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Histoire du moyen âge 395-1270

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Pro benedictionibus autem quas faciunt Galli, ut nosti, frater, multis vitiis variant. Nam non ex apostolica traditione hoc faciunt, sed per vanam gloriam hoc operantur, sibi ipsis damnationem adhibentes.... Regulam catholicæ traditionis suscepisti, frater amantissime: sic omnibus prædica omnesque doce, sicut a sancta Romana, cui Deo auctore deservimus, accepisti ecclesia.

C'est sous l'épiscopat de saint Chrodegang (732-766), et plus probablement depuis son retour de Rome en 754, que l'église de Metz adopta la liturgie romaine. Le chant, la Romana cantilena, était, de toutes les innovations liturgiques, la plus apparente et la plus remarquée. C'est celle qui a laissé le plus de traces dans les livres et les correspondances. Le pape Paul envoya, vers l'année 760, au roi Pépin, l'Antiphonaire et le Responsorial de Rome. Cette même année 760, l'évêque de Rouen, Remedius, fils de Charles Martel, étant venu en ambassade à Rome, obtint du pape la permission d'emmener avec lui le sous-directeur (secundus) de la Schola cantorum, pour initier ses moines «aux modulations de la psalmodie» romaine. Ce personnage ayant été, peu après, rappelé à Rome, l'évêque envoya ses moines neustriens terminer leur éducation musicale à Rome, où on les admit dans l'école des chantres.

Ce sont là des faits isolés. Il y eut une mesure générale, un décret du roi Pépin par lequel fut supprimé l'usage gallican. Ce décret est perdu, mais il se trouve mentionné dans l'admonitio generalis publiée par Charlemagne en 789....

Cette réforme était devenue nécessaire. L'Église franque, sous les derniers Mérovingiens, était tombée dans le plus triste état de corruption, de désorganisation et d'ignorance. Nulle part il n'y avait un centre religieux, une métropole, dont les usages mieux réglés, mieux conservés, pussent servir de modèle et devenir le point de départ d'une réforme. L'église wisigothique avait un centre à Tolède, un chef reconnu, le métropolitain de cette ville, un code disciplinaire unique, la collection Hispana; la liturgie de Tolède était la liturgie de toute l'Espagne. L'église franque n'avait que des frontières: il lui manquait une capitale. L'épiscopat frank, en tant que le roi ou le pape n'en prenaient pas la direction, était un épiscopat acéphale. Chaque église avait son livre de canons, son usage liturgique; nulle part de règle, mais l'anarchie la plus complète, un désordre qui eût été irrémédiable si les souverains carolingiens n'eussent point fait appel à la tradition et à l'autorité de l'église romaine.

L'intervention de Rome dans la réforme liturgique ne fut ni spontanée, ni très active. Les papes se bornèrent à envoyer des exemplaires de leurs livres liturgiques, sans trop s'inquiéter de l'usage qu'on en ferait. Les personnes que les rois franks, Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux, chargèrent d'assurer l'exécution de la réforme liturgique, ne se crurent pas interdit de compléter les livres romains et même de les combiner avec ce qui, dans la liturgie gallicane, leur parut bon à conserver. De là naquit une liturgie composite, qui, propagée de la chapelle impériale dans toutes les églises de l'empire frank, finit par trouver le chemin de Rome et y supplanta peu à peu l'ancien usage. La liturgie romaine, depuis le onzième siècle au moins, n'est autre chose que la liturgie franque, telle que l'avaient compilée les Alcuin, les Hélisachar, les Amalaire. Il est même étrange que les anciens livres romains, ceux qui représentaient le pur usage romain jusqu'au neuvième siècle, aient été si bien éliminés par les autres qu'il n'en subsiste plus un seul exemplaire.

Il ne paraît pas que la réforme liturgique entreprise par les princes carolingiens ait été poussée jusqu'à Milan. Les particularités de l'usage milanais n'étaient pas inconnues en France; mais cette grande église, mieux réglée sans doute que celles de la Gaule mérovingienne, sembla pouvoir se passer de réforme. Son usage, du reste, se rapprochait déjà beaucoup du rite romain. Il était protégé par le nom de saint Ambroise. Les fables que raconte Landulfe sur l'hostilité de Charlemagne envers le rite ambrosien ne méritent aucun crédit.

L. Duchesne, Origines du culte chrétien.
Étude sur la liturgie latine avant
Charlemagne
, Paris, E. Thorin, 1889,
in-8º.


CHAPITRE VI

L'EMPIRE FRANC

PROGRAMME.—Charlemagne: la cour, les assemblées, les capitulaires; les écoles; l'armée et la guerre; restauration de l'Empire.

Louis le Pieux. Le traité de Verdun. Démembrement de l'Empire en royaumes. Les Normands en Europe.


BIBLIOGRAPHIE.

Les annales de l'empire carolingien ont été dressées avec le plus grand soin, dans la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte, par S. Abel et B. Simson (Jahrb. des fränkischen Reichs unter Karl dem Grossen, t. I, Leipzig, 1888, 2e éd.; t. II, Leipzig, 1883, in-8º) pour le règne de Charlemagne;—par B. Simson (Jahrb. d. fr. R. unter Ludwig dem Frommen, Leipzig, 1874-1876, 2 vol. in-8º) pour le règne de Louis le Pieux;—par E. Dümmler (Geschichte des ostfränkischen Reichs, Leipzig, 1887-1888, 3 vol. in-8º) jusqu'en 840 pour tout l'Empire et jusqu'en 918 pour l'Allemagne seulement.—Pour l'histoire des derniers Carolingiens en France, voir les travaux des élèves de M. A. Giry: E. Favre (Eudes, comte de Paris et roi de France, 882-898, Paris, 1893, in-8º);—F. Lot (Les derniers Carolingiens, 954-991, Paris, 1891, in-8º).—Pour l'histoire des Carolingiens d'Allemagne, v. la Bibliographie du ch. VIII.

Les excellents ouvrages que nous venons d'énumérer sont d'une érudition ardue. On regrette que les livres de vulgarisation sur l'histoire générale de l'empire carolingien soient, presque tous, vieillis ou médiocres. Nous ne saurions recommander ni l'Histoire des Carolingiens de MM. Warnkönig et Gérard (Bruxelles, 1862, 2 vol. in-8º), ni le Charlemagne de M. Vétault (Tours, 1880, in-4º, 2e éd.). Voir H. Brosien, Karl der Grosse, Leipzig, 1885, in-8º, et la Deutsche Geschichte unter den Karolingern de E. Mühlbacher, dans la Bibliothek deutscher Geschichte, publiée à Stuttgart.—Parmi les monographies, celles de A. Himly (Wala et Louis le Débonnaire, Paris, 1849, in-8º) et de E. Bourgeois (Le Capitulaire de Kiersy-sur-Oise, 878. Étude sur l'état et le régime politique de la société carolingienne, Paris, 1885, in-8º) sont estimées.

Les institutions de l'époque carolingienne ont été fort étudiées. Les traités généraux, en français, sont: celui de J.-H. Lehuërou (Histoire des institutions carlovingiennes, Paris, 1843, in-8º), l'ouvrage posthume, inachevé, de Fustel de Coulanges (Les transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, Paris, 1892, in-8º); on sait (ci-dessus, p. 45) que M. Ch. Bayet prépare un Manuel des institutions françaises. Période mérovingienne et carolingienne. Voir aussi le Manuel précité (p. 44) de H. P. Viollet.—Cf., en allemand, G. Waitz, Die karolingische Zeit, t. III et IV de sa Deutsche Verfassungsgeschichte, Kiel, 1883-1885, in-8º, 3e éd.

Il n'existe point jusqu'ici de bon ouvrage d'ensemble sur la renaissance carolingienne du IXe siècle, première, et, à quelques égards, admirable résurrection de l'antiquité.—On recommande d'ordinaire les livres de B. Hauréau (Charlemagne et sa cour, Paris, 1877, in-12), de J. Bass Mullinger (The schools of Charles the Great or the restoration of education in the ninth century, London, 1877, in-8º), de K. Werner (Alcuin und sein Jahrhundert, Paderborn, 1881, in-12). Mais le sujet reste à traiter. Toutefois quelques parties en ont été déjà magistralement approfondies.—La littérature des temps carolingiens a été étudiée par A. Ebert (Histoire générale de la littérature en Occident, t. II et III, Paris, 1884-1889, trad. de l'all.), et, mieux encore, par A. Hauck (Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, Die Karolingerzeit, Leipzig, 1890, in-8º). M. L. Traube prépare pour le Handbuch d'I. v. Müller une «histoire de la littérature latine au moyen âge», symétrique à l'histoire de la littérature byzantine de K. Krumbacher (ci-dessus, p. 100).—Sur l'art carolingien, voir: F. v. Reber, Der karolingische Palastbau, München, 1891-1892, 2 vol. in-4º; P. Clemen, Merowingische und karolingische Plastik, Bonn, 1892, in-8º; F. Leitschuh, Geschichte der karolingischen Malerei, Berlin, 1894, in-8º.—Sur la réforme de l'écriture et de la décoration des manuscrits, il y a des notions élémentaires dans les Manuels de MM. M. Prou (Manuel de paléographie, Paris, 1892, in-8º, 2e éd., ch. III) et A. Molinier (Les manuscrits, Paris, 1892, in-16); mais ce sujet a été en grande partie renouvelé par les recherches de M. S. Berger (Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du moyen âge, Nancy, 1893, in-8º), dont les résultats n'ont pas encore pénétré dans les livres d'enseignement.

Pour l'histoire économique et sociale des temps carolingiens, consulter: A. Longnon, Polyptyque de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, rédigé au temps de l'abbé Irminon, Introduction, Paris, 1895, in-8º;—K. Th. v. Inama-Sternegg, Deutsche Wirthschaftsgeschichte bis zum Schluss der Karolingerperiode, Leipzig, 1879, in-8º;—K. Lamprecht, Étude sur l'état économique de la France pendant la première partie du moyen âge, Paris, 1889, in-8º, trad. de l'all.

La littérature relative aux Normands et aux invasions normandes est très abondante dans les pays scandinaves; mais il n'y a pas encore de bonne histoire générale de ces invasions (on ne se sert plus de celle de G.-B. Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands, Bruxelles, 1844, in-8º). Parmi les monographies: J. Steenstrup, Études préliminaires pour servir à l'histoire des Normands et de leurs invasions, Caen, 1882, in-8º, trad. du danois, extr. du Bull. de la Soc. des Antiquaires de Normandie;—J. J. Worsaae, La civilisation danoise au temps des Vikings, dans les Mémoires de la Soc. des Ant. du Nord, 1878-79;—Prolégomènes à l'édition de Dudon de Saint-Quentin par M. J. Lair, dans les Mémoires de la Soc. des Ant. de Normandie, t. XXIII;—C. F. Keary, The Vikings in western Christendom, 789-888, London, 1891, in-8º.—Sur l'art scandinave: H. Hildebrand, The industrial arts of Scandinavia in the pagan time, London, 1892, in-8º.


I—L'ÉVÉNEMENT DE L'AN 800.

Le couronnement de Charlemagne comme empereur d'Occident n'est pas seulement l'événement capital du moyen âge, c'est un de ces très rares événements dont on peut dire que, s'ils n'étaient pas arrivés, l'histoire du monde n'eût pas été la même.

Pendant toute cette sombre période du moyen âge, deux forces luttaient à qui l'emporterait: d'une part, les instincts de division, de désordre, d'anarchie, qui prenaient leur source dans les impulsions sans frein et l'ignorance barbare de la grande masse de l'humanité; de l'autre, l'aspiration passionnée des meilleurs esprits à l'unité réelle du gouvernement, aspiration dont les ressouvenirs de l'ancien empire romain formaient la base historique et dont le dévouement à une Église visible et universelle était la plus constante expression. La première de ces deux tendances, comme tout le montre, était, du moins en politique, la plus forte; mais la dernière, servie et stimulée par un génie aussi extraordinaire que celui de Charlemagne, remporta en l'an 800 une victoire dont les fruits ne devaient plus être perdus. A la mort du héros, le flot de l'anarchie et de la barbarie se remit à battre avec autant de violence contre les choses du passé, mais sans pouvoir désormais les submerger en entier. C'est justement parce que l'on sentait que personne autre que Charles n'eût pu triompher à ce point des calamités présentes par la formation et l'établissement d'un gigantesque système de gouvernement, que l'excitation, la joie, l'espérance réveillées par son couronnement furent si profondes. On en trouvera peut-être la meilleure preuve, non dans les annales mêmes de ce temps, mais dans les lamentations déchirantes qui éclatèrent au moment où l'empire, vers la fin du IXe siècle, commença à se dissoudre; dans les merveilleuses légendes qui se groupèrent autour du nom de l'empereur Charlemagne, du preux dont aucun exploit ne parut incroyable[27]; dans l'admiration religieuse avec laquelle ses successeurs germains contemplèrent et s'efforcèrent d'imiter complètement ce modèle presque surhumain.

FACCIATA INTERIORE DELLA CHIESA ANTICHA DI S. PIETRO IN VATICANO, E SVO ATRIO  Descritta de Carlo Padredio disegnata et intagliata da Giovanni Battista Falde  Façade intérieure de l'ancienne église Saint-Pierre au Vatican.
FACCIATA INTERIORE DELLA CHIESA ANTICHA DI S. PIETRO IN VATICANO, E SVO ATRIO
Descritta de Carlo Padredio disegnata et intagliata da Giovanni Battista Falde
Façade intérieure de l'ancienne église Saint-Pierre au Vatican.

Ancienne basilique constantinienne de Saint-Pierre. Restitution.
Ancienne basilique constantinienne de Saint-Pierre. Restitution.

Transcrivons, pour connaître les pensées des hommes qui assistèrent en l'an 800 à la résurrection de l'empire au profit du chef de la dynastie austrasienne les récits de trois annalistes contemporains ou presque contemporains, de deux Germains et d'un Italien. On lit dans les annales de Lorsch:

«Et à cause que le nom d'empereur n'était plus employé par les Grecs et que leur empire était possédé par une femme, il sembla alors mêmement au pape Léon et à tous les saints pères qui assistaient au présent concile, de même qu'au reste du peuple chrétien, qu'ils devaient prendre pour empereur Charles, le roi des Franks, qui tenait Rome elle-même, où les Césars avaient toujours accoutumé de demeurer, et toutes les autres régions qu'il gouvernait en Italie, en Gaule et en Germanie; et d'autant que Dieu lui avait remis toutes ces terres entre les mains, il semblait juste qu'avec l'aide de Dieu et à la prière de tout le peuple chrétien il eût aussi le nom d'empereur. Auquel désir le roi Charles n'eut pas la volonté de se refuser; mais se soumettant en toute humilité à Dieu et à la prière des prêtres et de tout le peuple chrétien, le jour de la nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, il prit le nom d'empereur, étant consacré par le seigneur pape Léon.»

