait pour la population et pour les besoins divers d'un village. On comprend qu'aucune description précise n'est possible. Nous voyons seulement qu'on y distinguait trois sortes de constructions bien différentes: 1º la demeure du propriétaire; 2º les logements des esclaves, avec tout ce qui servait aux besoins généraux de la culture; 3º les demeures des petits tenanciers.
Au sujet de ces dernières, nous savons fort peu de chose; les écrivains anciens ne les ont jamais décrites. Tantôt ces demeures étaient isolées les unes des autres, chacune d'elles étant placée sur le lot de terre que l'homme cultivait.... Tantôt elles étaient groupées entre elles et formaient un petit hameau que la langue appelait vicus. Sur les domaines les plus grands on pouvait voir, ainsi que le dit Julius Frontin, une série de ces vici qui faisaient comme une ceinture autour de la villa du maître.
Cette villa se divisait toujours en deux parties nettement séparées, que la langue distinguait par les expressions villa urbana et villa rustica. La villa urbana, dans un domaine rural, était l'ensemble des constructions que le maître réservait pour lui, pour sa famille, pour ses amis, pour toute sa domesticité personnelle. Quant à la villa rustica, elle était l'ensemble des constructions destinées au logement des esclaves cultivateurs; là se trouvaient aussi les animaux et tous les objets utiles à la culture.
Varron, Columelle et Vitruve ont décrit cette villa rustique. Elle devait contenir un nombre suffisant de petites chambres, cellæ, à l'usage des esclaves; et ces chambres devaient être, autant que possible, «ouvertes au midi». Pour les esclaves paresseux ou indociles, il y avait l'ergastulum; c'était le sous-sol. Il devait être éclairé par des fenêtres assez nombreuses «pour que l'habitation fût saine», mais assez étroites et assez élevées au-dessus du sol pour que les hommes ne pussent pas s'échapper. A quelques pas de là étaient les étables, qui, autant que possible, devaient être doubles, pour l'été et pour l'hiver.
La culture de la vigne, d'après une fresque de l'an 300
environ.
A côté des étables étaient les petites chambres des bouviers et des bergers. On trouvait ensuite les granges pour le blé et le foin, les celliers au vin, les celliers à l'huile, les greniers pour les fruits. Une cuisine occupait un bâtiment spécial; elle devait être haute de plafond et assez grande «pour servir de lieu de réunion en tout temps à la domesticité». Non loin était le bain des esclaves, qui ne s'y baignaient d'ailleurs qu'aux jours fériés. Le domaine avait naturellement son moulin, son four, son pressoir pour le vin, son pressoir pour l'huile et son colombier. Ajoutez-y, si le domaine était complet, une forge et un atelier de charronnage. Au milieu de tous ces bâtiments s'étendait une large cour; les Latins l'appelaient chors; nous la retrouverons au moyen âge avec le même nom légèrement altéré, curtis.
A quelque distance est la villa du maître. Ce propriétaire est ordinairement riche et il s'est plu à bâtir. Varron remarquait déjà, non sans chagrin, que ses contemporains «accordaient plus de soin à la villa urbaine qu'à la villa rustique». Columelle donne une description de cette villa. Elle renferme des appartements d'été et des appartements d'hiver; car le maître l'habite ou peut l'habiter en toute saison. Elle a donc double salle à manger et double série de chambres à coucher. Elle renferme de grandes salles de bain, où toute une société peut se baigner à la fois. On y trouve aussi de longues galeries, plus grandes que nos salons, où les amis peuvent se promener en causant. Pline le Jeune, qui possède une dizaine de beaux domaines, décrit deux de ces habitations. Tout ce qu'on peut imaginer de confortable et de luxueux s'y trouve réuni. Nous ne supposerons sans doute pas que toutes les maisons de campagne fussent semblables à celles de Pline; mais il en existait de plus magnifiques encore que les siennes; et, du haut en bas de l'échelle, toutes les maisons de campagne tendaient à se rapprocher du type qu'il décrit. Il imitait et on l'imitait. Le luxe des villas était, dans cette société de l'empire romain, la meilleure façon de jouir de la richesse et aussi le moyen le plus louable d'en faire parade. Comme il n'y avait plus d'élections libres, l'argent qu'on ne dépensait plus à acheter les suffrages, on le dépensait à bâtir et à orner ses maisons. Ce qui peut d'ailleurs atténuer les inconvénients d'un régime de grande propriété, c'est que le propriétaire se plaise sur son domaine et qu'il lui rende en améliorations ou en embellissements ce qu'il en retire en profits.
Si de l'Italie nous passons à la Gaule, et de l'époque de Trajan au Ve siècle, nous y trouvons encore de vastes et magnifiques villas. Sidoine Apollinaire fait un tableau assez net, malgré le vague habituel de son style, de la villa Octaviana, qui appartient à son ami Consentius. «Elle offre aux regards des murs élevés et qui ont été construits suivant toutes les règles de l'art.» Il s'y trouve «des portiques, des thermes d'une grandeur admirable». Sidoine décrit aussi la villa Avitacus. On y arrive par une large et longue avenue qui en est «le vestibule». On rencontre d'abord le balneum, c'est-à-dire un ensemble de constructions qui comprend des thermes, une piscine, un frigidarium, une salle de parfums; c'est tout un grand bâtiment. En sortant de là, on entre dans la maison. L'appartement des femmes se présente d'abord; il comprend une salle de travail où se tisse la toile. Sidoine nous conduit ensuite à travers de longs portiques soutenus par des colonnes et d'où la vue s'étend sur un beau lac. Puis vient une galerie fermée où beaucoup d'amis peuvent se promener. Elle mène à trois salles à manger. De celles-ci on passe dans une grande salle de repos, diversorium, où l'on peut, à son choix, dormir, causer, jouer. L'écrivain ne prend pas la peine de décrire les chambres à coucher, ni d'en indiquer même le nombre. Ce qu'il dit des villas de ses amis fait supposer que plusieurs étaient plus brillantes que la sienne. Ces belles demeures, qui ont un moment couvert la Gaule, n'ont pas péri sans laisser bien des traces. On en trouve des vestiges dans toutes les parties du pays, depuis la Méditerranée jusqu'au Rhin et jusqu'au fond de la presqu'île de Bretagne.
Dans la description de la villa Octaviana nous devons remarquer une chapelle. En effet, une loi de 398 signale comme «un usage» que les grands propriétaires aient une église dans leur propriété.
La langue usuelle de l'empire désignait la maison du maître par le mot prætorium. Ce terme se trouve déjà, avec cette signification, dans Suétone et dans Stace; on le rencontre plusieurs fois chez Ulpien et les jurisconsultes du Digeste; il devient surtout fréquent chez les auteurs du IVe siècle, comme Palladius et Symmaque. Or ce mot, par son radical même, indiquait l'idée de commandement, de préséance, d'autorité. Il s'était appliqué, dans un camp romain, à la tente du général; dans les provinces, au palais du gouverneur. L'histoire d'un mot marque le cours des idées. Nul doute que, dans la pensée des hommes, cette demeure du maître ne fût, à l'égard de toutes les autres constructions éparses sur le domaine, la maison qui commandait. L'appeler prætorium, c'était comme si l'on eût dit la maison seigneuriale.
Un écrivain du temps, Palladius, recommandait de la construire à mi-côte et toujours plus élevée que la villa rustica. Cette villa rustique, avec sa population, avec sa série d'étables et de granges, avec son moulin, son pressoir, ses ateliers, avec tout son nombreux personnel, était plus que ce que nous appelons une ferme: elle formait une sorte de village, qui était la propriété du maître et que remplissaient ses serviteurs. La villa rustica en bas de la colline et la villa urbana à mi-côte, c'étaient déjà le village et le château des époques suivantes.
Il est vrai que ce château du IVe siècle n'avait pas l'aspect du château du Xe. Les turres dont il est quelquefois parlé n'étaient pas des tours féodales. On n'y voyait ni fossés, ni enceinte, ni herse, ni créneaux, mais plutôt des avenues et des portiques qui invitaient à entrer. C'est que l'on vivait dans une époque de paix et qu'on se croyait en sûreté. A peine voyons-nous, vers le milieu du Ve siècle, quelques hommes comme Pontius Leontius fortifier leur villa et l'entourer d'une épaisse muraille «que le bélier ne puisse abattre». C'est alors seulement, pour résister aux pillards de l'invasion, qu'on a l'idée de transformer la villa en château fort. Jusque-là, la villa était un château, mais un château des temps paisibles et heureux, un château élégant, somptueux et ouvert.
Là ces grands propriétaires passaient la plus grande partie de leur vie, entourés de leur famille et d'un nombreux cortège d'esclaves, d'affranchis, de clients. Ces hommes, visiblement, aimaient la vie de château; on n'en saurait douter quand on a lu les lettres de Symmaque ou celles de Sidoine Apollinaire. Ils bâtissaient, ils dirigeaient la culture, ils faisaient des irrigations, ils vivaient au milieu de leurs paysans. Un Syagrius, dans son beau domaine de Taionnac, «coupait ses foins et faisait sa vendange». Un Consentius, fils et petit-fils des plus hauts dignitaires de l'empire, est représenté par Sidoine «mettant la main à la charrue», comme la vieille légende avait représenté Cincinnatus. Les amis d'Ausone, ceux de Symmaque, sont pour la plupart de grands propriétaires et ils se plaisent à la vie rurale. Des historiens modernes ont dit que la société romaine ou gallo-romaine n'aimait que la vie des villes, et que ce furent les Germains qui enseignèrent à aimer la campagne.... Tous les écrits que nous avons du IVe et du Ve siècle dépeignent au contraire l'aristocratie romaine comme une classe rurale autant qu'urbaine: elle est urbaine en ce sens qu'elle exerce les magistratures et administre les cités; elle est rurale par ses intérêts, par la plus grande partie de son existence, par ses goûts.
C'est que, dans ces belles résidences, on menait l'existence de grand seigneur. Paulin de Pella, rappelant dans ses vers le temps de sa jeunesse, décrit «la large demeure où se réunissaient toutes les délices de la vie» et où se pressait «la foule des serviteurs et des clients». C'était à la veille des invasions. «La table était élégamment servie, le mobilier brillant, l'argenterie précieuse, les écuries bien garnies, les carrosses commodes.» Les plaisirs de la vie de château étaient la causerie, la promenade à cheval ou en voiture, le jeu de paume, les dés, surtout la chasse. La chasse fut toujours un goût romain. Varron parle déjà des vastes garennes, remplies de cerfs et de chevreuils, que les propriétaires réservaient pour leurs plaisirs. Les amis auxquels écrivait Pline partageaient leur temps «entre l'étude et la chasse». Lui-même, chasseur médiocre qui emportait un livre et des tablettes, se vante pourtant d'avoir tué un jour trois sangliers. Les jurisconsultes du Digeste mentionnent, parmi les objets qui font ordinairement partie intégrante du domaine, l'équipage de chasse, les veneurs et la meute. Plus tard, Symmaque écrit à son ami Protadius et le raille sur ses chasses qui n'en finissent pas et sur «la généalogie de ses chiens». Les Gaulois aussi étaient grands chasseurs. Ils l'avaient été avant César, ils le furent encore après lui. On n'a qu'à voir les mosaïques qui, comme celle de Lillebonne, représentent des scènes de chasse. Regardez les amis de Sidoine: Ecdicius «poursuit la bête à travers les bois, passe les rivières à la nage, n'aime que chiens, chevaux et arcs». Il est vrai que le même homme tout à l'heure, à la tête de quelques cavaliers levés sur ses terres, mettra une troupe de Wisigoths en déroute. Voici un autre ami de Sidoine, Potentinus: «il excelle à trois choses, cultiver, bâtir, chasser». Vectius, grand personnage et haut fonctionnaire, «ne le cède à personne pour élever des chevaux, dresser des chiens, porter des faucons». La chasse était un des droits du propriétaire foncier sur sa terre, et il en usait volontiers. Ainsi, bien des choses que le moyen âge offrira à nos yeux sont plus vieilles que le moyen âge.
Fustel de Coulanges, L'Alleu et le domaine
rural pendant l'époque mérovingienne,
Paris, Hachette, 1889, in-8º. Passim.
III.—LE CHRISTIANISME.
PROGRÈS D'ORGANISATION.—L'EMPIRE CHRÉTIEN.
...L'organisation de l'Église se complétait avec une surprenante rapidité. Le grand danger du gnosticisme, qui était de diviser le christianisme en sectes sans nombre, est conjuré à la fin du IIe siècle. Le mot d'Église catholique éclate de toutes parts, comme le nom de ce grand corps qui va désormais traverser les siècles sans se briser. Et l'on voit bien déjà quel est le caractère de cette catholicité. Les montanistes sont tenus pour des sectaires; les marcionistes sont convaincus de fausser la doctrine apostolique; les différentes écoles gnostiques sont de plus en plus repoussées du sein de l'Église générale. Il y a donc quelque chose qui n'est ni le montanisme, ni le marcionisme, ni le gnosticisme, qui est le christianisme non sectaire, le christianisme de la majorité des évêques, résistant aux hérésies et les usant toutes, n'ayant, si l'on veut, que des caractères négatifs, mais préservé, par ces caractères négatifs, des aberrations piétistes et du dissolvant rationaliste. Le christianisme, comme tous les partis qui veulent vivre, se discipline lui-même, retranche ses propres excès.... Le juste milieu triomphe. L'aristocratie piétiste des sectes phrygiennes et l'aristocratie spéculative des gnostiques sont également déboutées de leurs prétentions....
Ce fut l'épiscopat qui, sans nulle intervention du pouvoir civil, sans nul appui des gendarmes ni des tribunaux, établit ainsi l'ordre au-dessus de la liberté dans une société fondée d'abord sur l'inspiration individuelle. Voilà pourquoi les ébionites de Syrie, qui n'ont pas l'épiscopat, n'ont pas non plus l'idée de la catholicité. Au premier coup d'œil, l'œuvre de Jésus n'était pas née viable; c'était un chaos. Fondée sur une croyance à la fin du monde, que les années en s'écoulant devaient convaincre d'erreur, la congrégation galiléenne semblait ne pouvoir que se dissoudre dans l'anarchie.... L'inspiration individuelle crée, mais détruit tout de suite ce qu'elle a créé. Après la liberté, il faut la règle. L'œuvre de Jésus put être considérée comme sauvée le jour où il fut admis que l'Église a un pouvoir direct, un pouvoir représentant celui de Jésus. L'Église dès lors domine l'individu, le chasse au besoin de son sein. Bientôt l'Église, corps instable et changeant, se personnifie dans les anciens; les pouvoirs de l'Église deviennent les pouvoirs d'un clergé dispensateur de toutes les grâces, intermédiaire entre Dieu et le fidèle. L'inspiration passe de l'individu à la communauté. L'Église est devenue tout dans le christianisme; un pas de plus, l'évêque devient tout dans l'Église. L'obéissance à l'Église, puis à l'évêque, est envisagée comme le premier des devoirs; l'innovation est la marque du faux; le schisme sera désormais pour le chrétien le pire des crimes....
