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Histoire du moyen âge 395-1270

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Monnaie de Louis VI.
Monnaie de Louis VI.

Louis le Gros, en effet, fut, avant tout, un homme de guerre. Son rôle militaire l'absorba tout entier jusqu'au jour où, la victoire lui ayant laissé peu de chose à faire et les infirmités le saisissant, il se vit obligé de prendre enfin le repos qu'il n'avait jamais connu. Encore ne cessa-t-il de combattre que peu de temps avant sa mort; c'est seulement en 1135 qu'il alla brûler son dernier château. Depuis longtemps déjà ses forces le trahissaient; son embonpoint, nous l'avons dit, lui interdisait l'usage du cheval, mais il mettait une énergie incroyable à vouloir conduire en personne les expéditions les plus fatigantes. Vainement ses amis l'engageaient à rester tranquille, à faire simplement son devoir de chef d'État. Il ne pouvait s'y résigner et affrontait, au grand préjudice de sa santé, des intempéries et des obstacles qui faisaient reculer les jeunes gens. Envahi par l'obésité, presque incapable de se mouvoir, désespéré de ne plus satisfaire au besoin d'activité qui le dévorait, il disait, en gémissant, à ses intimes: «Ah! quelle misérable condition que la nôtre; ne pouvoir jamais jouir en même temps de l'expérience et de la force! Si j'avais su, étant jeune, si je pouvais, maintenant que je suis vieux, j'aurais dompté bien des empires.»

Le château de Senlis.
Le château de Senlis.

Ce regret peint l'homme tout entier. Jamais souverain du moyen âge ne paya plus directement et plus souvent de sa personne sur les champs de bataille. Louis le Gros, «athlète incomparable et gladiateur éminent», comme dit Suger, avait l'orgueil de la force corporelle et de la valeur sûre de ses coups. Il aimait la guerre pour elle-même et y prenait une part aussi active que le dernier de ses soldats. Ses amis le blâmèrent plus d'une fois de sacrifier au plaisir de se battre son devoir de chef d'armée et le souci de la majesté royale. On le vit, au siège du château de Mouchi, emporté par l'ardeur de la lutte, pénétrer dans le donjon qui brûlait, au risque de périr dans le brasier, et en revenir, comme par miracle, avec une extinction de voix dont il ne guérit que longtemps après. Au passage de l'Indre, dans la campagne de 1108, c'est lui qui, le premier, se jeta dans la rivière, où il eut de l'eau jusqu'au casque, pour donner l'exemple à ses soldats et les lancer contre l'ennemi. Dans les guerres du Puiset, il combat toujours plus en soldat qu'en roi, s'enfonçant dans les rangs de ses adversaires, au mépris de toute prudence, et se prenant corps à corps avec ceux qui lui tombent sous la main. Ce hardi batailleur poussa un jour la naïveté jusqu'à proposer au roi d'Angleterre, Henri Ier, de vider leurs différends par un combat singulier. Le duel devait avoir lieu, en vue des deux armées, sur le pont vermoulu de l'Epte, qui sépare la France de la Normandie. L'Anglais ne répondit que par une raillerie à cette proposition trop chevaleresque.

Tel était Louis le Gros, nature généreuse et sympathique, caractère essentiellement français, bien fait pour donner à la royauté capétienne le prestige moral qui lui avait fait défaut jusqu'ici. Cette mâle et vigoureuse figure de soldat se détache avec un relief saisissant à côté des physionomies indécises, à peine dessinées, des quatre premiers Capétiens.

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Au commencement du XIIe siècle, la puissance gouvernementale resta partagée, comme auparavant, entre les membres de la famille royale, les conseillers intimes ou palatins et l'assemblée des grands du royaume. Mais ce dernier organe allait, sous le règne de Louis le Gros, devenir de moins en moins important. C'est à cette époque, en effet, que l'autorité de fait, dans le gouvernement, tendit à être dévolue tout entière aux personnes de l'entourage immédiat du prince, à ses parents, à la haute domesticité investie des charges de la couronne, au cénacle obscur des clercs et des chevaliers qui constituaient la partie permanente de la curie. Les conseillers intimes qui entouraient le prince royal pendant sa désignation sont les mêmes qui ont souscrit pendant bien des années les diplômes émanés de Louis, roi titulaire: son précepteur, Hellouin de Paris; des chambellans: Froger de Châlons, Ferri de Paris, Barthélemi de Montreuil, Henri le Lorrain; des clercs: Algrin d'Étampes, et, à la fin du règne, Thierri Galeran; des chevaliers: Nivard de Poissi, Raoul le Délié, Barthélemi de Fourqueux. Mais les plus influents étaient sans contredit les frères de Garlande.

La faveur de la famille de Garlande, son influence sur la personne royale et sur les affaires publiques, devait durer, avec certaines vicissitudes, jusqu'à la fin de ce règne si bien rempli. Elle fut entière et ne cessa de s'accroître pendant les vingt premières années. Ce fait s'explique par le caractère du prince, comme par les nécessités de sa situation. A peine avait-il commencé son règne définitif, qu'il se trouva en butte aux attaques d'une foule d'ennemis conjurés pour sa perte. Il lui fallut se défendre à la fois contre les membres de sa propre famille qui aspiraient toujours à le remplacer, contre les rancunes de la maison de Rochefort, l'intraitable turbulence des seigneurs du Puiset, la haine persévérante du comte de Blois; enfin contre l'inimitié traditionnelle du souverain anglo-normand. Au milieu de ces guerres presque quotidiennes, de ces périls sans cesse renaissants, la valeur guerrière d'Anseau et de Guillaume de Garlande, l'intelligence de leur frère Étienne lui rendirent d'inestimables services. Par intérêt, par reconnaissance et un peu aussi par faiblesse, il leur abandonna la direction suprême de la curie. Anseau conserva le commandement de l'armée jusqu'au jour où il périt glorieusement pour le service du roi, au troisième siège du Puiset, en 1118. Ce fut alors son frère Guillaume qui le remplaça. Il était à la tête des troupes royales, en 1119, lors de la défaite de Brémule. Quant à Étienne, il avait reçu la charge de chancelier, qui pouvait seule convenir à un personnage ecclésiastique. A ce titre, il ne disposait pas seulement du sceau royal, il était encore le directeur du clergé attaché à la chapelle, et participait, dans une certaine mesure, à l'exercice de la puissance judiciaire.

Tout s'abaissa bientôt devant le crédit des Garlande. Les autres familles de palatins qui avaient partagé la fortune du prince pendant la période de sa désignation durent céder à cette faveur sans précédents, quand elles n'eurent pas à en souffrir. La maison de Chaumont, en Vexin, touchait de fort près à Louis le Gros; un de ses membres épousa même la fille naturelle de ce roi, nommée Isabelle. Aussi Hugue de Chaumont demeura-t-il jusqu'à la fin du règne en possession de l'office de connétable. La famille de la Tour ou de Senlis, moins appuyée, fut moins heureuse. Elle perdit la bouteillerie en 1112, lorsque Gui de Senlis fut remplacé par Gilbert de Garlande. Trois des grands offices sur cinq se trouvèrent alors dévolus en même temps à la même maison, fait unique dans l'histoire du palais capétien. En 1120, il se passa quelque chose de plus extraordinaire encore. La mort de Guillaume de Garlande amena la vacance du dapiférat. Pour empêcher que cette charge importante ne sortît de la famille, le chancelier Etienne se fit nommer lui-même sénéchal et cumula les deux fonctions, ce qui ne s'était jamais vu, ce qu'on ne revit plus après lui. Un homme d'Église devenu le chef suprême de l'armée! Cette étrange situation, prolongée pendant sept ans, donna la mesure de la faiblesse du roi et de l'audace du favori.

L'ambition et la cupidité d'Étienne de Garlande ne connurent bientôt plus de limites. Comme chancelier et chapelain en chef, il se fit investir d'un grand nombre de bénéfices ecclésiastiques dans les églises et les abbayes qui dépendaient immédiatement de la couronne. On le vit, à la fois, chanoine d'Étampes, archidiacre de Notre-Dame de Paris, doyen de l'abbaye de Sainte-Geneviève, doyen de Saint-Samson et de Saint-Avit d'Orléans. Il voulut encore le décanat de l'église cathédrale d'Orléans; pour le satisfaire, on donna l'évêché de Laon au doyen Hugue. Il essaya même plusieurs fois d'arriver à l'épiscopat. Le gouvernement capétien soutint pendant deux ans une lutte des plus vives contre le pape et les partisans de la réforme pour lui assurer le siège de Beauvais. Étienne fit aussi une tentative infructueuse sur celui de Paris. En 1114, à la mort de Geoffroi, évêque de Beauvais, il osa demander qu'on transférât dans cet évêché l'évêque de Paris, Galon, afin de se faire nommer à sa place. Encore prétendait-il, une fois investi de la dignité épiscopale, rester en possession de ses nombreux bénéfices. Cette fois, la mesure était comble; le pape Pascal II refusa d'accueillir sa requête. Étienne n'en restait pas moins «le second personnage du royaume, celui dont la volonté régissait la France entière et qui paraissait moins servir le roi que le gouverner», suivant l'expression décisive du chroniqueur de Morigni.

Cette fortune insolente ne pouvait manquer d'exciter l'envie et de soulever la haine. Étienne s'était fait de nombreux ennemis au palais, dans l'entourage même du roi, comme au dehors, parmi les évêques et les abbés que scandalisait sa conduite. Mais les plus dangereux pour lui se trouvaient dans la famille royale. Elle ne pouvait lui pardonner l'influence sans bornes dont il jouissait auprès de Louis le Gros. Lorsque le roi eut épousé, en 1115, Adélaïde de Maurienne, le crédit du chancelier cessa d'être aussi solide qu'auparavant. Il avait maintenant une rivale. La reine ne tarda pas à prendre sur son mari l'ascendant que lui assurèrent sa conduite, toujours irréprochable, et son heureuse fécondité. Son pouvoir augmenta encore en 1119, lorsque l'avènement de l'archevêque de Vienne, Gui, au trône pontifical fit d'elle la propre nièce du pape.

Étienne de Garlande n'eut pas la souplesse et la prévoyance nécessaires pour se concilier les bonnes grâces d'une personne que sa situation rendait impossible à écarter. Loin de ménager la reine, il se plut, au contraire, à l'irriter par des tracasseries multipliées. Les occasions de conflit entre ces deux puissances rivales durent être nombreuses, bien que l'histoire soit restée muette sur ces incidents.

L'inimitié d'une partie du clergé rendait sa situation encore plus difficile. Comme archidiacre de Notre-Dame, il se trouvait sans cesse en conflit avec l'évêque de Paris, Étienne de Senlis, membre de cette même famille de palatins qui avait été une des premières victimes de l'avènement des Garlande. A cette époque, l'état de guerre tendait à devenir presque normal entre les archidiacres et les chefs des diocèses. Bien que le nom d'Étienne de Garlande ne soit pas mentionné dans les documents relatifs à la querelle de l'évêque de Paris avec l'archidiacre Thibaud Notier, nul doute que le tout-puissant chancelier n'ait joué un rôle prépondérant dans cette affaire, comme dans toutes les circonstances où il s'agissait de diminuer l'autorité épiscopale. C'est lui qui soutint contre l'évêque les prétentions de Galon, le maître des écoles parisiennes; c'est lui qui, en s'opposant à l'introduction des principes réformistes dans le diocèse et des chanoines de Saint-Victor dans la cathédrale, amena la crise aiguë d'où sortirent l'expulsion d'Étienne de Senlis, l'interdit jeté sur l'évêché de Paris et la menace d'excommunication lancée contre Louis le Gros. Sous son influence, la politique ecclésiastique du prince se dessina nettement dans un sens antiréformiste. Étienne devint le défenseur naturel de tous ceux qui, se disant opprimés par les doctrines nouvelles, essayaient de se soustraire à la règle. Lorsqu'en 1122 Abailard voulut abandonner l'abbaye de Saint-Denis, où ses supérieurs entendaient le retenir contre sa volonté, il n'eut rien de plus pressé que de s'adresser au roi et à son conseil. Étienne de Garlande représenta à Suger qu'en essayant de garder malgré lui un homme tel qu'Abailard, il s'exposait à un scandale, sans aucun profit pour sa communauté. Une transaction fut conclue en présence du roi et de son ministre. Abailard obtint le droit de choisir le lieu de sa retraite, mais sous la promesse de rester attaché à Saint-Denis et de n'appartenir à aucun autre monastère.

L'attitude du chancelier devait lui attirer, on le conçoit, les malédictions et les colères de tous ceux, évêques et abbés, qui dirigeaient le mouvement réformiste. Dès l'année 1101, Ives de Chartres, voulant l'empêcher d'arriver à l'évêché de Beauvais, dépeignait à Pascal II, sous les couleurs les plus noires, ce clerc «illettré, joueur, coureur de femmes, qui n'avait pas même le grade de sous-diacre et qui, jadis, s'était vu excommunier par l'archevêque de Lyon pour adultère notoire». Le portrait était sans doute un peu chargé, car Ives lui-même se crut obligé, quelque temps après, dans une nouvelle lettre au pape, de recommander le candidat qu'il avait si violemment attaqué. Mais saint Bernard était plus logique. Son éloquente indignation, qui ne ménageait ni rois ni papes, dénonça à la chrétienté le spectacle scandaleux donné par cet archidiacre-sénéchal, antithèse vivante, personnage à double face, «qui sert à la fois Dieu et le diable, revêt en même temps l'armure et l'étole, porte les mets à la table du roi et célèbre les saints offices, convoque les soldats au son du clairon et transmet au peuple les ordres de l'évêque». Ce qui révolte surtout l'abbé de Clairvaux, c'est que ce diacre, «plus chargé d'honneurs ecclésiastiques que ne le tolèrent les canons, est infiniment moins attaché à ses fonctions spirituelles qu'à son service de cour, aux choses du ciel qu'aux choses de la terre». Il se glorifie avant tout de son titre de sénéchal; «mais ce qui lui plaît dans cette charge, ce n'est pas la besogne du soldat, c'est la pompe du commandement; de même que ce qui lui tient le plus au cœur dans ses fonctions ecclésiastiques, ce sont les profits qu'il en retire». Peut-on comprendre que le roi garde ce clerc efféminé dans la curie, et que l'Église ne rejette pas de son sein ce soldat qui la déshonore?

Le mécontentement du parti réformiste n'aurait sans doute pas suffi pour rompre les liens d'amitié et de longue habitude qui unissaient le roi à son favori. Une grave imprudence d'Étienne de Garlande amena la révolution de palais que préparait depuis longtemps la reine Adélaïde et que semblait avoir prévue saint Bernard (1127).

Comme tous les sénéchaux de France, ses prédécesseurs, comme tous les grands officiers de la couronne, en général, Étienne, qui avait reçu le dapiférat des mains de ses deux frères, ne songeait qu'à retenir cette charge dans sa famille. Ne pouvant avoir lui-même d'héritier, il donna sa nièce en mariage à Amauri IV, seigneur de Montfort et comte d'Évreux, un des barons qui avaient rendu le plus de services à Louis le Gros dans ses dernières guerres avec les Anglo-Normands. Le neveu du chancelier reçut, avec le château de Rochefort, que lui apportait sa femme, l'assurance de la future succession au dapiférat. Le roi ne fut évidemment pas consulté. La situation était des plus graves. Louis VI pouvait-il admettre qu'on disposât ainsi, sans son assentiment, de la plus haute dignité de la couronne, et laisserait-il consacrer bénévolement le principe de la transmission héréditaire des grands offices? N'était-il pas temps de réagir contre une tendance qui devait aboutir à rendre la royauté esclave de ses hauts fonctionnaires et à faire des palatins les maîtres absolus du palais? Inquiet de l'ambition de son favori, poussé par la reine et par le clergé, Louis le Gros se décida cette fois à déployer une énergie dont il n'était pas coutumier quand il s'agissait des affaires de sa cour. Il fit un véritable coup d'État.

Dépouillé de ses fonctions de sénéchal et de chancelier, Étienne fut chassé du palais. On le remplaça presque aussitôt à la chancellerie, mais non au dapiférat, qui devait rester vacant pendant plusieurs années. Son frère Gilbert partagea son sort, et la famille de Senlis rentra en possession de la bouteillerie. Un ordre de la reine prescrivit la destruction de toutes les maisons qu'Étienne avait fait bâtir à Paris avec grand luxe. Ses vignes furent arrachées. On le traitait en ennemi public.

Cependant, Étienne de Garlande n'était pas homme à tomber en silence, avec la résignation du sage. Le coup d'État de Louis le Gros eut pour résultat la guerre civile, guerre obscure et mal connue, qui dura au moins trois ans, de 1128 à 1130. Étienne et Amauri de Montfort n'avaient pas hésité à conclure alliance avec les pires ennemis du roi, Henri Ier et Thibaud IV. Louis, soutenu seulement par son cousin, le comte de Vermandois, Raoul, vint assiéger en personne une des forteresses de la maison de Garlande, Livri en Brie. Grâce à de fréquents assauts et à la supériorité de ses machines de guerre, il finit par emporter la place, qu'il détruisit de fond en comble. Mais il paya cher sa victoire. Raoul de Vermandois y perdit un œil et lui-même eut la jambe percée d'un trait d'arbalète, blessure qu'il supporta avec ce courage stoïque dont il avait déjà tant de fois donné la preuve. La crise que traversait la royauté était alors d'autant plus grave que, tout en faisant la guerre à son sénéchal, le roi se trouvait également au plus fort de sa lutte avec l'évêque de Paris et avec le clergé réformiste. Aussi jugea-t-il nécessaire de profiter d'un moment d'accalmie pour consolider son trône ébranlé par tant de secousses et assurer sa dynastie contre les dangers qu'il prévoyait encore. Le jour de Pâques 1129, son fils aîné, Philippe, âgé de treize ans, jeune homme de haute mine et de grande espérance, fut sacré à Reims et associé à la couronne.

C'était la meilleure réponse que put faire Louis le Gros aux attaques de toute nature dont son pouvoir était l'objet. Étienne de Garlande ne tarda pas à perdre l'espoir, dont il s'était flatté, d'intéresser la nation entière à sa fortune. Il fut obligé de s'humilier, et, pour rentrer en grâce auprès du souverain, de recourir à l'intervention de cette même reine qui avait tant contribué à sa chute. Mais il lui fallut abandonner toute prétention au dapiférat et à la propriété héréditaire de cet office. Son complice, Amauri de Montfort, devait continuer plus longtemps la résistance. Lorsque, par l'entremise d'Adélaïde et du jeune roi Philippe, la réconciliation d'Étienne avec Louis le Gros fut un fait accompli, le roi, en qui survivait une affection mal éteinte pour la famille de Garlande, montra à l'égard de son ex-ministre une mansuétude peut-être excessive. Ne pouvant lui restituer le titre de sénéchal, il ne craignit pas de le rétablir dans sa fonction de chancelier (1132) et la lui conserva jusqu'à la fin de son règne. Il est vrai qu'à partir de cette époque Étienne n'apparaît plus guère dans l'histoire que comme signataire des diplômes royaux. Son rôle politique est fini; l'influence et le pouvoir ont passé à d'autres mains. A la mort de Louis le Gros, le sceau royal lui sera enlevé pour être donné au vice-chancelier Algrin. Le tout-puissant favori, l'homme qui avait tenu tête au roi et à l'Église, disparaîtra complètement de la scène, où il avait occupé la première place.

La révolution de palais qui mit fin à la domination d'Étienne de Garlande marque une date décisive dans l'histoire intérieure du règne. D'une part, on ne verra plus se renouveler les convulsions politiques et les luttes intestines auxquelles avait donné lieu jusqu'ici la question toujours brûlante de l'hérédité des grands offices. L'esprit féodal était vaincu sur ce terrain, comme il l'était aussi, d'une autre manière, par l'activité militaire de Louis VI. La royauté, désormais maîtresse de son palais, ne sera plus obligée de confier à des châtelains, plus ou moins ennemis de ses intérêts, les hautes charges de la couronne. Elle ne luttera plus avec eux pour en conserver la propriété. Si elle laisse ces offices se perpétuer dans la même famille, c'est qu'elle le voudra bien, et que les détenteurs ne lui causeront aucune inquiétude; mais elle le voudra rarement. Tantôt l'office restera vacant; tantôt il sera dépouillé des pouvoirs effectifs qui y sont joints pour être conféré, à titre purement honorifique, aux grands vassaux de la couronne. A cet égard, Louis le Gros fonda les traditions monarchiques que devaient suivre ses successeurs. Le plus dangereux de ces grands offices, le dapiférat, resta vacant pendant quatre ans, de 1127 à 1131.

Ce n'est pas seulement l'organisation du palais qui fut modifiée au profit du pouvoir royal. De nouvelles influences se firent jour; le personnel dirigeant se renouvela et la politique du souverain prit une orientation un peu différente. Pendant les dix dernières années du règne, le gouvernement de Louis VI se montre sensiblement mieux pondéré; ses actes sont plus réfléchis et plus logiques; il ne cède plus aussi souvent aux suggestions de la colère ou à l'appât du gain. Les mesures qui sont prises durant cette période portent la marque d'une volonté plus maîtresse d'elle-même et de ses instruments, mieux éclairée sur les véritables intérêts de la monarchie et aussi plus soucieuse de la morale et de la dignité du trône. Ce changement est dû en partie, sans aucun doute, à l'effet naturel de l'âge sur le tempérament et le caractère du prince. Mais il est certain aussi qu'il fut l'œuvre des conseillers et des collaborateurs que Louis le Gros s'adjoignit après la crise où sombra l'ambition des Garlande. A partir de 1128, la haute direction de la politique royale appartint surtout à deux personnages qui n'avaient jusqu'ici figuré qu'au second rang, le comte de Vermandois, Raoul, et l'abbé de Saint-Denis, Suger. L'influence du premier se manifesta en tout ce qui concernait les affaires militaires. Bien que le génie politique du second se soit surtout donné carrière sous le règne de Louis VII, on sait qu'il a pris une part considérable aux événements des dernières années de Louis le Gros.

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Raoul de Vermandois, qui remplaça Étienne de Garlande comme chef de l'armée, était, ce qu'on appellera plus tard «un prince du sang», le propre cousin du roi. Il avait donné depuis longtemps des preuves de son dévouement à la cause royale. Jeune encore, il était venu combattre à côté de son cousin pendant la seconde guerre du Puiset. Quand l'invasion allemande menaça le territoire français, il accourut avec les contingents aguerris que fournissait le territoire de Saint-Quentin, et commanda le corps d'armée où se trouvaient les chevaliers du Ponthieu, de l'Amiénois et du Beauvaisis. Ce Capétien de la branche cadette était, par l'importance de son fief comme par son intrépidité personnelle, un des plus fermes soutiens de la dynastie.

