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Histoire du moyen âge 395-1270

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Chaton de l'anneau d'or trouvé, en 1633, dans le tombeau de Childéric Ier, père de Clovis. L'original a été volé en 1831 au cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale.
Chaton de l'anneau d'or trouvé, en 1633, dans le tombeau de Childéric Ier, père de Clovis. L'original a été volé en 1831 au cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale.

Qu'y a-t-il de réel sous ces belles apparences? Une comparaison exacte entre le palatium mérovingien et le palatium romain montrerait que le premier est une cohue, au lieu que le second est bien ordonné; que maints offices désignés par des noms romains sont d'origine germanique et que d'autres étaient inconnus à la cour impériale; que le consistorium franc, dont la composition et les attributions sont mal définies, ressemble seulement par le nom au consistorium principis, où toutes les affaires étaient discutées devant l'empereur par le questeur du sacré palais, qui était une sorte de ministre d'État, et par les chefs des services civils et militaires. Et quelle comparaison possible entre l'administration romaine et l'administration mérovingienne? Où est la hiérarchie des officiers? Où la séparation des pouvoirs? La principale division administrative au temps des Mérovingiens est le comté: ils l'ont trouvée toute faite; elle était très ancienne. Lorsque Rome avait organisé la Gaule, elle avait fait du territoire de chaque peuple gaulois une civitas, respectant ainsi un cadre géographique consacré par une longue tradition; l'Église fit de la civitas le diocèse, et les Mérovingiens en firent le comté; mais ils remirent au comte la délégation du pouvoir royal tout entier. Le comte fut un juge, un gardien de la paix générale, un percepteur qui devait compter chaque année avec le trésor, un chef militaire préposé à la levée et au commandement du contingent. On exigeait de lui beaucoup plus que d'un fonctionnaire romain, alors qu'il n'était pas, à coup sûr, aussi expérimenté. Ajoutez que l'administration devenait bien difficile, au moment même où les administrateurs devenaient plus incapables. Au régime de la loi unique avait succédé le régime des lois personnelles, et il fallait que ce juge jugeât suivant leurs lois le Romain, le Franc, le Burgonde, qui vivaient dans son comté. Ce percepteur eut fort à faire avec les Francs qui ne voulaient pas payer l'impôt, et avec les Romains qui surent s'y soustraire dès que les désordres commencèrent. Comme il n'y avait plus d'armée permanente, il fut très malaisé à ce chef militaire de réunir et de commander des troupes d'hommes à qui l'État ne donnait ni vivres, ni armes, ni solde. A tous les termes de ce parallèle entre l'ancien ordre des choses et le nouveau, on trouverait à faire les mêmes réflexions. Le roi mérovingien est le juge suprême, mais il ne faut pas trop se fier à la formule solennelle qui le montre siégeant entouré «de ses pères les évêques, de ses grands, de ses référendaires, de ses domestiques, de ses sénéchaux, de ses chambellans, de ses comtes du palais et de la foule de ses fidèles», car nombre de crimes énormes et publics ont été commis sans encourir une répression, et l'on voit souvent le roi procéder par exécutions sommaires. Quant aux appels, le nombre en était réduit par l'usage des épreuves judiciaires, desquelles il ne pouvait être appelé, puisque Dieu lui-même était réputé avoir prononcé; d'ailleurs l'appel était rendu à peu près impossible par les désordres et les guerres civiles; le roi mérovingien n'est donc pas un juge au même degré que l'empereur. Enfin, s'il est vrai qu'il soit un législateur, quelle chose misérable que la législation mérovingienne!

Il est tout simple que les Barbares aient pris les formes anciennes du gouvernement, puisqu'ils n'avaient aucune idée qui leur appartînt d'un gouvernement nouveau. Leurs sujets les ont appelés maîtres, excellences, sérénités, majestés; leurs évêques les ont salués délégués et représentants de Dieu: on aime toujours à s'entendre dire ces choses-là, et on les comprend vite; aussi les ont-ils comprises. Ils ont trouvé un système d'impôts tout organisé, très productif; il est naturel qu'ils l'aient gardé le plus longtemps possible. Si peu clerc que l'on soit dans la science politique, on sait toujours mettre la main sur une caisse. Mais les rois francs ne pouvaient pénétrer la nature intime du gouvernement romain. On ne s'improvise pas princeps du jour au lendemain. Le princeps et ses sujets avaient été formés par une transmission séculaire de sentiments et d'idées qui étaient tout neufs pour des Mérovingiens. Ceux-ci ont été séduits par des apparences; ils s'en sont enveloppés, comme ils se couvraient des ornements romains; mais j'imagine que le roi Clovis, le jour où il se para des insignes envoyés de Constantinople, aurait fait à l'empereur l'effet d'un paysan malhabile à porter les ornements des clarissimes. Dans les formes du gouvernement impérial, comme dans les vêtements romains, les Mérovingiens sont endimanchés.

Il est cependant une tradition du gouvernement impérial qu'ils ont conservée. L'union de l'État et de l'Église a duré; elle est même devenue plus étroite. Le roi est le grand électeur des évêques. Les règles canoniques étaient pourtant précises: un évêque devait être élu par le clergé et par le peuple, puis agréé par le roi, enfin consacré par le métropolitain qu'assistaient les évêques de la province. Mais les Mérovingiens abusèrent du droit qu'ils avaient d'accepter ou de rejeter la personne de l'élu, et ils en firent une source de revenus. «Déjà, dit Grégoire, commençait à fructifier cette semence d'iniquité: le sacerdoce était vendu par les rois et acheté par les clercs.» Puis il arrivait que le roi, après avoir rejeté une élection, désignait lui-même l'évêque. D'autres fois il le nommait sans se soucier des électeurs: Chilpéric, par exemple, disposa de sièges épiscopaux en faveur de laïques. L'Église ne laissait pas toujours passer sans protester de pareilles usurpations. Un certain Ermerius, fait évêque par Clotaire, fut déposé après la mort de ce prince par un concile provincial, qui désigna pour le remplacer Heraclius. L'élu va trouver le roi Caribert et lui fait un beau discours où il ne manque pas de lui promettre un règne long et prospère, s'il observe les canons. «Ah! tu crois, répond Caribert en grinçant les dents, que les fils du roi Clotaire ne sauront pas faire respecter les actes de leur père?» Et il fait jeter Heraclius dans un char rempli d'épines, qui l'emmène en exil; puis il ordonne de rétablir Ermerius et frappe d'une amende énorme les pères du concile qui l'ont déposé. Mais le plus souvent l'Église se soumettait. C'était elle qui avait donné aux rois francs ce pouvoir sur elle-même. Saint Remi, ayant un jour ordonné prêtre, à la prière de Clovis, un laïque du nom de Claudius, fut blâmé par les évêques: «J'ai fait cela, répondit-il, sans avoir rien reçu pour le faire, à la demande du très excellent roi, qui est le prédicateur et le défenseur de la foi catholique. Vous m'écrivez que ce qu'il a ordonné n'est pas canonique. Remplissez votre haut sacerdoce.... Le triomphateur des nations a commandé: j'ai obéi.» L'Église, en effet, avait de trop grandes obligations envers les Mérovingiens pour ne pas faire leurs volontés. On l'a très bien dit: elle sentait pour ces princes, les seuls rois barbares qui fussent orthodoxes, la dangereuse tendresse d'une mère pour son fils unique.

Les rois siègent dans les conciles et les président. Un concile a été tenu à Orléans, la dernière année du règne de Clovis, et les évêques y ont été convoqués par «leur seigneur, le fils de l'Église catholique, le roi Clovis». C'est le roi qui a dressé l'ordre du jour; à ses propositions, les évêques répondent par des décisions qu'ils soumettent à «un si puissant roi et seigneur, afin que, par sa haute autorité, il les rende obligatoires». Les successeurs de Clovis maintiennent soigneusement les droits royaux en cette matière. Comme les évêques du royaume de Sigebert avaient voulu se réunir sans son autorisation, le roi le leur interdit, attendu qu'un «concile ne peut se tenir dans son royaume sans son aveu». Et, de fait, les actes des conciles portent d'ordinaire la mention du «consentement», de «l'invitation», de «l'ordre» du roi.

Le Mérovingien a donc grande autorité dans l'Église et sur l'Église. Il la laisse en revanche se mêler aux affaires de l'État. L'évêque a gardé dans la cité la grande situation que lui avait laissée l'empire; il y est un personnage aussi important que le comte; et l'accord entre le comte et lui est si nécessaire que l'on voit déjà, du temps de Grégoire de Tours, le roi remettre, au clergé et au peuple le soin de désigner un comte. L'évêque, qui est le juge de la population cléricale, est aussi en beaucoup de cas juge des laïques. D'abord, il est le protecteur des veuves, des orphelins et des affranchis; ensuite la confusion qui s'établit entre la notion du péché et celle du crime, l'autorise à réclamer certains crimes pour sa juridiction. Ainsi les deux ordres, ecclésiastique et laïque, se rapprochent et se confondent, et le premier, par un effet de son caractère sacré, prend la prééminence. Un édit de Clotaire II attribue à l'évêque une sorte de droit de surveillance sur le comte. Les conciles mêmes sont requis pour le service de l'État, pro utilitate regni. Le roi Gontran veut faire juger par les évêques sa querelle avec Sigebert, puis avec Brunehaut. Grégoire de Tours s'en afflige: «La foi de l'Église n'est pas en péril, dit-il; il ne surgit aucune hérésie!» Mais les évêques eux-mêmes mettent à l'ordre du jour de leurs délibérations des affaires d'État; ils se transportent en corps auprès des rois pour leur faire connaître leur opinion sur des faits politiques. Dans les discordes et dans les guerres, ils offrent et font accepter leur arbitrage.

Un des Mérovingiens a voulu connaître même des choses spirituelles. Chilpéric, s'étant mis en tête de réformer le dogme de la Trinité, conte son projet et ses raisons à Grégoire de Tours: «Et voilà, dit-il en conclusion, ce que je veux que vous croyiez, toi et les autres docteurs des Églises!» Grégoire s'en défendit, et, comme le roi l'avertissait qu'il s'adresserait à de plus sages: «Celui qui accepterait tes propositions, s'écria l'évêque, serait non pas un sage, mais un sot.» Sur ce chapitre, Grégoire, comme on sait, n'entendait pas la discussion. Un autre évêque, auprès duquel le roi renouvela sa tentative, voulut lui arracher le parchemin où il avait écrit sa profession de foi. Chilpéric «grinça les dents» et se tut. Il semble d'ailleurs qu'il ait été le seul théologien de la famille, ce singulier personnage que Grégoire de Tours accable d'une malédiction méritée, mais dont la physionomie nous intéresse au plus haut degré, parce qu'il a été le plus exact imitateur du gouvernement impérial et le disciple maladroit de la civilisation ancienne. Il faisait des præceptiones et des vers latins; il était philologue et il commanda qu'on ajoutât des lettres à l'alphabet. Sa théologie, sa philologie, sa poésie, ses præceptiones, se ressemblent et se valent. Son gouvernement boite comme ses vers. Il parodie Auguste comme Virgile, et il est le type de cette royauté d'imitation grossièrement plaquée d'or antique.

Heureusement ces rois n'étaient pas assez bons chrétiens pour devenir des hérétiques. Ils avaient naïvement attaché leur fortune à celle de l'Église. Ils faisaient de leur orthodoxie une sorte de dignité. Les plus barbares d'entre eux, de vrais brigands, parlent de «l'intérêt du catholicisme, profectus catholicorum». Ils proscrivent le paganisme par leurs lois; ils excluent de l'État ceux qui sont exclus de l'Église: «Quiconque ne voudra pas obéir à son évêque, dit un décret de Childebert, sera chassé de notre palais, et ses biens seront donnés à ses successeurs légitimes.» Voilà qui achève de montrer que l'Église mérovingienne est une institution d'État.

Il n'est pas étonnant que la tradition romaine se soit ici conservée, quand elle s'est perdue si rapidement pour le reste. Le reste, administration savante, jurisprudence, arts, lettres, c'était le passé; il était enseveli sous la ruine de la civilisation ancienne. Mais l'Église, qui survivait à cette ruine et que les Barbares trouvaient partout présente et puissante, continuait avec les rois les habitudes qu'elle avait prises avec les empereurs. Elle y trouvait son profit, des honneurs, des privilèges, l'appui du bras séculier. Après avoir professé dans ses premiers jours, quand elle était encore toute remplie de l'esprit du Nouveau Testament, l'indifférence à l'égard du pouvoir, elle avait senti le prix du concours qu'il lui prêtait. Elle avait respecté la pleine puissance impériale; elle l'avait ensuite communiquée, pour ainsi dire, aux rois barbares. Église et royauté, trône et autel, comme on dira plus tard, inaugurèrent alors cette alliance intime qui devait persister pendant des siècles et qui dure encore entre leurs débris.

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Le roi mérovingien a joué le personnage germanique mieux que le romain, et certains actes, dont les suites furent considérables, n'étaient que les effets d'habitudes anciennes auxquelles il demeura fidèle.

Les quatre fils de Clovis se partagent sa succession. Ils croient faire la chose du monde la plus naturelle, et nous ne voyons pas qu'ils aient étonné personne. Comme il n'y avait pas de droit d'aînesse dans les familles royales, tous les princes apportaient en naissant l'aptitude à régner, et lorsque la coutume de l'élection se fut perdue, les fils d'un roi succédèrent ensemble à leur père. Les Francs, bien qu'ils eussent sous les yeux l'indivisible monarchie impériale, se représentèrent la royauté, non comme une magistrature suprême, unique et, pour ainsi dire, impersonnelle, mais comme un patrimoine composé de droits, d'honneurs et de propriétés, très propre à être partagé. Les fils de Clovis firent donc quatre parts égales de l'héritage paternel, et comme les partages se renouvelèrent à chaque mort de roi, des régions politiques permanentes se formèrent en Gaule. La Neustrie, la Burgondie et l'Austrasie apparurent les premières. Le pays des Francs saliens était compris dans la Neustrie; l'Austrasie était le pays des Francs ripuaires; en Burgondie, les Burgondes étaient demeurés après la victoire des Francs et la mort de leur dernier roi. Francs de Neustrie, Francs d'Austrasie, Burgondes, avaient leur loi particulière; il y avait donc une raison pour qu'ils se distinguassent les uns des autres. Telle n'était pas la condition de l'Aquitaine: les Wisigoths en avaient émigré, les Francs y étaient venus en petit nombre. La population romaine était là, comme partout, incapable de s'organiser. Pliée à l'obéissance, déshabituée de l'énergie, cette masse humaine, jadis fondue dans l'unité impériale, était matière à partager entre Barbares. L'Aquitaine fut, en effet, tantôt divisée entre les trois rois du Nord et de l'Est, tantôt attribuée à un seul ou à deux d'entre eux, et elle demeura une carrière à des expéditions de brigandages, jusqu'au jour où les Wascons, descendant de leurs montagnes, lui donnèrent son peuple barbare et la force de conquérir l'indépendance.

Ces régions devinrent des États qui réclamaient un gouvernement particulier lorsqu'il se trouvait qu'un seul prince régnât sur toute la monarchie. Ainsi Clotaire fut obligé de donner pour roi aux Austrasiens son fils Dagobert, et Dagobert, lorsqu'il eut succédé à Clotaire, fut requis d'envoyer son fils Sigebert, tout enfant qu'il fût, régner en Austrasie. Comme chacun des rois exerçait la souveraineté pleine et entière, l'empire mérovingien n'eut pas l'unité. Il fut divisé en fragments, et l'on sait qu'entre ces fragments la guerre était perpétuelle et qu'elle était atroce. Voilà un des effets de la conception germanique de la royauté.

De même qu'ils ne savaient pas s'élever à l'idée abstraite de la royauté, les Mérovingiens ne comprenaient pas la relation de prince à sujet, d'État à individu. L'importance de la personne du roi, qui est un trait de l'ancienne constitution germanique, persiste dans la Gaule mérovingienne; elle y est même plus grande, car c'est chose singulière et qu'on n'a pas assez remarquée: le roi germain primitif est bien plutôt un homme public que le roi mérovingien; la civitas de Tacite est bien plutôt un État que le royaume de Sigebert ou de Chilpéric. Sans doute, le roi primitif n'est pas un être de raison; on le choisit dans la famille privilégiée, parce qu'il est jeune, sain et robuste; c'est à une personne bien déterminée que l'on attribue l'office de protecteur du peuple; à plus forte raison, c'est à une personne réelle que sont attachés les comites, qui combattent à ses côtés pendant la guerre et qui vivent à sa table pendant la paix. Mais le peuple n'en a pas moins une vie politique réglée par la coutume; il a sa place et son rôle dans les tribunaux et dans les assemblées, et parce qu'il y a un peuple, le roi est un personnage d'État en même temps qu'il est le patron de ses clients particuliers. Transportés sur le territoire romain, les Mérovingiens ont affaire à une masse d'hommes qui n'est pas un peuple; d'autre part, ils ne savent pas entrer dans le rôle du princeps et gouverner comme faisait l'empereur. Ils n'ont point pris de mœurs nouvelles, et, des mœurs anciennes, ils ont gardé surtout l'habitude des relations privées qui vont bientôt se substituer aux relations politiques. Ainsi les rois francs, au moment même où ils s'établissent dans des provinces de l'État romain, perdent cette notion de l'État, que les Germains entrevoyaient et qu'ils ont peu à peu précisée dans les royaumes scandinaves et anglo-saxons où ils n'ont pas rencontré les ruines des institutions romaines.

