Histoire du moyen âge 395-1270
Tempore Primatis, Aurelianis, ave!
Primat est d'ailleurs qualifié de «Primat d'Orléans» par une foule d'écrivains, de copistes et de bibliographes postérieurs à Mathieu de Vendôme.—De très bonne heure, ce Primat de Paris, puis d'Orléans, qui paraît avoir joint à sa qualité de professeur celle de chanoine, acquit dans toutes les écoles de l'Occident une réputation d'esprit légendaire[77]. Il avait sans doute été très habile de son vivant à aiguiser des épigrammes et à versifier des méchancetés: on lui attribua tous les bons mots, calembours et reparties qui se transmettaient dans les couvents et dans les universités; on lui rapporta l'honneur des pièces goliardiques[78] qui avaient le plus de succès; on lui fit un piédestal du talent et des œuvres d'une légion de clercs ironiques. Peu à peu, ses épigrammes authentiques ne furent plus distinguées de son bagage adventice; on oublia jusqu'au temps, jusqu'aux lieux où il avait vécu.—Le bon franciscain Salimbene, qui écrivit en 1283 des mémoires si instructifs et si amusants, croit que Primat était chanoine à Cologne en l'année 1232; il cite de lui plusieurs farces dont la scène se place à Rome, à Cologne, à Pavie: «C'était, dit-il, un grand truand et un grand drôle, qui improvisait admirablement en vers. S'il avait tourné son cœur à l'amour de Dieu, il aurait tenu une grande place dans les lettres divines et se serait rendu très utile à l'Église.» Il lui attribue, entre autres chansons, le plus pur chef-d'œuvre de la littérature goliardique, la Confession de Golias, cette confession, plus cynique et plus gaie que celle de Villon, qui est certainement antérieure de soixante-dix ans à 1232, et postérieure de vingt années environ à l'époque où Mathieu de Vendôme avait fréquenté le véritable Primat aux écoles orléanaises.—Au XIVe siècle, Boccace parle encore d'un rimeur facétieux, Primasso, qui égayait jadis les dîners de l'abbé de Cluny en son hôtel de Paris; c'est de notre Primat qu'il parle, mais les abbés de Cluny n'ont pas eu d'hôtel à Paris avant 1269! A l'époque où vivait Boccace, toute notion chronologique s'était perdue depuis longtemps au sujet de l'habile rythmeur, du joyeux chanoine d'Orléans, ancêtre des goliards presque aussi chimérique que l'évêque Golias lui-même.
C'est encore une fortune très surprenante que celle de Walter Map, archidiacre d'Oxford, clerc familier du roi d'Angleterre Henri II Plantagenet. Son compatriote, son ami, Gérald de Barri, le représente comme le plus bel esprit de la cour d'Angleterre à la fin du XIIe siècle; c'était un homme très savant, très fin, et qui n'aimait pas les moines, particulièrement les moines blancs (cisterciens): Girald rapporte de lui que, ayant appris l'apostasie de deux moines, il s'écria: «Puisqu'ils renonçaient à leur moinerie, que ne se sont-ils faits chrétiens!» Map a laissé un livre en prose, De nugis curialium, d'une lecture fort agréable; ce livre ne nous a été conservé que par un seul manuscrit; il a été imparfaitement édité par Th. Wright, et très peu de personnes l'ont lu. Il a écrit contre le mariage une déclamation dont il était très fier: Valerius ad Rufinum de non ducenda uxore; on le sait si peu que des savants éminents persistent, encore aujourd'hui, à attribuer cette déclamation à saint Jérôme! Par compensation, on a copié au moyen âge, et imprimé de nos jours, sous le nom de Walter Map, quantité d'ouvrages auxquels il a toujours été étranger. Les meilleures pièces goliardiques, que les scribes français ont ornées, pour les recommander, de la marque de fabrique de Primat, les scribes anglais leur ont imposé celle de l'archidiacre d'Oxford. Comme, parmi ces pièces, il y en a de fort grossières, l'élégant et précieux Map a gagné de la sorte, en Angleterre, un renom détestable et fort peu mérité d'ivrogne (a jovial toper).—Certes, l'ami de Gérald de Barri a composé des chansons rythmiques, mais, dans le fatras de ses œuvres supposées, qui l'a fait passer si longtemps, et bien à tort, pour le plus fécond des goliards, comment dégager ce qui lui appartient? Autant chercher à retrouver les bons mots qui ont fait la gloire initiale de Primat parmi les nouvelles à la main de toute date et de toute provenance dont le moyen âge a gratifié la mémoire du grand farceur.
La biographie de Serlon de Wilton n'est guère moins incertaine que celle de Primat, et elle a été, jusqu'à ces derniers temps, encore plus obscure; car le XIIe siècle a compté jusqu'à quatre clercs du nom de Serlon qui se sont mêlés d'écrire: un chanoine de Bayeux, un évêque de Glocester, un abbé de Savigny, un abbé de l'Aumône. C'est ce dernier qui fut l'émule du fameux chanoine d'Orléans. Originaire de Wilton en Angleterre, il fut d'abord un des professeurs de belles-lettres les plus goûtés des écoles de Paris, aussi connu à cause de ses fredaines qu'à cause de sa science: «Quand j'ai bu du vin, dit-il quelque part, ça me fait pleurer et je fais des vers comme Primat.»
C'est sa conversion, éclatante et subite, qui a assuré à maître Serlon une popularité durable. Le récit en fut en effet consigné de bonne heure dans les recueils d'exemples édifiants à l'usage des prédicateurs; il se trouve dans la collection d'anecdotes d'Eudes de Chériton et dans celle de Jacques de Vitri; il a été commenté pendant plusieurs siècles dans toutes les chaires de la chrétienté. Serlon se promenait un jour dans le pré Saint-Germain quand un de ses compatriotes et de ses collègues, récemment décédé, lui apparut revêtu d'une chape en parchemin, couverte de fines écritures: «Là, dit le défunt, sont reproduits tous les sophismes dont ici-bas je tirais gloire, et cette chape pèse tant à mes épaules que je porterais plus aisément la tour de Saint-Germain-des-Prés.» Le lendemain matin, maître Serlon, ce logicien profond, ce poète mondain et grivois, dont les chansons couraient la ville, quitta brusquement l'Université de Paris, théâtre de ses triomphes, et se réfugia dans un monastère très sévère. Pour expliquer sa retraite précipitée, il laissa seulement deux vers moqueurs, très souvent cités depuis par les contempteurs mystiques de la dialectique et de la raison:
Ad logicam pergo, quæ mortis non timet ergo.
Il fut élu, vers 1171, abbé de l'abbaye cistercienne de l'Aumône, près de Pontoise, le Petit-Cîteaux. Mais il ne dépouilla pas tout à fait le vieil homme. Il conserva toujours une singulière verdeur de langage. Moine blanc, il n'aimait pas les moines noirs (clunisiens). «J'attendrais, disait-il, avec plus de tranquillité le temps de la mort si j'étais chien noir que moine noir.» Il ne cessa pas non plus de faire des vers; seulement, pour racheter les pièces impudiques qu'il avait rimées dans sa jeunesse, il s'appliqua désormais à de dévotes compositions. De Serlon de Wilton, on a surtout exhumé jusqu'à présent des vers postérieurs à sa conversion; ils sont graves, quoique la verve gouailleuse de l'ancien poète profane, et très profane, y bouillonne encore....
Philippe de Grève n'est pas, comme Primat, un personnage légendaire, et ses vers ne sont pas presque tous perdus, comme ceux de Serlon de Wilton. Néanmoins, M. Daunou, en 1835, lui consacrait dans l'Histoire littéraire de la France une notice très brève; on ne savait alors rien de lui, si ce n'est qu'il avait été chancelier de Notre-Dame de 1218 à 1236, et qu'il avait fait des sermons. Depuis 1835, la figure du chancelier Philippe, de celui qui fut, au XIIIe siècle, le Chancelier par excellence, a été lentement restaurée, et elle ressort aujourd'hui comme l'une des plus vivantes de son temps. Avec Robert de Sorbon, Philippe de Beaumanoir et Pierre Dubois, Philippe de Grève est un des hommes du moyen âge qui doit le plus aux patientes restitutions de l'érudition moderne.
Non seulement Philippe de Grève a prononcé des sermons (qui, pour le dire en passant, ne sont pas plus mauvais que beaucoup d'autres), mais il a laissé, avec une relation de la perte et de la découverte du Saint Clou en 1233, une Somme de théologie où de bons juges ont remarqué une originalité rare dans ce genre d'ouvrages, beaucoup d'érudition, d'indépendance et de véhémence. Comme théologien, il a donc présidé très dignement pendant près de vingt ans aux destinées de l'Université de Paris[79]. Ses relations avec les maîtres de cette Université n'ont pas été cependant, très bonnes. Il ignorait l'art de se faire aimer et se montra toujours passionné pour les droits de son église cathédrale, droits inconciliables avec les prétentions du corps universitaire. En 1219, il comparut à Rome pour répondre devant le pape Honorius d'accusations portées contre lui par les maîtres de l'Université. En 1222, il était de nouveau aux prises avec eux. Il avait, par sa roideur, accumulé contre lui bien des haines. On lui reprochait aussi son avidité: il cumulait ouvertement plusieurs bénéfices; chancelier de Notre-Dame de Paris, il était en même temps archidiacre de Noyon; mais, à Noyon comme à Paris, il s'était attiré des ennemis; il fut rudement malmené en 1233, en pleine église, à Saint-Quentin, par le bailli de Vermandois. Un sot compilateur du XIIIe siècle, Thomas de Cantimpré, en son Bonum universale de apibus, a recueilli précieusement l'écho des médisances et des calomnies que le caractère du Chancelier avait déchaînées contre lui. Peu de jours après sa mort, s'il faut en croire Thomas, le chancelier Philippe apparut à son évêque, qui venait de dire matines, sous l'aspect d'un damné; et comme l'évêque s'étonnait: «C'est à cause de mon avarice, répondit le fantôme; j'ai soutenu la légitimité du cumul des bénéfices, et j'ai scandalisé le monde par le désordre abominable de mes mœurs.»
Philippe de Grève eut peut-être de très mauvaises mœurs, et, qu'il ait été vertueux ou non, cela ne nous intéresse guère[80]. Mais Thomas de Cantimpré songeait sans doute, en parlant de ces «désordres abominables», aux chansons profanes du Chancelier, plus enjouées, cependant, que licencieuses. Croirait-on que ces chansons, longtemps si célèbres, que tous les clercs, au XIIIe siècle, savaient par cœur, et dont des copies anciennes sont signalées aujourd'hui jusqu'en Suède, n'ont été révélées aux lettrés que depuis quelques années?—L'attention fut éveillée pour la première fois, après cinq cents ans d'oubli, par un passage de la chronique de Salimbene. Salimbene, faisant l'éloge de son compatriote Henri de Pise, rapporte qu'il avait mis en musique plusieurs morceaux de «maître Philippe, chancelier de l'Église de Paris», et notamment six pièces qui commençaient par les mots: Homo quam sit pura—Crux de te volo conqueri, etc. Or, sur ces six pièces rythmiques, quatre se sont retrouvées dans un manuscrit du Musée britannique, parmi une quarantaine de petits poèmes, précédés de la rubrique commune: «Dits de maître Philippe, le feu chancelier de Paris». Elles se sont retrouvées aussi dans l'Antiphonaire de Pierre de Médicis, et ailleurs. Elles assurent à Philippe de Grève une place très honorable parmi les écrivains lyriques du moyen âge. Tel était, aussi bien, l'avis de maître Henri d'Andeli, chanoine de Paris, qui a rimé en langue vulgaire un curieux éloge funèbre du Chancelier (mort le 25 décembre 1236). L'habile trouvère Henri d'Andeli représente Philippe de Grève comme «le meilleur clerc de France» et le plus habile des «jongleurs».—Si Philippe de Grève, au lieu de composer en vers latins rythmiques, avait versifié ordinairement en français (il se l'est quelquefois permis), il serait placé, en effet, au nombre des bons jongleurs; mais la langue et le rythme qu'il a choisis ont retardé pour lui l'heure de la réputation posthume....
Ch.-V. Langlois, La littérature goliardique, dans la
Revue politique et littéraire, 24 déc. 1892.
III—UN FRANCISCAIN DU XIIIe SIÈCLE: FRA SALIMBENE.
Ce pauvre franciscain du XIIIe siècle, très bon chrétien d'ailleurs, n'a pas été canonisé; il n'a pas été brûlé non plus; on n'a guère brûlé des franciscains qu'à partir du XIVe siècle. Ce n'était point un grand clerc: il s'obstine à prendre Henri III pour Henri IV et à conduire à Canossa un empereur qui n'eût jamais consenti à s'y rendre. Il nous conte des histoires de nourrices: le dragon du mont Canigou, qui sort d'un lac quand on y jette des pierres et obscurcit le ciel de l'ombre de ses ailes; l'aventure d'un fou que le diable étrangla nuitamment au milieu des pains entassés par lui en prévision de la famine. Ce n'était point un poète passionné, comme Jacopone da Todi, et très capable de tourmenter le pape en langue vulgaire. Salimbene a rédigé sa chronique en latin, et je vous assure qu'il est moins bon latiniste que Cicéron. Mais quel joli latin! tout plein de barbarismes sans être barbare, souple, vivant, tel qu'on le prêchait alors dans l'intérieur des couvents, pour l'édification plus dévote que grammaticale des moinillons. On y trouve tout le vocabulaire de la plus basse latinité. Le potage s'y appelle bonnement potagium; on y voit un évêque qui, craignant une émeute de ses ouailles, s'enferme dans sa tour, quod pelli suæ timebat. La critique de Salimbene est nulle. Il n'envisage l'histoire qu'au point de vue des intérêts de son ordre et juge les rois, les papes et les républiques selon le bien ou le mal qu'ils font aux franciscains. Pour lui la maison d'Assise est le cœur du monde. Comme la plupart des vieux chroniqueurs, il met au même plan les plus graves événements de son siècle et les plus minces accidents naturels. Nous apprenons par lui qu'en 1285, au mois de mars, il y eut une étonnante abondance de puces précoces; en 1283, une mortalité sur les poules: une femme de Crémone en perdit 48 dans son poulailler. En 1282, il signale un tel excès de chenilles que les arbres en perdirent toutes leurs feuilles; mais, pour la même année, les Vêpres sanglantes de Sicile ne lui prennent que trois lignes. L'âme, en lui, fut médiocre. Tout petit, il était dans son berceau lorsqu'un ouragan terrible passa sur Parme; sa mère, craignant que le baptistère ne tombât sur la maison, prit dans ses bras ses deux fillettes et se sauva, abandonnant à la grâce de Dieu le futur moine. «Aussi, dit-il, je ne l'ai jamais beaucoup aimée, car c'est moi, le garçon, qu'elle aurait dû emporter.» Il entra au couvent, malgré ses parents et l'empereur Frédéric II auquel le père eut recours. L'empereur ordonna aux frères de rendre leur novice; le père vint supplier son fils, au nom de sa mère; Salimbene répondit tranquillement: Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus. Plus tard, il se réjouissait de n'avoir point, lui et son frère, continué le nom et la race paternels. Et cependant, il ne fut qu'un religieux assez calme, d'un zèle raisonnable. Il parle des choses liturgiques avec un sans-façon qui étonne. «C'est bien long, dit-il, de lire les psaumes à l'office de nuit du dimanche, avant le chant du Te Deum. Et c'est bien ennuyeux, autant en été qu'en hiver; car, en été, avec les nuits courtes et la grande chaleur, on est trop tourmenté des puces.» Et il ajoute: «Il y a encore dans l'office ecclésiastique beaucoup de choses qui pourraient être changées en mieux.» Il aime les grands couvents où «les frères ont des délectations et des consolations plus grandes que dans les petits». Il ne fait pas mystère de ces consolations, poissons, gibier, poulardes et tourtes, douceurs temporelles que Dieu prodigue à ceux qui font vœu d'être siens. Vous trouverez, dans la chronique, quatre ou cinq dîners de petits frères de saint François, tous très succulents. Une pieuse gourmandise porte à la gaieté, et Salimbene est un joyeux compère: les histoires de couvent, dignes de frère Jean des Entommeures, abondent dans son livre. Mais retournez-le, et vous apercevrez l'un des écrivains—je dis des écrivains ecclésiastiques—les plus précieux du moyen âge, l'un des témoins les plus édifiants du XIIIe siècle italien.
Il était né à Parme en 1221. A dix-sept ans, il prit l'habit. Il rédigea sa chronique entre 1283 et 1288. Il mourut sans doute en 1289. Enfant, il eût pu contempler saint François d'Assise; il vit s'épanouir, dans leur suavité printanière, les fleurs de la légende séraphique. Pendant quarante années il se promena en Italie et en France, de couvent en couvent. Il conversa avec les personnages les plus grands de son siècle. Il vit face à face Frédéric II, vidi eum et aliquando dilexi; il connut familièrement Jean de Parme et Hugues de Digne. A Sens, il entendit Plano Carpi, le précurseur de Marco Polo, expliquer son livre «sur les Tartares». Il aborda, à Lyon, Innocent IV, le pape terrible qui avait juré d'écraser la maison de Souabe et de poser son talon sur ce «nid de vipères». Enfin, en 1248, à Sens, au moment de la Pentecôte, il a vu saint Louis. Le roi se rendait à la croisade, cheminant à pied, en dehors du cortège de sa chevalerie, priant et visitant les pauvres, «moine plutôt que soldat», écrit Salimbene. Le portrait qu'il nous en donne est charmant. Erat autem rex subtilis et gracilis, macilentus convenienter et longus, habens vultum angelicum et faciem gratiosam. Et quel fin repas il fit servir aux Mineurs de Sens! D'abord, le vin noble, le vin du roi, vinum præcipuum; puis, des cerises, des fèves fraîches cuites dans du lait, des poissons, des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amandes saupoudré de cynamone, des anguilles assaisonnées d'une sauce excellente (cum optimo salsamento), des tourtes, des fruits. Remarquez que le menu est rigoureusement maigre, mais d'un maigre canonical qui permet d'attendre avec résignation le gras du lendemain. C'était, peut-être, la Vigile de la Pentecôte, jour d'abstinence, jour de lentilles et de racines; mais François avait dit dans sa Règle: Mangez de tous les mets qu'on vous servira, necessitas non habet legem. Salimbene accompagna le roi jusqu'au Rhône. Un matin, il entra avec lui dans une église de campagne qui n'était point pavée. Saint Louis, par humilité, voulut s'asseoir dans la poussière, et dit aux frères: Venite ad me, fratres mei dulcissimi, et audite verba mea. Et les petits moines s'assirent en rond autour du roi de France.
Certes voilà, pour un obscur religieux, une vie et des souvenirs qui n'ont rien de vulgaire. Mais la singularité originale de Salimbene est surtout dans sa vocation au Joachimisme, à la religion de l'Évangile Éternel. Comme beaucoup d'âmes excellentes, il se laissa entraîner par le mouvement de mysticisme qui, à côté du franciscanisme pur, et au sein même de l'institut de saint François, agita, vers le milieu du XIIIe siècle, l'Italie, et effraya l'Église; contradiction curieuse du christianisme, embrassée par des hommes qui se croyaient sincèrement les plus réguliers des chrétiens et qui se préparaient, par la plus audacieuse des hérésies, à la réalisation des promesses suprêmes de Jésus.
Cette crise religieuse dont le XVIe siècle a vu les derniers incidents existait à l'état latent depuis le premier âge du christianisme. L'évangile de saint Jean et l'Apocalypse avaient laissé entendre que la situation religieuse du monde ne tarderait pas à changer profondément, et qu'une ère meilleure et définitive était proche. Le règne futur du Saint-Esprit, du Paraclet, précédé par le règne temporel du Christ pendant mille ans, la venue de la Jérusalem céleste, le triomphe momentané, puis la chute horrible de l'Antéchrist, la fin des choses terrestres, toutes ces idées avaient, dès l'époque apostolique, préoccupé les consciences nobles. La dure expérience de l'histoire, la misère du moyen âge, les scandales de l'Église romaine les avaient confirmées davantage. Saint Augustin les avait reçues de saint Jean; Scot Erigène les reçut de saint Augustin. Les hérésiarques scolastiques les possèdent tous, si je puis ainsi dire, en puissance. Elles reparaissent, au commencement du XIIIe siècle, dans l'école d'Amauri de Chartres, qui ne doit rien certainement à Joachim de Flore. Celui-ci, un poète, un visionnaire, perdu dans ses montagnes de Calabre, mais habitué, par le contact de la chrétienté grecque, à une exégèse très libre, avait rendu à l'Italie, vers la fin du XIIe siècle, ces vieilles terreurs et ces vieilles espérances. Un jour, dans le jardin de son couvent, un jeune homme d'une beauté rayonnante lui était apparu, portant un calice qu'il tendit à Joachim. Celui-ci but quelques gouttes et écarta le calice. «O Joachim, dit l'ange, si tu avais bu toute la coupe, aucune science ne t'échapperait!» Mais l'abbé de Flore avait assez goûté de la liqueur mystique pour annoncer, dans sa Concordia novi et veteris Testamenti, une troisième révélation religieuse, celle de l'Esprit, supérieure à celle du Fils, comme celle-ci l'avait été à celle du Père. Il faut citer tout ce passage où court un grand souffle. Joachim caractérise les trois âges religieux du monde, dont le dernier lui semble près de se lever:
«Le premier a été celui de la connaissance, le second celui de la sagesse, le troisième sera celui de la pleine intelligence. Le premier a été l'obéissance servile, le second la servitude filiale, le troisième sera la liberté. Le premier a été l'épreuve, le second l'action, le troisième sera la contemplation. Le premier a été la crainte, le second la foi, le troisième sera l'amour. Le premier a été l'âge des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis. Le premier a été l'âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfants. Le premier s'est passé à la lueur des étoiles, le second a été l'aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a été l'hiver, le second le commencement du printemps, le troisième sera l'été. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l'herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier a donné l'eau, le second le vin, le troisième donnera l'huile. Le premier se rapporte à la Septuagésime, le second à la Quadragésime, le troisième sera la fête de Pâques. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l'auteur de toutes choses; le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon; le troisième sera l'âge du Saint-Esprit, dont l'apôtre dit: Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté, ubi Spiritus Domini, ibi Libertas.»