Par la situation même de son fief, il était l'ennemi naturel des maisons de Champagne et de Couci; or, c'est précisément contre ces deux familles que se portèrent les derniers efforts de Louis le Gros. Au dire de Suger, ce fut l'influence prépondérante de Raoul qui détermina le roi à aller forcer dans son repaire le trop fameux Thomas de Marle (1130). Le comte de Vermandois se donna le plaisir de porter le coup mortel à l'ennemi héréditaire de sa maison et de le jeter enchaîné aux pieds du souverain. Deux ans après, une nouvelle expédition, décidée sans doute aussi sur le conseil de Raoul, menaçait le fils de Thomas de Marle, Enguerran de Couci. Louis assiégea la Fère pendant plus de deux mois sans pouvoir s'en rendre maître. A la fin, le comte de Vermandois consentit à un accord qui rétablissait la paix dans ce pays si longtemps troublé. La guerre de 1132 se termina par le mariage d'Enguerran de Couci avec la nièce du sénéchal, singulière issue d'une entreprise militaire qui semblait destinée à satisfaire les intérêts du Vermandois autant que ceux de la monarchie.

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Les services que Suger rendit à Louis le Gros pendant la majeure partie de son règne étaient plus désintéressés. L'homme d'État, que deux rois de France honorèrent du nom d'ami et qui gouverna seul le royaume pendant la seconde croisade, a été naturellement l'objet d'un grand nombre de biographies. Mais ce sont moins des biographies que des éloges composés sans critique et chargés de détails de fantaisie. Il reste à écrire un livre digne de cette grande figure dans laquelle semblent s'être incarnés les qualités séduisantes et le bon sens de notre génie national.

Suger, d'après un vitrail de Saint-Denis.
Suger, d'après un vitrail de Saint-Denis.

On trouve en Suger le plus frappant exemple de ce que peut obtenir une volonté persévérante mise au service d'une intelligence supérieure. Ce petit homme au corps malingre et chétif, d'une santé toujours fragile, était issu de basse extraction, et ne dut sa fortune qu'à lui-même. Il avait l'esprit vif, la parole imagée et prompte, une mémoire extraordinaire qui lui permettait de recueillir sans effort les souvenirs littéraires, les faits historiques, les anecdotes, en même temps que les mille détails des affaires confiées à ses soins. Mais il jouissait d'une faculté précieuse, celle de discerner sur-le-champ les idées et les faits qu'il pouvait lui être utile de retenir, et de s'en servir avec précision au moment voulu. Les contemporains ont surtout admiré la facilité de sa parole, cette faconde intarissable et brillante qui le faisait assimiler à Cicéron. Causeur infatigable, il lui arrivait parfois de garder ses auditeurs jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il était par excellence «l'avocat» de la cour de Louis le Gros, c'est le titre que lui donne la chronique de Morigni. Chargé d'exposer au roi «les plaintes des églises, de lui présenter les suppliques des pauvres, des veuves et des orphelins», il semble avoir joué au palais le double rôle de «maître des requêtes et de procureur du roi», magistratures qui n'apparaîtront formellement que plus tard dans les institutions capétiennes. Il écrivait d'ailleurs, paraît-il, presque aussi facilement qu'il parlait, et ceux qui l'ont connu ne tarissent pas d'éloges sur sa science littéraire et sur l'éclat de son style. A vrai dire, le latin de la Vie de Louis le Gros, moins banal et moins plat que celui de la plupart des écrivains monastiques, se distingue surtout par l'obscurité, le mauvais goût et l'incorrection. On y sent cependant une certaine vigueur d'esprit, et je ne sais quelle flamme intérieure qui n'est point le fait d'une âme vulgaire. Les qualités maîtresses de Suger, celles qui firent de lui le ministre nécessaire et considéré même de ses ennemis, sont précisément celles que vantent le moins ses contemporains: une grande capacité de travail, la connaissance intime des hommes et des choses, le sens pratique, une fermeté inébranlable jointe à une judicieuse modération.

Il est assez difficile de mesurer avec exactitude l'influence exercée par le célèbre abbé sur le gouvernement de Louis le Gros. Le moine Guillaume, biographe, ou plutôt panégyriste de Suger, ne retrace avec quelque détail la vie politique de son héros que lorsqu'il s'agit du règne de Louis le Jeune et surtout de l'époque de la régence. Il faut donc recourir à Suger lui-même et à sa principale œuvre historique. Mais on sait que l'auteur de la Vie de Louis le Gros a choisi, parmi les événements du règne, ceux qui étaient le plus propres à mettre en relief le courage et la magnanimité du roi. Il est fort incomplet en ce qui concerne l'histoire intérieure de la curie, et les détails les plus intéressants qu'il donne sur son rôle personnel se rapportent justement à la période des guerres du Puiset, pendant laquelle il ne faisait pas encore partie, à titre permanent, du conseil royal. C'est surtout à dater de la chute des Garlande qu'il importerait de connaître la part prise par l'abbé de Saint-Denis aux affaires publiques. Mais c'est alors qu'il s'efface le plus et se confond à dessein, par une modestie sans doute exagérée, dans le groupe des «amis et familiers» à qui le souverain venait demander ses meilleures inspirations. Quant aux autres chroniqueurs, français ou étrangers, ils sont muets sur le rôle politique de Suger et semblent le connaître encore moins qu'Étienne de Garlande. On chercherait vainement le nom de l'abbé de Saint-Denis dans l'histoire d'Orderic Vital.

Les premiers rapports de Louis le Gros et de Suger datent probablement de l'époque où tous deux vivaient, comme écoliers, dans la grande abbaye capétienne. Aucun texte ne nous renseigne, d'ailleurs, sur leur intimité d'enfance, et tout ce qu'on a dit de Suger à la cour de Philippe Ier est fondé sur l'unique passage où il affirme avoir entendu le souverain maudire devant son fils le donjon de Montlhéry. S'il assista en 1106 au concile de Poitiers, en 1107 à la dédicace de l'église de la Charité et à l'assemblée de Châlons, présidée par Pascal II, ce fut comme «orateur» de l'abbaye de Saint-Denis, comme assesseur de son abbé, Adam, et nullement comme chargé d'affaires de la royauté. Ses fonctions de prévôt de Berneval, terre abbatiale relevant du roi d'Angleterre, puis de prévôt de Touri, en Beauce, le tenaient éloigné du palais, où son nom n'apparaît jamais à cette époque parmi ceux des souscripteurs ou des témoins des diplômes royaux. Le rôle qu'il joua auprès du roi pendant les guerres du Puiset s'explique naturellement par sa situation d'administrateur et de défenseur des territoires que l'abbaye possédait en Beauce. Ce n'est qu'en 1118 que Suger paraît avoir été pour la première fois chargé d'une mission diplomatique par le gouvernement de Louis le Gros. Il reçut l'ordre de se rendre à Maguelone pour souhaiter la bienvenue au pape Gélase II. Le roi l'employa dès lors constamment dans toutes les circonstances où il fallut entrer en rapport avec les différents pontifes qui se succédèrent sur le trône de saint Pierre. Mais il faut noter que ce rôle de négociateur des affaires ecclésiastiques et d'ambassadeur auprès du Saint-Siège ne fut pas dévolu exclusivement à l'abbé de Saint-Denis. Louis le Gros délégua aussi dans cet office les chefs des grandes communautés parisiennes, les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor, de Saint-Magloire, le prieur de Saint-Martin-des-Champs.

Lorsqu'en 1122 Suger eut été élu comme abbé sans que les électeurs eussent requis au préalable l'agrément du roi, le nouveau dignitaire put craindre que ce procédé n'attirât sur lui-même et sur l'abbaye les persécutions du pouvoir laïque. Il en fut quitte pour la peur; l'amitié, ici, fut plus forte que les nécessités de la politique. En venant prendre l'oriflamme sur l'autel de Saint-Denis, pour aller ensuite repousser l'invasion allemande (1124), le roi eut soin d'indiquer, dans l'acte solennel dressé à cette occasion, qu'il avait reçu l'étendard sacré des mains de Suger, «son familier et son fidèle conseiller». C'est le premier témoignage direct et officiel qui nous soit connu de la part faite à l'abbé de Saint-Denis dans l'amitié du roi et le maniement de la chose publique. Il n'en résulte pas qu'il occupât dès lors au palais le rang auquel devaient l'appeler par la suite son expérience des affaires et la confiance particulière qu'il inspirait au souverain. La direction de la curie appartenait encore pour quelques années à Étienne de Garlande. Quoiqu'il y eût peu de ressemblance entre ces deux hommes, il faut bien admettre, sur la foi de saint Bernard, que Suger était depuis longtemps l'ami du sénéchal-archidiacre. Cette amitié ne lui était pas seulement commandée par le souci de sa carrière politique. L'abbé de Saint-Denis partageait les idées de Louis et d'Étienne sur la nécessité de maintenir le clergé capétien dans la dépendance de l'autorité royale. Sa modération d'esprit et son attachement au principe monarchique l'empêchaient d'accepter, au moins dans leurs conséquences extrêmes, les doctrines du parti réformiste. C'est ce que prouvent les attaques assez vives dont il fut l'objet de la part de saint Bernard et le retard qu'il mit à introduire la réforme dans la communauté de Saint-Denis. Il céda, sans enthousiasme, au mouvement que dirigeait la papauté et que favorisait l'opinion.

Quand le panégyriste de Suger affirme «qu'il n'y avait rien de caché pour lui dans le gouvernement, que le roi ne prenait aucune décision sans l'avoir consulté et qu'en son absence le palais semblait être vide», ces paroles ne peuvent s'appliquer qu'à la période finale du règne de Louis le Gros (1130-1137). C'est alors seulement, en effet, que la présence continue de Suger au palais est attestée par les souscriptions des chartes royales. Lui-même, d'ailleurs, se met en scène (mais toujours en compagnie des autres conseillers intimes) dans les circonstances importantes de la vie de son héros. En 1131, après la mort du jeune prince Philippe, il engage le roi à faire couronner par anticipation son second fils Louis, âgé de onze ans. Quatre ans après, on le voit pleurant au chevet de son royal ami, qui, épuisé par une cruelle maladie, croyait être à son dernier jour, et lui adressait ses recommandations suprêmes.

L'influence prépondérante de l'abbé de Saint-Denis fut surtout marquée, pendant cette période, par la réconciliation de Louis le Gros avec le comte Thibaud de Champagne. Ce dernier, jusqu'ici ennemi acharné de la dynastie régnante, venait de perdre son meilleur soutien en la personne de son oncle, le roi d'Angleterre, Henri Ier. Comme il aspirait à le remplacer sur le trône ducal de Normandie, il lui fallait l'appui du roi de France. Suger, pour qui le roi anglais et son neveu avaient toujours professé une considération particulière, facilita le rapprochement, et crut faire acte de sage prévoyance en ramenant le grand fief de Blois-Champagne dans le cercle de l'alliance capétienne. C'était un événement politique de la plus haute importance, car il garantissait à Louis le Gros la tranquillité de ses dernières années et lui permit d'accomplir en paix l'acte qui était le digne couronnement de sa glorieuse carrière, l'union du duché d'Aquitaine au domaine royal.

Lorsqu'on juillet 1137 Louis le Jeune s'achemina, avec un brillant cortège, vers les rives de la Garonne où l'attendait l'héritière des pays aquitains, les meilleurs amis de Louis le Gros et les plus influents des palatins faisaient partie de l'expédition: le Sénéchal Raoul de Vermandois, Guillaume Ier, comte de Nevers; Rotrou, comte du Perche; le comte palatin, Thibaud de Champagne; Suger lui-même, et son ami, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres. C'était le conseil royal qui se déplaçait dans la personne des plus éminents de ses membres pour faire honneur aux populations du Midi et les amener à subir sans secousses et sans amertume la domination du roi du Nord. Louis le Gros, resté presque seul au palais, fit ses adieux à ce fils qui ne devait plus le revoir: «Que le Dieu tout-puissant, par qui règnent les rois, te protège, mon cher enfant, car, si la fatalité voulait que vous me fussiez enlevés, toi et les compagnons que je t'ai donnés, rien ne me rattacherait plus à la royauté ni à la vie.»

Le vieux souverain avait raison. Pour la première fois, depuis la fondation de la dynastie, on avait vu se former et se grouper autour du prince un personnel de serviteurs intelligents, actifs et dévoués aux institutions monarchiques. Louis le Gros léguait à son fils, en même temps que Suger et Raoul de Vermandois, des clercs expérimentés, déjà au courant des affaires de justice et de finances, et des chevaliers toujours prêts à se ranger sous la bannière du maître. Les grands offices étaient entre les mains de familles paisibles, dont la fidélité et l'obéissance ne faisaient plus doute. La curie, débarrassée des éléments féodaux qui la troublaient, offrait enfin à la royauté l'instrument de pouvoir qui lui avait fait défaut jusqu'ici. On peut dire que le gouvernement capétien était fondé.

A. Luchaire, Louis VI le Gros. Annales de sa vie et de
son règne
. Paris, A. Picard, 1889, in-8º. Introduction,
passim.


II—GUERRES DE PHILIPPE AUGUSTE.

I.—LE SIÈGE DU CHATEAU GAILLARD.

Bâti par Richard Cœur de Lion, après que ce prince eut reconnu la faute qu'il avait faite, par le traité d'Issoudun, en laissant à Philippe Auguste le Vexin et la ville de Gisors, le château Gaillard, près les Andelys, conserve encore, malgré son état de ruine, l'empreinte du génie militaire du roi anglo-normand. Grâce à l'excellent travail de M. A. Deville[56], chacun peut se rendre un compte exact des circonstances qui déterminèrent la construction de cette forteresse, la clé de la Normandie, place frontière capable d'arrêter longtemps l'exécution des projets ambitieux du roi français....

Figure 1. D'après Viollet-le-Duc (p. 85).
Figure 1. D'après Viollet-le-Duc (p. 85).

De Bonnières à Gaillon, la Seine descend presque en ligne droite vers le nord-nord-ouest. Près de Gaillon, elle se détourne brusquement vers le nord-est jusqu'aux Andelys, puis revient sur elle-même et forme une presqu'île dont la gorge n'a guère que 2600 mètres d'ouverture. Les Français, par le traité qui suivit la conférence d'Issoudun, possédaient sur la rive gauche Vernon, Gaillon, Pacy-sur-Eure; sur la rive droite, Gisors, qui était une des places les plus fortes de cette partie de la France. Une armée dont les corps, réunis à Evreux, à Vernon et à Gisors, se seraient simultanément portés sur Rouen, le long de la Seine, en se faisant suivre d'une flottille, pouvait, en deux jours de marche, investir la capitale de la Normandie et s'approvisionner de toutes choses par la Seine. Planter une forteresse à cheval sur le fleuve, entre les deux places de Vernon et de Gisors, en face d'une presqu'île facile à garder, c'était intercepter la navigation du fleuve, couper les deux corps d'invasion.... La position était donc, dans des circonstances aussi défavorables que celle où se trouvait Richard, parfaitement choisie....

Voici comment le roi anglo-normand disposa l'ensemble des défenses de ce point stratégique (fig. 1). A l'extrémité de la presqu'île de Bernières, du côté de la rive droite, la Seine côtoie des escarpements de roches crayeuses fort élevées qui dominent toute la plaine d'alluvion. Sur un îlot B qui divise le fleuve, Richard éleva d'abord un fort octogone muni de tours, de fossés et de palissades; un pont de bois passant à travers ce châtelet unit les deux rives. A l'extrémité de ce pont, en C, sur la rive droite, il bâtit une enceinte, large tête de pont qui fut bientôt remplie d'habitations et prit le nom de Petit-Andely. Un étang, formé par la retenue des eaux de deux ruisseaux en D, isola complètement cette tête de pont. Le grand Andely E, qui existait déjà avant ces travaux, fut également fortifié, enclos de fossés que l'on voit encore et qui sont remplis par les eaux des deux ruisseaux. Sur un promontoire élevé de plus de cent mètres au-dessus du niveau de la Seine, et qui ne se relie à la chaîne crayeuse que par une mince langue de terre du côté sud, la forteresse principale fut assise en profitant de toutes les saillies du rocher. En bas de l'escarpement, et enfilée par le château, une estacade F, composée de trois rangées de pieux, vint barrer le cours de la Seine. Cette estacade était en outre protégée par des ouvrages palissadés établis sur le bord de la rive droite et par un mur descendant d'une tour bâtie à mi-côte jusqu'au fleuve; de plus, en amont, et comme une vedette du côté de la France, un fort fut bâti sur le bord de la Seine en H, et prit le nom de Boutavant. La presqu'île retranchée à la gorge et gardée, il était impossible à une armée ennemie de trouver l'assiette d'un campement sur un terrain raviné, couvert de roches énormes. Le val situé entre les deux Andelys, rempli par les eaux abondantes des ruisseaux, commandé par les fortifications des deux bourgs situés à chacune de ses extrémités, dominé par la forteresse, ne pouvait être occupé, non plus que les rampes des coteaux environnants. Ces dispositions générales prises avec autant d'habileté que de promptitude, Richard apporta tous ses soins à la construction de la forteresse principale qui devait commander l'ensemble des défenses. Placée, comme nous l'avons dit, à l'extrémité d'un promontoire dont les escarpements sont très abrupts, elle n'était accessible que par cette langue de terre qui réunit le plateau extrême à la chaîne crayeuse; toute l'attention de Richard se porta d'abord de ce côté attaquable.

Voici quelle fut la disposition de ses défenses. En A (fig. 2), en face de la langue de terre qui réunit l'assiette du château à la hauteur voisine, il fit creuser un fossé profond dans le roc vif et bâtit une forte et haute tour dont les parapets atteignaient le niveau du plateau dominant, afin de commander le sommet du coteau. Cette tour fut flanquée de deux autres plus petites B; les courtines AD vont en dévalant et suivent la pente naturelle du rocher; la tour A commandait donc tout l'ouvrage avancé ADD. Un second fossé, également creusé dans le roc, sépare cet ouvrage avancé du corps de la place. L'ennemi ne pouvait songer à se loger dans ce second fossé qui était enfilé et dominé par les quatre tours DDCC. Les deux tours CC commandaient certainement les deux tours DD. On observera que l'ouvrage avancé ne communiquait pas avec les dehors, mais seulement avec la basse-cour du château. C'était là une disposition toute normande que nous retrouvons à la Roche-Guyon. La première enceinte E du château, en arrière de l'ouvrage avancé et ne communiquant avec lui que par un pont de bois, contenait les écuries, des communs et la chapelle H; c'était la basse-cour. Un puits était creusé en F; sous l'aire de la cour, en G, sont taillées dans le roc de vastes caves, dont le plafond est soutenu par des piliers de réserve; ces caves prennent jour dans le fossé I du château et communiquent, par deux boyaux creusés dans la craie, avec les dehors. En K s'ouvre la porte du château; son seuil est élevé de plus de deux mètres au-dessus de la contrescarpe du fossé L. Cette porte est masquée pour l'ennemi qui se serait emparé de la première porte E, et il ne pouvait venir l'attaquer qu'en prêtant le flanc à la courtine IL et le dos à la tour plantée devant cette porte. De plus, du temps de Richard, un ouvrage posé sur un massif réservé dans le roc, au milieu du fossé, couvrait la porte K, qui était encore fermée par une herse, des vantaux et protégée par deux réduits ou postes. Le donjon M s'élevait en face de l'entrée K et l'enfilait. Les appartements du commandant étaient disposés du côté de l'escarpement, en N, c'est-à-dire vers la partie du château où l'on pouvait négliger la défense rapprochée et ouvrir des fenêtres. En P est une poterne de secours, bien masquée et protégée par une forte défense O. Cette poterne ne s'ouvre pas directement sur les dehors, mais sur le chemin de ronde R percé d'une seconde poterne en S qui était la seule entrée du château. Du côté du fleuve, en T, s'étagent des tours et flancs taillés dans le roc et munis de parapets. Une tour V, accolée au rocher, à pic sur ce point, se relie à la muraille X qui barrait le pied de l'escarpement et les rives de la Seine, en se reliant à l'estacade Y destinée à intercepter la navigation. Le grand fossé Z descend jusqu'en bas de l'escarpement et est creusé à main d'homme; il était destiné à empêcher l'ennemi de filer le long de la rivière, en se masquant à la faveur de la saillie du rocher pour venir rompre la muraille ou mettre le feu à l'estacade. Ce fossé pouvait aussi couvrir une sortie de la garnison vers le fleuve et était en communication avec les caves G au moyen des souterrains dont nous avons parlé.

Figure 1. D'après Viollet-le-Duc (p. 87).
Figure 1. D'après Viollet-le-Duc (p. 87).

Une année avait suffi à Richard pour achever le château Gaillard et toutes les défenses qui s'y rattachaient. «Qu'elle est belle, ma fille d'un an!» s'écria ce prince lorsqu'il vit son entreprise terminée....

*
*   *

Tant que vécut Richard, Philippe Auguste, malgré sa réputation bien acquise de grand preneur de forteresses, n'osa tenter de faire le siège du château Gaillard; mais après la mort de ce prince et lorsque la Normandie fut tombée aux mains de Jean sans Terre, le roi français résolut de s'emparer de ce point militaire qui lui ouvrait les portes de Rouen. Le siège de cette place, raconté jusque dans les plus menus détails par le chapelain du roi, Guillaume le Breton, témoin oculaire, fut un des plus grands faits militaires du règne de ce prince; et si Richard avait montré un talent remarquable dans les dispositions générales et dans les détails de la défense de cette place, Philippe Auguste conduisit son entreprise en homme de guerre consommé.

Le triste Jean sans Terre ne sut pas profiter des dispositions stratégiques de son prédécesseur. Philippe Auguste, en descendant la Seine, trouve la presqu'île de Bernières inoccupée; les troupes normandes, trop peu nombreuses pour la défendre, se jettent dans le châtelet de l'île et dans le Petit-Andely, après avoir rompu le pont de bois qui mettait les deux rives du fleuve en communication. Le roi français commence par établir son campement dans la presqu'île, en face du château, appuyant sa gauche au village de Bernières et sa droite à Toëni, en réunissant ces deux postes par une ligne de circonvallation dont on aperçoit encore aujourd'hui la trace KL. Afin de pouvoir faire arriver la flottille destinée à l'approvisionnement du camp, Philippe fait rompre par d'habiles nageurs l'estacade qui barre le fleuve, et cela sous une grêle de projectiles lancés par l'ennemi.

Ruines du château Gaillard. État actuel.
Ruines du château Gaillard. État actuel.

«Aussitôt après, dit Guillaume le Breton, le roi ordonne d'amener de larges navires, tels que nous en voyons voguer sur le cours de la Seine, et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu du fleuve, en les couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de l'autre, un peu au-dessous des remparts du château; et afin que le courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta à l'aide de pieux enfonces en terre et unis par des cordes et des crochets. Les pieux ainsi dresses, le roi fit établir un pont sur des poutres soigneusement travaillées,» afin de pouvoir passer sur la rive droite...; «puis il fit élever sur quatre navires deux tours, construites avec des troncs d'arbres et de fortes pièces de chêne vert, liés ensemble par du fer et des chaînes bien tendues, pour en faire en même temps un point de défense pour le pont et un moyen d'attaque contre le châtelet. Puis les travaux, dirigés avec habileté sur ces navires, élevèrent les deux tours à une si grande hauteur que de leur sommet les chevaliers pouvaient faire plonger leurs traits sur les murailles ennemies» (celles du châtelet situé au milieu de l'île).