La correspondance entre les Églises fut de bonne heure une habitude. Les lettres circulaires des chefs des grandes Églises, lues le dimanche à la réunion des fidèles, étaient une continuation de la littérature apostolique. L'église, comme la synagogue et la mosquée, est une chose essentiellement citadine. Le christianisme (on en peut dire autant du judaïsme et de l'islamisme) sera une religion de villes, non une religion de campagnards. Le campagnard, le paganus, sera la dernière résistance que rencontrera le christianisme. Les chrétiens campagnards, très peu nombreux, venaient à l'église de la ville voisine.
Le municipe romain devint ainsi le berceau de l'Église. Comme les campagnes et les petites villes reçurent l'Évangile des grandes villes, elles en reçurent aussi leur clergé, toujours soumis à l'évêque de la grande ville. Entre les villes, la civitas a seule une véritable église, avec un episcopus; la petite ville est dans la dépendance ecclésiastique de la grande. Cette primatie des grandes villes fut un fait capital. La grande ville une fois convertie, la petite ville et la campagne suivirent le mouvement. Le diocèse fut ainsi l'unité originelle du conglomérat chrétien.
Quant à la province ecclésiastique, impliquant la préséance des grandes Églises sur les petites, elle répondit en général à la province romaine. Le fondateur des cadres du christianisme fut Auguste. Les divisions du culte de Rome et d'Auguste furent la loi secrète qui régla tout. Les villes qui avaient un flamine ou archiereus sont celles qui, plus tard, eurent un archevêque; le flamen civitatis devint l'évêque. A partir du IIIe siècle, le flamine duumvir occupa dans sa cité le rang qui, cent ou cent cinquante ans plus tard, fut celui de l'évêque dans le diocèse. Julien essaya plus tard d'opposer les flamines aux évêques chrétiens et de faire des curés avec les augustales. C'est ainsi que la géographie ecclésiastique d'un pays est, à très peu de chose près, la géographie de ce même pays à l'époque romaine. Le tableau des évêchés et des archevêchés est celui des civitates antiques, selon leurs liens de subordination. L'empire fut comme le moule où la religion nouvelle se coagula. La charpente intérieure, les divisions hiérarchiques, furent celles de l'empire. Les anciens rôles de l'administration romaine et les registres de l'Église au moyen âge et même de nos jours ne diffèrent presque pas.
Rome était le point où s'élaborait cette grande idée de catholicité. Son Église avait une primauté incontestée. Elle la devait en partie à sa sainteté et à son excellente réputation. Tout le monde reconnaissait que cette Église avait été fondée par les apôtres Pierre et Paul, que ces deux apôtres avaient souffert le martyre à Rome, que Jean même y avait été plongé dans l'huile bouillante. On montrait les lieux sanctifiés par ces Actes apostoliques, en partie vrais, en partie faux. Tout cela entourait l'Église de Rome d'une auréole sans pareille. Les questions douteuses étaient portées à Rome pour recevoir un arbitrage, sinon une solution. On faisait ce raisonnement que, puisque Christ avait fait de Céphas la pierre angulaire de son Église, ce privilège devait s'étendre à ses successeurs. L'évêque de Rome devenait l'évêque des évêques, celui qui avertit les autres.... L'ouvrage dont fit partie le fragment connu sous le nom de Canon de Muratori, écrit à Rome vers 180, nous montre déjà Rome réglant le Canon des églises, donnant pour base à la catholicité la Passion de Pierre.... Les essais de symbole de foi commencent aussi, dans l'Église romaine, vers ce temps. Irénée réfute toutes les hérésies par la foi de cette Église, «la plus grande, la plus ancienne, la plus illustre; qui possède, par une succession continue, la vraie tradition des apôtres Pierre et Paul, à laquelle, à cause de sa primauté, propter potiorem principalitatem, doit recourir le reste de l'Église». Toute Église censée fondée par un apôtre avait un privilège; que dire de l'Église que l'on croyait avoir été fondée par les deux plus grands apôtres à la fois?
...On peut dire que l'organisation des Églises a connu cinq degrés d'avancement. D'abord, l'ecclesia primitive, où tous les membres sont également inspirés de l'Esprit.—Puis les anciens ou presbyteri prennent, dans l'ecclesia, un droit de police considérable et absorbent l'ecclesia.—Puis le président des anciens, l'episcopos, absorbe à peu près les pouvoirs des anciens et par conséquent ceux de l'ecclesia.—Puis les episcopi des différentes Églises, correspondant entre eux, forment l'Église catholique.—Entre les episcopi, il y en a un, celui de Rome, qui est évidemment destiné à un grand avenir. Le pape, l'Église de Jésus transformée en monarchie, s'aperçoivent dans un lointain obscur.... Ajoutons que cette transformation n'a pas eu, comme les autres, le caractère universel. L'Église latine seule s'y est prêtée, et même dans le sein de cette Église, la tentative de la papauté a fini par amener la révolte et la protestation.
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L'Église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuisa la société civile, la saigna, y fit le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d'héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie anti-militaire, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas des gens trop détachés de la terre. Quand l'homme se décide à n'aspirer qu'au ciel, il n'a plus de pays ici-bas.... Le christianisme améliora les mœurs du monde ancien, mais, au point de vue militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. La Cité et l'État ne s'accommoderont, plus tard, avec le christianisme qu'en faisant subir à celui-ci les plus profondes modifications.
Voilà ce que vit parfaitement Marc-Aurèle, et ce qui le rendit si peu favorable au christianisme. L'Église lui parut un État dans l'État. «Le camp de la piété», ce nouveau «système de piété fondé sur le Logos divin», n'a rien à voir avec le camp romain, lequel ne prétend nullement former des sujets pour le ciel. L'Église, en effet, s'avoue une société complète, bien supérieure à la société civile; le pasteur vaut mieux que le magistrat.... Le chrétien ne doit rien à l'empire, et l'empire lui doit tout, car c'est la présence des fidèles, disséminés dans le monde romain, qui arrête le courroux céleste et sauve l'État de sa ruine. Le chrétien ne se réjouit pas des victoires de l'empire; les désastres publics lui paraissent une confirmation des prophéties qui condamnent le monde à périr par les Barbares et par le feu....
[Cependant] des raisons anciennes et profondes voulaient, nonobstant les apparences contraires, que l'empire se fît chrétien. La doctrine chrétienne sur l'origine du pouvoir semblait faite exprès pour devenir la doctrine de l'État romain. L'autorité aime l'autorité. Des hommes aussi conservateurs que les évêques devaient avoir une terrible tentation de se réconcilier avec la force publique. Jésus avait tracé la règle. L'effigie de la monnaie était pour lui le critérium suprême de la légitimité, au delà duquel il n'y avait rien à chercher. En plein règne de Néron, saint Paul écrivait: «Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. Les puissances qui existent sont ordonnées par Dieu, en sorte que celui qui fait de l'opposition aux puissances résiste à l'ordre de Dieu.» Quelques années après, Pierre, ou celui qui écrivit en son nom l'épître connue sous le nom de Prima Petri, s'exprime d'une façon presque identique. Clément est également un sujet on ne peut plus dévoué de l'empire romain. Enfin, un des traits de saint Luc, c'est son respect pour l'autorité impériale et les précautions qu'il prend pour ne pas la blesser.
Certes, il y avait des chrétiens exaltés qui partageaient entièrement les colères juives et ne rêvaient que la destruction de la ville idolâtre, identifiée par eux avec Babylone. Tels étaient les auteurs d'apocalypses et les auteurs d'écrits sibyllins. Pour eux, Christ et César étaient deux termes inconciliables. Mais les fidèles des grandes Églises avaient de tout autres idées. En 70, l'Église de Jérusalem, avec un sentiment plus chrétien que patriotique, abandonna la ville révolutionnaire et alla chercher la paix au delà du Jourdain. Saint Justin, dans ses Apologies, ne combat jamais le principe de l'empire; il veut que l'empire examine la doctrine chrétienne, l'approuve, la contresigne en quelque sorte et condamne ceux qui la calomnient. On vit le premier docteur du temps de Marc-Aurèle, Méliton, évêque de Sardes, faire des offres de service bien plus caractérisées encore, et présenter le christianisme comme la base d'un empire héréditaire et de droit divin.... Tous les apologistes flattent l'idée favorite des empereurs, celle de l'hérédité en ligne directe, et les assurent que l'effet des prières chrétiennes sera que leur fils règne après eux....
La haine entre le christianisme et l'empire était la haine de gens qui doivent s'aimer un jour. Sous les Sévères, le langage de l'Église reste ce qu'il fut sous les Antonins, plaintif et tendre. Les apologistes affichent une espèce de légitimisme, la prétention que l'Église a toujours salué tout d'abord l'empereur. Le principe de saint Paul portait ses fruits: «Toute puissance vient de Dieu; celui qui tient l'épée la tient de Dieu pour le bien.»
Cette attitude correcte à l'égard du pouvoir tenait à des nécessités extérieures tout autant qu'aux principes mêmes que l'Église avait reçus de ses fondateurs. L'Église était déjà une grande association; elle était essentiellement conservatrice; elle avait besoin d'ordre et de garanties légales. Cela se vit admirablement dans le fait de Paul de Samosate, évêque d'Antioche sous Aurélien. L'évêque d'Antioche pouvait déjà passer, à cette époque, pour un haut personnage; les biens de l'Église étaient dans sa main; une foule de gens vivaient de ses faveurs. Paul était un homme brillant, peu mystique, mondain, un grand seigneur profane, cherchant à rendre le christianisme acceptable aux gens du monde et à l'autorité. Les piétistes, comme on devait s'y attendre, le trouvèrent hérétique et le firent destituer. Paul résista et refusa d'abandonner la maison épiscopale. Voilà par où sont prises les sectes les plus altières: elles possèdent; or qui peut régler une question de propriété ou de jouissance, si ce n'est l'autorité civile? La question fut déférée à l'empereur, qui était pour le moment à Antioche, et l'on vit ce spectacle original d'un souverain infidèle et persécuteur chargé de décider qui était le véritable évêque. Aurélien... se fit apporter la correspondance des deux évêques, nota celui qui était en relations avec Rome et l'Italie, et conclut que celui-là était l'évêque d'Antioche.
.... Un fait devenait évident, c'est que le christianisme ne pouvait plus vivre sans l'empire et que l'empire, d'un autre côté, n'avait rien de mieux à faire que d'adopter le christianisme comme sa religion. Le monde voulait une religion de congrégations, d'églises ou de synagogues, de chapelles, une religion où l'essence du culte fût la réunion, l'association, la fraternité. Le christianisme remplissait toutes ces conditions. Son culte admirable, sa morale pure, son clergé savamment organisé, lui assuraient l'avenir.
Plusieurs fois, au IIIe siècle, cette nécessité historique faillit se réaliser. Cela se vit surtout au temps des empereurs syriens, que leur qualité d'étrangers et la bassesse de leur origine mettaient à l'abri des préjugés, et qui, malgré leurs vices, inaugurent une largeur d'idées et une tolérance inconnues jusque-là. La même chose se revit sous Philippe l'Arabe, en Orient sous Zénobie, et, en général, sous les empereurs que leur origine mettait en dehors du patriotisme romain.
La lutte redoubla de rage quand les grands réformateurs, Dioclétien et Maximien, crurent pouvoir donner à l'empire une nouvelle vie. L'Église triompha par ses martyrs; l'orgueil romain plia; Constantin vit la force intérieure de l'Église, les populations de l'Asie Mineure, de la Syrie, de la Thrace, de la Macédoine, en un mot de la partie orientale de l'empire déjà plus qu'à demi chrétiennes. Sa mère, qui avait été servante d'auberge à Nicomédie, fit miroiter à ses yeux un empire d'Orient ayant son centre vers Nicée et dont le nerf serait la faveur des évêques et de ces multitudes de pauvres matriculées à l'église, qui, dans les grandes villes, faisaient l'opinion. Constantin inaugura ce qu'on appelle «la paix de l'Église», et ce qui fut en réalité la domination de l'Église....
La réaction de Julien fut un caprice sans portée. Après la lutte vint l'union intime et l'amour. Théodose inaugura l'empire chrétien, c'est-à-dire la chose que l'Église, dans sa longue vie, a le plus aimée, un empire théocratique, dont l'Église est le cadre essentiel, et qui, même après avoir été détruit par les Barbares, reste le rêve éternel de la conscience chrétienne, au moins dans les pays romans. Plusieurs crurent, en effet, qu'avec Théodose le but du christianisme était atteint. L'empire et le christianisme s'identifièrent à un tel point l'un avec l'autre que beaucoup de docteurs conçurent la fin de l'empire comme la fin du monde, et appliquèrent à cet événement les images apocalyptiques de la catastrophe suprême. L'Église orientale, qui ne fut pas gênée dans son développement par les Barbares, ne se détacha jamais de cet idéal; Constantin et Théodose restent les deux pôles; elle y tient encore, du moins en Russie.... Quant à l'empire chrétien d'Occident, s'il périt bientôt, il ne fut détruit qu'en apparence...; ses secrets se perpétuèrent dans le haut clergé romain.... Un saint empire, avec un Théodose barbare, tenant l'épée pour protéger l'Église du Christ, voilà l'idéal de la papauté latine au moyen âge....
E. Renan, Marc-Aurèle, Paris, Calmann-Lévy,
1882, in-8º. Passim.
IV.—LA SOCIÉTÉ ROMAINE
D'APRÈS AMMIEN MARCELLIN, SAINT JÉRÔME ET SYMMAQUE.