Il serait intéressant de suivre à travers l'histoire mérovingienne les manifestations de cette politique enfantine qui ne soupçonne même pas l'existence des principes les plus élémentaires et ne comprend que le visible, le tangible, le concret. On y verrait que c'est une bonne fortune pour un roi que d'être un bel homme: les Francs sont fiers de la beauté de Clovis et de sa chevelure, répandue en torrent sur ses épaules. Un vieillard infirme n'est plus digne de régner; Clovis, pour exciter au parricide le fils du roi de Cologne, lui dit: «Ton père vieillit et boite de son pied malade.» Un roi mérovingien n'imagine pas que la paix puisse être assurée par des institutions régulières: si Gontran demande aux Francs de le laisser vivre trois années, c'est que son successeur Childebert ne sera majeur que dans trois ans; il faut donc patienter jusque-là; autrement le peuple, privé de son protecteur, périrait. Il n'y a donc point de lois, point d'État; une personne tient lieu de tout. Aussi le gouvernement n'est-il pas autre chose que les relations de cette personne avec tels et tels individus.

Costume germanique (Ve-VIIIe siècle), d'après une miniature (Lindenschmidt, Handbuch der deutschen Alterthumskunde: Die Alterthümer der merovingischen Zeit. Mayence, 1858, in-4º).
Costume germanique (Ve-VIIIe siècle), d'après une miniature (Lindenschmidt, Handbuch der deutschen Alterthumskunde: Die Alterthümer der merovingischen Zeit. Mayence, 1858, in-4º).

Le roi mérovingien est à proprement parler le chef d'une grande clientèle; il a des compagnons qui vivent sous son toit et mangent à sa table, des contubernales et des convivæ. Riche et grand propriétaire, il donne des terres à l'Église, il en donne à tous ceux qu'il croit capables de le servir et qui sont, comme disent les écrivains du temps, des hommes utiles (utiles). D'autre part, l'état général des mœurs et de la société, les guerres politiques et privées, les violences de toute espèce obligent un grand nombre de pauvres gens à chercher un protecteur. Un des modes les plus employés était la recommandation: un homme libre, incapable de se défendre, allait trouver un plus puissant que lui, demandait le vivre et le vêtement, et s'engageait par compensation à servir; sa condition devenait un ingenuili ordine servitium, mots difficiles à traduire (littéralement: servage d'ordre libre) et qui montrent combien s'obscurcissait la notion de la liberté. D'autres hommes, pour mettre leur propriété à l'abri, la donnaient à quelque église ou à quelque riche propriétaire, qui la leur rendait à titre de bénéfice, c'est-à-dire de bienfait; en changeant ainsi la condition de sa terre, on diminuait sa liberté, on devenait l'obligé d'un bienfaiteur. Or il est naturel que la protection du roi ait été très recherchée, qu'on se soit recommandé à lui, qu'on lui ait cédé la propriété de sa terre pour la reprendre de lui en bénéfice, et c'est ainsi que, de la masse des sujets, se détachèrent des groupes d'hommes qui, à des titres très divers, les uns puissants et les autres misérables, entrèrent en relations particulières avec le prince.

Ces relations sont celles que l'on comprend le mieux dans les civilisations primitives. Les rois mérovingiens étaient si bien disposés à les pratiquer qu'ils considéraient leurs comtes et leurs ducs, non comme des officiers à la façon des gouverneurs romains, mais comme des serviteurs de leur personne. Les offices étant d'ailleurs une source de revenus, ils les distribuaient comme les terres par libéralité. Ici encore la relation personnelle se substitue à la relation politique. Le sujet disparaît et fait place à ce nouveau personnage qui va jouer un si grand rôle, et qu'on appelle l'homme du roi, le fidèle, le leude.

Replaçons maintenant au milieu des circonstances historiques le roi et les fidèles. La guerre civile commence avec les fils de Clovis; elle devient perpétuelle sous ses petits-fils. Tout ce qui restait des institutions romaines s'évanouit: il n'y a plus de finances d'État; le service militaire, que l'on voit organisé sous les premiers Mérovingiens, a certainement disparu au VIIe siècle. Il ne reste donc au roi d'autres moyens de gouvernement que la fidélité de ses leudes. Mais déjà ceux-ci forment une aristocratie redoutable, où se rencontrent les convives du roi, les ducs, les comtes, les grands propriétaires laïques et les évêques, qui sont eux aussi de grands propriétaires et des officiers du roi. Cette aristocratie, dont le concours est à tout instant nécessaire, se mêle à la vie politique et réclame sa part du gouvernement. Sous les petits-fils de Clovis, elle intervient dans toutes les circonstances importantes. Après que Sigebert est assassiné, les grands d'Austrasie s'emparent de son fils enfant et règnent en son nom. Après que Chilpéric est assassiné, les grands de Neustrie conduisent Frédégonde près de Rouen et emmènent son fils, «promettant qu'ils le nourriront et l'élèveront avec le plus grand soin». Si un roi veut conclure un traité, les grands sont présents et participent à l'acte. Si un roi ou une reine veut gouverner sans les grands ou contre eux, une lutte à mort s'engage: Brunehaut frappe sans pitié évêques et leudes, jusqu'à ce qu'elle succombe, trahie, jugée, condamnée par eux.

Ces conflits étaient d'autant plus fréquents que les droits réciproques du roi et des leudes étaient très incertains. Lorsque le roi donnait des terres, il n'imposait aucune obligation, mais il entendait que ceux envers qui s'était exercée sa libéralité lui demeurassent fidèles, et il se croyait en droit de reprendre ce qu'il avait donné en cas d'infidélité. Comme il était juge de la fidélité des siens et qu'il pouvait être conduit par caprice ou par nécessité à défaire ce qu'il avait fait, les grands ne se sentaient point en possession assurée des terres royales. Aussi voulurent-ils se protéger contre des revendications toujours possibles. Lorsqu'en l'année 587 Gontran de Bourgogne et Childebert d'Austrasie se rencontrèrent à Andelot pour y régler des affaires communes, les évêques et les grands, qui avaient fait l'office de médiateurs, mirent dans le traité l'article célèbre: «Que tout ce que lesdits rois ont donné aux Églises ou à leurs fidèles ou voudront encore leur donner, soit confirmé avec stabilité.» Quelques années après, l'aristocratie, après avoir vaincu Brunehaut, faisait écrire par Clotaire II dans l'édit de 614: «Tout ce que nos parents, les princes nos prédécesseurs, ont accordé et confirmé, doit être confirmé.» Il n'était pas dit par là que les dons fussent perpétuels et irrévocables; aucun principe nouveau n'était établi, mais les droits des détenteurs de terres royales étaient protégés par cette double déclaration, et il n'y a pas de doute que la faculté que le roi s'attribuait de reprendre les dons est limitée par les articles du traité d'Andelot et de l'édit de 614. Mais l'édit de 614 contenait des dispositions plus importantes encore. L'Église faisait confirmer tous ses privilèges, et le roi promettait d'observer les règles canoniques et de laisser faire les élections épiscopales par le peuple et le clergé. Enfin, comme l'aristocratie avait tout à craindre des violences ou même seulement de la surveillance et du zèle légitime des officiers, s'ils étaient choisis dans le palatium parmi un personnel tout dévoué au roi, elle fit décréter que le comte serait choisi parmi les habitants du comté, «afin, disait l'édit, qu'il pût être obligé de restituer sur ses biens ce qu'il aurait pris injustement».

Cette aristocratie sera-t-elle du moins capable de gouverner? Se contentera-t-elle de limiter le pouvoir et de participer aux affaires? Y mettra-t-elle l'esprit politique et l'esprit de suite? On l'en croirait capable, à lire cet édit de 614, qui, enjoignant au roi de juger chacun selon sa loi et de ne condamner personne sans jugement, de n'établir aucun impôt nouveau et de ne commettre aucun acte arbitraire, semble un monument de sagesse politique comparable à la grande charte d'Angleterre. Mais la constitution anglaise s'est développée sur un terrain très peu étendu et bien préparé par les rois eux-mêmes à faire fructifier les germes de la grande charte. L'Angleterre avait une aristocratie bien établie, une Église puissante, éclairée, organisée, une bourgeoisie naissante. L'empire mérovingien était vaste et disparate; la royauté s'embrouillait dans les traditions romaines et dans les traditions germaniques; l'aristocratie achevait sa fortune en ruinant et en confisquant la liberté des petits. Les villes anciennes dépérissaient; il n'en naissait point de nouvelles; l'Église était sans discipline et sans mœurs: l'acte de 614, qui semble commencer un ordre nouveau, inaugure le chaos.

L'aristocratie franque n'entendait pas du tout demeurer le grand conseil commun de la monarchie. Loin de vouloir maintenir l'unité, c'est elle qui exige l'organisation de gouvernements pour la Neustrie, l'Austrasie et la Bourgogne. Elle rend irrémédiable la division en trois royaumes. Elle fait plus violentes les antipathies qui commencent à se manifester entre eux; elle apporte toutes ses forces dans les guerres civiles et achève la dislocation de l'empire. Elle prépare en même temps la dislocation des trois royaumes, où se forment des circonscriptions territoriales qui sont presque des seigneuries; car tous ceux qui vivent sur les domaines des grands ou de l'Église, et qui ont, à des degrés divers, aliéné leur liberté personnelle, forment une communauté à part, qui a pour chef le propriétaire. Déjà les chartes et les formules reconnaissent l'existence de ces groupes: dans cette pénurie de notions politiques et dans ce désordre général, la seule chose claire et précise est le droit du propriétaire sur les hommes qu'il nourrit et qu'il protège. Les rois eux-mêmes obéissent à l'instinct qui pousse cette société à substituer partout les relations privées aux publiques. Au temps romain, certaines catégories de personnes avaient l'immunité, c'est-à-dire la franchise de l'impôt. Les Mérovingiens distribuent ces immunités, mais ils les appliquent à un territoire, et elles ont pour effet d'interdire à tout officier public d'y pénétrer, d'y rendre la justice et d'exercer les droits du fisc sur les habitants. Le roi, il est vrai, n'abdiquait pas sa souveraineté par ces concessions, et l'immunité mérovingienne n'était que l'attribution des revenus royaux à un propriétaire, mais elle donnait à celui-ci le moyen de devenir quelque jour un juge et un souverain.

Dans cet empire divisé en royaumes ennemis, dans ces royaumes divisés en seigneuries naissantes, que reste-t-il au roi? Quand on lui a repris le droit d'instituer les évêques et qu'on a, pour ainsi dire, séparé l'Église de l'État, on lui a retiré la seule force qu'il eût prise dans l'imitation du principat romain. Quand on l'a obligé à choisir le comte parmi les propriétaires du comté, on l'a privé de la disposition de l'office, qui allait être dévolu par la force des choses à la plus puissante famille du comté. Il reste au roi son titre et le respect que sa race inspire: la dynastie sera protégée longtemps encore par ces forces idéales; mais sa seule force réelle est l'appui des fidèles. Prendre au roi un fidèle, c'est lui prendre un conseiller et un soldat. Aussi les rois essayent-ils de se protéger contre ces rapts, et l'on trouve dans le traité d'Andelot cette disposition significative: «Qu'aucun des deux rois ne sollicite les leudes de l'autre de venir à lui et ne les accepte s'ils viennent d'eux-mêmes.» Mais un pareil engagement ne pouvait être respecté dans la guerre civile, et la guerre civile perpétuelle était une occasion pour les leudes de mettre aux enchères leur fidélité. Il fallait que le prince distribuât sans cesse des faveurs nouvelles. Le don une fois fait était considéré comme irrévocable par celui qui le recevait, et la vague condition de fidélité s'oubliait vite. Reprendre à celui-ci pour donner à celui-là, c'était se faire un ennemi assuré pour acquérir un ami douteux. Il fallait donc donner, donner toujours jusqu'à la ruine; ainsi ont fait les Mérovingiens, et la ruine est venue: c'était la conclusion fatale. Si on écarte les théories, celles des romanistes comme celles des germanistes, si l'on dépouille les faits de cette poésie dramatique que leur donne l'histoire pour les considérer eux-mêmes in abstracto, on peut expliquer en quelques mots les destinées de la première dynastie franque: le roi mérovingien, à l'origine, est un parvenu qui dispose d'un riche trésor de biens et d'honneurs; il n'a pas trouvé d'autre politique que de dépenser ce trésor au jour le jour: il devait finir et il a fini par la banqueroute.

E. Lavisse, Études sur l'histoire d'Allemagne, dans
la Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1885.


III—HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS.

«Tous les peuples ont eu des récits épiques, c'est-à-dire des souvenirs historiques idéalisés.» Les barbares de Germanie, au temps de Tacite, célébraient leurs défaites, leurs victoires et les exploits de leurs grands hommes. Cassiodore parle des chants nationaux des Goths; le héros par excellence du peuple goth, Théodoric, a occupé dans la littérature épique du moyen âge, sous le nom de Dietrich von Bern, une place d'honneur. Paul Diacre rapporte pieusement les traditions poétiques des Lombards. Les légendes des Vandales et des Frisons, qui n'ont pas eu de chroniqueurs, et des Anglo-Saxons, dont le chroniqueur Beda s'est montré très hostile aux souvenirs profanes, ont péri; mais Widukind, au dixième siècle, recueillit la substance des vieilles chansons saxonnes, et Saxo Grammaticus, au douzième, a composé l'histoire primitive du Danemark avec des morceaux de poèmes scandinaves. Que les Francs aient possédé aussi une sorte de romancero de leurs destinées nationales, cela est, a priori, très probable. Charlemagne, au rapport d'Eginhard, ordonna de consigner par écrit les vieilles chansons barbares de son peuple, barbara et antiquissima carmina. Ce recueil impérial disparut, malheureusement, de très bonne heure; mais les chroniqueurs des Francs mérovingiens—Grégoire de Tours, Frédégaire, et le moine neustrien qui est l'auteur du Liber historiæ—ont dû, comme ceux de la plupart des autres nations barbares, faire entrer dans la trame de leurs livres quelques-uns de ces frustes et poétiques récits, qui sont à jamais perdus....

Grégoire de Tours, selon M. Kurth, a puisé dans les souvenirs populaires des Francs avec parcimonie et avec répugnance. Bien que très ignorant, il était, en effet, frotté de littérature classique; en outre, il était chrétien; enfin il était consciencieux. Trois raisons pour que la crudité de mauvais goût, la grossièreté et l'invraisemblance des traditions germaniques l'empêchassent de les goûter. Ajoutez que, ne sachant pas le francique, il n'en eut jamais connaissance que par des versions gallo-romaines. Grégoire ne s'est jamais résigné à recourir aux récits des barbares qu'à défaut de sources plus sûres, et il s'est toujours réservé le droit de les arranger: il les résume, élaguant du récit légendaire les détails épisodiques, les ornements, les hyperboles, c'est-à-dire tout ce qui en était la couleur et le parfum. L'histoire si connue de l'exil de Childéric en Thuringe fournit un exemple excellent de ces simplifications volontaires. «Childéric, raconte Grégoire, débauchait les filles des Francs; il n'échappa à leur colère que par la fuite. Avant de s'exiler, il eut soin de partager une pièce d'or avec un de ses fidèles, qui promit de l'avertir quand l'heure du retour aurait sonné. Les Francs choisirent pour chef Egidius, général romain, et cela dura huit années. Ce temps écoulé, le fidèle de Childéric étant parvenu en secret à réconcilier le peuple avec le souvenir de son roi, pacatis occulte Francis, envoya à l'exilé le signe convenu. Et Childéric fut restauré.» A cette narration sommaire, décharnée, si l'on compare les récits correspondants de Frédégaire et du Liber historiæ, la méthode favorite de l'évêque de Tours s'accuse très clairement. Frédégaire et le moine neustrien, travaillant, indépendamment l'un de l'autre, à compléter, à l'aide de la tradition populaire qui persistait de leur temps, l'anecdote abrégée par Grégoire, savent tous deux le nom du leude fidèle: il s'appelait Wiomad. Les artifices de Wiomad pour rapatrier les Francs avec son maître étaient le sujet de la chanson barbare sur l'exil de Childéric; Frédégaire et le Liber historiæ les relatent avec complaisance; mais ils sont à la fois si compliqués et si naïfs, ces artifices, que l'on voit très bien pourquoi Grégoire, un peu choqué, les a dédaigneusement syncopés en un mot: «pacatis occulte Francis.»

Les fouilles les plus minutieuses dans la Chronique de Grégoire de Tours n'y feront donc découvrir que des squelettes de chansons franques ou gallo-franques, documents habillés en faits historiques et si bien déguisés que personne, pendant longtemps, n'en a soupçonné la nature.—Frédégaire et l'auteur du Liber historiæ, au contraire, très crédules, très ignorants, n'étaient pas hommes à exercer un contrôle sur les documents dont ils se servaient. Cependant, on ne saurait juger en connaissance de cause l'épopée mérovingienne d'après ce qu'ils en ont conservé. Leur paresse d'esprit les a empêchés de s'aviser des ressources que la poésie populaire leur eût abondamment offertes. Ils ont borné leur ambition à copier les anciennes chroniques; s'ils ont intercalé dans leurs compilations quelques récits populaires, c'est par exception, et pour suppléer à l'extrême brièveté de Grégoire, dont ils ne s'expliquaient pas les motifs. D'ailleurs la langue originale des chansons franques ne leur était pas non plus familière. L'historien des Goths, Jordanis, était un Goth; l'historien des Lombards, Paul Diacre, était un Lombard; tous les historiens des Francs ont été des Romani....