Le récit de la chronique de Moissac (an 801) est, à fort peu de chose près, le même:

«Or, comme le roi, le très saint jour de la naissance du Seigneur, se levait pour entendre la messe, après s'être mis à genoux devant la châsse du bienheureux apôtre Pierre, le pape Léon, avec le consentement de tous les évêques et des prêtres, du sénat des Franks et semblablement de celui des Romains, posa une couronne d'or sur sa tête, le peuple romain poussant aussi de grands cris. Et lorsque le peuple eut fini de chanter Laudes, il fut adoré par le pape selon la coutume des empereurs d'autrefois. Car cela aussi se fit par la volonté de Dieu. Car, tandis que ledit empereur demeurait à Rome, on lui amena diverses personnes qui disaient que le nom d'empereur avait cessé d'être en usage chez les Grecs, et que l'empire, chez eux, était occupé par une femme appelée Irène, qui s'était emparée par tromperie de son fils l'empereur, lui avait arraché les yeux et avait pris l'empire pour elle-même, comme il est écrit d'Athalie dans le Livre des Rois; ce qu'entendant, le pape Léon et toute l'assemblée des évêques, des prêtres et des abbés, et le sénat des Franks, et tous les anciens parmi les Romains, ils tinrent conseil avec le reste du peuple chrétien afin de nommer empereur Charles, roi des Franks, voyant qu'il tenait Rome, la mère de l'empire, où les Césars et les empereurs avaient toujours accoutumé de demeurer; et pour que les païens ne pussent pas se moquer des chrétiens, comme ils le feraient si le nom d'empereur cessait d'être en usage parmi les chrétiens.»

Couronne dite de Charlemagne, conservée au trésor impérial de Vienne.
Couronne dite de Charlemagne, conservée au trésor impérial de Vienne.

Ces deux relations sont de source germaine; celle qui suit a été écrite par un Romain, probablement une cinquantaine ou une soixantaine d'années après l'événement. Elle est extraite de la vie de Léon III, dans les Vitæ pontificum romanorum, attribuées au bibliothécaire papal Anastase:

«Après ces choses vint le jour de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, et tout le monde se rassembla de nouveau dans la susdite basilique du bienheureux apôtre Pierre; et alors, le gracieux et vénérable pontife couronna de ses propres mains Charles d'une couronne très précieuse. Alors tout le fidèle peuple de Rome, voyant comme il défendait et comme il chérissait la sainte Église romaine et son vicaire, se mit, par la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, le gardien des clefs du royaume céleste, à crier d'un seul accord et très haut: «A Charles, le très pieux Auguste, couronné par Dieu, le grand et pacifique empereur, longue vie et victoire!» Tandis que lui, devant la sainte châsse du bienheureux apôtre Pierre, il invoquait divers saints, il fut proclamé trois fois et tous le choisirent comme empereur des Romains. Là-dessus, le très saint pontife oignit Charles de l'huile sainte, et semblablement son très excellent fils qui devait être roi, le jour même de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ; et quand la messe fut finie, alors après la messe le sérénissime seigneur empereur offrit des présents.»

Ces trois relations n'offrent, quant aux faits, aucune différence sérieuse, bien que le prêtre romain, comme il est naturel, rehausse l'importance du rôle joué par le pape, tandis que les Germains, trop portés à prêter à l'événement une allure rationnelle, parlent d'un synode du clergé, d'une consultation du peuple et d'une requête formelle adressée à Charles, toutes choses que le silence d'Eginhard à ce sujet aussi bien que les autres circonstances du fait nous interdisent de prendre au pied de la lettre. De même le Liber pontificalis omet l'adoration rendue par le pape à l'empereur, sur laquelle la plupart des annales frankes insistent de façon à la mettre hors de doute. Cependant l'impression que laissent les trois récits est au fond la même. Ils montrent, tous les trois, combien il est peu facile d'attribuer à l'événement un caractère de stricte légalité. Le roi frank ne saisit pas la couronne de son propre chef, mais la reçoit plutôt comme si elle lui revenait naturellement, comme la conséquence légitime de l'autorité qu'il exerçait déjà. Le pape la lui donne, mais non en vertu d'un droit quelconque qui lui appartienne en propre comme chef de l'Église; il est seulement l'instrument de la Providence divine, qui a, sans conteste, désigné Charles comme la personne la plus propre à défendre et à diriger la société chrétienne. Le peuple romain ne choisit ni ne nomme formellement, mais par ses acclamations accepte le chef qu'on lui présente. Ce fut justement à cause de l'indétermination où toutes choses furent ainsi laissées, reposant, non sur des stipulations expresses, mais plutôt sur une sorte d'entente mutuelle, sur une conformité de croyances et de désirs qui ne prévoyaient aucun mal, que cet événement prêta avec le temps à tant d'interprétations différentes. Quatre siècles plus tard, lorsque la Papauté et l'Empire se furent laissé entraîner à cette lutte mortelle qui décida de leur sort commun, trois théories distinctes relatives au couronnement de Charles seront défendues par trois partis différents, toutes trois plausibles, toutes trois à certains égards trompeuses. Les empereurs souabes regardèrent la couronne comme une conquête de leur grand prédécesseur et en conclurent que les citoyens et l'évêque de Rome n'avaient aucun droit sur eux. Le parti patriote parmi les Romains, en appelant à l'histoire des origines de l'empire, déclara que, sans l'acquiescement du sénat et du peuple, aucun empereur ne pouvait être fait légalement, puisqu'il n'était que leur premier magistrat et le dépositaire passager de leur autorité. Les papes signalèrent le fait indiscutable du couronnement par la main de Léon et soutinrent qu'en qualité de vicaire de Dieu sur la terre, c'était alors son droit et ce serait toujours le leur d'accorder à qui il leur plairait un office dont le titulaire n'avait été créé que pour être leur serviteur. De ces trois points de vue, le dernier prévalut en définitive, quoiqu'il ne soit pas mieux fondé que les deux autres. Il n'y eut, en réalité, ni conquête de Charles, ni don du pape, ni élection du peuple. De même qu'il était sans précédent, l'acte était illégal; ce fut une révolte de l'ancienne capitale de l'Occident, justifiée par la faiblesse et la perversité des princes byzantins, sanctifiée aux yeux du monde par la participation du vicaire de Jésus-Christ, mais sans fondement juridique et incapable d'en établir un pour l'avenir.

C'est une question intéressante et quelque peu embarrassante de savoir jusqu'à quel point la scène du couronnement, dont les circonstances furent si imposantes et les résultats si graves, fut préméditée entre ceux qui y participèrent. Eginhard dit que Charles avait coutume de déclarer que, même pour une si grande fête, il ne serait pas entré dans l'église, le jour de Noël de l'an 800, s'il avait su les intentions du pape. Le pape, d'autre part, ne se serait jamais hasardé à faire une démarche aussi importante sans s'être assuré au préalable des dispositions du roi, et il n'est guère possible qu'un acte auquel l'assemblée était évidemment préparée ait été gardé secret. Quoi qu'il en soit, la déclaration de Charles subsiste, et on ne saurait l'attribuer à un pur motif de dissimulation. Il faut supposer que Léon, après s'être éclairé sur les vœux du clergé et du peuple romain et sur ceux des grands personnages franks, résolut de profiter de l'occasion et du lieu qui s'offraient si favorablement pour réaliser le plan qu'il méditait depuis si longtemps, et que Charles, entraîné par l'enthousiasme du moment et voyant dans le pontife le prophète et l'instrument de la volonté divine, accepta une dignité qu'il eût peut-être préféré recevoir un peu plus tard ou de quelque autre façon. Si donc on adoptait une conclusion positive, ce devrait être que Charles, bien qu'il eût donné au projet une adhésion plus ou moins vague, fut surpris et déconcerté par son exécution subite, qui interrompait l'ordre soigneusement étudié de ses propres desseins. Et quoiqu'un événement qui changea l'histoire du monde ne doive être considéré en aucun cas comme un accident, il peut fort bien avoir eu, pour les spectateurs franks ou romains, l'air d'une surprise. Car il n'y avait point de préparatifs visibles dans l'église; le roi ne fut pas, comme plus tard ses successeurs teutoniques, conduit en procession au trône pontifical: tout d'un coup, à l'instant même où il sortait de l'enfoncement sacré où il s'était agenouillé parmi les lampes toujours allumées devant la plus sainte des reliques chrétiennes,—le corps du prince des apôtres,—les mains du représentant de cet apôtre posaient sur sa tête la couronne de gloire et répandaient sur lui l'huile qui sanctifie. Ce spectacle était fait pour remplir l'âme des assistants d'une profonde émotion religieuse, à la pensée que la divinité était présente au milieu d'eux, et pour leur inspirer de saluer celui que cette présence semblait consacrer presque visiblement du nom de «pieux et pacifique empereur, couronné par Dieu», Karolo, pio et pacifico Imperatori, a Deo coronato, vita et Victoria.

J. Bryce, Le saint Empire romain germanique,
Paris, A. Colin, 1890, in-8º. Traduit de l'anglais
par A. Domergue.


II.—LES OFFICIERS DU PALAIS CAROLINGIEN.

L'APOCRISIAIRE

Saint Adalbert, abbé de Corbie, avait pris soin de composer un livre de quelque étendue sur les officiers du palais de Charlemagne. Ce livre est perdu; mais nous en possédons, du moins, une analyse faite pour l'instruction de Carloman par un prélat d'une grande autorité, Hincmar de Reims. C'est le guide que nous allons suivre.

Le premier officier du palais était l'apocrisiaire ou archi-chapelain. Sous ses ordres étaient les clercs de la chapelle du roi, et il présidait aux offices de cette chapelle. Mais c'étaient là ses moindres soins; car il avait, en outre, dans ses attributions l'intendance de toutes les affaires ecclésiastiques du royaume, et préparait le jugement de toutes les causes de l'ordre canonique: ce qui lui donnait une grande puissance. Cependant cette haute fonction était quelquefois attribuée à de simples abbés. Ainsi, du temps de Pépin et dans les premières années du règne de Charlemagne, l'archi-chapelain du palais était l'abbé de Saint-Denis, nommé Fulrad. Zélé défenseur des droits de la crosse épiscopale, Hincmar n'admet pas qu'un abbé ait pu marcher ainsi devant les évêques sans leur consentement; il suppose donc que ce consentement fut accordé. Nous avons lieu de croire que Pépin ne le demanda pas. Cet abbé de Saint-Denis était d'ailleurs un homme considérable. Il avait même rempli les fonctions d'ambassadeur dans la Ville éternelle, et par ses conseils le pape Zacharie avait déposé le dernier des princes mérovingiens. Ainsi l'établissement de la dynastie nouvelle était en partie son ouvrage. Cela méritait bien les plus hautes faveurs, et l'on ne doit pas s'étonner de voir les premiers évêques passer, à la cour de Pépin, après un tel abbé. A la mort de Fulrad, Charlemagne conféra son titre à l'archevêque de Metz, Angilramne. Les évêques observaient alors assez fidèlement l'obligation de la résidence. Charlemagne fit comprendre au pape Adrien qu'il devait constamment avoir à ses côtés un homme versé dans les affaires ecclésiastiques, et l'archevêque de Metz obtint, en conséquence, la permission de venir à la cour. Celui-ci fut, à sa mort, remplacé par Hildebold, évêque de Cologne. Théodulfe, qui lui devait peut-être quelques services, a célébré la grande bonté d'Hildebold: «La douceur de ses traits, dit-il, répondait à celle de son âme.» Angilbert l'inscrit au nombre des meilleurs poètes de la cour. Dans la vie de Léon III par Anastase, Hildebold remplit un grand rôle: c'est lui qui se rend le premier auprès de ce pape, si cruellement traité par ses clercs en révolte, et c'est lui qui fait arrêter les coupables....

Veut-on se faire une juste idée d'un grand officier de la couronne sous le règne de Charlemagne? En voici le type le plus parfait; c'est Angilbert [qu'une lettre du pape Adrien, datée de 794, désigne comme «ministre de la chapelle royale»].

Son père, son aïeul, ayant occupé, sous les rois précédents, de hautes charges, Charles l'avait eu, dans sa jeunesse, pour commensal et pour ami. En montant sur le trône, il le nomma son conseiller silentiaire ou auriculaire, c'est-à-dire son confident officiel, le premier de ses ministres. Angilbert a le goût des lettres profanes; cet autre Homère lit couramment Ovide et Virgile: c'est un savant, c'est même un poète distingué. A ces titres l'Église le réclame, et le voilà prêtre. On lui destine déjà le pallium; plusieurs villes métropolitaines se disputent l'honneur de posséder un prélat de si grand renom, quand il séduit et rend deux fois mère Berthe, une fille du roi....

A quelque temps de là, c'est un duché qu'il possède et non pas une métropole. On le voit parcourir le Ponthieu, sa province, rendant la justice au nom du roi. Mais il est inquiet, car il est malade, et l'affection morbide qui le travaille menace, il paraît, d'interrompre le cours de sa vie. Alors il entend parler du monastère de Saint-Riquier, célèbre par le nombre de ses religieux et par les miracles accomplis au tombeau du saint qui l'a fondé. Ce récit émeut Angilbert, et il ne pense plus qu'à faire sa retraite à Saint-Riquier, s'il recouvre la santé par l'intercession du puissant patron des pauvres moines. Mais le terrible Charles a fait consacrer ses amours avec Berthe: il est marié. Qu'importe? S'il entre dans un monastère, sa femme, par ses ordres, suivra son exemple; ils expieront ainsi, l'un et l'autre, les écarts de leur conduite. Telles étaient les pensées qu'Angilbert roulait dans son esprit, accommodant toute chose au pieux dessein qu'il avait formé, quand un bruit plein d'alarmes arriva jusqu'à lui. Les Danois avaient pénétré, par les embouchures de la Seine et de la Somme, dans tous les ports de la France maritime; leurs innombrables navires emplissaient les fleuves, et les populations riveraines, épouvantées par l'irruption de ces farouches dévastateurs, refluaient vers les villes du centre, implorant le secours des gens de guerre. Angilbert n'a plus le loisir de songer au salut de son âme; et, comme les troupes dont il pouvait disposer n'étaient pas capables de soutenir le choc des pirates, il se rend auprès du roi pour lui faire le récit des périls qui menacent une de ses provinces. Celui-ci n'a rien de plus pressé que de mettre sous les ordres d'Angilbert des forces considérables. C'était en l'année 791. A l'approche des Francs, les Danois prennent la fuite et il en est fait un grand carnage.