On s'est souvent demandé ce qu'il fallait penser de la moralité publique au IVe siècle, surtout dans les hautes classes de l'empire. En général on est tenté de la juger sévèrement. Quand nous songeons que cette société était à son déclin, et qu'elle n'avait plus que quelques années à vivre, nous sommes tentés d'expliquer ses malheurs par ses fautes et de croire qu'elle avait mérité le sort qu'elle allait subir. C'est ce qui fait que nous ajoutons foi si facilement à ceux qui nous disent du mal d'elle. Il y a surtout deux contemporains, Ammien Marcellin et saint Jérôme, qui ont pris plaisir à la maltraiter; et, comme ils appartiennent à deux partis contraires, il nous paraît naturel de penser que, puisqu'ils s'accordent, ils ont dit la vérité. J'avoue pourtant que leur témoignage m'est suspect. Ammien a consacré aux sénateurs de Rome deux longs chapitres de son histoire; mais ces chapitres ont, dans son œuvre, un caractère particulier: on s'aperçoit, lorsqu'on les lit avec soin, qu'il a voulu composer des morceaux à effet, dont le lecteur fût frappé, et que, dans ces passages, qui ne ressemblent pas tout à fait au reste, il est plus satirique et rhéteur qu'historien.... Que nous dit-il d'ailleurs que nous ne sachions d'avance? Il nous apprend, ce qui ne nous étonne guère, qu'il y a dans ce grand monde beaucoup de très petits esprits: des sots qui se croient des grands hommes parce que leurs flatteurs leur ont élevé des statues; des vaniteux, qui se promènent sur des chars magnifiques, avec des vêtements de soie dont le vent agite les mille couleurs; des glorieux, qui parlent sans cesse de leur fortune; des efféminés, que la moindre chaleur accable, «qui, lorsqu'une mouche se pose sur leur robe d'or ou qu'un petit rayon de soleil se glisse par quelque fissure de leur parasol, se désolent de n'être pas nés dans le Bosphore Cimmérien»; des athées, qui ne sortent de chez eux qu'après avoir consulté leurs astrologues; des prodigues, caressants et bas quand ils veulent emprunter de l'argent, insolents lorsqu'il faut le rendre, et d'autres personnages de cette sorte, qui se retrouvent partout. A côté de ces travers, qui nous paraissent en somme assez légers, il signale des vices plus graves. Quelques-uns d'entre eux appartiennent plus particulièrement à la race romaine, et les moralistes des siècles passés les ont déjà révélés; d'autres sont de tous les pays et de tous les temps, et puisque malheureusement aucune société humaine n'y échappe, il est naturel qu'on les rencontre aussi chez les gens du IVe siècle. Mais ce qui lui semble plus odieux que tout le reste, ce qui excite le plus souvent sa mauvaise humeur, c'est que les grands seigneurs romains manquent d'égards pour les lettrés et les sages. Ils réservent leurs faveurs à ceux qui les flattent bassement ou qui les amusent; quant aux gens honnêtes et savants, on les tient pour ennuyeux et inutiles, et le maître d'hôtel les fait mettre sans façon à la porte de la salle à manger. Ces plaintes, nous les connaissons, elles ne sont pas nouvelles pour nous. Une des raisons sérieuses qu'a Juvénal de gronder son époque, c'est que le client romain, «qui a vu le jour sur l'Aventin et qui a été nourri dès son enfance de l'olive sabine», n'a pas d'aussi bonnes places que le parasite grec à la table du maître, qu'on ne lui sert pas les mêmes plats et qu'il n'y boit pas le même vin. Ammien sans doute a dû souffrir quelque humiliation de ce genre. Il est probable que, quand il revint de l'armée, où il s'était bien battu, et au moment où il commençait d'écrire l'histoire de ses campagnes, il ne fut pas reçu de tout le monde comme il croyait devoir l'être. Il en conclut naturellement qu'une société qui ne lui faisait pas toujours sa place ne tenait aucun compte du mérite. «Aujourd'hui, dit-il, le musicien a chassé de partout le philosophe; l'orateur est remplacé par celui qui enseigne leur métier aux histrions; les bibliothèques sont fermées et ressemblent à des sépulcres.» Il est difficile de croire que ces paroles sévères s'appliquent à des gens comme Symmaque et ses amis, qui aimaient tant les livres et tenaient les lettrés en si grand honneur. Mais Ammien semble reconnaître ailleurs qu'il ne faut pas donner trop d'importance à ses reproches et les faire tomber sur tout le monde; il nous dit, en commençant ses violentes invectives, que Rome est toujours grande et glorieuse, mais que son éclat est compromis par la légèreté criminelle de quelques personnes (levitate paucorum incondita) qui ne songent pas assez de quelle ville ils ont l'honneur d'être citoyens. Ainsi, de son aveu même, les coupables ne sont que l'exception.
Les colères de saint Jérôme ne m'inspirent pas plus de confiance que les épigrammes d'Ammien. C'était un saint fort emporté; ses meilleurs amis, comme Rufin et saint Augustin, en ont fait l'épreuve. Les gens de ce tempérament vont tout d'un coup d'un extrême à l'autre, et d'ordinaire ils détestent le plus ce qu'ils ont le mieux aimé. C'est précisément ce qui a rendu saint Jérôme si dur pour la société romaine: il en avait été trop charmé et n'a jamais pu lui pardonner l'attrait qu'elle avait eu pour lui. Les jouissances délicates de sa vanité littéraire, ses entretiens fréquents avec des femmes d'esprit, le plaisir qu'elles trouvaient à l'entendre, les applaudissements qu'elles donnaient à ses ouvrages, tout cela faisait partie de ces «délices de Rome», dont le souvenir poignant le suivait au désert et troublait sa pénitence. Il leur a fait payer par ses invectives la peine qu'il éprouvait à s'en détacher. Rome est pour lui une autre Babylone, «la courtisane aux habits de pourpre». Il lui reproche en général toute sorte de débordements; mais il est remarquable que, lorsqu'il en vient à des accusations précises, il ne trouve guère à reprendre chez elle que les futilités de la vie mondaine. A quoi passe-t-on le temps dans la grande ville? A voir et à être vu, à recevoir des visites et à en faire, à louer les gens et à en médire. «La conversation commence, on n'en finit plus de bavarder. On déchire les absents, on raconte des histoires du prochain, on mord les autres et, à son tour, on en est mordu.» Ce tableau est agréable; mais que prouve-t-il, sinon que la société de tous les temps se ressemble? Remarquons que saint Jérôme attaque ici tout le monde, sans distinction de culte. On a voulu se servir de son témoignage pour établir que la société païenne était de beaucoup la plus corrompue: c'est un tort, il est encore plus dur pour les chrétiens que pour elle. Il nous fait voir que les vices de la vieille société avaient passé dans la nouvelle, sans presque changer de forme, qu'on ne pouvait pas toujours distinguer la vierge et la veuve qui avaient reçu les enseignements de l'Église de celles qui étaient restées fidèles à l'ancien culte, qu'il y avait des clercs petits-maîtres, des moines coureurs d'héritages, et surtout des prêtres parasites qui allaient tous les jours saluer les belles dames: «Il se lève en toute hâte, dès que le soleil commence à se montrer, règle l'ordre de ses visites, choisit les chemins les plus courts, et saisit presque encore au lit les dames qu'il va voir. Aperçoit-il un coussin, une nappe élégante ou quelque objet de ce genre, il le loue, il le tâte, il l'admire, il se plaint de n'avoir chez lui rien d'aussi bon, et fait si bien qu'on le lui donne. Où que vous alliez, c'est toujours la première personne que vous rencontrez; il sait toutes les nouvelles; il court les raconter avant tout le monde; au besoin il les invente, ou, dans tous les cas, il les embellit à chaque fois d'incidents nouveaux.» N'est-ce pas là comme une première apparition de l'abbé du XVIIIe siècle?
Il y a donc des raisons de ne croire qu'à moitié saint Jérôme et Ammien; et même quand on les croirait tout à fait, leur témoignage semble moins accablant pour leur siècle qu'on ne l'a prétendu. Dans tous les cas, les lettres de Symmaque[16] en donnent une meilleure opinion, et je m'y fie d'autant plus volontiers qu'il n'a pas prétendu juger son temps et faire un traité de morale, ce qui amène toujours à prendre une certaine attitude. Il dit naïvement ce qu'il pense, se montre à nous comme il est et dépeint les gens sans le savoir. Ses lettres sont d'un honnête homme, qui donne à tout le monde les meilleurs conseils. A ceux qui gouvernent des provinces épuisées par le fisc et la guerre, il prêche l'humanité; il recommande aux riches la bienfaisance, en des termes qui rappellent la charité chrétienne. Quelquefois il entre résolument dans la vie privée de ses amis; par exemple, il ose demander à l'un d'eux de renoncer aux profits d'un héritage injuste. Quant à lui, il est partout occupé à faire du bien; il vient en aide à ses amis malheureux, prend soin de leurs affaires, implore pour eux le secours des hommes puissants, marie leurs filles, et, après leur mort, redouble de soins en faveur des enfants qu'ils laissent sans protection et souvent sans fortune. Sa correspondance ne le fait pas seul connaître; elle permet quelquefois de juger ceux avec lesquels il était en relation. Ses enfants forment des ménages unis, ses amis, pour la plupart, lui ressemblent, et lorsqu'on a fini de lire ses lettres, il semble qu'on vient de traverser une société d'honnêtes gens. Je sais bien qu'il est porté à juger avec un peu trop d'indulgence; il prête volontiers aux autres ses qualités et n'aperçoit pas le mal qu'il ne serait pas capable de commettre; mais, malgré ce défaut, il est impossible de ne pas tenir grand compte de son témoignage. L'impression qui reste de ce grand monde de Rome, tel qu'on l'entrevoit dans ses lettres, lui est, en somme, favorable et rappelle la société de Trajan et des Antonins telle que nous la montrent les lettres de Pline.
Voici encore un renseignement que nous devons à la correspondance de Symmaque, et qui contrarie un peu l'opinion que nous nous faisons de cette époque. Il nous semble que les gens de cette génération, qui fut la dernière de l'empire, devaient avoir quelque sentiment des périls qui les menaçaient, et qu'il est impossible qu'en prêtant un peu l'oreille on n'entendit pas les craquements de cette machine qui était si près de se détraquer. Les lettres de Symmaque nous montrent que nous nous trompons. Nous y voyons que les gens les plus distingués, les hommes d'État, les politiques, ne se doutaient guère que la fin approchât. A la veille de la catastrophe, tout allait comme à l'ordinaire, on achetait, on vendait, on réparait les monuments et l'on bâtissait des maisons pour l'éternité. Symmaque est un Romain des anciens temps, qui croit que l'empire est éternel et ne se figure pas que le monde puisse continuer d'exister sans lui. Malgré les avertissements qu'on a reçus, son optimisme est imperturbable. Il aurait certes bien des raisons d'être un mécontent: le sénat, dont il est si fier d'être membre, n'est presque plus rien, et l'on persécute le culte qu'il professe. Cependant il ne cesse pas de louer ses maîtres et il est satisfait de son temps. C'était une de ces âmes candides qui regardent comme des vérités incontestables que la civilisation a toujours raison de la barbarie, que les peuples les plus instruits sont inévitablement les plus honnêtes et les plus forts, que les lettres fleurissent toutes les fois qu'elles sont encouragées, etc. Or il voit précisément que les écoles n'ont jamais été plus nombreuses, l'instruction plus répandue, la science plus honorée, que les lettres mènent à tout, que le mérite personnel ouvre toutes les carrières; aussi s'écrie-t-il, dans son enthousiasme: «Nous vivons vraiment dans un siècle ami de la vertu, où les gens de talent ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils n'obtiennent pas les situations dont ils sont dignes». Et il ne lui semble pas possible qu'une société si éclairée, qui apprécie tant les lettres et fait une si grande place à l'instruction, soit emportée en un jour par des barbares!
Les registres du fisc brûlés sur le Forum (bas-relief de
la Tribune aux Harangues).
Sur l'ordre de l'empereur, les scribes apportent, pour en faire un
bûcher, les registres où sont inscrits les noms des citoyens en retard
sur le fisc. Dans le fond, la façade du temple de Vespasien, puis une
arcade du Tabularium, le temple de Saturne, les arceaux découronnés de
la basilique Julia.
Il lui arrive pourtant de voir et de noter au passage quelques incidents fâcheux, par lesquels se révélait le mal dont souffrait l'empire, et qui auraient dû lui donner à réfléchir. Par exemple, il raconte à quelqu'un qui l'attend qu'il ne peut pas sortir de Rome parce que la campagne est infestée de brigands: c'en est donc fait de la paix romaine, si vantée dans les inscriptions et les médailles, puisque, aux portes mêmes de la capitale, on n'est plus en sûreté! Une autre fois il se plaint que l'empereur, qui manque de soldats, demande aux gens riches leurs esclaves pour les enrôler, et cette mesure ne lui révèle pas à quelles extrémités l'empire est réduit! Mais ce qui est plus significatif encore, ce qui indique plus clairement un profond désordre et annonce la ruine prochaine, c'est le triste état de la fortune publique. Les preuves en sont partout chez Symmaque. Il nous fait voir que le fisc a tout épuisé, que les riches sont à bout de ressources, que les fermiers n'ont plus d'argent pour payer les propriétaires, et que la terre, qui était une source de revenus, n'est plus qu'une occasion de dépense. Ce sont là des symptômes graves; et pourtant Symmaque, qui les voit, qui les signale, n'en paraît pas alarmé. C'est que le mal était ancien, qu'il avait augmenté peu à peu, et que, depuis le temps qu'on en souffrait, on s'y était accoutumé. Comme Rome persistait à vivre, malgré les raisons qu'elle avait de mourir, on avait fini par croire qu'elle vivrait toujours. Jusqu'au dernier moment on s'est fait cette illusion, et la catastrophe finale, quoiqu'on dût s'y attendre, fut une surprise. C'est ce que les lettres de Symmaque mettent en pleine lumière; elles nous montrent à quel point des politiques nourris des leçons de l'histoire, et qui connaissaient à fond les temps anciens, peuvent se tromper sur l'époque où ils vivent; elles nous font assister au spectacle, plein de graves enseignements, d'une société fière de sa civilisation, glorieuse de son passé, occupée de l'avenir, qui pas à pas s'avance jusqu'au bord de l'abîme, sans s'apercevoir qu'elle y va tomber.
G. Boissier, La fin du paganisme, t. II, Paris,
Hachette, 1894, in-16.
BIBLIOGRAPHIE.—T. Hodgkin, Italy and her invaders, t. I1 et II2 [Sur les invasions visigothiques, hunniques et vandales en Italie], t. III et IV [Sur l'invasion ostrogothique et la restauration de l'Empire], t. V et VI [Sur les Lombards, jusqu'en 744], Oxford, 1892-1895, in-8º.—Cf. C. Cipolla, Per la storia d'Italia e de' suoi conquistatori nel medio evo piu antico, Bologna, 1895, in-16.
CHAPITRE II
LES BARBARES.
PROGRAMME.—Les invasions germaniques: Alaric. Simple énumération des États fondés par les Germains.—Les Huns et Attila.—Les Goths et Théodoric.
Les Francs: Clovis. Conquête de la Gaule et d'une partie de la Germanie.
Mœurs de l'époque mérovingienne. Loi salique. Les rois, les grands, les évêques; Grégoire de Tours. Les régions franques: Neustrie, Austrasie, Bourgogne, Aquitaine.
BIBLIOGRAPHIE.
Comme il est naturel, c'est en Allemagne que les origines et les invasions germaniques ont été étudiées avec le plus de soin. Nous n'avons guère en français que des livres vieillis: ceux d'Ozanam (Études germaniques, 1845);—d'Am. Thierry (Récits de l'histoire romaine au Ve siècle, 1860);—de E. Littré (Études sur les barbares et le moyen âge, Paris, 1867, in-8º);—de A. Geffroy (Rome et les barbares, Paris, 1874, in-8º).—Le t. II de l'Histoire des institutions de M. Fustel de Coulanges est intitulé: L'invasion germanique et la fin de l'Empire (Paris, 1891, in-8º).—Voir aussi J. Zeller, Entretiens sur l'histoire du moyen âge, 1re partie [jusqu'en 814], Paris, 1884, 2 vol. in-12, 3e éd.—Le livre, très populaire en Angleterre, de Ch. Kingsley, The Roman and the Teuton (London, 1879, in-8º), est déclamatoire.—On lira de préférence: E. v. Witersheim, Geschichte der Völkerwanderung, Leipzig, 1880-1881, 2 vol. in-8º, 2e éd., revue par F. Dahn;—F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Völker, Berlin, 1880-1889, 4 vol. in-8º;—le même, Die Könige der Germanen, Würzburg et Leipzig, 1861-1894, 7 vol. in-8º;—W. Arnold, Ansiedelungen und Wanderungen deutscher Stämme, Marburg, 1881, in-8º, 2e éd.—Citons encore, en seconde ligne, les histoires générales de G. Kaufmann (Deutsche Geschichte bis auf Karl den Grossen, Leipzig. 1880-1881, 2 vol. in-8º) et de O. Gutsche et W. Schultze (Deutsche Geschichte von der Urzeit bis zu den Karolingern, Stuttgart, 1887 et s.).—Sur les établissements goths en Italie: T. Hodgkin. Italy and her invaders, London, 1892, 3 vol. in-8º, 2e éd.—Sur Attila et les Huns, E. Drouin, art. Huns, dans la Grande Encyclopédie, XX (1894), p. 405.