Restituer, dans ces conditions, le cycle de l'épopée franque, l'«histoire poétique des Mérovingiens» est une entreprise très périlleuse. Est-il possible de distinguer, dans le texte de Grégoire de Tours et de ses continuateurs, le poème défiguré de l'on-dit ou de la simple légende qui n'ont jamais subi d'élaboration épique? A quels signes? Par quels réactifs? L'allure plus ou moins poétique de la narration ne fournit pas, à cet égard, d'indications sûres; car, parmi les anecdotes de Grégoire qui paraissent, au premier abord, marquées du sceau de la poésie populaire,—comme l'histoire du vase de Soissons, celle du jet du marteau au moment de la fondation par Clovis de l'église des Saints-Apôtres,—les unes, de provenance hagiographique, doivent tout leur éclat aux fleurs de la rhétorique cléricale; toute la poésie des autres est dans le simple énoncé d'événements réels qui se sont passés en des temps où la réalité n'était pas vulgaire. Au contraire, quand les chroniqueurs résument très probablement des chansons archaïques, c'est parfois en termes très plats: «Wiomad, dit Frédégaire (III, 11), était le plus fidèle de tous les Francs à Childéric; il avait réussi à le sauver quand les Huns l'avaient emmené en captivité, lui et sa mère....» Certes, cette phrase est incolore; mais elle suffit à persuader que les Francs, comme tant d'autres nations germaniques, avaient un trésor de traditions relatives aux invasions du redoutable roi des Huns, l'Attila du Nibelungenlied; que la jeunesse de Childéric fut l'objet de chants très anciens, encore populaires au VIe siècle, qui célébraient les stratagèmes de l'ingénieux Wiomad pour procurer l'évasion du prince salien et de sa mère. Comparez les «poèmes d'évasion» du Heldenbuch des peuples allemands: l'évasion de Walther et d'Hildegonde, otages d'Attila, dans le Waltharius d'Ekkehard, etc.—M. Kurth, qui a entrepris cette tâche difficile de discerner dans les chroniques mérovingiennes les vestiges de l'épopée populaire des Francs mérovingiens s'est sans doute trompé souvent; quelques-unes de ses hypothèses et de ses conclusions sont bien fragiles; mais sa thèse fondamentale n'est pas absurde, et son livre, pourvu qu'on le lise avec discernement, est ingénieux, instructif.......

Pharamond ne doit son titre et sa renommée de premier roi des Francs qu'à l'erreur d'un moine neustrien qui écrivait en 727, au monastère de Saint-Denis, une chronique remplie de fables. L'histoire de Clodion, de Mérovée, se perd dans la nuit. Childéric est le plus ancien prince des Saliens qui ait sûrement excité la verve poétique de son peuple. Nous avons déjà parlé de deux chansons qui lui ont été consacrées: sur sa captivité chez les Huns, sur sa brouille et sur sa réconciliation avec les siens; une troisième célébrait son mariage avec Basine et les visions prophétiques de sa nuit de noces. La reine Basine de Thuringe, qui abandonne son mari pour rejoindre Childéric, et qui, interrogée par celui-ci sur le motif de sa venue, répond crûment: «C'est parce que je sais ce que tu vaux; si j'avais cru qu'il y eût, même au delà de la mer, quelqu'un de plus homme que toi, c'est à lui que je me serais donnée», cette reine Basine est le prototype des héroïnes de nos chansons de geste, si promptes à se jeter dans les bras des chevaliers de leur choix.—Après Childéric, Clovis. Plus encore que ses guerres, les amours de Clovis ont produit sur l'imagination populaire une profonde impression: l'histoire de la reine Clotilde, soustraite aux persécutions de son oncle Gondebaud par les émissaires du roi des Francs, qui l'épouse et qui la venge, est une vraie «légende nuptiale» du type de celles des sagas; elle repose sans doute sur quelques données positives, mais elle a été influencée par les aventures de sainte Radegonde (si conformes à celles que les contemporains de cette sainte ont attribuées à Clotilde), et finalement stylisée.—La fortune poétique de Théodoric ou Thierri d'Austrasie, fils aîné de Clovis, dont l'activité s'est surtout dépensée en pays allemand, a été exceptionnelle. Les Anglo-Saxons du VIIe siècle, les Saxons continentaux du Xe siècle, le tenaient pour un des héros les plus fameux de l'épopée germanique. Sous le nom de Hug-Dietrich (Théodoric le Hugue, c'est-à-dire le Franc[17]), le fils de Clovis a joui en Allemagne, au moyen âge, d'une réputation à peine moindre que celle de son illustre homonyme, Théodoric, roi des Ostrogoths. Sa victoire, en Frise, sur les Normands de Hygelac, ses terribles guerres de Thuringe contre le roi Hermanfried, furent le sujet de chants anglo-saxons et saxons qui ont été conservés; et dans l'admirable récit de ces événements par Grégoire de Tours (III, 4, 7 et 8), on sent, pour ainsi dire, palpiter confusément les ailes de la légende emprisonnée. Mais Grégoire ne s'intéresse guère aux Austrasiens; le cycle franc des chansons sur Théodoric et sur son fils, ce jeune et chevaleresque Théodebert d'une beauté royale, le Wolf-Dietrich, le Roi Ortnit des conteurs d'Outre-Rhin, il n'en a rien, ou presque rien, voulu savoir; il a condamné de la sorte la postérité à en conjecturer l'existence.

Monnaie de Théodebert.
Monnaie de Théodebert.

Frédégonde et Brunehaut sont des figures d'un relief puissant; nul doute que l'imagination populaire ait ressassé et embelli leur biographie. Mais Frédégonde et Brunehaut ont vécu en pleine lumière historique. Nous n'avons rien de leur «histoire poétique»; nous avons leur histoire. Et cela vaut beaucoup mieux. N'exagérons pas, en effet, les mérites de l'épopée barbare. Cette poésie épique «dont l'immense foyer, selon M. Kurth, brûlait au sein de la race germanique, projetant jusque dans les plus lointaines chaumières les ombres gigantesques des héros»,—cette poésie épique, trop riche en épisodes conventionnels et en énumérations généalogiques, à en juger par les monuments scandinaves, paraîtrait sans doute assez froide aujourd'hui, et singulièrement inférieure, en tout cas, aux portraits et aux descriptions d'après nature d'un témoin sincère, clairvoyant, tel que Grégoire de Tours. Les Récits mérovingiens d'Augustin Thierry ne commencent qu'avec les fils de Clotaire, parce que c'est surtout à partir de l'avènement des fils de Clotaire que Grégoire, ayant vu directement les choses et les gens dont il parle, est précis et vivant. Combien de chansons stylisées sur Childéric et sur Clovis ne donnerait-on pas pour une autre Historia Francorum, de la main de saint Rémi!

Frédégonde, Brunehaut, Clotaire II, Dagobert sont, dans les chroniques mérovingiennes, des personnages foncièrement historiques, trop voisins des narrateurs pour que ceux-ci aient pu les considérer avec le recul de l'épopée. On recueille cependant avec raison tous les indices qui tendent à établir que les chansons et les légendes épiques n'ont pas été moins nombreuses, dans le pays des Francs, au VIIe siècle qu'au VIe. C'est que l'épopée carolingienne, dont les destinées, au moyen âge, furent si brillantes, n'est pas «une de ces plantes étrangères qui naissent en une nuit sur une place vide; elle a été déterminée et préparée par des végétations puissantes, enracinées dès longtemps dans le sol». L'épopée carolingienne dérive de l'épopée mérovingienne, et, en particulier, des légendes gallo-franques, perdues, dont Dagobert était le Charlemagne. Faron, évêque de Meaux, apparaît comme le Turpin de Clotaire II. La Vie de saint Kilian dit expressément que sur la guerre de Dagobert, fils de Clotaire II, contre les Saxons, on fit des chansons en langue romane rustique; et certains traits de ces chansons se sont conservés dans des poèmes bien postérieurs, relatifs aux entreprises de Charlemagne en Saxe. Une équipée de la jeunesse de Dagobert (qui insulta, en lui coupant la barbe, son précepteur Sadrégisile) fut relatée dans un poème dont l'écho s'est répercuté jusque dans la chanson de Floovent, composée an XIIe siècle.—«La quatorzième année du règne de Dagobert, dit Frédégaire, les Vascons se révoltèrent; le roi mit en campagne une armée sous le commandement d'un référendaire et de onze ducs. L'expédition aurait été heureuse si le duc Haribert ne se fût laissé surprendre et accabler avec les siens, au retour, dans la vallée de la Soule....» Il est très probable que ce désastre du Val de Soûle a fourni la matière d'une cantilène, prototype de celle qui fut consacrée, après 778, aux douze pairs de Roncevaux.—Enfin, le continuateur de Frédégaire signale, à l'année 642, les Mayençais comme ayant causé, par leur traîtrise, la défaite du roi Sigebert aux bords de l'Unstrut; d'où la geste de Mayence, la geste des traîtres, est, sans doute, sortie plus tard.—Roland et Ganelon, Haribert et les Mayençais de l'Unstrut, le parallèle est facile; il a été fait plus d'une fois. «Avant Charlemagne, bien d'autres ont vécu et ont été célébrés qui perdirent leur splendeur poétique quand l'empereur et son entourage furent devenus le centre de tous les souvenirs héroïques et nationaux.» Charlemagne a hérité de Charles Martel, qui avait hérité de Dagobert, qui avait hérité de Clovis, qui avait hérité de bien d'autres.—Voilà les origines les plus lointaines de l'épopée française; la tige, sinon les racines, de cette belle fleur épanouie, la Chanson de Roland, où se résume l'effort épique accumulé de dix générations, germaniques et romanes.

Ch.-V. Langlois, dans le Journal des Débats, 5 mai 1893.


CHAPITRE III

EMPIRE ROMAIN D'ORIENT.

PROGRAMME.—Justinien. Mœurs byzantines, la cour, les lois, l'église Sainte-Sophie.


BIBLIOGRAPHIE.

La meilleure histoire générale de l'Empire byzantin a été longtemps celle d'E. Gibbon (The history of the Decline and Fall of the roman Empire), qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, a été souvent rééditée et traduite. On lira de préférence l'excellent ouvrage de J. B. Bury, A history of the later roman Empire from Arcadius to Irene, London, 1889, 2 vol. in-8º, ou celui de G. F. Hertzberg, Geschichte der Byzantiner, Berlin, 1883, in-8º.

Citons, parmi les monographies importantes, qui sont aisément accessibles: Ch. Diehl, Études sur l'administration byzantine dans l'exarchat de Ravenne (568-751), Paris, 1888, in-8º;—L. Drapeyron, L'empereur Héraclius et l'empire byzantin au VIIe siècle, Paris, 1869, in-8º;—A. Gasquet, L'empire byzantin et la monarchie franque, Paris, 1888, in-8º;—G. Schlumberger, Un empereur byzantin du Xe siècle, Nicéphore Phocas, Paris, 1890, in-4º;—A. Rambaud, L'empire grec au Xe siècle, Constantin Porphyrogénète, Paris, 1870, in-8º;—C. Neumann, Die Weltstellung des byzantinischen Reiches vor den Kreuzzügen, Leipzig, 1894, in-8º.

Sur l'œuvre juridique de Justinien et sur le droit byzantin: P. Krueger, Histoire des sources du droit romain, Paris, 1894, in-8º. (Trad. de l'all.)

Sur les mœurs et les monuments de Byzance, voyez, dans la Revue des Deux Mondes, les articles de M. A. Rambaud (L'Hippodrome à Constantinople, 15 août 1871; Empereurs et impératrices d'Orient, 15 janv. et 15 févr. 1891);—J. Labarte, Le palais impérial de Constantinople et ses abords, Paris, 1861, in-4º;—Ch. Bayet, L'art byzantin, Paris, 1883, in-8º;—N. Kondakoff, Histoire de l'art byzantin considéré principalement dans les miniatures, Paris, 1886-1891, 2 vol. in-4º.

L'immense littérature byzantine a été, pour ainsi dire, révélée au public lettré par l'excellente Geschichte der byzantinischen Litteratur de K. Krumbacher (München, 1891, in-8º). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 mars 1892.

Un résumé de l'histoire des Slaves, des Lithuaniens et des Hongrois depuis les origines jusqu'à la fin du XIIIe siècle, par E. Denis, se trouve dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, t. I (1893), p. 688-741; t. II (1893), p. 745-796.


I—CONSTANTINOPLE ET L'EMPIRE BYZANTIN.

Toutes les races de l'Europe orientale se trouvaient représentées dans les pays qui confinaient à l'empire grec: la race latine et même la race germanique par les Dalmates et les Italiens; la race arabe en Sicile, en Crète, en Orient; la race arménienne par le royaume pagratide et les principautés feudataires; les races turques ou ouraliennes par les Bulgares du Volga, les Ouzes, les Petchenègues, les Khazars, les Magyars; la race slave par les Russes, les Bulgares danubiens, les Serbes, les Croates.

Parmi les sujets mêmes de l'empire grec, au cœur de ses provinces, ces différentes races avaient de nombreux représentants. La race latine s'y trouvait représentée par les Valaques du Pinde et du Balkan; la race arabe par les prisonniers baptisés; la race arménienne par les colons des thèmes de Thrace, de Macédoine, Anatolique et Thracésien; la race turque par les colonies du Vardar et de l'Ochride; la race slave par les Milinges, les Ezérites, les Opsiciens, etc.

L'empire grec ne s'effrayait pas trop de ces infiltrations des races barbares. Tous ces éléments étrangers qui pénétraient dans son économie la plus intime, il cherchait à se les assimiler. Loin de les exclure de la cité politique, il leur ouvrait son armée, sa cour, son administration, son église. A ces Arabes, à ces Slaves, à ces Turcs, à ces Arméniens, il demandait des soldats, des généraux, des magistrats, des patriarches, des empereurs. Ce qu'il y avait de jeunesse dans ce monde barbare, il cherchait à s'en rajeunir. La question de nationalité était pour lui fort secondaire. L'empire grec d'Orient était comme la monarchie pontificale de Rome: non pas un État constitué pour telle ou telle nation, telle ou telle race d'hommes, mais une institution qui était le patrimoine commun du genre humain. La Sainte Hiérarchie byzantine, comme le Sacré Collège des cardinaux romains, se recrutait des notabilités du monde entier. De même qu'au moyen âge on vit des papes italiens, français, anglais, allemands, espagnols, de même il y eut des basileis arméniens, isauriens, slaves, aussi souvent que byzantins. Peu importait la langue ou la race: il suffisait qu'on fût baptisé. Le baptême ouvrait au néophyte barbare l'État en même temps que l'Église.

Dans les armées de Justinien, des Antes, des Slaves, des Goths, des Hérules, des Vandales, des Lombards, des Arméniens, des Perses, des Maures, des Huns: ils combattent en Italie, en Espagne, en Afrique, en Égypte, sur le Danube et sur l'Euphrate. Recrutés dans tous les pays, on les envoie se faire tuer sous tous les climats.—C'est avec la valeur et le génie de ses soldats, stratèges, empereurs barbares, que la société grecque résista aux invasions barbares. Les plus grands noms militaires de l'histoire byzantine ne sont pas des noms grecs.

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Mais il y a surtout deux races dont l'influence dans les provinces, dans les armées, à la cour, fut prépondérante. Toutes deux eurent l'honneur d'être représentées sur le trône: la race slave et la race arménienne.

Sur l'origine slave de la dynastie de Justin Ier, il ne semble pas y avoir de doutes. Les noms d'Istok, de Beglenica, d'Upravda, qui furent, avant l'élévation de cette famille à l'empire, ceux de Sabbatius, de Vigilantia et de leur fils Justinien, fournissent une preuve assez concluante sur l'origine de ces paysans de Bederiana; n'oublions pas que des colonies slaves, dès le temps de Constantin le Grand, avaient été établies dans la Thrace.

L'Arménie, plus pauvre que les pays slaves, était plus fertile aussi en aventuriers. De la Chaldée, de la Géorgie, de la Perse-Arménie, de l'Arménie propre, une nuée de soldats de fortune couraient à l'assaut des grades militaires des dignités auliques, de l'empire byzantin lui-même. La première dynastie arménienne fut fondée par Léon V. Après le meurtre du demi-Arménien Michel III, Basile fonda une dynastie tout arménienne qui dura près de deux siècles (867-1056). Il y a eu, au Xe siècle, trois interruptions seulement dans la succession légitime, trois tuteurs de Porphyrogénètes mineurs, trois envahisseurs de leurs trônes: Lecapène, Phocas, Zimiscès. Tous trois sont Arméniens.

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L'empire byzantin peut à peine s'appeler l'empire grec.

L'unité que lui refusait sa constitution ethnographique, il la chercha dans l'administration, dans la religion, dans la création d'une littérature qui lui fût propre.

A la fois langue administrative, langue d'église, langue littéraire, le grec avait un faux air de langue nationale.

Or, le centre administratif, le centre religieux, le centre littéraire de l'empire, c'est Constantinople.

Comme capitale, sa situation est unique. Voilà un empire coupé en deux parties presque égales: d'un côté, la péninsule illyrique et les provinces d'Europe; de l'autre, la péninsule anatolique et les provinces d'Asie. Il y a dans cet empire un dualisme fatal. Dans ses provinces d'Occident, influence italienne, slave, germaine; dans ses provinces d'Orient, influence arabe, arménienne. Supposez que Constantinople n'existe pas, qu'il n'y ait plus sur le Bosphore que la petite Byzance d'avant Sévère, chacune de ces deux moitiés de l'empire s'abandonnerait à sa tendance dominante: ici tout l'Orient, là tout l'Occident.

Mais à la rencontre des deux continents s'élève Constantinople. Elle n'appartient ni à l'Asie ni à l'Europe. Byzance sur la côte d'Europe, Scutari sur la côte d'Asie, c'est une seule et même ville. Ce n'est point une cité ordinaire, mais une immense capitale, supérieure en population à la vieille Rome, d'une force d'attraction énorme. Les provinces d'Asie ne peuvent plus se tourner vers l'Orient, les provinces d'Europe vers l'Occident: elles sont attirées vers Constantinople.

L'empereur Justinien et sa cour: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne.
L'empereur Justinien et sa cour: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne.

Entre les deux péninsules, elle se trouve placée comme un germe vivace entre deux cotylédons: ces éléments si disparates des provinces d'Asie et de celles d'Europe, elle se les assimile, elle les élabore et les transforme. Dans son sein accourent d'Occident des aventuriers dalmates, grecs, thraces, slaves, italiens; d'Orient des aventuriers isauriens, phrygiens, arméniens, caucasiens, arabes: en peu de temps elle en fait des Grecs. Ils oublient leurs idiomes barbares pour la langue polie de Byzance; leurs superstitions odiniques, helléniques, musulmanes, font place à une ardente et raffinée orthodoxie. Byzance les reçoit incultes et sauvages; elle les rend à l'immense circulation de l'Europe lettrés, savants, théologiens, habiles administrateurs, souples fonctionnaires. D'un paysan de Bederiana elle fait Justinien; du fils d'un palefrenier de Phrygie, le savant Théophile; d'un aventurier macédonien, le grand empereur Basile; du slave Nicétas, un patriarche.