Mais c'est bien sur cette terre et dès cette vie et non plus seulement dans la Jérusalem paradisiaque de l'Apocalypse, de saint Augustin et de Scot Erigène, que devait se manifester la révélation joachimite. Le rêveur de Flore y réservait aux moines, aux contemplatifs, aux spirituales viri, le ministère dévolu jusqu'alors aux clercs, à l'Église séculière. De quelles catastrophes serait précédée la grande évolution religieuse? Joachim pressentait des années tragiques, et, dans les derniers jours du XIIe siècle, il calculait en tremblant que les deux prochaines générations humaines de trente années verraient cette crise extraordinaire, que peut-être elle allait commencer, qu'au plus tard elle éclaterait en l'an 1260.
Il mourut avec le renom d'un prophète, en odeur de sainteté. Henri VI, Richard Cœur-de-Lion, l'avaient consulté sur la venue de l'Antéchrist. L'Église le béatifia, et Dante l'a mis en son Paradis, dans le chœur des mystiques. Mais ses visions lui survécurent. Les Franciscains, dans les vingt années qui suivirent la mort de saint François, s'attachèrent à lui comme au précurseur de la religion nouvelle dont l'enfant d'Assise aurait été le Messie. On annonça, pour 1260, la fin de l'Église de Rome. On ajouta aux ouvrages vrais de Joachim toutes sortes de livres apocryphes et de prophéties où Frédéric II et sa descendance, le pape Innocent IV, saint François et saint Dominique et le vêtement même des ordres mendiants étaient clairement annoncés. Autour de Jean de Parme, général des Franciscains, se groupaient les plus ardents apôtres joachimites. L'un d'eux, Gérard de San Donnino, en son Liber introductorius ad Evangelium Æternum, résuma toute la doctrine de Joachim. L'Évangile Éternel, qui fut, en effet, une doctrine et non un livre, avait été jusque-là comme un texte idéal, la Bonne Nouvelle du Saint-Esprit, que chaque adepte portait secrètement en son cœur. Le jour où il devint un manifeste d'hérésie et un étendard révolutionnaire, l'Église et l'Université de Paris s'émurent et s'entendirent pour frapper la secte. L'opération fut très simple, tous les sectaires étant, au fond, de pieux catholiques. Jean de Parme abdiqua le généralat. Le pauvre Gérard de San Donnino pâtit pour tout le monde: on l'enferma dans un in pace.
Tout ceci se passait entre 1250 et 1255. Salimbene, tout novice, s'était fait joachimite, comme les autres. A Hyères, il avait reçu de Hugues de Digne, le chef de la secte pour la France, un prétendu commentaire de Joachim sur les quatre évangélistes, et l'avait copié à Aix. Après le jugement de condamnation, prononcé en 1255, par Alexandre IV, il était encore demeuré fidèle à la doctrine mystérieuse. Longtemps après, quand, vieux et désenchanté, il écrit sa Chronique, il rappelle à dix reprises et très bravement, qu'il a été jadis «grand joachimite, magnus joachimita». Mais après 1260, l'année fatale étant écoulée, et l'Église du Fils n'ayant pas cédé la place à celle de l'Esprit, il se détacha tout à fait de la secte. Bartolommeo de Mantoue lui dit un jour, à propos de Jean de Parme: «Il avait suivi les prophéties de véritables fous.—Cela me fait bien du chagrin, répondit Salimbene, car je l'aimais tendrement. Et Bartolommeo:—Mais toi aussi, tu as été joachimite.—C'est vrai, réplique naïvement notre moine; mais après la mort de l'empereur Frédéric II et la fin de l'année 1260, j'ai tout à fait abandonné cette doctrine, et je suis résolu à ne plus croire qu'aux choses que j'aurai vues.»
Cependant, il garda toujours une tendresse pour les rêves de sa jeunesse. Son orgueil fut d'avoir été l'un des initiés de la révélation de l'Évangile Éternel, et il aime à nous conter tout ce qu'il a vu et connu de ce grand mystère. Par lui nous pénétrons dans ce monde singulier qui eut toujours l'allure d'une société secrète. A Pise, il voit apporter furtivement, par un vieil abbé de l'ordre de Flore, les livres de Joachim, que l'on voulait soustraire aux violences de Frédéric II. A Hyères, il assiste, dans la chambre de Hugues de Digne, aux colloques à voix basse des joachimites: il y avait là des notaires, des juges, des médecins, et alii litterati. Des franciscains venus les uns de Naples, les autres de Paris, s'interrogeaient anxieusement. «Que pensez-vous, disait l'un, Jean de Naples, à Pierre de Pouille, de la doctrine de Joachim?—Je m'en soucie, disait l'autre, comme de la cinquième roue d'un carrosse, quantum de quinta rota plaustri.» A Provins, il se fait expliquer un livre apocryphe de Joachim, l'Expositio super Jeremiam. A Modène, il rencontre Gérard de San Donnino revenant de Paris. Leur entretien est curieux, et se découpe facilement en dialogue:
SALIMB.—Si nous disputions de Joachim?
GÉR.—Disputer, non, mais causons, et dans un lieu secret. (Ils s'en vont derrière le dortoir et s'assoient à l'ombre d'une treille.)
SALIMB.—Dis-moi quand et où naîtra l'Antéchrist.
GÉR.—Il est déjà né et grand, et bientôt le mystère d'iniquité s'accomplira.
SALIMB.—Tu le connais?
GÉR.—Je ne l'ai pas vu en face, mais je le connais bien par l'Écriture.
GÉR.—La Bible.
SALIMB.—Eh bien! dis tout, car je connais la Bible.
GÉR.—Non, il nous faut une Bible. (Salimbene court chercher sa Bible. Ils étudient le XVIIIe chap. d'Isaïe, que Gérard applique à un roi d'Espagne ou de Castille.)
SALIMB.—Et ce roi est l'Antéchrist?
GÉR.—Tout à fait. Les docteurs et les saints l'ont tous prédit.
SALIMB. (riant).—J'espère que tu verras que tu t'es trompé.
(En ce moment les frères, avec des séculiers, apparaissent dans la prairie, la mine allongée, causant avec des signes de tristesse.)
GÉR.—Va, et écoute ce qu'ils disent. On dirait qu'ils ont reçu de mauvaises nouvelles.
(Salimbene court, interroge et revient. Mauvaises nouvelles, en effet; l'archevêque de Ravenne a été fait prisonnier par Ezzelino de Padoue.)
GÉR.—Tu vois bien, voilà le mystère qui commence.
Longtemps après, post annos multos, au couvent d'Imola, on lui présenta un livre de son ami Gérard, peut-être le Liber introductorius. Mais Gérard avait été condamné, ses écrits étaient frappés d'infamie. Salimbene eut peur et dit: «Jetez-le au feu».
L'appréhension de l'Antéchrist fut, en dehors même de la société joachimite, un sentiment essentiel de la religion italienne au XIIIe siècle. On s'en inquiétait déjà au temps de Grégoire VII. Les prédictions de Joachim attirèrent l'attention des mystiques sur Frédéric II: évidemment, le monstre, c'était lui. Toutes les calomnies, toutes les médisances propagées par les moines se retrouvent en Salimbene, qui voit, dans les malheurs des dernières années de l'empereur, le signe très clair de la colère divine. Aussi les a-t-il énumérés tous, l'un après l'autre, jusqu'à la mort misérable de Frédéric, dans un château de la Pouille. Il invoque, comme témoins de la vengeance céleste, tour à tour les Prophètes, les Sibylles, Merlin, l'abbé Joachim. Frédéric, c'est l'ennemi satanique de l'Église et de Dieu, l'impie, l'athée, le libertin, callidus, versutus, avarus, luxuriosus, malitiosus, iracundus, jocundus, delitiosus, industriosus, epicureus; poète cependant, spirituel, séduisant, pulcher homo. Cet homme charmant était d'ailleurs féroce: il fit couper le pouce à un notaire qui, dans un acte, avait écrit de travers une lettre du nom impérial; il donna à deux malheureux un excellent repas, puis fit courir l'un et laissa s'endormir l'autre; on les ouvrit alors, sous les yeux de l'empereur, curieux d'étudier le problème de la digestion[81].
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La parole de Joachim de Flore: ubi Spiritus Domini, ibi Libertas, s'était réalisée à la lettre. L'Italie, animée par l'attente d'une rénovation religieuse, porta tout d'un coup une étonnante floraison de doctrines, de sectes, de miracles et de prodiges de toutes sortes. Le premier, saint François, avec la puissance d'un créateur, avait rajeuni le christianisme; cette fécondité d'invention ne s'était pas ralentie au temps de Salimbene, et, par lui, nous pouvons pénétrer dans la chrétienté la plus vivante qui fut jamais. Et, je le répète, si nous mettons à part les vues aventureuses du joachimisme, ici, nous n'avons pas affaire à des hérésies. Mais les plus scandaleux de ces chrétiens d'Italie se croient en règle avec le bon Dieu. Ils édifient librement, joyeusement leurs petites chapelles, leurs communions bizarres dans l'enceinte de la grande Église, qui les laisse faire quelque temps, puis ramène vivement à la ligne droite ceux qui s'en éloignent avec une belle humeur trop inquiétante.
Le groupe de Jean de Parme semble au complet dans la Chronique. La personne la plus singulière de ce groupe est assurément la sœur de Hugues de Digne—unius de majoribus clericis de mundo—sainte Doulcine. Elle avait le don de guérir ou même de ressusciter les petits enfants. Elle n'était pas entrée en religion, mais portait le cordon de saint François, et parcourait la Provence, suivie de quatre-vingts dames de Marseille. Elle entrait dans toutes églises des frères mineurs, où elle avait des extases. Elle y demeurait facilement les bras en l'air depuis la première messe du matin jusqu'aux complies. «On n'en a jamais dit de choses fâcheuses», écrit Salimbene.
Dans ce monde étrange, le miracle, le petit miracle familier était une douce habitude. Les miracles de Salimbene tournent en général à la gloire des franciscains. Il ne dissimule point qu'une pieuse industrie peut y aider. En 1238, dit-il, à Parme, vers le temps de Pâques, les mineurs et les prêcheurs s'entendirent sur les miracles qu'il convenait de faire cette année-là, intromittebant se de miraculis faciendis. Il a connu un frère, Nicolas, à qui le miracle ne coûtait pas plus que la récitation du Pater. Un moinillon, tout en écumant la soupe conventuelle, avait laissé tomber dans le chaudron un bréviaire enluminé, qu'on venait de lui prêter. Le saint livre s'imprégnait de bouillon miro modo. Fra Niccolò, appelé, dit une prière sur la soupe et retira le bréviaire intact et tout neuf. Salimbene ne nous apprend point si la soupe en fut plus grasse. A Bologne, un novice ronflait si fort que personne ne pouvait plus dormir au couvent. On l'exila du dortoir au grenier, du grenier au hangar: rien n'y fit; c'était une trompette d'Apocalypse. On tint chapitre sous la présidence de Jean de Parme en personne. Quelques-uns demandèrent l'expulsion du petit frère propter enormem defectum. On résolut de le rendre à sa mère, pour une fraude sur la chose livrée, eo quod ordinem decepisset. Fra Niccolò intervint et promit un miracle. Le lendemain, l'enfant servit sa messe; puis il le fit passer derrière l'autel et là il lui tira vivement le nez. Dès lors, le novice dormit quiete et pacifice, comme un loir, sicut ghirus.
Mais aussi, que de faux miracles de la part des reliques qui ne sont pas franciscaines! La ville de Parme vit entrer un matin, processionnellement et suivie d'une foule de dévots, la châsse d'un prétendu saint Albert de Crémone. La relique—le petit doigt d'un pied—fit merveille. Les curés de paroisses commandaient pour leurs églises des fresques en l'honneur de saint Albert, ut melius oblationes a populo obtinerent. Mais un chanoine doué de flair s'approcha de très près de la châsse, et sentit une odeur qui n'était point de sainteté. Il prit la relique: c'était une simple gousse d'ail!
Évidemment, la notion d'orthodoxie était alors très particulière. Il était entendu que les fidèles, individuellement, ou formés en communautés libres, pouvaient chercher où il leur plairait la voie du salut. Et chacun de tirer de son côté selon son humeur; celui-ci, un laïque de Parme, s'enferme en un couvent de cisterciens pour écrire des prophéties; cet autre, un ami des mineurs, fonde quelque chose pour lui tout seul (sibi ipsi vivebat). C'est le Don Quichotte de saint Jean-Baptiste: longue barbe, cape arménienne, tunique de peau de bête, une sorte de chasuble sur les épaules avec la croix devant et derrière, et tenant une trompette de cuivre (terribiliter reboabat sua tuba), il prêche dans les églises et sur les places, suivi d'une foule d'enfants qui portent des branches d'arbres et des cierges. Voici les Saccati ou Boscarioli, hommes vêtus de sacs, hommes des bois. C'est une secte de faux Mineurs sortie du groupe de Hugues de Digne et qui ont pris un costume pareil à celui des franciscains. Ils semblent de furieux quêteurs, plus alertes que les vrais, et qui ne leur laissent que des miettes. Salimbene les méprise. Voici les Apostoli, des vagabonds, tota die ociosi (ocieux), qui volunt vivere de labore et sudore aliorum. Cette bande va et vient, attirant à elle les enfants qu'ils font prêcher, suivie d'une troupe de femmes (mulierculæ), vêtues de longs manteaux, qui se disent leurs sœurs; ils doivent pratiquer le communisme à outrance. Leur chef, Gherardino, a des aventures galantes qui révoltent la pudeur de Salimbene. Le scandale des Apostoli émut l'évêque de Parme, qui fit emprisonner ceux qu'il put prendre. Puis Grégoire X condamna la secte, qui refusa de se soumettre. Les Saccati, plus humbles, s'étaient soumis.
Deux sociétés religieuses, orthodoxes, mais très différentes l'une de l'autre, ont attiré l'attention de Salimbene: les flagellants et les Gaudentes, ou les joyeux compères. Les flagellants apparurent dans l'Italie du Nord en 1260, l'année fatale des joachimites: «Tous, petits et grands, nobles, soldats, gens du peuple, nus jusqu'à la ceinture, allaient en procession à travers les villes et se fouettaient, précédés des évêques et des religieux.» La panique mystique fit de grands ravages: tout le monde perdait la tête, on se confessait, on restituait le bien volé, on se réconciliait avec ses ennemis. La fin de toutes choses semblait prochaine. Le jour de la Toussaint, les énergumènes vinrent de Modène à Reggio, puis ils marchèrent sur Parme. Celui qui ne se fouettait point était «réputé pire que le diable», on le montrait au doigt, on lui faisait violence. Ils se dirigèrent enfin sur Crémone. Mais le podestat de cette ville, Palavicini, refusa l'entrée des portes: il fit dresser des fourches le long du Pô à l'usage des flagellants qui essaieraient de passer; aucun ne se présenta. Avec les Gaudentes, autre tableau. Ceux-ci ne se frappaient point, mais vivaient gaiement en confrérie. Ils avaient été inventés par Bartolomeo de Vicence, qui fut évêque. Petite confrérie, d'ailleurs. Ils mangent leurs richesses «cum hystrionibus», écrit Salimbene. Ils ne faisaient point l'aumône, ne contribuaient à aucune œuvre: monastères, hospices, ponts, églises. Ils enlevaient par rapine le plus qu'ils pouvaient. Une fois ruinés, ils avaient l'audace de demander au pape de leur assigner, pour y habiter, les plus riches couvents d'Italie.
Ces chrétiens aimables continuaient la tradition des clerici vagantes du XIIe siècle. Et même, à côté d'eux, certains Gaudentes isolés, les plus avisés sans doute, et les plus voluptueux de l'ordre, annoncent déjà les prélats peu édifiants du XVIe siècle romain...[82].
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Salimbene et sa chronique sont une relique bien vénérable du passé. Ils n'engendrent point la mélancolie, ce qui est bon; mais ce qui vaut mieux encore, ils inspirent de sérieuses réflexions ou confirment de graves idées historiques. Chacune des pages de ce livre montre que la liberté d'invention déployée par les Italiens du XIIIe siècle dans l'œuvre de la Commune, dans l'organisation des franchises politiques et sociales, fut tout aussi grande, aussi féconde, à la même époque, dans l'ordre des faits religieux. La conscience libre dans la cité libre, telle fut alors la formule de la civilisation italienne. Certes, l'apostolat même de saint François et ses résultats immédiats témoignaient déjà, d'une façon éclatante, de cette vérité. Mais ici, de l'exquise poésie de la légende sortait peut-être un sentiment trop idéal de la réalité historique. L'odeur suave des Fioretti, telle qu'une vapeur d'encens, nous trouble les sens et donne une illusion paradisiaque. Le franciscain de Parme, si familier, qui raconte avec candeur tout ce qu'il a entendu, tout ce qu'il a vu, dissipe quelque peu l'enchantement et nous apprend que, dans l'ordre séraphique, tous n'étaient pas des séraphins. On ne connaît pas une société religieuse si l'on n'en visite que les sanctuaires, si l'on n'en contemple que les fondateurs; il importe aussi de fouiller les coins et les recoins, la sacristie, le cloître, le réfectoire et les cellules, et de prêter l'oreille aux pieux propos, aux confidences, aux joyeusetés des plus humbles moines. Pour cet office, Salimbene est un guide incomparable; on ne fait pas de meilleure grâce aux étrangers les honneurs de son couvent.
E. Gebhart, dans le Bulletin du cercle
Saint-Simon, 1884[83].
IV—LES PROPOS DE MAÎTRE ROBERT DE SORBON.
Robert de Sorbon, fondateur du collège appelé de son nom la maison de Sorbonne, doit toute sa gloire à cette fondation généreuse; il n'en doit rien à ses écrits. Il s'y trouve pourtant des parties très intéressantes. Un témoin digne de toute confiance, Joinville, rapporte que Robert avait «grant renommée d'être preud'homme»; il nous atteste, en outre, que, très sûr de posséder un cœur droit et de voir en conséquence les choses comme elles sont, louables ou blâmables, il était habituellement très libre dans ses discours et dans ses actes. Eh bien! tel est-il dans les divers écrits qu'il nous a laissés, dans ses sermons et même dans ses traités dogmatiques: d'une part, honnête, très honnête, nullement casuiste, n'enseignant jamais qu'une morale, la stricte observance des dix commandements, et, d'autre part, caustique, enjoué, abondant en vives saillies et propos badins sur le compte d'autrui. Nous ne croyons pas qu'on se représente tout à fait ainsi le créateur de la Sorbonne. On ne connaît guère qu'un côté du personnage. C'est pourquoi nous voulons montrer ici l'autre côté, celui qu'on ne connaît pas!
Quoique chanoine de Paris, c'est-à-dire grand dignitaire d'une église opulente et fastueuse, quoique vivant à la cour dans la familiarité des seigneurs et du roi, quoique devenu riche après avoir été pauvre, il avait conservé le goût de la simplicité, sans se laisser atteindre par la contagion des mœurs séculières. C'était une des formes de sa prud'homie. En cela tous les clercs attachés à la cour ne lui ressemblaient pas. «Il faut bien, disaient-ils, hurler avec les loups.—Non, non, leur répondait-il: Vivez avec les loups, soit, mais pour les convertir en agneaux; sinon tenez pour certain qu'ils vous mangeront.» Fit-il, pour sa part, des conversions nombreuses? nous n'en pouvons à la vérité citer aucune, mais il est constant qu'il ne s'est laissé ni terrifier ni manger par les loups. C'est ce que prouve du reste le ton de ses remontrances, où sont particulièrement maltraités les riches et les nobles, où les princes eux-mêmes ne sont pas toujours épargnés.
Chez les riches, par exemple, il condamnait sévèrement le luxe des habits, et recommandait à tous les confesseurs d'être, sur ce point, aussi rigides que lui. Au pénitent qui viendra lui faire l'aveu de ses fautes le confesseur dira: «Mon ami, ne vous êtes-vous pas paré les jours de fête, ou bien en quelque autre circonstance solennelle, pour plaire aux femmes que vous pourriez rencontrer sur votre chemin?—Oui, maître, répondra sans doute le pénitent, mais sans aucune intention de les provoquer au mal.—Ami, répliquera le confesseur, vous avez gravement péché. Si l'on suspend une couronne à la porte d'une taverne, c'est la marque qu'on y vend du vin; de même une chevelure circulaire, sur la tête un élégant chaperon, un ceinturon de fer, de petits nœuds argentés, des gants aux mains, aux pieds des souliers lacés, et autres choses de ce genre, voilà des enseignes de libertinage; et pourtant il n'y a pas dans la couronne une obole de vin, il n'y a pas dans le ceinturon de fer le moindre péché de luxure.»