L'histoire générale des royaumes francs intéresse à la fois la France, l'Allemagne et la Belgique.—L'ouvrage d'Aug. Thierry (Récits des temps mérovingiens, Paris, 1840, 2 vol. in-8º) a eu beaucoup de succès; il est fait de morceaux de Grégoire de Tours habilement arrangés.—Tous les faits connus ont été recueillis et discutés avec soin par G. Richter, Annalen des fränkischen Reichs im Zeitalter der Merovinger, Halle, 1873, in-8º.—Voyez aussi F. Dahn, Die Könige der Germanen (précité), t. VII, Die Franken unter den Merovingern, Leipzig, 1894, in-8º;—W. Junghans, Histoire critique des règnes de Childerich et de Chlodovech, Paris, 1879, in-8º, tr. de l'all.;—G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, Paris-Bruxelles, 1893, in-8º.—On peut recommander d'avance un livre de vulgarisation que M. M. Prou publiera en 1896 dans la «Bibliothèque d'histoire illustrée», sous ce titre: La Gaule mérovingienne.
Les institutions franques sous les Mérovingiens ont été étudiées avec talent par J.-M. Lehuërou, dont l'Histoire des institutions mérovingiennes et du gouvernement mérovingien (Paris, 1842, in-8º) a vieilli. Très érudits, mais difficiles à lire, sont les livres de J. Tardif (Études sur les institutions politiques et administratives de la France, période mérovingienne, Paris, 1882, in-8º) et de G. Waitz (Deutsche Verfassungsgeschichte, t. II, Kiel, 1882, in-8º).—Les trois vol. de l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France de M. Fustel de Coulanges qui sont consacrés à l'époque mérovingienne (La monarchie franque, 1888; L'alleu et le domaine rural, 1889; Les origines du système féodal, 1890) ne sont pas les meilleurs de ce grand ouvrage.—Comparez L. Vanderkindere, Introduction à l'histoire des institutions de la Belgique au moyen âge, Bruxelles, 1890, in-8º.—Résumé consciencieux, très bien informé, dans P. Viollet, Histoire des institutions politiques et administratives de la France, t. Ier, Paris, 1890, in-8º.—Sur l'église franque, voir l'admirable Kirchengeschichte Deutschlands de A. Hauck (t. Ier, bis zum Tode des Bonifacius, Leipzig, 1887, in-8º).—Pour l'histoire de la civilisation et du droit à l'époque mérovingienne, v. la Bibliographie des ch. VI et XIV.
La principale source de l'histoire des Francs mérovingiens est la chronique de Grégoire de Tours. Voir, sur Grégoire de Tours: G. Monod, Études critiques sur les sources de l'histoire mérovingienne, Paris, 1872, in-8º;—M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, Paris, 1890, in-8º (Première partie).
L'histoire locale des régions franques: Neustrie, Austrasie, Bourgogne, Aquitaine, etc., n'est pas achevée. On consultera avec profit: A. Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, Paris, 1878, in-4º;—A. Loth, L'émigration bretonne en Armorique du Ve au VIIe siècle de notre ère, Paris, 1884, in-8º;—A. Jahn, Die Geschichte der Burgundionen und Burgundiens bis zum Ende der Isten Dynastie, Halle, 1874, 2 vol. in-8º;—Ch. Pfister, Le duché mérovingien d'Alsace et la légende de sainte Odile, Paris, 1892, in-8º;—Cl. Perroud, Des origines du premier duché d'Aquitaine, Paris, 1881, in-8º.
Le dernier mot n'est pas dit sur l'histoire des royaumes barbares, Francs, Goths, etc., qui ont été fondés aux dépens de l'Empire romain. D'importantes parties de l'histoire mérovingienne ont été renouvelées tout récemment par MM. J. Havet, B. Krusch, etc.—M. Ch. Bayet prépare un Manuel des institutions françaises. Période mérovingienne et carolingienne.
I—LA FOI ET LA MORALE DES FRANCS.
L'Église avait eu son âge héroïque intellectuel. Lorsque les apôtres, portant par le monde la première religion qui eût été faite non pour un peuple, mais pour l'humanité, prêchèrent le royaume de Dieu où les hommes sont unis étroitement entre eux et avec Dieu, la philosophie, après quelques instants d'hésitation, de doute et de dédain, étudia cette solution, la plus admirable qui eût été trouvée du problème des relations de l'homme avec Dieu et avec l'homme. Platoniciens, qui creusaient sans se lasser l'enseignement du maître sur la manifestation de l'infini dans le fini et de Dieu dans la nature et dans l'âme, disciples conscients ou inconscients de Zoroastre, qui expliquaient l'origine du mal par la coexistence de deux principes, apportèrent dans l'examen de la doctrine nouvelle les traditions de leurs écoles. Il y eut, au Ier et au IIe siècle, une sorte de reconnaissance faite par l'esprit humain autour du christianisme; après quoi, les philosophes entrèrent dans l'Église, mais en demeurant des philosophes. L'école d'Alexandrie enseigna que la philosophie avait été la préparation du christianisme chez les païens, comme l'Ancien Testament chez les Juifs. Elle rapprocha l'Ancien Testament et la philosophie par cette théorie que le Verbe, qui a été la parole de Dieu dès l'origine, a semé la vérité dans les écrits profanes comme dans l'Écriture. Elle crut ou fit semblant de croire que Platon avait connu les livres saints et elle le transforma en un disciple de Moïse. Elle fit ainsi de l'histoire intellectuelle et morale de l'humanité une grande synthèse qu'elle donna pour piédestal au christianisme.
Au temps même où la critique platonicienne s'exerçait librement sur le dogme, naquit l'autorité. La lutte du christianisme contre les païens et contre ceux des philosophes qui, n'étant chrétiens que par métaphysique, faisaient bon marché de la foi positive, fit naître deux idées corrélatives, l'idée d'une Église catholique seule en possession de la vérité, et l'idée ecclésiastique de l'hérésie. Hérésie signifiait dans le langage philosophique choix d'une opinion; cela signifia dans le langage ecclésiastique choix d'une opinion mauvaise, erreur condamnable et damnable. Pour prémunir les fidèles contre la perdition, l'Église écrivit la règle de la foi. Bientôt l'hérésie se montra sous une forme étrange: le manichéisme, produit d'un mélange de la philosophie grecque avec la religion zoroastrique, réduisit le Christ à la qualité d'un esprit de lumière et d'un combattant illustre dans le conflit entre le bon et le mauvais principe. Ainsi le génie hellénique, toujours en travail, menaçait de perdre le christianisme dans des conceptions bizarres; la sagesse des anciens et leur méthode, leur idéalisme et leur dialectique, qui avaient servi à bâtir le dogme, s'employaient à le démolir. C'est alors que l'esprit latin s'insurgea.
L'Église d'Occident était demeurée pendant longtemps l'élève des Églises orientales: l'Orient parlait, l'Occident écoutait. La langue de l'Écriture et des apôtres, des théologiens orthodoxes ou hérétiques, était la langue grecque; mais, au IIIe siècle, Tertullien introduisit la langue latine dans les controverses et révéla un esprit tout différent de l'esprit oriental, plus étroit, plus prosaïque, mais plus ferme. Tertullien a certaines maximes brèves, dictées par un sens commun assez grossier, et par cela même très intelligibles. «On ne peut pourtant pas chercher indéfiniment, dit-il: infinita inquisitio esse non potest.» D'ailleurs à quoi bon chercher? «Il n'y a pas besoin de curiosité, curiositate opus non est, après le Christ et l'Évangile.» Il y a une règle à laquelle il faut se tenir: «La plénitude de la science est d'ignorer ce qui est contraire à cette règle.» C'est merveille de voir comment le christianisme, en se répandant sur le monde, s'adaptait aux différents milieux. Au temps de l'antiquité païenne, les Grecs avaient pensé tandis que les Romains agissaient; la vie intellectuelle romaine, très tardive, avait été le reflet de la vie intellectuelle hellénique, et Rome n'avait manifesté son originalité que dans le domaine du droit. Au temps de l'antiquité chrétienne, l'esprit hellénique cherche sans cesse et toujours disserte; le chrétien romain arrête la doctrine et tout de suite il est prêt à légiférer sur la discipline et sur la foi.
L'autorité trouva bientôt un organe régulier dans la hiérarchie qui se constituait et dans la puissance impériale. A peine l'empereur fut-il entré dans l'Église que la liberté en sortit. L'hérésie devint une affaire d'État. Auparavant, elle pouvait ne troubler qu'une ou deux provinces, et les évêques des pays où elle se produisait se contentaient de rejeter en concile les opinions hétérodoxes; désormais elle occupa la chrétienté entière. Arius est jugé par l'Église universelle, l'empereur présent et présidant, et les conciles font de leurs décisions des articles de foi, que l'empereur transforme en articles de loi. Comme la victoire de l'Église sur le paganisme la dispense de toute tolérance envers les dissidents, l'hérétique devient le grand ennemi. Déjà se disaient de dangereuses paroles: «Mieux vaut errer dans les mœurs que dans la doctrine;... mieux vaut un païen qu'un hérétique....»
Du moins, les controverses demeurent grandes aux IVe et Ve siècles. On discute sur la nature du Verbe pour ou contre Arius, sur la destinée des âmes pour ou contre Origène, sur le libre arbitre pour ou contre Pélage. Les adversaires sont de haute taille, car l'orthodoxie est défendue par saint Augustin et par saint Jérôme, et les écoles théologiques d'Alexandrie et de Syrie procèdent toujours selon les règles d'une méthode scientifique. Mais le temps marche et la culture ancienne dépérit. L'Église oublie ce qu'elle lui doit, la dédaigne comme superflue et la suspecte comme complice du paganisme, dont elle est le dernier refuge. Elle rejette non seulement la philosophie, mais toute la littérature. «Il paraît que tu enseignes la grammaire, écrit le pape Grégoire le Grand à un évêque. Je ne puis répéter cela sans rougir, et je suis triste et je gémis, car les louanges du Christ ne peuvent se rencontrer dans une même bouche avec les louanges de Jupiter.» L'horizon intellectuel, si vaste autrefois, se rapproche et se ferme, et l'Église prétend se suffire à elle-même. Si encore l'activité de l'esprit avait duré en elle! Mais sur quoi se serait-elle exercée? «Ne cherchons plus», avait dit Tertullien, et l'on ne cherche plus en effet! Toute la sagesse est trouvée; elle est dans certains livres dont un décret pontifical dresse le catalogue. L'erreur est dans d'autres livres: le même décret les met à l'index. Les écoles théologiques d'Orient tombent en décadence, et l'Occident n'en a pas une seule qui mérite d'être citée. Tandis que les écoles de lettres profanes trouvent encore des élèves pour leur enseignement vieilli, il n'y a point de «maîtres publics pour les divines Écritures». C'est Cassiodore qui le dit en se lamentant. Aussi, pour suppléer au défaut des maîtres, écrit-il le de Institutione divinarum litterarum, c'est-à-dire un manuel où les prêtres puissent apprendre commodément tout ce qu'il faut savoir. Cassiodore le leur déclare en propres termes et il leur représente «qu'au lieu de chercher présomptueusement des nouveautés, il vaut mieux étancher sa soif à la source des anciens», des anciens de l'Église, bien entendu. Le temps du manuel est venu en effet, car la parole vivante ne se fait plus entendre. La période de l'initiative intellectuelle est close; il ne reste plus qu'à constater les résultats acquis. C'est pourquoi Jean le Scolastique dispose en ordre méthodique les canons des conciles, afin que toute question, quelle qu'elle soit, trouve sa réponse. C'est ainsi qu'après qu'un livre est achevé, on en écrit la table des matières.
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La grande originalité de la religion nouvelle, c'est qu'elle était une morale en même temps qu'une théologie. Épurer partout, même en Israël, où elle était la plus pure, la notion du divin, confondre la morale avec la religion, orienter vers le ciel des âmes qui n'avaient qu'un horizon terrestre, détruire les sacerdoces particuliers et les cultes locaux, placer tous et chacun en présence de Dieu, telle était la mission du christianisme. Il ne s'était point vu, il ne se verra plus jamais un pareil effort pour soulever la matière vers l'idéal; mais la matière a pesé sur les ailes de l'esprit et l'a retenu entre ciel et terre, plus près de la terre que du ciel.... Là même où le Christ avait vécu, combien d'hommes étaient capables de faire de leur âme un temple du Christ?
Les hommes ne se sentirent pas assez proches d'un Dieu qui remplissait le monde, et, partout présent, n'entrait nulle part en communication intime avec ses fidèles. Ils cherchèrent des échelons pour monter jusqu'à lui. Ils trouvaient dans les Écritures les esprits bons et mauvais; ils leur donnèrent des formes plus précises. Parmi les démons se placèrent les dieux de l'ancienne mythologie, auxquels l'Église elle-même accorda une survivance étrange, sous la forme de tentateurs acharnés à la perdition des âmes. Une puissance miraculeuse funeste fut attribuée aux statues des anciennes divinités et aux ruines de leurs temples. Ce n'était pas seulement le populaire que ces imaginations troublaient. Le pape Grégoire le Grand raconte dans un de ses dialogues l'aventure d'un Juif, qui, surpris par la nuit, ne trouva point d'autre asile qu'un temple abandonné d'Apollon: les ténèbres et la solitude l'effrayèrent; il avait entendu dire que les démons hantaient cette ruine, et, tout Juif qu'il fût, il se signa. Bien lui en prit; car, à minuit, le temple se remplit de fantômes qui tinrent séance sous la présidence d'Apollon, auquel ils rendirent compte des tentations dont ils avaient assailli les chrétiens. Ainsi toute une légion infernale était organisée pour la guerre contre les âmes. Mais en face d'elle se rangea la légion céleste: le culte des anges s'organisa; des églises furent placées sous l'invocation des plus grands, et chaque âme crut avoir son ange gardien. Ces purs esprits étaient encore trop élevés au-dessus de l'homme, et la terre vers laquelle ils descendaient n'était pas leur patrie: sur la route de la terre au ciel, l'Église fit monter les martyrs et les saints. Martyrs et saints devinrent les compagnons de Dieu dans la gloire éternelle, mais en même temps ils demeurèrent attachés au point de la terre où ils avaient vécu. L'antique croyance populaire que l'âme des morts ne s'éloigne pas de leur dépouille avait produit chez les païens les rites naïfs du culte des morts; elle a certainement contribué à produire chez les chrétiens le culte des martyrs. On s'imagina être tout près des saints quand on touchait leurs restes, et même cette opinion donna lieu à de singuliers scandales: en Egypte, il fallut défendre aux chrétiens de garder chez eux les corps des personnes réputées saintes, comme on gardait autrefois les corps des ancêtres; ailleurs, il y avait des voleurs de corps saints, et une loi de Théodose interdit «d'exhumer les martyrs et de les vendre». Pour éviter ces profanations, on transporta les reliques dans les églises, où on les plaça d'ordinaire sous les autels, et le culte des saints commença. Les chrétiens éclairés, les docteurs et les évêques prémunirent les fidèles contre les dangers d'une idolâtrie nouvelle; aux polémistes païens qui leur reprochaient d'avoir troqué les idoles contre les martyrs, ils répondirent que l'Église honore ses saints pour proposer leur vie en exemple et qu'elle réserve l'adoration à Dieu seul; mais la masse des hommes retrouvait les héros et les dieux d'autrefois dans ces personnages sacrés qu'elle invoquait par leur nom, dont elle savait l'histoire et dont elle touchait les tombeaux. Dans les églises placées sous l'invocation de tel ou tel bienheureux, les prières, au lieu de monter jusqu'à Dieu, s'arrêtèrent au médiateur, d'autant plus volontiers que celui-ci manifestait par des miracles plus fréquents sa puissance personnelle. La relation simple et directe de l'homme avec Dieu fut compliquée par cette multiplicité des intermédiaires et l'universel divin localisé.