Dôme de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle.
Dôme de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle.

Angilbert se rend alors à Saint-Riquier, remercie Dieu de la victoire qu'il a si facilement remportée, prend l'habit claustral, et l'impose à Berthe, qui vient, au mépris des canons, demeurer avec lui dans l'intérieur du monastère. Bientôt on le nomme abbé. Les suffrages ne se partagent pas; ils se réunissent tous sur la tête d'un homme aussi puissant à la cour, aussi vaillant à la guerre. Va-t-il, suivant la règle, s'assujettir à la résidence et finir dans le recueillement une vie commencée par les agitations du siècle? La règle n'avait pas été faite pour les religieux de cette qualité, ou bien on les dispensait aisément de la suivre. Déjà, étant simple moine, en 792, il avait été chargé de conduire au delà des monts, devant le pontife Adrien, ce malheureux évêque d'Urgel, Félix, qui avait osé chercher le sens d'un grand mystère, et s'était fait condamner comme nestorien. Reparaissant bientôt à la cour, Angilbert joint au titre d'abbé celui d'apocrisiaire, et se rend de nouveau dans la Ville éternelle, chargé de transmettre au pape les actes du concile de Francfort. On l'y retrouve encore en 796. En 800, il suit Charlemagne allant à Rome châtier les persécuteurs de Léon et recevoir les insignes de la puissance impériale. En 811, il réside à la cour, présidant, sous le nom d'Homère, les doctes assemblées des théologiens et des poètes palatins; et puis il va mourir à Saint-Riquier, au mois de février de l'année 814, quand Charles, son maître et son constant ami, mourait dans son palais d'Aix-la-Chapelle.

L'apocrisiaire était certainement le plus occupé des fonctionnaires du palais, mais Charlemagne venait souvent à son aide. Lorsqu'il n'avait pas un trop vif souci des choses de la guerre, Charlemagne aimait à apprendre comment se comportait son église, faisait des règlements pour la discipline et dictait même des articles liturgiques; ou bien encore, mandant auprès de lui les évêques, les abbés mal notés, il ne leur épargnait ni les réprimandes, ni même, au besoin, les châtiments. Ainsi, dans plusieurs de ses capitulaires, il recommande à ses clercs d'étudier les Écritures, et de croire fermement au mystère de la Trinité; il leur enjoint, en outre, d'apprendre par cœur tout le psautier, avec les prières, les formules, les oraisons nécessaires pour administrer le baptême; enfin il leur défend d'avoir plusieurs femmes pour épouses et de manger dans les cabarets. Jusqu'où ne s'étendait pas alors la compétence du pouvoir civil en matière de religion? Se présentant un jour à sa chapelle au moment où l'on allait baptiser quelques enfants, Charlemagne les interroge et reconnaît qu'il ne savent pas convenablement l'oraison dominicale et le symbole. Usurpant alors, pour employer le langage des canoniales modernes, usurpant les fonctions de l'évêque, il interrompt la cérémonie, renvoie les enfants dans leurs familles, et leur interdit de revenir à la fontaine sacrée tant qu'ils ne seront pas mieux instruits. Une autre fois, il défend aux prêtres de recevoir de l'argent pour administrer les sacrements, ou bien de vendre à des marchands juifs les vases ou les autres ornements des églises. Comme il s'estimait, et à bon droit, plus savant en liturgie que les plus grands prélats de son royaume, il ne manquait pas de faire des règlements pour enjoindre ou pour prohiber telle ou telle pratique dans les cérémonies de la messe, dans l'ordre des jours fériés, dans l'administration des sacrements. Les prescriptions de ce genre abondent dans ses capitulaires. Quelquefois même, remplissant les derniers offices de l'apocrisiaire, il enseignait la psalmodie aux clercs de sa chapelle.

Voici ce que raconte, à ce propos, notre anonyme de Saint-Gall: «Parmi les hommes attachés à la chapelle du très docte Charles, personne ne désignait à chacun les leçons à réciter, personne n'en indiquait la fin, soit avec de la cire, soit par quelque marque faite avec l'ongle; mais tous avaient soin de se rendre assez familier ce qui devait se lire pour ne tomber dans aucune faute quand on leur ordonnait à l'improviste de dire une leçon. L'empereur montrait du doigt ou du bout de son bâton celui dont c'était le tour de réciter, ou qu'il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu'un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural. Tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu'on fût à la moitié de la pause, ou même à l'instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous, quoique ce qu'il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu'ils lisaient.» Ce récit doit être exact. On y voit si bien tous les personnages désignés remplir leur rôle qu'on les représenterait aisément sur la toile. Ce serait une curieuse peinture, et qui saisirait tous les regards par l'énergie de sa couleur locale: Charlemagne enseignant la psalmodie, un bâton à la main, et touchant de ce bâton l'épaule des clercs qui doivent entonner les répons....

B. Hauréau, Charlemagne et sa cour,
Paris, Hachette, 1877, in-12.


III—FRANCE ET PAYS VOISINS APRÈS LE TRAITÉ DE VERDUN.

Le traité conclu à Verdun en août 843, entre les trois fils de Louis le Pieux, réglait une question qui troublait l'Empire depuis quatorze ans. Il assura l'indépendance absolue de chacun des princes qui y participèrent et doit être considéré comme la charte constitutive du royaume de France, tel qu'il subsista jusqu'à la fin du moyen âge.

Les chroniqueurs carolingiens qui parlent du traité de Verdun ne donnent sur la composition des trois royaumes que des indications sommaires. Au dire de Prudence de Troyes, le plus explicite d'entre eux, «Louis reçut pour sa part tout ce qui est au delà du Rhin et, en deçà du fleuve, Spire, Worms, Mayence et leur territoire. Lothaire eut le pays compris entre l'Escaut et le Rhin jusqu'à la mer, et, de l'autre côté, le Cambrésis, le Hainaut, le Lommense, le Castricium et les comtés qui les avoisinent en deçà de la Meuse jusqu'à la Saône qui se joint au Rhône, et le long du Rhône jusqu'à la mer avec les comtés qui bordent l'une et l'autre rive du fleuve; hors de ces limites, il dut à l'affection de son frère Charles l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras. Les deux princes laissèrent à Charles toutes les autres contrées jusqu'à l'Espagne.»

Le texte dont on vient de lire la traduction est fort heureusement complété par l'acte de partage du royaume de Lothaire II, rédigé en 870. Cet acte, où sont énumérés avec grand soin les cités et tous les pagi ayant appartenu à ce fils de l'empereur Lothaire, nous a permis de tracer avec une exactitude absolue la limite intérieure des trois États créés par le traité de Verdun: il complète les renseignements donnés par Prudence, en indiquant parmi les possessions de Lothaire une province d'outre-Rhin, la Frise, et son étude attentive permet d'établir, contrairement à l'opinion exprimée en plus d'une carte de la dernière édition de Sprüner, qu'il ne comprenait, en dehors de cette région, aucun pagus de la rive droite du Rhin.

Nous n'avons point compris dans le royaume de Charles le Chauve la Bretagne, où Noménoé se rendit indépendant en cette même année 843, et nous avons joint au royaume breton les territoires de Nantes et Rennes, qu'il enleva bientôt aux Francs et qui, en 851, furent officiellement cédés par Charles le Chauve a Érispoé, fils et successeur de Noménoé.

Lors de la conclusion du traité de Verdun, qui attribuait à Charles le Chauve l'ancien royaume d'Aquitaine, Pépin II revendiquait, non sans un certain succès, ce pays que son père, le roi Pépin, avait gouverné durant vingt et un ans. Un traité intervint en 845 entre les deux compétiteurs: Charles abandonna l'Aquitaine à Pépin en se réservant Poitiers, Saintes et Angoulème; mais cette scission fut de courte durée, Pépin ayant été rejeté en 848 par ses sujets.

A. Longnon, Atlas historique de la France,
texte explicatif, 2e livr., Paris, Hachette,
1888, in-8º.


IV—MANUSCRITS CAROLINGIENS.

Il suffit de comparer certaines initiales des plus anciens manuscrits carolingiens et celles des manuscrits anglo-saxons pour reconnaître entre les unes et les autres des ressemblances indéniables. Qu'on rapproche par exemple les initiales enclavées et à formes bizarres du fameux Évangéliaire de Stockholm, et celles de la seconde Bible de Charles le Chauve, on sera frappé de la ressemblance: même abus des formes géométriques données aux lettres, même goût pour les points rouges ou verts cerclant les grandes initiales, même usage de cadres de couleur sur lesquels se détachent ces lettres. Ces ressemblances se remarquent encore dans l'Évangéliaire de Saint-Vaast d'Arras, type de l'école franco-saxonne du nord de la France. Voilà un premier élément [constitutif de l'art carolingien] dont l'origine est bien certaine. Transporté en Gaule et en Germanie par les colonies monastiques du VIe et du VIIe siècle, l'art anglo-saxon, épuré et raffiné, jouit, grâce à Alcuin et à ses disciples, d'une faveur bien méritée au VIIIe et au IXe.

Page ornée de l'Évangéliaire de Saint-Vaast.
Page ornée de l'Évangéliaire de Saint-Vaast.

La Source de vie.  Peinture de l'Évangéliaire de Charlemagne.
La Source de vie.
Peinture de l'Évangéliaire de Charlemagne.

Mais il a à lutter contre un rival puissant, l'art antique. Déjà, on ne saurait le nier, la tradition antique a exercé une réelle influence sur l'art anglo-saxon; au temps de Charlemagne, il revit en Gaule, et du mélange des deux arts sortira plus tard l'art roman proprement dit. Comment et pourquoi au IXe siècle l'art antique jouit-il d'une telle faveur, on ne saurait le dire au juste. Nous n'avons plus les manuscrits connus et imités par les calligraphes carolingiens. Toutefois, on ne peut en douter, ils ont dû voir et imiter de bons modèles. On conserve à Utrecht un Psautier célèbre, exécuté en Angleterre, au VIIIe siècle probablement, par un artiste anglo-saxon, mais copié, semble-t-il, sur un manuscrit bien plus ancien. Le texte, écrit en capitales sur trois colonnes, est illustré de quantité de dessins; sans doute l'artiste a trahi son inexpérience dans le tracé des têtes et des extrémités, mais une foule de détails prouvent que soit directement, soit indirectement, il s'inspirait d'images antiques....

C'est donc de l'art antique et de l'art anglo-saxon que procède, à notre sens, l'art carolingien; les artistes du IXe siècle auront pu s'inspirer parfois de quelques peintures grecques connues d'eux, mais le cas est fort rare, et à mesure que l'on avance dans le siècle, l'art antique prédomine de plus en plus. Que l'on compare seulement l'Evangéliaire de Charlemagne de 781 et le Psautier de Charles le Chauve, et l'on comprendra la portée de notre observation.

Le premier est un remarquable produit du nouvel art à ses débuts. Écrit en 781 et présenté par le scribe Gotescalc au roi Charles durant un séjour de celui-ci à Rome, il renferme les évangiles de l'année; il est écrit en lettres d'or sur parchemin de pourpre, avec titres en encre d'argent[28]; chaque page se compose de deux colonnes renfermées dans des encadrements assez beaux, imités, semble-t-il, de manuscrits d'Angleterre; on y retrouve bien quelques rinceaux rappelant l'ornementation antique, mais la majeure partie des motifs se compose d'entrelacs, de monstres, de dessins géométriques. Six peintures ornent le volume; quatre d'entre elles représentent les évangélistes et leurs symboles, une cinquième le Christ dans sa gloire, la dernière enfin la Source de vie. Une sorte de kiosque, grossièrement colorié, supporté par huit colonnes et surmonté d'une croix pattée, abrite la fontaine mystique, à laquelle viennent se désaltérer un cerf et des oiseaux; d'autres animaux, paons, coqs, canards, couvrent le fond qu'occupent encore en partie des plantes d'apparence bizarre. L'aspect général est singulier et rappelle un peu l'Orient. La signification symbolique de la composition est du reste bien connue, et les artistes occidentaux ont plus d'une fois représenté la source mystique de la vie éternelle.

Le fameux Psautier de Charles le Chauve, écrit vers le milieu du IXe siècle par un certain Liuthard, qui se nomme à la fin, est tout entier écrit en onciale d'or sur vélin blanc. Les initiales et les titres sont sur bandes de pourpre, et en tête de chaque nocturne on trouve une page d'ornement; on y remarque une foule de motifs empruntés à l'art antique, entre autres une grecque de deux teintes vue en perspective, copiée probablement sur une mosaïque. Quelques feuillets entièrement pourprés sont chargés des rinceaux les plus délicats, dignes des peintres de la Renaissance. Les peintures sont au nombre de trois. La première représente David accompagné de ses quatre compagnons accoutumés: l'un d'eux, qui danse, paraît copié sur un modèle romain. Dans la seconde figure le roi Charles, sous un fronton à l'antique, de couleur violette: le roi est sur un trône d'orfèvrerie, il a la couronne sur la tête et porte des sandales de pourpre. La troisième peinture, qui fait vis-à-vis à cette dernière, représente un écrivain assis et nimbé. Quelques-unes des initiales de ce précieux volume rappellent encore de fort loin les manuscrits anglo-saxons; mais tout le reste de l'ornementation est antique.

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L'École de Tours est une des écoles calligraphiques les plus importantes des temps carolingiens. Fondée par Alcuin, elle resta longtemps florissante et on en trouve des produits un peu partout, à Tours même, à Paris, à Chartres, en Allemagne, etc. On les reconnaît à l'usage d'une demi-onciale toute particulière, avec quelques lettres bizarres, tel que le g qui, composé de trois traits droits, rappelle la même lettre dans l'alphabet anglo-saxon. M. Delisle attribue à cette école quelques-uns des plus beaux monuments du IXe siècle; nous n'en citerons que quatre: la Bible du comte Vivien, à Paris; celle d'Alcuin, au Musée Britannique; le Sacramentaire d'Autun et l'Évangéliaire de l'empereur Lothaire.

La Bible offerte à Charles le Chauve par le comte Vivien[29] est un des plus beaux spécimens de l'art carolingien. Les lettres ornées, dont beaucoup sont sur fond de couleur, sont tout à fait anglo-saxonnes. Par contre, l'inspiration antique se fait jour dans le reste de l'ornementation; aux canons des évangiles, on remarque des animaux traités assez librement, mais copiés sur d'anciens modèles, et des mufles de lion; des chapiteaux des colonnes, les uns sont corinthiens, les autres formés d'entrelacs de couleur....