Cependant Jean sans Terre tenta de secourir la place: il envoya un corps d'armée composé de trois cents chevaliers et trois mille hommes à cheval, soutenus par quatre mille piétons et la bande du fameux Lupicar[57]. Cette troupe se jeta la nuit sur les circonvallations de Philippe Auguste, mit en déroute les ribauds, et eût certainement jeté dans le fleuve le camp des Français s'ils n'eussent été protégés par le retranchement, et si quelques chevaliers, faisant allumer partout de grands feux, n'eussent rallié un corps d'élite qui, reprenant l'offensive, rejeta l'ennemi en dehors des lignes. Une flottille normande qui devait opérer simultanément contre les Français arriva trop tard; elle ne put détruire les deux grands beffrois de bois élevés au milieu de la Seine, et fut obligée de se retirer avec de grandes pertes.

«Un certain Galbert, très habile nageur, continue Guillaume le Breton, ayant rempli des vases avec des charbons ardents, les ferma et les frotta de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps la corde qui suspendait ces vases, et plongeant sous l'eau, sans être vu de personne, il va secrètement aborder aux palissades élevées, en bois et en chêne, qui enveloppaient d'une double enceinte les murailles du châtelet. Puis, sortant de l'eau, il va mettre le feu aux palissades, vers le côté de la roche Gaillard qui fait face au château, et qui n'était défendu par personne, les ennemis n'ayant nullement craint une attaque sur ce point.... Tout aussitôt le feu s'attache aux pièces de bois qui forment les retranchements et aux murailles qui enveloppent l'intérieur du châtelet.» La petite garnison de ce poste ne pouvant combattre les progrès de l'incendie, activé par un vent d'est violent, dut se retirer comme elle put sur des bateaux.—Après ces désastres, les habitants du Petit-Andely n'osèrent tenir, et Philippe Auguste s'empara en même temps et du châtelet et du bourg, dont il fit réparer les défenses pendant qu'il rétablissait le pont. Ayant mis une troupe d'élite dans ces postes, il alla assiéger le château de Radepont, pour que ses fourrageurs ne fussent pas inquiétés par sa garnison, s'en empara au bout d'un mois, et revint au château Gaillard. Mais laissons encore parler Guillaume le Breton, car les détails qu'il nous donne des préparatifs de ce siège mémorable sont du plus grand intérêt.

«La roche Gaillard cependant n'avait point à redouter d'être prise à la suite d'un siège, tant à cause de ses remparts que parce qu'elle est environnée de toutes parts de vallons, de rochers taillés à pic, de collines dont les pentes sont rapides et couvertes de pierres, en sorte que, quand même elle n'aurait aucune autre espèce de fortification, sa position naturelle suffirait seule pour la défendre. Les habitants du voisinage s'étaient donc réfugiés en ce lieu, avec tous leurs effets, afin d'être plus en sûreté. Le roi, voyant bien que toutes les machines de guerre et tous les assauts ne pourraient le mettre en état de renverser d'une manière quelconque les murailles bâties sur le sommet du rocher, appliqua toute la force de son esprit à chercher d'autres artifices pour parvenir, à quelque prix que ce fût, et quelque peine qu'il dût lui en coûter, à s'emparer de ce nid dont la Normandie est si fière.

«Alors donc le roi donne l'ordre de creuser en terre un double fossé sur les pentes des collines et à travers les vallons (une ligne de contrevallation et de circonvallation), de telle sorte que toute l'enceinte de son camp soit comme enveloppée d'une barrière qui ne puisse être franchie, faisant, à l'aide de plus grands travaux, conduire ces fossés depuis le fleuve jusqu'au sommet de la montagne, qui s'élève vers les cieux, comme en mépris des remparts abaissés sous elle[58], et plaçant ces fossés à une assez grande distance des murailles (du château) pour qu'une flèche, lancée vigoureusement d'une double arbalète, ne puisse y atteindre qu'avec peine. Puis, entre ces deux fossés, le roi fait élever une tour de bois et quatorze autres ouvrages du même genre, tous tellement bien construits et d'une telle beauté que chacun d'eux pouvait servir d'ornement à une ville, et dispersés en outre de telle sorte qu'autant il y a de pieds de distance entre la première et la seconde tour, autant on en retrouve encore de la seconde à la troisième....

«Après avoir garni toutes ces tours de serviteurs et de nombreux chevaliers, le roi fait en outre occuper tous les espaces vides par ses troupes, et, sur toute la circonférence, disposant les sentinelles de telle sorte qu'elles veillent toujours, en alternant d'une station à l'autre; ceux qui se trouvaient ainsi en dehors s'appliquèrent alors, selon l'usage des camps, à se construire des cabanes avec des branches d'arbres et de la paille sèche, afin de se mettre à l'abri de la pluie, des frimas et du froid, puisqu'ils devaient demeurer longtemps en ces lieux. Et, comme il n'y avait qu'un seul point par où l'on pût arriver vers les murailles (du château), en suivant un sentier tracé obliquement et qui formait diverses sinuosités[59], le roi voulut qu'une double garde veillât nuit et jour et avec le plus grand soin à la défense de ce point, afin que nul ne pût pénétrer du dehors dans le camp, et que personne n'osât faire ouvrir les portes du château ou en sortir, sans être aussitôt ou frappé de mort, ou fait prisonnier....»

Ruines du château Gaillard. Étal actuel.
Ruines du château Gaillard. Étal actuel.

Pendant tout l'hiver de 1203 à 1204, l'armée française resta dans ses lignes. Roger de Lascy, qui commandait dans le château pour Jean sans Terre, fut obligé, afin de ménager ses vivres, de chasser les habitants du petit Andely qui s'étaient mis sous sa protection derrière les remparts de la forteresse. Ces malheureux, repoussés à la fois par les assiégés et les assiégeants, moururent de faim et de misère dans les fossés, au nombre de douze cents.

Au mois de février 1204, Philippe Auguste qui sait que la garnison du château Gaillard conserve encore pour un an de vivres, «impatient en son cœur,» se décide à entreprendre un siège en règle. Il réunit la plus grande partie de ses forces sur le plateau dominant, marqué R sur notre figure (p. 343). De là il fait faire une chaussée pour aplanir le sol jusqu'au fossé en avant de la tour A (p. 347)[60]. «Voici donc que du sommet de la montagne jusqu'au fond de la vallée, et au bord des premiers fossés, la terre est enlevée à l'aide de petits boyaux et reçoit l'ordre de se défaire de ses aspérités rocailleuses, afin que l'on puisse descendre du haut jusqu'en bas. Aussitôt un chemin, suffisamment large et promptement tracé à force de coups de hache, se forme à l'aide de poutres posées les unes à côté des autres et soutenues des deux côtés par de nombreux poteaux en chêne plantés en terre pour faire une palissade. Le long de ce chemin les hommes marchent en sûreté, transportent des pierres, des branches, des troncs d'arbres, de lourdes mottes de terre garnies d'un gazon verdoyant, et les rassemblent en monceau pour travailler à combler le fossé....

«Bientôt s'élèvent sur divers points (résultat que nul n'eût osé espérer) de nombreux pierriers et des mangonneaux, dont les bois ont été en peu de temps coupés et dressés, et qui lancent contre les murailles des pierres et des quartiers de roc roulant dans les airs. Et afin que les dards, les traits et les flèches, lancés avec force du haut de ces murailles, ne viennent pas blesser sans cesse les ouvriers et manœuvres, qui, transportant des projectiles, sont exposés à l'atteinte de ceux des ennemis, on construit entre ceux-ci et les remparts une palissade de moyenne hauteur, formée de claies et de pieux unis par l'osier flexible, afin que cette palissade, protégeant les travailleurs, reçoive les premiers coups et repousse les traits trompés dans leur direction. D'un autre côté, on fabrique des tours, que l'on nomme aussi beffrois, à l'aide de beaucoup d'arbres et de chênes tout verts que la doloire n'a point travaillés et dont la hache seule a grossièrement enlevé les branchages; et ces tours, construites avec les plus grands efforts, s'élèvent dans les airs à une telle hauteur que la muraille opposée s'afflige de se trouver si fort au-dessous d'elles....

«A l'extrémité de la Roche et dans la direction de l'est (sud-est) était une tour élevée (la tour A, fig. 2), flanquée des deux côtés par un mur qui se terminait par un angle saillant au point de sa jonction. Cette muraille se prolongeait sur une double ligne depuis le plus grand des ouvrages avancés (la tour A) et enveloppait les deux flancs de l'ouvrage le moins élevé[61]. Or voici par quel coup de vigueur nos gens parvinrent à se rendre d'abord maîtres de cette tour (A). Lorsqu'ils virent le fossé à peu près comblé, ils y établirent leurs échelles et y descendirent promptement. Impatientés de tout retard, ils transportèrent alors leurs échelles vers l'autre bord du fossé, au-dessous duquel se trouvait la tour fondée sur le roc. Mais nulle échelle, quoiqu'elles fussent assez longues, ne se trouva suffisante pour atteindre au pied de la muraille, non plus qu'au sommet du rocher, d'où partait le pied de la tour. Remplis d'audace, nos gens se mirent à percer alors dans le roc, avec leurs poignards ou leurs épées, pour y faire des trous où ils pussent poser leurs pieds et leurs mains, et, se glissant ainsi le long des aspérités du rocher, ils se trouvèrent tout à coup arrivés au point où commençaient les fondations de la tour[62]. Là, tendant les mains à ceux de leurs compagnons qui se traînaient sur leurs traces, ils les appellent à participer à leur entreprise, et employant des moyens qui leur sont connus, ils travaillent alors à miner les flancs et les fondations de la tour, se couvrant toujours de leurs boucliers, de peur que les traits lancés sur eux sans relâche ne les forcent à reculer, et se mettent ainsi à l'abri jusqu'à ce qu'il leur soit possible de se cacher dans les entrailles mêmes de la muraille, après avoir creusé au-dessous. Mais ils remplissent ces creux de troncs d'arbres, de peur que cette partie du mur, ainsi suspendue en l'air, ne croule sur eux et ne leur fasse beaucoup de mal en s'affaissant; puis, aussi tôt qu'ils ont agrandi cette ouverture, ils mettent le feu aux arbres et se retirent en un lieu de sûreté.» Les étançons brûlés, la tour s'écroule en partie. Roger, désespérant alors de s'opposer à l'assaut, fait mettre le feu à l'ouvrage avancé et se retire dans la seconde enceinte. Les Français se précipitent sur les débris fumants de la brèche, et un certain Cadoc, chevalier, plante le premier sa bannière au sommet de la tour à demi renversée. Le petit escalier de cette tour, visible dans notre plan, date de la construction première; il avait dû, à cause de sa position enclavée, rester debout. C'est probablement par là que Cadoc put atteindre le parapet resté debout.

Mais les Normands s'étaient retirés dans le château séparé de l'ouvrage avancé par un profond et large fossé. Il fallait entreprendre un nouveau siège, «Jean avait fait construire l'année précédente une certaine maison, contiguë à la muraille et placée du côté droit du château, en face du midi[63]. La partie inférieure de cette maison était destinée à un service qui veut toujours être fait dans le mystère du cabinet[64], et la partie supérieure, servant de chapelle, était consacrée à la célébration de la messe: là il n'y avait point de porte au dehors, mais en dedans (donnant sur la cour) il y en avait une par où l'on arrivait à l'étage supérieur et une autre qui conduisait à l'étage inférieur. Dans cette dernière partie de la maison était une fenêtre prenant jour sur la campagne et destinée à éclairer les latrines.» Un certain Bogis[65], ayant avisé cette fenêtre, se glissa le long du fond du fossé, accompagné de quelques braves compagnons, et s'aidant mutuellement, tous parvinrent à pénétrer par cette ouverture dans le cabinet situé au rez-de-chaussée. Réunis dans cet étroit espace, ils brisent les portes; l'alarme se répand parmi la garnison occupant la basse-cour, et croyant qu'une troupe nombreuse envahit le bâtiment de la chapelle, les défenseurs accumulent des fascines et y mettent le feu pour arrêter l'assaillant; mais la flamme se répand dans la seconde enceinte du château, Bogis et ses compagnons passent à travers le logis incendié et vont se réfugier dans les grottes marquées G sur notre plan. Roger de Lascy et les défenseurs, réduits au nombre de cent quatre-vingts, sont obligés de se réfugier dans la dernière enceinte, chassés par le feu. «A peine cependant la fumée a-t-elle un peu diminué que Bogis, sortant de sa retraite et courant à travers les charbons ardents, aidé de ses compagnons, coupe les cordes et abat, en le faisant rouler sur son axe, le pont mobile qui était encore relevé[66], afin d'ouvrir un chemin aux Français pour sortir par la porte. Les Français donc s'avancent en hâte et se préparent à assaillir la haute citadelle dans laquelle l'ennemi venait de se retirer en fuyant devant Bogis.

«Au pied du rocher par lequel on arrivait à cette citadelle était un pont taillé dans le roc vif[67], que Richard avait fait ainsi couper autrefois, en même temps qu'il fit creuser les fossés. Ayant fait glisser une machine sur ce pont, les nôtres vont, sous sa protection, creuser au pied de la muraille. De son côté, l'ennemi travaille aussi à pratiquer une contre-mine, et ayant fait une ouverture, il lance des traits contre nos mineurs et les force ainsi à se retirer. Les assiégés cependant n'avaient pas tellement entaillé leur muraille qu'elle fut menacée d'une chute; mais bientôt une catapulte lance contre elle d'énormes blocs de pierre. Ne pouvant résister à ce choc, la muraille se fend de toutes parts, et, crevant par le milieu, une partie du mur s'écroule.» Les Français s'emparent de la brèche, et la garnison, trop peu nombreuse désormais pour défendre la dernière enceinte, enveloppée, n'a même pas le temps de se réfugier dans le donjon et de s'y enfermer. C'était le 6 mars 1204. C'est ainsi que Philippe Auguste s'empara de ce château, que ses contemporains regardaient comme imprenable.

Si nous avons donné à peu près en entier la description de ce siège mémorable écrit par Guillaume le Breton, c'est qu'elle met en évidence un fait curieux dans l'histoire de la fortification des châteaux. Le château Gaillard, malgré sa situation, malgré l'habileté déployée par Richard dans les détails de la défense, est trop resserré; les obstacles accumulés sur un petit espace devaient nuire aux défenseurs en les empêchant de se porter en masse sur le point attaqué. Richard avait abusé des retranchements, des fossés intérieurs; les ouvrages amoncelés les uns sur les autres servaient d'abri aux assaillants qui s'en emparaient successivement; il n'était plus possible de les déloger; en se massant derrière ces défenses acquises, ils pouvaient s'élancer en force sur les points encore inattaqués, trop étroits pour être garnis de nombreux soldats. Contre une surprise, contre une attaque brusque tentée par un corps d'armée peu nombreux, le château Gaillard était excellent; mais contre un siège en règle dirigé par un général habile et soutenu par une armée considérable et bien munie d'engins, ayant du temps pour prendre ses dispositions et des hommes en grand nombre pour les mettre à exécution sans relâche, il devait tomber promptement, du moment que la première défense était forcée; c'est ce qui arriva. Il ne faut pas moins reconnaître que le château Gaillard n'était que la citadelle d'un vaste ensemble de fortifications étudié et tracé de main de maître; que Philippe Auguste armé de toute sa puissance avait dû employer huit mois pour le réduire, et qu'enfin Jean sans Terre n'avait fait qu'une tentative pour le secourir. Du vivant de Richard, l'armée française, harcelée du dehors, n'eût pas eu le loisir de disposer ses attaques avec cette méthode; elle n'aurait pu conquérir cette forteresse importante, le boulevard de la Normandie, qu'au prix de bien plus grands sacrifices, et peut-être eût-elle été obligée de lever le siège du château Gaillard avant d'avoir pu entamer ses ouvrages extérieurs. Dès que Philippe se fut emparé de ce point stratégique si bien choisi par Richard, Jean sans Terre ne songea plus qu'à évacuer la Normandie, ce qu'il fit peu de temps après, sans même tenter de garder les autres forteresses qui lui restaient encore en grand nombre dans sa province, tant l'effet moral produit par la prise du château Gaillard fut décisif[68].

E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l'architecture
française du onzième au seizième
siècle
, t. III, Paris, in-8º, A. Morel, 1859.

II.—LA BATAILLE DE BOUVINES.

...L'ennemi avait le droit de compter sur la victoire. Otton, venu cum paucis militibus (une cinquantaine de chevaliers allemands), n'avait sous ses ordres immédiats que quelques milliers d'hommes, cavaliers et fantassins de Lorraine, de Limbourg, de Namur et de Brabant; mais Salisbury commandait à une trentaine de mille hommes. Quant à la Flandre, sans parler de ses cavaliers de fiefs et de communes, elle «avait versé par les larges portes de ses cités» de Gand, d'Ypres, de Bruges, d'Oudenarde, de Courtrai, etc., une fourmilière énorme de 40 000 fantassins.

Au roi Philippe, la noblesse et les communes du domaine royal, les vassaux de France et leurs communes avaient donné environ 25 000 hommes. Nous allions combattre un contre trois.

*
*   *

Philippe ne marcha pas sur Valenciennes où l'ennemi l'attendait, couvert par des forêts marécageuses. C'est par l'infanterie surtout que les coalisés l'emportaient sur le roi, et il savait combien était redoutable la milice flamande, quand elle se trouvait bien retranchée. Il avait mis tout son espoir en sa chevalerie et en sa cavalerie. «Que les Teutons combattent à pied, dit un des poètes qui ont chanté la bataille; toi, Français, combats toujours à cheval.»

Tu, Gallice, pugna,
Semper eques...

Au lieu de se diriger au sud-ouest, vers Valenciennes, il fait une pointe au nord-ouest, jusqu'à Tournai, comme s'il voulait passer l'Escaut et prendre ainsi les Impériaux à revers. Otton s'ébranle vers Tournai. Philippe aussitôt bat en retraite sur Péronne, sachant bien ce qu'il faisait, voulant attirer l'ennemi sur un champ favorable, car il avait résolu de se battre «en plaine à plat, à découvert». L'ennemi le suit.

Le 27 juillet, l'avant-garde française, composée surtout de milices que précédait l'oriflamme, avait franchi le pont de Bouvines, sur la Marque. La journée était belle et le soleil de midi flamboyait. Le roi se délassait un moment, et mangeait au pied d'un frêne, tout près d'une église dédiée à saint Pierre, quand des messagers accoururent, annonçant à grandes clameurs que l'ennemi arrivait, et qu'il avait engagé l'action contre l'arrière-garde qui pliait.

Philippe se lève, embrasse à grands bras les chevaliers de sa maison, Montmorency et Guillaume des Barres, et Michel de Harnes, et Mauvoisin, et Gérard la Truie, celui-ci venu de Lorraine tout exprès pour combattre les Allemands. Puis, le roi entre dans l'église. Il n'est pas vrai qu'il déposa sa couronne sur l'autel pour l'offrir au plus vaillant, car le roi de France était, par profession, le plus vaillant, et sa couronne ne lui appartenait pas. Dieu l'avait commise à Hugues de France et à la race qui sortirait des reins de ce prince jusqu'à la consommation des siècles.

Aussi bien n'était-ce pas le temps de discourir. Le roi pria brièvement. Je voudrais bien qu'il eût dit la prière que lui prête un chantre français de la bataille, car elle est bien jolie: «Seigneur, je ne suis qu'un homme, mais je suis roi de France! Vous devez me garder, sans manque. Gardez-moi et vous ferez bien. Car par moi vous ne perdrez rien. Or donc, chevauchez, je vous suivrai, et partout après vous j'irai....»

Il sort de l'église, «rayonnant de joie, comme si on l'eût invité à une noce». Il monte à cheval, et, «haut sur son haut destrier,» se précipite dans l'avant-garde ennemie, qu'il arrête par son choc. Après quoi, il retourne vers les siens, qui se mettent en bataille.

Les deux armées s'allongent l'une en face de l'autre. On n'entend pas un mot:

L'un ost ne l'autre mot ne sonne....

Philippe adresse aux siens un petit sermon. Il leur dit que toute sa foi est en Dieu, qu'Otton, excommunié par le seigneur pape, ne peut manquer d'être vaincu: «Nous, nous sommes chrétiens, nous jouissons de la communion et de la paix de Sainte Église... Dieu, malgré nos péchés, nous accordera la victoire sur ses ennemis et sur les nôtres.» Les chevaliers lui demandent sa bénédiction. Le roi, élevant la main, les bénit. Les trompes sonnent «à grans alaines et alonges». Le chapelain placé derrière Philippe entonne avec son clerc le psaume: «Béni soit le Seigneur, qui est ma force et qui instruit mes mains au combat»; puis le: «Seigneur, le roi se réjouira en votre force». Jusqu'à la fin, «ils chantèrent comme ils purent, car les larmes s'échappaient de leurs yeux et les sanglots se mêlaient à leurs chants».

Ainsi parle le propre chapelain de Philippe, Guillaume le Breton, qui nous a conté la bataille en prose et en vers. Mais quelles scènes à tenter les artistes de la commémoration de Bouvines! Quel geste que celui de la bénédiction par un roi qui est à la fois prêtre et chevalier, Moïse et Aaron!

*
*   *

La bataille dura de midi jusqu'au soleil couché. Elle fut très belle.

Les fronts adverses s'étendaient tout voisins l'un de l'autre, l'aile gauche française et l'aile droite ennemie vers la Marque, la première gardant le pont de Bouvines.

A notre aile gauche étaient Dreux et son frère Philippe, évêque de Beauvais; puis Nivelle et Saint-Waléry. A l'aile droite impériale, Boulogne et Boves, deux vassaux traîtres au roi de France, puis Audenarde et Salisbury. A notre droite, Champagne, Montmorency, Bourgogne, Saint-Pol, Beaumont, Melun et Guérin, l'évêque de Senlis; en face, Flandre. Aux deux centres, Philippe et Otton.

Sur tous les points, excepté à notre aile droite et à l'aile gauche ennemie, où il n'y avait que de la cavalerie, l'infanterie était rangée devant les chevaux, en masse trois fois plus profonde chez les Impériaux que chez les Français.

Près de Philippe, Montigny, un chevalier pauvre mais vaillant (c'est la vaillance et la force corporelle qui importaient) levait la bannière rouge fleurdelisée. Près d'Otton, sur un char doré, se dressait un pal, autour duquel s'entortillait un dragon, ouvrant une large gueule et dont la queue et les ailes se gonflaient et s'agitaient au moindre souffle; au-dessus du monstre planait l'aigle de l'empire aux ailes d'or.