La crypte de Jouarre. (Architecture mérovingienne.)
En même temps, la simplicité du culte primitif était altérée par l'organisation d'un cérémonial solennel. Les modestes lieux de réunion où les premiers chrétiens priaient, prêchaient et célébraient la commémoration de la cène sont remplacés par des temples superbes divisés en deux parties: l'une, réservée aux fidèles; l'autre, plus élevée, où le clergé siège sur des trônes. L'esthétique du service divin, que les païens avaient portée à la perfection et que les premières communautés chrétiennes avaient dédaignée, reparaît. L'Église parle à l'imagination et aux sens par le bel ordre de ses pompes et l'éclat des vêtements sacerdotaux, par les parfums, par la musique et par les peintures qui retracent sur les murailles les grandes scènes de l'histoire de la foi. Plus se multiplient et s'embellissent ces pieuses représentations données par le clergé, plus les fidèles sont réduits au rôle de spectateurs. Leur voix ne se mêle plus à celles des prêtres que pour chanter le Kyrie eleison; ils doivent écouter et se taire, en vertu du précepte de Moïse, qui a dit:—«Écoute, Israël, et tais-toi!» Encore n'entendent-ils plus que rarement la prédication, qui était jadis la partie essentielle du service divin et qui tombe en désuétude. Assister à la célébration des mystères sacrés est une sorte d'acte matériel: l'Église en fait une obligation et elle multiplie les fêtes, qui deviennent de plus en plus brillantes.
Peu à peu se forme une coutume de la dévotion,—consuetudo devotionis, comme dit le pape Léon le Grand,—qui devient obligatoire comme la loi elle-même, car l'Église la fait procéder de la tradition apostolique et de l'enseignement du Saint-Esprit. Les manifestations extérieures prennent une grande importance. Dans la primitive Église, l'ascétisme était honoré comme un moyen de parvenir à la vertu, mais il n'était imposé à personne; désormais il est prescrit par toutes sortes de règles minutieuses. La renonciation au monde et l'absolu mépris de la chair, manifesté par l'horreur croissante pour le mariage qui est rabaissé à la qualité d'une infirmité nécessaire, sont réputées les plus hautes des vertus; ce sont des vertus moindres que le jeûne et l'abstinence ordonnés à certains jours de la semaine et à certaines époques de l'année. L'aumône elle-même n'est plus libre. Conformément à l'usage de toute l'antiquité païenne et pour obéir à la loi de Moïse, qui a dit: «Tu ne te présenteras pas devant le Seigneur les mains vides», l'Église réclame les prémices et la dîme.
Il y a péril certain que le fidèle qui paye la dîme, jeûne aux jours prescrits et assiste exactement aux offices divins, n'estime avoir rempli son devoir de chrétien. Plus nombreuses et plus rigoureuses sont les obligations extérieures, plus vague et plus insaisissable est le vrai devoir intime. Déjà, d'ailleurs, l'Église offre à la conscience du pécheur le facile moyen de s'apaiser. On trouve dans saint Ambroise la redoutable formule: «Tu as de l'argent, rachète ton péché,» et Salvien enseigne dans son traité de l'Avarice que la libéralité envers l'Église est le plus sûr moyen de se rédimer du péché. Mais c'est dans le culte des saints qu'apparaît le mieux le caractère grossier des actes matériels de foi. Le contact d'une relique miraculeuse ne procure pas seulement la guérison d'une maladie; il a des effets bienfaisants sur l'âme elle-même. Grégoire le Grand, envoyant à un roi barbare des parcelles des chaînes du bienheureux Pierre et des cheveux de saint Jean-Baptiste, lui dit que les chaînes qui ont lié le cou de l'apôtre le délivreront de ses péchés et que le précurseur lui assurera par son intercession l'aide du Sauveur. Aussi les reliques sont-elles recherchées avec passion. Les princes ne cessent d'en demander au pape, et les plus élevés se montrent singulièrement ambitieux: l'impératrice Constantine ne s'avise-t-elle pas un jour de demander à Grégoire la tête de l'apôtre saint Paul? Le bon pape dut lui faire entendre que le saint ne se laisserait pas ainsi décapiter: «Les corps saints, dit-il, font briller autour d'eux les miracles et la terreur, et, même pour prier, on ne s'approche point d'eux sans une grande crainte. Qui oserait les toucher mourrait. Aussi les Romains, lorsqu'on leur demande les reliques à l'occasion de la consécration d'une église, se contentent-ils de placer dans le tombeau un morceau d'étoffe; ils l'envoient ensuite à l'église nouvelle, où il opère autant de miracles que les reliques elles-mêmes.» Tout ce que peut faire Grégoire pour complaire à «sa maîtresse sérénissime», c'est de lui envoyer des parcelles des chaînes que le bienheureux Paul a portées au cou et aux mains; il prendra donc une lime pour détacher des paillettes, mais il n'est pas sûr de les obtenir, car il est arrivé que l'on a longtemps limé les chaînes sans en rien tirer. Heureux princes, qui pouvaient ainsi recevoir et garder à domicile de si précieux objets! Le commun des fidèles se transportait auprès d'eux pour recueillir le bénéfice de leur puissance miraculeuse. Le temps des pèlerinages a commencé; les plus zélés chrétiens vont en terre sainte chercher des fioles d'eau du Jourdain, des poignées de la poussière du sol foulé par le Sauveur ou bien des fragments de la vraie croix, qui «garde dans sa mémoire insensible une force vitale, comme dit saint Paulin de Nole, et, réparant toujours ses forces, demeure intacte, bien qu'elle distribue tous les jours son bois à des fidèles innombrables». Ce pèlerinage est le plus louable de tous, mais très nombreux sont les sanctuaires où l'on va porter ses hommages et ses vœux. La fatigue même du voyage est un mérite dont on se prévaut auprès du saint; puis on lui apporte des présents, des objets précieux, de l'argent, des donations de terre. Ainsi reparaît avec la multiplicité des cultes cet échange de services entre le ciel et les hommes qui était un des caractères du paganisme.
La morale chrétienne s'est donc accommodée à la faiblesse de l'homme. Il ne faut point voir là matière à sarcasme ni à déclamations. Toute religion est un effort de l'homme vers Dieu, une transition de l'humain au divin, ou, si l'on croit que le divin est répandu dans la nature et pensé par l'homme, toute religion est une manifestation du divin dans l'homme. Si haute qu'ait été la conception première, l'homme fait valoir les droits de son infirmité naturelle et il demeure soumis à l'empire des habitudes acquises. La conception de la religion chrétienne était trop haute, car c'est un monde surnaturel qui vit dans l'Évangile: à peine y est-on averti de la présence de la terre; les pieds du Sauveur y glissent comme sur les flots qui ont porté sans fléchir son corps impondérable; le Christ semble toujours près de s'élever au ciel. Pour vivre avec lui, il faut avoir quitté tout ce qui est de la terre: famille, amis, maison, même le travail, et se confier à Dieu qui nourrit l'oiseau et revêt de splendeur le lis qui ne file point. Une seule lecture transporte l'homme dans une indécise région idéale, aux confins de l'humain et du divin, c'est la lecture de l'Évangile. Mais combien d'esprits peuvent habiter l'idéal? Combien de temps les plus élevés y peuvent-ils demeurer? Dans les carrefours des villes juives, grecques ou romaines, dans les campagnes cultivées par les esclaves, sur les chaises curules, dans les atria, dans les ateliers, dans les cabanes vivait l'humanité vraie, d'où le Christ avait tiré douze apôtres, parmi lesquels se sont rencontrés un traître et des pusillanimes, car le disciple bien-aimé se trouva seul au pied de la croix. L'humanité vraie prit de la religion du Christ ce qu'elle en put comprendre; elle fit effort pour s'élever jusqu'à elle, mais elle l'abaissa aussi à sa portée. Nul doute que, le compte fait de toutes les superstitions et de toutes les erreurs, elle demeura meilleure qu'elle n'était auparavant: la foi et la morale chrétienne, même altérées, furent bienfaisantes; mais l'Église, qui n'a pu empêcher ces altérations, qui les a même acceptées, provoquées ou aggravées, ne pouvait plus avoir l'énergique activité des premiers jours. L'intelligence d'un chrétien du VIe siècle, emprisonnée dans les formules d'un code minutieux de croyances, n'a plus rien à désirer, rien à chercher: elle est frappée d'inertie. Un chrétien comme saint Paul, dont l'esprit était occupé par quelques grandes idées, et dans le cœur duquel bouillonnait l'amour de Dieu, ne croyait jamais avoir fait assez pour obéir à sa mission divine; le monde, qu'il embrassait d'un regard et qu'il parcourait d'un pas leste, était trop étroit pour lui. Quelle différence entre lui et ce pape, son successeur, qui lime gravement, et non sans effroi, les prétendues chaînes du plus grand des apôtres!
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La religion, telle que l'histoire l'avait faite, se retrouve dans l'âme du plus grand personnage ecclésiastique des temps mérovingiens, l'évêque Grégoire de Tours: la dignité de sa vie, sa charité, sa bonté, sont comme la survivance du divin dans la décadence de l'Église; mais quelles misères dans cet esprit et quel désordre dans cette conscience! Grégoire a du bon sens, même de la finesse; il a du jugement, mais il a reçu de ses maîtres une éducation insuffisante, et l'éducation générale, si puissante dans ses effets, que donne aux intelligences la façon d'être du temps où elles vivent, était, au VIe siècle, détestable et funeste. Grégoire n'a point de culture philosophique et il n'a qu'une très médiocre culture littéraire: il ne sait pas du tout la langue grecque, et il sait mal la langue latine; il se console, il est vrai, de sa «rusticité», en pensant qu'elle le rend intelligible aux rustiques, et nous lui pardonnons de grand cœur solécismes et barbarismes; mais, comme l'intelligence d'un contemporain d'Auguste et de Louis XIV reflète la belle ordonnance des choses, ainsi le désordre des institutions et des mœurs trouble ce contemporain de Chilpéric: le même homme qui ne comprend pas la logique d'une syntaxe voit confusément les relations des idées entre elles, ne mesure pas la proportion des faits, grossit les petits et passe sur les grands à la légère. Il aurait pu être, à une autre date, un écrivain de goût et d'esprit, et, s'il trébuche dans ses livres, s'il s'arrête tout affairé où il faudrait marcher, s'il marche où il faudrait demeurer, s'il ressemble enfin à un aveugle qui cherche à tâtons sa voie, c'est que la bonne vue qu'il a reçue de la nature a été oblitérée par les ténèbres ambiantes. L'histoire voit souvent se succéder des générations que l'obscurité de leur siècle a comme aveuglées.
Grégoire distingue pourtant un point lumineux, mais un seul: c'est l'orthodoxie. Toute son intelligence y est attirée et s'y applique. Il ne soupçonne pas, bien entendu, l'histoire de la formation du dogme et cette adaptation merveilleuse du christianisme à l'état intellectuel du monde grec et romain; tout cela est perdu dans la nuit profonde. Il ne regrette pas son ignorance, qu'il ne sent même pas; l'orthodoxie lui suffit, elle est la règle absolue, la loi suprême; mais son regard, à force de la contempler, en est comme fasciné. Cette foi étroite et tranquille exerce sur sa raison et sur sa conscience la puissance pernicieuse de l'idée fixe; jointe aux désordres d'un temps où la multiplicité quotidienne des forfaits émousse l'horreur du crime, elle gâte l'honnêteté naturelle du bon évêque. La mauvaise influence du milieu ne lui fait pas commettre de méchantes actions, mais elle lui inspire des jugements immoraux. Il est bon jusqu'à la tendresse la plus délicate, et lorsqu'on lit dans son livre, tout plein de récits de perfidies, de vilenies et de tueries, tel passage où il déplore qu'une peste lui ait enlevé «des petits enfants qui lui étaient doux et chers, qu'il avait réchauffés dans son sein, portés dans ses bras et nourris de ses propres mains du mieux qu'il avait pu,» on éprouve une émotion profonde à trouver tout à coup un homme et l'humanité parmi ces bandits et ce brigandage. On dirait saint Vincent de Paul apparaissant dans un bagne. Pas une des manifestations de la charité chrétienne ne manque dans la vie de Grégoire; il est le protecteur des faibles et des pauvres; il pardonne à ses ennemis, à l'évêque qui l'a calomnié, aux voleurs qui ont voulu l'arrêter sur une route et qu'il rappelle, après qu'ils se sont enfuis, pour leur offrir à boire. Doux envers les humbles, il est fier devant les grands. Il ne cède ni aux injonctions ni aux cajoleries d'un Chilpéric; lorsque celui-ci, pour obtenir son assentiment à la condamnation de Prétextat, l'évêque de Rouen, le menace de soulever le peuple de Tours, Grégoire répond à ce roi qui s'apprête à violer les canons que le jugement de Dieu est suspendu sur sa tête. Chilpéric, pour le calmer, l'invite à s'asseoir à sa table, et, lui montrant un plat: «J'ai fait préparer ceci pour toi, dit-il, c'est de la volaille avec des pois chiches»; mais Grégoire répond, avec cette naïveté solennelle que mettent souvent dans ses paroles la conscience de sa haute dignité avec l'habitude du langage ecclésiastique: «Ma nourriture est de faire la volonté de Dieu et non pas de me délecter en ces délices.» Il savait bien pourtant qu'il y avait péril à braver Chilpéric et Frédégonde; mais, entre le martyre et la désobéissance aux lois de Dieu et de l'Église, il aurait avec joie pris le martyre. Et cet homme d'un cœur si tendre, d'une conscience si délicate, raconte de grands crimes sans s'émouvoir et souvent même en ayant l'air de les approuver. Pour choisir un exemple bien connu, Clovis a employé tous les modes de la scélératesse lorsqu'il a voulu acquérir le royaume de Sigebert: Sigebert, roi de Cologne, a été assassiné par son propre fils Cloderic, à l'instigation de Clovis; Cloderic a été assassiné par l'ordre du même Clovis; celui-ci se rend à Cologne et convoque les Francs: «Je ne suis pour rien dans ces choses, leur dit-il; je ne puis, en effet, répandre le sang de mes parents, puisque cela est défendu; mais ce qui est fait, est fait, et j'ai un conseil à vous donner.... Réfugiez-vous vers moi, afin que vous soyez sous ma protection.» Les Francs l'applaudissent par des clameurs et le fracas des boucliers; ils l'élèvent sur le pavois et le mettent en possession du trésor et du royaume; «car Dieu, dit Grégoire en matière de moralité, faisait tomber chaque jour ses ennemis sous sa main, parce que ce roi marchait devant le Seigneur avec un cœur droit et qu'il faisait ce qui était agréable à ses yeux.» Et l'évêque énumère d'autres meurtres commis par Clovis avec autant de calme que s'il récitait une litanie. Comment donc ce saint homme compromet-il sa vertu et la grandeur même de Dieu dans ce panégyrique d'un méchant Barbare, et qu'entend-il par un cœur droit, où se trouvera-t-il des cœurs pervers, s'il reconnaît en Clovis la droiture du cœur? Rien de plus simple que son critérium. Tous les cœurs sont droits qui confessent, tous les cœurs sont pervers qui nient la Trinité «reconnue par Moïse dans le buisson ardent, suivie par le peuple dans la nuée, contemplée avec terreur par Israël sur la montagne, prophétisée par David dans le psaume». Grégoire ne se lasse pas de répéter qu'il suffit d'être un hérétique pour être puni en ce monde et dans l'autre, et il donne ses preuves: l'arien Alaric a perdu tout à la fois son royaume et la vie éternelle, pendant que Clovis, avec l'aide de la Trinité, a vaincu les hérétiques et porté les limites de son royaume aux confins de la Gaule. Grégoire ne dit point que Clovis soit au paradis dans la gloire éternelle, mais certainement le soupçon ne lui est pas même venu que ce confesseur de la Trinité pût être relégué dans les enfers et avec la foule de ceux qui l'ont blasphémée.