Pour supprimer les habits de fête, Robert eût volontiers supprimé les fêtes elles-mêmes. C'est là, dit-il, ce qu'avait osé faire un prélat très vénéré, Guyard de Laon, autrefois chancelier de Paris, plus tard évêque de Cambrai, qui, de tous les martyrs, de tous les confesseurs, n'avait maintenu comme saints à fêter, dans le calendrier réformé de son diocèse, que saint Laurent et saint Martin. Et Robert le félicite d'avoir eu cette audace, le seul dieu qui pouvait lui reprocher d'avoir fait tort à son culte étant le dieu Bacchus. A qui connaît les mœurs du temps le propos ne semble pas trop dur.
En mainte occasion Robert s'est exprimé plus âprement. Il savait sans doute qu'il se faut défendre de parler trop et trop haut. «La langue est, disait-il, dans un cloître, comme un moine, dans un cloître fermé par un fossé et deux barrières, les dents et les lèvres, et devant ce fossé, devant ces barrières, il y a trois portiers dont il faut successivement obtenir la permission de sortir, c'est-à-dire la permission de parler.» Mais Robert violait souvent la consigne, et quand les trois portiers murmuraient il était déjà loin. Un jour donc, la cour était à Corbeil; le voilà prenant par son manteau le sénéchal de Champagne et l'entraînant malgré lui vers le roi: «Maître Robert, lui disait Joinville, que me voulez-vous?—Je veux de vous une réponse à cette question: S'il plaisait au roi de s'asseoir dans ce pré, et si vous alliez prendre place sur son banc, au-dessus de lui, ne seriez-vous pas à blâmer?—Je le serais sans aucun doute.—En conséquence, vous êtes blâmable de vous vêtir plus noblement que le roi, lequel n'a pas cet habit de vair dont vous faites parade.» Joinville blessé répondit aussitôt: «Sauf votre grâce, maître Robert, cet habit de vair que je porte, mon père et ma mère me l'ont laissé; tandis que vous, fils de vilain et de vilaine, vous avez laissé l'habit de votre père et de votre mère pour revêtir un camelin plus riche que celui du roi.» Ce débat, déjà très vif, l'allait devenir plus encore; mais le roi s'empressa d'intervenir et prit la défense de maître Robert; ce dont il fit bientôt après ses excuses à Joinville, lui disant à part: «Il avait grand besoin que je l'aidasse, car il était fort ébahi.»
Saint Louis avait, au rapport de Joinville, une doctrine autre que celle de Robert en ce qui touche le costume. «Un chevalier courtois se doit, disait-il, vêtir de telle sorte que les gens d'un âge mûr ne l'accusent pas de trop faire, les jeunes gens de faire trop peu.» C'était là parler très sagement. Cependant on assure que le bon roi n'observait pas toujours lui-même la règle qu'il enseignait aux autres. Il aurait donc un peu trop négligé sa tenue, tandis que sa femme, Marguerite de Provence, aurait, suivant Robert, donné dans l'excès opposé.
Voici les termes de ce témoignage: Humiliter (rex Franciæ) incedit et gerit se; uxor autem ejus alio modo. Dans la bouche de Robert, ce n'est pas simplement, en ce qui touche la reine, un propos malin, c'est une accusation grave. En effet, il ne permettait pas plus aux femmes qu'aux hommes le luxe des habits. Qu'on veuille bien le lui pardonner. La prud'homie rigide va bien rarement sans quelque rusticité. Alceste a beaucoup de vertu, mais il manque de politesse; ainsi le vertueux Robert n'était pas toujours poli.
Il paraît que de son temps les femmes portaient des robes très longues, c'est une mode qu'il se permet de plaisanter. «Une femme, dit-il, ayant prié son mari de faire pour elle l'emplette d'une robe, il l'achète assez longue. La femme s'en étant revêtue monte sur un coffre, pour en mieux juger l'ampleur et la bonne façon. Mais voilà que, l'épreuve faite, la femme, attristée, dit au mari: «Pourquoi donc m'avez-vous acheté, monsieur, une robe si courte? j'en voulais une qui pendît jusqu'à terre.—Mais, répond le mari, je pensais que vous vouliez une robe pour vous seule, non pour vous et pour ce coffre tout ensemble. Si vous m'en aviez averti, j'aurais volontiers satisfait à votre désir.»
Le sire de Joinville, habillé de ses armoiries, d'après
un manuscrit du XIVe siècle.
Mais revenons à la reine Marguerite. On n'a pas pu ne pas s'étonner de voir Robert taxer publiquement d'immodestie la femme très aimée du saint roi. On s'étonnera certainement davantage de l'entendre enseigner au roi lui-même comment il la devait corriger de ce grave défaut. L'enseignement a la forme d'une anecdote; mais le narrateur en fait lui-même l'application aux personnes royales. Voici tout le passage: «Comment faut-il comprendre ces paroles de l'apôtre disant que l'époux et l'épouse doivent mutuellement se complaire? Il y a là une difficulté dont certain prince a montré la solution au roi de France. Ce roi est d'une grande bonhomie; sa démarche, son port, sont des plus modestes; mais sa femme est tout autre. Le prince dont il est question ayant une humble tenue, cela déplaisait à sa femme, qui aimait s'affubler des plus riches ornements, et comme elle blâmait sa pauvre mine et s'en plaignait même à ses parents, il lui dit: «Madame, il vous plaît donc que je me pare de vêtements de prix?» Elle répondant que tel était, en effet, son désir, et que finalement elle voulait le voir s'y conformer, le prince reprit: «Eh bien, je ferai cela pour vous, la loi conjugale étant que l'homme doit complaire à sa femme, et réciproquement.... Mais cette loi qui m'oblige envers vous, vous oblige pareillement envers moi: vous êtes tenue d'obéir à ma volonté, comme je le suis d'obéir à la vôtre. En conséquence, je veux que vous me fassiez le plaisir de vous habiller plus modestement. Vous porterez mes vêtements et je porterai les vôtres.» A cet arrangement la femme refusa de souscrire, et dès lors elle permit au mari de se vêtir selon sa coutume.» Il y a donc lieu de croire que la reine Marguerite blâmait aussi la grande simplicité du roi. Mais n'insistons pas davantage sur cette affaire du costume. Sur bien d'autres points Robert a censuré plus vivement encore les mauvaises mœurs de ses contemporains. Il n'approuvait pas non plus le luxe des festins, qui finissaient trop souvent par d'ignobles orgies. On y jurait beaucoup, et les jurements révoltaient Robert autant que le roi. «Le roi, dit Robert, n'en voulant plus entendre, avait convoqué plusieurs évêques pour faire avec eux une loi sévère contre les blasphémateurs; mais, ayant trouvé ces évêques peu favorables à son projet, il fut tellement ému de leur froideur qu'il en eut une fièvre tierce dont il faillit mourir». En outre, on jouait habituellement après les grands repas, et de très grosses sommes. La passion du jeu ne fut peut-être jamais plus violente et plus commune. Elle avait gagné les clercs eux-mêmes. Nous lisons dans un des sermons de Robert: «Voici ce qui vient d'arriver cette semaine à deux lieues de Paris. Un prêtre, ayant joué dix livres et son cheval, s'est pendu. Ainsi finissent les parties de dés. Malheureux, va jouer maintenant!» On jurait, on jouait, on appelait ensuite pour se divertir de toute manière des bateleurs, à qui le maître du logis faisait souvent, par ostentation, des présents magnifiques.
«Un jour, dit Robert, l'évêque Guillaume (il s'agit du célèbre Guillaume d'Auvergne) se promenait à cheval avec le roi Louis et son frère le comte d'Artois.» Il faisait un grand vent qui toujours décoiffait l'évêque. Le roi lui dit: «Comment ne pouvez-vous retenir votre bonnet et l'empêcher de tomber?» L'évêque lui répondit: «Sire, je ne réussis pas à l'attacher si bien que le vent ne me l'enlève. Mais cela ne m'étonne guère, car on a vu plus d'une fois certain vent dépouiller les gens même de leur tunique.—Comment cela? dit le roi.—Sire, répliqua l'évêque, n'est-il pas, en effet, arrivé plus d'une fois que, violenté par le vent de la vaine gloire, un chevalier ait quitté sa robe pour la donner à quelque histrion?»—Aimer, honorer, gratifier des histrions, ce n'était pas un moindre délit, suivant Robert, qu'offrir un sacrifice aux démons. Enfin un autre intermède des festins était la chanson souvent déshonnête. Combien Robert désirait fermer les oreilles aux galanteries des ménestrels! Nous tenons de lui l'anecdote qu'on va lire. Lorsque Folquet, archevêque de Toulouse, entendait par hasard chanter une de ces chansons qu'il avait composées au temps de sa jeunesse mondaine, il s'obligeait durant le premier repas du jour, à ne manger que du pain, à ne boire que de l'eau. Nous ne voulons pas excuser ici ce que le prud'homme condamne. Cependant, puisqu'il s'agit de Folquet, disons qu'à ce farouche persécuteur d'hérétiques, avérés ou imaginaires, nous voudrions n'avoir à reprocher que des chansons.
Sur quelques vices communs, tant à la ville qu'à la cour, sur l'hypocrisie, par exemple, Robert s'exprimait ainsi: «Une grande querelle s'étant élevée entre les quadrupèdes et les oiseaux, au jour fixé pour combattre, la chauve-souris s'absenta, se disant: «Je n'irai pas à la bataille, mais je verrai, la guerre finie, quel parti se portera le mieux, et je passerai de son côté.» Après le combat, les deux partis comptant beaucoup de morts et de blessés, les quadrupèdes rencontrent les premiers la chauve-souris. «Arrêtez, s'écrient-ils, tuez, pendez cet ennemi.—Ah! mes bons amis, leur répond-elle. Que dites-vous? Je suis des vôtres»; et leur montrant ses quatre pattes, elle se tire d'affaire. Les oiseaux l'ayant ensuite abordée, elle leur montre ses ailes et s'esquive de même. Combien je connais de gens semblables! Sont-ils avec des dévots, des religieux, ils disent: «Priez pour moi;» et font le coq mouillé, contrefont la Madeleine, faciunt gallum implutum et contrefaciunt Magdalenam; mais sont-ils avec des mondains, ils les imitent, s'ils ne vont pas plus loin qu'eux, se gaussant, pour obtenir leurs bonnes grâces, des religieux et des béguines.»
Il ne pouvait être plus indulgent à l'égard des libertins. «Une femme, disait-il, vend son honneur pour une pelisse ou quelque chose de semblable. Elle fait certes un mauvais marché et cette femme est très sotte. Mais les hommes sont, hélas! bien plus sots, car du moins cette femme a le salaire qu'elle a voulu, tandis que, pour perdre leur honneur, les hommes vident leur bourse. Si quelqu'un portant cent marcs prenait à ses gages un voleur qu'il chargerait de le dépouiller, vous penseriez que c'est un fou. Eh bien! n'est-il pas plus fou celui qui donne ses écus pour perdre son honneur? C'est, d'ailleurs, les donner pour aller en enfer. Sainte Marie, je ne voudrais pas aller en enfer pour tout l'or du monde, et, toi, tu payes pour y aller?» Sur les médisants, il s'exprimait ainsi: «Ils ressemblent aux araignées, qui, se posant sur la plus belle fleur, n'en tirent que du venin. S'ils voient, par exemple, un homme jeûner: «Tiens, disent-ils, c'est qu'il vient d'assister à la mort de son âne;» ou bien encore, «à la mort du diable,» mais l'honnête homme ressemble à l'abeille, qui, de toute fleur où elle se pose, recueille du miel.»
Il ne devait pas épargner davantage les prêteurs d'argent, qu'on appelait alors usuriers. «Je professe, disait-il, que tous les usuriers, les thésauriseurs, qui détiennent la chose d'autrui, sont des larrons, et qu'au jour de la mort le prévôt de l'enfer, c'est-à-dire le diable, les saisira comme des larrons pour les conduire à ses gibets. Ils ont maintenant les mains si serrées que rien ne s'en échappe; mais, à leur mort, on ouvrira leurs coffres, qu'ils ont tenus si bien fermés, pour en extraire les richesses qui leur étaient chères comme leurs entrailles. Je les compare à des pourceaux, qui sont, tant qu'ils vivent, de grande dépense. Un pourceau coûte beaucoup à celui qui le veut bien nourrir, et pourtant il ne rapporte rien tant qu'il vit, et ne fait que souiller la maison. Mais un pourceau mort est de grand prix!» Or n'omettons pas de rappeler quelle était alors la définition de l'usure. Usurier est quiconque prête sous la condition d'un remboursement avec intérêt. Tout ce qu'on a le droit d'exiger, c'est la restitution du capital prêté. En outre, Robert ne manque pas de le dire, usurier est quiconque vend une chose à terme au-dessus du cours actuel, ou l'achète au-dessous, spéculant sur la détresse de son prochain, avec l'espoir d'en tirer un prix supérieur. Il y avait à ce compte, nous n'en doutons guère, un très grand nombre d'usuriers. Qui même ne l'était pas? Qui ne l'est parmi les trafiquants de toute sorte, et les plus humbles rentiers, ne les omettons pas, étant donnée la définition de l'usure? Ainsi que de larrons, que de butin pour le prévôt de l'enfer! On ne peut être surpris ensuite d'entendre Robert s'écrier: «Non, pas un homme sur cent n'est en route pour le paradis. Je regrette d'être obligé de le dire; mais je ne puis le taire, parce que c'est la vérité».
Sur les devoirs professionnels, le langage de Robert n'est pas moins véhément, surtout lorsque le prud'homme censure les gens de sa robe, clercs de tout rang, recteurs de paroisses, confesseurs, maîtres-régents. S'agit-il des moines? Ce sont des insolents, des baguenaudiers, à qui rien ne déplaît autant que d'assister aux offices. «Un prédicateur étant venu leur faire un sermon, ils l'escortent dans le cloître pour lui souffler à l'oreille: «Ah! soyez bref! soyez bref!» C'est pourquoi, dès qu'ils sont réunis au chapitre: «Tout serviteur de Dieu, s'écrie le prédicateur, écoute les paroles de Dieu. Vous n'êtes pas les serviteurs de Dieu, si vous n'écoutez pas les paroles de Dieu. Donc vous êtes les serviteurs du diable. Est-ce assez bref?» Et cela dit, il s'en alla.» S'agit-il des clercs séculiers? «Ils chantent si haut, dit Robert, qu'ils mettent en fuite les corbeaux assemblés sur le clocher de l'église, mais leur cœur est ailleurs. Ils crient au Seigneur de leur montrer sa face, et ils lui tournent, eux, le dos.» Il va de soi que Robert désapprouve le cumul des bénéfices. En autorisant, disons plus, en favorisant cet abus, la trop grande facilité des papes en avait fait naître un autre, non moins grave, l'abus des vicariats. Que les curés vivent dans leurs églises et qu'on ne les voie pas ailleurs! Nulle part ailleurs, ajoutait fermement Robert; et pour démontrer l'inconvenance, l'irrégularité de leurs trop fréquentes absences, il raisonnait ainsi en bon logicien: «Le troupeau est la matière, le pasteur la forme. Or, dit le philosophe, séparée de la forme, la matière tend au néant. Si donc le pasteur s'éloigne de son église, le troupeau, séparé de son pasteur, périt, s'anéantit.—Mais, répondaient quelques curés, on veut que nous soyons théologiens, et nous ne pouvons le devenir sans aller aux écoles apprendre la théologie. Il nous faut donc quitter nos églises et nous y faire remplacer.—Non pas! répliquait Robert, ces grands docteurs de Paris, qui font profession d'enseigner la théologie, ce sont des gens pleins d'orgueil qui, dans le cours d'une année, ne gagnent pas une âme au Seigneur. D'eux, on peut dire (avec la chanson):
Au tant mest se muers com se vis.
Mais le bon curé, le curé sans tache, sans reproche, qui naïvement observe la loi de Dieu, voilà le théologien dont les leçons profitent.»
Ces grands docteurs de Paris, contemporains de Robert, qu'il traitait si mal, c'était Albert le Grand, Jean de la Rochelle, saint Thomas, saint Bonaventure. Enviait-il leur gloire? Peut-être un peu, sans se l'avouer; mais ce mauvais sentiment ne le dominait pas. Il leur reprochait aux uns comme aux autres, sans vouloir entrer dans leurs querelles, de faire passer la religion pratique après la théologie contentieuse. Cet hôte magnifique des pauvres écoliers n'acceptait que la science strictement limitée. S'il avait pu soupçonner tout ce qu'on devait enseigner un jour dans sa maison, la glorieuse Sorbonne, assurément il en aurait frémi d'horreur! Il disait: «Les livres sur lesquels nos docteurs pâlissent, les livres des Priscien, d'Aristote, de Justinien, de Gratien, d'Hippocrate, sont, j'en conviens, de très beaux livres; mais ils n'enseignent pas la voie du salut.» Pas même, qu'on le note, ceux de Gratien, l'authentique greffier de la cour romaine. Ainsi Robert plaçait au même rang l'étude du droit canonique et celle du droit civil. Vaines études! Pouvait-il mieux traiter cette théologie mêlée de philosophie, qui fut si longtemps la passion du jeune clergé? «Voulez-vous savoir, disait-il un jour, quel est le plus grand clerc? Non certes, ce n'est pas celui qui, après avoir longtemps veillé devant sa lampe, s'est fait recevoir à Paris maître ès arts, docteur en décret, en médecine, etc.; c'est celui qui plus aime le Seigneur.» Il disait encore: «Un évêque qui se rend à Rome et ne sait pas son chemin, n'attend pas un roi, un autre évêque pour le leur demander; mais très volontiers il le demande aux bergers, même aux lépreux qu'il rencontre. Or, voilà des gens qui ne veulent apprendre la route du paradis que de grands clercs, de grands docteurs. «De quoi vous mêlez-vous, crient-ils, prédicateur? Où vous a-t-on enseigné la théologie?» Eh bien! je prétends que ces gens-là ne veulent pas aller au paradis, bien qu'ils disent le contraire.» Robert était simplement moraliste, et, regardant la morale comme la seule science positive, il professait pour les médecins, les grammairiens, les canonistes, le même dédain que pour les métaphysiciens.—Maintenant, les confesseurs. Il ne voulait pas, cela va sans dire, qu'ils fussent trop indulgents, comme celui-ci, par exemple: «Il y avait un particulier qui cherchait toujours les pires confesseurs. Quand il avait tant bu qu'il était ivre, il allait trouver un prêtre qui, fréquentant volontiers la taverne, s'y grisait souvent, et il se confessait à lui. «Mon ami, lui disait ce prêtre, avez-vous tout payé?—Oui, répondait l'autre.—Bien! répliquait le prêtre, mieux vaut boire le sien que celui d'autrui.» Il ne les voulait pas non plus trop sévères, et le déclare en ces termes: «Il faut blâmer certains prêtres qui sont d'une rigueur excessive.» L'évêque Guillaume disait d'eux: «Ils ne devraient pas être portiers du paradis, mais ils seraient très propres à garder la porte de l'enfer, car ils n'y laisseraient entrer personne.» Enfin il prescrivait absolument que tous les péchés confessés fussent oubliés: «J'ai, disait-il, entendu quelques-uns des plus grands pécheurs du monde; eh bien! si grand qu'ait été le pécheur qui m'ait prié de l'entendre, je l'ai toujours aimé cent fois plus après l'avoir confessé qu'avant.»
Charte de fondation de la Sorbonne, 1257.
Il nous plaît de terminer par ce mot touchant. Si maître Robert s'est souvent exprimé sur le compte d'autrui avec plus de liberté que d'apparente bienveillance, on n'a de reproches à faire qu'à sa langue; évidemment son cœur était excellent.
B. Hauréau, dans les Mémoires de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, t. XXXI (1884),
2e partie.
V.—L'UNIVERSITÉ DE PARIS ET LE PROCÈS DE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR,
D'APRÈS RUTEBEUF.
Chaque fois que Rutebeuf dirige un trait de satire contre les clercs en général, il prend soin d'excepter les étudiants. Sa prédilection pour eux n'avait point d'ailleurs le caractère d'une tendresse aveugle, car il les gourmande, non sans vigueur, dans le Dit de l'Université de Paris. C'était à la suite d'une de ces querelles comme il s'en éleva plusieurs au XIIIe siècle entre les écoliers. Déjà, en 1218, l'official de Paris avait dû sévir contre ceux «qui recouraient à la force des armes, blessaient et tuaient jour et nuit d'autres écoliers, enlevaient des femmes», etc. Les disputes provenaient souvent de la rivalité des nations entre lesquelles se répartissaient les écoliers, nation de France, de Picardie, de Normandie, d'Angleterre. Celle de France, plus nombreuse que toutes les autres, demandait à être représentée par trois examinateurs au lieu d'un dans le jury de la maîtrise ès arts. Il est difficile de dire à laquelle de ces querelles se rapporte le Dit de l'Université de Paris. Rutebeuf y donne les plus sages conseils: pourquoi quitter son pays pour venir étudier à Paris, si on y perd la raison au lieu d'apprendre la sagesse? Il parle avec émotion des pauvres parents qui se privent de tout pour envoyer leur fils à l'Université, et dont les économies servent à payer mille folies[84].
Sceau de l'Université de Paris.
Viendra à Paris pour apprendre.
Tant que son père pourra prendre
En un arpent ou deus de terre,
Pour conquérir pris et honneur
Baillera le tout à son fils;
Et lui, en reste ruiné.
Quand il est à Paris venu
Pour faire à quoi il est tenu
Et pour mener honnête vie,
Il retourne la prophétie.
Gain de soc et de labourage
Il vous convertit en armure.
Et par chaque rue il regarde
Où il verra belle musarde;
Partout regarde, partout muse.
Son argent part, sa robe s'use,
Et c'est tout à recommencer:
Il ne fait point bon là semer.