Otton apercevait la bannière rouge, et Philippe l'aigle d'or. Aucun obstacle entre les deux armées; elles allaient se heurter poitrine contre poitrine, sous le grand soleil. Philippe avait le champ de bataille désiré; c'était comme dit le bon chapelain, un bien bel endroit pour se tuer: dignus cæde locus.

La journée fut commandée, non par le roi, mais, comme nous dirions aujourd'hui, par son chef d'état-major général, Guérin de Montaigu, un religieux, frère profès de l'Ordre du Temple, évêque de Senlis, une des meilleures têtes de France et le principal conseiller de la couronne. Guérin ne tira point l'épée, puisque l'Église défend de verser le sang; mais il plaça les troupes, exhorta les chefs et les soldats, leur parlant de Dieu et du roi, de leur foi et de leur vaillance, et de l'honneur de la nation.

Guérin était un vrai général, qui trouva un bon plan sur le terrain même: l'aile gauche et le centre devaient tenir ferme, pendant que l'aile droite attaquerait Ferrand, et, après l'avoir défait, se précipiterait sur le centre ennemi.

Otton, au contraire, cédant à la colère, «qui conseille mal sur le champ de bataille,» voulait jeter sur le centre français les plus grandes forces possibles empruntées à toute sa ligne, et s'y porter lui-même pour saisir le roi mort ou vif, car cet empereur d'Allemagne disait: «Si le roi de France n'existait pas, nous n'aurions à redouter sur terre aucun ennemi.»

Notre armée était mieux commandée que la sienne et plus mobile. Elle était formée par sections qui se déplaçaient aisément et combinaient avec rapidité les troupes à pied et les troupes à cheval. Notre cavalerie échelonnée allait combattre à tour de rôle, pendant que celle de l'ennemi donnerait en masse toute la journée. Si peu nombreux que nous fussions, nous avions des troupes de soutien. Les nôtres enfin étaient plus adroits dans l'escrime à cheval. Ils avaient le coup d'œil plus prompt et la résolution plus claire. Pour la bravoure, les adversaires se valaient.

Sur le fond de la grande mêlée se détachent des épisodes héroïques.

A notre droite, Champagne arrête Flandre par une charge furieuse, au moment où celui-ci, pour obéir à l'ordre d'Otton, se porte contre le centre français. L'aile gauche ennemie, affaiblie par le départ de Ferrand, est assaillie par Bourgogne, Saint-Pol, Montmorency, Beaumont et Melun. Ici, Saint-Pol est le héros de la journée. Il traverse la chevalerie flamande, à fond de train, ne s'engage pas; arrivé derrière les lignes, il forme en demi-cercle ses cavaliers, et charge à revers sur un autre point enveloppant dans cette courbe les ennemis qu'il culbute. Puis il se repose et recommence. Après une de ces charges, il aperçoit un de ses chevaliers retenu dans les rangs des Flamands. Il se penche sur son cheval dont il embrasse le cou à deux bras, presse la bête à grands coups d'éperon, rompt le cercle qui entoure son homme, se redresse, tire l'épée, frappe, dégage le chevalier et rejoint son poste de repos, accablé de coups, mais invulnérable sous son armure.

Cependant, au centre, le roi de France est en grand péril. L'énorme masse des piétons flamands pénètre en coin à travers les milices françaises et s'approche de Philippe, que l'empereur s'apprête à charger. Alors, pendant que le roi, avec une partie des siens, tient tête aux communiers, Guillaume des Barres et d'autres chevaliers, traversant ou tournant l'infanterie flamande vont se placer derrière elle, face à Otton qui la suit. Étrange mêlée! Philippe avait devant lui les fantassins flamands, au delà Guillaume des Barres, qui lui tournait le dos et chargeait Otton.

Le roi de France bouscule la piétaille pour rejoindre ses chevaliers, mais cette foule l'arrête. Avec ses lances, pointues comme une alène ou armées d'un crochet saillant, elle fait le siège de Philippe,—car un chevalier était une fortification qui marchait et combattait.

Le roi tenait bon, solide en selle, n'inclinant ni à droite ni à gauche, frappant, tuant, avançant toujours. Mais le crochet d'une pique a pénétré sous le menton et s'est pris dans les mailles du haubert. Philippe, pour l'arracher, tire, se penche en avant; une poussée le fait tomber sous son cheval. Les piques et toutes les armes s'abaissent sur lui. «Ainsi, dit le chapelain qui sans doute ne chantait plus, le roi étendu sur une place indigne de lui, n'y pût même jouir du repos qu'on trouve à être couché.»

Heureusement l'étoffe de fer est très solide. Les pointes roturières ne trouvent pas le chemin de la vie du roi de France. L'escorte de Philippe fait un effort suprème; Montigny agite la bannière. Tous appellent à la rescousse Guillaume des Barres par le cri: «Aux Barres! aux Barres!» Quand Guillaume des Barres «oï tex paroles», il laissa une partie de ses chevaliers devant Otton, se jeta sur les Flamands qu'il prit à revers, et arriva auprès du roi. Philippe s'était relevé «par la force qui lui était naturelle»; il se remit en selle. Dès lors, ce fut un immense massacre de cette infanterie débandée. Jusqu'au soir, Philippe et ses chevaliers tuèrent et tuèrent ces vilains, qui avaient osé s'attaquer à la personne sacrée du roi de France.

Guillaume des Barres a regagné son poste devant Otton. Il s'acharne contre l'empereur avec Pierre Mauvoisin et Gérard la Truie. Pierre a saisi la bride du cheval impérial. Gérard la Truie frappe Otton en pleine poitrine d'un coup qui s'émousse; il redouble, mais le cheval, qui fait un mouvement de tête, reçoit la pointe dans l'œil, se lève sur les pieds de derrière, dégage sa bride, tourne et s'emporte. Guillaume le suit à fond de train. Le cheval d'Otton s'abat, tué par sa blessure; un des hommes de l'empereur lui donne le sien, mais Guillaume l'a rejoint. Déjà il avait saisi l'empereur par derrière, enfonçant ses doigts vigoureux entre le casque et le cou, quand un des Allemands frappe au flanc le cheval du Français, qui tombe à terre.

Ainsi fut sauvé des mains du plus redoutable jouteur de la chrétienté Otton, l'empereur excommunié, mais le péril lui avait fait perdre l'esprit. «Et s'en alla li empereires en Allemaigne,» dit un chroniqueur. Otton continua de courir, en effet, et ne s'arrêta qu'à Valenciennes. Quant à Guillaume, presque seul en arrière des lignes ennemies, entouré, harcelé, il fait front partout, jusqu'à ce qu'il soit délivré par une charge du sire de Saint-Waléry.

La fuite d'Otton n'arrêta point la lutte. Chevaliers d'Allemagne et chevaliers de France s'embrassèrent en étreintes mortelles. Jetés bas par leurs chevaux éventrés, ils s'empoignaient. C'étaient des corps à corps sans nombre, car il n'y avait plus d'espace pour les coups d'épée. Un géant parmi les chevaliers de France, Étienne de Longchamp, «homme aux membres immenses, qui ajoutait la vigueur à son immensité et l'audace à sa force,» saisissait les Allemands par le cou ou par les reins et, sans blessure, les tuait. Un de ses adversaires, près d'expirer, enfonça son fer dans la petite «fenêtre» du heaume d'Étienne. Ils tombèrent l'un sur l'autre, morts à quelques pas du roi de France qui les regardait.

Avant la fin de la journée, la plupart des Allemands étaient pris. Au centre de la bataille, l'ennemi, sans direction, combattait sans espoir.

*
*   *

A notre gauche, la journée fut un moment compromise. Le comte de Dreux, qui était le plus proche du centre, fut assailli par le traître Boulogne. Celui-ci avait fait de son infanterie rangée en cercle une forteresse, qui s'ouvrait pour laisser passer ses charges, le recueillait au retour et se refermait, piques baissées.

Plus loin, à notre extrême gauche, Ponthieu avait affaire à Salisbury et à son infanterie. Là se trouvaient les plus redoutables des fantassins, les Brabançons. Ponthieu s'usa contre leurs piques, qui éventrèrent ses chevaux. Salisbury le mit alors en tel désordre qu'il eût pu s'emparer du pont de Bouvines.

C'est sans doute à ce moment que les sergents à masse, gardes du corps du roi, qui étaient chargés de la défense du pont, promirent à Notre-Dame de lui bâtir une belle église si elle daignait leur être secourable. Mais Salisbury laisse Ponthieu se défendre contre les Brabançons «avec ses pieds et avec ses mains», l'épée des chevaliers démontés ne pouvant rien contre les piques. Ponthieu sera enfin délivré de ces communiers par ses propres communes. Quant à l'Anglais, il se tourne vers le comte de Dreux, qui est toujours aux prises avec Boulogne. Il va le prendre en flanc, mais l'évêque de Beauvais voit le péril du comte son frère.

Ce prélat, à sa façon, observait les lois de Sainte Église. Comme Guérin de Senlis, il ne portait pas l'épée, qui verse le sang: il tenait une masse d'armes et son bras était assez fort pour la lever, l'abaisser, la relever et l'abaisser encore. Chaque coup tombait comme un boulet, broyant un crâne; la masse d'armes agissait comme le canon, un canon qui avait un mètre de portée. Le fort évêque cassa ainsi, selon le mot de l'Écriture, la tête de beaucoup, entre autres celle de Salisbury, «qu'il envoya jeter sur la terre le dessin de son long corps».

Après cette charge de l'évêque et de ses chevaliers, les Anglais, affolés, disparurent. A notre gauche, Boulogne seul tenait encore dans sa tour vivante, d'où partaient ses sorties furieuses.

La victoire enfin se décida, là où les Français avaient pris l'offensive, à l'aile droite.

Saint-Pol et Montmorency, quand ils ont exterminé l'extrême aile gauche impériale, se joignent contre Ferrand à Champagne et à Bourgogne. Ferrand ne s'était pas reposé, pas une minute! Criblé de coups, blessé, assailli par trois adversaires, il se rend «hors de souffle, à force d'avoir combattu». Tous les siens furent tués ou pris, hormis ceux qui honteusement s'enfuirent.

Ce fut alors, sur tout le champ de bataille, la débandade de l'ennemi.

Guillaume, le chapelain, voit se confondre dans la panique Ardennais, Saxons, Allemands, Flamands et Anglais. Au centre demeurent sept cents piétons de Brabant, ferme épave de cette infanterie qui avait pénétré jusqu'au roi Philippe, reste d'un massacre qui avait duré tout le jour. Chargés par Saint-Waléry, ils sont tués jusqu'au dernier.

Le soleil descendait vers l'Océan. Ses derniers rayons éclairèrent un spectacle superbe. De tous les ennemis de Philippe, un seul, «les flancs découverts par la déroute,» continuait à se battre: c'était Boulogne. Les Français, oubliant sa trahison, admiraient le héros désespéré «dont la bravoure innée attestait la naissance française». Le bon chapelain décrit ce personnage «fantastique», qui se détachait sur ce fond de soleil couchant: Boulogne, dont l'épée avait été brisée, tenait un frêne dans sa main. Sur son heaume se dressaient deux noirs fanons de baleine.

Le roi envoie contre lui trois mille cavaliers qui le coupent de sa retraite vers la tour vivante. Celle-ci est bientôt détruite. L'escorte de Boulogne, assaillie de toutes parts, se disperse. Dans le champ immense, «bouillonnant de fuyards», le comte ne garde plus auprès de lui que cinq fidèles. Une idée folle lui passe par la tête. Il pique vers le roi, résolu à mourir en le tuant. Mais Pierre de La Tournelle se glisse sous son cheval, qu'il frappe d'un coup de poignard. Boulogne gît sur le dos, la cuisse droite sous son cheval mort. Plusieurs se précipitent pour le prendre; il se débat. Un valet, du nom de Cornu, lui enlève son casque, lui laboure le visage de son couteau, dont il essaye ensuite de faire passer la pointe sous les pans du haubert. Mais l'évêque de Senlis survient, et Boulogne, qui le reconnaît, se rend à lui. Ce n'est qu'une feinte: le prisonnier aperçoit un groupe de cavaliers, commandé par Audenarde, qui s'efforce de pénétrer jusqu'à lui. Pour atteindre son libérateur, il fait semblant de ne pouvoir se tenir debout; mais ses gardiens l'accablent de coups, le forcent à monter sur un roussin et l'emmènent, pendant que Gérard la Truie met la main sur Audenarde.

C'était fini, et le soleil pouvait se coucher.

E. Lavisse, La bataille de Bouvines, Paris, typ. G. Née,
s. d., in-12.

III.—LOUIS IX ET L'ÉGLISE.

On a longtemps attribué à Louis IX, sous le nom de Pragmatique, une soi-disant ordonnance, datée du mois de mars 1269, qui aurait prohibé les collations irrégulières (art. 1), la simonie (art. 3), et interdit les tributs onéreux que percevait la cour de Rome sur le clergé du royaume (art. 5). Cet acte est faux: il a été fabriqué au XVe siècle, par des gens qui n'étaient pas au courant des formules en usage dans la chancellerie des Capétiens directs, en vue de donner à la Pragmatique Sanction de Charles VII un précédent vénérable. Mais, s'ils ont eu raison d'en contester, pour des raisons diplomatiques, l'authenticité, certains historiens ont eu tort d'y dénoncer, en outre, des invraisemblances historiques. La Pragmatique, disent-ils, est fausse, car elle suppose l'existence en 1269 des collations irrégulières et de la simonie, tandis que ces abus n'existaient pas encore à cette date; elle est fausse, car il y est dit que des diocèses sont misérablement appauvris par les levées d'argent faites au profit de la cour de Rome, alors que ces collectes étaient inconnues au XIIIe siècle; elle est fausse, enfin, car elle suppose chez son auteur «une vigoureuse indépendance vis-à-vis du Saint-Siège qui répugne absolument au caractère de Louis IX».—Nous savons que le caractère de Louis IX n'était nullement celui que des modernes, mal informés, lui ont prêté, d'après les hagiographes. Il est très facile de montrer que les autres arguments des adversaires de la Pragmatique sont aussi ruinés par les faits.

C'est, en effet, au XIIIe siècle que se posa clairement en Occident ce redoutable problème des droits du siège apostolique sur les biens des églises locales, qui était encore pendant sous Charles VII.—La propriété des biens ecclésiastiques, dont les églises locales avaient la jouissance, appartenait-elle au pape, à Dieu, à l'Église universelle, aux pauvres? La théorie s'était formée à Rome que ces biens faisaient partie du patrimoine pontifical, et que le pape avait, par conséquent, le droit d'en disposer, d'en imposer les détenteurs. Au synode de Londres, en 1256, un collecteur pontifical déclara expressément que «toutes les églises sont au pape, Omnes ecclesiæ sunt domini papæ». Par là se trouvaient lésés à la fois les clercs, menacés de charges pécuniaires, et les patrons laïques, les seigneurs, les rois, qui, de leur côté, se considéraient, à titre de représentants des anciens fondateurs des églises, comme autorisés à profiter de leurs richesses, en cas de nécessité, et qui ne pouvaient voir, en tout cas, avec plaisir, l'argent des clercs émigrer dans les coffres des Romains. Clercs, rois et seigneurs avaient laissé cependant s'introduire, depuis le temps d'Innocent III, sans en accepter, il est vrai, le principe juridique, la coutume des exactions pontificales: les papes taxèrent d'abord les églises, avec le consentement des princes et des prélats, pour les besoins de la Terre Sainte, de la Croisade, des Latins de Constantinople; ils les taxèrent ensuite pour les besoins de leur lutte contre les Hohenstauffen et de leur politique en général. En France, le clergé s'était d'abord prêté docilement à cette extension des droits du pape; le cardinal de Palestrina, légat de Grégoire IX, lui avait extorqué de grosses sommes; Innocent IV, dès son arrivée à Lyon, avait reçu des abbés de Cîteaux et de Cluny, d'Eudes Clément, abbé de Saint-Denis, et de l'archevêque de Rouen, des libéralités considérables. Le pape était dès lors si persuadé de ses droits de réquisition sur l'Église de France qu'en mai 1247 il avait écrit à l'archevêque de Narbonne, à l'abbé de Vendôme et sans doute à d'autres prélats, pour leur demander, non plus seulement de l'argent, mais des soldats, qui l'aidassent à repousser les agressions de l'empereur. Le clergé anglais, traité par Innocent IV de la même manière, protestait vivement. Un très précieux document, que Mathieu de Paris, en le transcrivant à la fin de sa Chronique, a préservé de la destruction, nous apprend ce que le gouvernement de Louis IX pensa de ces nouveautés.

Saint Louis, d'après une statuette en bois du musée de Cluny.
Saint Louis, d'après une statuette en bois du musée de Cluny.

Six mois après la publication du manifeste des barons de France contre le clergé, le 2 mai 1247, les évêques de Soissons et de Troyes, au nom des prélats, l'archidiacre de Tours et le prévôt de la cathédrale de Rouen, au nom des chapitres et du clergé inférieur, et le maréchal de France Ferri Pasté, au nom du roi, exposèrent à Innocent IV, en présence de sa cour, les griefs suivants: le Saint-Siège usurpait la juridiction des ordinaires; il inondait le royaume d'Italiens qu'il pourvoyait, au détriment des nationaux, de pensions et de bénéfices; ses demandes d'argent, les exactions de ses agents ruinaient les églises locales. La réponse du pape fut vague: il était prêt à révoquer en temps et lieu les abus commis, s'il y avait eu de la part de l'Église de récentes usurpations, ce que toutefois il ne croyait pas, mais il ne changerait rien aux droits dont il était en possession vel quasi. C'était le temps où Louis IX s'apprêtait à protéger la personne d'Innocent contre les entreprises de Frédéric II: on a conjecturé (car les archives du XIIIe siècle sont si mutilées que la chronologie des événements les plus importants est incertaine), on a conjecturé qu'il profita de cette circonstance, où le pape était son obligé, pour lui adresser des représentations sévères. Mécontent de la réponse faite à Ferri Pasté, il envoya d'autres personnes, dont les noms sont inconnus, qui, probablement au mois de juin, réitérèrent en ces termes les plaintes du mois de mai: «Le roi notre maître, déclarèrent ces officiers, a longtemps supporté, à grand'peine, le tort qu'on fait à l'Église de France, et par conséquent à lui-même, à son royaume. De peur que son exemple ne poussât les autres souverains à prendre contre l'Église romaine une attitude hostile, il s'est tu, en prince chrétien et dévoué...; mais, voyant aujourd'hui que sa patience reste sans effet, que chaque jour amène de nouveaux griefs, après en avoir longtemps délibéré, il nous a envoyés vous exposer ses droits et vous faire part de ses avis.» Récemment, les barons, «au colloque de Pontoise», ont reproché au roi de laisser détruire son royaume; «leur émotion a gagné toute la France, où le dévouement traditionnel à l'Église romaine est prêt de s'éteindre, et de faire place à la haine. Que se passera-t-il dans les autres pays, si le Saint-Siège perd l'affection de ce peuple, naguère fidèle entre tous? Déjà les laïques n'obéissent à l'Église que par crainte du pouvoir royal. Quant aux clercs, Dieu sait, et chacun sait, de quel cœur ils portent le joug qu'on leur impose. Cet état si grave tient à ce que le pape donne au monde le spectacle de choses nouvelles, extraordinaires.»—Ces choses, l'homme du roi les énumère dans un discours nourri de faits précis, semé de maximes générales et d'apophtegmes historiques: «Il est inouï de voir le Saint-Siège, chaque fois qu'il se trouve dans le besoin, imposer à l'Église de France des subsides, des contributions prises sur le temporel, quand le temporel des églises, même si l'on s'en rapporte au droit canon, ne relève que du roi, ne peut être imposé que par lui. Il est inouï d'entendre par le monde cette parole: «Donnez-moi tant, ou je vous excommunie....» L'Église [de Rome], qui n'a plus le souvenir de sa simplicité primitive, est étouffée par ses richesses, qui ont produit dans son sein l'avarice, avec toutes ses conséquences. Ces exactions se commettent aux frais de l'ordre sacerdotal, qui toujours, même chez les Égyptiens et les anciens Gaulois, a été exempt de toutes prestations. Ce système a été pour la première fois mis en pratique par le cardinal-évêque de Préneste, qui, lors de sa légation en France, a imposé des procurations pécuniaires à toutes les églises du royaume; il faisait venir un à un les ecclésiastiques, et, après leur avoir arraché la promesse d'être discrets, il disait: «Je vous ordonne de payer telle somme à l'ordre du pape, dans tel délai, à tel endroit, et sachez que faute de cela, vous serez excommunié». Le roi, qui en fut informé, le manda et lui fit promettre de renoncer à ces procédés.... Mais, depuis qu'Innocent est venu habiter Lyon, les abus ont recommencé[69].... Alors que tous les membres du clergé français rivalisaient de zèle, comme c'était leur devoir, le pape a envoyé en France un nonce qui s'est mis à imiter en tout le cardinal de Préneste. Le roi s'est opposé à ces nouvelles exactions, puis il a engagé son clergé à se soumettre, par pure générosité, au subside pour l'Empire d'Orient et au dixième de Terre Sainte. Depuis lors les envoyés pontificaux sont revenus; le pape a écrit au clergé de lui envoyer des troupes [pour l'aider contre l'Empereur][70].... En ce moment même, les frères Mineurs font, pour leur compte, une nouvelle collecte: en Bourgogne, ils ont été jusqu'à convoquer les chapitres des cathédrales et les évêques eux-mêmes, et à leur enjoindre de verser, dans la quinzaine de Pâques, le septième de tous leurs revenus ecclésiastiques...; ailleurs, c'est le cinquième qu'on exige.... Le roi ne peut tolérer que l'on dépouille ainsi les églises de son royaume, fondées par ses ancêtres...; il entend, en effet, se réserver, pro sua et regni sui necessitate, leurs trésors, dont il est libre d'user comme de ses propres biens[71].»—Voilà pour les exactions de Rome. Le mémoire insiste ensuite, avec autant de véhémence, sur l'avidité personnelle des envoyés pontificaux qui parcourent le royaume, et sur les collations de bénéfices que le Saint-Siège se permet: «Les églises sont appauvries par une foule de provisions et de pensions.... Que le Saint-Siège use de modération! Que la première de toutes les églises n'abuse pas de sa suprématie pour dépouiller les autres! Innocent III, Honorius III, Grégoire IX ont distribué autour d'eux beaucoup de prébendes françaises, mais les prédécesseurs d'Innocent IV n'ont pas conféré tous ensemble autant de bénéfices que lui seul pendant les années encore peu nombreuses de son pontificat. Si le prochain pape suivait la même progression, le clergé de France n'aurait plus d'autre ressource que de le fuir ou de le mettre en fuite. Les choses en sont déjà venues à un tel point que les évêques ne peuvent plus pourvoir leurs clercs lettrés, ni les personnes honorables de leurs diocèses, et en cela on porte préjudice au roi, comme à tous les nobles du royaume, dont les fils et les amis étaient jusqu'à présent pourvus dans les églises, auxquelles ils apportaient en retour des avantages spirituels et temporels. Aujourd'hui on préfère des étrangers, des inconnus, qui ne résident même pas, aux gens du pays. Et c'est au nom de ces étrangers que les biens des églises sont emportés hors du royaume, sans qu'on songe à la volonté des fondateurs, d'où ne résultent pour l'Église romaine que la haine et le scandale.»