Après l'orthodoxie, la vertu principale aux yeux de Grégoire est le respect de l'Église orthodoxe, de ses ministres, de ses droits, de ses privilèges et de ses propriétés. Malheur à celui qui désobéit à un évêque, car il est frappé tout de suite comme un hérétique! Un misérable conspirait contre son évêque: il fut trouvé, le matin du jour fixé par le crime, mort sur une chaise percée, et, comme l'hérésiarque Arius avait fini de cette laide façon, Grégoire, dont la logique a de ces surprises, conclut de l'identité du châtiment à l'identité du crime: «On ne peut, dit-il, sans hérésie désobéir au prêtre de Dieu.» Malheur à qui viole l'asile d'une église! Le saint auquel elle est consacrée ne tolère pas ce sacrilège. Un homme poursuit son esclave dans la basilique de saint Loup; il saisit le fugitif et le raille: «La main de Loup ne sortira pas de son tombeau pour t'arracher de ma main!» Aussitôt ce mauvais plaisant a la langue liée par la puissance de Dieu; il court par tout l'édifice en hurlant, car il ne sait plus parler comme les hommes: trois jours après, il meurt dans des tourments atroces. Malheur à qui touche aux biens de l'Église! Nantinus, comte d'Angoulême, s'est approprié des terres ecclésiastiques; il est brûlé par la fièvre, et son corps tout noirci semble avoir été consumé sur des charbons ardents. Un agent du fisc s'empare de béliers qui appartenaient à saint Julien; le berger les veut défendre, disant que le troupeau est la propriété du martyr: «Est-ce que tu crois, répond le facétieux personnage, que le bienheureux saint Julien mange du bélier?» Lui aussi fut brûlé par la fièvre, au point que l'eau dont il se faisait inonder devenait vapeur au contact de son corps. Malheur enfin à qui n'obéit pas aux commandements de l'Église! Un paysan qui se rendait à l'office aperçoit un troupeau qui ravage son champ: «Hélas! dit-il, voilà perdu mon labeur de toute une année!» Et il prend une hache; mais c'était dimanche; la main qui violait la loi du repos dominical se contracte et demeure fermée, tenant toujours la hache; il fallut, pour l'ouvrir, un miracle obtenu à force de larmes et de prières.
Toujours dans les récits de Grégoire éclate la puissance des saints, propice aux bons et redoutable aux méchants: il est le grand pontife du culte des bienheureux. Il a employé une bonne partie de son existence tourmentée par tant de soins à célébrer leur gloire. Laborieux écrivain, il gardait à portée de la main son Histoire des Francs, qui est son œuvre principale et un des plus curieux monuments de l'histoire de la civilisation, mais sur sa table de travail se trouvait toujours quelque manuscrit commencé, où il déroulait une inépuisable série de miracles: miracles de saint Martin, miracles de saint Julien, miracles des Pères. Il avait une vénération particulière pour saint Martin, dont il était le successeur sur le siège de Tours. Dans la naïveté de son zèle pour la gloire de ce privilège, il cherche à le pousser aux premiers rangs de la hiérarchie céleste. Il ne veut pas qu'il soit inférieur aux apôtres ni aux martyrs, et, pour l'égaler aux plus grands témoins de la foi, il ruse avec les mots: si le bienheureux n'a pas vécu au temps des apôtres, il a eu du moins la grâce apostolique; s'il n'est point mort dans les tourments, il a été «martyr par les embûches secrètes qu'on lui a tendues et par les injures publiques qu'il a essuyées». Au reste, la renommée de saint Martin a rempli le monde entier; déjà Sulpice Sévère a écrit une histoire de sa prédication et de ses miracles; Grégoire la continue, ajoutant les chapitres aux chapitres à mesure que les miracles s'ajoutaient aux miracles. C'est du tombeau sacré dont il est le gardien que l'évêque de Tours considère le monde; son Histoire des Francs est précédée, à la façon des écrivains chrétiens, d'une histoire universelle qui commence avec l'univers même et qui est terminée à la mort de saint Martin. Les premiers mots sont: «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre,» et les derniers: «Ici finit le livre premier, qui contient 5546 années, depuis le commencement du monde jusqu'au passage en l'autre vie de saint Martin l'évêque.» A travers le récit des guerres et des crimes, Grégoire suit l'action miraculeuse du saint. C'est auprès de Tours, et après avoir défendu comme le plus grand des crimes d'offenser saint Martin, que Clovis a remporté sa plus grande victoire. C'est à Tours qu'il a reçu les insignes proconsulaires et célébré son triomphe. Même les plus méchants parmi les rois ont des égards pour Martin: un jour, Chilpéric lui a demandé conseil par une lettre qu'il a déposée sur le tombeau avec une feuille blanche réservée à la réponse; mais l'envoyé du méchant prince attendit en vain trois journées; la feuille resta blanche, car le saint réservait ses faveurs à ceux qui l'honoraient d'une dévotion sincère. Grégoire ne doute pas que son patron ne soit attentif à toutes choses, aux petites comme aux grandes, et il lui demande protection, conseil, aide contre tous les maux et en particulier contre la maladie. Il a été guéri d'une dysenterie mortelle en buvant une potion où a été versée de la poussière recueillie sur le tombeau. Trois fois, le simple contact avec la tenture suspendue devant ce tombeau l'a guéri de douleurs aux tempes. Une prière faite à genoux sur le pavé avec effusion de larmes et de gémissements, et suivie de l'attouchement de la tenture, l'a débarrassé d'une arête qui lui obstruait le gosier au point de ne pas laisser pénétrer même la salive: «Je ne sais pas ce qu'est devenu l'aiguillon, dit-il, car je ne l'ai ni vomi ni senti passer dans mon ventre.» Un jour que sa langue tuméfiée remplissait sa bouche, il l'a ramenée à l'état naturel en léchant le bois de la barrière qui entourait le sépulcre. Saint Martin ne dédaigne pas de guérir même les maux de dents, et Grégoire, reconnaissant de tous ces bienfaits, émerveillé de cette puissance, s'écrie: «O thériaque inénarrable! ineffable pigment! admirable antidote! céleste purgatif! supérieur à toutes les habiletés des médecins, plus suave que les aromates, plus fort que tous les onguents réunis! tu nettoies le ventre aussi bien que la scammonée, le poumon aussi bien que l'hysope, tu purges la tête aussi bien que le pyrèthre!»
Telle était la religion de Grégoire de Tours: croyance au dogme littérale et sans examen, observance minutieuse des pratiques de dévotion, superstition répugnante. Certes Grégoire vaut mieux que cette religion qui s'est imposée à son esprit. Par moments, il fait effort pour s'en dégager et s'élever jusqu'à Dieu: il y arrive sans trop de difficultés, conduit et porté par les saints. Il a une conception très belle du rôle des saints dans le monde, et il l'exprime avec une éloquence toute chaude d'une inspiration sacrée. «Le prophète législateur, après qu'il a raconté comment Dieu déploya le ciel de sa droite majestueuse, ajoute: Et Dieu fit deux grands luminaires, puis les étoiles, et il les plaça dans le firmament du ciel afin qu'ils présidassent au jour et à la nuit. De même Dieu a donné au ciel de l'âme deux grands luminaires, à savoir le Christ et son Église, afin qu'ils brillassent dans les ténèbres de l'ignorance; puis il y a placé des étoiles, qui sont les patriarches, les prophètes et les apôtres, afin qu'ils nous instruisent de leurs doctrines et nous éclairent par leurs actions merveilleuses. A leur école se sont formés ces hommes que nous voyons, semblables à des astres, briller de la lumière de leurs mérites, resplendir de la beauté de leurs enseignements: ils ont éclairé le monde des rayons de leur prédication, car ils sont allés de lieu en lieu, prêchant, bâtissant des monastères pour les consacrer au culte divin, apprenant aux hommes à mépriser les soins temporels et à se détourner des ténèbres de la concupiscence pour suivre le vrai Dieu.» Par un bienfait de sa naissance et de son éducation, Grégoire a connu et il a aimé quelques-uns de ces continuateurs des patriarches et des apôtres. Il est d'une famille de saints: le bisaïeul de sa mère est saint Grégoire, évêque de Langres, qui «eut pour fils et successeur Tetricus», doublement successeur, car Tetricus fut à la fois évêque de Langres et saint. Saint Nizier, l'évêque de Lyon, était l'oncle maternel de Grégoire, qui, dans son enfance, alors qu'il apprenait à lire, couchait avec le vénérable vieillard: à sa mort il reçut une précieuse relique, une serviette dont les fils détachés suffisaient à faire de grands miracles. Du côté paternel, Grégoire trouvait quatre saints personnages: saint Gall, l'évêque des Arvernes, qui, le jour où on le porta en terre, se retourna sur la civière de manière que sa face regardât l'autel; saint Ludre, qui, une nuit où des clercs s'appuyaient sur son tombeau, le secoua pour les rappeler au respect; Leocadius, citoyen de Bourges, qui, étant encore païen, accueillit dans sa maison les premiers missionnaires du Berry; Vettius Epagathus enfin, qui fut un des martyrs de Lyon au IIe siècle. Ainsi Grégoire remontait par une chaîne ininterrompue de bienheureux jusqu'au jour où le christianisme fut prêché en Gaule. Par eux il touchait aux apôtres, aux patriarches, aux prophètes et à la création. Comme il savait peu de choses, comme l'histoire du monde était pour lui contenue dans l'histoire de l'Église, son regard, glissant sur l'antiquité profane presque évanouie dans le néant, atteignait le principium mundi où siégeait sur son trône l'indivisible Trinité. Il n'a qu'une notion très imparfaite de la succession des temps; il rapproche et confond presque sur le même plan toutes les figures célestes, comme les vieux peintres représentaient leurs personnages et la nature sans perspective sur un fond d'or. Le «monde de l'âme», comme il dit, lui apparaît sous des formes précises; sa foi a besoin de ces représentations quasi matérielles; mais, si grossière qu'elle soit, elle le transporte au delà des misères qu'il voit autour de lui; elle le fait vivre dans un monde enchanté, tout pénétré de divin, et c'est justice que ce compagnon des êtres célestes ait été reconnu saint après sa mort: l'Église n'a fait que le laisser où il avait vécu, parmi les saints.
Grégoire est donc une exception dans l'Église mérovingienne, et, pour étudier l'action de cette Église sur les peuples de la Gaule, il faut retrancher de la religion de l'évêque de Tours les traits qui l'embellissent. Il faut aussi placer à côté de lui et de quelques évêques bons et saints comme lui ces ecclésiastiques étranges, dont il étale les vices et raconte les crimes: l'évêque de Vannes Æonius, un ivrogne, qui, un jour, en pleine messe, poussa un cri de bête et tomba saignant de la bouche et des narines; Bertramm et Pallade, qui se prennent de querelle à la table de Gondebaud et se reprochent leurs parjures pour la plus grande joie des convives, qui rient à gorge déployée; Salone et Sagittaire, qui vont à la guerre avec casque et cuirasse et font pendant la paix le métier de coupeurs de bourses, s'attaquant même aux hommes d'Église, comme ce jour où ils envahissent à la tête de leurs bandes la maison d'un évêque occupé à célébrer une fête, maltraitent l'hôte, tuent les convives et s'enfuient chargés de butin; brigands incorrigibles, déposés par un concile, mais rétablis, enfermés par Gontran dans un monastère, puis libérés,—tant il y avait d'indulgence pour des crimes d'évêques,—jouant la comédie de la pénitence, répandant les aumônes, jeûnant, psalmodiant nuit et jour, puis retournant à leur vie habituelle, c'est-à-dire buvant la nuit pendant les chants de matines, quittant la table aux premiers rayons de l'aurore, et se levant vers la troisième heure pour se baigner et se remettre à table où ils demeuraient jusqu'au soir; Badegisel du Mans, qui «n'a pas laissé passer un jour, ni même une heure, sans commettre quelque brigandage»; Pappole de Langres, dont Grégoire se refuse à dire les iniquités, prétérition qui permet de supposer des monstruosités, car le bon évêque n'est pas pudibond. A côté de ces princes de l'Église séculière, on pourrait nommer tel abbé assassin et adultère, tel ermite qui, ayant reçu de quelques fidèles en témoignage de vénération une provision de vin, se mit à boire et à courir les champs, armé de pierres et de bâtons, si bien qu'il fallut l'enchaîner dans sa cellule; enfin cette religieuse du couvent de Sainte-Radegonde, Chrodield, une princesse mérovingienne qui s'insurge contre son abbesse Leudovère. Grégoire a beau lui rappeler que les canons frappent d'excommunication les religieuses qui désertent le cloître, elle se rend auprès du roi Gontran, son oncle, et elle obtient de lui qu'une commission d'évêques examinera ses griefs. De retour à Poitiers, elle trouve la maison en grand désordre; plusieurs de ses compagnes se sont mariées. Craignant alors le jugement épiscopal, elle arme une bande de vauriens. Les évêques arrivent et ils excommunient les mutines, mais celles-ci les assiègent dans une église, d'où ils s'enfuient non sans avoir reçu force mauvais coups. De son côté, Leudovère, qui a été chassée, arme ses serviteurs. Poitiers est en proie à la guerre civile. «Pas un jour sans meurtre, pas une heure sans querelle, pas une minute sans larmes.» A la fin, deux rois, Childebert et Gontran, se coalisent contre ces femmes; un comte prend d'assaut le monastère; un concile condamne les révoltées à la pénitence, mais Childebert obtient leur pardon. De tels scandales montrent de quel cortège était entouré Grégoire, et ils expliquent en partie pourquoi l'Église mérovingienne a été impuissante à corriger les mœurs des Francs et des Romains, mais ce serait juger superficiellement les choses que d'attribuer à la seule perversion des ecclésiastiques le désordre moral de la société mérovingienne. Cette perversion est, non point une cause, mais une conséquence de la corruption de la religion chrétienne, car la religion, comme la comprenait et la pratiquait Grégoire de Tours, descendant de l'âme exceptionnelle du saint évêque dans la masse ignorante, n'y pouvait produire qu'une idolâtrie grossière et l'immoralité.