Pendant carême, où l'on doit faire
Chose qui à Dieu doive plaire,
Au lieu de haires, hauberts vêtent,
Et boivent tant que ils s'entêtent.
En a trois ou quatre qui font
Quatre cents écoliers se battre,
Et chômer l'Université;
N'est-ce point là trop grand malheur?
Dieu! Il n'est point si bonne vie,
Quand de bien faire envie on a,
Que celle de sage écolier:
Ils ont plus peine que collier,
Mais s'ils désirent bien aprendre,
Ils ne peuvent pas s'appliquer
A demeurer longtemps à table.
Leur vie est aussi bien mettable
Que celle des religieus.
Pourquoi laisser sa région,
Aller en pays étranger,
Si l'on y perd toute raison
Quand on y doit sagesse apprendre?
On perd son avoir et son temps
Et l'on fait à ses amis honte
Mais ils ne savent qu'est honneur.
Rutebeuf ne s'est pas borné à intervenir, par de sages avis, dans les dissensions intestines qui divisaient les écoliers, il a pris avec la plus vive énergie la défense de l'Université de Paris contre l'envahissement des Jacobins. Cette grande querelle est un épisode de la rivalité entre les ordres mendiants et le clergé séculier. Car il ne faut pas oublier que les universités du moyen âge n'étaient pas des universités laïques; c'est aux prêtres séculiers que les réguliers disputaient le privilège d'enseigner....
A la faveur des troubles, causés par une échauffourée d'étudiants, qui agitèrent l'Université et interrompirent les cours au commencement du règne de saint Louis, les Dominicains obtinrent de l'évêque de Paris d'abord une première chaire de théologie, et bientôt une seconde, où ils donnèrent à l'origine des leçons privées, puis, malgré l'opposition du chancelier, des cours publics. Une fois installés dans l'Université, ils cherchèrent à s'y rendre indépendants: ils refusèrent de faire cause commune avec les autres maîtres et d'observer les statuts. Menacés d'exclusion, ils accusèrent leurs collègues séculiers de conspirer contre l'Église et le roi, et portèrent l'affaire devant le pape, qui devait leur donner raison. C'est à cette occasion que Rutebeuf rima la Discorde de l'Université et des Jacobins:
Qu'à Paris a semé Envie
Entre gens qui miséricorde
Vont prêchant et honnête vie.
De foi, de pais et de concorde
Est leur langue toute remplie,
Mais leur manière me rappèle
Que dire et faire sont bien deus.
Ils guerroient pour une école où ils veulent enseigner par force, et ils oublient ce qu'ils doivent à l'Université.
Ils ont mis l'Université du trot au pas. Il y a des gens qu'on héberge et qui veulent chasser ensuite le maître du logis.
Vêtus de robe blanche et noire.
Toute bonté en eus abonde.
Le peut quiconque voudra croire.
Si par l'habit sont nets et purs,
Vous savez, c'est vérité sûre,
Si un loup avait chape ronde,
Bien ressemblerait il à prêtre.
Et revêt une cotte grise,
N'en est pas sa vie plus pure:
Rose est bien sur épine assise.
Ils peuvent être braves gens, dit en terminant Rutebeuf, je veux bien que chacun le croie. Mais le procès qu'ils font à Rome à l'Université est une raison de ne pas le croire. Et il résume ainsi son opinion sur les Jacobins: «Quelque objet qu'ils missent en gage, je ne paîrais pas la pelure d'une pomme de leur dette»....
Le défenseur le plus hardi de l'Université fut l'un des professeurs séculiers, Guillaume de Saint-Amour. Il traite les frères mendiants aussi rudement que Rutebeuf, les qualifiant de pseudo-prédicateurs, hypocrites, inquisiteurs (domos penetrantes), oisifs et vagabonds. En chaire et dans ses écrits il combat l'institution même des nouveaux ordres; il demande s'il est permis à un homme de donner tout ce qu'il possède de façon à ne rien garder pour soi et à être ensuite forcé de mendier, et si on doit faire l'aumône au mendiant valide, même lorsqu'il est pauvre. A ses yeux l'Évangile éternel est impie, sacrilège et dangereux, et il écrit pour le prouver le livre des Périls des derniers temps. Comme il est naturel, les ordres mendiants rendaient coup pour coup. Cette guerre dura sept ans, de 1250 à 1257. Le pape condamna successivement les deux livres, à une année de distance. Mais l'impartialité n'était qu'apparente. Ce pape était Alexandre IV, celui-là même qui, au dire de Salimbene, redoutait la mort prématurée que Dieu avait infligée à son prédécesseur Innocent IV, pour n'avoir pas suffisamment protégé les Mendiants. Il ne lança pas moins de quarante bulles contre l'Université, et, tandis qu'il se bornait à réprouver la doctrine de l'Évangile éternel, il poursuivait avec acharnement l'auteur des Périls des derniers temps....
En 1256, les prélats réunis en concile à Paris, sous la présidence de l'archevêque de Sens, avaient voulu mettre fin à la lutte entre les Jacobins et l'Université et avaient désigné comme arbitres les quatre archevêques de Bourges, de Reims, de Sens et de Rouen. Guillaume de Saint-Amour avait eu à cette occasion avec le roi une entrevue que Rutebeuf nous fait connaître et où il s'était engagé à respecter la sentence des arbitres. De son côté, le roi avait promis d'obliger les religieux à s'y soumettre, et il l'avait juré, comme il en avait l'habitude, au nom de lui, pour ne pas jurer par le nom de Dieu ou des saints. Mais le pape cassa l'arbitrage, enleva le droit d'enseigner à Guillaume et à trois autres maîtres de l'Université, et ordonna qu'ils fussent bannis du royaume de France. Après un voyage inutile à Rome, Guillaume dut se retirer dans sa ville natale, à Saint-Amour, qui se trouvait alors sur les terres de l'Empire, en Franche-Comté.
Dans le Dit de maître Guillaume de Saint-Amour, Rutebeuf proteste contre cet exil, et il en appelle aux prélats, aux princes, aux rois, à Dieu lui-même. Pour lui, le bannissement de Guillaume est contraire au droit, car le pape n'a aucune juridiction sur la terre de France, et le roi ne peut condamner personne sans jugement. Il soutient cette doctrine avec une fermeté éloquente, et ne craint pas de menacer le pape et le roi de la vengeance divine.
C'est le roi ou le pape qui a exilé maître Guillaume. Si le pape de Rome peut exiler quelqu'un de la terre d'un autre, il n'y a plus de seigneurie. Si le roi dit qu'il l'a exilé à la prière du pape Alexandre, ce serait là un droit nouveau, dont on ne saurait dire le nom; car ce n'est ni du droit civil, ni du droit canon. Il n'appartient ni à roi ni à comte d'exiler personne contrairement au droit. Si l'exilé porte plainte devant Dieu, Rutebeuf ne répond pas du jugement. Le sang d'Abel cria justice.
Le poète va montrer clair comme le jour que Guillaume a été exilé sans jugement.
(Ne faut pas que je la rappèle)
Qui a duré si longuement,
Sept ans tout pleins entièrement,
Entre ceus de Saint-Dominique
Et ceus qui enseignent logique.
Beaucoup y eut pro et contra,
L'un l'autre souvent s'encontrèrent
Allant et venant à la cour.
Les excommunications et les absolutions se succédèrent: celui à qui le blé ne manque pas peut souvent moudre. Les prélats voulurent terminer cette guerre, et demandèrent à l'Université et aux Frères de leur laisser faire la paix. La guerre doit déplaire à des gens qui prêchent la paix. On conclut donc la paix et on scella le traité. Maître Guillaume vint au roi, et lui dit devant plus de vingt personnes: «Sire, nous acceptons la paix, telle que les prélats la rédigeront; je ne sais si nos adversaires la briseront». Le roi jura: «Au nom de moi! Ils m'auront pour ennemi s'ils la brisent». Depuis ce jour, depuis sa sortie du palais, maître Guillaume n'a rien fait, il a respecté l'accord, et le roi l'exile sans le voir!
Guillaume de Saint-Amour propose de comparaître devant le roi, les princes et les prélats réunis. Ce n'est pas un moyen détourné de rentrer dans le royaume; car on pourra bien l'exiler de nouveau après l'avoir entendu.
Quand Dieu se montrera cloué,
Le jour du dernier jugement,
Pour lui demandera justice,
Et vous, sur ce que je raconte,
Vous en aurez et peur et honte.
Quant à moi, bien le puis-je dire,
Point ne redoute le supplice
De la mort, d'où qu'elle me vienne,
Si elle me vient pour telle affaire.
Le rôle prêté à saint Louis par Rutebeuf n'est pas tout à fait conforme à l'idée qu'on peut s'en faire d'après les pièces officielles qui nous ont été conservées. On sait d'ailleurs que saint Louis, malgré sa piété, fit toujours preuve d'une grande fermeté dans ses relations avec le haut clergé et avec le pape. Alexandre IV avait en effet enjoint au roi «pour la rémission de ses péchés» d'expulser Guillaume de Saint-Amour et même de l'emprisonner. Mais il est permis d'inférer d'un autre bref du pape, postérieur d'un an au premier, que le roi s'y était refusé; il avait répondu à Alexandre IV non pas en lui demandant lui-même d'exiler Guillaume, comme on l'a dit par une interprétation inexacte du texte, mais en lui faisant remarquer qu'il n'avait qu'à défendre à Guillaume, en vertu de son autorité pontificale, de pénétrer dans le royaume.
C'est seulement après la mort d'Alexandre et de son successeur immédiat, que Guillaume de Saint-Amour revint à Paris, où on lui fit une réception triomphale. Quant à son livre sur les Périls des derniers temps, tous les exemplaires n'en avaient pas été brûlés, car il fut imprimé au XVIe et au XVIIe siècle, et il fut poursuivi à cette époque comme au temps de sa nouveauté. On le dénonça à Louis XIII, qui, par un arrêt rendu en Conseil privé, rappela la condamnation prononcée par Alexandre IV, ordonna de saisir tous les exemplaires, et défendit aux libraires de le mettre en vente, sous peine de mort.
On peut conjecturer que la persécution dirigée contre Guillaume de Saint-Amour atteignit aussi son défenseur intrépide, Rutebeuf. Une bulle d'Alexandre IV ordonnait de brûler à Paris non seulement le livre des Périls, mais aussi des «chansons et rythmes inconvenants» composés contre les frères Prêcheurs et Mineurs. Rien n'établit absolument que les satires de Rutebeuf fissent partie des rythmes réprouvés; mais il se plaint à plusieurs reprises de ne plus pouvoir parler librement. Toutefois, l'existence même des poésies de Rutebeuf, et de beaucoup d'autres aussi hardies, prouve que nos ancêtres du XIIIe siècle jouissaient encore d'une grande liberté de parole, toutes les fois que la croyance et le dogme n'étaient pas en jeu.
L. Clédat, Rutebeuf, Paris, Hachette,
1891, in-16. Passim.
VI—LA SCIENCE AU MOYEN ÂGE.
Au IVe siècle, lorsque les ténèbres s'épaississaient déjà dans l'Occident latin et lorsqu'on songeait à réduire autant que possible le bagage qu'il s'agissait de sauver du naufrage, il se fit un retour vers les idées pythagoriciennes. Martianus Capella, Boëce, et, à leurs exemples, les premiers instituteurs des écoles claustrales, adoptèrent une table des sept arts libéraux, distribués en deux groupes, le trivium et le quadrivium, savoir:
TRIVIUM. La grammaire, la rhétorique, la logique.
QUADRIVIUM. L'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la musique.
Le quadrivium était l'encyclopédie mathématique, telle qu'un disciple de Pythagore pouvait la concevoir; c'était le corps de la science ou des sciences par excellence, des seules qui dussent, jusqu'à l'avènement des temps modernes, mériter vraiment le nom de science. Mais il faut, pour que la culture des sciences soit vraiment féconde, un souffle vivifiant, un génie d'invention, un instinct qui tient de celui de l'artiste et du poète. Voilà ce que les Grecs avaient possédé, ce que les modernes ont retrouvé, ce que la tradition romaine ne pouvait pas infuser au moyen âge.
Cicéron l'a dit avec sa justesse habituelle: «Les Grecs n'ont rien mis au-dessus de la géométrie, ce qui fait que la célébrité de leurs mathématiciens fut incomparable; nous avons au contraire borné cet art à ce qu'il a d'utile, pour fournir des exemples de raisonnements et pour prendre des mesures.» Dans la Rome impériale, le nom de mathématicien ne désignait plus guère que les adeptes d'une science obscure à l'aide de laquelle on faisait des prédictions et l'on tirait des horoscopes. Il en résulta que, nonobstant l'espèce de renaissance pythagoricienne qui avait précédé l'éclipse totale des études, la tradition romaine, devenue la tradition monastique ou cléricale, ne permit pas aux mathématiques de prendre la place qu'elles y auraient vraisembablement prise si la civilisation grecque s'était communiquée à l'Occident sans intermédiaire. L'esprit humain manqua, au moyen âge, de cette discipline plus ferme et pour ainsi dire plus virile, de cette scolastique non moins subtile et pénétrante, mais plus substantielle et plus sûre, qui aurait pu réprimer l'abus ou les écarts d'une autre scolastique.
Le moyen âge n'avança donc nullement la géométrie, telle que les Grecs l'avaient conçue; à peine en conserva-t-il les premiers éléments; mais par compensation il recueillit quelques inventions capitales, d'une origine obscure, que l'Europe latine n'a connues nettement que par son commerce avec les Arabes, à savoir l'arithmétique de position, la trigonométrie, et une algèbre fort différente de la nôtre, quoique la nôtre en dût sortir. Des moines, des médecins, des marchands, furent les dépositaires ou les propagateurs de ces secrets, sortis d'un monde mécréant, et restés étrangers à l'enseignement jusqu'à une époque tout à fait moderne.
En fait d'astronomie, le moyen âge avait dans l'Almageste ou dans la «grande composition» de Ptolémée ce qu'il affectionnait tant, un livre canonique, un système consacré par l'autorité d'un ancien, d'un grand législateur scientifique. Là où le gros des hommes ne peut s'attacher ni à l'autorité dogmatique d'un corps sacerdotal, ni à l'autorité des corps savants, il faut bien qu'il tienne à l'autorité d'un chef d'école. Or le moyen âge manquait d'académies, et l'Église avait la sagesse de ne définir que dans une certaine mesure le dogme astronomique; il fallait donc qu'on eût l'autorité d'un ancien, et Ptolémée était pour les chrétiens d'Occident, comme pour les Arabes et les Tatars convertis à l'Islam, l'Aristote de l'astronomie. Les perfectionnements de détail apportés par ceux-ci à la doctrine du maître ne touchaient pas au fond du système. D'ailleurs, la conception du monde et de la place de l'homme dans le monde, telle qu'elle résultait de l'enseignement des astronomes alexandrins, si elle s'accordait assez mal avec les images et les formules populaires de la prédication chrétienne, n'avait rien qui ne se conciliât très bien avec une théologie savante. Le monde de Ptolémée ressemblait à une machine, à une horloge de cathédrale; et l'idée de l'horloge, de son inaltérabilité et de sa justesse parfaite, cadre à merveille avec l'idée de l'unité et de la personnalité de l'horloger, de sa toute-puissance et de sa sagesse infinie. L'alliance intime, scellée entre le visible et l'invisible, entre Dieu et l'homme, écrasait moins la raison, quand la terre sur laquelle l'homme règne était, même pour le philosophe et le savant, le centre et le but de l'architecture du monde.
En dehors de l'encyclopédie mathématique ou du quadrivium pythagoricien, la forme scientifique, à proprement parler, ne trouvait à quoi s'appliquer, pas plus chez les Occidentaux du moyen âge que chez leurs ancêtres dans la science, les Grecs et les Arabes. Il ne faut pas confondre la science et les connaissances. Un amas de faits recueillis et d'observations enregistrées n'est point encore une science, pas plus qu'un attroupement d'hommes n'est une armée; et si le trésor des connaissances s'accroît sans cesse avec le temps, il faut attendre quelquefois pendant des siècles l'illumination d'une idée pour que la science fasse réellement des progrès. En géographie, par exemple, les Européens avaient acquis, après Marco Polo, et surtout par suite de leurs communications avec un peuple aussi navigateur et commerçant que les Arabes, une multitude de connaissances qui manquaient au plus savant de Rome, d'Alexandrie et d'Athènes, de sorte que Ptolémée devait leur paraître bien plus arriéré en géographie qu'en astronomie; mais de toutes les parties de l'encyclopédie géographique embrassant l'ensemble des connaissances sur la configuration, la structure, l'histoire du globe terrestre et des forces qui s'y déploient en grand, il n'y avait guère que la géographie mathématique qui dût s'appeler une science, et, depuis Ptolémée, cette science n'avait pas bougé.—De même pour la physique. Quelques acquisitions nouvelles n'y changèrent pas, au moyen âge, le cadre de la science tel que les Grecs l'avaient conçu. On pouvait trouver les verres de besicles ou même mesurer les pouvoirs réfringents des corps transparents, sans changer foncièrement la science de l'optique, sans qu'elle cessât d'être, comme au temps de Ptolémée et jusqu'au XVIIe siècle, une application de la géométrie plutôt qu'une branche de la physique comme nous l'entendons maintenant.
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Traitées à la manière des anciens, la grammaire, la rhétorique, la logique, ces trois branches du trivium des encyclopédistes de la décadence, ou ces trois assises du premier étage de l'édifice didactique du moyen âge, avaient d'ailleurs entre elles beaucoup de rapports. Le rhéteur traite du style et des figures de style ou de pensée, ce qui touche aux figures de mots, aux tropes et à l'organisation du langage. D'un autre côté, il traite à son point de vue de la méthode, de la division, de l'ordonnance du discours, des arguments, des preuves et des réfutations, ce qui rentre tout à fait dans la logique. Quant aux rapports de la grammaire et de la logique, ils ne sont pas moins évidents. La grammaire, qu'on veut raffiner en théorie et par voie d'abstraction, plutôt que par l'étude des origines et de la filiation des idiomes, tourne à la logique, comme le montrent ces procédés d'analyse logique, introduits de nos jours jusque dans nos plus humbles écoles. Les petits traités des Catégories ou des Prédicaments servant d'introduction à la logique d'Aristote, et d'où toute la philosophie du moyen âge est sortie, rentrent dans le même ordre d'idées et peuvent aussi être considérés comme un appendice de la grammaire.
Précédé d'une telle introduction et remanié par les abréviateurs alexandrins et latins de la décadence, le traité de logique, l'Organon d'Aristote, était, lors des premiers essais de restauration des études en Occident, tout ce que l'on connaissait de l'encyclopédie du Stagirite. Il n'y a point là de métaphysique, ni même de philosophie. Quand on se borne aux Premiers Analytiques, comme le faisaient communément les logiciens du moyen âge, la logique d'Aristote, c'est-à-dire une théorie du syllogisme fondée sur la classification des catégories et sur la doctrine des définitions et des combinaisons, ressemble beaucoup à un chapitre d'algèbre; elle a des caractères scientifiques. Si cette logique purement formelle et formaliste ne comporte pas les développements et les progrès dont une science telle que la géométrie ou l'algèbre est susceptible, elle figure au moins comme un îlot qui offre un abri sûr aux esprits ballottés sur la mer changeante des opinions philosophiques.
Voilà comment, dans notre Europe occidentale, la science a précédé la métaphysique et visé dès l'origine à l'enfermer dans un cadre scientifique. Les plus vives querelles des philosophes du moyen âge ont porté sur des questions de logique ou peuvent s'y rattacher. A mesure que les traités de physique et de métaphysique d'Aristote sont parvenus à la connaissance des chrétiens d'Occident et ont été dans les écoles l'objet de gloses, d'abrégés ou de commentaires, on y a pu appliquer les procédés d'argumentation technique et formaliste avec lesquels on était familiarisé par la triture de la logique péripatéticienne. Le tout s'est appelé la scolastique, mot bien choisi, puisque rien ne se prêtait mieux à la dispute et aux exercices de l'école. La scolastique est, si l'on veut, l'abus des formes scientifiques dans un ordre de spéculations qui diffère de la science par des caractères essentiels; son règne n'en témoigne pas moins de la tournure scientifique que, dès l'origine, tend à prendre le travail des esprits au sein de notre civilisation européenne.
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Même après que la connaissance plus complète de l'encyclopédie d'Aristote eut remis en honneur, dans les Universités, la division de la philosophie en logique, morale, physique et métaphysique, on continua de parler des sept arts libéraux, du trivium et du quadrivium. Le tout composait la Faculté des arts, qui servait d'introduction commune à d'autres Facultés, à d'autres études plus spécialement dirigées vers un but professionnel. On voulait être ecclésiastique, arriver aux bénéfices et aux prélatures, ce qui exigeait que l'on sût la théologie et le droit canonique, c'est-à-dire le droit qu'appliquaient les tribunaux ecclésiastiques et la chancellerie romaine. On voulait conseiller le roi ou ses barons dans leurs plaids, et il s'agissait de posséder le droit civil, c'est-à dire les compilations justiniennes remises en honneur, rétablies dans leur autorité juridique, et déjà retravaillées par une nouvelle légion de glossateurs et d'interprètes, ou le droit féodal, tel qu'il était édicté en latin par des princes allemands que l'on regardait comme les successeurs des empereurs romains,—car les codes barbares étaient oubliés, et quant au droit coutumier rédigé ou commenté en langue vulgaire, il appartenait à la pratique et non à l'enseignement des écoles. Enfin on voulait être médecin, et il fallait pouvoir argumenter en latin sur les théories que s'étaient faites les médecins de l'antiquité et leurs commentateurs arabes. De là les Facultés de théologie, de droit canonique et civil, de médecine, pour les trois Facultés réputées libérales par excellence, en ce qu'elles supposaient l'étude préalable des arts libéraux. L'ensemble composait le système des quatre Facultés. Ce n'est que plus tard qu'on a remplacé dans les écoles du Nord la Faculté des arts par une Faculté de «philosophie», d'après la distinction que saint Thomas avait établie dans ses deux Sommes entre la philosophie ou la science profane et la théologie ou la science sacrée. Enfin c'est de nos jours seulement qu'en France on a démembré la Faculté des arts en Faculté des lettres et en Faculté des sciences, ce qui est une manière de revenir à la vieille distinction du trivium et du quadrivium.