Gautier Bardins, bailli et conseiller du roi au XIIIe siècle, d'après sa pierre tombale. (H. Bordier, Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, Paris, 1869, in-8º.)
Gautier Bardins, bailli et conseiller du roi au XIIIe siècle, d'après sa pierre tombale. (H. Bordier, Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, Paris, 1869, in-8º.)

Le Mémoire du mois de juin 1247 (dont l'authenticité n'est pas douteuse) démontre amplement que les abus condamnés par la fausse Pragmatique florissaient déjà au XIIIe siècle. Toutefois la différence est grande entre la Pragmatique et le Mémoire: celui-ci, quoiqu'il soit rédigé avec fermeté, n'est après tout qu'une requête; il se termine par des protestations d'attachement et de condoléance: «Le roi compatit fort aux embarras du pape; mais, quelle que soit son affection, il doit travailler de tout son pouvoir à conserver intacts le bon état, les libertés et les coutumes du royaume que Dieu lui a confié»; la Pragmatique, au contraire, se présente comme une ordonnance royale pour la réformation de l'Église, faite sans l'approbation de l'Église. Le Mémoire demande l'atténuation, plutôt que la suppression, des maux qu'il dénonce; la Pragmatique proclame des principes de droit public. Enfin, si Louis IX avait osé prendre des mesures aussi radicales que celles de la Pragmatique, elles auraient eu, sans doute, quelque efficacité; pour le Mémoire, «il produisit, dit Mathieu de Paris, une vive impression, mais l'émotion qu'il causa est restée, jusqu'à présent, sans résultat».

«Nous ne savons pas, dit le dernier historien d'Innocent IV, si les levées de subsides pour l'Église romaine ont été continuées en France après 1247. Quant aux provisions, le pape, après les avoir pratiquées avec quelque excès jusqu'en 1247, en diminua le nombre pendant un certain temps, mais, à la fin du pontificat, les nominations de clercs étrangers, dont s'était plaint saint Louis, reparurent avec une nouvelle persistance[72].» Sous les successeurs d'Innocent, la France et l'Europe furent sillonnées, plus que jamais, par les «marchands» et les banquiers du pape, chargés de recueillir, pour le compte de Rome, l'argent des centièmes et des dixièmes. Et les plaintes du clergé s'élevèrent, plus hautes d'année en année. Au mois d'août 1262, un synode de prélats français refusa d'accorder à Urbain IV le subside que son mandataire les priait de consentir: «l'Église des Gaules gémissait depuis trop longtemps sous des charges trop pesantes; elle avait versé des sommes énormes pour la croisade, pour le Saint-Siège; elle ne pensait pas que des sacrifices nouveaux fussent suffisamment motivés». Urbain IV passa outre, et en même temps qu'il pressait la levée du centième pour la Terre Sainte, il imposa, l'année suivante, des décimes pour la croisade de Sicile, pour la croisade pontificale contre Manfred. «On payait alors, dit un chroniqueur limousin, la décime pour Charles d'Anjou et le centième pour la Terre Sainte. L'archevêque de Tyr était chargé de la levée du centième; Simon, cardinal de Sainte-Cécile, était le collecteur général de la décime. Bien que ce cardinal fût français de naissance et eût été chancelier du roi de France, quand il était trésorier de l'église de Tours, il connaissait parfaitement les usages de Rome pour ronger et dévorer les bourses, bene didicerat morem Romanorum ad bursarum corrosionem. Je ne saurais dire toutes les exactions et les violences qui furent commises à l'occasion de cette décime et dans l'intérêt des collecteurs.» En 1265, c'est Clément IV qui demande de nouveau aux clercs de France des subsides, en invoquant les nécessités de l'Église et le péril de son champion en Italie, Charles d'Anjou. Les décimes d'Urbain IV n'avaient pas suffi, et, quoique le produit du centième pour la Terre Sainte eût été détourné de sa destination, appliqué aux frais des guerres ultramontaines, il fallait de l'argent encore. Cette fois l'assemblée de la province de Reims protesta par un manifeste, où, se disant accablée par les tributs précédemment imposés, elle parlait de sa «servitude», et rappelait que le schisme de l'Église grecque avait eu pour cause l'avarice et l'avidité des Romains: «plutôt que d'obtempérer aux ordres du pape, elle se déclarait prête à braver l'excommunication, car, elle en était persuadée, la rapacité de la Curie ne cesserait que le jour où cesseraient l'obéissance et le dévouement du clergé....»

Philippe le Hardi, fils de saint Louis, d'après sa pierre tombale.
Philippe le Hardi, fils de saint Louis, d'après sa pierre tombale.

Si Louis IX l'avait voulu, il aurait certainement empêché Urbain IV et Clément IV, papes français, dévoués à sa personne, de continuer, à l'égard de l'Église gallicane, les procédés d'Innocent. Mais il ne le voulut pas. La levée de la décime d'Urbain IV se fit, au contraire, avec son assentiment, et grâce à son appui, per compulsionem regis. Comment expliquer cette complaisance, après ce qui s'était dit à Lyon en 1247? On le voit très clairement. En 1247 le roi avait blâmé d'autant plus sévèrement les exactions pontificales qu'elles étaient alors destinées à alimenter contre l'Empereur une guerre qu'il n'approuvait pas et qu'elles faisaient le plus grand tort aux perceptions pour la croisade. Urbain IV et Clément IV ont prodigué au roi les subsides qu'il sollicita d'eux en vue de l'expédition d'outre-mer, et leurs exactions étaient destinées à soutenir une entreprise,—celle de Charles d'Anjou, son frère,—qu'il n'avait pas encouragée, sans doute, mais qu'il ne lui appartenait pas d'entraver. D'ailleurs, même en 1247, il n'avait pas contesté formellement le droit pontifical d'imposer. Comme tous les princes de son temps, il le reconnut tacitement, à condition d'en surveiller l'exercice, et, parfois, d'en profiter. C'est plus tard que la redoutable question de la propriété des biens d'Église fut, pour la première fois, discutée et tranchée en principe: elle est au fond du premier Différend entre Philippe et Boniface.

Ch.-V. Langlois, Extrait d'un ouvrage en
préparation (1895).

IV.—LOUIS IX ET LES VILLES.
LES PASTOUREAUX

Au XIIIe siècle, les «Communes» en décadence n'étaient plus assez turbulentes, assez puissantes, pour que la couronne eût à les craindre. Elles n'ont jamais causé d'embarras au gouvernement de Louis IX. C'est sous le règne de Louis IX, au contraire, que le pouvoir royal commença d'intervenir avec succès dans les affaires des communes. Vers 1256, une ordonnance royale imposa à toutes les villes de Normandie une constitution très analogue aux Établissements de Rouen: le maire serait choisi chaque année par le roi, sur une liste de trois candidats dressée par le maire sortant de charge et les prud'hommes du lieu; les communes furent, en outre, obligées à soumettre, chaque année, en novembre, leurs comptes à des commissaires du roi; elles furent invitées à ne passer aucun contrat, à ne consentir aucun don—sauf les «pots de vin»—sans l'autorisation royale. Une autre ordonnance, sans doute un peu postérieure, disposant pour toute la France, généralisa le régime nouveau de tutelle administrative et financière et d'uniformité: «Tous les maires de France» seront faits, chaque année, le même jour, le lendemain de la Saint-Simon et Saint-Jude; à l'octave de la Saint-Martin, l'ancien maire et quatre prud'hommes de la ville (dont quelques-uns choisis parmi ceux qui auront eu le maniement des deniers communaux), viendront à Paris «pour rendre compte à nos gens de leurs recettes et de leurs dépenses». On a conservé quelques-uns des comptes présentés aux gens du roi en exécution de ces règlements. Le rédacteur de l'Ordonnance se proposait certainement de prévenir les malversations, les dépenses somptuaires, les désordres qui avaient contribué à amener la ruine des villes libres, alors surchargées pour la plupart de dettes excessivement lourdes. Mais se rendait-il compte que les exigences des rois étaient aussi pour quelque chose dans la triste situation des finances communales? Blanche de Castille avait souvent employé les milices des communes; Louis IX s'en servit aussi; les communes avaient pris l'habitude de prêter au roi, pour ses besoins, de l'argent que le gouvernement royal avait pris, de son côté, l'habitude de ne pas rendre. «Quand le roi alla outre-mer, disait le magistrat de la ville de Noyon, le 7 avril 1260, nous lui donnâmes 1500 livres, et, quand il fut outre-mer, la reine nous ayant fait entendre que le roi avait besoin de deniers, nous lui donnâmes 500 livres. Quand le roi revint d'outre-mer, nous lui prêtâmes 600 livres, mais nous n'en recouvrâmes que 100 et nous lui fîmes abandon du reste. Quand le roi fit sa paix avec le roi d'Angleterre, nous lui en donnâmes 1200. Et, chaque année, nous devons au roi 200 livres tournois pour cause de la commune que nous tenons de lui, et nos présents aux allants et venants nous coûtent bien, bon an mal an, 100 livres ou plus. Et quand le comte d'Anjou, frère du roi, fut en Hainaut, on nous fit savoir qu'il avait besoin de vin; nous lui en envoyâmes dix tonneaux, qui nous coûtèrent 100 livres, avec le transport. Après, il nous fit savoir qu'il avait besoin de sergents pour garder son fief; nous lui en envoyâmes cinq cents qui nous coûtèrent au moins 500 livres. Quand ledit comte fut à Saint-Quentin, il manda la commune de Noyon, et elle y alla pour garder son corps, ce qui nous coûta bien 600 livres, et la ville de Noyon fit tout cela pour le comte en l'honneur du roi. Après, au départ de l'armée, on nous fit savoir que le comte avait besoin d'argent et qu'il aurait vilenie si nous ne lui aidions; nous lui prêtâmes 1200 livres, dont nous lui abandonnâmes 300 pour avoir le reçu scellé des 900 autres.»—Ainsi, l'exploitation des villes, si fidèles, si soumises, par le roi ou en son nom était une des causes du déficit qui légitima leur mise en tutelle. Et les villes ne protestèrent pas: les doléances de Noyon sont bien timides; on n'en connaît pas de plus hardies.

Au-dessous des prudentes aristocraties qui gouvernaient les communes, et dans les campagnes, il y avait une immense plèbe obscure, souffrante et barbare, qui ne comptait pas. Une seule fois, au temps de Louis IX, elle émerge en pleine lumière historique, bouleversée par un orage, dans un éclair.—A la nouvelle des malheurs du roi et des croisés en Égypte, vers Pâques 1251, un grand courant de compassion agita les populations mystiques, violentes, du nord de la France. Des bandes de misérables, hommes, femmes et enfants, errèrent de village en village: elles allaient délivrer le roi, conquérir Jérusalem. Bientôt, elles se formèrent en horde. Un chef surgit. Qui était-ce? D'où venait-il? les contemporains ne l'ont pas su; ils disent que c'était un vieillard, de soixante ans ou environ, pâle, maigre, avec une longue barbe, qui parlait d'une manière entraînante en français, en tiois et en latin; on l'appelait le «maître de Hongrie»; il passait pour tenir, dans son poing constamment fermé, la charte de la Sainte Vierge qui lui avait confié sa mission. De Brabant, de Hainaut, de Flandre, de Picardie, une cohue de «pastoureaux» roula en quelques semaines jusqu'à Paris, grossie en chemin de vagabonds, de voleurs et de filles. Le peuple de France, s'il faut en croire le franciscain Salimbene, était animé contre l'Église officielle qui, après avoir recommandé l'expédition d'Égypte, abandonnait les croisés à leur sort, des sentiments les plus hostiles: «Les Français, dit Salimbene, blasphémaient en ce temps-là; quand les frères prêcheurs et les frères mineurs demandaient l'aumône, les gens grinçaient des dents et, à leur vue, donnaient à d'autres pauvres, en disant: «Prends cela, au nom de Mahomet, plus puissant que le Christ». Toujours est-il que les Pastoureaux, qui pourchassaient les clercs, furent d'abord bien accueillis. Ceux d'Amiens, les tenant pour de «saintes gens», les avaient ravitaillés. Dans Paris, ils étaient soixante mille, avec armes et bannières. «Leur chef, écrivait à ses frères d'Oxford le custos des franciscains de Paris, viole la dignité ecclésiastique; il maudit les sacrements; il bénit le peuple, il prêche, il distribue des croix, il a inventé un nouveau baptême, il fait de faux miracles, il tue les gens d'église. Lors de son arrivée à Paris, telle a été l'émotion populaire contre les clercs que, en peu de jours, on en a tué, jeté à l'eau, blessé un grand nombre; un curé qui disait sa messe a été dépouillé de sa chasuble, on l'a couronné de roses, par dérision....» Il paraît que le maître de Hongrie, reçu par la reine Blanche soit à Maubuisson, soit dans une autre des résidences royales des environs, l'avait si bien «enchantée que la reine et son conseil tenaient pour bon tout ce qu'il faisait». On dit qu'il monta dans la chaire de l'église Saint-Eustache et prêcha en costume d'évêque, mitre en tête. En quittant Paris, les Pastoureaux, enivrés de leur popularité et de leur force, se divisèrent en plusieurs corps. Les uns allèrent à Rouen; ils pénétrèrent de force dans la cathédrale et dans la maison archiépiscopale dont ils expulsèrent les clercs. D'autres, sous la conduite du Maître, firent leur entrée triomphale à Orléans, le 11 juin; là, le Maître prêcha encore; il y eut une bagarre où furent assommés des clercs de l'Université; comme à Paris, comme à Rouen, comme à Amiens, les bourgeois qui avaient ouvert les portes de leur ville, malgré les représentations de l'évêque, ne s'opposèrent point aux excès. A Tours, les franciscains et les dominicains eurent beaucoup à souffrir de la fureur des Pastoureaux, qui les traînèrent dans les rues, à moitié nus, pillèrent leurs églises et coupèrent, dit-on, le nez d'une statue de la Vierge.—C'est alors, mais alors seulement, que l'on réussit à persuader la reine de mettre la fin à de tels actes. Les clercs racontaient des choses terribles sur le compte du Maître de Hongrie: c'était un moine apostat, un nécromancien, instruit aux écoles de Tolède, qui avait promis au sultan d'Égypte de lui livrer des chrétiens, les pauvres diables qu'il entraînait à sa suite; il avait établi la polygamie dans son camp. D'un si dangereux personnage, il fallait se débarrasser. C'était facile: les Pastoureaux se dispersaient de plus en plus; il y en avait maintenant en Normandie, en Anjou, en Bretagne, en Berry....—Du jour où la protection tacite de Blanche ne les couvrit plus, les Pastoureaux furent perdus; cette force aveugle ne pouvait rien contre la force organisée. D'ailleurs, ils se condamnaient eux-mêmes. A Bourges, tous les clercs s'étant retirés avant leur arrivée, ils s'attaquèrent aux Juifs, et même aux bourgeois qui, d'abord, les avaient bien traités. On leur courut sus, et le Maître de Hongrie périt dans un combat, près de Villeneuve-sur-Cher. Ce qui restait de sa horde fut aussitôt traqué avec ardeur; les malheureux s'enfuirent dans toutes les directions et on en pendit jusqu'à Aigues-Mortes, jusqu'à Marseille, jusqu'à Bordeaux, jusqu'en Angleterre. «On dit, écrit le custos des franciscains de Paris, qu'ils avaient l'intention: 1º de détruire le clergé, 2º de supprimer les moines, 3º de s'attaquer aux chevaliers et aux nobles, afin que cette terre, ainsi privée de tous ses défenseurs, fut mieux préparée aux erreurs et aux invasions des païens. C'est vraisemblable, d'autant plus qu'une multitude de chevaliers inconnus, vêtus de blanc, est apparue en Allemagne....» Mathieu de Paris rapporte que, dans les bagages des Pastoureaux qui furent pris et exécutés en Gascogne, on trouva des poisons en poudre et des lettres du sultan. La mémoire des Pastoureaux fut écrasée sous le poids de ces légendes, vite acceptées par la crédulité publique.—Comme tous les mouvements du même genre, assez fréquents au moyen âge, cette jacquerie anti-cléricale fut absolument stérile.

LE MÊME, Ibidem.


CHAPITRE XII

L'ANGLETERRE.

PROGRAMME.—Guillaume le Conquérant. Henri II. La Grande Charte. Le Parlement.


BIBLIOGRAPHIE.

Quelques histoires générales de l'Angleterre méritent d'être recommandées d'abord: la classique Geschichte von England de Lappenberg et Pauli demeure, quoique ancienne, utile. Le livre de J. R. Green (A short history of the English people), qui a été traduit en français (Histoire du peuple anglais, Paris, 1888, 2 vol. in-8º) est très estimé; il faut se servir de l'édition illustrée qui en a été publiée par les soins de Mrs. Green, à Londres, de 1892 à 1894.—Voir aussi: H. D. Traill, Social England. A record of the progress of the people, t. Ier, London, 1893, in-8º; cet ouvrage est un résumé sommaire de l'histoire de la civilisation en Angleterre jusqu'à la fin du XIIIe siècle; rédigé par plusieurs écrivains, dont quelques-uns seulement sont des spécialistes, il est très inégal.

La conquête de l'Angleterre par les Normands a été maintes fois racontée. On ne lit plus l'Histoire de la conquête d'Aug. Thierry, tout à fait démodée. C'est aujourd'hui le livre de E. A. Freeman qui fait autorité, bien qu'il ait des défauts: History of the norman conquest of England, London, 1870-1876, 6 vol. in-8º.—Cf. W. de Gray Birch, Domesday book, a popular account, London, 1887, in-16; le même, Domesday studies, being the papers read at the meetings of the Domesday Commemoration, London, 1888-1894, 2 vol. in-8º;—J. H. Round, Feudal England, historical essays on the eleventh and twelfth centuries, London, 1895, in-8º.

Pour l'histoire générale de l'Angleterre sous les rois normands et sous les Plantagenets: E. A. Freeman, The reign of William Rufus, Oxford, 1882, 2 vol. in-8º;—miss K. Norgate, England under the angevin kings, London, 1887, 2 vol. in-8º;—Hubert Hall, Court life under the Plantagenets, London, 1890, in-8º.—Sur le règne d'Étienne: J. H. Round, Geoffrey de Mandeville, London, 1892, in-8º.—Sur le règne de Henri III: Ch. Bémont, Simon de Montfort, comte de Leicester, Paris, 1884, in-8º.

L'histoire des institutions se trouve dans les grandes histoires générales de la constitution anglaise de MM. R. Gneist (Englische Verfassungsgeschichte, Berlin, 1882, in-8º) et W. Stubbs (The constitutional history of England, Oxford, 1883-1887, 3 vol. in-8º). En français: E. Glasson, Histoire du droit et des institutions de l'Angleterre, Paris, 1882-1883, 6 vol. in-8º.—Voir aussi: Essays introductory to the study of English constitutional history, by resident members of the University of Oxford, London, 1887, in-8º;—J. Jacobs, The Jews of angevin England, London, 1893, in-8º.

M. Ch.-V. Langlois a réuni des renseignements sur ce que l'on savait et sur ce que l'on pensait, au moyen âge, en France, des Anglais: Les Anglais du moyen âge, d'après les sources françaises, dans la Revue historique, LII (1893).

On trouvera des biographies très soignées des principaux personnages de l'histoire d'Angleterre pendant cette période dans le Dictionary of national biography de MM. Leslie Stephen et Sidney Lee, en cours de publication.

Nous avons donné (Bibliographie du ch. X) la liste des monographies les plus importantes sur l'histoire sociale de l'Angleterre au moyen âge.


I—LA MORT DE HENRI II PLANTAGENET.

M. Paul Meyer a récemment découvert, dans la bibliothèque de sir Thomas Phillipps, à Cheltenham (Angleterre), un poème en plus de 19 000 vers dont personne n'avait parlé et que probablement personne n'avait jamais lu depuis le moyen âge, bien que la littérature française ne possède pas, jusqu'à Froissart, une seule œuvre en vers ou en prose qui combine au même degré l'intérêt historique et la valeur littéraire. Il a pour sujet l'histoire très détaillée de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, régent d'Angleterre pendant les premières années du règne de Henri III, mort en 1219, qui occupa sous quatre règnes les plus hauts emplois dans le gouvernement de son pays. L'auteur, peut-être un héraut d'origine normande, a gardé l'anonyme, mais nous savons qu'il a composé son ouvrage d'après des sources très sûres, qu'il était contemporain des événements qu'il a racontés, et qu'il avait de la bonne foi et du bon sens. On jugera de son talent narratif par le petit chef-d'œuvre que M. P. Meyer a publié d'abord dans la Romania[73]. «C'est, dit l'éditeur, le récit des derniers moments de Henri II, de la scène du pillage qui eut lieu après sa mort, de ses funérailles, enfin des premiers actes de Richard roi. Toutes les parties de ce récit portent le cachet de la vérité; on sent qu'on est en présence de témoignages de première main. D'ailleurs, le contrôle, là où il est possible, est constamment favorable au poème.

La mort de Henri II a été accompagnée des souffrances physiques et des douleurs morales les plus poignantes. Épuisé par une maladie cruelle, humilié dans son honneur de souverain, il lui était réservé d'apprendre dans les derniers jours de sa vie qu'il était trahi par celui qu'il aimait le mieux au monde, par Jean, le plus jeune de ses fils. Cette fin si triste a vivement frappé les contemporains: elle a été racontée par plusieurs historiens; elle a même donné lieu à une légende qu'on peut lire parmi les frivoles récits du Ménestrel de Reims. Le compte rendu le plus détaillé et jusqu'ici le plus exact que nous en ayons est celui que Giraut de Barri a inséré dans son traité de l'instruction des princes. Dans l'ensemble, Giraut est d'accord avec le poème, mais chacun offre certains traits particuliers, et ces traits sont surtout nombreux dans le poème, dont la narration est de beaucoup la plus circonstanciée que nous ayons de cet événement. Ainsi nous voyons bien dans Giraut que le roi, jetant les yeux sur la liste des barons qui s'étaient ligués contre lui avec son fils Richard, fut consterné d'y voir le nom de Jean, son fils bien-aimé, mais le récit du poème est bien autrement précis et émouvant. Nous y voyons Henri, après avoir conclu un traité humiliant avec Philippe Auguste, faire demander à celui-ci la liste de ceux qui s'étaient engagés (empris) contre lui avec le roi de France. Le messager, un certain Rogier Malchael, revient, et aux questions que lui fait le roi déjà gravement malade, il répond: «Sire, puisse Jésus-Christ me venir en aide! le premier qui est ici écrit, c'est le comte Jean votre fils!»