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Sans doute, il y a dans l'Église comme dans la conscience de Grégoire une survivance du divin. Même dégénérée, elle est bienfaisante, car les efforts vers le bien ne sont jamais perdus, et si l'histoire du christianisme montre que la recherche d'une perfection idéale est chimérique, si le contraste entre la laideur des choses et la beauté du rêve est attristant, c'est une consolation de penser que la chimère et le rêve ont en ce monde leur utilité. Tout indignes que soient tant d'ecclésiastiques, l'Église exerce une haute magistrature d'humanité. Elle est la protectrice légale des misérables. A l'évêque sont confiées les causes des veuves et des orphelins; il habille et il nourrit les pauvres; il fait visiter les prisonniers par l'archidiacre tous les dimanches; il donne asile aux lépreux, qui sont des réprouvés parce que leur mal est un objet de terreur et d'horreur. Les conciles protègent l'esclave, dont la condition est plus atroce au VIe siècle qu'elle n'était à Rome, au temps où la législation impériale l'avait pris en pitié, et en Germanie, où l'on ne connaissait pas l'esclavage domestique, le plus atroce de tous. Un contemporain de Grégoire, ce Rauching, qui appliquait sur les membres nus de ses serviteurs des torches allumées, jusqu'à ce que la brûlure fît tomber la chair et calcinât les os, rappelle ces Romains qui engraissaient les murènes de leurs viviers avec de la chair d'homme, ou ces matrones qui enfonçaient des épingles d'or dans le sein de leurs femmes. L'Église répète à ces Barbares la défense de tuer l'esclave; elle y ajoute la défense de le vendre hors de la province et de séparer les époux qu'elle a unis au nom de Dieu. Elle fait plus: elle proclame «l'égalité du maître et de l'esclave devant le Dieu qui ne fait pas au ciel de différence entre les personnes». Pourvue par la loi romaine du droit d'affranchissement qu'elle pratique dans ses temples, elle range la libération des esclaves au nombre des œuvres pies, et les formules, les lois mêmes, promettent au maître libérateur qu'il «recevra sa récompense dans la vie future auprès du Seigneur». Elle traite bien ses propres serfs: dans la hiérarchie de la servitude, les serfs d'Église sont placés en tête à côté de ceux du roi. Bonne propriétaire, elle fait à ces ouvriers de ses domaines un sort supportable, et l'afflux des malheureux qui se réfugient sous sa protection prouve qu'alors déjà on savait ce que dira plus tard le proverbe: qu'il est bon de vivre sous la crosse.
L'Église accepte, il est vrai, mainte coutume barbare, par exemple, les épreuves judiciaires: quand un accusé, pour prouver son innocence, offre de tenir dans sa main un fer chaud, le fer est chauffé auprès de l'autel; si l'accusé est jeté tout garrotté dans une cuve dont il doit toucher le fond, un prêtre bénit l'eau; s'il doit se battre contre son adversaire, l'Église bénit les armes des deux champions. L'Écriture est employée à justifier ces bizarreries grossières: Dieu n'a-t-il pas sauvé Loth du feu de Sodome, Noé des eaux du déluge, et David n'a-t-il pas combattu en duel contre Goliath? Comme Dieu était réputé manifester l'innocence et révéler le criminel, l'Église ne pouvait récuser le juge infaillible; mais du moins sa bienfaisante influence se fait sentir dans les guerres privées: entre deux partis près d'en venir aux mains, elle «intervient», comme disent les formules, pour «rétablir la concorde et la paix». Elle demande à l'offensé d'accepter la composition, et elle aide au besoin l'offenseur à la payer. Elle révèle aux Barbares des sentiments inconnus, en exprimant l'horreur qu'elle éprouve pour le sang versé: Ecclesia abhorret a sanguine. Aux criminels et aux malheureux menacés d'un châtiment juste ou immérité, elle ouvre ses asiles, où elle les défend, non contre le juge, mais contre la violence immédiate, car le droit d'asile tel qu'il était alors pratiqué n'était pas une usurpation de l'Église sur la puissance publique: elle rendait les réfugiés après avoir reçu la promesse qu'ils seraient jugés régulièrement et les avoir assurés autant que possible contre la peine de mort.
L'Église a donc prononcé des paroles belles et douces, perpétué au milieu des violences le sentiment de la miséricorde, essuyé bien des larmes, épargné des tortures à la chair humaine. Elle a rappelé aux Barbares qu'ils avaient une âme que le péché mettait en péril. Remède de l'âme, cette expression qu'on lit dans les chartes de donation était bienfaisante. Le moyen le plus souvent employé d'assurer le remède à son âme était sans doute la libéralité envers l'Église: qu'importe! Elle seule savait alors faire usage des richesses, puis il suffit que le remède ait été quelquefois l'affranchissement d'esclaves ou la fondation d'une œuvre de charité pour que l'humanité sache gré à ceux qui ont trouvé les mots remedium animæ. Mais ces mots nous livrent aussi le secret de la religion mérovingienne, égoïste, intéressée, reposant tout entière sur un calcul, aisément satisfaite par des pratiques extérieures et confondant l'acte pieux avec la piété. La nation des Francs s'imagine qu'elle est liée à Dieu par un contrat qui règle les devoirs réciproques. «Vive le Christ, qui aime les Francs!» dit un prologue de la loi salique: cette exclamation, qu'on croirait poussée sur un champ de bataille après la victoire, signifie: «Vive le Christ, parce qu'il aime les Francs!» Pourquoi les Francs s'attribuent-ils des droits à l'amour du Christ? Parce qu'ils sont le peuple qui «a reconnu la sainteté du baptême et somptueusement orné les corps des martyrs d'or et de pierres précieuses». Être baptisé, donner des tombeaux et des châsses aux reliques des saints, bâtir des églises et les enrichir, cela procure une créance sur Dieu; quiconque se l'est acquise se présentera sans crainte au dernier jugement en disant, comme on lit dans un sermon attribué à saint Éloi: «Donne, Seigneur, parce que nous avons donné! Da, Domine, quia dedimus!» La puissance de l'argent est telle qu'elle crée la liberté du mal par cela même qu'elle en détruit les effets. Les hommes s'imaginent qu'il y a une compensation réglée pour les péchés, comme le wergeld compensait telle offense ou tel attentat et l'effaçait. Cette coutume germanique a été adoptée par l'Église comme les épreuves judiciaires, et déjà sont rédigés des livres pénitentiaires où la taxe des péchés est une véritable dispense de vertus.
La plus grande marque de l'impiété de ces païens parés des dehors du christianisme, c'est qu'ils réduisent Dieu et ses saints à la qualité de forces que l'homme peut subjuguer et employer à sa guise. On leur propose des marchés à tout instant. La femme d'un sacrilège frappé d'un mal terrible, pour avoir blasphémé contre un saint, demande à celui-ci la guérison du malade et dépose des présents dans son église; le malade meurt et la veuve reprend ce qu'elle a donné, car elle n'a donné qu'à condition. La grand'mère d'un enfant qui vient de mourir porte le corps dans une église consacrée à saint Martin et où se trouvaient des reliques que sa famille avait été chercher à Tours. Elle explique au saint dans quelle espérance ses parents avaient fait un long voyage pour aller quérir ces précieux restes, et elle le menace, s'il ne ressuscite pas le mort, de ne plus courber le cou devant lui et de ne plus faire briller dans son église la lumière des cierges. Les prêtres mêmes prétendent exercer une contrainte sur leurs saints. Un officier du roi Sigebert avait pris possession d'un bien qui appartenait à l'église d'Aix. L'évêque, s'adressant au saint patron, lui dit: «Très glorieux, on n'allumera plus ici de cierges et l'on ne chantera plus de psaumes tant que tu n'auras pas vengé tes serviteurs de leurs ennemis et restitué à la sainte église les biens que l'on t'a volés.» Puis il met des épines sur le tombeau, des épines aux portes de l'église. Les saints mis en demeure de cette façon s'exécutent: saint Martin rend la vie au cadavre, et saint Métrias punit de mort le spoliateur. C'est l'Église qui, du haut de la chaire, racontait ces miracles; c'étaient des plumes ecclésiastiques qui en perpétuaient le souvenir. Comment les simples fidèles ne se seraient-ils pas imaginé que la puissance vénale des êtres célestes pouvait être requise même pour le mal? Mummole, un de ces Romains dont on cite l'exemple pour prouver que les Romains ne le cédaient point aux Francs en fait de passions mauvaises, apprend qu'Euphronius, marchand syrien établi à Bordeaux, possède des reliques de saint Serge. Or on rapportait qu'un roi d'Orient, qui avait attaché à son bras droit un pouce de ce saint, n'avait qu'à lever le bras pour mettre ses ennemis en déroute. Mummole se rend chez Euphronius et, malgré les prières du vieillard, qui lui offre 100, puis 200 pièces d'or, il fait ouvrir la châsse par un diacre qu'il avait amené, prend un doigt du saint, y applique un couteau, frappe jusqu'à ce qu'il l'ait brisé en trois morceaux, et, après s'être mis en prière, en emporte un. «Je ne crois pas, dit Grégoire, que cela ait fait plaisir au bienheureux»; mais c'était le moindre souci de Mummole: il croyait s'être acquitté envers saint Serge par ces parodies qu'il avait faites d'agenouillement et de prières, et ne doutait pas de l'efficacité du talisman. Ainsi pensait Chilpéric, qui, ayant violé la parole donnée à ses frères en s'emparant de Paris, entra dans la ville, précédé de reliques qui devaient le mettre à l'abri de tout mal. Frédégonde fit mieux encore. Lorsqu'elle embaucha deux sicaires pour l'assassinat de Sigebert, elle leur dit: «Si vous revenez vivants, je vous honorerai vous et votre lignée; si vous périssez, je répandrai pour vous des aumônes dans les lieux où les saints sont honorés.» Elle ne doutait pas que les saints, bien payés par elle, ne fissent dans l'autre monde à ces deux misérables les bons offices qu'elle leur promettait s'ils échappaient à la punition de leur crime.
Grégoire nous fait connaître nombre de personnages dont il nous cite les paroles et nous conte les moindres actions; grâce à lui, nous vivons dans leur intimité: trouvons-nous parmi eux un seul homme duquel on puisse dire qu'il soit un chrétien? Sera-ce Gontran, cet homme «d'une sagesse admirable», et qui avait l'air «non seulement d'un roi, mais d'un prêtre du Seigneur»? De son vivant même, il faisait des miracles. Une pauvre femme, dont le fils était mourant, se glisse un jour à travers la foule jusqu'à lui, détache de son vêtement des franges et les infuse dans une coupe d'eau qu'elle fait boire au malade: le malade guérit. Quel chrétien était donc ce miraculeux personnage? Il s'est complu en la compagnie de concubines; il a commis un certain nombre d'actions atroces; par exemple, à la mort d'une de ses femmes, il a fait périr les deux médecins qui l'avaient soignée sans la guérir. Un jour, en chassant dans les Vosges, il trouve une bête tuée; il interroge le garde-chasse, qui dénonce le chambellan Chundo. Celui-ci niant le méfait, le duel est ordonné. Deux champions sont choisis: celui de l'accusé, qui était son propre neveu, a le ventre percé d'un coup de couteau au moment où il se mettait en devoir d'achever son adversaire qu'il avait renversé. Chundo, se voyant condamné, s'enfuit vers la basilique de Saint-Marcel, mais Gontran crie qu'on l'arrête avant qu'il atteigne le seuil sacré, et, sitôt qu'il a été saisi, le fait lapider. Le même prince a commis maints parjures, et nulle parole n'était plus incertaine que la sienne; mais il était, à tout prendre, moins méchant que les autres rois, et il avait des goûts ecclésiastiques: il se plaisait en la compagnie des évêques, les visitait, dînait avec eux. Il aimait les cérémonies religieuses, sur l'effet desquelles l'Église comptait pour surprendre et charmer les Barbares, qui, éblouis par l'éclat des luminaires, respirant à pleines narines l'odeur des parfums, écoutant les chants des prêtres et mis en recueillement par la célébration des mystères, se croyaient transportés au paradis. Gontran paraît avoir été surtout amateur de chant. Un jour qu'il avait à sa table plusieurs évêques, il pria Grégoire de faire chanter un psaume par un de ses clercs, puis il demanda successivement à tous les évêques d'en faire autant, et chacun de son mieux chanta son psaume. Le «bon roi» avait une autre vertu, qui était son respect pour la personne des évêques: comment n'aurait-il pas craint de leur déplaire? Un jour, il a fait emprisonner un évêque de Marseille, et la Providence divine lui a envoyé une maladie pour le punir. Une autre fois, il a enfermé dans un couvent Salone et Sagittaire pour qu'ils y fissent pénitence; mais aussitôt son fils est tombé malade et ses serviteurs l'ont supplié de mettre les deux évêques en liberté, de peur que l'enfant ne vînt à périr: «Relâchez-les, s'est-il écrié, afin qu'ils prient pour mes petits enfants!» Pourtant il savait bien que ses prisonniers étaient des bandits, mais il redoutait le caractère sacré dont ils étaient revêtus; il ressentait cette sorte de terreur inspirée par les prêtres de tous les temps aux gens simples de tous les pays. Et c'est avec ces superstitions, ces simagrées et ces niaiseries que Gontran passe pour bon chrétien, prêtre et saint!