Bien des gens attribuent à notre siècle le mérite ou le tort de donner aux sciences le pas sur les lettres: ce mérite ou ce tort remonte effectivement jusqu'au régime scolastique du moyen âge, puisqu'il est clair que les arts du quadrivium sont des sciences, que ceux du trivium peuvent être étudiés théoriquement ou scientifiquement, et que l'enseignement du trivium dans le latin didactique, barbare, universellement usité dans les collèges d'artiens, n'avait rien qui se prêtât à une culture poétique et littéraire. Les musulmans d'Espagne étaient à la fois plus savants et plus lettrés: plus savants, en ce qu'ils perfectionnaient la science laissée par les anciens, plus lettrés, en ce que chez eux les doctes et les beaux esprits n'avaient pas quitté, pour une littérature artificielle, la langue et la littérature nationales.
Comme la plupart des clercs du moyen âge étaient des gens d'Église, il était tout simple qu'ils appliquassent à l'enseignement des choses religieuses le code de procédure logique dû au législateur des écoles. De là les sommes théologiques substituées aux apologies, aux commentaires des textes sacrés, et à l'éloquence parfois déclamatoire des premiers siècles chrétiens. L'Église, représentée par les papes et par les conciles, a bien hésité quelque temps avant d'admettre dans ses écoles la discipline péripatéticienne. Il devait lui sembler dur de subir à ce point l'autorité d'un philosophe païen, ou plutôt d'un pur naturaliste, étranger à toute foi religieuse, commenté par des sectateurs du prophète arabe. Mais depuis que les grands travaux des théologiens du XIIIe siècle eurent donné à la scolastique chrétienne sa forme définitive, l'Église ne l'a pas abandonnée; elle n'a fait que l'abréger pour la mettre à la portée de la faiblesse des générations nouvelles.
Ce qui vient d'être dit de l'enseignement de la théologie peut s'appliquer à l'enseignement du droit ecclésiastique ou pontifical, tant l'alliance était étroite entre les théologiens et les canonistes. Il y avait au contraire lutte ouverte entre les professeurs en droit civil (les romanistes, comme on dirait aujourd'hui), tous gibelins ou gallicans d'inclination, partisans de la puissance civile, défenseurs de l'État ou du prince, et les théologiens et les canonistes, tous dévoués à la puissance ecclésiastique.
La médecine se rapproche davantage des conditions d'ubiquité et de permanence qui appartiennent à la science proprement dite. Mais, d'un autre côté, elle ne se prête guère à la sécheresse du formalisme scholastique; et par les besoins mêmes de leur profession, les médecins du moyen âge étaient spécialement appelés à commencer le travail d'instauration des sciences physiques et naturelles. Si donc au moyen âge, comme dans l'antiquité grecque, la physique spéculative était regardée comme une branche de la philosophie, les applications passaient pour être du domaine de la pratique médicale. D'où vient qu'en anglais le médecin s'appelle encore un physicien et le pharmacien un chimiste, tandis que la physique et la chimie spéculatives sont réputées des branches de la philosophie naturelle.
M. Cournot, Considérations sur la marche
des idées, Paris, Hachette, 1872, t. I,
in-8º. Passim.
VII.—LA PHILOSOPHIE DU MOYEN ÂGE.
L'AUGUSTINISME.
Saint Augustin nous offre un merveilleux exemple de la fascination exercée sur l'esprit chrétien par une métaphysique absolument étrangère à son inspiration propre et à ses mobiles. Augustin était chrétien, nul n'en peut douter; coupable pardonné, il a voulu témoigner sa reconnaissance à l'auteur de son salut; il aimait Dieu. Mais comment aimer le Dieu dont il a tracé l'image? Ce Dieu crée dans le but de manifester ses propres perfections. Il est juste et charitable, mais sa justice et sa charité ne sauraient se déployer dans le même objet. Pour mettre au jour la justice divine, il faut qu'il y ait des damnés; l'éternité du mal moral et de la punition du mal forme une condition indispensable de la perfection du monde. Sans enfer, le monde ne serait pas digne de Dieu. Pour donner occasion à sa miséricorde, il faut que parmi les pécheurs, justes objets des vengeances divines, quoiqu'ils soient nécessairement pécheurs, puisque sans cela l'œuvre de Dieu serait manquée, il faut, dis-je, que parmi les pécheurs, tous également dignes d'un malheur éternel, il fasse grâce arbitrairement à quelques-uns et les comble de félicités, sans qu'il y ait en eux aucune raison pour les distinguer des autres. Tout en magnifiant l'orthodoxie de saint Augustin, l'Église romaine a reculé devant ces doctrines; mais les réformateurs et les jansénistes y ont abondé.... Comment accorder une théologie pareille avec le mot de saint Jean: Dieu est amour? Comment ne pas voir dans cette idée de la nécessité du mal un reste du manichéisme auquel saint Augustin s'était rattaché dans sa jeunesse? Comment ne pas reconnaître les influences néo-platoniciennes dans la conception métaphysique dont cette théologie est un corollaire: l'idée que le monde étant l'image de l'être parfait dans l'imperfection essentielle à tout ce qui n'est pas cet être lui-même, il trouve sa perfection à réaliser tous les degrés possibles de perfection relative et par conséquent d'imperfection? Le mal moral nous est présenté comme un de ces degrés, un effet, une forme du non-être; mais ce caractère privatif, cette irréalité du mal moral, par laquelle Augustin essaie de pallier les énormités de sa doctrine, n'est-elle pas tout ce qu'on peut imaginer de plus contraire au sentiment chrétien? Quoi, Jésus serait mort sur la croix pour nous délivrer de quelque chose qui n'est rien!... Comment haïr ce qui n'est pas? Le monde qu'Augustin conçoit comme répondant aux perfections divines est une abstraction de l'intelligence d'une valeur métaphysique assez douteuse, évidemment inspirée par un intérêt logique, esthétique, et complètement étrangère à l'ordre moral où le christianisme est enraciné.
PLATONICIENS.
L'école dont les théories spécieuses avaient ébloui le grand évêque de Libye, le platonisme interprété par Alexandrie, règne sans partage sur les quelques penseurs dont s'illuminent de loin en loin les temps barbares. La pensée platonicienne inspire encore les philosophes des premiers siècles du moyen âge, période longtemps méconnue, où le progrès des études historiques constate avec quelque surprise une activité intellectuelle énergique et variée. C'est alors qu'Anselme posa le problème de la scolastique: «J'estime que, après avoir été confirmés dans la foi, nous serions coupables de ne pas chercher à comprendre ce que nous avons cru». En vain Abélard objecta qu'il faudrait d'abord prouver la vérité des doctrines proposées à la créance; le besoin d'une telle apologie était peu senti dans un siècle où la foi paraissait universelle, et la tentative de l'établir aurait eu peu de portée tandis que les objections n'avaient pas la liberté de se produire. Anselme joignit l'exemple au précepte dans ses démonstrations de l'existence de Dieu et dans sa théorie du salut par Jésus-Christ. Plus profondément qu'Augustin lui-même, il a fait entrer dans la conception générale du christianisme des éléments antipathiques à ce qui en constitue l'inspiration fondamentale, si du moins nous ne nous abusons pas en pensant que le christianisme a pour objet l'accomplissement de la destinée humaine par la réalisation du bien moral. Suivant une doctrine où des millions d'âmes ont trouvé la consolation et qui a profondément scandalisé des millions d'âmes, la justice divine exige des peines infinies pour une faute quelconque de ses fragiles créatures. La faute est une dette, la peine un prix, un règlement que notre créancier réclame; mais, pourvu que le montant lui soit versé, que le quantum de douleur ait été subi, Dieu est payé, n'importe qui l'a soufferte. C'est pourquoi, dans sa charité, le Fils est venu souffrir à notre place. Pour le coup, ce n'est pas à Platon qu'il faut faire remonter cette conception de la justice, qui a si profondément troublé la conscience des peuples modernes, c'est aux lois des peuples barbares, en vigueur du temps d'Anselme, où la notion de la peine et celle de la dette civile étaient confondues, tous les délits se rachetant par le payement d'une somme d'argent déterminée. Jésus a payé notre «composition».
Cette époque vit fleurir l'école mystique de saint Victor de Paris, dont la psychologie subtile compte et décrit les degrés que parcourt l'âme fidèle dans son ascension vers l'amour infini: christianisme tout intérieur, où le sacerdoce et les sacrements matériels tiennent peu de place, et dont la méthode repose sur ce principe que la fidélité du cœur et de la conduite à la vérité déjà connue est indispensable au progrès dans la vérité. Ces doctrines de vie intérieure se sont mêlées à l'enseignement catholique; elles l'ont fait durer, en lui donnant des prises sur la conscience; mais, au fond, elles contredisent les vraies tendances de la religion sacerdotale, qui fait du salut une exemption de peines, une assurance de bonheur futur indépendante des dispositions morales du fidèle et qui permet à celui-ci de se décharger sur le prêtre de toute inquiétude sur son sort à venir, moyennant une obéissance plus ou moins strictement exigée, suivant les circonstances des temps et des lieux. Cette grande ligne du catholicisme fut définitivement arrêtée par Pierre le Lombard, qui prit une part importante à l'achèvement du dogme, en complétant la liste des sacrements. Dans son Livre des Sentences, les questions théologiques se disposent dans un ordre méthodique, avec l'opinion des principaux docteurs sur chacune d'elles, et les conclusions de l'auteur. Nul n'ignore que ce texte capital fut cent et cent fois commenté dans l'école, dont l'enseignement s'est en quelque sorte constitué sous cette forme. Quelques-uns des plus grands monuments du moyen âge sont des commentaires du Lombard. Contrairement aux aspirations d'une spiritualité dangereuse, Pierre établit fortement la valeur et la nécessité des rites matériels, des sacrements, établis de Dieu lui-même, pour condescendre à notre nature et remplir notre vie, sans la détourner de son suprême objet. A l'importance des sacrements se mesurent le rôle et la dignité du prêtre, qui a seul qualité pour les administrer. La théologie du savant prélat allait tout entière à l'exaltation du sacerdoce. Telle est l'explication naturelle de son incomparable succès.
Saint Anselme posa le problème à la solution duquel la pensée du moyen âge devait se consumer; le Lombard arrêta la forme de cette investigation....
ARISTOTE ET LE THOMISME.
Lorsque les versions latines d'Aristote et des Arabes, ses commentateurs, commencèrent à se répandre, on ne saurait douter que l'abondance des renseignements, vrais ou faux, qu'elles apportaient sur les choses de la nature, n'ait été l'une des causes principales du vif empressement qui les accueillit. Aussi voyons-nous le grand Albert, fondateur de la scolastique péripatéticienne, reprendre l'étude des sciences naturelles, avec plus de zèle, il est vrai, que de méthode. Nos campagnes ont conservé la mémoire de son prodigieux savoir. Cependant, dès l'origine, les disciples chrétiens du péripatétisme y cherchèrent et crurent y trouver de nouveaux moyens de remplir le programme un peu compromis d'Anselme: comprendre, systématiser, démontrer l'objet de la foi....
...David de Dinant, l'une des premières victimes de l'unité romaine, en appelait beaucoup à Aristote. C'est à l'influence d'Aristote que ses juges attribuèrent l'origine d'un panthéisme qu'il aurait pu tirer plus directement d'ailleurs. Traduites en latin dès le commencement du XIIe siècle, par les soins d'un archevêque de Tolède, les œuvres d'Aristote et celles de ses commentateurs sarrasins n'en furent pas moins accueillies avec avidité dans la Faculté des Arts de Paris. Aristote interprété par Averroès y devint pour un grand nombre de docteurs l'autorité suprême, irréfragable, le Philosophe, identique à la raison même. Les premiers péripatéticiens français constatèrent hardiment le désaccord entre le dogme et la pensée du philosophe, ne craignant pas d'ajouter que la doctrine de l'Église fourmille d'erreurs. Cette attitude eut pour effet naturel l'interdiction de lire la physique et la métaphysique du savant Macédonien. Non moins naturellement l'interdiction ne fut pas respectée; les meilleurs mêmes cédaient à la curiosité, et, parmi les conseillers les plus autorisés du Saint-Siège, Aristote trouva bientôt des défenseurs. Aussi la prohibition primitive reçut-elle, en 1231 déjà, une forme moins absolue; Grégoire IX maintint alors et renouvela la défense d'étudier les textes suspects «jusqu'à ce qu'ils eussent été corrigés et expurgés». Cette opération singulièrement délicate ne s'exécuta jamais d'une manière officielle. Mais sous l'empire de ces ordonnances, qui rigoureusement ne s'appliquaient qu'au diocèse de Paris, des dominicains fort attachés au Saint-Siège et possédant son entière confiance, à Cologne Albert de Bollstaedt, à Rome son disciple Thomas d'Aquin, continuèrent à commenter assidûment les textes interdits, qu'ils s'efforçaient d'interpréter dans un sens orthodoxe partout où la chose était praticable, sans hésiter à les combattre et à les condamner sur les points où le désaccord ne pouvait pas être déguisé. Leurs ouvrages, particulièrement ceux de saint Thomas, qui ont acquis dans l'Église une autorité souveraine, officiellement consacrée aujourd'hui, peuvent donc être considérés comme l'équivalent de la correction promise....
Saint Thomas, contesté, combattu, réfuté peut-être jadis par des génies égaux, sinon supérieurs au sien, n'en reste pas moins aujourd'hui le représentant de toute l'École. Rappelons en peu de mots les points principaux de sa philosophie.
Et d'abord, dans la manière dont il conçoit le but de la vie, Thomas est franchement grec, disciple d'Aristote et de Platon. Saint Paul écrit: «Quand je connaîtrais tous les mystères de la science de toutes choses, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien». Saint Jean nous enseigne que Dieu est amour, et Jésus dit à ses disciples: «Soyez mes imitateurs». La tendance du christianisme est toute pratique; son idéal est la perfection de sa volonté; il n'y a pour lui rien au delà. Pour saint Thomas, il y a quelque chose au delà. Ne se résumant pas sur Dieu, il ne dit pas que Dieu s'absorbe dans la science de lui-même; il ne le croit probablement pas, mais la logique l'obligerait à l'avouer, car sa notion du souverain bien est purement intellectuelle: c'est la connaissance de Dieu, l'intuition parfaite de Dieu, que la théologie désigne sous le nom de vision béatifique: «Naturaliter inest omnibus hominibus desiderium cognoscere causas; prima autem causa Deus est. Est igitur ultimus finis hominis cognoscere Deum.»
...Tout en dissertant à loisir sur les attributs divins, Thomas sait bien que nous ne pouvons pas connaître Dieu d'une manière adéquate, et cependant il nous faut ordonner l'ensemble de nos pensées et de nos croyances sur cette idée que nous n'avons pas. De propos délibéré, Thomas lui cherche un succédané dans un anthropomorphisme qui a rendu sa philosophie accessible au vulgaire, et par là doit avoir contribué, pour une grande part, à sa merveilleuse fortune. Nous ne connaissons Dieu que dans ses œuvres; dès lors, c'est de la plus parfaite de ses œuvres qu'il faut nous aider pour nous faire une idée de ses perfections; il nous faut donc concevoir Dieu d'après l'analogie de l'esprit humain.
Cette conclusion place la théologie de saint Thomas dans la dépendance de sa psychologie, laquelle, au jugement des panégyristes les plus jaloux d'établir l'indépendance philosophique de ce docteur, est foncièrement péripatéticienne. Quels que soient les soins apportés à corriger les conclusions d'Aristote inconciliables avec la doctrine de l'Église, la racine de ce système théologique plonge ainsi dans l'hellénisme païen....
Le Docteur Angélique était sans doute un chrétien; il était pieux, de cette piété du moyen âge faite d'ascétisme et de contemplation, qui est bien malgré tout une forme du christianisme, puisque c'est une forme de l'amour. Rien ne ressemble moins à la vie de Jésus-Christ, telle que les plus anciens documents nous la représentent, que celle de son disciple dans l'Imitation. Ce livre nourrira néanmoins l'activité pratique des chrétiens les plus généreux, parce qu'il est tout pénétré d'un amour sincère, auquel, malheureusement, il ne sait assigner qu'un stérile emploi. Thomas touche à l'Imitation par quelques côtés de sa théologie, mais l'esprit général en est différent: l'amour n'est pas le but à ses yeux; l'amour n'exprime pas la nature divine. Tout pour lui revient à l'intelligence. La pensée de la pensée a fasciné son âme. Le dernier mot de sa théologie est dicté par le paganisme....
L'Ange de l'École a triomphé par la puissance du péripatétisme, cette religion des clercs dévots et des clercs incrédules au XIIIe siècle. Il a été servi par la spécieuse clarté de son anthropomorphisme, par l'art de son exposition, et par la superficialité de ses analyses. Il a été servi par ses contradictions mêmes qui permettent aux opinions divergentes d'alléguer en leur faveur quelques passages de ses écrits. Sa manière cauteleuse devait mieux plaire à la cour de Rome qu'une philosophie trop libre, trop forte et trop personnelle. D'ailleurs il avait prêté l'appui de sa plume aux aspirations du Saint-Siège vers la suprématie absolue, en s'appuyant de bonne foi sur des textes dont Rome elle-même ne défend plus l'authenticité. Mais le but est atteint, l'autorité du saint reste acquise, et Rome a montré sa reconnaissance. La doctrine thomiste favorisait par ses conclusions pratiques la tendance du pouvoir spirituel, qui s'appuyait dès cette époque sur les ordres religieux, comme elle l'a fait constamment depuis. Le Livre des Sentences avait acquis l'autorité presque officielle d'un texte classique parce qu'il grandissait le prêtre. La morale de saint Thomas, héritier de cette autorité, glorifie le moine: les vertus théologales telles qu'il les conçoit, la vie contemplative, image de la béatitude éternelle et qui seule peut vraiment nous en rapprocher, ne sauraient se pratiquer que dans le cloître. Cette observation de Ritter est importante. Peut-être faudrait-il la généraliser [et dire]: «L'intellectualisme est conforme à l'esprit permanent d'une hiérarchie qui cherche à justifier sa domination en présentant l'unité et la pureté de la doctrine, qu'elle prétend garantir, comme l'intérêt religieux par excellence, auquel tout doit être sacrifié....»
La suprême autorité de l'Église ayant recommandé l'étude et la profession du thomisme comme un remède aux maux dont ce grand corps est affligé, il convenait d'apprécier avant tout cette doctrine dans ses rapports avec l'esprit du christianisme. Quant à ceux qu'elle pourrait soutenir avec la science moderne, il sera permis d'être bref. Il n'y a pas d'entente possible entre la science et une école qui invoque la chose jugée et pense trancher une question quelconque par un appel à l'autorité.
Ch. Secrétan, La restauration du thomisme, dans la
Revue philosophique, XVIII (1884). Passim.
VIII—LES ANCIENNES RECETTES D'ORFÈVRES ET LES ORIGINES DE L'ALCHIMIE.
Le traité relatif aux métaux précieux qui se trouve dans le Recueil intitulé Mappæ clavicula (on en conserve à Schlestadt un manuscrit du Xe siècle) offre un grand intérêt, parce qu'il présente de frappantes analogies avec le papyrus égyptien de Leyde, trouvé à Thèbes, ainsi qu'avec divers opuscules antiques, tels que la Chimie dite de Moïse. Plusieurs des recettes de la Mappæ clavicula sont non seulement imitées, mais traduites littéralement de celles du papyrus et de celles de la collection des alchimistes grecs: identité qui prouve sans réplique la conservation continue des pratiques alchimiques, y compris celle de la transmutation, depuis l'Égypte jusque chez les artisans de l'Occident latin. Les théories proprement dites n'ont reparu en Occident que vers la fin du XIIe siècle, après avoir passé par les Syriens et par les Arabes. Mais la connaissance des procédés eux-mêmes n'avait jamais été perdue. Ce fait capital résulte surtout de l'étude des alliages destinés à imiter et à falsifier l'or, recettes d'ordre alchimique, car on y trouve aussi la prétention de le fabriquer. Les titres sont à cet égard caractéristiques: «pour augmenter l'or; pour faire de l'or; pour fabriquer l'or; pour colorer (le cuivre) en or; faire de l'or à l'épreuve; rendre l'or plus pesant; doublement de l'or». Ces recettes sont remplies de mots grecs qui en trahissent l'origine.
Dans la plupart, il s'agit simplement de fabriquer de l'or à bas titre, par exemple en préparant un alliage d'or et d'argent, teinté au moyen de cuivre. Mais l'orfèvre cherchait à le faire passer pour de l'or pur. Cette fraude est d'ailleurs fréquente, même de notre temps, dans les pays où la surveillance est imparfaite. Notre or dit au 4e titre prête surtout à des fraudes dangereuses, non seulement à cause de la dose considérable de cuivre qu'il renferme, mais parce que chaque gramme de ce cuivre occupe un volume plus que double de celui de l'or qu'il remplace. Les bijoux d'or à ce titre fournissent donc double profit au fraudeur, parce que l'objet est plus pauvre en or et parce que pour un même poids il occupe un volume bien plus considérable: ce sont là les profits de l'orfèvre.