De cette Bible on peut rapprocher la Bible de Glanfeuil (aujourd'hui à la Bibliothèque nationale), donnée à cette abbaye par le comte Roricon, gendre de Charlemagne, celle de Zürich, et surtout celle d'Alcuin, conservée au Musée Britannique. L'attribution à Alcuin de la confection de ce dernier volume est fondée sur une pièce de vers dans laquelle ce célèbre écrivain se nomme et nomme Charlemagne. Les peintures et les ornements rappellent tout à fait la Bible de Charles le Chauve; même imitation de l'art antique, avec un certain mélange d'ornements anglo-saxons.

L'empereur Lothaire.
L'empereur Lothaire.

L'Évangéliaire de Lothaire, exécuté par Sigilaus aux frais de ce prince, et offert par ce dernier à Saint-Martin de Tours, est encore un magnifique exemple de ce que savaient faire les calligraphes du IXe siècle. Même mélange des deux arts, mais ici l'art antique l'emporte. L'art anglo-saxon a fourni cependant une partie des dessins d'encadrement et des lettres ornées, dont beaucoup sont cerclées de ces lignes ou de ces points rouges, affectionnés des scribes d'outre-Manche. C'est dans ce manuscrit que figure le célèbre portrait de l'empereur Lothaire, si souvent reproduit.

Un moine de Marmoutier, Adalbaldus, qui vivait au milieu du IXe siècle, est l'auteur de plusieurs volumes également remarquables. Citons seulement le célèbre Sacramentaire d'Autun, exécuté sous l'abbatiat de Ragenarius (vers 845). On y remarque des bandes pourprées chargées d'ornements ou de lettres capitales, des encadrements à entrelacs, des bustes à l'antique, les signes du zodiaque, des camées, des médailles. M. Delisle, grâce à une comparaison attentive, a montré que les mêmes motifs ornementaux se retrouvent dans ce beau volume, dans la grande Bible du comte Vivien et dans celle de Glanfeuil[30].

Une école voisine de Paris, celle d'Orléans, créée et organisée par le poète-évêque Théodulfe, s'est également illustrée par des travaux de haute valeur à tous égards. C'est là, semble-t-il, qu'a été achevée la revision des Livres saints, entreprise par l'école du palais, et nous avons deux manuscrits frères sortis des ateliers de cette école. L'un est aujourd'hui à Paris, l'autre, tellement semblable au premier qu'on dirait deux exemplaires d'un même ouvrage imprimé, appartient à l'évêché du Puy. Dans ces volumes, écrits soit à Orléans même, soit à Saint-Benoît-sur-Loire, on a tenu avant tout à employer une écriture élégante et d'une grande finesse; pour l'ornementation, le scribe s'est contenté de quelques feuillets de pourpre avec lettres d'or (le psautier et les évangiles sont en argent sur pourpre), de grands cadres avec colonnes pour l'ordo librorum et les canons des évangiles, enfin de belles initiales, fort sobres d'ailleurs. Tels qu'ils sont, ces deux volumes sont dignes d'un roi, et font le plus grand honneur à la science et au bon goût des disciples de Théodulfe[31]....

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Reliure du Psautier de Charles le Chauve.
Reliure du Psautier de Charles le Chauve.

La plupart des riches manuscrits carolingiens, principalement les volumes liturgiques, étaient à l'origine revêtus de somptueuses reliures; beaucoup ont péri, soit enlevées par des mains profanes, soit remplacées par des enveloppes plus modernes. Généralement ces reliures consistaient en plaques de métal, argent ou or, appliquées sur une planche épaisse de bois, ou en lamelles d'ivoire ciselées ou sculptées. Mais ces reliures précieuses ont souvent été refaites; souvent aussi, dès le IXe siècle, on a utilisé des morceaux plus anciens, principalement des ivoires; il serait donc téméraire de conclure, a priori, de l'âge du volume à celui de l'enveloppe qui le couvre.

L'un des meilleurs exemples à citer est la reliure du Psautier de Charles le Chauve à la Bibliothèque nationale. Sur l'un des plats figure David implorant l'assistance de Dieu contre ses ennemis (Ps. 35). Le centre de la composition est occupé par un ange assis sur un trône; dans le registre supérieur figure le Christ glorieux entouré de six saints. L'autre plat, que nous donnons ci-contre, représente l'entrevue du prophète Nathan et de David, et l'apologue du riche et du pauvre. Le choix des sujets permet d'affirmer que nous avons ici la reliure même exécutée pour ce beau manuscrit.

A. Molinier, Les manuscrits, Paris, Hachette, 1892,
in-16. Passim.


CHAPITRE VII

LA FÉODALITÉ

PROGRAMME.—Démembrement de la France en grands fiefs. Avènement des Capétiens.

Le régime féodal: l'hommage, le fief, le château, le serf; la trêve de Dieu.—La Chevalerie.


BIBLIOGRAPHIE.

Les principaux livres relatifs aux origines du régime féodal ont été indiqués déjà, à propos des institutions et de l'histoire sociale des temps mérovingiens et carolingiens (ch. II, VI).—Nous n'indiquons ici que les ouvrages qui traitent des institutions féodales et de l'évolution historique du régime féodal depuis le Xe jusqu'au XIVe siècle.

L'article «Féodalité», publié par M. Ch. Mortet dans le t. XVII de la Grande Encyclopédie (et à part), est une esquisse d'ensemble, de même que le remarquable chapitre de M. Ch. Seignobos, «Le régime féodal», dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, précitée, II (1893), p. 1-64. Il n'y en a pas beaucoup d'autres. Comme les états féodaux ne se sont pas formés de la même façon dans toute l'Europe, comme l'organisation féodale eut, au moyen âge, suivant les lieux, des formes très diverses, il est naturel que l'on ait écrit plutôt sur les formes régionales du régime que sur le régime en général.

Sur les institutions féodales en France, on trouvera dans plusieurs «Manuels» récents une bonne doctrine et des renseignements bibliographiques en abondance:—E. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, t. IV, Paris, 1891, in-8º;—A. Luchaire, Manuel des institutions françaises. Période des Capétiens directs, Paris, 1892, in-8º;—P. Viollet, Précis de l'histoire du droit français, Paris, 1893, in-8º, 2e éd.; et Histoire des institutions politiques et administratives de la France, I, Paris, 1890, in-8º.—M. J. Flach est l'auteur d'un grand ouvrage (Les origines de l'ancienne France, I. Le régime seigneurial, Paris, 1886, in-8º; II. Les origines communales, la féodalité et la chevalerie, Paris, 1893, in-8º), dont la lecture est instructive, mais difficile.—Cf. A. Longnon, Atlas historique de la France, texte, 3e livr., Paris, 1889, in-8º.

Les institutions féodales variaient, non seulement d'un royaume à l'autre, mais de fief à fief. Parmi les monographies locales, quelques-unes ont de la valeur.—Consulter, pour la Normandie: L. Delisle, dans la Bibliothèque de l'École des chartes, t. X, XI et XIII, et E. A. Freeman, The history of the norman conquest of England, t. Ier, Oxford, 1870, in-8º.—Pour la Bourgogne: Ch. Seignobos, Le régime féodal en Bourgogne jusqu'en 1360, Paris, 1883, in-8º; et E. Petit, Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne, t. I à V, Paris, 1885-1894, in-8º.—Pour le Languedoc: A. Molinier, dans l'Histoire générale de Languedoc, t. VII, Toulouse, 1879, in-8º.—Pour la Flandre: L.-A. Warnkönig, Histoire de la Flandre et de ses institutions civiles et politiques jusqu'à l'année 1305, Bruxelles, 1835-1864, 5 vol. in-8º.—Pour la Champagne: H. d'Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et comtes de Champagne, Troyes, 1859-1865, 7 vol. in-8º.—Pour la Bretagne: A. de Courson, La Bretagne du Ve au XIIe siècle, Paris, 1863, in-4º; et A. de la Borderie, Essai sur la géographie féodale de la Bretagne, Rennes, 1889, in-8º.—Pour la Lorraine, E. Bonvalot, Histoire du droit et des institutions de la Lorraine et des trois Évêchés, Paris, 1895, in-8º.—Etc.

Sur le régime féodal en Allemagne, en général: G. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. V (2e éd., 1893) à VIII;—K. Lamprecht, Deutsche Geschichte, t. III, Berlin, 1892, in-8º. Cet ouvrage de vulgarisation, que l'on paraît tenir en Allemagne pour un des chefs-d'œuvre de l'historiographie contemporaine, a été exactement apprécié par G. v. Below dans l'Historische Zeitschrift, LXXI, 465.

Pour l'histoire du régime féodal en Angleterre voir la Bibliographie du ch. XII.

La chevalerie, telle qu'elle était en France, a été étudiée, d'après les chansons de geste, par L. Gautier (La Chevalerie, Paris, 1890, in-4º, 2e éd.).—M. P. Guilhiermoz prépare un travail nouveau sur l'histoire des institutions chevaleresques.—Comparez, pour l'Allemagne: Alwin Schultz, Das höfische Leben zur Zeit der Minnesinger, Leipzig, 1889, 2 vol. in-8º, 2e éd.;—K. H. Roth v. Schreckenstein, Die Ritterwürde und der Ritterstand, Freiburg i. B., 1886, in-8º;—et le livre élémentaire d'O. Henne am Rhyn, Geschichte des Rittertums, Leipzig, 1893, in-8º.

Les institutions pour la paix (trêve de Dieu, etc.) ont été étudiées par E. Semichon (La paix et la trêve de Dieu, Paris, 1869, in-8º, 2e éd.), et mieux par L. Huberti (Gottesfrieden und Landfrieden. Rechtsgeschichtliche Studien, I. Die Friedensordnungen in Frankreich, Ansbach, 1892, in-8º). Voir aussi L. Weiland, dans la Zeitschrift für Savigny-Stiftung, t. XIV.

Voir, plus bas, la Bibliographie de l'histoire des populations rurales (ch. X), celle de l'histoire des mœurs en général et celle de l'architecture militaire au moyen âge (ch. XIV).


I—L'AVÈNEMENT DE LA TROISIÈME DYNASTIE.

C'est dans l'histoire du développement territorial et politique de la maison de Robert le Fort au Xe siècle qu'il faut chercher l'explication principale du changement de dynastie accompli en 987. Mais on risquerait de se méprendre singulièrement sur le caractère véritable de cette révolution et de la monarchie qui en est sortie si l'on n'essayait, au préalable, de déterminer la nature exacte du pouvoir que les princes robertiniens du Xe siècle, rois ou ducs, Eude, Robert, Raoul, ont réussi à élever contre l'autorité des derniers Carolingiens.

La plupart des historiens se sont attachés à faire ressortir l'opposition tranchée des deux dynasties qui se disputaient l'influence souveraine et le titre de roi. Ils se plaisent à les représenter comme personnifiant des principes et des systèmes politiques absolument différents. Pour eux, les Robertiniens, possesseurs de la terre, symbolisent l'idée féodale, l'hérédité des fiefs, le morcellement de la souveraineté, l'indépendance à l'égard du pouvoir central. Ce sont, de plus, des Neustriens, les représentants véritables de la nationalité française et de la race celto-latine, les chefs naturels du mouvement qui tend à briser définitivement l'unité carolingienne en séparant pour toujours les Francs occidentaux de ceux qui habitent au delà du Rhin. S'ils ont pu triompher de leurs adversaires, c'est qu'ils étaient à la fois princes féodaux et nationaux. Les Carolingiens, au contraire, plus allemands que français, auraient personnifié les idées romaines et impériales, le principe de la concentration des pouvoirs publics, l'amour de l'unité, la haine du particularisme et des institutions féodales. De cette antithèse perpétuelle entre les deux maisons et les deux principes résulte le puissant intérêt qui s'attache à la lutte engagée, pendant plus d'un siècle, entre les Robertiniens et les derniers descendants de Charlemagne.

Une semblable manière de présenter les faits ne donne point le sens exact de la réalité. On aurait dû remarquer qu'en fait Eude, Robert Ier et Raoul, seigneurs féodaux élevés à la dignité royale au mépris des droits carolingiens, ont compris et exercé la royauté absolument de la même manière que Charles le Simple, Louis d'Outremer et Lothaire. Ils ont manifesté les mêmes prétentions et les mêmes tendances, pratiqué les mêmes procédés. En changeant de condition et en devenant rois, le marquis de Neustrie et le duc de Bourgogne subissaient fatalement les nécessités attachées à leur situation nouvelle. Ils héritaient des traditions et de la politique de leurs prédécesseurs, de même qu'ils revêtaient les mêmes insignes et copiaient dans leurs diplômes les formules de la chancellerie carolingienne.

Les rois de la maison de Robert le Fort ont essayé, comme les Carolingiens, d'étendre le plus loin possible les limites de leur autorité. On les voit tous préoccupés de ramener sous la dépendance du pouvoir central les différentes parties du pays qui tendaient à s'en écarter et à conquérir l'autonomie. Il suffit de rappeler les efforts continus d'Eude et de Raoul pour maintenir le Midi dans l'obéissance, et leurs relations suivies avec les évêchés et les monastères des plus lointaines régions du Languedoc et de la Marche d'Espagne. Raoul, dans ses diplômes, prend toujours soin de s'intituler «roi des Français, des Aquitains et des Bourguignons». A ce point de vue, il serait difficile de trouver une différence appréciable entre la conduite des Robertiniens et celle des princes légitimes. Les uns et les autres paraissent avoir été pénétrés de la nécessité de conserver entre la France centrale et le reste du royaume, sinon des liens administratifs dont le mouvement féodal rendait le maintien de plus en plus difficile, au moins une apparence de cohésion et d'unité politique.

D'autre part, tous les rois du Xe siècle, à quelque famille qu'ils appartinssent, ont cherché, dans une mesure qui varia avec leur pouvoir réel et la nature de leur tempérament, à maintenir, contre le développement croissant de la féodalité, les prérogatives de la puissance suprême. Ils n'ont point réussi à empêcher la transmission héréditaire des fiefs; tous se sont vus obligés de distribuer à leurs fidèles des bénéfices sur lesquels ils n'avaient pas grand espoir de pouvoir remettre la main; mais on ne voit pas qu'à cet égard les rois d'origine féodale aient agi autrement que les Carolingiens. Au contraire, s'il est un règne sous lequel le gouvernement royal ait paru vouloir réagir contre l'usurpation complète des bénéfices et des offices publics, ce fut sans contredit celui d'Eude. C'est précisément parce qu'il ne se montra pas toujours disposé à accepter sans conditions le principe de l'hérédité des fiefs, c'est parce qu'il essaya de résister aux exigences de l'aristocratie, qu'il s'aliéna, vers la fin de son règne, les mêmes chefs féodaux qui l'avaient élu. Charles le Simple dut principalement la couronne a ce mécontentement des grands.