Et cil en suspirant li dist:
«Sire, si m'ait Jhesu Crit,     
Li premiers qui est ci escriz,
C'est li quens Johan vostre fiz.»

C'est dans le texte qu'il faut lire la suite. Il y a dans notre ancienne littérature peu de pages aussi émouvantes que celle où est contée la douleur sans espoir du malheureux roi qui n'en veut plus entendre davantage, dont la tête se perd, qui marmotte des paroles inintelligibles (il parlait, mais nul ne savait—Prou entendre ce qu'il disait); qui meurt enfin d'une hémorragie. Il souffrait d'une maladie nerveuse, probablement d'un rhumatisme articulaire; et l'on sait quel degré d'intensité peut atteindre la souffrance morale chez les malheureux dont le système nerveux est attaqué.

Quant li reis Henris entendi
Que la riens ou plus atendi
A bien faire e qu'il plus amot
Le traïsseit, puis ne dist mot
Fors tant: «Asez en avez dit.»
Lors s'entorna devers son lit:
Li cors li frit, li sans li trouble
Si k'il out la color si troble
Qu'el fu neire e persie e pale,
Por sa dolor qui si fut male
Perdi sa memorie trestote,
Si qu'il n'oï ne re vit gote.
En tel peine et en tel dolor
Fu travalliez tresque al terz jor.     
Il parlout, mais nuls ne saveit
Prou entendre k[e] il diseit.
Li sanz li figa sur le cuer,
Si l'estut venir a tel fuer
Que la mort, sans plus e sanz mains,
Li creva le cuer a ses mains.
Molt le tient a cruel escole,
E uns brandons de sanc li vole
Fegié de[l] nés e de la boche.
Morir estuet kui mort atoche
Si cruelment com el fist lui.
A grant perte e a grant annui
Torna o toz [cels] qui l'amerent
E a toz cels qui o lui erent.
Si vos direi a poi de some
K'onques n'avint a si halt home
Ce qui avint a son morir,
Kar l'om ne l'out de quei couvrir,
Ainz remest si povre e estrange
K'il n'out sor lui linge ne lange.

La mort du roi fut le signal d'une scène de pillage repoussante. C'était presque l'usage, lorsque le défunt avait une valetaille considérable. Le Maréchal intervient, sans succès, auprès du sénéchal Étienne de Marzai, afin d'obtenir que quelque aumône soit faite aux pauvres accourus dans l'espoir de participer aux distributions qu'il était de coutume de faire à la mort d'un grand personnage. Il y a là tout un ensemble de menus faits très caractéristiques, que nous ne connaissions pas par le détail, mais qu'on pouvait cependant soupçonner en gros. Ces deux lignes de Gervais de Cantorbéry donnaient à penser: «Rex Henricus... male interiit .ij. nonas Julii (6 juillet 1189) apud Chinon, et apud Fontem Ebraudi miserabiliter sepultus est, ut præ pudore regis cetera taceam.»

Sceau de Henri Plantagenet.
Sceau de Henri Plantagenet.

La scène qui vient ensuite, et où le poète nous fait assister à l'avènement de Richard Ier, est plus riche encore en faits nouveaux. C'est en outre un tableau achevé. Il faut, pour se rendre compte de la scène, savoir qu'à la retraite du Mans Guillaume le Maréchal, placé à l'arrière-garde de l'armée du roi Henri, s'était trouvé face à face avec Richard, et allait le frapper de sa lance, lorsque celui-ci s'était écrié: «Par les jambes Dieu! Maréchal, ne me tuez pas! je n'ai pas mon haubert[74]!» et le Maréchal avait répondu: «Non! je ne vous tuerai pas, que le diable vous tue!» et il s'était contenté de le mettre à pied en lui tuant son cheval. Or, présentement c'était Richard qui était roi. Il arrivait à Fontevrault, ayant appris la mort de son père. «Mais,» dit le poète, toujours habile à insinuer ce qu'il ne veut pas dire, «je n'ai pas enquis ni su s'il en fut affligé ou content.» Cependant les barons qui avaient été fidèles à Henri, qui par conséquent avaient combattu contre Richard, se tenaient à l'entour de la bière. «Ce comte[75]», disaient les uns, «nous voudra mal, parce que nous nous sommes tenus avec son père.—Qu'il fasse comme il voudra!» disaient les autres; «ce n'est pas à cause de lui que Dieu nous abandonnera! Il n'est pas le maître du monde, et s'il nous faut changer de seigneur, Dieu nous guidera. Mais c'est pour le Maréchal que nous sommes inquiets, car il lui a tué son cheval. Toutefois le Maréchal peut bien savoir que tout ce que nous possédons, chevaux, armes, deniers, est à son service.—Seigneurs,» répond le Maréchal, «il est vrai que je lui ai tué son cheval, mais je ne m'en repens pas. Grand merci de vos offres, mais j'aurais peine à accepter ce que je ne saurais rendre. Dieu m'a accordé tant de bienfaits depuis que je suis chevalier, qu'il m'en accordera encore, j'en ai la confiance.»

Et tandis qu'ils parlaient ainsi, ils virent venir le comte de Poitiers, «et je vous dis—c'est le poète qui parle—qu'en sa démarche il n'y avait apparence de joie ni d'affliction, et personne ne nous saurait dire s'il y eut en lui joie ou tristesse, déconfort, courroux ou liesse». Il s'arrêta devant le corps et demeura un temps silencieux, puis il appela le Maréchal et Maurice de Craon. La conversation qui eut lieu entre Richard et le Maréchal a dû être contée plus d'une fois par ce dernier à ses amis, notamment à Jean d'Erlée, de qui le poète l'a probablement recueillie. Elle est à l'honneur de l'un et de l'autre. Guillaume s'y montre loyal et ferme: il a tué le cheval, il aurait pu tuer Richard s'il l'avait voulu. Richard de son côté oublie le passé: fidèle à sa politique, bien connue d'ailleurs, qui consistait à se rattacher les amis de son père, il confie au Maréchal une mission importante, et peu après lui donne en mariage la comtesse de Striguil.

Les tombeaux des Plantagenets, à Fontevrault.
Les tombeaux des Plantagenets, à Fontevrault.

Dist li quens: «Mar., beal sire,
L'autrier me volsistes ocire,
E mort m'eüssez sans dolance
Se ge n'eüsse vostre lance
A mon braz ariere tornée,
S'i eüst malveise jornée.»
Il respondit al conte: «Sire,
Einz n'oi talent de vos ocire
N'onques a ceo ne mis esfors,
Quer ge sui unquor assez forz
A conduire une lance arme[z]
Enteis que g'ere desarme[z];
E altresi, se ge volsisse,
Tot dreit en vostre cors ferisse
Com ge fis en cel de[l] cheval.
Se ge l'ocis nel tieng a mal,
N'encor ne m'en repent ge point.»     
Issi respondi point a point.
E li quens respondi a dreit
«Mar., pardoné vos seit,
Ja envers vos n'en avrai ire.
—La vostre merci, beal doz sire,»
Dist sei li Mar. adonkes,
«Quer vostre mort ne voil ge unkes.»
Si respondi li Mar.,
Qui unques ne volt estre fals.
Li quens dist: «Ge voil de ma part
Ke vos e Gilebert Pipart
Augiez tantost en Engleterre.
Si pernez garde de ma tere
E de trestost mon autre afaire,
Si comme il le convient [a] faire,
K'a bien paiez nos en tenjon,
Quele ore que nos i venjon.
E ge m'en vois, si preing en main
Que matin reve[n]drai demain;
Si sera enoreement
Ensepeliz e richement
Li reis mis peres e a dreit
Comme si halt hom estre deit.»

Pour apprécier la valeur historique de ce morceau, il faut le comparer à ce que les historiens nous rapportent des funérailles de Henri II et de l'avènement de Richard. Ceux-ci ne savent rien de l'entrevue de Richard et du Maréchal; et quant à la scène des funérailles, ce qu'ils disent est purement légendaire; ils content en effet que lorsque Richard approcha du corps de son père, le sang coula avec abondance des narines du roi défunt, comme si la présence du fils coupable avait éveillé chez le père un sentiment d'indignation.

P. Meyer, L'Histoire de Guillaume le Maréchal, poème français inconnu, dans la Romania, t. XI, 1882.


II—LA GRANDE CHARTE.

En 1213, Jean sans Terre, qui depuis six ans était en lutte déclarée avec son clergé et avec le pape, céda devant l'excommunication lancée contre lui et surtout devant la menace d'une invasion française sollicitée par Innocent III. Il invita lui-même le nonce du pape Pandolfo qui, deux ans auparavant, lui avait reproché «d'aimer et d'ordonner les détestables lois de Guillaume le Bâtard au lieu des lois excellentes de saint Édouard», à venir en Angleterre; il alla au-devant de lui à Douvres, et là, le lundi avant l'Ascension, il promit solennellement «d'obéir aux ordres du pape sur toutes les choses pour lesquelles il avait été excommunié»; puis, la veille de l'Ascension, il résigna sa couronne entre les mains du pape représenté par Pandolfo et prêta serment d'être fidèle à Dieu, à saint Pierre et à l'Église romaine. Dans le chapitre de Winchester, où il fut relevé de l'excommunication fulminée contre lui, il jura, «touchant les saints Évangiles, d'aimer la sainte Église et de la défendre contre tous ses adversaires, de rétablir les bonnes lois de ses prédécesseurs et surtout celles du roi Édouard, de juger tous ses hommes selon la justice et de rendre à chacun son droit» (20 juillet); puis, «s'humiliant pour Celui qui s'était humilié pour les hommes jusqu'à la mort», touché par la grâce du Saint-Esprit, il offrit et concéda au Saint-Siège les royaumes d'Angleterre et d'Irlande (13 octobre); il se fit le vassal du pape auquel il promit un tribut annuel de mille marcs d'argent. Enfin il prit la croix. Il invoquait la protection de l'Église après s'être placé sous sa dépendance.

Cependant les grands ne restaient pas inactifs. Dans un parlement tenu à Saint-Paul de Londres, l'archevêque de Cantorbéry prenant à part un certain nombre de seigneurs, leur rappela le serment prêté par le roi à Winchester: «Voici, ajouta-t-il, qu'on vient de trouver une charte du roi Henri Ier grâce à laquelle, si vous le voulez, vous pouvez rétablir dans leur ancien état les libertés depuis longtemps perdues.» Puis, montrant cette charte, il la fit lire en séance publique, manœuvre habile et qui devait être décisive, car maintenant les ennemis du despotisme royal savaient ce qu'ils devaient demander. Ils apparaissaient comme les défenseurs des lois du royaume contre le roi lui-même.

Un an après, quand, vaincu et déshonoré dans sa campagne de France, Jean sans Terre fut revenu dans son royaume (19 octobre 1214), les comtes et les barons, assemblés à Saint-Edmundsbury, eurent de longs entretiens secrets. On leur exhiba de nouveau la charte de Henri I. Tous jurèrent sur l'autel principal «que, si le roi refusait de leur concéder les lois et libertés promises par cette charte à l'Église et aux grands, ils lui feraient la guerre et abjureraient leur fidélité». Ils résolurent de présenter au roi une pétition collective en ce sens après Noël, et chacun se sépara, prêt à prendre les armes, s'il le fallait. Après Noël, en effet, ils vinrent à Londres en appareil militaire et ne se retirèrent que lorsque le roi leur eut fourni de bonnes cautions qu'il remplirait ses promesses. «Du jour où fut produite la charte de Henri I, dit un chroniqueur anonyme, tous les esprits furent gagnés à ses partisans; c'était le mot et l'avis de tous qu'ils se dresseraient comme un mur pour la maison du Seigneur, pour la liberté de l'Église et du royaume.»

Le lundi après l'octave de Pâques (27 avril 1215) les barons s'assemblèrent en armes à Brackley; ils apportaient une «cédule» ou pétition, «qui contenait la plupart des lois et coutumes antiques du royaume» et affirmaient «que, si le roi refusait de les ratifier, ils prendraient ses châteaux, ses terres et possessions, et l'obligeraient de force à leur donner satisfaction». Après que cette cédule eut été lue au roi: «Et pourquoi, demanda-t-il, les barons ne me demandent-ils pas aussi ma couronne?», sacrant et jurant «qu'à aucun prix il ne se mettrait dans leur servage». A cette nouvelle, les barons mirent à leur tête Robert Fils-Gautier, qu'ils appelèrent «le maréchal de l'armée de Dieu et de la sainte Église». Londres, toujours prête à s'allier aux ennemis de la royauté, leur ouvrit ses portes; de là, ils invitèrent le reste de la noblesse à se joindre à eux. La plupart et surtout les jeunes gens répondirent à cet appel. «Les tribunaux de l'Échiquier et des shériffs vaquèrent dans tout le royaume, parce qu'on ne trouva personne qui voulût donner de l'argent au roi, ni en rien lui obéir.»

Réduit aux abois, Jean sans Terre demanda la paix, assurant «qu'il ne tiendrait pas à lui qu'elle ne fût rétablie», et il délivra des saufs-conduits à tous ceux qui voudraient venir conférer avec lui. En même temps, fait qui suffirait à lui seul, s'il y avait besoin de preuves, à prouver la duplicité de son caractère, il fit écrire au pape (29 mai) une lettre dans laquelle il exposait son différend avec les barons et où il déclarait que leur hostilité l'empêchait d'accomplir son vœu de Croisade. L'entrevue à laquelle il avait convié ceux qu'il dénonçait ainsi au chef spirituel de la chrétienté n'en eut pas moins lieu. On peut supposer que le roi était d'autant plus disposé à faire des concessions et à prêter des serments qu'il espérait davantage s'en faire bientôt relever. Il avait établi son camp entre Windsor et Stanes, dans un endroit où, semble-t-il, les Anglo-Saxons avaient, aux temps anciens, coutume de s'assembler pour délibérer sur les affaires de l'État, et qui, à cause de cela, portait le nom de «Prairie de la Conférence» (Runnymead). Le roi accueillit gracieusement les barons, accepta la pétition qu'ils lui apportaient l'épée au poing, y fit apposer son sceau et consentit enfin à jurer la Grande Charte qui fut revêtue à son tour du grand sceau de la royauté (15 juin).

Après avoir assisté aux origines de la Grande Charte, on se rend mieux compte de son caractère. Ce n'est pas une constitution nouvelle arrachée par les barons à la royauté; ce sont les antiques libertés de la nation que le roi s'engage à respecter. Mais l'acte de 1215 est plus explicite qu'aucun de ceux qui l'ont précédé et préparé. La charte de Henri Ier compte 14 articles; celle de Jean, 63. Henri l'avait accordée bénévolement au début de son règne, et il avait pu se contenter de promesses générales; en 1215, au contraire, on voulait réparer les injustices commises sous le régime arbitraire de trois règnes et en empêcher le retour. Les stipulations furent donc d'autant plus précises que les griefs avaient été plus nombreux et plus évidents.

Toutes les classes qui comptaient alors dans la société avaient souffert de la politique angevine; à toutes la Grande Charte offrit des réparations. Au clergé, elle promettait le maintien de ses privilèges et surtout la liberté des élections canoniques déjà décrétée par Jean sans Terre l'année précédente. Pour la noblesse, elle fixait le droit ou la procédure en matière de succession féodale, de garde-noble, de mariage, de dettes, de présentation aux bénéfices ecclésiastiques. D'autre part elle accordait la protection royale aux marchands circulant avec leurs marchandises, décrétait l'unité des poids et mesures, confirmait les privilèges des villes, des bourgs, des ports, de Londres en particulier. Enfin, elle garantissait la liberté individuelle en décidant que nul ne pourrait être arrêté ni détenu, lésé dans sa personne ni dans ses biens, sinon par le jugement de ses pairs et conformément à la loi; elle promettait à tous une justice bonne et prompte, et en rendait moins onéreuse l'administration en réservant les «plaids communs» à une section permanente de la cour du roi, en réglant la tenue des assises, en adoucissant le système des amendes, si gros d'abus. En matière financière, elle interdisait aux seigneurs de lever aucune aide, sauf dans trois cas exceptionnels; de même, l'aide royale ou écuage ne pouvait être exigée que dans ces trois cas, sinon le roi devait demander l'assentiment du «commun conseil du royaume», c'est-à-dire de l'assemblée composée par les archevêques, évêques et abbés et par les principaux chefs de la noblesse. En matière administrative, elle promettait le bon recrutement des fonctionnaires publics et amoindrissait leur importance; elle assurait la libre navigation sur les rivières et interdisait l'extension des forêts royales. Ce dernier article dut être surtout bien accueilli des petits tenanciers ruraux si maltraités par la rigueur des pratiques forestières depuis le Conquérant. C'était donc la nation entière, et non telle ou telle classe privilégiée, qui prenait ses garanties contre la royauté; mais aussi elle ne faisait pas une révolution, puisqu'elle prétendait seulement lier le roi aux anciennes lois du royaume.

Cependant les barons croyaient si peu à la sincérité du roi, qu'ils essayèrent de le mettre hors d'état de se délier de ses promesses. L'article 61 institua une sorte de comité de surveillance de 25 barons élus par le «commun conseil» ou Parlement; quatre d'entre eux, choisis par leurs collègues, seraient chargés de surveiller les agissements du roi et de ses fonctionnaires; ils porteraient au roi les plaintes des personnes molestées, et, s'il refusait de leur rendre justice, ils pourraient l'y contraindre par la force. Enfin le roi s'engageait à s'abstenir de toute tentative pour faire révoquer ou amoindrir aucune des concessions et libertés qu'il avait accordées.

Sceau de Jean sans Terre.
Sceau de Jean sans Terre.

Ces belles promesses, les ordres que le roi multiplia pour assurer l'exécution de la Grande Charte n'avaient qu'un but, celui de gagner du temps, car Jean attendait la réponse du pape à sa lettre du 29 mai. Elle arriva enfin. Elle ne pouvait pas être conçue en termes plus favorables pour la cause du roi d'Angleterre. Dans sa bulle du 24 août, en effet, Innocent III, adoptant tous les arguments et reproduisant le récit des faits que lui avait fournis Jean sans Terre, exposa que le roi avait été contraint par la force et par la crainte, «qui peut tomber même sur l'homme le plus courageux»; il réprouva et condamna le pacte de Runnymead; il défendit, sous menace de l'anathème, au roi de l'observer, et aux barons d'en exiger l'observation. En même temps, il rappela aux barons dans une seconde bulle (25 août) que la suzeraineté de l'Angleterre appartenait à l'Église romaine, qu'on ne pouvait opérer dans le royaume aucun changement préjudiciable aux droits de l'Église, que le traité passé avec le roi «était non seulement vil et honteux, mais encore illicite et inique»; il les invita donc à «faire de nécessité vertu», à renoncer à la Grande Charte et à donner au roi toutes satisfactions légitimes pour les dommages qu'il avait subis.

Puis, au concile de Latran, il excommunia les barons anglais «qui persécutaient Jean, roi d'Angleterre, croisé et vassal de l'Église romaine, en s'efforçant de lui enlever son royaume, fief du Saint-Siège». Il n'épargna même pas l'archevêque de Cantorbéry, Etienne de Langton, qui, en réalité dirigeait depuis deux ans l'opposition parlementaire. Langton se rendit à Rome pour se justifier. Son départ, en privant les grands de leur chef le plus respecté, désagrégea le parti; quelques-uns revinrent au roi; les plus déterminés appelèrent Louis de France, et de réformateurs devinrent révolutionnaires.

Ch. Bémont, Chartes des libertés anglaises,
Paris, A. Picard, 1892, in-8º. Introduction.


III—LES ÉLÉMENTS ET LA FORMATION DU PARLEMENT D'ANGLETERRE.

Presque immédiatement après la conquête de Guillaume le Bâtard, le baronnage normand établi en Angleterre apparaît divisé en deux portions et pour ainsi dire en deux étages: les hauts barons, barones majores, et les petits vassaux immédiats de la couronne, tenentes in capite, que l'on appelle aussi parfois barones minores. Ceux-ci forment une classe nombreuse, indépendante et fière. Remarquez bien qu'ils sont en dehors de la mouvance et de la juridiction du haut baronnage. S'ils ne sont pas les égaux des barons, ils ne sont pas leurs subordonnés, ils ne leur doivent aucun service, ils ne relèvent que du roi. Les seules différences qui se marquent d'assez bonne heure entre les deux catégories sont que les barones majores ont des domaines notablement plus étendus (la tenure baronniale doit contenir 13-1/2 fiefs de chevalier) et qu'ils sont convoqués individuellement à l'armée et au conseil du roi, au lieu que les petits tenants sont cités en masse par l'intermédiaire du shérif. Ce sont des différences de degré, non de genre. Ces deux moitiés du baronnage ne tarderont pas à se modifier; l'intervalle s'élargira sensiblement entre elles. Toutefois, même après que la première sera seule depuis plus d'un siècle en possession de conseiller le souverain, tandis que la seconde, confondue d'abord avec les vassaux des barons dans la classe des chevaliers, sera en voie de se mélanger avec toute la masse des propriétaires libres, l'unité originelle de la classe baronniale ne s'effacera pas complètement. Quand les chevaliers seront appelés au Parlement, leur premier mouvement sera de se joindre aux barons; le premier mouvement des barons sera de les accueillir, et lorsqu'un peu plus tard les deux groupes se sépareront et que les chevaliers s'en iront siéger avec les représentants des villes, ils apporteront à leurs nouveaux collègues, avec la fierté, la hardiesse, la fermeté d'une ancienne classe militaire qui a de longues traditions de commandement et de discipline, l'avantage d'une communication naturelle et d'une facile entente avec le haut baronnage dont ils se sont écartés plutôt que détachés. Barons et chevaliers resteront longtemps encore comme la branche aînée et la branche cadette d'une même famille.

De bonne heure, toutefois, une divergence tend à se produire entre les habitudes et les goûts des deux baronnages. Les petits vassaux sont naturellement moins assidus que les grands barons aux assemblées publiques, moins empressés à suivre le roi dans ses expéditions. L'exploitation de leurs terres leur demande des soins plus personnels. Leur absence, en ces temps de violence et de spoliation, expose leurs droits de possession à des périls qui ne menacent pas les personnages puissants. Aussi font-ils tous leurs efforts pour se dérober. Comme il est naturel, le roi est moins attentif à exiger la présence de cette multitude à ses conseils. La convocation des petits vassaux directs tombe donc rapidement en désuétude. Pendant plus d'un siècle après la conquête, l'avis et l'acquiescement de cette classe ne sont jamais mentionnés en tête des ordonnances royales. Les grands vassaux, les évêques et les juges y figurent seuls; ils y figurent avec une constance qui atteste leur assiduité. Sous les rois normands et angevins, on aperçoit d'abord autour du trône un corps formé des grands officiers du Palais, chefs de l'administration générale, et d'un certain nombre de prélats et de barons que le roi estime particulièrement capables et de bon jugement. C'est le conseil du roi. A ce groupe permanent s'adjoignent dans les circonstances importantes—guerre à déclarer, subsides extraordinaires à fournir, édits à promulguer,—le reste des grands vassaux laïques et ecclésiastiques. Ils forment alors le magnum concilium, le grand conseil. Le roi tient la main à ce qu'ils y assistent, car leur consentement—qu'ils ne peuvent refuser à une volonté si puissante—décourage toute résistance locale à l'exécution des mesures, et eux-mêmes sentent qu'ils ont intérêt à être présents pour discuter et faire réduire les charges dont ils sont menacés.