La Cour et la Ville contribuaient à cette transformation. Cette cour était la plus vieille de l'Europe, au cérémonial antique, respectable, exigeant, minutieux, excellente discipline pour les Barbares; elle était en même temps un centre de science administrative et diplomatique, de bel esprit, d'intrigues et de luttes, d'activité bonne ou mauvaise où le plus barbare se dégrossissait à vue d'œil.

A Constantinople, les Barbares se trouvaient en contact avec la masse grecque la plus compacte de l'empire, avec une population passionnée pour l'orthodoxie, d'une délicatesse athénienne en fait de langage, où se rencontrait le plus grand peuple de théologiens, de lettrés et d'artistes qu'on pût rencontrer dans aucune ville de la chrétienté.

Sainte-Sophie et ses splendeurs artistiques et liturgiques, le Sacré Palais et ses intrigues, l'Hippodrome et ses passions, voilà les trois centres d'éducation de tout Barbare en train de devenir Byzantin.

Byzance faisait l'empire; à l'occasion, elle le refaisait; parfois elle était tout l'empire.

Au temps de Romain Lecapène et de Siméon, elle était presque tout ce qui restait à la monarchie de ses provinces d'Europe; au temps des Héraclides, au temps des Comnènes, elle était presque tout ce qui lui restait de ses provinces d'Asie. Mais quand venait l'occasion favorable, elle réagissait ici contre les Bulgares, là contre les Arabes, contre les Sedjoukides. Par sa politique, elle recréait l'empire tantôt à l'est, tantôt à l'ouest du Bosphore. Tant que cette prodigieuse forteresse de Constantinople n'avait point succombé, rien n'était fait; la monarchie restait debout; l'Euphrate et le Danube pouvaient encore redevenir frontières. Quand enfin les Ottomans eurent tout pris, Constantinople composa à elle seule tout l'État. Byzance survécut près d'un siècle à l'empire byzantin.

Comment s'appelle cet empire dans l'histoire? L'empire romain? il n'y avait plus de Romains. L'empire grec? il y avait dans cet empire bien autre chose que des Grecs. Il s'appelle l'empire byzantin. Tout un empire semblait n'être que la banlieue de cette ville extraordinaire. Comme pour les petites cités de l'antiquité, un même mot servait à désigner la Ville et son territoire: Πὁλις. Pour les Chinois du moyen âge, la monarchie de Constantin n'est plus le Thsin, c'est-à-dire l'empire: il est le Fou-lin, la VILLE.

A. Rambaud, L'Empire grec au Xe siècle, Paris,
Franck-Vieweg, 1870, in-8º. Passim.


II—LA FORMATION ET L'EXPANSION DE L'ART BYZANTIN.

C'est un fait incontestable que l'art byzantin procède en partie de l'art antique. La puissance des traditions a toujours été grande dans l'Orient hellénique. Aujourd'hui encore, les vieilles légendes mythologiques n'ont point disparu des campagnes de la Grèce; à chaque instant, dans les récits, dans les chansons, dans les usages de la vie populaire, revit le souvenir des divinités de l'Olympe. Quelques-unes se sont confondues avec les saints de la religion nouvelle; mais sous cette physionomie d'emprunt se retrouvent leurs traits à demi effacés. Cette fidélité aux traditions doit trouver sa place dans les choses de l'art. Lorsque les artistes byzantins créèrent un style nouveau, leur esprit était plein des souvenirs du passé, ils vivaient au milieu de ses œuvres. Pouvaient-ils se soustraire à l'influence de modèles d'une si pénétrante beauté? Étaient-ils incapables d'en goûter le charme? Les monuments prouvent, au contraire, qu'ils surent les comprendre et qu'ils restèrent attachés à quelques-uns des principes essentiels qui avaient dirigé la marche de l'art antique. Comme leurs prédécesseurs de la belle époque grecque, ils recherchèrent la grandeur et l'harmonie dans l'ordonnance des compositions, la noblesse des attitudes, la beauté de certains types, l'élégance des draperies. Sans doute il ne s'agit point ici d'établir de comparaison; et si, par quelques qualités, les œuvres byzantines font songer aux monuments antiques, elles s'en écartent par bien des défauts. Les artistes byzantins exagèrent la symétrie de leurs compositions, ils ont moins de souplesse et de délicatesse, une conception moins facile et moins vivante du beau; n'importe, ils ont encore appliqué quelques-unes des règles principales de l'esthétique ancienne, et cela seul suffit pour donner à leurs productions une valeur singulière.

L'impératrice Théodora: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne.
L'impératrice Théodora: Mosaïque de San Vitale, à Ravenne.

Mais à ces éléments d'origine grecque se sont mêlées d'autres influences, dont quelques-unes venaient de l'extrême Orient. Parmi ses possessions les plus belles, l'empire d'Orient comptait alors les riches provinces de la Syrie, qui formaient comme une zone intermédiaire entre l'Asie centrale et la Grèce. Par sa position même, Constantinople se rattachait à ces pays; une grande partie de sa population en était originaire; les mœurs, les arts devaient s'en ressentir. En outre, elle était sans cesse en relations commerciales ou politiques avec les plus puissantes monarchies de l'Orient, et surtout avec la Perse. Dans l'architecture, ces influences sont fort sensibles; mais il en est même de l'ornementation, où se rencontrent à chaque instant des motifs empruntés à l'extrême Orient, traités dans le même esprit et dans le même style. C'est là surtout que les artistes byzantins ont puisé ce goût de richesse et de luxe qui apparaît dans toutes leurs œuvres; de là leur vint aussi la tendance à rendre d'une manière conventionnelle tous les détails de l'ornement. L'art, dans les données qu'il demande à la faune et à la flore, tantôt reproduit fidèlement la nature, tantôt l'altère et imagine des types artificiels, sans cesse répétés, et où l'imitation des formes réelles disparaît presque entièrement. Les byzantins ont suivi cette dernière voie, et souvent ils ont adopté des modèles depuis longtemps fixés en Orient. On retrouve chez eux ces entrelacs compliqués, ces fleurs bizarres, ces animaux fantastiques si fréquents sur les monuments de l'Inde ou de la Perse.

Cependant l'art byzantin ne s'est point contenté de combiner des éléments d'origine diverse, il s'est montré véritablement créateur. A lui revient le mérite d'avoir le premier donné aux conceptions chrétiennes une physionomie individuelle bien marquée. En effet, c'est surtout dans le domaine religieux qu'il se manifeste avec toute son originalité et tout son éclat; on ne saurait s'en étonner, si l'on songe combien, chez les Grecs du moyen âge, la religion était puissante et se mêlait à toutes choses. Les artistes ont été surtout frappés de certains caractères dominants du christianisme: la splendeur de la religion triomphante, la majesté divine, le rôle protecteur des saints; et ils se sont attachés à les exprimer avec force. C'est ce qui explique que, malgré une assez grande variété de sujets, l'art byzantin, dès cette époque, présente déjà beaucoup d'uniformité; on sent qu'il tourne sans cesse autour des mêmes idées. N'est-ce point se conformer aux véritables conditions de l'art religieux? La fidélité à des types arrêtés, à des conceptions maîtresses et peu nombreuses, est un trait commun à toutes les religions: l'esprit populaire y attache un sens sacré, et considérerait comme une profanation de laisser le champ libre au caprice des artistes. Dans la société byzantine, l'Église les surveille et les dirige; de bonne heure la plupart lui appartiennent. D'ailleurs, il y a dans cette répétition même une réelle grandeur: à une religion considérée comme immuable il faut des formes artistiques qui ne changent point à la merci de la mode, et, dans les églises où doit dominer l'idée d'éternité, il convient que l'art y porte notre âme par l'éternité apparente de ses traditions. A cet égard, les Byzantins furent de grands maîtres; qu'il s'agisse de la pensée ou de l'exécution, ils comprirent les véritables règles de la décoration religieuse, et il est à remarquer que, de nos jours, les peintres qui ont voulu faire revivre chez nous cette forme de l'art se sont parfois inspirés de leurs œuvres. D'ailleurs cette uniformité générale n'aboutit point à une immobilité stérile, et l'art byzantin connut, lui aussi, les transformations et la diversité des écoles.

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En Orient, l'action de l'art byzantin s'est exercé où a pénétré le christianisme grec. Ainsi ce fut grâce à Byzance que la culture des arts s'introduisit en Russie. Au Xe siècle, la civilisation était encore fort grossière chez les populations slaves, mêlées d'éléments scandinaves, qui habitaient le pays. Déjà, cependant, la puissance et la gloire de Byzance avaient attiré sur elle les regards de ces Barbares: les uns en avaient tenté la conquête, comme Rourik, Oleg et Igor, d'autres y étaient venus en amis, comme Olga. Convertie au christianisme, la princesse russe ne réussit point cependant à le répandre parmi ses sujets; pour opérer une telle révolution, il fallait l'autorité d'un prince énergique et violent. Ce fut l'œuvre de Vladimir, qui, ayant institué une enquête sur la meilleure des religions, choisit celle des Grecs. Les raisons qui le décidèrent touchent à l'art: il fut attiré vers le culte orthodoxe par la richesse de ses temples et la splendeur de ses cérémonies. Baptisé, il imposa le baptême à ses sujets, et, dans les deux grandes villes de Kief et de Novgorod, des églises succédèrent aux idoles des anciens dieux.

A ce moment, l'art qui se manifeste en Russie est d'importation étrangère, comme les croyances qu'il exprime. Jusque-là, les Russes n'avaient guère connu que les constructions en bois. Ce furent des architectes byzantins qui élevèrent les premières églises en pierre et en maçonnerie, des peintres byzantins qui les décorèrent. L'église de la Dîme, à Kief, celle de Sainte-Sophie à Novgorod, dont le prêtre grec Joachim dirigea la construction, furent les premiers monuments de cet art religieux. Sous Iaroslaf le Grand (1016-1054), successeur de Vladimir, Kief devient une ville d'aspect impérial. «Iaroslaf voulut faire de sa capitale une rivale de Constantinople. Comme Byzance, elle eut sa cathédrale de Sainte-Sophie et sa Porte d'or. Adam de Brême l'appelle «æmula sceptri Constantinopolitani et clarissimum decus Græciaæ....» Iaroslaf n'a pas assez d'artistes grecs pour décorer tous les temples, pas assez de prêtres grecs pour les desservir. Kief est alors la ville aux quatre cents églises qu'admiraient les écrivains d'Occident.... La merveille de Kief, c'était Sainte-Sophie. Les mosaïques de l'époque d'Iaroslaf subsistent encore, et l'on peut admirer, «sur le mur indestructible», la colossale image de la Mère de Dieu, la Cène où le Christ apparaît double, présentant à six de ses disciples son corps et aux six autres son sang, les images des saints et des docteurs, l'ange de l'Annonciation et la Vierge. Les fresques conservées ou soigneusement restaurées sont encore nombreuses et couvrent de toutes parts les piliers, les murailles et les voûtes à fond d'or. Toutes les inscriptions sont non pas en langue slavonne, mais en grec[18]

Ce n'est point seulement chez les peuples chrétiens d'Orient, Russes, Arméniens, etc., que se retrouve la trace de l'art byzantin; à leur tour, les ennemis les plus acharnés du christianisme et de l'empire grec lui ont fait des emprunts. Sans doute l'art arabe a pris de bonne heure une physionomie originale, mais tout d'abord ce n'est pas en lui-même qu'il a trouvé les éléments dont il s'est formé. Quand les Arabes entreprirent les conquêtes qui devaient étendre leur domination de l'Asie Mineure aux Pyrénées, l'art n'existait encore chez eux que sous ses formes les plus simples. Dans la plupart des pays où ils s'établirent, ils adoptèrent donc les monuments qui s'y trouvaient déjà, ils les imitèrent, et ce ne fut que peu à peu qu'ils en modifièrent la structure et la décoration. Or, les premières provinces dont ils s'emparèrent étaient grecques; mis en rapport avec l'art byzantin, ils en subirent l'influence.

En Syrie, les Arabes ne se préoccupent point tout d'abord de construire des mosquées; ils enlèvent au Christ ses églises et les consacrent à Allah. Parfois, pendant quelques années, les deux cultes vivent côte à côte dans un même édifice. A Damas, Omar partage en deux l'église de Saint-Jean: la partie orientale appartient aux musulmans, tandis que la partie occidentale est laissée aux chrétiens, qui n'en furent chassés que soixante-dix ans plus tard. Quand les califes désirent, à leur tour, bâtir des mosquées, ils s'adressent aux byzantins. «Walid, voulant faire construire la mosquée de Damas, envoya une ambassade à l'empereur de Constantinople, qui, sur sa demande, lui expédia douze mille artisans. La mosquée, dit Ibn-Batoutah, fut ornée de mosaïques d'une beauté admirable; des marbres incrustés formaient, par un mélange habile de couleurs, des figures d'autels et des représentations de toute nature[19].» Ils ne craignaient même point, malgré les préceptes de Mahomet, d'introduire des figures dans la décoration de leurs édifices religieux, imitant en cela l'exemple des chrétiens. Le père de Walid, Abd-el-Melik, dans une mosquée de Jérusalem, avait fait représenter le paradis et l'enfer de Mahomet. Les califes de Damas attiraient à leur cour des maîtres byzantins, et c'était sous leur direction que se formaient des artistes arabes. On ne saurait donc s'étonner si les anciennes mosquées de la Syrie présentent tant d'analogie avec les églises grecques.

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Dans le sud de l'Italie, le rôle de Byzance est évident. Pendant plusieurs siècles, toute une partie de cette contrée se rattacha à l'empire de Constantinople par la religion, par l'administration, par la langue même: l'antique Grande-Grèce méritait toujours ce nom. Même la querelle des iconoclastes, qui détacha de l'Orient le reste de l'Italie, dans le sud fortifia l'hellénisme; les partisans des images s'y réfugièrent en grand nombre, et les empereurs grecs ne les y inquiétèrent pas. Ce fut dans ces provinces une véritable colonisation grecque, et une colonisation en partie monastique. Dans la Calabre seule, on connaît les noms de quatre-vingt-dix-sept couvents de l'ordre de saint Basile qui se fondèrent à cette époque. Ce pays fut le centre de cette civilisation néo-hellénique; Byzance y était aimée, et, quand vinrent les Normands, en bien des endroits on leur résista avec énergie. Robert Guiscard ne s'empara point sans peine de Tarente, de Santa Severiana; encore ne put-il détacher violemment les populations de l'hellénisme: il fallut plus d'un siècle pour que le rite latin y remplaçât le rite orthodoxe; au XIIe siècle, en certains endroits, on employait encore la langue grecque. Il en fut de même en Sicile. Dans d'autres provinces, la culture byzantine, moins fortement enracinée que dans ces deux pays, était cependant très puissante encore. «Est-il besoin de rappeler ce que les Normands eux-mêmes, après la conquête, dans la première période de leur domination sur le midi de l'Italie, empruntèrent à la civilisation gréco-byzantine? Non seulement ils adoptèrent le grec comme une des langues officielles de leur chancellerie, parce qu'elle était celle d'une partie de leurs sujets, mais leur architecture resta entièrement byzantine jusque vers 1125. Les premières monnaies qu'ils frappent dans la Pouille et dans la terre d'Otrante sont imitées de celles de l'empire d'Orient. Le costume nouveau, caractérisé par la robe longue à l'orientale et par une sorte de bonnet phrygien, que l'Occident tout entier adopte vers 1090, un peu avant la première croisade, à la place du costume court qui prévalait jusqu'alors, leur y a dû sa première introduction. Et il n'est pas autre chose que le costume grec[20].» Les princes normands fondaient autant de monastères grecs que de monastères latins; à leur cour, les poètes, les historiens, les théologiens byzantins étaient aussi nombreux qu'à la cour impériale. Ce fut seulement vers le XIIIe siècle que les rois et l'Église entreprirent d'extirper par la force l'élément oriental.

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A l'autre extrémité de l'Italie, Venise est une ville grecque. Sa prospérité s'est accrue à mesure que déclinait celle de Ravenne, sa voisine. Dépeuplée par Justinien II, ruinée par l'avidité des exarques, la capitale de l'Italie byzantine était déjà bien déchue de son ancienne splendeur, quand, au milieu du VIIIe siècle, elle tomba aux mains des Lombards pour passer bientôt à celles du pape. Au contraire, Venise sut maintenir son indépendance contre les Lombards et les Francs; la suzeraineté nominale des empereurs grecs qu'elle affecta de reconnaître fut la condition même de sa fortune. Dotée par eux d'une foule de privilèges, elle multiplia ses comptoirs sur les côtes de la Méditerranée et bientôt accapara la plus grande partie du commerce entre l'Orient et l'Occident. Mais, avec les produits de l'empire, les marchands vénitiens rapportaient dans leur patrie la civilisation byzantine. Tout y rappelait la Grèce, le costume, les mœurs, le cérémonial de la cour des doges et ces titres d'hypatos et de protospathaire dont les parait la cour impériale. C'est à l'Orient que Venise empruntait quelques-unes de ces industries de luxe où à son tour elle excella, telles que l'art de travailler le verre et le cristal, de dorer les cuirs.

Aussi, pendant plusieurs siècles, les monuments vénitiens rappellent-ils souvent ceux qu'on élevait à Constantinople. Quand le doge Pierre Orseolo, en 976, entreprit la construction de cette merveilleuse église de Saint-Marc qui ne fut consacrée qu'en 1085, s'adressa-t-il à des architectes nés en Grèce? Aucun document ne le prouve; mais il est certain que les constructeurs de ce monument, quel que fût leur lieu d'origine, pratiquaient l'architecture byzantine dans toute sa pureté: il n'est point jusqu'aux matériaux, marbres, colonnes, qui ne paraissent en grande partie empruntés à l'Orient. Cependant, même à Venise, les types grecs ne dominaient point exclusivement; aux environs, à Murano, à Torcello, à Grado, etc., les formes latines reparaissent, à l'époque où s'élevait Saint-Marc, ou bien, dans les édifices civils comme dans les églises, les deux styles se combinent, mêlent leurs dispositions et leur ornementation.