La théorie qui consiste à voir partout des oppositions de race ne saurait être admise davantage quand on veut expliquer la lutte des Robertiniens et des Carolingiens, le succès des premiers et la chute des seconds. S'il est vrai que la possession de Paris, de Tours et des plus riches parties de la France centrale a pu contribuer à mettre en vue les descendants de Robert le Fort, il est cependant inexact de faire de ceux-ci les représentants exclusifs de la nationalité française, et des Carolingiens la personnification de l'élément germanique. Depuis la constitution du royaume des Francs occidentaux au profit de Charles le Chauve, les descendants de Charlemagne qui ont exercé le pouvoir à l'est de la Meuse ont été considérés par leurs contemporains comme des rois tout aussi français et nationaux que les chefs neustriens, leurs adversaires. Si les Robertiniens avaient exclusivement représenté les aspirations de la race celto-latine et la haine de l'étranger, leurs relations avec la Germanie auraient été fort différentes. Sur ce terrain encore, leur politique est exactement la même que celle des Carolingiens. Ils ont recherché encore plus que leurs rivaux la protection des rois allemands. Il n'y a point de prince neustrien, roi ou duc, qui n'ait conclu alliance avec les souverains de la Germanie. Hugue Capet se trouvait même, par sa mère, le proche parent des rois saxons.

Ainsi ce n'est ni comme rois féodaux ni comme rois nationaux que les Robertiniens ont été élevés à la dignité suprême par le clergé et les seigneurs français du Xe siècle. D'autre part, la monarchie fut, sous la direction d'Eude, de Robert et de Raoul, exactement ce qu'elle était quand elle appartenait aux descendants de Charlemagne.

A quoi donc attribuer la chute de la dynastie légitime et pourquoi le pouvoir monarchique fut-il définitivement transmis, en 987, à l'héritier de Robert le Fort?

Les derniers Carolingiens n'ont point succombé par défaut d'activité et d'énergie. On abandonne aujourd'hui la vieille légende qui, partant d'une analogie peu fondée entre la décadence mérovingienne et la période finale de la seconde dynastie, appliquait à tort aux successeurs de Charles le Simple le titre de rois fainéants. Louis d'Outremer, Lothaire et même Louis V ont déployé des ressources d'esprit qui leur auraient assuré le succès, si le succès eût été possible. Mais ils portaient le poids des fautes commises par leurs ancêtres et de la situation désespérée qui leur avait été laissée en héritage.... Les Carolingiens, ruinés, n'ayant plus ni propriétés ni vassaux, avaient en quelque sorte perdu pied dans le torrent féodal qui emportait tout. Ils furent donc entraînés par le courant. Au contraire, les héritiers de Robert le Fort, qui tenaient au sol par de fortes attaches, restèrent debout. C'est précisément parce que le duc des Francs possédait ce qui faisait défaut aux héritiers de Charlemagne, [la richesse territoriale], que la révolution dynastique de 987 a pu s'accomplir au profit des Robertiniens.

Mais si la qualité de grand propriétaire fut la condition nécessaire de l'élévation au trône du dernier Robertinien, il faut chercher ailleurs la cause essentielle des événements de 987.

Ce changement dynastique était-il, comme on l'a dit, une conséquence directe de l'état de choses créé par le triomphe de la féodalité? [Certainement non]. A ne suivre que leur propre inclination, les grands propriétaires de fiefs qui conférèrent la couronne à Hugue se seraient très bien passés de l'autorité supérieure qu'ils plaçaient ainsi au-dessus de leur tête.—L'élection du Capétien prouve combien était encore puissante la tradition romaine d'unité et de centralisation réalisée par les institutions impériales, reprise et continuée presque sous la même forme par la royauté à demi ecclésiastique des Mérovingiens et des Austrasiens. Cette tradition restait vivace à la fin du Xe siècle, au moment même du plein épanouissement d'un régime dont les tendances étaient tout opposées. Sans doute il est légitime de dire que la puissance de la maison robertinienne et son succès définitif ont été un des résultats du développement même de la féodalité. L'avènement de Hugue Capet, chef d'une grande famille seigneuriale, était l'indice certain de la prépondérance du nouvel ordre social et politique. Mais si la féodalité a fait la fortune des descendants de Robert le Fort et les a désignés au choix de la nation, ce n'est point elle qui rendait nécessaire le renouvellement de la royauté en faveur d'une troisième dynastie.—C'est à l'Église, dépositaire de la tradition romaine et monarchique, qu'est due l'élection de Hugue Capet. C'est l'Église, représentée par trois hautes personnalités gagnées aux intérêts neustriens, l'archevêque de Reims Adalbéron, son secrétaire et conseiller Gerbert, et l'évêque d'Orléans Arnoul, qui a tout préparé et tout conduit.

L'avènement de Hugue Capet a été, avant tout, un fait ecclésiastique. En prenant définitivement possession de la royauté, les Robertiniens, princes féodaux, se plaçaient au-dessus et en dehors du régime qui avait fait leur force. Lorsque l'archevêque Adalbéron dit aux grands réunis à Senlis: «Il faut chercher quelqu'un qui remplace le défunt roi Louis dans l'exercice de la royauté, de peur que l'État, privé de son chef, ne soit ébranlé et ne périclite,» il ne s'agissait point alors de compléter la hiérarchie féodale. L'État dont il est question ici n'est autre que l'ancienne monarchie romaine et ecclésiastique, telle que l'a toujours entendue l'épiscopat. C'est là l'institution politique dont Adalbéron et tout le clergé désiraient si ardemment le maintien: celle que, par la volonté de l'Église et l'assentiment de quelques hauts barons, Hugue Capet et ses successeurs recevaient mission de perpétuer et de transmettre aux siècles futurs.

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Sceau de Henri Ier.
Sceau de Henri Ier.

De ces considérations découle l'idée qu'on doit se faire, à notre sens, de la royauté de Hugue Capet. Par sa nature et ses traits essentiels, cette royauté ne fait que continuer celle de l'ère carolingienne. Le duc des Francs la recevant en principe telle que l'avaient possédée ses prédécesseurs, avec les mêmes prérogatives et les mêmes tendances, n'a en somme rien fondé de nouveau.—Du moins est-ce ainsi que les premiers Capétiens eux-mêmes envisagèrent leur situation, aussitôt qu'ils eurent pris possession de la dignité royale. Ils sentaient que leur avènement ne constituait pas un état de choses nouveau et qu'ils représentaient simplement, après les Carolingiens, un système politique dont l'origine remontait aux premiers temps de la monarchie franque. Sacrés par l'Église, ils ne cessèrent de se considérer comme les héritiers légitimes des deux dynasties qui avaient précédé la leur. L'opinion générale, en somme, n'était point contraire à cette manière de voir, malgré la lenteur que mirent quelques provinces du Midi à les reconnaître et les rancunes de certains princes féodaux. L'affirmation de quelques chroniqueurs très postérieurs à l'avènement de Hugues Capet, suivant laquelle ce roi, doutant lui-même de son droit, se serait abstenu de porter la couronne, est absolument inacceptable. Ce fait est inconciliable avec ce que nous apprennent les monuments contemporains authentiques et notamment les diplômes royaux. On y voit Hugue Capet et ses successeurs rappeler, à chaque instant, le souvenir de leurs prédécesseurs carolingiens et mérovingiens, se proclamer les continuateurs de leur politique et les exécuteurs de leurs capitulaires et de leurs décrets. Le premier Capétien est naturellement le plus attentif à constater les liens qui unissent son gouvernement à ceux qui l'ont précédé; mais ses descendants n'y manquent pas non plus. La diplomatique royale du XIe siècle présente, pour l'expression de ce fait, les formules les plus précises et les plus variées: «Suivant la coutume de nos prédécesseurs», dit Hugue Capet dans un diplôme de 987 pour l'abbaye de Saint-Vincent de Laon; et dans un diplôme de Henri Ier pour l'abbaye de Saint-Thierri de Reims, on lit: «Regum et imperatorum quibus cum officio tum dignitate successimus...»

A. Luchaire, Histoire des institutions monarchiques de la
France sous les premiers Capétiens
, t. Ier, Paris.
A. Picard, 1891, 2e éd. Passim.


II—LA CHEVALERIE.

La Chevalerie s'est développée au moyen âge dans toute l'Europe parallèlement à la féodalité avec laquelle elle a des liens nombreux.—Les origines de cette institution sont complexes et certainement très lointaines. C'est avec raison, selon nous, qu'on a rappelé, à propos de l'entrée dans la Chevalerie, l'ancienne coutume germanique, signalée par Tacite (Germanie, c. 13), de la remise solennelle des armes au jeune Germain, à l'âge où il peut devenir un guerrier.... Les chroniqueurs racontent la cérémonie dans laquelle Charlemagne ceignit solennellement l'épée à son fils Louis, âgé de treize ans (791) et celle où celui-ci, devenu empereur à son tour, remit en 838 les «armes viriles» à son fils Charles parvenu à l'âge de seize ans. Mais ce qui a dû contribuer plus que toute autre chose à la formation, au développement et à l'organisation de la chevalerie, c'est la transformation profonde que paraît avoir subie l'organisation militaire vers le milieu du VIIIe siècle. Jusqu'alors l'infanterie avait été la force principale des armées germaniques, les cavaliers ne s'y rencontraient qu'à l'état d'exception; depuis lors la cavalerie prend un rôle prépondérant qu'elle gardera jusqu'à la fin du moyen âge; elle devient la force principale sinon unique de l'armée. Dans la langue de l'époque, le mot latin miles continue à désigner le guerrier à cheval, mais en français on l'a toujours appelé chevalier: au moment où naît la langue française, le noble ne sert plus qu'à cheval; la chevalerie a déjà un commencement d'organisation. Pendant la première période de la féodalité, le chevalier est donc le cavalier en âge de porter les armes et assez riche pour s'équiper à ses frais, ce qui implique qu'il appartenait à la noblesse héréditaire ou qu'il avait reçu un de ces bénéfices militaires devenus des fiefs. Les éperons sont l'attribut essentiel du chevalier. D'après l'ancien droit scandinave, qu'il est à propos de rapprocher ici des usages féodaux, quiconque pouvait entrer dans la caste des privilégiés pourvu qu'il eût un cheval valant au moins quarante marcs, une armure complète et qu'il justifiât d'une fortune suffisante pour satisfaire à cette charge. En France même la chevalerie n'a jamais constitué une caste absolument fermée. Sans doute, l'aptitude personnelle à être chevalier était caractéristique de la noblesse; cependant en principe, tout chevalier pouvait créer un chevalier; dans certains pays, dans le midi de la France particulièrement, on passait assez facilement de la roture à la chevalerie, et les exemples de vilains armés chevaliers sont assez nombreux dans l'histoire. Plus tard, au XIIIe siècle, les rois de France prétendirent défendre à leurs vassaux, et même aux grands feudataires, de conférer la chevalerie à des non nobles, mais ils n'y réussirent jamais complètement. Par contre il était d'usage que tous les nobles devinssent chevaliers; des ordonnances royales du XIIIe siècle convertirent même cet usage en loi positive et y donnèrent une sanction en punissant d'amende les écuyers nobles qui n'avaient pas reçu la chevalerie à vingt-quatre ans accomplis.

Un chevalier du XIe siècle, d'après la tapisserie de Bayeux.
Un chevalier du XIe siècle, d'après la tapisserie de Bayeux.

Le développement de la féodalité au cours du XIe siècle et particulièrement l'ensemble des relations féodales contribuèrent à fixer, à régulariser et à organiser l'institution de la chevalerie. Elle constitua pendant toute cette période la cavalerie féodale et les devoirs des chevaliers furent précisément ceux qui résultaient de leur situation de vassaux ou de suzerains, auxquels s'ajouta ce sentiment particulier de l'honneur que l'on appela par la suite précisément l'honneur chevaleresque. La bravoure, la fidélité, la loyauté, furent alors les qualités essentielles du chevalier. Les croisades, où se rencontrèrent et se mêlèrent les armées féodales de toute l'Europe, y ajoutèrent bientôt des caractères nouveaux. Par elles, la chevalerie devint en même temps plus chrétienne et plus universelle; ce fut comme une vaste affiliation de tous les gentilshommes de la chrétienté, ayant ses règles et ses rites. Aux anciennes obligations d'être fidèle à son seigneur et de le défendre contre ses ennemis s'en sont ajoutées de nouvelles qui ont pris bientôt le premier rang: défendre la chrétienté, protéger l'Église, combattre les infidèles. C'est cette chevalerie que nous font connaître la plupart de nos chansons de geste. Sous le nom de Charlemagne, de Roland, de Renaud et de tous les héros de l'époque carolingienne, c'est la société chevaleresque du XIIe siècle qu'elles nous montrent avec une exactitude et une fidélité que confirment toutes les sources historiques.

A cette époque, tout fils de gentilhomme se prépare dès l'enfance à devenir chevalier: à sept ans, au sortir des mains des femmes, il est envoyé à la cour d'un baron, souvent du suzerain de son père et parfois du roi, où il est damoiseau (domicellus) ou valet (vassaletus). Il remplit en cette qualité des fonctions domestiques, ennoblies par le rang des personnages qu'il sert, et en même temps reçoit l'instruction et l'éducation que comporte sa naissance. Plus tard, il devient écuyer (armiger) et à ce titre est attaché au service personnel d'un chevalier, qu'il accompagne à la chasse, dans les tournois, à la guerre. Il complète ainsi son éducation militaire jusqu'à ce qu'il soit en âge d'être fait chevalier. L'âge de la chevalerie a beaucoup varié. Il y a des exemples d'enfants armés chevaliers à dix ou onze ans; on se rappelle qu'à douze ans, sous les Carolingiens, on prêtait au souverain le serment de fidélité. Très fréquemment c'est à quinze ans qu'on entrait dans la chevalerie; c'était l'âge de la majorité chez les Germains, et pendant tout le moyen âge, c'est lorsque son fils aîné atteignait l'âge de quinze ans que le seigneur pouvait requérir l'aide de chevalerie. Toutefois, il y eut tendance à reculer jusqu'à vingt et un ans, c'est-à-dire jusqu'à l'époque de la majorité, l'âge de l'entrée dans la chevalerie.