Ce simple fait a eu des conséquences immenses; le baronnage se divise. Deux groupes distincts s'y forment par un lent dédoublement:—une haute classe provinciale sédentaire, qui comprend tous les petits vassaux directs du prince avec les barons les moins considérables, et une aristocratie politique qui comprend, avec tous les grands barons, les conseillers appelés par la couronne. Et l'on voit le point précis où la division s'opère; c'est la présence et la séance habituelles au conseil du roi qui distinguent et caractérisent cette aristocratie; c'est le fait de la convocation individuelle et nominative qui tend à devenir le signe extérieur et officiel de sa dignité. Circonstance capitale, car la qualité de noble et les privilèges dévolus alors en tout pays à la classe la plus haute vont s'arrêter à cette ligne de partage. Attachés de bonne heure à l'activité supérieure du conseiller public et de l'homme d'État, ils ne franchiront pas l'enceinte d'une assemblée de dignitaires, ils ne descendront pas au reste du baronnage; et celui-ci, rejeté par comparaison vers la classe immédiatement inférieure, ne tardera pas à se confondre et à se niveler avec la masse des hommes libres.

Un siège ne se partage pas, une fonction ne se morcelle pas indéfiniment. La noblesse est donc devenue, comme la pairie, strictement héréditaire par primogéniture. Liée à un office indivisible, elle ne passe qu'à l'aîné, tête pour tête, et les autres fils n'ont rien qui les distingue du commun des citoyens. Au lieu d'un ordre composé de familles privilégiées, qui tend à s'augmenter de génération en génération par l'excédent des naissances, l'Angleterre n'a eu qu'un groupe d'individus privilégiés qui devait tendre à se réduire, de génération en génération, par l'extinction des lignées, et qui se serait éteint en effet sans de nouvelles créations. L'antique «isonomie» anglaise, vantée par Hallam, est due à cette pairie très peu nombreuse qui, constituée tout d'abord en corps gouvernant, a pour ainsi dire fait écluse, a retenu les inégalités à son niveau, et les a empêchées de se répandre en s'abaissant et se corrompant sur toute une caste disséminée dans la nation.

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*   *

Essayons maintenant de rejoindre dans les comtés les petits vassaux directs de la couronne, et recherchons ce qu'ils y deviennent. Les premières tendances qui s'accusent et le premier mouvement qui se dessine sont d'un caractère tout féodal. Les fiefs de chevaliers, inconnus au lendemain de la conquête, s'établissent rapidement. Ce sont des domaines déterminés auxquels la charge du service militaire est spécialement attachée au lieu de peser indistinctement sur les terres du manoir. De là, en Angleterre comme sur le continent, une distinction très nette entre deux natures de propriété: propriété noble et propriété ordinaire; la première tenue à condition du service des armes, et soumise tant à la règle stricte de la primogéniture qu'à des droits d'aide, de garde et de mariage fort onéreux pour les détenteurs; la seconde tenue «en libre socage» et affranchie des plus lourdes des obligations féodales. La tenure militaire a pour conséquence une première fusion entre les vassaux directs de la couronne et les vassaux des seigneurs ou arrière-vassaux qui occupent la terre à ce même titre. Mais elle semble de nature à séparer profondément les uns et les autres de la masse des propriétaires fonciers ordinaires, et à constituer les chevaliers en une classe à part, en une sorte d'ordre équestre hautain et fermé.

D'autres causes plus puissantes que l'esprit féodal ont écarté le péril. Premièrement, l'Angleterre du XIIe siècle était l'un des pays de l'Europe où il y avait le plus d'hommes libres, c'est-à-dire de propriétaires libres, à côté et en dehors de la chevalerie féodale. C'étaient, soit des Normands de condition inférieure qui avaient suivi ou rejoint leurs seigneurs, soit d'anciens propriétaires saxons qui, rentrés en grâce après un temps auprès des nouveaux maîtres du sol, avaient recouvré la liberté et une partie de leurs terres. Plusieurs documents du XIIe siècle nous montrent ces Saxons en excellents rapports avec les hommes libres et les barons normands, unis à eux par des mariages et de bonne heure s'élevant eux-mêmes au rang baronnial. La classe des propriétaires libres non nobles avait donc ici ce qui lui manquait en France: le nombre, la masse, la consistance. Un des signes de son importance est que c'est elle qui a fourni, dès l'origine, le principe de la classification des personnes. Bracton, légiste anglais du XIIIe siècle, ne distingue que deux conditions personnelles: la liberté et le vilenage. Les autres distinctions ne sont pour lui que des subdivisions sans importance juridique. A peu près à la même époque, le légiste français Beaumanoir partage le peuple en trois classes: nobles, hommes libres, serfs. Les hommes libres, ici, n'étaient guère que les bourgeois. Ceux qui vivaient dans les campagnes avaient grand' peine à ne pas déchoir de leur condition; ils n'échappaient à un changement d'état qu'en allant demeurer dans les villes.

Ainsi la classe des propriétaires libres non nobles, en Angleterre, formait un corps puissant, capable d'attirer à lui la classe immédiatement supérieure, celle des chevaliers, et de l'absorber ou de s'y absorber si les circonstances diminuaient l'écart de l'une à l'autre.

Le rapprochement ne se fit pas attendre; les fiefs de chevalier, qui étaient d'abord d'une étendue assez considérable, se morcellent fréquemment dès le XIIe siècle. On les partage principalement pour l'établissement des filles et des puînés. Cela devient d'un usage si fréquent que le législateur est forcé d'intervenir. La grande charte (édition de 1217) défend d'aliéner les fiefs dans une mesure telle que ce qui reste ne suffise plus pour répondre des charges attachées à la tenure militaire. C'est encore un symptôme de la division croissante de la propriété. En 1290, le législateur abolit les sous-inféodations, et, à cette occasion, consacre, pour tout homme libre qui n'est pas vassal immédiat du roi, le droit de vendre tout ou partie de sa propriété, même sans le consentement de son seigneur. Dans l'un et l'autre cas, l'acquéreur devient le vassal du même seigneur que le vendeur. Ces mesures contribuent à multiplier les petits tenants directs de la couronne. D'autre part, les domaines des chevaliers changeant de mains et diminuant d'importance, la condition sociale des détenteurs tendait à se rapprocher de celle des propriétaires libres ordinaires, naguère très au-dessous d'eux, aujourd'hui leurs égaux par la fortune. Il n'y avait pas abaissement par la raison que, pendant la même période, la richesse générale, et, partout, le produit des terres, avaient sensiblement augmenté, en sorte que le revenu d'une moitié ou d'un tiers ne devait pas être inférieur au revenu entier d'autrefois. Mais il y avait nivellement entre les deux classes. Plus d'un haut baron dont le fief s'était dispersé en dots ou en autres libéralités fut entraîné dans le mouvement. La diminution du nombre des baronnies après le règne de Henri III est un fait incontestable.

Il se trouvait d'ailleurs que pendant le même temps, le genre de vie et les habitudes des deux classes avaient cessé d'être très différents. Les chevaliers, par les mêmes raisons qui les décourageaient de se rendre au conseil du roi, manifestèrent de bonne heure une très vive répugnance pour la guerre. Les possessions les plus menacées de la couronne étaient en France. Il fallait presque toujours quitter le sol anglais, traverser la mer et s'en aller au loin sur le continent. De bonne heure, les chevaliers se montrent préoccupés d'échapper à cette obligation. Lorsque le roi Henri II leur offre de les exempter moyennant une taxe d'exonération, ils acceptent avec empressement. C'est l'impôt qu'on a appelé scutagium, escuage. A ce prix, les chevaliers restaient dans leurs foyers. Mais cette taxe de rachat laissait subsister toutes les autres charges de la tenure militaire, notamment ces lourds et scandaleux droits de mariage et de garde qui n'existaient sous cette forme et avec cette rigueur qu'en Angleterre et en Normandie. Aussi essaye-t-on de se dérober à la chevalerie elle-même, cause ou occasion de tant de maux; on néglige ou l'on évite de se faire armer chevalier. Les ordonnances qui enjoignent de recevoir cet honneur reviennent incessamment au cours du XIIIe siècle; cela prouve clairement qu'on ne s'y prêtai que de mauvaise grâce. Dès 1278, le roi commande aux shérifs de contraindre à recevoir l'accolade, non pas seulement les personnes appartenant à la classe des chevaliers, mais tous les hommes dont le revenu foncier égale vingt livres sterling, de quelque seigneur et à quelque titre qu'ils tiennent leurs terres. Cette prescription, répétée depuis, montre à quel point le cours des temps et la force des choses avaient mélangé les deux classes, soit en faisant monter dans la première les propriétaires libres opulents, soit en faisant descendre dans la seconde les chevaliers qui avaient laissé se diviser leurs domaines. Il est remarquable que, en moins d'un siècle, le principe de la primogéniture, déjà appliqué aux tenures en chevalerie, devient, sauf dans le Kent et dans quelques autres districts, la règle ordinaire pour les tenures ordinaires, dites en socage. Voilà bien l'indice que la distinction entre les tenures ne correspondait plus à une distinction tranchée entre les personnes. C'est en grande partie la même classe qui possédait la terre à ces deux titres; elle appliquait dans les deux cas le même régime successoral. En somme, dès le XIIIe siècle, les chevaliers, agrarii milites, paraissent avoir pris en grande majorité les goûts et les mœurs d'une simple classe de propriétaires ruraux.

Pour connaître tous les éléments du Parlement futur, il reste à considérer les villes. Le développement des agglomérations urbaines a présenté en Angleterre des caractères exceptionnels. Premièrement la formation de grands centres paraît avoir été beaucoup plus tardive qu'en France. Ici, la liberté, un certain bien-être, les chances de s'enrichir ne manquaient pas dans les districts ruraux. Le séjour dans les villes n'était pas la seule voie ouverte aux classes inférieures pour améliorer leur condition. La vie urbaine exerçait donc une moindre attraction. D'ailleurs l'Angleterre du moyen âge n'était aucunement un pays industriel; c'était un pays agricole et surtout pastoral qui vivait de la vente de ses laines. La grande majorité des villes avait le caractère de bourgs ruraux; leur population était identique, pour les occupations et les mœurs, avec celle du reste du comté. Les grandes villes, dépendant presque toutes directement du roi, avaient été exemptes de ces luttes entre le comte, l'évêque et les bourgeois, qui remplissent l'histoire de nos communes. Elles avaient reçu sans opposition leurs chartes de royauté. Aucun grief ne les indisposait ou ne les prévenait contre les barons et les chevaliers de leur voisinage; elles se confiaient à eux sans inquiétude et sans répugnance. Enfin les réunions avec la noblesse du district étaient devenues familières aux bourgeois; les règles administratives générales soumettaient en effet les villes aux autorités du comté pour les inspections de la garde nationale, pour les élections, et les obligeaient à se faire représenter en cour de comté lorsque les assises étaient tenues par les juges ambulants.—Il n'y a rien ici qui rappelle notre tiers état purement bourgeois, classe isolée, fermée sur elle-même, étrangère à la population rurale, dont elle ne fait que recueillir les fugitifs, à la fois haineuse et humble à l'égard de la noblesse provinciale qui l'entoure. Tout au contraire, les habitants de la plupart des villes anglaises se trouvaient unis et mêlés en mille occasions à toutes les autres classes d'habitants de leur comté; une longue période de vie communale les avait préparés à s'entendre et à se confondre avec les chevaliers et les propriétaires libres leurs voisins.

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Tandis que la classe des chevaliers paraissait déchoir en perdant son caractère militaire et ses titres féodaux, et se mélangeait avec la classe immédiatement inférieure, les deux classes se relevaient ensemble. C'est la justice ambulante, organe de la royauté, qui a provoqué ce mouvement ascendant et cette rentrée en scène. C'est cet instrument apparent de centralisation qui a préparé la classe moyenne rurale à son futur rôle politique.

Déjà les premiers rois normands avaient remis en mouvement une vieille institution anglo-saxonne: la Cour de comté. Cette Cour où étaient tenus de se réunir les prélats, comtes, barons, propriétaires libres, et en outre le maire et quatre habitants de chaque village, avait cette physionomie démocratique que présentent beaucoup d'institutions du moyen âge. Les attributions étaient nombreuses et variées; elle était à la fois cour de justice criminelle, cour de justice civile, cour d'enregistrement du transfert des domaines, lieu de publicité pour les ordonnances royales, bureau de recettes pour l'impôt. Ce système, très puissant en apparence et très concentré, ne tarda pas à montrer ses insuffisances. D'abord les grands barons, qui avaient des juridictions propres, étaient exemptés de paraître aux réunions ordinaires. Les chevaliers obtinrent de bonne heure de nombreuses dispenses. Les villes ne manquèrent pas de faire inscrire la même immunité dans leurs chartes. Privée de ses meilleurs éléments, la Cour de comté était en outre dépeuplée par les abstentions. L'institution des juges ambulants, régularisée en 1176, lui communique une vie nouvelle. Ces grands personnages, familiers de la cour du roi, arrivaient dans les comtés avec les pouvoirs les plus étendus. Leurs commissions portaient qu'ils ne devaient se laisser arrêter ni par les immunités des barons ni par les franchises des villes. Quand ils siégeaient, celles-ci déléguaient douze bourgeois pour figurer à côté des autres éléments de la Cour de comté, et les plus grands seigneurs comparaissaient au moins par mandataire. Toute la population locale, noble et roturière, rurale et urbaine, se trouvait ainsi réunie. Nul doute que cette circonstance n'ait contribué singulièrement à précipiter la fusion des races et des classes. Toutefois, on n'administre point au moyen d'une assemblée. Les juges ambulants (justitiarii itinerantes), en laissant subsister nominalement la Cour de comté, ne tardèrent point à la considérer comme un simple lieu d'élection pour les commissions de toute nature qui furent réellement chargées des affaires. De quels éléments étaient formées ces commissions, on peut le pressentir. Les grands juges ne voulaient pas généralement de bien aux barons, ils se défiaient du shérif, dont l'autorité était, en un certain sens, rivale de la leur. Étrangers au comté, ils avaient besoin d'une assistance locale, et n'étaient pas en mesure d'organiser une bureaucratie sédentaire. Force était donc de faire appel à la chevalerie du lieu, seule classe assez indépendante, assez éclairée pour leur prêter un utile secours. On les voit, en effet, prendre de plus en plus les chevaliers pour auxiliaires, et partager avec eux les pouvoirs qu'ils enlèvent au shérif ou à la Cour de comté. Successivement l'assiette et la perception de l'impôt, le contrôle de l'armement de la gendarmerie nationale, le soin de recevoir le serment de paix, l'instruction locale des crimes et délits, le choix du grand jury d'accusation, la participation aux jugements par l'organe du jury restreint, sont confiés à des commissions de chevaliers qui opèrent le plus souvent sous la direction des juges ambulants.

On voit sans peine l'effet de cette révolution. L'activité de la chevalerie n'est plus concentrée dans la Cour de comté. Cette classe n'est plus comme par le passé soumise au shérif, elle ne voit plus en lui le représentant le plus direct d'une royauté puissante. D'autres fonctionnaires plus élevés, mandataires plus immédiats du souverain, sont survenus. Ils se sont adressés directement à elle, ont dépossédé pour elle les anciens pouvoirs, ont réclamé son assistance et suscité un immense mouvement de progrès dont eux et elle deviendront à la fin les seuls organes. En Angleterre, c'est la centralisation qui a donné l'éveil à la décentralisation, au self-government.

La classe éminemment non féodale des chevaliers de comté est dégagée dès la fin du XIIIe siècle. Désignée à la reconnaissance du public par la gestion de nombreux services locaux, elle va par la force des choses être appelée au Parlement. Il n'est pas étonnant qu'elle incline à se tenir à part des magnats militaires, imbus de l'esprit anarchique et turbulent du moyen âge. Elle est imbue d'un tout autre esprit, d'un esprit déjà moderne; elle est la gardienne de la paix du roi; elle exerce ses pouvoirs par commission de l'État, selon les termes précis de la loi statutaire. C'est un élément en avance sur les autres de la société future. Ainsi s'explique ce fait particulier à l'Angleterre, la formation d'une seconde Chambre largement recrutée dans une classe, celle des propriétaires fonciers, qui ailleurs auraient pris rang avec la noblesse, et dirigée effectivement par eux. Une institution de ce genre n'aurait pas pu naître sur le continent, où, au-dessous d'un pouvoir royal sans organisation, qui n'avait su ni l'employer ni l'assujettir, la noblesse était restée à la fois si féodale et si militaire, si peu portée à se concevoir comme un organe de l'État et de la loi, si étrangère à des devoirs civils imposés par un texte, si fermée sur elle-même et si jalouse de ses privilèges, si peu faite en un mot pour trouver dans ses rangs des représentants accrédités du reste de la nation.

Nous voilà en mesure de comprendre comment s'est formé le Parlement anglais. Le noyau de cette assemblée, le premier cristal auquel les autres sont venus s'agréger, c'est ce magnum concilium où figuraient dès l'origine les grands vassaux ecclésiastiques et laïques. Je ne me mêle pas de déterminer à quel titre les premiers y siégeaient. Était-ce à raison d'un fief, d'une baronnie ou de leur caractère spirituel? Le fait, bien plus décisif ici que le droit, est qu'ils appartenaient en grand nombre aux familles des grands vassaux, qu'ils avaient tous des domaines d'importance et de nature baronniale, soumis aux mêmes services et aux mêmes impôts que ceux de leurs collègues laïques, et qu'on les traitait volontiers de «barons comme les autres» (sicut barones cæteri). Ces deux ordres de magnats, rapprochés par tant de conditions communes, ont formé à eux seuls le grand conseil du souverain jusqu'au milieu du XIIIe siècle. La tradition de cette activité conjointe et prolongée a conjuré le péril d'une séparation tranchée entre les deux ordres de la noblesse et du clergé, cette même séparation qui paraît en France avec les États généraux, et qui s'est perpétuée jusqu'en 1789. Là encore, la constitution précoce d'une aristocratie politique a eu des résultats d'un prix inestimable.

C'est environ trente ans après l'institution régulière de la justice ambulante que la classe des chevaliers, relevée par l'importance des devoirs qu'elle accepte et des services qu'elle rend à l'État dans l'administration locale, secondée et supplée par toute la haute classe des propriétaires, commence à se rapprocher du Parlement. Ce n'est pas elle qui en demande l'entrée. Devenue à ce point nombreuse, compacte, active, elle est une puissance que ni le roi ni les barons ne peuvent négliger de concilier à leur cause. Ce sont eux qui vont la chercher, l'inviter, la presser. En 1213, au cours de la lutte qui aboutit à la grande charte, le roi commence. Pour la première fois, quatre chevaliers, choisis dans chaque comté, sont cités à cette fin expresse de s'entretenir avec le prince des affaires de l'État. En 1215, la grande charte paraît laisser de côté le principe de l'élection et de la représentation. Après le roi Jean, il y a une période d'apaisement. On revient donc à l'ancienne procédure, et le grand conseil reste relativement aristocratique jusqu'en 1254, époque où la lutte s'aigrit de nouveau entre la royauté et le baronnage. Chacun des deux partis commence à sentir le besoin de trouver des alliés dans le reste de la nation. A cette date, deux chevaliers par comté sont convoqués; ils se rencontrent avec les procureurs du clergé paroissial, appelé de son côté pour la première fois à se faire représenter au Parlement. Jusque-là, les abbayes, les prieurés et les églises cathédrales étaient seuls appelés avec les prélats. Le rôle de tous ces nouveaux venus est encore bien humble; ils sont là pour écouter, pour apprendre et rapporter dans les comtés et dans les paroisses les résolutions prises par le grand conseil. Il ne paraît pas qu'ils délibèrent: on les congédie au cours de la session, et l'assemblée des magnats continue à débattre sans eux les grandes affaires, dont ils n'ont pas à connaître.

Quoi qu'il en soit, nous retrouvons les uns et les autres en nombre variable, irrégulièrement et à de longs intervalles, dans plusieurs des Parlements subséquents, en 1261, 1264, 1270, 1273. En 1295, la convocation, à raison de deux par comté, est passée en coutume, et, à la même date, une formule spéciale est adoptée pour la convocation des représentants du clergé paroissial. Désormais aucun Parlement ne sera régulier sans cette double citation. Pendant le même temps, un autre élément a obtenu l'entrée de l'enceinte parlementaire. Les villes principales, surtout celles qui sont pourvues de chartes, ont été convoquées en 1265 par Simon de Montfort. Trente ans après, en 1295, une ordonnance royale les invite à se faire représenter par deux de leurs habitants,—citoyens ou bourgeois,—et, à partir de cette date, une citation régulière leur est adressée pour chaque Parlement. 1295 est donc une date capitale. Le commencement du XIVe siècle trouve le Parlement constitué avec tous les caractères d'une assemblée véritablement nationale, où figurent, plus complètement même qu'à l'heure présente (car il y a eu depuis des exclusions et des déchéances), tous les éléments qui composent le peuple anglais.