S'agit-il de décorer ces monuments, c'est encore vers l'Orient que se tournent les Vénitiens. Les émaux de la Pala d'Oro sont byzantins; il en est de même d'une partie des belles pièces d'orfèvrerie du Trésor. Une des portes de l'église a dû être exécutée à Constantinople, deux autres paraissent vénitiennes, mais imitées de ce modèle étranger. Les artistes grecs établis à Venise formaient au XIe siècle une corporation. Ce furent eux, tout l'indique, qui commencèrent à exécuter les mosaïques de Saint-Marc, et pendant longtemps les artistes indigènes formés à cette école en conservèrent le style. Leur influence ne se renfermait point dans les murs de la ville. A l'église de Murano, la Vierge qui décore l'abside est de l'art byzantin le plus pur (XIIe siècle). Tout près de là, à Torcello, la plus grande partie des mosaïques leur appartient encore (XIe et XIIe siècles): à l'abside centrale, la Vierge et les Apôtres; sur la paroi occidentale, le Jugement dernier; dans une abside latérale, le Christ entouré d'archanges, bien que, dans cette dernière composition, se retrouve la trace évidente de la collaboration des Italiens.

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Une église à coupoles: Saint-Front de Périgueux.
Une église à coupoles: Saint-Front de Périgueux.

En France, l'influence byzantine ne s'est jamais exercée d'une façon aussi sensible et aussi durable que dans certaines régions de l'Italie. D'ailleurs, pendant plusieurs siècles du moyen âge, c'est chez nous que l'art chrétien d'Occident s'est développé avec le plus de force et de charme. La France possédait, au XIIe et au XIIIe siècle, une architecture et une sculpture originales, pleines de vie et de grâce, qui se répandaient à leur tour dans les pays voisins et jusqu'en Orient.—Il existe toutefois en France une région où l'architecture byzantine à coupoles se manifeste dans tout un groupe d'églises. Saint-Front de Périgueux, de la fin du Xe siècle, en est le type le plus célèbre. La coupole se rencontre encore dans le reste de l'Angoumois, dans la Saintonge.... D'où viennent ces emprunts si caractéristiques à la construction byzantine? C'est un fait dont l'histoire ne rend pas compte. Dans le reste de la France, d'ailleurs, si les églises par leurs formes ne rappellent pas au même degré l'art grec, elles s'y rattachent fort souvent par leur ornementation. Les fresques de Saint-Savin, près de Poitiers, présentent des ressemblances avec les peintures grecques. Au cloître de Moissac, quelques personnages sculptés au commencement du XIIe siècle arrivent de Byzance: les physionomies, les attitudes, les plis des vêtements, tout l'indique. Pourtant cette influence étrangère ne fut chez nous ni absolue ni de longue durée. De bonne heure, l'esprit fortement trempé de nos artistes, s'il fit des emprunts à Byzance, ne se condamna point à d'ingrates copies. L'art d'Orient a plutôt contribué à éveiller chez eux la conscience de leurs qualités propres. Dès la fin du XIIe siècle, les formes de l'architecture sont nouvelles en France; les fleurs des ornements ont été copiées dans les prés et les bois voisins, et les personnages des statues et des bas-reliefs sont nés dans le pays où ils ont été sculptés....

Ch. Bayet, L'art byzantin, dans la Bibliothèque de l'enseignement
des Beaux-Arts
, Paris, A. Quantin, 1883,
in-8º. Passim.


CHAPITRE IV

LES ARABES.

PROGRAMME.—Mahomet; le Coran. L'empire arabe. La civilisation arabe.


BIBLIOGRAPHIE.

Les livres sur les origines de l'islamisme, sur l'empire arabe et sur la civilisation musulmane au moyen âge, ne sont pas rares. Quelques-uns des premiers spécialistes de ce temps ont écrit, pour le public, de très belles pages que le public ne connaît guère; et les ouvrages les plus connus ne sont pas les meilleurs.—Aux livres généraux de MM. L.-A. Sédillot (Histoire générale des Arabes, Paris, 1877, 2 vol. in-8º, 2e éd.) et G. Le Bon (La civilisation des Arabes, Paris, 1883, in-4º), préférer ceux de sir W. Muir (The life of Mahomet, from original sources, London, 1894, 3e éd.; The Caliphate, its rise, decline and fall, London, 1892, in-8º), de A. v. Kremer (Kulturgeschichte des Orients unter den Chalifen, Wien, 1875-1877, 2 vol. in-8º), et de A. Müller (Der Islam im Morgen-und Abendland, Berlin, 1885-1887, 2 vol. in-8º).

Nous recommandons surtout la lecture de quelques monographies, articles de revue et morceaux détachés, qui ont été publiés par MM. Dozy, Renan, Wellhausen, Nöldeke, I. Goldziher (Muhammedanische Studien, Halle, 1889-1890, 2 vol. in-8º), H. Grimme (Mohammed, I, Das Leben, Munster, 1892, in-8º), S. Guyard (La civilisation musulmane, Paris, 1884, in-8º), J. Darmesteter (Le Mahdi depuis les origines de l'Islam et Coup d'œil sur l'histoire de la Perse, dans la Revue politique et littéraire, 1885, t. Ier), C. Snouck Hurgronje (dans la Revue de l'histoire des religions, 1894), etc.

Sur l'art musulman, voir les deux volumes récemment publiés par M. Al. Gayet dans la «Bibliothèque de l'Enseignement des Beaux-Arts»: L'art arabe (Paris, s. d., in-8º); L'art persan (Paris, s. d., in-8º).—Sur la légende de Mahomet au moyen âge, E. Renan, dans le Journal des Savants, 1889, p. 421 et s.

LE KORAN ET LA SONNA.

Le livre qui contient les révélations faites à Mahomet et qui est en même temps la source, sinon la plus complète, du moins la plus digne de foi de sa biographie, présente des bizarreries et du désordre. C'est une collection d'histoires, d'exhortations, de lois, etc., placées l'une à côté de l'autre sans qu'on ait suivi l'ordre chronologique ni aucun autre.

Mahomet appelait toute révélation formant un ensemble sourate ou Koran. Le premier de ces deux mots est hébreu et veut dire proprement une série de pierres dans un mur, et, de là, la ligne d'une lettre ou d'un livre; dans le Koran, tel que nous le possédons, il a le sens beaucoup plus large de chapitre. Le mot koran est à proprement parler un infinitif qui signifie lire, réciter, exposer; cette dénomination est également empruntée aux Juifs qui emploient le verbe karâ (lire) dans le sens surtout d'étudier l'Écriture Sainte; mais Mahomet lui-même entendait sous le nom de Koran, non seulement chaque révélation à part, mais aussi la réunion de plusieurs ou même de toutes.

Il n'existait toutefois point, du temps de Mahomet, de collection complète des textes du Koran; et si les trois premiers califes avaient été moins soigneux sous ce rapport, il aurait couru grand danger d'être oublié. Les premiers qui en rassemblèrent les différents passages furent le calife Abou-Bekr et son ami Omar. En effet, quand, dans la onzième ou la douzième année de l'hégire, le faux prophète Mosaïlima eut été vaincu, on s'aperçut que beaucoup de personnes qui connaissaient par cœur d'assez longs fragments du Koran avaient perdu la vie dans la bataille qui décida de la lutte; aussi Omar se prit-il à craindre que les gens qui savaient le Koran ne vinssent bientôt à disparaître; c'est pourquoi il donna au calife le conseil de rassembler les fragments épars.

Après avoir hésité quelque temps, parce que le prophète n'avait pas donné pouvoir d'entreprendre une œuvre aussi importante, Abou-Bekr accepta la proposition et chargea de ce travail le jeune Zaïd ibn-Thabit, qui avait été secrétaire de Mahomet. Zaïd n'avait pas trop envie de le faire, car, pour nous servir de ses propres paroles, il eût été plus facile de déplacer une montagne que d'accomplir cette tâche. Il finit toutefois par obéir, et, sous la direction d'Omar, il rassembla les fragments qui se trouvaient en partie consignés sur des bandelettes de papier ou de parchemin, sur des feuilles de palmier ou sur des pierres, et qui, en partie, se conservaient seulement dans la mémoire de certaines personnes. Sa collection ne fit point, du reste, autorité, car elle était destinée, non au public, mais à l'usage particulier d'Abou-Bekr et d'Omar. Les musulmans continuèrent donc à lire le Koran comme ils voulaient, et, peu à peu, les rédactions vinrent à différer entre elles. Comme cet état de choses donna lieu à des contestations, le troisième calife, Othmân, résolut de faire faire du Koran une rédaction officielle et obligatoire pour tout le monde. Cette seconde rédaction, due à Zaïd comme la première, est la seule que nous possédions, car Othmân fit détruire tous les autres exemplaires.

Quelle que soit l'opinion qu'on professe sur le point de savoir si le Koran nous a été transmis sans falsifications dans l'édition de Zaïd, il est certain que l'économie du livre dans cette édition, sa division en sourates ou chapitres, est tout à fait arbitraire. On s'est borné à prendre la longueur des sourates comme principe de classification, sans même s'y astreindre exactement: la plus longue des sourates est la première, et la dernière est en même temps la plus courte. Il résulte de cette disposition que les révélations datant des époques les plus différentes et sur les sujets les plus divers se trouvent maintenant mêlées au hasard; il n'y a donc point de livre où règne un pareil chaos, et c'est une des raisons qui rendent la lecture du Koran si pénible et si ennuyeuse. Si les sourates avaient été arrangées dans l'ordre chronologique de leur rédaction, elles se liraient sans doute plus agréablement. Des efforts ont été faits pour restituer l'ordre chronologique par des savants modernes et même par des théologiens musulmans de la bonne époque (les musulmans actuels, qui tiennent l'ordre du Koran pour divin, verraient une marque d'incrédulité dans l'intention de ranger chronologiquement les sourates), non sans quelque succès. Il y a dans le style du Koran des particularités qui peuvent servir de points de repère. C'est ainsi que la langue des morceaux mecquois est vigoureuse et pleine de feu si on la compare avec le langage lourd et prolixe des fragments médinois. Certaines allusions à des faits historiques permettent aussi de déterminer la date de la composition de quelques fragments. Mais cela ne veut pas dire qu'on puisse ranger tout le Koran d'après l'ordre chronologique. «Quand même tous les hommes et tous les Djinns l'essayeraient, ils n'en viendraient pas à bout.» Bien qu'il nous soit certainement possible de proposer un meilleur arrangement des sourates que celui qui est reçu dans l'Église musulmane, il est douteux qu'on en imagine jamais un qui emporte l'assentiment de tous les hommes compétents.

Pour les musulmans croyants, le Koran, c'est-à-dire la parole de Dieu, qui n'a pas été créée, est le livre le plus parfait qui soit, aussi bien pour le fond que pour la forme. Cela est naturel, mais il est étrange que le préjugé des musulmans ait eu sur nous beaucoup plus d'influence qu'on aurait dû s'y attendre. On a très sérieusement pris pour de la poésie, et admiré en conséquence, la rhétorique pompeuse et cet entassement, souvent insensé, d'images qui caractérisent les sourates mecquoises: on a regardé le style du livre entier comme un modèle de pureté. Or, il est difficile de disputer des goûts, mais je dois dire que pour ma part, parmi les ouvrages arabes anciens de quelque renom, je n'en connais pas qui montre autant de mauvais goût et qui soit aussi peu original, aussi excessivement prolixe que le Koran. Même aux récits,—et c'est encore la meilleure partie,—il y a beaucoup à redire. Les Arabes étaient généralement passés maîtres dans l'art de conter; la lecture de leurs récits, dans le Livre des chants, est un vrai plaisir d'artiste. Les légendes, pour la plupart empruntées aux Juifs, que Mahomet a racontées, paraissent bien ternes quand on vient de lire une belle histoire d'un autre conteur arabe. C'était l'avis des Mecquois, qui n'étaient point mauvais juges. La forme, il est vrai, est originale, mais l'originalité n'est pas toujours et sous tous les rapports un mérite. Le style élevé, chez les Arabes, c'étaient ou les vers ou la prose rimée. Mais l'art de faire des vers, qu'à cette époque presque tout le monde possédait, Mahomet ne s'y entendait pas; son goût était très bizarre; aux plus grands poètes arabes, ses contemporains, il en préférait de fort médiocres qui savaient revêtir des pensées pieuses de vers de rhéteurs. Il avait même pour la poésie en général une aversion marquée. Il fut donc forcé d'employer pour ses révélations la prose rimée, et dans les plus anciennes sourates, il est en effet resté assez fidèle aux règles de ce style, de sorte qu'elles ont beaucoup d'analogie avec les oracles des anciens devins arabes; mais, plus tard, il s'en écarta et se permit une foule de licences qu'on aurait sévèrement relevées si elles s'étaient trouvées dans un autre livre que celui qui est la Parole de Dieu.—Mahomet composait difficilement, et sa langue n'était pas châtiée. A la vérité, comme il vécut en un temps où le dialecte arabe était dans sa fleur, il n'y a point entre sa manière d'écrire et le style des écrivains classiques cette grande différence qui sépare le grec du Nouveau Testament du grec pur. Toujours est-il que la différence est sensible. Le Koran fourmille de mots bâtards, empruntés à la langue juive, au syriaque et à l'éthiopien; les commentateurs arabes, qui ne connaissaient d'autre langue que la leur, se sont vainement épuisés à les interpréter. Le Koran renferme, en outre, plus d'une faute contre les règles de la grammaire, et, si nous les remarquons moins, c'est que les grammairiens arabes ont fait de ces fautes, qu'ils voulaient justifier, des exceptions aux règles. Ce n'en sont pas moins des fautes, comme on le comprendra de plus en plus à mesure que l'on secouera mieux les préjugés de la superstition musulmane, et qu'on accordera plus d'attention aux procédés des premiers philologues arabes qui, encore libres, prennent fort rarement, sinon jamais, leurs exemples dans le Koran. Cette circonstance montre qu'ils ne considéraient pas ce livre comme un ouvrage classique, comme une autorité en fait de langue, bien qu'ils n'osassent pas exprimer ouvertement leur opinion à ce sujet.

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Si le Koran est en première ligne la règle de la foi et de la conduite des musulmans, la tradition ou Sonna occupe la deuxième place. Le Koran ne suffisait pas, car les peuples de l'Orient n'attendent pas seulement du fondateur d'une religion la solution des questions religieuses; ils lui demandent aussi de fixer leur constitution politique et leur droit, et de régler la vie de tous les jours jusque dans ses moindres détails; ils exigent de lui qu'il leur prescrive comment ils doivent se vêtir, comment ils doivent se peigner la barbe, comment ils doivent boire et manger. Tout cela ne se trouvant point dans le Koran, on eut recours aux paroles et aux actions du prophète. On peut admettre que quelques décisions de Mahomet ont été consignées par écrit, déjà de son vivant; mais généralement elles se sont conservées par tradition orale; l'habitude de les écrire ne devint générale qu'au commencement du IIe siècle de l'hégire, et bientôt après on se mit à rassembler les traditions. Il est à regretter qu'on ne l'ait pas fait plus tôt. Une collection qu'on aurait formée du temps des Omaïades, fort indifférents en matière religieuse, serait probablement assez peu falsifiée; mais les premières collections datent des Abbâssides, qui s'étaient précisément servis, pour parvenir au trône, de traditions faussées ou inventées. Rien de plus facile, quand on voulait défendre quelque système religieux ou politique, que d'invoquer une tradition qu'on forgeait soi-même. L'extension que prit cet abus nous est connue par le témoignage des auteurs musulmans de collections. C'est ainsi que Bokhâri, qui avait parcouru maint pays afin de réunir les traditions, déclare que de 600 000 récits qu'il avait entendus, il y en avait à peine 7 275 qui fussent authentiques. Il n'admit que ceux-là dans son grand ouvrage; mais la règle critique qu'il suivait, ainsi que ses émules, pour juger de l'authenticité ou de la falsification n'était pas suffisante. Ils s'en tenaient à un signe purement extérieur. Toute tradition comprend deux parties: l'autorité, c'est-à-dire le relevé des noms des personnes dont elle émane, puis le texte. Les musulmans n'accordent d'attention qu'à l'autorité. La tradition émane-t-elle d'un compagnon du prophète et n'y a-t-il rien à redire à la confiance que mérite la longue liste des autorités qui se la sont successivement transmise, il faut l'admettre. Sans aucun doute, on ne doit nullement rejeter ce critérium; nous aussi, nous devons faire très exactement attention aux noms et au caractère des autorités, et la critique européenne a déjà flétri de l'épithète de menteur mainte personne qui, chez les musulmans, est dûment enregistrée comme digne de foi; mais ce critérium ne suffit pas; il ne faut pas s'en tenir à un signe extérieur, il faut vérifier la valeur intrinsèque de la tradition, examiner si elle est vraisemblable, si elle concorde avec d'autres rapports dignes de foi. Les auteurs musulmans de collections n'allaient pas jusque-là; ils ne le pouvaient d'ailleurs sans cesser d'être musulmans, sans se transporter du domaine de la foi dans celui de la science.—Cependant aucune autre religion n'a, dès le début du troisième siècle de son existence, soumis les bases sur lesquelles elle repose à un examen critique tel que l'a été celui des musulmans, car on peut le qualifier de sévère malgré l'insuffisance de son principe; ajoutons que les théologiens musulmans du IIe siècle et du IIIe ont joui d'une liberté d'examen qui, dans notre siècle, n'est pas accordée aux théologiens anglais sur leur propre terrain, et que, de plus, ils ont travaillé avec sincérité et loyauté, sans aucunement chercher à représenter Mahomet comme un idéal. Au contraire, ils nous le donnent tel qu'il était, avec tous ses défauts et ses faiblesses; ils nous font connaître sans détours ce que ses adversaires pensaient et disaient de lui; ils ne passent même pas sous silence ces amères railleries qui contiennent souvent tant de frappantes vérités, par exemple la parole de cet homme de Taïf: «Puisque Allah voulait vraiment envoyer un prophète, n'aurait-il pas pu en trouver un meilleur que toi?» Je m'étonne toujours, non pas qu'il y ait des passages faux dans la tradition (car cela résulte de la nature même des choses), mais qu'elle contienne tant de parties authentiques (d'après les critiques les plus rigoureux, la moitié de Bokhâri mérite cette qualification), et que, dans ces parties non falsifiées, il se trouve tant de choses qui doivent scandaliser un croyant sincère.