Un adoubement d'après le ms. fr. 782 de la Bibl. nat. (XIIIe siècle).
Un adoubement d'après le ms. fr. 782 de la Bibl. nat. (XIIIe siècle).

Le plus souvent la date de la cérémonie, de l'adoubement (c'est le terme technique), était choisie et fixée d'avance; elle coïncidait d'ordinaire avec une grande fête de l'Église; mais souvent aussi on créait des chevaliers à l'improviste, sur le champ de bataille, après des actions d'éclat, ou même avant la bataille, au moment d'engager l'action.

Au commencement et jusqu'au milieu du XIIe siècle, la cérémonie est encore très simple: elle consiste essentiellement dans la remise des armes au jeune écuyer, par un chevalier. On s'adressait pour cela à un puissant baron, à son suzerain, au roi; souvent le père tenait à adouber lui-même son fils; les Espagnols s'armaient eux-mêmes. La scène se passait le plus souvent sur le perron du château, en présence de la foule assemblée. Le parrain ou les parrains, car souvent on en requérait plusieurs, revêtaient le candidat du haubert et du heaume, lui ceignaient l'épée, lui chaussaient les éperons dorés, après quoi l'un d'eux lui donnait la colée; il faut entendre par là un formidable coup de la paume de la main assené sur la nuque. Quand les mœurs s'adoucirent, on la remplaça par l'accolade, un simple attouchement, quelques coups du plat de l'épée ou même un baiser. En quoi faisant on adressait au nouveau chevalier quelques paroles très brèves, souvent ces deux mots seuls: «Sois preux.» Le cheval était tenu en main au bas du perron; aussitôt armé, le chevalier devait l'enfourcher sans s'aider de l'étrier et courir un eslai, c'est-à-dire faire un temps de galop. Après quoi il lui restait encore à courir une quintaine. On appelait ainsi une sorte de jeu ou plutôt d'épreuve qui consistait à s'escrimer à cheval contre une espèce de mannequin armé d'un haubert ou d'un heaume.

Ainsi qu'on le voit, le rituel de l'adoubement était, au début, tout militaire et très simple. Il se compliqua plus tard. Il s'y ajouta d'abord des cérémonies religieuses, telles que la veillée des armes dans l'église, la bénédiction de l'épée, une messe solennelle; peu à peu, la cérémonie devint de plus en plus ecclésiastique: l'ancien adoubement se transforma en une espèce de sacrement administré par l'évêque; ce fut l'évêque qui fit les chevaliers, leur ceignit l'épée, leur donna l'accolade et leur adressa un sermon sur leurs devoirs. Sous le titre de Benedictio novi militis d'anciens pontificaux nous ont conservé tout le rituel, toute la liturgie de ces cérémonies. Plus tard encore, il s'y ajouta tout un développement symbolique et mystique très compliqué et très raffiné, des jeûnes, des veillées, des confessions et des communions préparatoires, le bain symbolique au sortir duquel le néophyte était revêtu de vêtements de couleurs allégoriques. C'est le rituel du XVe siècle, celui qu'ont seul connu pendant longtemps les historiens de la chevalerie.

Geoffroy Plantagenet, d'après une plaque émaillée. (Musée du Mans.)
Geoffroy Plantagenet,
d'après une plaque émaillée. (Musée du Mans.)

Dès la fin du XIIe siècle, en effet, sous l'influence du développement de la civilisation, sous l'influence aussi des romans de la Table ronde, l'idéal chevaleresque s'était peu à peu sensiblement modifié. A l'ancienne cavalerie féodale, encore barbare et violente, mais singulièrement virile et propre à développer toutes les qualités du gentilhomme, se substituait peu à peu une chevalerie galante et amollie où les belles manières remplaçaient les brutalités héroïques, où la témérité, l'imprudence et parfois l'extravagance tenaient lieu du courage véritable. C'est la chevalerie d'aventures, mise en honneur par ces romans si répandus depuis le XIIIe siècle, dont l'Orlando de l'Arioste et plus tard le Don Quichotte sont de merveilleuses et cruelles parodies. Au lieu des récits épiques des vieilles chansons de geste, ces romans nous montrent toujours quelque beau chevalier partant, à travers des pays merveilleux, à la recherche des aventures, faisant des vœux extravagants, mettant son point d'honneur à tenir des serments futiles, allant de tournois en tournois, portant aux plus hardis des défis insolents, vainqueur des plus braves grâce à des talismans, arrêté par des enchantements, délivré par quelque belle princesse pour l'amour de laquelle il fait de nouveaux vœux, retourne à de nouvelles aventures et à de nouveaux combats.

Les tournois qui, pendant la première période, avaient été l'image de la guerre et une rude préparation au métier des armes, devinrent la principale occupation des chevaliers; mais loin de préparer à la guerre, ces fêtes brillantes et fastueuses, qui en différaient de plus en plus, en écartèrent plutôt la noblesse dont elles devinrent l'occupation principale et qu'elles contribuèrent à ruiner. Le luxe inouï qu'on déploya dans ces fêtes, les prodigalités auxquelles elles conduisirent eurent même cette conséquence singulière d'introduire dans la guerre des idées de profit et de lucre: les chevaliers en vinrent à combattre pour faire des prisonniers et leur demander ensuite de grosses rançons. Telle était la chevalerie, aussi imprudente et malhabile que brillante, qui fut pendant la guerre de Cent ans la cause de tous les revers de la France. Le XIIe siècle avait marqué l'apogée de l'institution, les symptômes de décadence s'étaient manifestés au cours du XIIIe siècle, le XIVe et le XVe siècle marquent le terme de la décadence et de la décrépitude. Il y eut bien, au XVIe siècle, sous la personnification de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, une tentative de renaissance chevaleresque, mais ce ne fut qu'une apparence: les destinées de la chevalerie étaient dès lors accomplies et les formes qui persistèrent quelque temps encore n'en furent plus que de vaines survivances.

A. Giry, «Chevalerie», dans la Grande Encyclopédie
(H. Lamirault, éditeur), t. X.


III—LA FÉODALITÉ EN LANGUEDOC.

La transformation du bénéfice viager en fief irrévocable s'opéra, dans le Midi, de l'an 900 à l'an 950; passé cette date, la féodalité est constituée.

En Languedoc, bien des ennemis attaquèrent de bonne heure le régime féodal: le droit germanique, origine principale de ce régime, est dès le XIe siècle battu en brèche par le droit romain, droit coutumier des anciens habitants du pays depuis près de mille ans; l'Église, qui a dû entrer dans ce cadre étroit de terres et de personnes superposées, finit par en échapper et se constitue une existence indépendante; enfin, à partir du XIIe siècle, les bourgeois des villes, enrichis par le commerce et par l'industrie, réclament des libertés et fondent au milieu des seigneuries de véritables républiques. Ajoutons encore la royauté qui, toute-puissante dans le Midi dès la fin du XIIIe siècle, transforma rapidement ce régime décrépit.

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On reconnaît généralement dans le nord de la France deux espèces de propriétés féodales: le fief et la censive, l'un ne devant que des services honorables, l'autre payant un cens en argent et des redevances en nature. Il est difficile d'admettre que cette distinction ait existé dans le Midi, où le fief, dans plus d'un cas, avait à payer des redevances pécuniaires, tandis que les censitaires n'étaient point exempts, aussi généralement qu'on le suppose, du service militaire; les bourgeois, les vilains eux-mêmes y étaient astreints; et dans les villes neuves de la Marche d'Espagne, le suzerain se réservait spécialement l'ostis et la cavalcata sur tous les habitants des nouveaux villages.

Mais on peut distinguer au moins deux espèces de fiefs: à l'origine le fief semble être le bénéfice devenu héréditaire; plus tard c'est une concession à titre onéreux. On donna en fief des terres, des droits utiles, pour assurer la culture des unes, la perception des autres; ce fut tout un système d'administration. C'est ainsi qu'il y avait en Rouergue un fevum sirventale; le vassal est le serviens, le sergent du suzerain, il perçoit ses revenus et veille sur ses intérêts. Nous voyons encore concéder à titre de fiefs des droits de péage, des salles basses dans un château, des églises, des revenus ecclésiastiques. Dès le milieu du XIe siècle, on devient feudataire en recevant du suzerain une somme d'argent: l'archevêque Guifred de Narbonne fit du vicomte de Béziers son vassal en lui donnant en fief héréditaire une certaine somme en deniers ou en denrées.

La possession d'un fief, quel qu'il fût, imposait au feudataire des devoirs, dont les principaux étaient la prestation de l'hommage et du serment de fidélité, et le service militaire.

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I.—On appelle hommage la reconnaissance due par le vassal à son seigneur; c'est la même chose que l'ancienne recommandation; le vassal s'avoue l'homme de son suzerain pour raison de tel ou tel fief, de tel ou tel domaine. La forme de l'hommage est, à l'origine, celle de l'ancienne recommandation; le vassal fléchit le genou, met ses mains dans celles du suzerain; ils échangent le baiser de paix.

Les plus anciens actes d'hommage sont rédigés en un langage barbare, mélange de formes latines et de formes vulgaires (Xe, XIe siècle). Plus tard, dans les pays de Toulouse et de Carcassonne, la langue latine l'emporta; dès le commencement du XIIe siècle, les hommages prêtés au vicomte Bernard Aton de Carcassonne sont en latin. Dans le Languedoc oriental, au contraire, ce fut le provençal qui triompha, et, jusqu'au commencement du XIIIe siècle, les hommages rendus au seigneur de Montpellier furent rédigés en langue vulgaire, sauf la date et les noms des témoins qui furent écrits en latin.

Quand un fief avait été partagé entre plusieurs enfants, à l'origine le fils aîné devait seul l'hommage. En 1269, Alphonse de Poitiers, renouvelant une ordonnance de Philippe Auguste, décida qu'à l'avenir chacun des copartageants devrait séparément l'hommage. Quand le fief était entre les mains d'une femme, le mari prêtait l'hommage au nom de celle-ci. Si le possesseur du fief était un mineur, son tuteur était astreint à sa place à toutes les obligations du vassal, mais le jeune feudataire devait renouveler personnellement l'hommage quand il avait atteint l'âge de chevalier.

Le serment de fidélité se prêtait en même temps que l'hommage, et il était généralement énoncé dans le même acte. Il se prêtait sur les saints évangiles ou sur des reliques, les clercs se tenant debout devant le livre ou devant le reliquaire et récitant la formule la main sur la poitrine (inspectis sacrosanctis evangeliis), les laïques posant la main sur l'évangile ou sur la relique (tactis sacrosanctis evangeliis). Mais le serment de fidélité n'était pas toujours une conséquence directe de la recommandation [, comme l'était la prestation d'hommage]. En principe tout habitant libre d'une seigneurie devait ce serment au seigneur de la terre. On trouve dans le Languedoc des exemples fort anciens de serments prêtés par tous les hommes libres d'une seigneurie. En 1107, par exemple, les bourgeois de Carcassonne jurèrent au vicomte Bernard Aton de lui être fidèles, de ne point le tromper, de ne point lui nuire, de le secourir contre quiconque essayerait de lui enlever la ville. Rappelons que l'Église imposa aussi l'obligation du serment à tous les fidèles, quand, dans ses conciles provinciaux, elle eut organisé la paix de Dieu.

II.—Des obligations qui incombaient au vassal le service militaire était, à tous les points de vue, la plus importante. Ce fut elle qui donna à la féodalité son caractère de police guerrière et qui lui permit de créer un nouvel état social. A l'époque carolingienne, le service militaire n'était dû qu'au souverain, à celui auquel tous les sujets avaient prêté le serment de fidélité. Le senior ne pouvait l'exiger de son vassus. Mais on comprend que les comtes et autres officiers royaux aient pu exiger pour eux-mêmes le service de guerre qu'ils demandaient aux fidèles de l'empereur pour celui-ci; ils sont restés les seuls représentants du pouvoir central; ils administrent le pays, et presque tous les hommes libres qui l'habitent sont devenus leurs recommandés. En outre, dans l'état où se trouve le pays, la fidélité due au seigneur comporte surtout la défense de sa vie, exposée tous les jours dans des aventures de grande route. Les guerres civiles, dès l'époque de Charles le Chauve, ravagent continuellement le Midi, et chaque homme puissant s'entoure de gens à lui qui l'aideront dans l'attaque et dans la défense. L'obligation pour le vassal de rendre à son seigneur le service militaire est donc une suite naturelle du serment de fidélité qu'il lui a prêté, serment qui l'oblige à défendre sa vie, son honneur et ses biens.

Le plus ancien texte qui nous montre le service de guerre dû à un particulier est un acte de l'an 954. Ce service y est représenté comme condition de l'inféodation de certains châteaux. Il est dû par le feudataire envers et contre tous, à l'exception du comte d'Urgel, suzerain supérieur. Cet acte, dont les termes sont les mêmes que ceux des actes du XIIe siècle, offre déjà l'énumération des différentes formes du service militaire féodal, l'hostis, la cavalcata, et l'obligation de rendre les châteaux forts à la première réquisition.

Entre ces deux termes, hostis et cavalcata, il n'y a que peu de différence; le droit de requérir à la fois l'une et l'autre fut possédé par la plupart des seigneurs méridionaux. Ces deux termes paraissent seulement désigner des guerres plus ou moins importantes. L'hostis ou ostis est la grande expédition régulière, entraînant le siège de quelque château ennemi; la cavalcata (chevauchée) est plutôt une promenade militaire en pays ennemi. Ce que nous savons des guerres féodales des XIe et XIIe siècles nous fait penser qu'elles consistèrent surtout en chevauchées.

A l'origine, tout possesseur de fief doit, personnellement et à ses frais, le service militaire. On peut même dire que cette obligation est, avec l'hérédité, la plus grande différence qui existe entre le bénéfice et le fief. Mais jamais l'exercice de ce droit de réquisition du suzerain ne fut réglementé dans le Midi, ou du moins il ne le fut que dans certaines seigneuries. Jamais ne s'établit dans le Languedoc une règle générale comme celle des quarante jours de service du Nord de la France. Nombre de textes prouvent que dans cette province les vassaux restèrent à la discrétion du seigneur, qui put les convoquer aussi souvent, pour un temps aussi long qu'il le voulut.—Ce service, en apparence si rigoureux, admit pourtant, en pratique, de notables adoucissements. La plupart des villes s'en firent exempter. Un savant de nos jours a même pu dire qu'au XIIIe siècle beaucoup de fiefs du Languedoc ne le devaient plus, parce qu'il était tombé peu à peu en désuétude; c'est ce qui expliquerait en partie la faiblesse et l'inexpérience des armées méridionales pendant la guerre des Albigeois et la honteuse défaite de Muret.