Que nous voilà loin de la France, où ni les campagnes ni le clergé paroissial n'ont été réellement représentés pendant la plus grande partie du moyen âge! Mais plus considérable encore paraîtra la différence si nous examinons de quelle manière les éléments signalés plus haut se répartissent, s'agrègent et se classent au sein du Parlement. Au commencement, les bourgeois siègent isolément; au contraire, les chevaliers des comtés se réunissent aux barons; cela est naturel, puisqu'ils représentent comme eux l'intérêt féodal et rural. Le clergé vote alors séparément son subside. Cette répartition en trois est celle qu'on observe en 1295. Elle se reproduit en 1296, en 1305, en 1308. Elle est identique avec celle des États de France à la même époque. Mais un autre arrangement ne tarde pas à prévaloir. Les affinités les plus puissantes sont en effet, d'une part, entre les barons et les prélats, accoutumés depuis deux siècles à délibérer en commun; d'autre part, entre les chevaliers et les bourgeois, les uns et les autres électifs et concurremment élus ou proclamés dans la cour du comté, où ils se sont plusieurs fois rencontrés sous la présidence des juges ambulants. Une distribution conforme à ces tendances prévaut de plus en plus. A partir de 1341, les chefs du clergé (sauf en quelques circonstances rares) restent unis aux seigneurs laïques et forment avec eux la Chambre des lords. A partir de la même date, la fusion correspondante est accomplie entre les deux autres classes. Chevaliers et bourgeois forment ensemble la Chambre des communes et ne se séparent plus que dans un petit nombre de cas exceptionnels, dont il n'y a plus d'exemple après le XIVe siècle. Quant au dernier élément, le bas clergé, le clergé paroissial, il fait également partie de la Chambre des communes, mais il ne tarde pas à devenir moins assidu et à s'écarter. Sa pauvreté, les devoirs de son ministère, le retiennent au loin. Il se sent d'ailleurs plus à l'aise dans les propres assemblées du clergé, les convocations du Cantorbéry et d'York, auxquelles il est cité par les deux primats et où il forme comme une sorte de chambre basse. La coutume s'établit que la part de l'Église dans les subsides soit votée là et non plus au Parlement. Dès le milieu du XIVe siècle, le bas clergé a donc déserté la Chambre des communes, où demeurent seuls et maîtres les éléments séculiers de la représentation rurale et urbaine. Les chefs du clergé, encore très puissants à la Chambre des lords, où les abbés et les prieurs doublent et triplent le nombre des évêques, voient avec indifférence ces humbles curés de paroisse disparaître de cette Chambre des communes, dont ils ne soupçonnent pas encore les destinées et la future prépondérance.—C'est ainsi que le Parlement anglais, constitué dans ses éléments en 1295, nous apparaît, cinquante ans après, organisé et distribué selon trois principes qui le distinguent profondément de nos États généraux de France: 1º La division en deux Chambres, qui croise et brouille la division des classes, accentuée au contraire en France par la distinction des trois ordres. Aucun ordre n'est seul dans une même Chambre; ils sont mêlés deux par deux; il leur est impossible de s'isoler dans un esprit de classe étroit et exclusif; 2º La réunion dans la Chambre basse de l'élément urbain avec un élément rural très ancien, très puissant, très actif et originairement rattaché au baronnage. Pareille fusion est ce qui a le plus manqué à notre tiers état purement citadin, composé d'hommes nouveaux, tous personnages civils, magistrats des villes ou légistes, étrangers à la propriété de la terre et à la profession des armes. Faute d'une classe moyenne agricole, il n'a jamais pu combler le fossé qui le séparait de la noblesse; il est demeuré dans son isolement et n'a pas cessé de traverser ces alternatives de timidité et de violence, qui sont l'infirmité commune de toutes les classes nouvelles, sans alliances et sans traditions; 3º Enfin le caractère laïque prédominant de la haute assemblée, dont une branche ne contient aucune représentation ecclésiastique, tandis que cette représentation est mélangée dans l'autre à l'élément séculier, ne siège qu'en vertu d'un titre séculier,—le fief baronnial attaché aux évêchés et à certaines abbayes,—et se pénètre ainsi à un très haut degré du sentiment national et de l'esprit de la société civile.

E. Boutmy, Le développement de la constitution
et de la société politique en Angleterre
,
Paris, Plon, 1887, in-16. Passim.


CHAPITRE XIII

CIVILISATION CHRÉTIENNE ET FÉODALE

PROGRAMME.—L'Église; les hérésies; les ordres mendiants; l'Inquisition; la croisade albigeoise.—Les écoles: l'Université de Paris.—[La science au moyen âge.]


BIBLIOGRAPHIE.

L'histoire générale de l'Église chrétienne au moyen âge est traitée dans un grand nombre d'excellents Manuels, rédigés, surtout en Allemagne, à l'usage des étudiants en théologie. Sans parler des grandes Encyclopédies des sciences religieuses, sous forme de Dictionnaire, telles que celles de Wetzer et Welte, Hergenröther et Kaulen (catholique), de J. J. Herzog, de F. Lichtenberger (protestantes), les plus considérables de ces Manuels sont ceux de J. H. Kurtz (Lehrbuch der Kirchengeschichte, Leipzig, 1893, 2 vol. in-8º, 12e éd.);—de J. J. Herzog (Abriss der gesamten Kirchengeschichte, Erlangen, 1890-1892, 2e éd.);—de W. Mœller (Lehrbuch der Kirchengeschichte, Freiburg i. Br., 1889-1894, 5 vol. in-8º);—de K. Müller (Kirchengeschichte, I, Freiburg i. Br., 1892, in-8º);—de Ch. Schmidt (Précis de l'histoire de l'Église d'Occident au moyen âge, Paris, 1885, in-8º).—Les Manuels (catholiques) de MM. Funk et Kraus ont été traduits en français (Funk, Histoire de l'Église, tr. Hammer, Paris, 1892, 2 vol. in-16;—Kraus, Histoire de l'Église, tr. Godet, Paris, 1891, 3 vol. in-8º), ainsi que la grande et classique Konciliengeschichte de K. J. v. Hefele (Histoire des Conciles, tr. de l'all. par O. Delarc, Paris, 1869-1876, 11 vol. in-8º).

Il existe en outre des Manuels spéciaux pour l'histoire générale du Dogme et de la Liturgie au moyen âge. Il est inutile d'indiquer ici en détail les grands ouvrages de K. R. Hagenbach, Ad. Harnack, etc., quelle qu'en soit la réputation. Disons seulement qu'un résumé (Grundriss) du Lehrbuch der Dogmengeschichte de Ad. Harnack a été traduit en français (Précis de l'histoire des dogmes, tr. par E. Choisy, Paris, 1893, in-8º).

Tous ces Manuels contiennent d'abondants renseignements bibliographiques.—Nous nous contenterons de recommander ici quelques monographies très importantes ou particulièrement commodes.

Organisation de l'Église, spécialement en France: P. Fournier, Les officialités au moyen âge, Paris, 1880, in-8º;—P. Imbart de la Tour, Les élections épiscopales dans l'église de France du IXe au XIIe siècle, Paris, 1891, in-8º;—A. Gottlob, Die päpstlichen Kreuzzugs-Steuern des 13 Jahrhunderts, Heiligenstadt, 1892, in-8º.

Les hérésies et l'Inquisition: Ch. Schmidt, Histoire et doctrines de la secte des Cathares, Paris, 1849, 2 vol. in-8º;—Ch. Molinier, L'Inquisition dans le midi de la France, Paris, 1881, in-8º et les autres travaux de M. Ch. Molinier;—H. C. Lea, A history of the Inquisition of the middle ages, New-York, 1888, 3 vol. in-8º;—F. Tocco, L'eresia nel medio evo, Firenze, 1884, in-8º;—L. Tanon, Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France, Paris, 1893, in-8º.—L'ouvrage posthume du célèbre I. v. Döllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters (München, 1890, 2 v. in-8º), n'est pas sûr.

Les ordres monastiques: E. Sackur, Die Cluniacenser in ihrer kirchlichen und allgemeingeschichtlichen Wirksamkeit, Halle, 1892-1894, 2 vol. in-8º;—H. d'Arbois de Jubainville, Les abbayes cisterciennes et en particulier Clairvaux au XIIe et au XIIIe siècle, Paris, 1868, in-8º;—P. Sabatier, Vie de saint François d'Assise, Paris, 1894, in-8º.

Les écoles. L'histoire de l'organisation de l'enseignement au moyen âge, en Allemagne, a été écrite par F.-A. Specht, Geschichte des Unterrichtswesens in Deutschland von den ältesten Zeiten bis zur Mitte des 13 Jahrhunderts, Stuttgart, 1885, in-8º.—Pour la France, de préférence au livre vieilli de L. Maître (Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occident... jusqu'à Philippe Auguste, Paris, 1866, in-8º), consulter sur le XIe et le XIIe siècle la monographie de A. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âge, Paris, 1895, in-8º;—sur le XIIIe, C. Douais, Essai sur l'organisation des études dans l'ordre des Frères Prêcheurs au XIIIe et au XIVe siècle, Paris-Toulouse, 1884, in-8º.—L'histoire des Universités, et, en particulier, de l'Université de Paris, a été renouvelée par les travaux du P. H. Denifle: Die Universitäten des Mittelalters bis 1400, I, Berlin, 1885, in-8º;—cf. le même et E. Chatelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, I, Paris, 1886, in-4º (avec une Introduction en latin).—Voir aussi les articles de vulgarisation de MM. H. Rashdall (English historical review, 1886) et A. Luchaire (Revue internationale de l'enseignement, 15 avril 1890), et le livre de H. C. Maxwell-Lyte, History of the University of Oxford from the earliest times, Oxford, 1886, in-8º.

L'histoire de la pensée ecclésiastique et de la science au moyen âge n'est pas achevée. On lirait avec grand profit le livre trop peu connu, puissamment systématique, de H. v. Eicken, Geschichte und System der mittelalterlichen Weltanschauung, Stuttgart, 1887, in-8º;—l'Histoire de la philosophie scolastique (Paris, 1872-1880, 3 vol. in-8º) et les autres ouvrages de M. B. Hauréau.—Consulter aussi: H. Reuter, Geschichte der religiösen Aufklärung im Mittelalter, Berlin, 1875-1877, 2 vol. in-8º;—Reginald Lane Poole, Illustrations of the history of mediæval thought, London, 1884, in-8º;—Th. Gottlieb, Ueber mittelalterliche Bibliotheken, Leipzig, 1890, in-8º.—Parmi les meilleures monographies: E. Renan, Averroès et l'Averroïsme, Paris, 1861, in-8º;—Ch. Jourdain, Excursions historiques et philosophiques à travers le moyen âge, Paris, 1888, in-8º;—M. Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, Leipzig, 1880-1892, 2 vol. in-8º;—V. Carus, Geschichte der Zoologie, München, 1872, in-8º;—M. Berthelot, La chimie au moyen âge, I, Essai sur la transmission de la science antique au moyen âge, Paris, 1893, in-4º.

Depuis que le pape Léon XIII a recommandé officiellement l'étude de saint Thomas d'Aquin, la philosophie thomiste et la scolastique du XIIIe siècle ont été l'objet, dans le monde catholique, d'une littérature dont il suffit de dire ici qu'elle est «plus abondante que savoureuse». Cf. Revue philosophique, 1892, I, p. 281 et s.

Quelques clercs du moyen âge ont laissé des Mémoires, des lettres, des sermons, etc., qui les font très bien connaître. On trouvera, dans ce chapitre, les études de MM. Gebhart et Hauréau sur Salimbene et sur Robert de Sorbon. Il y en a d'analogues, dont la lecture est aussi très agréable et très instructive. Citons, entre autres, celles qui ont été publiées sur Gerbert (J. Havet, Lettres de Gerbert, Paris, 1889, in-8º, Introduction); sur Raoul Glaber (E. Gebhart, dans la Revue des Deux Mondes, oct. 1891), sur Guibert de Nogent (E. Duméril, dans les Mémoires de l'Académie.... de Toulouse, 9e série, VI, 1894), sur Jean de Salisbury (R. Lane Poole, dans le Dictionary of national biography, t. XXIX (London, 1892, in-8º), p. 439), sur saint Bernard (E. Vacandard, Vie de saint Bernard, abbé de Clairvaux, Paris, 1895, 2 vol. in-8º), sur Guyard de Laon (B. Hauréau, dans le Journal des Savants, juin 1893), sur Guillaume d'Auvergne (N. Valois, Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, Paris, 1880, in-8º), sur Roger Bacon (E. Charles, Roger Bacon, Paris, 1861, in-8º).—Bien d'autres personnages ecclésiastiques du moyen âge mériteraient d'être présentés au public par des historiens compétents, au courant des récentes découvertes. On a beaucoup écrit, depuis trois siècles, sur Abailard; nous ne pouvons recommander, cependant, aucun ouvrage d'ensemble, facile à lire, sur Abailard. Il n'existe pas encore de bon livre sur Pierre le Chantre, ni sur Pierre le Peintre, ni sur tant d'autres. Des notices sont consacrées, dans l'Histoire littéraire de la France, à presque tous les clercs du moyen âge qui ont laissé dans leurs œuvres un reflet de leur personnalité; mais ces notices ne sont plus, pour la plupart, au courant de la science.

Sur les mœurs, le droit, la littérature et les arts ecclésiastiques, v. la Bibliographie du ch. XIV.


I—LA SECTE DES CATHARES EN ITALIE ET DANS LE MIDI DE LA FRANCE.

Le dualisme qui, sous la forme du manichéisme, avait eu tant de partisans dans l'Église des premiers siècles et qui était professé aussi par les Pauliciens, reparut au moyen âge sous la forme du catharisme ou de la religion des purs, [greek: chatharoi χαθαροἱ]. L'apparente facilité avec laquelle ce système prétendait résoudre, en théorie et en pratique, le problème du mal, l'attrait qu'il avait pour l'imagination par sa couleur mythologique, la moralité austère et incontestée de ses chefs, lui amenèrent autant de disciples qu'en avait eu jadis la doctrine de Manès. Né probablement en Macédoine, il s'était répandu dès le XIe siècle dans diverses contrées de l'Europe occidentale; on avait découvert et brûlé des cathares, qualifiés de manichéens, en Lombardie, dans le midi de la France, dans l'Orléanais, en Champagne, en Flandre. La persécution n'avait pas arrêté les progrès de la secte; vers le milieu du XIIe siècle elle était établie et fortement organisée dans les pays slaves et grecs, en Italie et dans la France méridionale. Elle avait des traductions du Nouveau Testament et d'autres livres en langue vulgaire, qui pour la plupart sont perdus; ses docteurs étaient aussi habiles que ceux du catholicisme.

Le système reposait sur l'antagonisme de deux principes, l'un bon, l'autre mauvais. Sur la nature de ce dernier, les cathares n'étaient pas d'accord; les uns croyaient que les deux principes étaient également éternels; selon les autres, le bon principe est seul éternel, le mauvais, qui est une de ses créatures, n'est tombé que par orgueil. Cette différence se retrouve dans la manière de concevoir l'origine du monde et celle des âmes. D'après le dualisme absolu, c'est le principe mauvais qui a créé la matière, le bon n'a créé que les esprits; une partie de ceux-ci furent entraînés sur la terre et enfermés dans des corps; Dieu consent à ce qu'ils y fassent pénitence et qu'ils passent, de génération en génération, d'un corps à un autre jusqu'à ce qu'ils arrivent au salut. Le dualisme mitigé admet que Dieu est le créateur de la matière, mais que le principe mauvais en est le formateur; les âmes ne sont pas venues sur la terre toutes à la fois; issues d'un premier couple, elles se multiplient comme l'enseignait l'ancien traducianisme. Pour tout le reste, les cathares des deux partis professent les mêmes doctrines. Le principe mauvais a imposé aux hommes la loi mosaïque, pour les retenir dans la servitude; d'où il suit qu'il faut rejeter l'Ancien Testament. Dieu voulant sauver les hommes de ce joug, leur envoie un esprit supérieur qui, ne pouvant entrer en contact avec la matière, ne prend que l'apparence d'un corps humain. La matière est la cause et le siège du mal; tout rapport volontaire avec elle devient une souillure; cette doctrine a pour conséquence pratique un ascétisme très rigoureux. Le pardon des péchés s'obtient par l'admission dans l'église des cathares, moyennant le baptême du Saint-Esprit, lequel est symbolisé par l'imposition des mains; cet acte s'appelait consolamentum, parce qu'il devait faire descendre sur l'homme l'esprit consolateur. Avant de le recevoir, il fallait avoir donné des gages de fidélité et s'être soumis à un jeûne de plusieurs jours. Ceux qui l'avaient reçu étaient appelés les parfaits; en France le peuple les qualifiait de bons hommes, de bons chrétiens par excellence. Ils renonçaient au mariage et à toute propriété, ne se nourrissaient que de pain, de légumes, de fruits, de poissons, voyageaient pour visiter les fidèles, avaient entre eux des signes secrets de reconnaissance, pouvaient enseigner la doctrine et donner le consolamentum. Les femmes parfaites avaient les mêmes obligations et les mêmes droits.

Ceux qui n'étaient pas parfaits formaient la classe des croyants; ils n'étaient pas astreints au même ascétisme, ils pouvaient se marier, posséder des biens, faire le commerce et la guerre, se nourrir de n'importe quoi, à la seule condition de recevoir le consolamentum avant leur mort. Ils faisaient avec les ministres de la secte un pacte, convenenza, conventio, par lequel ils s'engageaient à se faire consoler en cas de danger mortel, et à mener la vie des parfaits s'ils revenaient à la santé. Il y en avait de si enthousiastes que, pour ne pas perdre la grâce du baptême spirituel une fois reçu, ils se mettaient en endura, c'est-à-dire qu'ils se laissaient mourir de faim.

Le culte cathare, qui excluait tous les éléments matériels, se composait d'une prédication faite par un ministre, de l'oraison dominicale récitée par l'assemblée, de la confession des péchés suivie de l'absolution, enfin de la bénédiction donnée par le ministre et les parfaits. Ces derniers, quand ils assistaient à un repas, bénissaient le pain, que les croyants conservaient comme une sorte de talisman.

Le clergé de la secte n'admettait que des évêques et des diacres. L'église était divisée en évêchés, correspondant d'ordinaire aux diocèses catholiques; les villes, les châteaux, les bourgs formaient des diaconats. Les évêques entretenaient entre eux des relations intimes et fréquentes; il arriva que des députés des pays slaves et de l'Italie assistèrent à des conciles tenus dans le midi de la France.

En somme, ce système, malgré sa prétention de s'adapter au Nouveau Testament en l'interprétant par des allégories, était moins une hérésie chrétienne qu'une religion différente, mêlée de mythes cosmogoniques, que, dans ce résumé succinct, nous nous abstenons de mentionner.

Pour les autorités de l'Église, les cathares étaient un objet d'horreur, autant à cause de leur doctrine à moitié païenne qu'à cause de leur influence sur les peuples; on les traitait d'hérétiques par excellence, c'est à eux que ce nom était spécialement réservé par les auteurs qui ont écrit contre les sectes; c'est aussi à leur occasion que furent décrétées d'abord ces mesures de rigueur qui ont formé la législation inquisitoriale.

La tour de l'Inquisition, à Carcassonne.
La tour de l'Inquisition, à Carcassonne.

Du temps d'Innocent III ils dominaient en Lombardie, où Milan était leur centre. Protégés par les seigneurs, ils siégeaient dans les conseils des villes, célébraient publiquement leur culte, provoquaient à des disputes les théologiens catholiques. Un de leurs parfaits, Armanno Pungilovo de Ferrare, mort en 1269, avait mené une vie si exemplaire, qu'il fut sur le point d'être canonisé quand on découvrit qu'il n'avait été qu'un hérétique. Parce qu'ils condamnaient le mariage, le peuple leur donnait le même nom de patarins, par lequel, au XIe siècle, on avait désigné les adhérents du diacre Ariald, adversaire du mariage des prêtres. Les persécutions ordonnées par Innocent III et ses successeurs furent impuissantes; l'inquisition elle-même, organisée par Grégoire IX, rencontra pendant longtemps une résistance opiniâtre; en 1252, un inquisiteur, le frère Pierre de Vérone, fut tué par quelques nobles. Il fut canonisé sous le nom de saint Pierre-Martyr. Après cet attentat, il y eut une recrudescence de sévérité; mais quelque vigilant et quelque implacable qu'on fût, on ne réussit pas encore à extirper la secte, qui était renforcée au contraire par de nombreux réfugiés albigeois. Elle ne commence à décliner en Italie que dans le cours du XIVe siècle.

Dans le midi de la France le catharisme était devenu presque la religion nationale, ayant plusieurs évêchés, de nombreux diaconats et des écoles florissantes, fréquentées surtout par les enfants des nobles. Après des efforts stériles, tentés contre les hérétiques albigeois dans la seconde moitié du XIIe siècle, entre autres par saint Bernard, et au commencement du XIIIe principalement par saint Dominique, Innocent III chargea le frère Pierre de Castelnau d'être son légat pour l'extirpation de l'hérésie. Pierre, ayant excommunié le comte Raymond de Toulouse, fut assassiné en 1208. Le pape fit prêcher la croisade; une armée de Français du Nord, sous les ordres de Simon de Montfort, envahit les provinces méridionales et se signala par le massacre de populations entières[76]. Le 12 avril 1229, Louis IX accorda au comte Raymond la paix, à des conditions trop humiliantes pour fonder une réconciliation durable. D'ailleurs, le fanatisme des inquisiteurs excitait une indignation dont les derniers poètes provençaux se firent les organes passionnés; plus les violences augmentaient, plus se fortifiait la résistance des cathares; leur organisation subsista, les seigneurs continuèrent de les protéger et le peuple de les écouter; leur cause religieuse se confondait avec la cause nationale. En 1239, le comte de Toulouse, exaspéré par l'oppression, reprit les armes; il fut une seconde fois forcé de se soumettre. Quand le 29 mai 1242 on tua quatre inquisiteurs à Avignonet, le comte, soupçonné injustement d'avoir été l'instigateur de ce crime, fut excommunié par l'archevêque de Narbonne; il jura de venger la mort des victimes, mais aussi de ne plus tolérer les dominicains comme agents de l'inquisition. Pour témoigner de son dévouement à l'Église, il assiégea le château fort de Montségur, dernier refuge des Albigeois. Après plusieurs assauts la place dut se rendre; le 14 mars 1244, près de deux cents parfaits, dont deux évêques, périrent par le feu. L'hérésie ne se maintint plus que péniblement et en secret; beaucoup de membres de la secte se réfugièrent en Lombardie. Après la réunion du comté de Toulouse à la couronne de France, les rois achevèrent la destruction du catharisme, dont les dernières traces se perdent en ce pays dans la première moitié du XIVe siècle.

Ch. Schmidt, Précis de l'histoire de l'Église
d'Occident pendant le moyen âge
, Paris,
Fischbacher, 1885, in-8º.


II.—QUELQUES CLERCS DU XIIe ET DU XIIIe SIÈCLE

PRIMAT.—W. NAP.—SERLON.—LE CHANCELIER.

Peu de personnages ont joui dans le monde clérical, depuis le XIIe siècle, d'une popularité égale à celle d'un certain Primat, sur le compte duquel, avant de très récentes recherches, on ne savait absolument rien.—Le professeur de rhétorique italien Thomas de Capoue, qui écrivait au temps du pape Innocent III, après avoir distingué le style rythmique et le style métrique, ajoute que si Virgile a donné les plus parfaits modèles de l'un, Primat a excellé dans l'autre. D'autre part, Richard de Poitiers, moine de Cluny, a composé, vers la fin du XIIe siècle, une chronique où l'on lit, à la date de 1142: «A cette époque brillait à Paris un écolier, nommé Hugues, que ses condisciples avaient surnommé Primat. Il était d'assez bonne condition, mais d'un extérieur disgracieux. Adonné dès sa jeunesse aux lettres mondaines, il se fit dans plusieurs provinces une grande réputation comme plaisant et comme littérateur. Son talent d'improvisateur était célèbre. Il y a des vers de lui que l'on ne peut pas entendre sans éclater de rire.» Ainsi, Primat florissait vers 1140, et c'était un joyeux compagnon. Le poète Mathieu de Vendôme corrobore sur ce point et enrichit encore le témoignage de Richard de Poitiers: il nous apprend, en effet, qu'il avait fait ses études aux écoles d'Orléans, avant 1150, alors que l'une des chaires de cette ville était occupée par l'illustre Primat:

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