Ces fabrications d'alliages compliqués, qu'on faisait passer pour de l'or pur, étaient rendues plus faciles par l'intermédiaire du mercure et des sulfures d'arsenic, lesquels se trouvent continuellement indiqués dans les recettes des alchimistes grecs, aussi bien que dans la «Clé de la peinture».
Il a existé ainsi toute une chimie spéciale, abandonnée aujourd'hui, mais qui jouait un grand rôle dans les pratiques et dans les prétentions des alchimistes. De notre temps même, un inventeur a pris un brevet pour un alliage de cuivre et d'antimoine, renfermant six centièmes du dernier métal, et qui offre la plupart des propriétés apparentes de l'or et se travaille à peu près de la même manière. L'or alchimique appartenait à une famille d'alliages analogues. Ceux qui le fabriquaient s'imaginaient d'ailleurs que certains agents jouaient le rôle de ferments, pour multiplier l'or et l'argent. Avant de tromper les autres, ils se faisaient illusion à eux-mêmes. Or, ces idées, cette illusion, se rencontrent également chez les Grecs et dans la «Clé de la peinture».
Parfois l'artisan se bornait à l'emploi d'une cémentation, ou action superficielle, qui teignait en or la surface de l'argent, ou en argent la surface du cuivre, sans modifier ces métaux dans leur épaisseur. C'est ce que les orfèvres appellent encore de notre temps «donner la couleur». Ils se bornaient même à appliquer à la surface du métal un vernis couleur d'or, préparé avec la bile des animaux, ou bien avec certaines résines, comme on le fait aussi de nos jours.
De ces colorations, le praticien, guidé par une analogie mystique, a passé à l'idée de la transmutation; chez le pseudo-Démocrite, aussi bien que dans la «Clé de la peinture»....
La coïncidence des textes prouve donc qu'il existait des cahiers de recettes secrètes d'orfèvrerie, transmis de main en main par les gens du métier, depuis l'Égypte jusqu'à l'Occident latin, lesquels ont subsisté pendant le moyen âge, et dont la «Clé de la peinture» nous a transmis un exemplaire....
L'ensemble de ces faits mérite d'attirer notre attention, au point de vue de la suite et de la renaissance des traditions scientifiques. En effet, c'est par la pratique que les sciences débutent; il s'agit d'abord de satisfaire aux nécessités de la vie et aux besoins artistiques, qui s'éveillent de si bonne heure dans les races civilisables. Mais cette pratique même suscite aussitôt des idées plus générales, lesquelles ont apparu d'abord dans l'humanité sous la forme mystique. Chez les Égyptiens et les Babyloniens, les mêmes personnages étaient à la fois prêtres et savants. Aussi les premières industries chimiques ont-elles été exercées d'abord autour des temples; le Livre du Sanctuaire, le Livre d'Hermès, le Livre de Chymès, toutes dénominations synonymes, chez les alchimistes gréco-égyptiens, représentent les premiers manuels de ces industries. Ce sont les Grecs, comme dans toutes les autres branches scientifiques, qui ont donné à ces traités une rédaction dégagée des vieilles formes hiératiques, et qui ont essayé d'en tirer une théorie rationnelle, capable à son tour, par une action réciproque, de devancer la pratique et de lui servir de guide. Le nom de Démocrite, à tort ou à raison, est resté attaché à ces premiers essais; ceux de Platon et d'Aristote ont aussi présidé aux tentatives de conceptions rationnelles. Mais la science chimique des Gréco-Égyptiens ne s'est jamais débarrassée, ni des erreurs relatives à la transmutation,—erreurs entretenues par la théorie de la matière première,—ni des formules religieuses et magiques, liées autrefois en Orient à toute opération industrielle.
Cependant, la culture scientifique proprement dite ayant péri en Occident avec la civilisation romaine, les besoins de la vie ont maintenu la pratique impérissable des ateliers avec les progrès acquis au temps des Grecs: et les arts chimiques ont subsisté; tandis que les théories, trop subtiles ou trop fortes pour les esprits d'alors, tendaient à disparaître, ou plutôt à faire retour aux anciennes superstitions. Dans la «Clé de la peinture», comme dans les papyrus égyptiens et dans les textes de Zozime, il est fait mention des prières que l'on doit réciter au moment des opérations, et c'est par là que l'alchimie est restée intimement liée avec la magie, au moyen âge, aussi bien que dans l'antiquité.
Mais quand la civilisation a commencé à reparaître pendant le moyen âge latin, vers le XIIIe siècle, au sein d'une organisation nouvelle, nos races se sont reprises de nouveau au goût des idées générales, et celles-ci, dans l'ordre de la chimie, ont été ramenées par les pratiques, ou plutôt elles ont trouvé leur appui dans les problèmes permanents soulevés par celles-ci. C'est ainsi que les théories alchimiques se sont réveillées soudain, avec une vigueur et un développement nouveaux, et leur évolution progressive, en même temps qu'elle perfectionnait sans cesse l'industrie, a éliminé peu à peu les chimères et les superstitions d'autrefois. Voilà comment a été constituée en dernier lieu notre chimie moderne, science rationnelle établie sur les fondements purement expérimentaux. Ainsi, la science est née à ses débuts des pratiques industrielles; elle a concouru à leur développement pendant le règne de la civilisation antique: quand la science a sombré avec la civilisation, la pratique a subsisté et elle fournit à la science un terrain solide, sur lequel celle-ci a pu se développer de nouveau, quand les temps et les esprits sont redevenus favorables. La connexion historique de la science et de la pratique, dans l'histoire des civilisations, est ainsi manifeste: il y a là une loi générale du développement de l'esprit humain.
M. Berthelot, dans la Revue des Deux Mondes,
1er septembre 1892.
CHAPITRE XIV
CIVILISATION CHRÉTIENNE ET FÉODALE
(Suite.)
PROGRAMME.—La littérature: trouvères, troubadours. Villehardouin, Joinville.
Les arts. Un château, une église romane, une église gothique. [Mœurs. Civilisation.]
BIBLIOGRAPHIE.
L'Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident, par A. Ebert (trad. de l'all., Paris, 1883-1889, 3 vol. in-8º), s'arrête au commencement du XIe siècle. Il faut recourir, pour la suite, à des ouvrages spéciaux.—Pour l'histoire de la littérature en latin, voir un bref inventaire, le seul qui existe, par A. Gröber, dans le t. II du Grundriss der romanischen Philologie, Strassburg, 1893-1894, in-8º. Cf. ci-dessus, p. 155, l. 23.—Le Grundriss der germanischen Philologie, publ. sous la direction de H. Paul (Strassburg, 1891-1893, 2 vol. in-8º) contient un bref exposé de l'histoire des littératures germaniques (gothique, nordique, allemande, anglaise, etc.).—Le Grundriss der romanischen Philologie, publ. sous la direction de A. Gröber, en cours de publication, contiendra un exposé analogue de l'histoire des littératures romanes (française, provençale, catalane, espagnole, portugaise, etc.).—La meilleure histoire de la littérature française au moyen âge est présentement[85] celle de M. G. Paris: La littérature française au moyen âge, Paris, 1890, in-16, 2e éd., qui donne une bibliographie complète[86].—Pour l'histoire de la littérature anglaise: J.-J. Jusserand, Histoire littéraire du peuple anglais, des origines à la Renaissance, Paris, 1895, in-8º.—Pour l'histoire de la littérature allemande: W. Scherer, Geschichte der deutschen Litteratur, Berlin, 1891, in-8º, 6e éd.; A. Bossert, La littérature allemande au moyen âge, Paris, 1894, in-16, 3e éd.—Pour l'histoire de la littérature italienne: A. Gaspary, Geschichte der italianischen Litteratur, Berlin, 1885-1888, 2 vol. in-8º; A. d'Ancona et O. Bacci, Manuale della letteratura Italiana, I, 1, Firenze, 1892, in-12.—Pour l'histoire de la littérature en grec, voir plus haut, ch. III[87].
L'histoire de l'écriture se rattache, si l'on veut, à celle de la littérature. Voir: M. Prou, Manuel élémentaire de paléographie latine et française, Paris, 1892, 2e éd.;—W. Wattenbach, Das Schriftwesen im Mittelalter, Leipzig, 1875, in-8º;—C. Paoli, Programma scolastico di paleografia latina, Firenze, 1888-1894, 2 vol. in-8º.
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Dans les Grundriss de A. Gröber et de H. Paul, il est traité sommairement de l'histoire de l'art au moyen âge. Mais on lira volontiers des livres plus développés.
Il existe de grands ouvrages originaux, somptueusement illustrés, sur l'histoire de l'art au moyen âge, dont on ne saurait recommander la lecture aux commençants, mais qu'il faut connaître, pour les consulter au besoin. Citons, entre autres: E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, 1854-1870, 10 vol. in-8º;—le même, Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carlovingienne à la Renaissance, Paris, 1865-1875, 6 vol. in-8º (meubles, ustensiles, orfèvrerie, instruments de musique, jeux, outils, vêtements, armes de guerre, etc.):—J. Labarte, Histoire des arts industriels au moyen âge, Paris, 1881, 3 vol. in-4º 2e éd.;—E. Gélis-Didot et H. Laffillée, La peinture décorative en France du XIe au XIVe siècle, Paris, s. d., in-fol.;—F. de Lasteyrie, Histoire de la peinture sur verre d'après les monuments en France, Paris, 1860, 2 vol. in-fol.;—H. Révoil, L'architecture romane dans le midi de la France, Paris, 1873, 3 vol. in-fol.;—V. Ruprich-Robert, L'architecture normande aux XIe et XIIe siècles, en Normandie et en Angleterre, Paris, s. d., 2 vol. in-fol.;—A. de Baudot, La sculpture française au moyen âge..., Paris, 1878-1884, in-fol.;—G. Dehio et G. v. Bezold, Die kirchliche Baukunst des Abendlandes, Stuttgart, I, 1889-1892, in-8º;—Catalogue de la collection Spitzer, Paris, 1890-1894, 6 vol. in-fol.—De moindre dimension, mais encore très importantes, sont les monographies de T. Hudson Turner (Some account of domestic architecture in England from the Conquest to the end of the XIIth century, London, 1877, in-8º);—de R. Cattanec (L'architettura in Italia dal secolo vi al mille circa, Venezia, 1888, in-8º; tr. fr., Venise, 1890, in-8º);—de C. Enlart (Origines françaises de l'architecture gothique en Italie, Paris, 1894, in-8º);—de W. Vöge, Die Anfänge des monumentalen Stiles im Mittelalter, Strassburg, 1894, in-8º;—etc.—Principales monographies sur l'architecture militaire: P. Salvisberg, Die deutsche Kriegs-Architektur von der Urzeit bis auf die Renaissance, Stuttgart, 1887, in-8º;—G. T. Clark, Mediæval military architecture in England, London, 1884, 2 vol. in-8º. Cf. ci-dessus, p. 276.
Sur la survivance des traditions de l'art antique pendant le moyen âge: E. Müntz, La tradition antique au moyen âge (d'après le livre de A. Springer), dans le Journal des Savants, 1887 et 1888.
Nous recommandons surtout la lecture des bons livres de haute vulgarisation, qui n'offrent pas, en général, comme quelques-uns des ouvrages originaux qui précèdent, le danger d'être systématiques. Il y en a d'excellents. Sans parler des Manuels généraux d'histoire de l'art (Ch. Bayet, Manuel d'histoire de l'art, Paris, 1886, in-8º;—W. Lübke, Grundriss der Kunstgeschichte, Stuttgart, 1892, in-8º, 11e éd.; tr. fr. d'après la 9e éd., Paris, 1886-1887, in-8º;—R. Rosières, L'évolution de l'architecture en France, Paris, 1894, in-12), où l'histoire de l'art du moyen âge a sa place, consulter: H. Otto, Handbuch der kirchlichen Kunst-Archæologie des deutschen Mittelalters, Leipzig, 1883-1884, 5e éd.;—Ch. H. Moore, Development and character of gothic architecture, London, 1890, in-8º;—L. Gonse, L'art gothique, Paris, 1891, in-4º;—J. Quicherat, Histoire du costume en France, Paris, 1876, in-4º;—E. Molinier, L'émaillerie (Bibliothèque des Merveilles).—Dans la «Collection pour l'enseignement des Beaux-Arts» figurent deux volumes de M. Corroyer (L'architecture romane, L'architecture gothique), dont les conclusions sont très contestables.—Le livre de A. Lecoy de la Marche, Le treizième siècle artistique (Lille, 1891, in-8º), est superficiel.—L'Abécédaire d'archéologie de M. de Caumont (Caen, 1869-1870, 3 vol. in-8º) a été longtemps classique, et, comme Manuel élémentaire d'archéologie médiévale, il n'a pas encore été remplacé.—Il existe un grand nombre de bons traités généraux d'iconographie. Le plus récent est celui de H. Detzel, Christliche Ikonographie, ein Handbuch zum Verstandniss der christlichen Kunst, I, Freiburg i. Br., 1894, in-8º.—Un recueil de reproductions de monuments figurés, commode pour l'enseignement élémentaire, peu coûteux, est celui de Seeman, Kunsthistorische Bilderbogen. Die Kunst des Mittelalters, Leipzig, 1886.
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Les Grundriss de A. Gröber et de H. Paul contiennent des chapitres consacrés à l'histoire des mœurs et de la «civilisation» (Kulturgeschichte) chez les peuples romans et germaniques au moyen âge.—Les études relatives à l'histoire de la «civilisation» se sont notablement développées depuis quelques années, surtout en Allemagne et en Italie.
Il existe des histoires générales de la civilisation (la meilleure est celle de M. Ch. Seignobos) et des histoires générales de la civilisation en France (A. Rambaud, Histoire de la civilisation française, Paris, 1893, 5e éd.), en Allemagne (O. Benne am Rhyn, Kulturgeschichte des deutschen Volkes, Berlin, 1895, in-8º, 2e éd.), en Angleterre (H. D. Traill, Social England, précité), où le moyen âge a une place. Mais il existe aussi des histoires générales de la civilisation au moyen âge. Prématurées, elles sont provisoires; il faut s'en servir avec précaution: G. B. Adams, Civilisation during the middle ages, New-York, 1894, in-8º;—G. Grupp, Kulturgeschichte des Mittelalters, Stuttgart, 1894-1895, 2 vol. in-8º.—Pour l'histoire de la civilisation en France au moyen âge, sans parler de la célèbre Histoire de la civilisation en France de Guizot, écrite à un autre point de vue: P. Lacroix, Les arts, les mœurs, les usages, la vie militaire et religieuse, les sciences et les lettres au moyen âge, Paris, 1868-1876, 4 vol. in-4º; ce médiocre ouvrage a eu beaucoup de succès; il a été récemment adapté en allemand par R. Kleinpaul, sous ce titre: Das Mittelalter;—R. Rosières, Histoire de la société française au moyen âge, Paris, 1884, 2 vol. in-8º, 3e éd. (Original, peu sûr);—en Allemagne: Fr. v. Löher, Kulturgeschichte der Deutschen im Mittelalter; München, 1891-1892, 2 vol. in-8º;—en Suède: H. Hildebrand, Sveriges Medeltid. Kulturhistorisk Skildring, Stockholm, 1894, in-8º.—L'ouvrage de M. A. Dredsner sur l'Italie est plus spécial: Kultur-und Sittengeschichte der italianischen Geistlichkeit im 10 u. 11 Jahrhundert, Breslau, 1890, in-8º.
C'est aux monographies qu'il faut recourir. Nous n'en citerons qu'un petit nombre, choisies parmi les plus lisibles.—Lire, en allemand: K. Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, Wien, 1882, 2 vol. in-8º, 2e éd.;—L. Kotelmann, Gesundheitspflege im Mittelalter. Kulturgeschichtliche Studien, nach Predigten, Hamburg, 1890, in-8º;—A. Schultz, Das höfische Leben, Leipzig, 1889, 2 vol. in-8º, 2e éd.—En italien: A. Graf, Miti, leggende e superstizioni del medio evo, Torino, 1892-1895, 2 vol. in-8º;—D. Merlini, Saggio di ricerche sulla satira contra il villano, Torino, 1894, in-16.—En anglais: H. C. Lea, Superstition and force, Philadelphia, 1892, in-8º, 4e éd. (Excellent.).—En français: Ch.-V. Langlois, La société du moyen âge d'après les fableaux, dans la Revue politique et littéraire, août-sept. 1891;—A. Lecoy de la Marche, La chaire française au moyen âge, spécialement au XIIIe siècle, Paris, 1886, in-8º 2e éd.;—le même, La société au XIIIe siècle, Paris, 1880, in-12;—E. Sayous, La France de saint Louis d'après la poésie nationale, Paris, 1866, in-8º;—E. Berger, Thomæ Cantipratensis (Thomas de Cantimpré) «Bonum universale de apibus» quid illustrandis sæc. XIII moribus conferat, Paris, 1895, in-8º;—G. Paris, Les cours d'amour du moyen âge (d'après le livre, en danois, de E. Trojel) dans le Journal des Savants, 1888;—U. Robert, Les signes d'infamie au moyen âge, Paris, 1891, in-12.
L'histoire de l'art militaire et de la tactique a été fort étudiée. Les principaux ouvrages sont ceux de E. Boutaric (Institutions militaires de la France, Paris, 1863, in-8º), de H. Delpech (La tactique militaire au XIIIe siècle, Paris, 1885, 2 vol. in-8º) et de M. le général Koehler, Geschichte des Kriegswesens in der Ritterzeit, I, Leipzig, 1886, in-8º.—Consulter au surplus la Bibliographie spéciale de J. Pohler, Bibliotheca historico-militaris, Cassel, 1887 et s., 3 vol. in-8º.
L'histoire du droit privé est une province particulière de l'histoire de la civilisation où la science est aujourd'hui fort avancée. Il y a beaucoup de Manuels, pourvus d'une abondante bibliographie, dont quelques-uns sont des chefs-d'œuvre, pour l'histoire du droit ecclésiastique (R. Sohm. Kirchenrecht, I, Leipzig, 1892, in-8º;—Ph. Zorn, Lehrbuch des Kirchenrechts, Stuttgart, 1888, in-8º;—E. Löning, Geschichte des deutschen Kirchenrechts, Strassburg, 1878, 2 vol. in-8º;—etc.);—pour l'histoire du droit allemand (A. Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, Leipzig, 1887-1892, 2 vol. in-8º;—R. Schröder, Lehrbuch der deutschen Rechtsgeschichte, Leipzig. 1893, in-8º, 2e éd.);—pour l'histoire du droit anglais (Fr. Pollock et F. W. Maitland, The history of English law before the time of Edward I, Cambridge, 1895, 2 vol. in-8º);—pour l'histoire du droit français (A. Esmein, Cours élémentaire d'histoire du droit français, Paris, 1895, in-8º, 2e éd.;—P. Viollet, Précis de l'histoire du droit français, Paris, 1893, 2e éd.).
I—LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN EUROPE AU XIIe SIÈCLE.
Le domaine littéraire de la France s'étendait, au XIIe siècle, bien au delà des limites du royaume, et, sans parler des provinces limitrophes dont l'histoire se rattache naturellement à la nôtre, notre langue et notre poésie, à la suite de nos armes, avaient conquis en Europe et même au delà de vastes possessions.
La plus belle et la plus importante pour l'histoire littéraire, c'est l'Angleterre. Pendant tout le XIIe siècle, la littérature de l'Angleterre a été la littérature française. Non seulement nos anciens poèmes furent aussi répandus que chez nous dans le pays que les Normands avaient conquis en chantant la chanson de Roland, mais la littérature sérieuse et la poésie courtoise y déployèrent une floraison brillante. J'ai déjà parlé de l'influence considérable exercée par les rois anglais sur les écrivains et les trouveurs de Normandie, de Touraine et d'Anjou; ils en appelèrent plus d'un auprès d'eux, et bientôt sous leur protection et celle de leurs barons se formaient en Angleterre même des romanceurs habiles et nombreux. C'est même en Angleterre que nous trouvons les plus anciennes dates pour l'existence de cette littérature qui s'efforça de vulgariser l'instruction la plus diverse. La reine Aélis de Louvain (1121-1135) apporta sans doute de Brabant à la cour du roi Henri Ier le goût des lettres françaises: dès son couronnement, nous voyons le clerc Benoît mettre pour elle en vers français la vie de saint Brandan, curieuse légende sortie de l'imagination celtique et qu'elle voulut connaître comme un produit de sa nouvelle patrie. C'est en son honneur que Philippe de Thaon, déjà auteur d'un Comput rimé, a composé son Bestiaire. Devenue veuve, elle fit écrire par un poète appelé David, dont l'œuvre est malheureusement perdue, une longue histoire du mari qu'elle pleurait, en forme de chanson de geste. Sous le règne court et agité d'Étienne, nous devons surtout mentionner la grande histoire des rois anglais de Geoffroi Gaimar, dont les poèmes historiques de Wace devaient faire oublier le succès. Mais c'est le règne de Henri II qui fût l'âge d'or des lettres françaises en Angleterre. Ce prince, qui joignait aux talents d'un politique habile et d'un grand roi les qualités les plus brillantes de l'esprit, donna à sa cour un éclat inouï, où la splendeur matérielle était rehaussée par la recherche des plaisirs plus délicats de l'esprit. Il joignait à l'amour de la poésie de pure imagination la curiosité de l'esprit et le goût de l'étude; seulement il était lettré et n'avait pas besoin de se faire lire les livres français et traduire les livres des clercs. Aussi son influence s'exerça-t-elle surtout sur la poésie, dans laquelle il appréciait avant tout les qualités de correction et d'élégance. «J'ai l'avantage, disait Benoît de Sainte-More, de travailler pour un roi qui sait mieux que personne distinguer et apprécier un ouvrage bien fait, bien composé et bien écrit.» Les poètes français les plus distingués, Garnier de Pont-Sainte-Maxence, Marie de France, peut-être Chrétien, venaient en Angleterre écrire ou publier leurs ouvrages; à côté d'eux, des Anglais, comme Thomas, Simon de Fresne, Huon de Rotelande, Jordan Fantôme, d'autres encore, commençaient cette littérature anglo-normande qui devait durer au siècle suivant et ne mourir qu'après avoir suscité et fécondé la véritable littérature anglaise. A côté des romans de la Table Ronde, où les traditions celtiques, plus ou moins altérées, reçurent la forme romane, une mention spéciale est due aux poèmes intéressants composés en Angleterre, dans lesquels la poésie et l'histoire des Anglo-Saxons ont passé en vers français et ont ainsi été arrachées à l'oubli. J'ai parlé déjà de Geoffroi Gaimar, qui travaillait sur des sources en partie saxonnes; la poésie est représentée par les beaux romans de Horn, d'Aerolf, de Havelok, de Waldef. Les Normands d'Angleterre jouèrent entre les Bretons et Saxons insulaires et le reste de l'Europe, par l'intermédiaire de la langue française, un rôle d'interprètes qui, dans l'histoire comparée des littératures, a une importance capitale.