«Château du Xe siècle, sur sa motte, avec enceinte en palissades de bois.» D'après l'Abécédaire d'archéologie de H. de Caumont, Architecture militaire, p. 393.
«Château du Xe siècle, sur sa motte, avec enceinte en palissades de bois.»
D'après l'Abécédaire d'archéologie de H. de Caumont, Architecture militaire, p. 393.

Au service militaire proprement dit se rattache une obligation qui incombe à tout possesseur de forteresse. En principe, tout château est rendable à merci, c'est-à-dire qu'à la première réquisition du suzerain, «irrité ou apaisé» (iratus vel pacatus), le vassal doit lui remettre sa forteresse. Cette demande du seigneur peut avoir deux motifs: tantôt il l'exige à titre de simple reconnaissance de sa suzeraineté (recognitio dominii), tantôt par défiance à l'égard du vassal. C'est cette alternative que les actes expriment brièvement par la clause iratus vel pacatus.—Cette obligation du château rendable à merci, qui paraît dès le milieu du Xe siècle, finit par devenir si universelle que, dans un acte de 1190, un vassal puissant stipule qu'il en sera affranchi.

A l'époque féodale, les guerres privées furent continuelles et les forteresses prirent rapidement une grande importance. Simples châteaux de bois plus ou moins fortifiés au Xe siècle, elles sont de briques ou de pierre au XIIe[32]. Aussi les suzerains essayèrent-ils d'entraver ces constructions qui permettaient à leurs vassaux de leur résister avec succès. Peu à peu s'introduisit dans les actes d'hommage une clause portant défense aux vassaux d'augmenter les anciennes forteresses ou d'en construire de nouvelles. En 1128, le comte d'Ampurias ayant fait creuser de nouveaux fossés et élever de nouvelles murailles, le comte de Barcelone le force à remettre le château dans son premier état. En 1146, à Barcelone, malgré la défense du comte, un de ses vassaux a construit une forteresse; le suzerain prend conseil de ses prud'hommes, et ceux-ci le décident à concéder le nouveau château en alleu à ses constructeurs, en ne se réservant que le droit d'en user en temps de guerre envers et contre tous. A cause du malheur des temps, la plupart des monastères durent demander à leurs suzerains, pendant le XIIe siècle, des permissions analogues: c'était le seul moyen d'assurer à leurs hommes un peu de sécurité; ils ne les obtinrent parfois qu'à prix d'argent.

Outre le service d'ost et de chevauchée, nous trouvons encore, dans le Midi comme dans le Nord, une autre forme de service militaire imposée aux vassaux: c'est l'estage ou obligation de résider pendant un certain temps chaque année dans le château du seigneur et d'y tenir garnison. L'histoire de l'estage de Carcassonne est typique. En 1125, le vicomte Bernard Aton venait de rentrer dans sa ville de Carcassonne, dont les habitants étaient révoltés depuis trois ans. Sa victoire fut naturellement suivie de nombreuses confiscations. Pour s'attacher ses hommes, le vainqueur leur distribua les terres des traîtres et créa dans la ville de Carcassonne un certain nombre de châtellenies. Chaque tour de la cité avec la maison attenante (mansus) forma un fief qui entraîna, outre les obligations ordinaires, les charges suivantes: résidence, soit perpétuelle (per totum annum), soit temporaire (quatre ou huit mois par an), dans la cité; le feudataire doit amener sa famille avec lui et prête un serment spécial, relatif à la bonne et fidèle garde de la ville et des faubourgs. Le tout forme une castellania, et le feudataire s'appelle castellanus. Un serment collectif du 4 avril 1126 nous donne les noms de tous ces châtelains; ils étaient alors au nombre de seize, dont le plus considérable était un seigneur du Narbonnais, Bernard de Canet; les autres appartenaient aux meilleures maisons de Carcassès et notamment à la famille Pelapol, qui joua un grand rôle à Carcassonne pendant tout le XIIe siècle.....

D'après A. Molinier, Étude sur l'administration féodale
dans le Languedoc
(900-1250), dans l'Histoire générale
de Languedoc
(éd. Privat), Toulouse, t. VII (1879),
p. 132.


IV—LES MŒURS FÉODALES DANS «RAOUL DE CAMBRAI».

Le comte Raoul Taillefer, à qui l'empereur de France avait, en récompense de ses services, concédé le fief de Cambrai et donné sa sœur en mariage, est mort, laissant sa femme, la belle Aalais, grosse d'un fils. Ce fils, c'est Raoul de Cambrai, le héros du poème. Il était encore petit enfant lorsque l'empereur voulut, sur l'avis de ses barons, donner le fief de Cambrai et la veuve de Raoul Taillefer au Manceau Gibouin, l'un de ses fidèles. Aalais repoussa avec indignation cette proposition, mais si elle réussit à garder son veuvage, elle ne put empêcher le roi de donner au Manceau le Cambrésis.

Cependant le jeune Raoul grandissait. Lorsqu'il eut atteint l'âge de quinze ans, il prit pour écuyer un jeune homme de son âge, Bernier, fils bâtard d'Ybert de Ribemont. Bientôt le jeune Raoul, accompagné d'une suite nombreuse, se présente à la cour du roi, qui le fait chevalier et ne tarde pas à le nommer son sénéchal. Après quelques années, Raoul, excité par son oncle Guerri d'Arras, réclame hautement sa terre au roi. Celui-ci répond qu'il ne peut en dépouiller le Manceau Gibouin qu'il en a investi. «Empereur, dit alors Raoul, la terre du père doit par droit revenir au fils. Je serais blâmé de tous si je subissais plus longtemps la honte de voir ma terre occupée par un autre.» Et il termine par des menaces de mort à l'adresse du Manceau. Le roi promet alors à Raoul de lui accorder la première terre qui deviendra vacante. Quarante otages garantissent cette promesse.

Un an après, le comte Herbert de Vermandois vient à mourir. Raoul met aussitôt le roi en demeure d'accomplir sa promesse. Celui-ci refuse d'abord: le comte Herbert a laissé quatre fils, vaillants chevaliers, et il serait injuste de déshériter quatre personnes pour l'avantage d'une seule. Raoul, irrité, ordonne aux chevaliers qui lui ont été assignés comme otages de se rendre dans sa prison. Ceux-ci vont trouver le roi, qui se résigne alors à concéder à Raoul la terre de Vermandois, mais sans lui en garantir aucunement la possession. Douleur de Bernier qui, appartenant par son père au lignage de Herbert, cherche vainement à détourner Raoul de son entreprise.

Malgré les prières de Bernier, malgré les sages avertissements de sa mère, Raoul s'obstine à envahir la terre des fils Herbert. Au cours de la guerre le moutier d'Origny est incendié, les religieuses qui l'habitaient périssent dans l'incendie, et parmi elles Marsens, la mère de Bernier, sans que son fils puisse lui porter secours. Par suite une querelle surgit entre Bernier et Raoul. Celui-ci, emporté par la colère, injurie gravement son compagnon et finit par le frapper d'un tronçon de lance. Bientôt revenu de son emportement, il offre à Bernier une éclatante réparation, mais celui-ci refuse avec hauteur et se réfugie auprès de son père, Ybert de Ribemont.

Dès lors commence la guerre entre les quatre fils de Herbert de Vermandois et Raoul de Cambrai. Les quatre frères rassemblent leurs hommes sous Saint-Quentin. Avant de se mettre en marche vers Origny, ils envoient porter à Raoul des propositions de paix qui ne sont pas acceptées. Un second messager, qui n'est autre que Bernier, vient présenter de nouveau les mêmes propositions. Raoul eut été disposé à les accueillir, mais son oncle, Guerri d'Arras, l'en détourne. Bernier défie alors son ancien seigneur: il veut le frapper, et se retire poursuivi par Raoul et les siens. Bientôt le combat s'engage. Dans la mêlée, Bernier rencontre son seigneur, et de nouveau il lui offre la paix. Raoul lui répond par des paroles insultantes. Les deux chevaliers se précipitent l'un sur l'autre et Raoul est tué.

Guerri demande une trêve jusqu'à ce que les morts soient enterrés. Elle lui est accordée, mais, à la vue de son neveu mort, sa colère se réveille, et il recommence la lutte. Il est battu et s'enfuit avec les débris de sa troupe.

On rapporte à Cambrai le corps de Raoul. Lamentations d'Aalais. Sa douleur redouble quand elle apprend que son fils a été tué par le bâtard Bernier. Son petit-fils Gautier vient auprès d'elle: c'est lui qui héritera du Cambrésis. Il jure de venger son oncle. Heluis de Ponthieu, l'amie de Raoul, vient à son tour pleurer sur le corps de celui qu'elle devait épouser. On enterre Raoul.

Plusieurs années s'écoulent. Gautier est devenu un jeune homme; il pense à venger son oncle. Guerri l'arme chevalier et la guerre recommence. Un premier engagement a lieu sous Saint-Quentin. Gautier se mesure par deux fois avec Bernier, et à chaque fois le désarçonne. A son tour Bernier, qui a vainement offert un accord à son ennemi, vient assaillir Cambrai. Gautier lui propose de vider leur querelle par un combat singulier. Au jour fixé, les deux barons se rencontrent, chacun ayant avec soi un seul compagnon: Aliaume de Namur est celui de Bernier, et Gautier est accompagné de son grand-oncle Guerri. Le duel se prolonge jusqu'au moment où les deux combattants, couverts de blessures, sont hors d'état de tenir leurs armes. Mais un nouveau duel a lieu aussitôt entre Guerri et Aliaume. Ce dernier est blessé mortellement; Gautier, un peu moins grièvement blessé que Bernier, l'assiste à ses derniers moments. Bernier, qui est cause de ce malheur, car c'est lui qui a excité Aliaume à se battre, accuse Guerri d'avoir frappé son adversaire en trahison. Fureur de Guerri qui se précipite sur Bernier et l'aurait tué si Gautier ne l'avait protégé. Bernier et Gautier retournent, l'un à Saint-Quentin, l'autre à Cambrai.

Peu après, à la Pentecôte, l'empereur mande ses barons à sa cour. Guerri et Gautier, Bernier et son père Ybert de Ribemont se trouvent réunis à la table du roi. Guerri frappe Bernier sans provocation. Aussitôt une mêlée générale s'engage, et c'est à grand'peine qu'on sépare les barons. Il est convenu que Gautier et Bernier se battront de nouveau. Ils se font de nombreuses blessures. Enfin, par ordre du roi, on les sépare, quand tous deux sont hors d'état de combattre. Le roi les fait soigner dans son palais, mais il a le tort de les mettre trop près l'un de l'autre, dans la même salle, où ils continuent à s'invectiver.

Cependant dame Aalais arrive aussi à la cour du roi son frère. Apercevant Bernier, elle entre en fureur, et saisissant un levier, elle l'eût assommé, si on ne l'en avait empêchée. Bernier sort du lit, se jette à ses pieds. Lui, ses oncles et ses parents implorent la merci de Gautier et d'Aalais qui finissent par se laisser toucher. La paix est rétablie au grand désappointement du roi contre qui Guerri se répand en plaintes amères, l'accusant d'avoir été la cause première de la guerre. Le roi choisit ce moment pour dire à Ybert de Ribemont que, lui mort, il disposera de la terre de Vermandois. «Mais, répond Ybert, je l'ai donnée l'autre jour à Bernier.—Comment diable! répond le roi, est-ce qu'un bâtard doit tenir terre?» La querelle s'envenime, les barons se jettent sur le roi qui est blessé dans la lutte. Ils se retirent en mettant le feu à la cité de Paris, et chacun retourne en son pays, tandis que le roi mande ses hommes pour tirer vengeance des barons qui l'ont insulté....

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Cherchons maintenant dans l'histoire quels événements ont pu être le point de départ de cette longue suite de récits.

Le héros de notre poème a cela de commun avec Roland, que sa mort est racontée brièvement par un annaliste contemporain, mais en des termes suffisamment précis pour qu'il ne soit pas possible de révoquer en doute le caractère historique d'une portion importante de la première partie de Raoul de Cambrai.

«En l'année 943, écrit Flodoard, mourut le comte Herbert. Ses fils l'ensevelirent à Saint-Quentin, et, apprenant que Raoul, fils de Raoul de Gouy, venait pour envahir les domaines de leur père, ils l'attaquèrent et le mirent à mort. Cette nouvelle affligea fort le roi Louis.»

La seule chose qui, dans les paroles du chanoine de Reims, ne concorde qu'imparfaitement avec le poème, c'est le nom du père de Raoul. Mais cette différence est certainement plus apparente que réelle, car, si Flodoard le nomme Raoul de Gouy et non Raoul de Cambrésis, nous savons d'ailleurs que ce Raoul, mort dix-sept ans auparavant, avait été «comte» et selon toute vraisemblance, comte en Cambrésis, puisque Gouy était situé dans le pagus ou comitatus Cameracensis, au milieu d'une région forestière, l'Arrouaise, dont les habitants sont présentés par le poète comme les vassaux du jeune Raoul de Cambrai.

Raoul de Gouy ne doit pas être distingué de ce comte Raoul, qui, en 921, semble agir en qualité de comte du Cambrésis, lorsque, avec l'appui de Haguenon, le favori de Charles le Simple, il obtient de ce prince que l'abbaye de Maroilles soit donnée à l'évêque de Cambrai. Quoi qu'il en soit, Raoul de Gouy prit une part active aux événements qui suivirent la déchéance de Charles le Simple: ainsi, il accompagnait, en 923, les vassaux de Herbert de Vermandois et le comte Engobrand dans une heureuse attaque du camp des Normands qui, sous le commandement de Rögnvald, roi des Normands des bouches de la Loire, étaient venus, à l'appel de Charles, ravager la portion occidentale du Vermandois. Ses terres, on ne sait pourquoi, furent exceptées deux ans après (925), ainsi que le comté de Ponthieu et le marquisat de Flandre, de l'armistice que le duc de France, Hugues le Grand, conclut alors avec les Normands. Raoul de Gouy terminait, vers la fin de l'année 926, une carrière qui, malgré sa brièveté, paraît avoir été celle d'un homme fameux en son temps....