La tradition, qui nous transporte complètement au milieu de la vie des anciens Arabes, est d'une lecture bien plus attachante que le Koran; sous un rapport, toutefois, elle est inférieure à ce livre et elle a fait par là déchoir l'islamisme. L'islamisme était une religion sans miracles; il résulte de la façon la plus claire du Koran que Mahomet n'a jamais prétendu avoir le pouvoir d'en faire. Une telle religion eût été un phénomène remarquable dans l'histoire du développement de l'humanité, un grand pas de fait dans la voie du progrès; et si l'islamisme était resté confiné dans les limites de l'Arabie, le maintien de ce principe dans toute sa pureté n'aurait nullement été du nombre des choses impossibles. Mais il sortit bientôt de ces limites, et plus les Arabes se trouvèrent en contact avec des peuples qui avaient à raconter des miracles de leurs prophètes, plus ils s'attachèrent à suppléer à ce qui leur manquait sous ce rapport. Toutefois il devait s'écouler encore bien des siècles avant qu'on pût appliquer aux musulmans aussi cette parole du poète:

Das Wunder ist des Glaubens liebstes Kind,

et dans les premiers temps, on n'a pas, relativement parlant, été prodigue de récits miraculeux.

Nous allons en donner quelques-uns en indiquant en même temps la manière dont ils se sont produits.

Au début de sa mission, Mahomet reconnaissait que, lui aussi, il avait été dans l'erreur, c'est-à-dire qu'il avait pris part au culte des idoles; mais il déclarait en même temps que Dieu lui avait ouvert le cœur. Cette expression figurée fut prise à la lettre et donna lieu au récit suivant, qu'on mit dans la bouche de Mahomet: «Un jour que j'étais couché sur le côté près de la Kaba, il vint quelqu'un qui m'ouvrit le corps depuis la poitrine jusqu'au nombril et qui prit mon cœur. Là-dessus, on approcha de moi un bassin d'or rempli de foi; mon cœur y fut lavé, puis remis à sa place.» D'après cette tradition, qui se trouve dans Bokhâri et qui est la plus ancienne, la purification du cœur aurait eu lieu précisément avant l'ascension de Mahomet, dont nous allons parler tout à l'heure. Mais d'autres auteurs de traditions ont trouvé qu'il serait beaucoup plus convenable que la purification eût eu lieu avant la vocation de Mahomet à la prophétie. La légende fut donc remaniée dans ce sens; mais comme il restait toujours fâcheux que Mahomet eût jamais erré, le temps de la purification fut de plus en plus reculé: on parla d'abord de sa vingtième année, puis de sa onzième, ce qui valait mieux, puisque c'est à cet âge que la responsabilité commence, enfin de sa plus tendre enfance; on rattacha alors à cette dernière époque un récit relatif à l'éducation qu'il aurait reçue à la campagne dans la tribu bédouine des Beni-Sad; mais ce récit lui-même paraît bien peu fondé. Voici la légende sous cette dernière forme; c'est Hâlima, femme de la tribu des Beni-Sad, qui parle:

«Je quittai un jour ma demeure avec mon mari et mon enfant qui venait de naître et je me rendis, avec d'autres femmes de ma tribu, à la Mecque pour y chercher un nourrisson. C'était une année de sécheresse et il ne nous restait plus de vivres. Nous avions avec nous une ânesse grise et une chamelle qui ne donnait pas une goutte de lait. Nous ne pouvions dormir, parce que notre enfant criait toute la nuit de faim: j'avais aussi peu de lait que la chamelle. Espérant toutefois que tout irait mieux, nous continuâmes notre voyage. Arrivés à la Mecque, nous cherchâmes des nourrissons; on avait déjà offert à chaque nourrice l'enfant qui devait être le prophète, mais aucune d'elles n'avait voulu le prendre, et toutes elles avaient dit: «C'est un orphelin, il n'y a donc pas beaucoup à gagner.» Il faut savoir que nous espérions que les pères nous payeraient bien, et que, par contre, nous n'attendions pas grand'chose de la mère d'un enfant qui n'avait plus de père. Toutes les femmes qui étaient avec nous avaient trouvé des nourrissons, excepté moi. «Je ne veux pas, dis-je à mon mari, retourner sans nourrisson auprès de mes amies; je vais aller chercher cet orphelin.—Tu as raison, répondit mon mari; peut-être Allah nous bénira-t-il, si tu y vas». J'allai donc, bien que je ne l'eusse pas fait si j'avais pu trouver un autre enfant, et je revins avec l'orphelin à notre caravane. Je le pris à moi et lui donnai le sein. Il but jusqu'à ce qu'il eût assez et alors j'allaitai aussi mon propre enfant, qui put également se rassasier; ensuite ils s'endormirent tous deux, et pour la première fois depuis longtemps nous eûmes une nuit tranquille. Mon mari alla ensuite près de notre chamelle et il trouva que ses pis étaient pleins de lait. Il se mit à la traire et nous eûmes tous assez à boire. Le lendemain matin, mon mari me dit: «Assurément, tu as trouvé un enfant béni.» Lors du retour, mon ânesse galopait avec tant de vivacité que mes amies ne purent garder la même allure que moi et qu'elles pensaient que j'avais une autre bête. Il n'y a point de pays plus aride que celui des Beni-Sad; mais dès notre retour, nos troupeaux donnèrent toujours beaucoup de lait, tandis que ceux de nos voisins n'en avaient pas. Aussi disaient-ils à leurs bergers: «Menez donc le bétail dans les pâturages où paît le troupeau de Hâlima.» Ils le firent, mais en vain. C'est ainsi que nous avions abondance et richesse. Après deux ans, je sevrai l'enfant et il grandit parfaitement, comme son frère de lait. Nous le ramenâmes à sa mère; mais comme nous aimions à le garder encore à cause des nombreuses bénédictions qu'il nous avait values, je dis à sa mère: «Il est préférable de laisser ton fils chez nous jusqu'à ce qu'il ait toute sa force, car je crains que le mauvais air de la Mecque ne lui fasse du tort.» Elle nous permit de le reprendre avec nous.

A un mois de là, il se trouvait un jour avec son frère de lait près des troupeaux qui paissaient derrière nos tentes, quand son frère nous cria: «Deux hommes vêtus de blanc ont saisi notre Koraïchite, l'ont étendu sur le sol et lui ont ouvert le corps.» Mon mari et moi nous y courûmes; nous trouvâmes Mahomet debout, mais pâle, et nous lui demandâmes ce qui lui était arrivé. Il répondit que deux hommes avaient ouvert son corps en le coupant et y avaient cherché quelque chose, mais il ne savait quoi. Nous retournâmes à notre tente et mon mari me dit: «Je crains que cet enfant n'ait eu une attaque.» Nous le ramenâmes à sa mère et elle nous en demanda le motif, car nous lui avions fait connaître auparavant que nous voulions encore garder l'enfant chez nous. «Ton fils est grand, maintenant, lui dis-je; j'ai fait pour lui tout ce que je devais. Je crains qu'il ne lui arrive malheur et c'est pour cela que je te l'ai ramené.—Ce n'est pas là le vrai motif, répondit la mère; raconte-moi franchement ce qui s'est passé.» Quand elle m'eût forcée à tout lui dire, elle s'écria: «Tu crains que le diable ne fasse de lui sa victime?—Oui, répondis-je.—Par Dieu, reprit-elle, il n'en est rien, le diable n'a pas de pouvoir sur lui. Mon fils est appelé à de hautes destinées; ne t'ai-je pas raconté son histoire? Quand j'étais enceinte de lui, il sortit de moi une lumière si éclatante qu'elle me permettait de voir les palais de Boçrâ[21]. Et lorsque je l'eus mis au monde, il posa ses petites mains sur le sol et leva la tête au ciel. Laisse-le donc ici et va-t'en.»

Avec le temps, quand les musulmans furent en contact journalier avec leurs sujets chrétiens, cette forme même de la légende ne leur suffit plus; car Mahomet, tout en modifiant un peu ce dogme, avait reconnu que Jésus et sa mère étaient exempts du péché originel, et c'était pour les croyants un scandale perpétuel de devoir reconnaître au fondateur du christianisme un tel avantage sur le fondateur de l'islamisme. C'est pour ce motif que naquit un nouveau dogme: on crut que l'âme de Mahomet avait été créée avant Adam dans un état de pureté complète.

Mais le plus grand miracle que Dieu fit pour son prophète a été l'ascension ou voyage nocturne. Voici ce qui y donna lieu. La dernière année du séjour de Mahomet à la Mecque, ses adversaires, poussés probablement par les Juifs, lui dirent: «La patrie des prophètes, c'est la Syrie; si donc tu es vraiment prophète, vas-y, et, quand tu en seras revenu, nous croirons en toi.» Mahomet fut persuadé, semble-t-il, que cette objection était fondée, et, si l'on peut en croire la tradition, il conçut plus ou moins le plan de faire le voyage de la terre sainte; mais une vision qu'il eut la nuit vint lui en épargner la peine. Il visita Jérusalem d'une façon miraculeuse et il raconta ce fait dans le Koran (17, ℣ 1) comme suit:

«Louange à celui qui a transporté, pendant la nuit, son serviteur du temple sacré[22] à cet autre temple plus éloigné[23] dont nous avons béni les alentours, pour lui faire voir quelques-uns de nos miracles. En vérité, Dieu entend et voit tout.»

Ses adversaires trouvèrent l'idée ridicule; les croyants eux-mêmes eurent des doutes au sujet du miracle, si bien que quelques-uns le considérèrent comme un mensonge et apostasièrent. Mahomet se vit forcé, en conséquence, de faire dire à Dieu (Koran 17, ℣ 62): «La vision que je t'ai fait voir n'a eu d'autre but que d'éprouver les hommes.»

Ce n'avait donc été qu'un rêve; mais quelques années après, quand la foi se fut affermie, Mahomet en revint à son idée première et raconta aux siens des détails nouveaux sur son voyage nocturne. Monté sur le cheval ailé Borâk, il avait été transporté par Gabriel au temple de Jérusalem; là il avait été salué par les anciens prophètes, qui s'étaient réunis pour le recevoir. De Jérusalem il s'était rendu au ciel et était enfin arrivé en présence du Créateur, qui lui donna l'ordre d'imposer à ses partisans de prier cinq fois par jour. L'imagination a, dans la suite, orné ce récit de couleurs brillantes; mais il y a encore controverse parmi les musulmans sur le point de savoir s'il faut prendre l'événement comme une vision (ainsi que l'indique le Koran) ou comme un voyage réel ou corporel.

En général, la biographie du prophète est ornée d'un très grand nombre de légendes, revêtues maintes fois de tout l'éclat de la poésie. Par là, sans doute, la vérité historique est devenue méconnaissable dans les versions les plus récentes, surtout en ce qui concerne la jeunesse de Mahomet et son séjour à la Mecque. Mais les biographies les plus anciennes n'ont pas si bien ajouté le merveilleux qu'on ne puisse d'ordinaire avec un peu de tact critique distinguer la vérité de la fiction. Mahomet n'est jamais devenu un être surnaturel ou mythique.

D'après R. Dozy, Essai sur l'histoire de l'Islamisme, trad.
du hollandais par V. Chauvin, Leyde-Paris, 1879,
in-8º, passim.

CHAPITRE V

LA PAPAUTÉ ET LES DUCS AUSTRASIENS

PROGRAMME.—Grégoire le Grand. Monastères et missions en Occident.—Charles Martel. Relations avec les papes. Avènement de Pépin le Bref.


BIBLIOGRAPHIE.

Les titres de quelques ouvrages utiles pour l'étude de cet article du programme (Dahn, Bury, J. Zeller, etc.) ont déjà été indiqués.

On a beaucoup écrit sur l'histoire de l'Église romaine avant le VIIIe siècle. Consulter, en première ligne, les Manuels généraux d'histoire ecclésiastique (qui sont énumérés ci-dessous, Bibliographie du ch. XIII). Parmi les livres originaux: J. Langen, Geschichte der römischen Kirche, t. I et II [jusqu'au pontificat de Nicolas Ier], Bonn, 1881, in-8º;—F. Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. I et II, Stuttgart, 1889, in-8º;—L. Duchesne, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, Paris, 1889, in-8º.

La littérature relative aux monastères et aux missions en Occident n'est pas moins abondante.—Le t. Ier, précité, de la Kirchengeschichte Deutschlands, de A. Hauck (Leipzig, 1887, in-8º), fait autorité pour la Gaule et la Germanie.—Pour l'Angleterre, voir l'excellent Manuel de J. R. Green, dans l'édition illustrée (Cf., ci-dessous, la Bibliographie du ch. XII); et Ed. Winckelmann, Geschichte der Angelsachsen, Berlin, 1883, in-8º.—Pour l'Armorique: A. de la Borderie, Études historiques bretonnes, Paris, 1884-1888, 2 vol. in-8º.—Le livre de M. de Montalembert: Les moines d'Occident (Paris, 1860-1874, 5 vol. in-8º), a été célèbre; on ne s'en sert plus.—Celui de A. Lenoir, L'architecture monastique (Paris, 1852-1856, 2 vol. in-4º), est encore considérable.—W. Sickel, Die Verträge der Päpste mit den Karolingern and das neue Kaiserthum, dans la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, t. XI (1893) et XII (1894-1895).

Pour l'histoire des Carolingiens avant Charlemagne, les Jahrbücher des fränkischen Reiches sont classiques: H. E. Bonnell, Die Anfänge des karolingischen Hauses, Berlin, 1866, in-8º;—Th. Breysig, 714-741, Leipzig, 1869, in-8º;—H. Hahn, 741-752, Berlin, 1863, in-8º;—L. Œlsner, Jahrbücher d. fr. R. unter König Pippin, Leipzig, 1871, in-8º.—L'ouvrage de A.-F. Gérard (Histoire des Francs d'Austrasie, Bruxelles, 1864, 2 vol. in-8º) est arriéré.—Lire l'exposé général de O. Gutsche et W. Schultze, dans la Deutsche Geschichte von der Urzeit bis zu den Karolingern, précitée.—Résumé clair et vivant, par E. Lavisse, dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, I (1893), ch. V, p. 204-272.


I—L'ENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ.

Jusqu'à la fin du VIIIe siècle, la condition de l'évêque de Rome fut dépendante. Il fut en relations continuelles avec les empereurs d'Occident, puis avec les empereurs d'Orient, car la chute de l'empire en Occident et l'occupation de la péninsule par les Barbares, Hérules d'abord, Ostrogoths ensuite, n'affranchit point la papauté. On ne peut lire sans étonnement la correspondance pontificale, où l'humilité des plus grands papes descend jusqu'à la bassesse. Grégoire le Grand fait sa cour aux impératrices en même temps qu'aux empereurs; il les charge de présenter au maître des doléances qu'il n'ose exprimer; d'autres fois, par un artifice de rhétorique, c'est Dieu lui-même qu'il fait parler à Maurice, et Dieu prend des précautions pour ne point offenser ce personnage. Mais voici qu'un aventurier du nom de Phocas a soulevé l'armée du Danube; il est entré dans Constantinople; la populace l'a acclamé, le patriarche l'a couronné: il a tué Maurice et massacré toute la famille de ce malheureux. Vite Grégoire le Grand écrit au meurtrier: «Gloire, s'écrie-t-il, gloire à Dieu qui règne au plus haut des cieux!» Il attribue cette révolution à la Providence, qui, pour soulager le cœur des affligés, élève au souverain pouvoir un homme «dont la générosité répand dans le cœur de tous la joie de la grâce divine». Il se réjouit que la bonté, la piété, soient assises sur le trône impérial. Il veut qu'il y ait «fête dans les cieux, allégresse sur la terre»! En même temps, il présente à la femme du parvenu, Leontia, ses félicitations: «Aucune langue, lui dit-il, ne pourrait exprimer, aucune âme imaginer la reconnaissance que nous devons à Dieu,» et il invite «les voix des hommes à se réunir au chœur des anges pour remercier le Créateur».—A tout propos, l'empereur de Byzance fait acte de souverain à Rome. Un pape nouvellement élu doit envoyer des messagers à Constantinople pour faire part au prince de son élection. L'ordination «ne peut être célébrée qu'au su de l'empereur et par son ordre». Le pape paya même un certain tribut jusqu'au jour où le Βασιλεὑς en eut fait gracieusement remise à l'Église romaine. Les ordres qui viennent de la «ville royale» sont appelés «divins» par les papes, qui les sollicitent humblement en toute circonstance. Pour toucher aux monuments anciens, par exemple, il faut la permission impériale. Phocas autorise Grégoire le Grand à transformer le Panthéon en une église; un autre empereur permet à Honorius d'enlever les tuiles dorées qui recouvraient le temple de Rome. Il est toujours loisible au successeur d'Auguste de venir s'établir à Rome, où personne ne prétend tenir sa place. Constantin II, qui régnait dans la seconde moitié du VIIe siècle, voulut quitter Constantinople, où il n'était pas aimé, et qui, plusieurs fois tâtée par les Arabes, était exposée aux plus grands périls. Il se mit en route, passa par Athènes, par Tarente, faisant une sorte de revue de fantômes. Quand il approcha de Rome, le pape, avec tout le clergé, alla au-devant de lui jusqu'à six milles. Il lui fit les honneurs du sanctuaire de Pierre et du palais de Latran, lui chanta la messe et lui fit servir à dîner dans une basilique. Douze jours passèrent ainsi. Constantin s'aperçut vite que Rome n'était plus une capitale d'empire, et il partit; mais il avait fait enlever et charger sur des bateaux à destination de Constantinople des statues qui ornaient la ville, comme un propriétaire dépouille une vieille résidence au profit d'une nouvelle.