Ce n'était pas seulement en Angleterre que les Français avaient porté leur langue avec leur puissance. Le sud de l'Italie et la Sicile avaient aussi pour rois des Normands, et là aussi la littérature française retrouva une patrie. Les descendants de Tancré de Hauteville aimèrent les plaisirs de l'esprit comme les descendants de Guillaume le Bâtard; l'un d'eux, Guillaume le Bon, gendre de Henri II d'Angleterre, était lettré comme lui et réunissait également une cour brillante. Le sort qui nous a conservé l'ensemble de la littérature anglo-normande nous a ravi en majeure partie celle des Normands d'Italie; cependant on peut leur attribuer avec certitude une grande part dans le cycle épique de Guillaume «au court nez», et nous avons gardé quelques traductions de livres historiques faites chez eux, un peu après notre période, dans un dialecte fortement italianisé. La poésie lyrique, qui brilla peu en Angleterre, paraît au contraire avoir fleuri en Sicile, et elle y détermina peut-être, au XIIIe siècle, autant que la poésie provençale, l'éclosion de la poésie italienne.
Plus à l'Orient, en Grèce, c'est le siècle suivant qui devait fonder une France nouvelle, malheureusement peu durable; mais le XIIe siècle en s'ouvrant trouvait déjà en Palestine le royaume français de Jérusalem. Là aussi notre littérature fut non seulement goûtée, mais cultivée; sans parler des textes juridiques si importants qui contiennent, dans une admirable langue, le code de la féodalité, c'est là qu'ont été sans doute traduits plusieurs des longs ouvrages historiques qui y avaient été écrits en latin; c'est là enfin que la chute du royaume de Jérusalem en 1189 donna lieu aux plus anciens récits d'événements contemporains qui aient été écrits en prose française.
Un autre établissement français hors de nos limites, le royaume de Portugal, fondé en 1095 par le prince Henri de Bourgogne, a été trop promptement et trop complètement séparé de la France pour qu'au XIIe siècle notre littérature put y prendre pied; d'ailleurs les Français étaient là en petit nombre, et ils adoptèrent rapidement la langue du peuple portugais dans lequel ils se fondirent; mais il est probable que cette origine française des rois et grands seigneurs ne fut pas sans influence sur les commencements de la poésie lyrique portugaise, évidemment imitée de celle des trouveurs et des troubadours.
C'est, en effet, au delà du pays de sa naissance, au delà des contrées où les Français s'étaient établis, un troisième domaine de la littérature française au XIIe siècle que lui forment les pays où elle a été goûtée, admirée et imitée. Il faudrait écrire plus d'un volume si on voulait énumérer en détail les preuves du succès inouï de notre poésie en Europe à cette époque; je m'y astreindrai d'autant moins que beaucoup des imitations étrangères sont sensiblement postérieures à leurs originaux; je ne veux que vous donner une idée générale de cette vaste littérature, dont le fond est français, dont la forme est provençale, espagnole, italienne, grecque, allemande, hollandaise, anglaise, scandinave, et qui constitue autour du foyer que je viens de vous décrire un rayonnement incomparable.
Nous avons vu plus haut que, tandis que la littérature française dépassait de beaucoup en divers sens les limites du royaume de France, elle ne les remplissait pas dans le royaume même. Les provinces du Midi avaient une langue et une littérature à elles, qui s'étaient développées dans des conditions et avec des caractères assez différents. C'est donc, à vrai dire, la première action de notre littérature sur une littérature étrangère que celle qu'elle exerça sur la poésie des troubadours. Elle lui emprunta, vers le milieu du XIIe siècle, les formes et l'esprit de sa poésie lyrique, mais, elle lui imposa en revanche sa riche littérature épique. Les Provençaux avaient eu sans doute, eux aussi, une épopée nationale, mais elle était tombée, chez eux, sauf de rares exceptions, dans un oubli rapide, et ce sont nos poèmes dont les troubadours se nourrissaient et auxquels ils font de fréquentes allusions. Ils en vinrent à les traduire, comme dans Ferabras, ou à les imiter, comme dans Jaufre. Au commencement du XIIIe siècle, un habile troubadour, qui donnait à ses compatriotes une sorte de grammaire poétique, revendiquait pour la langue d'oc la suprématie dans les chansons proprement dites, mais reconnaissait en même temps que la parlure de France valait mieux et était plus avenante pour composer des romans, c'est-à-dire des poèmes narratifs.
Aussi les autres nations romanes ont-elles en général subi l'influence des troubadours pour la poésie lyrique, des trouveurs pour la poésie épique. Les cancioneros composés aux XIIIe et XIVe siècles dans les cours brillantes de la Castille et du Portugal sont des imitations des cansons provençales; mais nos chansons de geste ont suscité les cantares de gesta espagnols et, entre autres, le poème du Cid, de même que nos romans d'aventure ont été traduits ou imités dans les divers idiomes de la péninsule ibérique et ont fini par aboutir aux deux grands romans qui terminent le moyen âge, le Tiran le Blanc catalan et l'Amadis portugais, puis castillan. Il en fut de même en Italie. Dante, dans son opuscule sur le langage vulgaire, reconnaît que la langue d'oc a fourni le modèle de la poésie lyrique, tandis qu'à la langue d'oïl appartient toute la poésie narrative. Et ce qu'il dit est confirmé chaque jour d'une manière plus éclatante par les recherches modernes. Si les prédécesseurs de Pétrarque et de Dante, si ces poètes eux-mêmes sont des disciples des troubadours, toute l'épopée italienne descend de la nôtre, par voie de traduction ou d'imitation, et le Roland amoureux du Bojardo, père du Roland furieux, n'est autre chose que la fusion des deux grands courants de notre poésie épique, du cycle de Charlemagne et du cycle d'Arthur, de la matière de Bretagne et de la matière de France. Par un phénomène plus étrange encore, le français faillit, au XIIIe siècle, devenir la langue littéraire de l'Italie: pendant que le Pisan Rusticien, les Vénitiens Marc Pol et Martin de Canale, le Florentin Brunet Latin l'employaient de préférence à leurs idiomes respectifs, des chanteurs populaires amassaient le peuple autour d'eux, dans les rues et sur les places des villes lombardes, vénitiennes et romagnoles, en lui chantant des histoires en la langue de France, comme dit l'un d'eux. Grâce au génie de Dante, l'Italie trouva moyen de sortir de l'anarchie des dialectes locaux et de se créer une langue littéraire admirable; mais ce curieux phénomène atteste d'une manière éclatante la puissance de notre vieille littérature.
Ce ne furent pas seulement les nations romanes qui devinrent pour ainsi dire des succursales de la grande école française. Je ne mentionne que pour mémoire les imitations grecques de nos romans de la Table Ronde; mais la magnifique littérature poétique de l'Allemagne, à la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle, n'est que le reflet de la nôtre. Les Minnesinger ont transporté dans leur langue les formes et l'esprit de la poésie lyrique française, fille elle-même de la provençale; il faut se hâter d'ajouter que, sous leurs mains, surtout celles de Walther de la Vogelweide, le plus grand poète de l'Allemagne ancienne, cette poésie s'est développée avec une originalité, une grâce et une profondeur sans égales chez nous. Nos chansons de geste ont été traduites ou imitées sans relâche en Allemagne et dans les Pays-Bas, ainsi que nos poèmes du cycle breton, pendant toute cette période que les historiens de la littérature allemande qualifient de classique: Lambrecht, Conrad, Henri de Veldeke, Herbert de Fritzlar, Hartmann d'Aue, Gotfrid de Strasbourg, Wolfram d'Eschenbach, Ulrich de Zazikhoven, Wirnt de Gravenberg, Conrad de Wurzbourg et bien d'autres sont les imitateurs plus ou moins fidèles des Albéric, des Turold, des Chrétien de Troies, des Benoît de Sainte-More, des Guillaume de Bapaume, des Renaud de Beaujeu. On peut dire qu'il y avait alors, à côté de la littérature française en français, une littérature française en allemand et une autre en néerlandais.
Il y en avait bien une en norvégien. Oui, cette terre lointaine d'où étaient parties, aux temps carolingiens, les désolantes incursions normandes, cette patrie des vieux chants mythiques de l'Edda, chrétienne maintenant et civilisée, accueillait avec transport et traduisait avec zèle nos chansons de geste, nos romans, nos lais. Nous retrouvons avec surprise, dans des versions qui, pour la plupart, sont antérieures au milieu du XIIIe siècle, une bonne partie du cycle de Charlemagne, et Tristan, et Érec, et Ivain, et les charmants récits de Marie de France. J'ai parlé plus haut de la littérature anglaise; la langue celtique elle-même reproduisit, dans des traductions qu'on commence à peine à connaître, nos poèmes carolingiens et plusieurs autres des productions de notre XIIe siècle. Si vous parcourez encore aujourd'hui les librairies populaires de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Hollande, du Danemark, de l'Islande même, vous trouverez partout, imprimés en gros caractères sur papier gris, les livres qui composent notre bibliothèque bleue, dernier asile, chez nous aussi, de la littérature du XIIe siècle. Quelle sève extraordinaire y avait-il donc dans cette végétation littéraire de la vieille France pour que sa vitalité ne soit pas encore éteinte dans les nombreux rejetons qu'elle a lancés de toutes parts!
Partout d'ailleurs où la littérature française a été implantée, elle a suscité ou fécondé la littérature nationale. On peut comparer notre ancienne poésie à ces arbres étonnants qui croissent dans l'Inde, et dont les rameaux, recourbés au loin, atteignent la terre, s'y enracinent et deviennent des arbres à leur tour. Comme un figuier des Banyans produit une forêt, ainsi la poésie française a vu peu à peu l'Europe chrétienne se couvrir autour d'elle d'une merveilleuse frondaison: la souche première était cette grande littérature du XIIe siècle dont nous devrions être si fiers et que nous connaissons si peu....
G. Paris, La poésie du moyen âge, 2e série, Paris,
Hachette, 1895, in-16.
II—LA BIBLE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE.
Les origines de la Bible française remontent, pour le moins, aux premières années du XIIe siècle. Ce fut sans doute aux environs de l'an 1100, dans quelque abbaye normande du sud de l'Angleterre, que des disciples de Lanfranc traduisirent le Psautier dans leur langue, alors fort peu différente de celle qui était parlée dans l'Ile-de-France. Ils en firent même une double version, répondant à deux des textes latins sous la forme desquels circulait alors le Psautier. C'est la glose écrite entre les lignes du Psautier gallican (on appelait ainsi l'ancien texte latin, corrigé par saint Jérôme à l'aide du grec des Septante) qui est devenue le Psautier français du moyen âge. Telle fut la popularité de cette antique version normande que, jusqu'à la Réforme, il ne s'est pas trouvé un homme pour traduire à nouveau les Psaumes en français.
Cinquante ans après le Psautier, l'Apocalypse était à son tour traduite en français dans les États normands. Cette traduction, dont le seul mérite est d'avoir servi de texte à des illustrations admirables, s'est perpétuée à travers tout le moyen âge sous le couvert de la Bible du XIIIe siècle. En même temps, dans l'Ile-de-France ou en Normandie, un homme de goût composait cette poétique traduction des quatre livres des Rois, qui est un des plus beaux monuments de notre ancienne langue.
Un peu plus tard, vers l'an 1170, le chef des «pauvres de Lyon», Pierre Valdus, entreprit de faire traduire des extraits de la Bible pour les gens simples et ignorants. Il n'était pas le seul qui fût occupé de cette pensée. Des bords du Rhône aux bouches de la Meuse, on s'appliquait de toutes parts à la traduction de la Bible. Les persécutions ordonnées par Innocent III mirent fin à ce mouvement, dont quelques fragments de traduction, échappés aux inquisiteurs de Metz ou de Liège, nous ont seuls conservé le souvenir.
Il appartenait au règne de saint Louis de donner à notre pays une Bible française complète. C'est dans l'Université de Paris que fut faite, peu avant l'an 1250, la version française par excellence des Livres saints. Je ne veux pas dire que l'Université ait pris une part officielle à cette œuvre de traduction; mais c'est dans les ateliers des libraires qui en étaient citoyens, sur un texte latin corrigé par ses maîtres, que la Bible a été, pour la première fois, traduite en entier en français. Cette version parisienne acquit bientôt une telle faveur qu'il fut dès lors impossible d'en faire accepter une autre. D'autre part, elle s'était, dès les premières années du XIVe siècle, étroitement unie à l'intéressante Histoire sainte de Guyart Desmoulins, si bien que la Bible historiale qui circule sous le nom du chanoine picard n'est, en réalité, pour les deux tiers, qu'un simple extrait de la version parisienne.
Ainsi complétée, la Bible historiale a joui, pendant le XIVe et le XVe siècle, d'un succès sans égal. Il n'est presque pas un château de grande famille, en France et dans les pays voisins, où n'ait figuré quelqu'un de ces précieux manuscrits, qu'enrichissaient des miniatures de toute beauté. Mais il est peu probable qu'un seul de ces splendides volumes ait jamais pénétré jusqu'au peuple ou jusqu'au bas clergé. Aussi, depuis que la Bible française était devenue un objet de luxe, l'Église cessa-t-elle de s'en émouvoir, le peuple n'ayant plus le moyen de la lire.
Les rois et les reines de France, les princes et les princesses du sang royal ont, depuis l'avènement des Valois, porté à la traduction de la bible le plus vif intérêt. Le roi Jean en avait fait entreprendre à grands frais une traduction qui promettait d'être excellente. La bataille de Poitiers interrompit cette œuvre. Charles V demanda à Raoul de Presles une version nouvelle; mais le traducteur du roi a imité l'ancienne Bible française sans l'améliorer. Jusqu'à Charles VIII et à François Ier, jusqu'à Anne de Bretagne et à Marguerite d'Angoulême, la traduction de la Bible n'a pas cessé d'être à cœur à la famille royale; mais, au XIVe et au XVe siècle, il y avait si loin des princes au peuple, la religion de la cour était si étrangère à la piété des simples gens, que jamais peut-être le peuple n'a plus profondément ignoré la Bible. C'était sans doute uniquement par les vitraux des églises et par les sermons des moines qu'il apprenait à la connaître.
Il en fut ainsi jusqu'à la Réforme. Il appartenait à Le Fèvre d'Étaples et à Robert Olivetan de mettre, dans une version plus exacte, la Bible entre les mains du peuple entier.
S. Berger, La Bible française au moyen âge,
Paris, 1884, p. I[88].
III—L'OGIVE.
Ogive, d'après l'usage actuel, désigne la forme brisée des arcs employés dans l'architecture gothique. Ainsi, lorsqu'on dit: porte en ogive, fenêtre en ogive, arcade en ogive, cela signifie que telle baie de porte, de fenêtre, d'arcade a pour couronnement deux courbes opposées qui se coupent sous un angle plus ou moins aigu. Est-ce ainsi que l'entendaient les anciens?
M. de Verneilh, étudiant le Traité d'architecture de Philibert Delorme, conçut des doutes à ce sujet. Il vit l'illustre maître de la Renaissance n'employer le mot ogive que dans la locution croisée d'ogives, qui signifie chez lui les arcs en croix placés diagonalement dans les voûtes gothiques. Ce fut pour M. de Verneilh l'occasion de consulter les auteurs subséquents. Sa surprise ne fut pas petite de les trouver tous d'accord avec Philibert Delorme. Jusqu'à la fin du siècle dernier, les théoriciens aussi bien que les glossateurs n'ont entendu par ogives ou augives que les nervures diagonales des voûtes du moyen âge. Pour trouver des fenêtres ogives, il faut descendre jusqu'à Millin, qui lui-même, dans son Dictionnaire des arts, ne laisse pas cependant que d'admettre la définition de ses devanciers, de sorte que c'est d'une inadvertance de Millin que le sens nouveau d'ogive paraît être issu. La fortune du mot ainsi dénaturé ne tarda pas à croître en même temps que le goût pour les choses du moyen âge.
M. de Verneilh n'avait cependant rien allégué de bien positif pour l'époque antérieure à Philibert Delorme. M. Lassus éclaira cette partie de la question en produisant des textes du XIVe et même du XIIIe siècle, d'où il ressort que si les auteurs postérieurs à la Renaissance avaient appelé ogive une partie de la membrure des anciennes voûtes, ils n'avaient fait en cela que continuer la tradition des hommes du moyen âge. Il fit plus, il constata que l'avant-dernière édition du Dictionnaire de l'Académie, publiée en 1814, ne définissait encore l'ogive que comme «un arceau en forme d'arête qui passe en dedans d'une voûte d'un angle à l'angle opposé», et que c'est seulement dans la réimpression de 1835 qu'à cette définition fut ajoutée pour la première fois la nouvelle: «Il est aussi adjectif des deux genres et se dit de toute arcade, voûte, etc., qui, étant plus élevée que le plein cintre, se termine en pointe, en angle: voûte ogive, arc ogive, etc.»
Voilà où en est la démonstration de l'erreur actuelle au sujet du mot ogive. Je regarde cette démonstration comme complète. Mais l'habitude est si grande d'appeler ogives les arcs brisés, les esprits y sont faits déjà de si longue main, que je ne me dissimule pas ce qu'il y a de téméraire à la vouloir proscrire. Manquât-on d'autre raison, on aurait toujours pour soi l'adage: Usus quem penes est arbitrium et jus et norma loquendi. Tel était le sentiment de M. de Verneilh, et volontiers je m'y associerais, si le nouveau sens donné à «ogive» ne constituait qu'une bévue; mais, par une fatalité rare, il arrive que cette méprise introduit dans la science une anomalie par-dessus de la confusion.
Nef de la cathédrale d'Amiens.
L'ogive est un arc; transporter son nom aux autres arcs des monuments gothiques, c'est donner à entendre qu'il existe entre lui et eux un rapport quelconque. Ce rapport, nous le savons, ne peut pas être un rapport de fonction, puisque l'ogive est un support aérien sur lequel repose la voûte, tandis que les autres arcs sont des artifices pour fermer les évidements pratiqués dans la masse de la construction. Le rapport sera donc de forme. Or il arrive que dans l'architecture gothique, lorsque tous les arcs sont de forme aiguë, les ogives seules sont en plein cintre. Ainsi, pour distinguer les arcs brisés de l'architecture gothique des arcs en plein cintre usités dans le système d'architecture antérieur au gothique, nous appelons ces arcs des ogives; et voilà que les vraies ogives sont précisément des arcs auxquels les constructeurs gothiques ont donné la forme de plein cintre.
Du moment qu'une impropriété de termes a pour conséquence de nous conduire d'une manière si complète au paralogisme, ma conclusion est qu'il faut se départir d'une habitude vicieuse, revenir à l'usage d'il y a soixante ans, appeler ogives les nervures transversales des voûtes gothiques, et arcs brisés ou gothiques les arcs en pointe qu'on a trop longtemps gratifiés du nom d'ogives.
Mais, dira-t-on, si nous renonçons au nouveau sens d'ogive, que deviendront notre art ogival, notre architecture ogivale? Avant de s'inquiéter de ce que deviendront ces choses-là, voyons ce qu'elles sont aujourd'hui, ce qu'elles étaient hier.
Après s'être trompé d'une manière si complète sur le sens et sur l'application du mot «ogive», on a fait de l'ogive, prise pour équivalent d'arc brisé, le caractère distinctif d'un système d'architecture. On s'est dit: «Tous les édifices qu'on a appelés gothiques jusqu'à présent portent improprement ce nom, puisqu'ils ne sont ni de l'ouvrage, ni de l'invention des Goths. Cherchons dans la considération de leur architecture un vocable qui leur convienne mieux. Cette architecture n'admet point d'autres baies ni d'autres arcades que des baies ou des arcades en ogive: appelons-la ogivale, par opposition à l'architecture romane ou en plein cintre qui l'a précédée.»