Pourquoi donc ces hommes n'étaient-ils pas des chrétiens?... Les Mérovingiens n'ont pas été des chrétiens parce que l'Église gallo-franque n'était plus capable de transmettre le christianisme. Enfermée dans cette orthodoxie littérale dont les termes sont arrêtés à jamais, à la fois ignorante et sûre d'elle-même, elle ne sait plus pénétrer dans l'âme d'un païen, l'étudier, y analyser les croyances et les sentiments religieux, trouver le point de départ d'une prédication et approprier son enseignement, comme avaient fait jadis les chrétiens philosophes, à l'état des intelligences et des cœurs. Que fallait-il faire pour transformer Clovis en un chrétien? il fallait retrouver la notion du Dieu suprême dans la religion germanique parmi la foule des génies et au-dessus des grandes figures qui représentaient les idées de l'amour, de la fécondité de la terre et de la puissance du soleil; insister sur le sentiment germanique de la fragilité de cette vie placée entre le jour et la nuit; employer les mythes populaires de dieux qui ont vécu parmi les hommes; partir d'Odin pour arriver au Christ, et préparer ainsi un guerrier fils de guerriers et fils de dieux, un superbe qui n'aimait que la force, un violent qui ne savait que haïr et pour qui le droit de vengeance était une institution réglée, à incliner sa tête devant le Dieu qui a voulu naître parmi les misérables et mourir d'une mort ignominieuse, afin d'enseigner aux hommes, par l'exemple de sa charité envers l'humanité, le devoir d'être charitables les uns envers les autres. Proposer à Clovis le christianisme, c'était lui demander la transformation de tout son être. Or, si l'on en croit Grégoire de Tours, lorsque Clovis hésitait à reconnaître dans le Crucifié le maître du monde et reprochait à sa femme «d'adorer un dieu qui n'était pas de la race des dieux», Clotilde lui faisait honte de vénérer des idoles et d'adorer Jupiter, qui a souillé les hommes de son amour et qui a épousé sa propre sœur, puisque Virgile fait dire à Junon qu'elle est «et la sœur et l'épouse du maître des dieux»; mais Clovis n'avait pas d'idoles, ne connaissait ni Jupiter ni Junon, ne comprenait pas par conséquent cette dialectique surannée, employée jadis contre les païens d'Athènes et de Rome, et que l'Église ne se donnait pas la peine de renouveler. Aussi les réponses du roi barbare montrent-elles qu'il n'entend pas ce qu'on lui veut dire. Le jour où il a vu les siens plier sur le champ de bataille, il a pensé au Dieu de Clotilde, non point pour se souvenir de l'enfantine théologie qu'elle lui avait enseignée, mais pour inviter le Christ à montrer sa force: «Clotilde dit que tu es le fils du Dieu vivant et que tu donnes la victoire à ceux qui espèrent en toi. J'ai imploré mes dieux, mais ils ne me prêtent aucune assistance. Je vois bien que leur puissance est nulle. Je t'implore et je veux croire en toi, mais tire-moi des mains de mes ennemis!» Entre ses dieux et le Christ il a donc institué une sorte de duel judiciaire, et, quand le Christ se fut montré le plus fort, il l'adora, non pour être né dans une crèche et pour être mort sur la croix, mais parce qu'il avait cassé la tête de ses ennemis.
Peu importe que Grégoire nous ait exactement conté l'histoire de la conversion de Clovis; il suffit qu'il se la représente comme il fait pour que nous sachions qu'un des évêques les meilleurs et les plus éclairés de la Gaule ne soupçonne même pas qu'il faille chercher une méthode de prédication à l'usage des païens germaniques. Point de preuve plus convaincante de l'inertie intellectuelle où l'Église était tombée. Cette inertie est la cause principale de son impuissance, comme l'énergie intellectuelle des premiers siècles avait été la cause principale des victoires remportées sur le paganisme grec et romain. L'activité de l'esprit s'est soutenue pendant la lutte contre les hérésies, mais les combats que l'Église livre alors sont de guerre civile, et comme la guerre civile fait oublier l'ennemi extérieur, la guerre contre l'hérétique a fait oublier le païen. Victorieuse une seconde fois, l'Église se souviendra-t-elle qu'il demeure des gentils et qu'elle a mission de continuer l'œuvre des apôtres? Non, car elle a fait dans la lutte des pertes sensibles. Elle a perdu ces instruments de la sagesse antique qui avaient servi à élever l'édifice du dogme. L'édifice demeure isolé, morne, dans la nuit qui s'est faite sur le monde après que la civilisation ancienne s'est éteinte. Le prêtre ne cherche plus la libre adhésion des intelligences: il impose une doctrine réduite en formules dont il ne sait plus l'histoire, qu'il ne comprend plus et qu'il n'a point souci que l'on comprenne. En même temps que le vide s'est fait dans les intelligences, la conscience du chrétien a été alourdie de tout le poids des superstitions les plus grossières. Occupé à tant de petits devoirs, enchaîné par les liens d'une dévotion compliquée, il a fait assez quand il s'est occupé de lui-même et qu'il s'est mis en règle avec les prêtres et avec les saints.
E. Lavisse, Études sur l'histoire d'Allemagne, dans la
Revue des Deux Mondes, 15 mars 1886.
II—LA DÉCADENCE MÉROVINGIENNE.
Un roi mérovingien, gouvernant la Gaule romaine, procédait à la fois du roi germanique et de l'empereur romain. Aussi est-il intéressant de rechercher quel est celui des deux personnages auquel il doit le plus. Cette recherche a produit la querelle des romanistes et des germanistes: les premiers tiennent pour la victoire de l'esprit romain, les seconds pour la victoire de l'esprit germanique, mais il faut prendre garde de simplifier ainsi les choses, car les choses ne sont jamais simples. Quand on a discerné, dans les documents ou les faits de l'histoire mérovingienne, tels ou tels éléments romains ou germaniques, on n'est pas autorisé à dire: Ceci est romain, cela est germanique, et le mélange a produit la société mérovingienne. Une pareille méthode oublie quelque chose, qui est l'histoire, c'est-à-dire une rencontre de faits et de circonstances qui produisent le nouveau. Cette réserve faite, il est certain que Clovis et ses fils, très confusément, sans en avoir délibéré, par la fatalité des circonstances, ont suivi tantôt les sentiments et les habitudes germaniques, tantôt les errements du pouvoir impérial.
La royauté germanique n'était pas faible au point de n'avoir pas d'avenir. Sans doute, le peuple faisait les affaires ordinaires au village ou dans la centenie et les grandes affaires dans le concilium; le roi ne commandait à la guerre qu'après que le peuple l'avait décidée; il ne faisait exécuter le jugement qu'après que le peuple l'avait prononcé; mais un personnage unique est toujours considérable dans un État simple, où l'on n'a point l'idée des sinécures et dont la constitution toute primitive ne prévoit pas tous les besoins. Les Germains n'étaient point des sauvages; ils avaient un droit qui réglait les relations des hommes entre eux: l'observance du droit, c'était l'état de paix; or, c'était le roi qu'ils chargeaient de faire observer le droit et d'assurer la paix. Ils lui donnaient ainsi la haute fonction d'un protecteur de son peuple. Les Germains d'ailleurs obéissaient à cet instinct naïf qui pousse les hommes à élever au-dessus du commun la personne de leur chef afin de s'expliquer à eux-mêmes leur obéissance: ils croyaient que leurs rois descendaient de leurs dieux. La famille royale était trop mêlée au peuple et on la voyait de trop près pour que le roi fût l'objet d'un culte à la façon des monarques orientaux, et il arriva plus d'une fois que l'on crut pouvoir se passer de lui: ainsi les Hérules massacrèrent un jour leurs princes et ils essayèrent de vivre sans roi, mais ils se repentirent bien vite, et alors, ne croyant point qu'il leur fût permis d'élever le premier venu à la dignité suprême, ils envoyèrent des ambassadeurs dans une île lointaine où s'était établie une de leurs colonies, afin qu'ils ramenassent un membre de la famille sacrée. Chez d'autres peuples, la personne auguste a été souvent maltraitée: les Burgondes tuaient leur roi quand ils avaient été battus ou que la moisson avait été mauvaise, mais cela prouve qu'ils lui prêtaient la puissance de vaincre leurs ennemis et les éléments, comme font ces paysans qui fustigent la statue d'un saint pour le punir de n'avoir pas veillé sur la récolte. La preuve que le roi était en dehors et au-dessus du droit commun, c'est que sa vie n'était pas estimée, à l'exception d'une seule loi barbare, dans le tarif du wergeld: on la croyait trop précieuse pour être évaluée en argent. Le roi anoblissait, pour ainsi dire, ce qu'il touchait; sa faveur élevait un homme libre au-dessus de ses concitoyens et même un esclave au-dessus d'un homme libre; devenir le convive du roi, cela triplait la valeur d'un homme. Protecteur de tout son peuple, le roi pouvait accorder une protection particulière à des personnes, qui devenaient tout de suite privilégiées. Son autorité, bien qu'elle fût contredite et limitée par toutes sortes de résistances, n'était donc pas définie nettement; il s'y mêlait une sorte de droit vague que les circonstances pouvaient faire redoutable.
Le princeps romain n'est pas comme le roi germanique au début d'une histoire: son pouvoir est la conclusion de la longue histoire de la cité romaine. En aucun temps, cette cité n'a ressemblé au petit État germanique appelé civitas par les écrivains latins, qui ont l'habitude d'assimiler les institutions étrangères et les leurs, alors même que l'assimilation n'est pas légitime. Il est vrai qu'en Germanie comme à Rome le point de départ de l'organisation politique a été la famille, mais le passage de la famille à l'État s'est fait très vite dans l'étroite enceinte de la cité romaine: il ne s'est jamais achevé chez les paysans germains, disséminés en maisons isolées ou répartis dans de vastes villages. Le peuple germanique a gardé le désordre d'une organisation incomplète, au lieu qu'à Rome a régné la discipline de l'imperium, c'est-à-dire du pouvoir absolu exercé par le magistrat au nom et pour le service de la respublica: ces deux termes, en effet, que la langue moderne oppose l'un à l'autre, se complètent l'un par l'autre, la respublica étant le lieu idéal où s'exerce l'imperium. Le magistrat romain a d'abord été unique et viager et s'est appelé le roi. La magistrature a été partagée ensuite entre les deux consuls, puis le consulat s'est démembré; mais toutes les magistratures dérivées de la royauté ont gardé l'imperium. A la fin, à la suite des guerres, de la conquête du monde et des révolutions, le magistrat redevient unique et s'appelle l'empereur. Il respecte assez longtemps les vieilles formes de la constitution, les magistrats, les comices, le sénat, puis il les efface les unes après les autres. En lui s'était faite la grande synthèse des divers pouvoirs dont l'existence simultanée avait donné à Rome une sorte de liberté politique, mais très différente de la nôtre, car elle n'avait jamais eu pour objet de faire échec au pouvoir et de l'annuler.
L'empereur se trouva donc investi de toute puissance. Il eut le pouvoir militaire: même au fond de son palais, il était réputé commander et combattre, et, quand ses lieutenants remportaient des victoires, il triomphait. Il eut le pouvoir législatif; on l'appelait la loi vivante, lex animata in terris, et comme la loi personnifiée est supérieure à ses propres manifestations, il était affranchi des lois, solutus legibus. Il eut le pouvoir judiciaire: il jugeait en personne et il n'y avait de jugement définitif que le sien, car il recevait les appels des sentences rendues par ses officiers. Toute autorité était une délégation de la sienne. Le monde était administré par le palatium, où les divers offices savamment distribués se partageaient le gouvernement central. Du palais descendait une hiérarchie de fonctionnaires, dont chacun avait son office, car l'empire avait inventé ou du moins perfectionné le système de la division des pouvoirs. Enfin l'empereur est grand pontife et chef de la religion. Personnification de la cité, dont la majesté et la sainteté sont en lui, il a été, dès l'origine, l'objet d'un culte public; au IIIe siècle, quand la dignité impériale a été revêtue par des princes qui vivaient en Orient, l'empire a pris le caractère de ces monarchies orientales où le prince était dieu. Le princeps dédaigne alors de porter les titres des vieilles magistratures; il ne se dit plus même imperator: il est le maître, dominus. Il est dieu pour son propre compte, præsens et corporalis deus. On se prosterne devant lui; on l'adore, et, pour recevoir ces hommages, il est habillé de pourpre, de soie et d'or, coiffé du diadème; son palais est sacré, sa chambre sacrée, sa main sacrée, ses finances sacrées.
L'empereur Anastase en costume consulaire.
Contre cette idole s'est insurgé le christianisme pour l'honneur du genre humain. Le princeps et le christianisme se sont traités d'abord en ennemis irréconciliables. Les chrétiens, ne pouvant comprendre le monde sans l'empereur et n'imaginant pas que cet empereur-dieu pût jamais devenir chrétien, annonçaient la fin des siècles et appelaient de leurs vœux le jugement dernier. Cependant les deux adversaires se rapprochèrent au IVe siècle; les deux termes de l'antinomie se concilièrent. Mais l'empereur, le jour même où il reconnut à l'Église le droit d'exister, y entra, comme un triomphateur et un maître, toujours vêtu de pourpre, de soie et d'or et couronne en tête. Son palais, sa chambre, sa main, son trésor demeurent sacrés. Il donne à l'Église ses premiers privilèges; il appuie ses préceptes de la force du bras séculier; il ordonne la célébration du dimanche; il décrète la suppression du vieux culte païen, qu'il appelle superstitio et idolarum insania, et la fermeture des temples, sous peine d'être frappé du «glaive vengeur»; mais il ne s'est jamais considéré comme un serviteur de l'Église. Il n'est plus dieu, mais il est toujours le chef de la religion. Quatre ans après l'édit de tolérance rendu par Constantin, il s'appelle encore pontifex maximus, et, même lorsque Gratien aura renoncé au titre, l'empereur restera grand pontife. Constantin a présidé le concile de Nicée; il a fait, dans ses proclamations impériales où il exhorte ses sujets à se faire chrétiens, les premiers sermons qu'ait prononcés un empereur; ils lui ont été dictés, mais ses successeurs feront leurs sermons eux-mêmes, régulièrement, comme une besogne de leur office impérial. Ils seront des théologiens, tantôt orthodoxes et tantôt hérétiques, mais imposant toujours leurs croyances. Ils donneront leur bénédiction. Le peuple et les évêques se prosterneront devant leur visage. Ils marcheront escortés par les thuriféraires. Leurs images seront saintes et entourées de l'auréole. Singulière histoire que l'histoire de cette auréole! Les rayons en sont empruntés à la divinité des rois d'Orient, à la divinité de l'ancienne Rome, à la divinité même du Christ et à la sainteté des apôtres; car tout se mêle et se confond dans la personne du princeps, et sa grandeur est vraiment majestueuse, parce qu'elle reflète tout à la fois la majesté de l'histoire profane et la majesté de l'histoire sacrée.
Roi germain, princeps romain, quelles différences entre ces deux personnages! Et pourtant les rois mérovingiens ne pouvaient se soustraire à l'obligation de les jouer tous les deux.
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Ils ont joué le personnage impérial. Ils habitent un palatium qu'ils appellent sacré. Ils ont un consistorium pour les assister dans le gouvernement, une cour et des dignitaires dont la plupart portent des titres romains. Ils font des édits et des décrets comme l'empereur. Ils prennent des mesures d'ordre public et maintiennent le système des impôts romains. Ils sont représentés dans les provinces par des officiers. Juges suprêmes, ils s'assoient au tribunal «pour entendre et juger les causes de tous». On les qualifie de «Votre Excellence, Votre Sérénité, Votre Gloire, Votre Magnificence, Votre Sublimité». Les hagiographes les nomment Augustus et parlent de leur «mémoire divine». Eux-mêmes disent que «Dieu leur a commis la charge de régner» et qu'ils sont ses mandataires.