*
*   *

Cependant, au cours du VIIe siècle, l'État byzantin est en décroissance; les Arabes lui ont enlevé la Syrie et l'Égypte presque sans coup férir; l'empire est réduit à la péninsule et à une partie de l'Asie Mineure. Il n'a pas su défendre la chrétienté. Antioche et Alexandrie, les deux grandes métropoles apostoliques, sont musulmanes. Plus de rivaux à craindre pour le pape dans les Églises orientales, qui étaient plus vieilles que la sienne. Des sièges établis par les apôtres, un seul demeure debout, Rome, que cette ruine grandit de cent coudées. D'ailleurs, pendant que l'empire a perdu des provinces, la papauté en a conquis deux: la Bretagne et la Germanie.

Un jour, dit la légende, (c'était vers la fin du VIe siècle), un moine passant dans les rues de Rome, s'arrêta au marché des esclaves. Il y vit des jeunes gens dont la longue chevelure blonde encadrait une figure douce et blanche. Il demanda de quel pays ils étaient; on lui répondit qu'ils venaient de Bretagne et qu'ils étaient païens. Le moine soupira, déplorant que des hommes au visage si clair fussent soumis au prince des ténèbres. Il voulut savoir le nom du peuple, et quand il apprit que c'étaient des Angles: «Des anges, dit-il, c'est bien cela; ils ont visage d'anges, et il faut qu'ils deviennent les compagnons des anges au ciel!» Sur une nouvelle question de lui, il fut répondu qu'ils étaient nés dans la province de Daira! «Bien, reprit-il, de la colère (de irâ) de Dieu: il faut qu'ils soient délivrés par la miséricorde du Christ, mais comment s'appelle le roi de leur pays?—Ella.—Alleluia! s'écria-t-il, les louanges de Dieu seront chantées dans ce royaume!» Et le moine voulait aller porter chez les Angles la parole divine; mais il fut retenu à Rome où le peuple et le clergé lui réservaient le plus grand honneur qui fût sur terre. Il devint pape, mais il n'oublia pas le pays des esclaves blonds. Grégoire le Grand, en effet, car c'est lui qui est le héros de ce joli conte, envoya aux Anglo-Saxons des missionnaires qui les convertirent.

En l'an 596, quarante moines, conduits par Augustin, abbé d'un monastère romain, débarquèrent en chantant des psaumes, sur la côte du royaume de Kent. Un an s'était à peine écoulé que le roi recevait le baptême. Son exemple fut suivi, comme jadis celui de Clovis, par quelques milliers de Germains. Grégoire surveillait avec soin les progrès de la mission. Il envoyait des présents, des reliques et d'admirables instructions où il recommandait à ses envoyés d'agir avec douceur, de ne brusquer ni les gens ni les habitudes, de respecter les fêtes accoutumées des païens et même les temples des dieux, en les purifiant. «On ne monte point par bonds, disait-il, au sommet d'une montagne, mais peu à peu, pas à pas.» Quand l'œuvre lui parut assez avancée, il institua Augustin archevêque de Cantorbéry, avec pouvoir de consacrer douze évêques qui seraient les suffragants de son siège métropolitain; York devait être la capitale d'une autre province ecclésiastique. Ainsi commença la conquête de l'Angleterre par l'Église romaine. Mais elle ne fut pas achevée de sitôt, et la lointaine colonie demeura exposée à de grands dangers. Le paganisme se défendit pendant près d'un siècle dans les royaumes anglo-saxons, et il eut à plusieurs reprises des revanches sanglantes. En même temps une lutte s'engageait entre la vieille Église bretonne et la nouvelle Église, lutte singulière et dont l'objet était de grande importance: on peut dire que tout l'avenir de la papauté en dépendait.

Entre ces deux Églises, il n'y avait point de dissidence dogmatique, mais les chrétiens bretons, séparés du monde catholique par les Anglo-Saxons, n'étaient pas au courant des progrès de l'Église romaine ni de certaines modifications qui s'étaient introduites dans le culte et dans la discipline. Leurs prêtres vivaient simplement, sans règles pour le costume, portant tantôt le vêtement laïque, tantôt une robe blanche et la crosse. Leurs maisons étaient pauvres. Les dons qu'ils recevaient étaient dépensés en aumônes; pour églises, ils avaient des chaumières; ils prêchaient et bénissaient en plein air. Ils connaissaient l'Écriture mieux que la tradition canonique; l'épiscopat était chez eux une dignité pastorale, non point un office; leurs évêques, qui étaient en même temps abbés de grands monastères, n'avaient pas l'idée de cette hiérarchie savante qui, de degré en degré, aboutissait au pape. C'était là, aux yeux des missionnaires romains, une étrangeté odieuse comme l'hérésie. Aussi, les deux Églises, lorsqu'elles se rencontrèrent en Bretagne, loin de se reconnaître pour sœurs, se traitèrent en ennemies. Augustin, investi par Grégoire le Grand de la primauté sur l'Église bretonne comme sur l'Église saxonne, le voulut prendre de haut avec ces irréguliers. Un jour, des évêques bretons se rendirent à une conférence où il les avait appelés; quand ils arrivèrent dans la salle où il les attendait, l'archevêque ne se leva point; ils reprochèrent à cet étranger son orgueil et refusèrent de le saluer comme leur chef. Augustin les conviait à unir leurs efforts aux siens pour la conversion des Anglo-Saxons: les Bretons, en effet, avaient négligé jusque-là de prêcher ces Barbares, peut-être par haine contre eux et pour ne leur point ménager l'entrée dans le royaume de Dieu; après l'arrivée des Romains, ils entreprirent à leur tour des missions, mais pour disputer le terrain à leurs rivaux et dresser autel contre autel. La haine devint si violente que Bretons et Romains se fuyaient comme des pestiférés. Les premiers défendaient obstinément leurs anciens usages, parmi lesquels deux surtout semblaient odieux aux seconds: ils célébraient la Pâque à une autre date que l'Église romaine et, au lieu de dessiner la tonsure sur le haut de la tête en forme de couronne, ils rasaient leurs cheveux au-dessus du front, d'une oreille à l'autre. Les catholiques,—c'est ainsi que se nommaient les Anglo-Saxons,—déclaraient que ces coutumes étaient «une perdition pour les âmes». Le sujet de ces querelles nous paraît misérable, mais au-dessus s'agitait la grande question de savoir si la vieille Église celtique accepterait la suprématie de saint Pierre. Le nom de l'apôtre revient à tout moment dans les polémiques: «S'il est vrai, dit un catholique anglo-saxon, que Pierre, le porte-clefs du ciel, a reçu, par un privilège particulier, le pouvoir de lier et de délier dans le ciel et sur la terre, comment celui qui rejette la règle du cycle pascal et de la tonsure romaine ne comprend-il pas qu'il mérite d'être lié par des nœuds inextricables plutôt que délié par la clémence?» La tonsure romaine, ajoute le même écrivain, avait été portée par saint Pierre lui-même pour garder le souvenir de la couronne d'épines du Sauveur, au lieu que la coiffure des Bretons était celle de Simon, l'inventeur de l'art magique, qui avait employé contre le bienheureux Pierre les fraudes de la nécromancie. Les Bretons ne s'émouvaient point de ces anathèmes; ils refusaient aux catholiques le salut et le baiser de paix; jamais ils ne mangeaient avec eux; s'ils s'asseyaient à une table que leurs ennemis venaient de quitter, ils commençaient par jeter aux porcs les restes du repas, et ils purifiaient avec le feu les vases et les ustensiles. A tout Romain qui voulait entrer en communication avec eux, ils imposaient une quarantaine de pénitence.

L'église Saint-Martin, à Cantorbéry, fondée par saint Augustin.
L'église Saint-Martin, à Cantorbéry, fondée par saint Augustin.

Très longtemps dura la lutte entre les deux partis. Les Bretons semblèrent d'abord l'emporter; au milieu du VIIe siècle, la majeure partie des sept royaumes avait été convertie par leurs missionnaires. Cependant ils succombèrent. Les catholiques furent servis par le mépris que les Anglo-Saxons professaient pour les Bretons, par la grandeur du nom de Rome et par une politique mieux conduite auprès des rois. Un de ces rois, Oswin de Northumbrie, leur ménagea, en l'an 656, un grand triomphe. Il convoqua une assemblée où siégèrent les principaux personnages ecclésiastiques et laïques des sept royaumes. L'objet propre de la discussion était de décider si la fête de Pâques devait être célébrée le jour même de la pleine lune du printemps ou le dimanche suivant, et si la semaine de Pâques commençait la veille au soir du jour de la pleine lune ou le soir de ce jour. De part et d'autre on se recommandait des plus hautes autorités. L'orateur catholique vint à citer la parole célèbre: «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église.» Le roi, se tournant aussitôt vers l'évêque breton Colman, demanda: «Est-ce vrai, Colman, que ces paroles ont été dites à Pierre par le Seigneur?—C'est vrai, roi, répondit Colman.—Voyons, reprit le roi, êtes-vous d'accord pour reconnaître que ces paroles ont été dites à Pierre, et que les clefs du royaume des cieux lui ont été remises par le Seigneur?» Ils répondirent: «Oui.» Alors le roi conclut ainsi: «Et moi je vous dis que je ne veux pas me mettre en opposition avec celui qui est le portier du ciel. Je veux, au contraire, obéir en toutes choses à ce qui a été par lui établi, de peur que, lorsque je me présenterai aux portes du royaume des cieux, celui qui en tient les clefs ne me tourne le dos et qu'il n'y ait personne pour m'ouvrir.» A cela, il n'y avait rien à répondre, et l'assemblée prononça en faveur des catholiques.

Depuis, l'Église bretonne ne fit plus que décliner, et Rome, poursuivant ses succès, organisa la conquête. Il fallait enlever à l'ennemi sa dernière arme, qui était la science, toujours honorée dans les monastères bretons. Le pape envoya en Angleterre, pour y occuper le siège archiépiscopal de Cantorbéry, un savant et habile homme, Théodore, accompagné d'un abbé du nom d'Hadrien. Le premier était né à Tarse, en Cilicie; le second arrivait du monastère de Nisida, en Thessalie. En quelques années, ils accomplirent une œuvre considérable. Ils détruisirent dans les sept royaumes les derniers restes du paganisme. Ils instituèrent de nouveaux évêchés, organisèrent les deux provinces ecclésiastiques d'York et de Cantorbéry, établirent l'autorité du métropolitain et marquèrent le rang des évêques dans chacune d'elles. Des conciles furent régulièrement tenus. Dans son diocèse bien délimité, l'évêque fut le chef de son clergé: nul ne pouvait faire fonction sacerdotale qui n'eût été autorisé par lui. Aucun prêtre ne pouvait quitter sa paroisse, aucun moine son monastère. Chacun reçut sa place et connut exactement les devoirs de son office. Au libre laisser-aller de l'Église bretonne succéda une ordonnance rigoureuse. Pour instruire le clergé, des écoles furent fondées. L'enseignement y était si bien donné que les écoliers apprirent à parler le grec et le latin comme leur langue maternelle. On y pratiqua l'art de l'écriture; de beaux manuscrits y furent copiés en lettres d'or sur parchemin de couleur[24]. Les Bretons étaient égalés; ailleurs ils étaient dépassés, car les évêques anglo-saxons bâtirent, au lieu de modestes chapelles, des églises superbes, comme celle de Hexhorn, dont les tours étaient si hautes, les colonnes si nombreuses, les peintures si brillantes, qu'il n'y en avait point de si belles au monde, disait-on, excepté en Italie.

La culture romaine fit lever sur ce sol vierge des moissons inattendues. Les Anglo-Saxons étudiaient Tite-Live et Virgile autant que la Bible et l'Évangile. A voir leurs petits tours de force d'écoliers, les versiculi où ils se proposaient des énigmes, les billets précieux qu'échangeaient évêques, abbés et religieuses, on les prendrait pour des élèves des rhéteurs de la décadence, mais quelques esprits furent pénétrés jusqu'au fond de la lumière antique, comme le vénérable Bède. Ces disciples de l'antiquité goûtent les plaisirs intellectuels, ils sont pleins de reconnaissance envers la Ville qui leur a donné ce bienfait. La lutte contre les Bretons, ennemis de Rome, et l'admiration des grands écrivains classiques ont engendré alors en Angleterre un sentiment singulier qu'on ne peut nommer autrement qu'un patriotisme romain. Tous les yeux sont tournés vers la capitale du monde. Chaque année de nombreux pèlerins se mettent en route pour la ville sainte. Les évêques et les abbés ont de longues conférences avec le pape, ils se pénètrent de l'esprit de son gouvernement, s'informent de tous les usages, renseignent le pontife sur leurs affaires, reçoivent ses instructions et quelquefois aussi emmènent avec eux quelque Romain qui va faire dans l'île une sorte d'inspection. C'est ainsi que l'abbé Benoît, venu au seuil des apôtres à la fin du VIIe siècle, repartit accompagné de maître Jean, archichantre de Saint-Pierre, qui enseignait le chant romain, car les prêtres anglais voulaient chanter comme on chantait à Rome. L'attraction devint si forte que les rois mêmes y cédèrent. En 689, le roi saxon Kadwall se rend à Rome avec l'intention de finir ses jours dans un monastère. Il y meurt, et son épitaphe le loue d'avoir laissé trône, richesses, famille, royaume, pour voir le siège de l'apôtre:

Urbem Romuleam vidit, templumque verendum
Adspexit Petri, mystica dona gerens.

Bientôt de cette colonie papale d'Angleterre, conquise en cent ans par Augustin, Paulinus et Théodore, sortirent des hommes qui portèrent en pays barbare les idées et les sentiments dont ils étaient animés. Des missionnaires anglo-saxons allèrent convertir la Germanie et continuer ainsi l'œuvre commencée par les Bretons. L'antagonisme des deux Églises se retrouve encore ici: tandis que les Bretons agissaient en toute liberté, sans commune entente ni plan coordonné, les Anglais se laissent conduire et demandent à être conduits par la main du pape. Ils ne font pas un pas qui n'ait été permis par lui. Deux fois l'apôtre des Frisons, Willibrod, s'est rendu à Rome: la première fois, pour demander l'autorisation de prêcher l'évangile aux païens; la seconde, pour y être sacré évêque. Mais le vrai conquérant de la Germanie est le moine anglo-saxon Winfrid, qui a donné à son nom la forme latine de Boniface. Ce Boniface, un Anglais triste, tourmenté par l'ennui, méthodique, formaliste, fut un serviteur passionné de l'Église de Rome. Il se représentait l'Église romaine comme une personne vivante qui ne peut ni tromper ni se tromper, et il l'aimait, comme ses sœurs des monastères, d'une mystique affection: «J'ai vécu dans la familiarité, dans le service du siège apostolique, in servitio apostolicæ sedis, et toujours j'ai confié au pontife toutes mes joies et toutes mes tristesses.» En l'an 719, au moment d'entreprendre son apostolat, il va s'agenouiller au pied du successeur des apôtres; le pape le loue d'avoir «cherché la tête de ce corps dont il est membre, de se soumettre au jugement de cette tête et de marcher sous sa conduite dans le droit sentier. De par l'inébranlable autorité du bienheureux Pierre, il lui permet de porter l'un et l'autre Testament aux infidèles qui les ignorent.» Trois ans après, quand il a étudié le terrain de son action, Boniface vient faire son rapport au pontife, qui le consacre évêque, et il prête alors un serment qui le lie étroitement à Rome. C'était le propre serment que prêtaient les évêques suburbicaires, c'est-à-dire ceux qui étaient de temps immémorial soumis à l'autorité directe du pape; mais il a été fait au texte de la formule une modification importante. Les évêques suburbicaires habitaient une terre impériale; aussi juraient-ils «de révéler tout complot tramé contre l'État ou contre notre très pieux empereur». Boniface ne connaît pas l'empereur; il n'a point d'autre chef que le pape: ce qu'il promet sous la foi du serment, c'est, «s'il rencontre des prêtres rebelles aux règles anciennes des saints pères, c'est-à-dire à la tradition canonique romaine, de les dénoncer fidèlement et tout de suite au seigneur apostolique». Voilà une variante qui intéresse l'histoire universelle. Quelques mots changés dans une formule annoncent une grande révolution. Le pape, sujet de l'empereur en Italie, n'a point à compter avec l'autorité impériale dans cette Bretagne qui a été perdue pour l'empire dès le début du Ve siècle, encore moins dans cette Germanie que la Rome païenne n'a jamais conquise. Il est là en terre nouvelle, et, par le droit de cette conquête spirituelle qu'a faite sous ses ordres son légat Boniface, il est chez lui. Il dispose en souverain. Il range l'Église germanique dans la condition d'une église de la Campagne romaine; et le légat apostolique, lorsqu'il part précédé d'une lettre où le pontife commande aux évêques, prêtres, ducs, comtes et à tout le peuple chrétien de le recevoir et de lui donner le boire, le manger, des compagnons et des guides, semble un proconsul d'une respublica nouvelle, requérant sur son passage les services qui étaient dûs jadis aux officiers romains.

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Pendant ce temps-là, l'Italie se détachait de l'empire et la ville impériale se transformait en ville pontificale.

Rue et abside des Saints-Jean-et-Paul, à Rome.
Rue et abside des Saints-Jean-et-Paul, à Rome.