Rien de plus séduisant que la doctrine qui fait résider la différence du roman et du gothique dans la forme des baies. Il vous suffit de savoir que le plein cintre règne dans l'une, tandis que les arcs brisés sont le partage de l'autre, et vous voilà en état de prononcer sur l'âge des monuments. Que si vous trouvez à la fois, dans un même édifice, l'arc brisé et le plein cintre, vous avez, pour classer cet édifice, le genre intermédiaire romano-ogival ou ogival-roman, qui participe au caractère des deux architectures, n'étant que la transition de l'une à l'autre, la pratique des constructeurs romans qui commençaient à créer le système ogival en introduisant çà et là des arcs brisés dans leur ouvrage. Telle est dans sa simplicité la doctrine professée aujourd'hui.
Arc brisé et arc en plein cintre.
On la professe universellement, mais il s'en faut qu'à l'user on la trouve telle qu'elle justifie le respect qu'on lui porte. Je commence par arrêter mes yeux sur le midi de la France. Là, dans toute la circonscription de l'ancienne Provence, existent des églises d'un aspect tellement séculaire, tellement peu gothique, que la tradition s'obstine encore à faire de la plupart des temples romains appropriés aux besoins du christianisme. Toutes cependant offrent l'emploi de l'arc brisé à leurs voûtes, et plusieurs aux arcades de leur grande nef. De cette catégorie sont la cathédrale abandonnée de Vaison, celles d'Avignon, de Cavaillon, de Fréjus; la paroisse de Notre-Dame à Arles, les églises de Pernes, du Thor, de Sénanque, etc., etc. Et il n'y a pas à dire que dans ces édifices les brisures annoncent une tendance au gothique. Les produits visiblement plus modernes de la même école, comme par exemple la grande église de Saint-Paul-Trois-Châteaux, se distinguent par la substitution du plein cintre à l'arc brisé. Si, remontant le Rhône, je me transporte dans les limites de l'antique royaume de Bourgogne, je vois se dérouler depuis Vienne jusqu'au coude de la Loire et jusqu'aux Vosges une autre famille d'églises romanes qui admettent invariablement la brisure à leur voûte et à leurs grandes arcades intérieures. La somptueuse basilique de Cluny était le type de ces monuments dont il reste encore des échantillons à Lyon (Saint-Martin d'Ainay), à Grenoble (vieilles parties de la cathédrale), à Autun (Saint-Ladre), à Paray-le-Monial (église du Prieuré), à Mâcon (ruines de Saint-Vincent), à Beaune (Notre-Dame), à Dijon (Saint-Philibert), à la Charité-sur-Loire, etc., etc. La date de toutes ces églises se place entre 1070 et 1130.
En Auvergne, où le roman du XIIe siècle offre constamment le plein cintre, je trouve qu'on s'est servi au XIe d'arcs brisés. Ce sont de tels arcs qui relient les supports et qui déterminent la voûte de Saint-Amable de Riom, édifice dont les grossières sculptures attestent une antiquité que ne surpasse celle d'aucune autre construction de la même province.
En Languedoc, la cathédrale ruinée de Maguelone nous offre l'arc brisé dans ses plus anciennes parties qui sont du XIe siècle; et à l'extrémité opposée du pays, sur la frontière de l'Aquitaine, vous trouvez les arcs brisés du cloître de Moissac qui portent la date de 1100.
Passons aux curieuses églises à coupoles du Périgord et de l'Angoumois, dont Saint-Front, le plus ancien type, est antérieur à 1050. Les grands arcs-doubleaux sur lesquels porte leur système de couverture sont partout des arcs brisés.
En Anjou, accouplement de l'arc brisé et du plein cintre dans des constructions bien antérieures à l'âge dit de transition. Les plus anciennes parties de Notre-Dame de Cunault, qui appartiennent au XIe siècle, sont dans ce cas.
Et la nef de la cathédrale du Mans!—Antérieurement à la période convenue de la transition, elle a été reconstruite avec des arcs brisés par-dessus les ruines encore distinctes d'un édifice en plein cintre qui s'était écroulé.
Et notre église de Saint-Martin-des-Champs, la plus ancienne de Paris (je lui donne le pas sur Saint-Germain-des-Prés, à qui des restaurations sans nombre ont fait perdre son caractère primitif), notre église de Saint-Martin-des-Champs, dans le sanctuaire de laquelle il est impossible de ne pas voir l'ouvrage consacré avec tant de solennité en 1067, présents le roi Philippe Ier et sa cour, les baies de ses fenêtres sont brisées à l'extérieur, et à l'intérieur, toutes ses arcades. Est-ce que la même forme ne se retrouve pas au tympan de la porte à droite du grand portail de Notre-Dame, que l'abbé Lebeuf a très bien reconnu être un morceau rapporté de l'église précédente, rebâtie tout au commencement du XIIIe siècle?
En allant au nord de Paris, surtout quand on atteint la vallée de l'Oise, on rencontre tant d'édifices du XIe siècle qui offrent ou des arcades, ou des arcs-doubleaux, ou des fenêtres d'un cintre brisé, qu'on peut poser le principe que cette forme d'arc est caractéristique du roman de ce pays-là. Je renvoie aux églises de Saint-Vincent de Senlis, de Villers-Saint-Paul, de Bury, de Saint-Étienne de Beauvais, de Saint-Germer, etc., etc. La nef de Saint-Rémi de Reims, la crypte de Saint-Bavon de Gand (autrefois Saint-Jean), la croisée de la cathédrale de Tournay, la chapelle dite des Templiers à Metz, l'église de Sainte-Foi à Schelestadt, nous montrent l'arc brisé employé en Champagne, en Flandre, en Hainaut, en Lorraine, en Alsace dès le XIe siècle.
En résumé, l'arc brisé a été employé d'une manière systématique dans une bonne moitié de nos églises romanes, tandis que l'autre moitié est sujette à présenter accidentellement la même forme d'arc.
Donc, en supposant que ogive et ogival pussent légitimement s'appliquer à l'arc brisé et aux constructions pourvues de cet arc, quantité d'églises romanes seraient ogivales. Donc ces mots, avec le sens qu'on y attache aujourd'hui, n'ont pas la vertu d'exprimer la différence qu'il y a entre le roman et le gothique.
Seraient-ils plus applicables si on les ramenait à leur acception primitive? En d'autres termes, étant reconnu que ogive signifie la membrure transversale des anciennes voûtes, pourrait-on établir sur la présence de ce détail de construction la distinction des deux genres dont il s'agit, et par conséquent regarder comme synonyme de gothique l'architecture ogivale qui serait celle, non plus des monuments où règne l'arc brisé, mais de ceux dont la voûte est montée sur croisée d'ogives? Hélas! non; et quelque tempérament que proposent les défenseurs d'ogival pour maintenir la science sur ce porte à faux, ils n'aboutiront à rien d'efficace. Sans doute c'est un caractère architectonique très remarquable que celui de la croisée d'ogives; cependant il n'appartient point exclusivement aux églises gothiques: je citerais au moins un tiers de nos églises romanes qui le possèdent; de sorte que, s'il y a quantité de constructions qu'on peut dire ogivales parce que leur voûte repose sur des croisées d'ogives, il n'y a pas d'architecture qu'on soit autorisé à appeler ogivale, par opposition à une autre architecture fondée sur un principe différent. Applicable à tous les individus du genre gothique et à beaucoup de ceux du genre roman, l'adjectif ogival, quelque sens qu'on lui donne, n'est donc pas bon pour exprimer la différence des deux genres.
Du moment que l'abus d'ogival ressort des faits d'une manière si évidente, il faut bien rendre à l'architecture qu'on a cru caractériser par cette épithète son ancienne dénomination de gothique. Cette dénomination n'implique pas, je le sais, une notion historique exacte, mais elle a pour elle la consécration du temps; tout le monde sait ce qu'elle veut dire, par conséquent il est impossible qu'elle donne lieu à des malentendus. Elle ne peut pas non plus impliquer de contradictions, puisque les Goths n'ont rien bâti dans un système d'architecture qui leur fût propre. Mais son grand avantage est de ne pas créer de théorie mensongère, de ne pas saisir les gens d'un prétendu critérium qui les expose à donner dans les conclusions les plus fausses.
D'après J. Quicherat, Mélanges d'archéologie
et d'histoire, t. II, Paris, A. Picard, 1886,
in-8º.
IV—LA SCULPTURE FRANÇAISE AU XIIIe SIECLE.
Faire sortir un art libre, poursuivant le progrès par l'étude de la nature, en prenant un art hiératique comme point de départ, c'est ce que firent avec un incomparable succès les Athéniens de l'antiquité. Ils considérèrent l'art hiératique de l'école d'Égine comme un moyen quasi élémentaire d'enseignement, un moyen d'obtenir une certaine perfection d'exécution. Quand leurs artistes furent sûrs de leur habileté manuelle, ils se tournèrent du côté de la nature, et ils s'élancèrent à la recherche de l'idéal ou plutôt de la nature idéalisée.—Ce phénomène se reproduisit, en France, à la fin du XIIe siècle.
Les statuaires du XIIe siècle, en France, commencèrent par aller à l'école des Byzantins, pour apprendre le métier; c'est à l'aide des modèles byzantins que se fit ce premier enseignement. Mais ils ne s'arrêtèrent pas à la perfection purement matérielle de l'exécution; comme les Athéniens, ils cherchèrent un type de beauté et le composèrent en regardant la nature autour d'eux.
Les grandes cathédrales qui furent bâties dans le nord de la France, de 1160 à 1240 (Paris, Reims, Bourges, Amiens, Chartres, etc.), furent autant de chantiers et d'écoles pour les architectes, imagiers, peintres et sculpteurs. Dès les premières années du XIIIe siècle, la façade occidentale de Notre-Dame de Paris s'élevait. A la mort de Philippe Auguste, c'est-à-dire en 1223, elle était construite jusqu'au-dessus de la rose. Donc—toutes les sculptures et tailles étant terminées avant la pose—les trois portes de cette façade étaient montées en 1220. Celle de droite, dite de Sainte-Anne, est en partie refaite avec des sculptures du XIIe siècle, mais celle de gauche, dite porte de la Vierge, est une composition complète et l'une des meilleures de cette époque. Les auteurs de cette statuaire ont évidemment abandonné les traditions byzantines; ils ont étudié la nature; ils ont atteint un idéal qui leur est propre. Leur faire est large, simple, presque insaisissable, comme celui des belles œuvres grecques. C'est la même sobriété des moyens, le même sacrifice des détails, la même souplesse et la même fermeté dans la façon de modeler les nus dans ces pierres de liais, serrées et choisies, dont la dureté égale presque celle du marbre de Paros. Non seulement l'expression des têtes est très noble, mais la composition est excellente. Le bas-relief de la mort de la Vierge, celui du couronnement de la mère du Christ, sont des scènes admirablement entendues comme effet dramatique et comme agencement de lignes. La statuaire de l'Ile-de-France—cette Attique du moyen âge—est remarquable d'ailleurs par un sentiment dramatique qui ne se retrouve pas au même degré dans les autres écoles provinciales. Voyez, par exemple, les voussures de la porte centrale de Notre-Dame de Paris, l'expression terrible des damnés, la béatitude et le calme des élus. Les artistes qui ont sculpté ces voussures, les Prophéties et les Vices du portail de la cathédrale d'Amiens, les bas-reliefs des porches de Notre-Dame de Chartres, avaient des idées et prenaient le plus court chemin pour les exprimer; aussi atteignaient-ils souvent, comme les Grecs, la véritable grandeur.
On a longtemps admis que les statuaires du moyen âge n'avaient su faire que des figures allongées, sortes de gaînes drapées en tuyaux d'orgues, corps grêles, sans vie et sans mouvement, terminés par des têtes à l'expression ascétique et maladive.—Que les artistes du moyen âge aient cherché à faire prédominer l'expression, le sentiment moral sur la forme plastique, ce n'est pas douteux, et c'est en grande partie ce qui constitue leur originalité; mais ce sentiment moral, empreint sur les physionomies, dans les gestes, est plutôt énergique que maladif. Les statues qui décorent la façade de la maison des Musiciens, à Reims, sont très vivantes. Les bas-reliefs placés dans les tympans de l'arcature de la porte de la Vierge, à la façade occidentale de Notre-Dame de Paris, n'ont aucune raideur archaïque; ils ne sont point grêles; ils peuvent rivaliser avec les plus belles œuvres de l'antiquité.
C'est à rendre l'harmonie entre l'intelligence et son enveloppe que la belle école du moyen âge s'est particulièrement attachée. Chaque statue a son caractère personnel qui reste gravé dans la mémoire comme le souvenir d'un être vivant qu'on a connu. Une grande partie des statues des porches de Notre-Dame de Chartres, des portails des cathédrales d'Amiens et de Reims, possèdent ces qualités individuelles; et c'est ce qui explique pourquoi ces statues produisent sur la foule une si vive impression qu'elle les nomme, les connaît et attache à chacune d'elles une idée ou même une légende. Telle est, entre autres, la belle statue de la Vierge de la porte nord du transept de Notre-Dame de Paris. C'est une dame de bonne maison; l'intelligence, l'énergie tempérée par la finesse des traits, ressortent sur cette figure délicatement modelée. C'est une physionomie toute française, qui respire la franchise, la grâce audacieuse et la netteté du jugement. L'auteur inconnu de cette statue voyait juste et bien, savait tirer parti de ce qu'il voyait, et cherchait son idéal dans ce qui l'entourait. D'ailleurs, habile praticien—car rien ne surpasse l'exécution des bonnes figures de cette époque—son ciseau docile savait atteindre les délicatesses du modelé le plus savant. Il faut citer encore, parmi les bons ouvrages de statuaire du milieu du XIIIe siècle, quelques figures tombales des églises abbatiales de Saint-Denis, de Royaumont, les apôtres de la Sainte-Chapelle du Palais, à Paris, certaines statues du portail occidental de Notre-Dame de Reims, des porches de Notre-Dame de Chartres et des portes de la cathédrale de Strasbourg. Toutefois, sous le règne de saint Louis, l'école de l'Ile-de-France avait une supériorité marquée; on ne trouve pas une figure médiocre dans la statuaire de Notre-Dame de Paris, tandis qu'à Amiens, à Chartres, à Reims, au milieu d'œuvres hors ligne, on en rencontre de très faibles. La ville de Paris était dès lors la capitale de l'art, comme elle était la capitale politique.
Sculptures du portail de la cathédrale de Chartres.
Vers 1240, il se produisit dans la sculpture d'ornement, comme dans la statuaire, un véritable épanouissement. Les frises, les chapiteaux, les bandeaux, les rosaces, au lieu d'être composés suivant un principe monumental, ne sont plus que des formes architectoniques sur lesquelles le sculpteur semble appliquer des feuillages ou des fleurs. Jamais l'observation de la nature ne fut poussée plus loin. L'art ne peut aller au delà.
Et quelle admirable fécondité! La puissance productive de l'art au XIIIe siècle tient du prodige. Après les guerres du XVe siècle, après les luttes religieuses, après les démolitions dues aux XVIIe et XVIIIe siècles, après les dévastations de la fin du dernier siècle, après l'abandon et l'incurie, après les bandes noires, il nous reste encore en France plus d'exemples de statuaire du moyen âge qu'il ne s'en trouve dans l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne réunies.
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Le moyen âge a très fréquemment coloré la statuaire et l'ornementation sculptée. C'est encore un point de rapport entre ces arts et ceux de l'antiquité grecque. La statuaire du XIIe siècle était peinte d'une manière conventionnelle. On retrouve sur les figures de la porte de l'église abbatiale de Vézelay un ton blanc jaunâtre; tous les détails, les traits du visage, les plis des vêtements, leurs bordures, sont redessinés de traits noirs très fins, afin d'accuser la forme. Derrière les figures, les fonds sont peints en brun rouge ou en jaune d'ocre, parfois avec un semis léger d'ornements blancs. Cette méthode ne pouvait manquer de produire un grand effet. Quant aux ornements, ils étaient toujours peints de tons clairs, blancs, jaunes, rouges, verts pâle, sur des fonds sombres. C'est vers 1146 que la coloration s'empare de la statuaire, que cette statuaire soit placée à l'extérieur ou à l'intérieur des monuments. Les statues du portail occidental de Chartres étaient peintes de tons clairs, mais variés, les bijoux rehaussés d'or. Quelquefois même des gaufrures de pâte de chaux étaient appliquées sur les vêtements; ces gaufrures étaient peintes et dorées et figuraient des étoffes brochées et des passementeries. Les nus de la statuaire, à cette époque, sont très peu colorés, presque blancs, et redessinés par des traits brun rouge.
Sculptures du portail d'Amiens.
Le XIIIe siècle ne fit que continuer cette tradition. La statuaire et l'ornementation des portails de Notre-Dame de Paris, des cathédrales de Senlis, d'Amiens, de Reims, des porches latéraux de Notre-Dame de Chartres, étaient peintes et dorées. Les artistes qui ont fait les admirables vitraux de ce temps avaient une connaissance trop parfaite de l'harmonie des couleurs pour ne pas appliquer cette connaissance à la coloration de la sculpture, sans lui rien enlever, chose difficile, de sa gravité monumentale[89].
D'après E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné
de l'architecture française du XIe au
XVIe siècle, A. Morel, Paris, 1875, in-8º,
t. VIII, au mot «Sculpture».
V—L'ÉMAILLERIE LIMOUSINE.
Dès le milieu du XIIe siècle, l'émaillerie limousine est désignée dans les textes, aussi bien à l'étranger qu'en France, sous le nom «d'œuvre de Limoges», opus Limogie ou lemovicense, opus de Limogia, ce qui indique déjà un commerce remontant à de longues années. On est tant de fois revenu sur ce point, établi par de nombreux textes irréfutables, qu'il ne nous paraît pas fort utile de nous y appesantir à notre tour. Il faut plutôt insister sur l'influence qu'a eue sur la production limousine cette exportation, cette production exagérée: au point de vue artistique elle a certainement nui aux émaux, parce qu'elle a forcé les émailleurs à produire dans bien des cas des œuvres d'un caractère banal; en effet, il ne pouvait être question, du moment que l'on fabriquait des pièces religieuses ou des ustensiles de toilette à la grosse, de faire quelque chose sortant de l'ordinaire. Ce n'est que par exception, pour quelques châsses très rares, telles que celle que l'on conserve à Saint-Sernin, à Toulouse, ou pour les tombeaux, par exemple, que des commandes ont été faites directement à Limoges. Cette production hâtive a eu une autre conséquence: celle de maintenir pendant très longtemps dans les ateliers les mêmes modèles, de créer, d'une façon inconsciente, un art archaïsant pour ainsi dire. Cette remarque est absolument nécessaire si l'on veut essayer de dater avec exactitude quelques-uns des monuments de l'émaillerie limousine. Ces produits sont, à partir du commencement du XIIIe siècle, en retard de quelque vingt ou trente ans sur la fabrication artistique du reste de la France. Limoges a conservé longtemps le style roman, et l'on est frappé de rencontrer parfois sur des objets exécutés en plein XIVe siècle des motifs de décoration qui sont de plus de cent ans antérieurs. C'est à l'excès de la production, et surtout de la production à bon marché, que l'on doit attribuer ce phénomène bizarre, bien plus qu'au peu d'empressement que pouvaient montrer les habitants des pays situés au sud de la Loire à adopter les formes créées par les Français du nord.
Toute cette fabrication étant très considérable, nous allons passer en revue les différents objets qu'elle a créés. Une division s'impose tout d'abord: les monuments religieux et les monuments civils. Nous commencerons par les premiers, de beaucoup les plus nombreux.
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Les crucifix nous arrêteront peu: il y en a dans lesquels la figure du Christ est complètement émaillée à plat, ou bien émaillée en relief et rapportée. Dans ce dernier cas les figures de la Vierge et de saint Jean, des apôtres ou de la Madeleine, les symboles des évangélistes sont également en relief et rapportés; ou bien le système de décoration prend un caractère mixte: en relief sur la face, il est plat au revers de la croix.... Ces crucifix servaient à la fois de croix processionnelles ou de croix stationnales. Dans ce dernier cas, il fallait les placer sur un pied de croix qui lui-même était émaillé: ces supports (Louvre, église d'Obazine) affectent la forme d'un tronc de cône reposant sur des pieds en forme de griffes; ils sont décorés de rinceaux émaillés et de figures de dragons en bronze ciselé rapportés après coup.
Vase en cuivre émaillé par G. Alpaïs de Limoges.
(Commencement du XIIIe siècle.)
Nous ne possédons aucun calice du XIIe au XIVe siècle que l'on puisse rattacher à un atelier de Limoges; on ne s'en étonnera pas si l'on songe combien peu il subsiste en France de ces vases liturgiques, toujours fabriqués, en partie tout au moins, en métal précieux. Mais en revanche nous avons un certain nombre de vases sacrés du même genre. Sans parler du scyphus du Louvre [le vase en cuivre d'Alpaïs], ni d'une pièce analogue, mais moins somptueuse, qui fait partie du Musée de l'Ermitage (collection Basilewsky), il existe encore en France un très grand nombre de ciboires ou plutôt de pyxides en cuivre doré et émaillé. Elles offrent presque toutes une coupe hémisphérique, surmontée d'un couvercle de pareil galbe, sommé d'une longue tige terminée par une croix. Le pied, circulaire ou à pans coupés, supporte une tige très élevée interrompue par un nœud. Ces pièces, qui appartiennent toutes à la seconde moitié du XIIIe siècle ou au XIVe siècle, sont de fabrication assez grossière; les ornements (sainte Face, monogramme du Christ, etc.) sont réservés et gravés et s'enlèvent sur un fond alternativement bleu ou rouge; ces émaux, d'un ton très cru, n'ont plus l'harmonie des produits de la première moitié du XIIIe siècle et sont absolument caractéristiques de la décadence de l'art limousin.