Dans Rome ruinée poussait lentement la ville pontificale. Les basiliques s'élevaient entre les temples abandonnés, ou bien la religion nouvelle prenait possession de quelque sanctuaire ancien pour l'employer à son usage. La division de Rome en 14 quartiers a disparu: sept quartiers se sont formés, dont chacun était la circonscription d'un des sept diacres de l'Église romaine. Quand la population se réunit pour quelque manifestation pieuse, elle se groupe autour des basiliques. Le jour où Grégoire le Grand ordonne une procession expiatoire pour obtenir la cessation de la peste, les clercs partent de la basilique des Saints-Côme-et-Damien; les moines, de la basilique des Saints-Gervais-et-Protais; les religieuses, de la basilique des Saints-Marcellin-et-Pierre; les enfants, de la basilique des Saints-Jean-et-Paul; les hommes, de la basilique de Saint-Étienne; les veuves, de la basilique de Sainte-Euphémie; les femmes mariées, de la basilique de Saint-Clément. Les sept troupeaux de fidèles, dont chacun était conduit par les prêtres d'une des régions, se dirigèrent, vêtus de noir, voilés et encapuchonnés, vers Sainte-Marie-Majeure. Ces grandes pompes mélancoliques, ces cérémonies et ces processions remplacent les fêtes d'autrefois et les triomphes. L'évêque, de qui procède toute la vie ecclésiastique, est le grand personnage de la cité; son élection en est la principale affaire; il tient une d'autant plus grande place dans la ville qu'il n'y est pas contenu tout entier et que son autorité se répand sur le monde. Dans les grandes journées, c'est lui qui paraît au premier plan. Il est allé au-devant d'Attila pour le détourner de Rome; il a traité avec Genséric de la capitulation; il a porté les clefs à Bélisaire; il est, contre les Lombards, le vrai défenseur; au besoin même, il traite avec eux comme s'il était le prince de la ville. Les produits des domaines de Saint-Pierre, bien administrés, lui permettent de faire chaque mois une distribution de vivres. Grégoire le Grand se croit si bien obligé de donner à manger aux Romains qu'ayant appris qu'un misérable était mort de faim dans la rue, il n'osa de plusieurs jours monter à l'autel. D'ailleurs, l'unique industrie de Rome est la construction et l'ornement des églises, et les architectes, maçons, peintres, sculpteurs, orfèvres sont les clients du pape. Parmi les travaux revient souvent la mention de la «restauration des murs»: c'est le pape qui l'entreprend et qui la paye. Fortifier la ville et nourrir les habitants, n'était-ce point faire office d'État? L'évêque, par ces bienfaits quotidiens, préparait et légitimait l'autorité qu'il devait exercer un jour. Tout le servait: la ruine de l'ancienne Rome, la disparition des vieilles familles, la décadence de l'empire, l'invasion des Arabes, sa dignité apostolique, sa richesse.

Porche extérieur de Saint-Clément.
Porche extérieur de Saint-Clément.

Le pape était donc devenu capable de résister à l'empereur et, comme il n'arrive guère que l'on n'use point d'une puissance acquise, il en usa avec un grand éclat. L'occasion fut petite: il ne s'agissait point de défendre la foi, et l'empereur Léon l'Isaurien, contre lequel fut dirigée la révolte, n'avait remis en discussion ni la divinité ni la nature du Christ. Homme d'État, législateur, capitaine et administrateur de premier ordre, esprit éclairé, il avait écouté les avis de ceux qu'offensaient les superstitions du culte des images. Il avait interdit ce culte. Nettement le pape Grégoire II désobéit aux ordres impériaux, et il signifia par lettres sa désobéissance à l'empereur. Grégoire III fit davantage. En l'année 731, un concile tenu à Rome déclare «exclu du corps et du sang de Jésus-Christ et de l'unité de l'Église quiconque déposera, détruira, profanera ou blasphémera les saintes images». C'était, sous forme d'excommunication, une déclaration de guerre à Léon. Déjà de véritables hostilités avaient commencé. Grégoire II «s'était armé contre l'empereur, dit son biographe, comme contre un ennemi». La péninsule se met en mouvement; les armées de la Pentapole et de la Vénétie entrent en campagne. L'empereur rompt toutes communications diplomatiques avec le pape et les révoltés, dont il fait arrêter les messagers en Sicile. Il met la main sur les biens pontificaux dans le midi de l'Italie, qui lui est demeuré fidèle. A l'anathème il est tout près de répliquer par le schisme. La rupture semble complète et définitive.

Cependant le pape hésitait encore. Il est douteux qu'il ait alors voulu pour toujours se détacher de l'empereur. Il était retenu par l'habitude, par le respect, mais aussi par l'inquiétude que lui donnaient certains événements qui s'accomplissaient en Italie. Les Lombards profitaient du désordre pour pousser leur fortune. Ils avaient fait rage contre les iconoclastes et s'étaient joints aux Italiens pour défendre Grégoire II; ils s'étaient même unis aux Romains, dit le Liber pontificalis, «comme à des frères par la chaîne de la foi, ne demandant qu'à subir une mort glorieuse en combattant pour le pontife»; mais ils avaient mis la main sur Ravenne et fait une tentative sur Rome. Certainement le roi Liudprand avait la volonté arrêtée d'achever la conquête de l'Italie; il lui fallait «Rome capitale»; mais le pape était très déterminé à ne pas souffrir auprès de lui un roi qui serait devenu un maître. Il savait de quel prix le patriarche de Constantinople payait le voisinage de l'empereur, et il n'avait pas oublié qu'Odoacre et Théodoric avaient exercé sérieusement leurs droits royaux sur l'évêché de Rome. C'est pourquoi Grégoire II, au moment même où il désobéissait à l'empereur, empêchait les révoltés d'élire un anticésar, et s'adressait au duc grec de Venise pour le prier de faire rentrer Ravenne dans le «giron de la sainte république et dans le service de l'empereur». Ravenne fut reprise, en effet, mais Liudprand vint camper devant Rome; le pape se rendit au-devant de lui, et il «apaisa son âme par une admonition pieuse, si bien que le roi se prosterna devant le pontife, promettant de se retirer sans faire de mal à personne». Grégoire le mena au tombeau de saint Pierre «et le mit par ses pieux discours en un tel état de componction qu'il se dépouilla de ses vêtements pour les déposer devant le corps de l'apôtre. Après quoi, il fit sa prière et se retira». Saint Pierre avait préservé son successeur de la fondation d'un royaume d'Italie. Mais Liudprand pouvait revenir, être moins ému dans une autre visite, garder ses vêtements et la place. Le pape chercha des alliés parmi les Lombards eux-mêmes; il encourageait à la rébellion les ducs de Spolète et de Bénévent, qui voulaient acquérir l'indépendance. Après que le duc de Spolète eut été vaincu et se fut réfugié dans Rome, il refusa de le livrer, et, cette fois, il se trouva en guerre ouverte avec Liudprand.

C'est dans ces conjonctures qu'il se tourna vers le duc des Francs. Nous ne savons au juste ni ce qu'il lui demanda, ni ce qu'il lui offrit. Les renseignements qui nous sont parvenus sur cette grave démarche sont un peu postérieurs à l'événement. Le Liber pontificalis ne parle que de la prière adressée par Grégoire à Charles de délivrer les Romains de l'oppression des Lombards; le continuateur de Frédégaire affirme qu'il lui promit «de se séparer de l'empereur et de lui donner le consulat romain». Comme toujours, le pontife se recommanda de saint Pierre, et parmi les présents dont ses légats étaient chargés se trouvaient «les clefs du vénérable tombeau de l'apôtre». L'ambassade étonna le duc franc, dont l'âme n'était point du tout sacerdotale. Charles Martel n'avait aucun sujet d'inimitié contre Liudprand, qui l'avait aidé peu de temps auparavant à chasser les Sarrasins de la Provence, et il se contenta d'envoyer une ambassade qui porta des cadeaux à Rome. Grégoire écrivit alors deux lettres suppliantes: il se lamentait sur le pillage des biens de l'Église, et il conjurait Charles «de ne pas préférer l'amitié d'un roi des Lombards à l'amour du prince des apôtres». Aucun effet ne suivit ces négociations. Charles mourut l'année d'après, en 740, et Grégoire en 741. Le pape Zacharie essaya même de se rapprocher des Lombards, mais la force des choses devait contraindre l'évêque de Rome à se tourner de nouveau vers les Francs, et l'ambassade de Grégoire marque une des plus grandes dates de l'histoire universelle....

D'après E. Lavisse, Études sur l'histoire d'Allemagne,
dans la Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1886,
15 avril 1887.


II—PÉPIN «LE BREF»

Il semble que la filiation de Pépin [le roi Pépin, Pépin «le Bref»], fils de Charles Martel, n'ait jamais dû s'oublier. Toutefois il n'y a parmi nos chansons que les Lorrains où Charles Martel soit désigné avec exactitude; ses rapports avec l'Église, des biens de laquelle il s'empare pour subvenir à ses frais de guerre, sont présentés [dans cette chanson] avec une certaine fidélité. Charles Martel étant mort (de blessures reçues dans un grand combat), son fils «Pépinet», encore tout jeune, est couronné grâce à la vigoureuse intervention du Lorrain Hervi. Tout cela est de l'invention pure, mais conserve au moins la tradition authentique en ce qui concerne le père de Pépin. Il n'en est pas de même ailleurs. Jean Bodel, dans sa Chanson des Saisnes, fait de Pépin le fils d'Anseïs.... Ce nom est, en réalité, celui du bisaïeul de notre Pépin, Ansegisus ou Ansegisilus, père de Pépin II, «le Moyen», comme on l'appelle pour le distinguer de son grand-père et de son petit-fils[25]. Dès lors on peut se demander si le roi Pépin n'a pas pris, dans certains récits légendaires qui le concernent, la place de son grand-père, comme a fait si souvent Charlemagne pour Charles Martel. Ce qui appuie cette hypothèse, c'est qu'il semble que le fameux surnom de Brevis, aujourd'hui inséparable du nom du roi Pépin, appartenait originairement à son aïeul. Aucun contemporain, il est vrai, ne le donne à l'un ou à l'autre.... Mais le fait que des auteurs du XIe et du XIIe siècle attribuent le surnom de Brevis à Pépin II, le Maire du palais, paraît très probant: il est en effet naturel que l'on ait fait passer le surnom d'un grand-père complètement oublié à un petit-fils beaucoup plus en vue[26], tandis que l'inverse ne s'expliquerait pas. Le vrai Pépin le Bref est donc bien probablement le fils d'Anseïs, le père de Charles Martel.

Je dis «le vrai Pépin le Bref»; mais pour celui-ci même il est fort possible que le surnom ait son origine dans la poésie et non dans la réalité. On a remarqué, en effet, avec raison, que pour le roi Pépin ce surnom est intimement lié à l'épisode de son combat contre un lion, épisode qui appartient certainement à la légende. Si le surnom a été primitivement donné à Pépin II, c'est lui aussi qui a dû être avant son petit-fils le héros de l'épisode en question. Mais, dans la tradition qui nous est parvenue, il n'est attribué qu'au roi Pépin, père de Charlemagne. Cette tradition se présente sous trois formes différentes.—La plus ancienne est dans le livre célèbre qu'un moine de Saint-Gall, probablement Notker le bègue, offrit à Charles le Gros en 884. Il est curieux de constater que déjà dans la famille impériale l'attribution de cette histoire au père de Charlemagne (trisaïeul de Charles le Gros) ne soulevait aucune objection. Le lieu de la scène, dans le récit de Notker, n'est pas déterminé: Pépin, sachant que les principaux chefs francs le méprisent (évidemment à cause de sa petite taille), fait amener un taureau et un lion, et, quand le lion a renversé le taureau et va le dévorer, il descend seul de son trône, au milieu de la terreur de tous les assistants, et tranche d'un coup d'épée la tête des deux animaux féroces; puis, s'adressant aux grands stupéfaits: «Croyez-vous, leur dit-il, que je puisse être votre maître? N'avez-vous pas entendu raconter ce que le petit David a fait à l'immense Goliath, ou le tout petit (brevissimus) Alexandre à ses gigantesques compagnons?» Le livre de Notker est resté à peu près inconnu au moyen âge; c'est donc dans la tradition orale qu'un interpolateur du biographe de Louis le Pieux connu sous le nom de l'Astronome limousin a dû puiser la connaissance de cette histoire, à laquelle il fait allusion en la plaçant à la villa royale de Ferrières en Gâtinais....

Le récit d'Adenet le Roi est tout différent de celui de Notker: la scène est à Paris; un lion terrible, qu'on nourrissait depuis longtemps, brise la cage où il était enfermé, tue son gardien, et se lance dans le jardin où le roi Charles Martel, entouré de sa famille, prenait son repas; le roi s'enfuit avec sa femme, mais Pépin s'empare d'un épieu, marche au lion et lui enfonce l'épieu dans la poitrine; il n'avait alors que vingt ans. Adenet a-t-il suivi une tradition particulière, ou s'est-il borné à développer la seule notion que lui fournissait la tradition ancienne, à savoir que Pépin avait tué un lion? La seconde hypothèse serait assez plausible: la prouesse de Pépin est ici plus banale que chez Notker, et un trait de courage, tout à fait analogue, a été attribué à d'autres qu'à lui. Toutefois un témoignage notablement antérieur à Adenet nous disant aussi que Pépin A Paris le lion vainqui, il faut plutôt croire que la scène s'était anciennement localisée dans le palais de Paris, et dès lors il est probable qu'elle avait pris la forme qu'elle a chez Adenet.

Tout autre encore est la façon dont le compilateur liégeois Jean des Prés ou d'Outremeuse, au XIVe siècle, raconte l'exploit de Pépin. Celui-ci, du vivant encore de son père, a secouru le roi Udelon de Bavière contre les Hongrois et les Danois; il atteint, dans une forêt, le roi Julien de Danemark qui s'enfuyait, le combat et va le tuer, «quant un grand lyon savage qui habitoit en chis bois si vient la corant». Le lion attaque Pépin; une lutte terrible s'engage; enfin Pépin peut tirer son couteau et tue le lion: «Après vint a son cheval, qui mult estoit navreis, et atachat le lion à la couwe de son cheval et l'amenat avuec li a l'oust». Rentré en France, «adont fist le petis Pépin ameneir avuec ly sour une somier le lyon, assavoir le peaulx forée de strain; si en fisent tous les Franchois grant fieste et fut pendue en palais à Paris». Nous avons sans doute encore ici un simple développement, dû à l'auteur de quelqu'un des nombreux poèmes inconnus de nous qui garnissaient l'extraordinaire «librairie» de Jean d'Outremeuse, de la donnée légendaire du lion tué par Pépin.—Quoi qu'il en soit, le souvenir de cet acte héroïque était indissolublement lié à celui de la petite taille du héros, et l'un et l'autre s'étaient attachés au père de Charlemagne: l'imagination se plaisait au contraste de sa petitesse avec la grandeur légendaire de son fils. Dans le poème perdu du Couronnement de Charles, dont nous possédons un abrégé norvégien, les Français, en voyant le jeune roi monté sur un puissant cheval, remercient Dieu d'avoir permis qu'un homme aussi petit que l'était Pépin ait pu engendrer un fils aussi grand. Son nom se présente rarement dans les textes sans être accompagné de l'épithète «petit». Cette petitesse n'est pas toujours excessive: elle n'était même réelle, dit Jean d'Outremeuse, que relativement à la haute stature de ses contemporains. On pouvait d'ailleurs l'apprécier, car, d'après une légende de provenance érudite qui courait le pays de Liège aux XIIIe et XIVe siècles, Pépin avait élevé dans l'église de Herstal un crucifix qui était juste de sa taille, et cette taille était de cinq pieds....

Ce qui peut encore nous persuader que l'histoire du combat avec le lion et la légendaire petitesse appartiennent réellement au père et non au fils de Charles Martel, c'est qu'il y a des traces incontestables de récits épiques formés autour du fils d'Anseïs. Déjà, du temps de Charlemagne, Paul Diacre écrivait: «Anschises genuit Pippinum, quo nihil unquam potuit esse audacius». A la fin du Xe siècle, les Annales Mettenses racontent comme le premier des hauts faits de Pépin II une histoire qui nous représente, dit M. Rajna, une vraie «chanson d'enfances», comme nous en connaissons plus d'une. Gondouin avait tué, en trahison, Anseïs; le jeune Pépin, élevé en lieu sûr, fait tout à coup irruption dans le palais usurpé par le traître, et, «puerili quidem manu, sed heroica felicitate prostravit, haud aliter quam ut de David legitur....» La comparaison de Pépin avec le petit David en face de l'immense Goliath, que nous retrouvons ici, tend encore à faire croire que c'était bien l'aïeul du roi Pépin qui avait le surnom de «petit» et le renom d'une hardiesse extraordinaire.

G. Paris, La légende de Pépin «le Bref», dans les
Mélanges Julien Havet, Paris, 1895, in-8º.


III—LA LITURGIE GALLICANE ET LA LITURGIE ROMAINE EN GAULE.

Dès avant saint Boniface la liturgie romaine avait fait sentir son influence en Gaule. Les livres gallicans, peu nombreux, qui nous sont parvenus, remontent à la dernière période du régime mérovingien. Presque tous contiennent des formules d'origine romaine, des messes en l'honneur de saints romains. Dès le temps de Grégoire de Tours, un livre romain d'origine, quoique sans caractère officiel, le martyrologe hyéronimien, fut introduit en Gaule et adapté à l'usage du pays.... D'autres livres ou fragments de livres, soit romains, soit mixtes, remontent à un temps où l'influence de saint Boniface ne s'était pas encore exercée sur l'Église franque, au moins dans les limites de l'ancienne Gaule.

Que saint Boniface ait poussé vivement à la réforme liturgique et à l'adoption des usages romains, c'est ce dont il n'est pas permis de douter.... Il ne pouvait manquer d'être vigoureusement soutenu par les papes, dont il était le conseiller autant que le légat. On apporta même en ces choses... une passion acrimonieuse.... Un des rites les plus touchants de la messe gallicane, c'est la bénédiction du peuple par l'évêque, au moment de la communion. On tenait tant à ce rite qu'il fut maintenu, même après l'adoption de la liturgie romaine; presque tous les sacramentaires du moyen âge contiennent des formules de bénédiction; maintenant encore, elles sont en usage dans l'église de Lyon. Or, voici comment le pape Zacharie en parlait dans une lettre à Boniface:

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