Selon le poème, Raoul Taillefer aurait épousé Aalais, sœur du roi Louis, qu'il aurait laissée, en mourant, grosse de Raoul, le futur adversaire des fils Herbert. Ces circonstances sont loin d'être invraisemblables. Aalais est, en effet, le nom d'une des nombreuses sœurs du roi Louis d'Outremer, issues du mariage de Charles le Simple avec la reine Fréderune, et il n'est pas impossible qu'en 926, date de la mort de Raoul de Gouy, elle fût mariée à l'un des comtes qui avaient été les sujets de son père; d'autre part, en supposant que Raoul de Gouy, mort prématurément en 926, ait laissé sa femme enceinte d'un fils, ce fils posthume, lors de la mort de Herbert de Vermandois, en 943, aurait eu dix-sept ans environ, âge qui n'est en désaccord ni avec le texte de Raoul de Cambrai, ni avec ce que nous savons de l'époque carolingienne, car en ce temps on entrait fort jeune dans la vie active et surtout dans la vie militaire; ainsi, pour n'en citer qu'un exemple entre tant d'autres, un roi carolingien, Louis III, celui-là même dont un poème en langage francique et la chanson de Gormond célèbrent la lutte contre les Normands, Louis III mourut âgé au plus de dix-neuf ans, un an après avoir battu les pirates du Nord, deux ans après qu'il eût conduit une expédition en Bourgogne contre le roi Boson.

Quoi qu'il en soit de l'origine de la comtesse Aalais, femme de Raoul de Gouy, son souvenir se conserva durant plusieurs siècles dans l'église cathédrale de Cambrai et dans l'abbaye de Saint-Géry de la même ville, à raison de legs qu'elle leur avait faits pour le repos de l'âme de son malheureux fils; c'est du moins ce qu'attestent une charte de Liebert, évêque de Cambrai, rédigée vers 1050, et la chronique rimée vers le milieu du XIIIe siècle par Philippe Mousket....

Les mœurs féodales dans la première partie du Raoul portent en plus d'une strophe les marques d'une certaine antiquité; il serait difficile toutefois de faire ici le départ de ce qui appartient véritablement au Xe siècle. L'hérédité des fiefs n'y est point encore complètement établie, mais il faut reconnaître que les remanieurs ne pouvaient guère, sans nuire à l'économie du poème, introduire sur ce point les coutumes de leur temps. La réparation à la fois éclatante et bizarre que Raoul offre à Bernier après l'incendie d'Origny[33], et qui est l'une des formes de l'harmiscara des textes carolingiens, semble encore un trait conservé de la chanson primitive sur la mort de Raoul, mais on sait combien il est difficile de renfermer dans des limites chronologiques la plupart des usages du moyen âge: telle coutume oubliée presque totalement en France a pu se perpétuer dans le coin d'une province; elle a pu disparaître complètement de notre pays et se conserver plusieurs siècles encore à l'étranger. C'est pourquoi nous croyons sage de nous abstenir de plus amples considérations.

P. Meyer et A. Longnon, Raoul de Cambrai,
chanson de geste
, Paris, 1882, in-8º. Introduction,
passim.


CHAPITRE VIII

L'ALLEMAGNE ET L'ITALIE

PROGRAMME.—Les duchés allemands; Henri Ier; les Marches; Otton Ier en Italie. Nouvelle restauration de l'Empire.

L'empereur et le pape. La réforme de l'Église. Grégoire VII. La querelle des investitures. Alexandre III et Frédéric Barberousse.

Innocent III, Frédéric II.


BIBLIOGRAPHIE.

L'histoire générale de l'Allemagne sous les derniers Carolingiens, sous les empereurs saxons, franconiens et sous les Hohenstaufen, a été très souvent écrite.—Dans la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte ont été publiées d'excellentes annales pour les règnes d'Henri I, d'Henri II, de Conrad II, d'Henri III, d'Henri IV et d'Henri V, de Lothaire, de Conrad III, d'Henri VI, d'Otton IV, de Frédéric II.—L'ouvrage de W. v. Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit (Leipzig, 1881-1890, 5 vol. in-8º) est célèbre.—Il existe en allemand beaucoup d'exposés généraux, à l'usage du grand public. Sans parler de la Deutsche Geschichte, précitée, de K. Lamprecht, de celle de K. W. Nitzsch (Geschichte des deutschen Volkes, Leipzig, 1892, 3 vol. in-8º, 2e éd.), et de l'estimable Manuel sommaire de B. Gebhardt (Handbuch der deutschen Geschichte, Stuttgart, 1891, in-8º), où cette période de l'histoire d'Allemagne est esquissée à grands traits, voir: H. Gerdes, Geschichte des deutschen Volkes. Zeit der karolingischen und sächsischen Könige, Leipzig, 1891, in-8º;—M. Manitius, Deutsche Geschichte unter den sächsischen und salischen Kaisern (911-1125), Stuttgart, 1889, in-8º;—J. Jastrow, Deutsche Geschichte im Zeitalter der Hohenstaufen, Berlin, 1893 et s., in-8º.—Parmi les monographies de premier ordre: Th. Sickel, Das Privilegium Otto I für die römische Kirche vom J. 962, Innsbrück, 1883, in-8º;—O. Harnack, Das Kurfürstencollegium bis zur Mitte des vierzehnten Jahrhunderts, Giessen, 1883, in-8º.—On a en français: J. Bryce, Le saint Empire romain germanique, Paris, 1890, in-8º;—C. de Cherrier, Histoire de la lutte des papes et des empereurs de la maison de Souabe, Paris, 1858-1859, 3 vol. in-8º (Vieilli);—J. Zeller, Fondation de l'Empire germanique. Otton le Grand et les Ottonides, Paris, 1873, in-8º; L'Empire germanique et l'Église au moyen âge, Paris, 1876, in-8º; L'Empire germanique sous les Hohenstaufen, Paris, 1881, in-8º; L'empereur Frédéric II et la chute de l'Empire germanique au moyen âge, Paris, 1885, in-8º;—G. Blondel, Étude sur la politique de l'empereur Frédéric II en Allemagne, Paris, 1892, in-8º.

L'histoire de l'église romaine, du XIe au XIIIe siècle, a été aussi fort étudiée. Parmi les ouvrages généraux, consulter, outre l'excellent Manuel de K. Müller (Kirchengeschichte, I, Freiburg i. Brisgau, 1892, in-8º) et les autres Manuels d'histoire ecclésiastique (ci-dessous, Bibliographie du ch. XIII), les narrations de J. Langen (Geschichte der römischen Kirche, t. III [de Nicolas Ier à Grégoire VII], Bonn, 1892, in-8º, et IV [de Grégoire VII à Innocent III], Bonn, 1893, in-8º), et de F. Rocquain (La Cour de Rome et l'esprit de Réforme avant Luther, t. Ier, Paris, 1893, in-8º).—L'opuscule élémentaire de U. Balzani (The popes and the Hohenstaufen, London, 1889, in-16) n'est pas sans mérite.—Il y a des monographies sur les grands papes: Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, etc., dont quelques-unes sont très bonnes; les principales sont celles de W. Martens (Gregor VII, sein Leben u. Wirken, Leipzig, 1894, 2 vol. in-8º), de H. Reuter (Geschichte Alexanders der dritten und der Kirche seiner Zeit, Leipzig, 1860-1864, 3 vol. in-8º), de F. Hurter (Histoire du pape Innocent III, Paris, 1843, 3 vol. in-8º, tr. de l'all.). Citons encore, en seconde ligne, les travaux d'O. Delarc (Saint Grégoire VII et la réforme de l'Église au XIe siècle, Paris, 1889-1890, 3 vol. in-8º), de J. Felten (Papst Gregor IX, Freib. i. B., 1886, in-8º) et de C. Rodenberg, Innocenz IV und das Königreich Sicilien, 1245-1254, Halle, 1892, in-8º.—Sur Rome pontificale au moyen âge, lire, outre la célèbre Geschichte der Stadt Rom, de F. Gregorovius, précitée, le livre excellent de A. Graf, Roma nella memoria e nelle immaginazioni del medio evo, Torino, 1882, 2 vol. in-8º.—Cf. G. Paris, dans le Journal des Savants, 1884, p. 557-577.

Sur l'histoire d'Italie, l'œuvre capitale est celle de J. Ficker, Forschungen zur Reichs-und Rechtsgeschichte Italiens, Innsbrück, 1868-1874, 4 vol. in-8º; mais il existe d'autres bons livres qui ne sont pas assez connus. Citons entre beaucoup d'autres monographies importantes: Fr. Lanzani, Storia dei comuni italiani dalle origini al 1313, Milano, 1882, in-8º;—P. Villari, I primi due secoli della storia di Firenze, Firenze, 1893, in-8º;—L. v. Heinemann, Geschichte der Normannen in Unteritalien und Sicilien bis zum Aussterben des normannischen Königshauses, I, Leipzig, 1894, in-8º.


I—LA VILLE DE ROME AU MOYEN ÂGE

«On rapporte, dit Sozomène, dans le neuvième livre de son Histoire ecclésiastique, que lorsque Alaric se dirigeait à marches forcées sur Rome, un saint moine d'Italie l'exhorta à épargner la cité et à ne pas être la cause d'aussi horribles calamités. Mais Alaric répondit: «Ce n'est pas en vertu de ma propre volonté que j'agis ainsi; il y a quelqu'un qui me pousse et qui ne me laisse aucun repos, et qui m'a ordonné de détruire Rome.»

Vers la fin du Xe siècle, le Bohémien Woitech, célèbre plus tard dans la légende sous le nom de saint Adalbert, quitta son évêché de Prague pour voyager en Italie et se fixa dans le monastère romain de Sant'Alessio. Au bout de quelques années passées dans cette solitude religieuse, il fut invité à venir reprendre les devoirs de son siège et s'y consacra de nouveau au milieu de ses compatriotes à demi sauvages. Bientôt, cependant, son ancien désir se réveilla en lui; il regagna sa cellule sur les hauteurs de l'Aventin, et là, errant parmi les vieilles reliques et se chargeant des plus humbles occupations du couvent, il vécut heureux quelque temps. A la fin, les reproches de son métropolitain, l'archevêque de Mayence, et les commandements exprès du pape Grégoire V le contraignirent à repasser les Alpes et il se joignit à la suite d'Otton III, se lamentant, dit son biographe, de ce qu'il ne lui fût plus permis désormais de jouir de sa douce quiétude au sein de la mère des martyrs, de la demeure des Apôtres, de la Rome enchantée. Au bout de quelques mois, il subissait le martyre chez les Lithuaniens païens de la Baltique.

Environ quatre cents ans plus tard et neuf cents ans après Alaric, François Pétrarque écrit en ces termes à son ami Jean Colonna: «Ne penses-tu pas que je souhaite vivement voir cette cité, qui n'a jamais eu et n'aura jamais son égale; qu'un ennemi même a appelée une cité de rois; sur la population de laquelle il a été écrit: «Grande est la valeur du peuple romain, grand et terrible est son nom»; dont la gloire sans exemple et l'empire sans pareil, passé, présent et futur, ont été célébrés par les divins prophètes; où sont les tombes des apôtres et des martyrs et les corps de tant de milliers de soldats du Christ?»

C'était la même impulsion qui entraînait irrésistiblement le guerrier, le moine et l'érudit vers la cité mystique, qui était pour l'Europe du moyen âge bien plus que n'avait été Delphes pour la Grèce ou la Mecque pour l'Islam, la Jérusalem de la chrétienté, la ville qui avait jadis gouverné la terre et gouvernait à présent le monde des esprits incorporels. Car Rome offrait à chaque classe d'hommes un genre d'attractions particulier. Le pèlerin dévot venait prier devant la châsse du prince des apôtres; l'amoureux des lettres et de la poésie rêvait à Virgile et à Cicéron parmi les colonnes renversées du Forum; les rois germains venaient avec leurs armées chercher dans l'antique capitale du monde la source de la puissance temporelle.

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Entrée du Forum par la Voie Sacrée.
Entrée du Forum par la Voie Sacrée.

Rome ne possédait cependant aucune source de richesse. Sa situation était défavorable au commerce; n'ayant point de marché, elle ne fabriquait aucune marchandise, et l'insalubrité de sa campagne, résultat d'un long abandon, en rendait la fertilité inutile. Alors déjà, comme aujourd'hui, elle s'élevait, solitaire et délaissée, au milieu du désert qui s'étendait jusqu'au pied même de ses murailles. Comme il n'y avait pas d'industrie, il n'y avait rien qui ressemblât à une classe bourgeoise. Le peuple n'était qu'une vile populace, toujours prompte à suivre le démagogue qui flattait sa vanité, plus prompte encore à l'abandonner au moment du péril. La superstition était pour lui une question d'orgueil national, mais il vivait dans le voisinage trop immédiat des choses sacrées pour les respecter beaucoup; il maltraitait le pape et exploitait les pèlerins que ses autels attiraient en foule; c'était probablement la seule classe d'hommes en Europe qui ne fournît aucune recrue aux armées de la Croix. Les prêtres, les moines et tous les parasites divers d'une cour ecclésiastique formaient une large part de la population; le reste était entretenu, pour la plupart dans un état de demi-mendicité, par une quantité incalculable d'associations religieuses qu'enrichissaient les dons ou les dépouilles de la chrétienté latine. Les familles nobles étaient nombreuses, puissantes, féroces; elles s'entouraient de bandes de partisans sans aucune discipline, et ne cessaient de guerroyer entre elles autour de leurs châteaux dans la contrée avoisinante ou dans les rues mêmes de la cité. Si les choses avaient pu suivre leur cours naturel, une de ces familles, celle des Colonna par exemple, ou celle des Orsini, aurait probablement fini par dompter ses rivales et par établir, ainsi qu'on le vit dans les républiques de la Romagne et de la Toscane, une signoria ou tyrannie locale, analogue à celles qui s'implantèrent jadis dans les villes de la Grèce. Mais la présence du pouvoir sacerdotal fit obstacle à cette tendance et, par cela même, aggrava la confusion dans la cité. Bien que le pape ne fût pas encore reconnu comme souverain légitime, il était, non seulement le personnage de Rome le plus considérable, mais le seul dont l'autorité offrît l'apparence d'un certain caractère officiel. Toutefois le règne de chaque pontife était court; il ne disposait d'aucune force militaire; il était fréquemment absent de son siège. Il appartenait, en outre, très souvent à l'une de ces grandes familles, et, à ce titre, n'était rien de plus qu'un chef de faction dans l'intérieur de sa ville, tandis qu'on le vénérait dans toute l'Europe comme le pontife universel.

Celui qui aurait dû être pour Rome ce que leurs rois nationaux étaient pour les villes de France, d'Angleterre ou d'Allemagne, c'était l'empereur. Mais son pouvoir était une pure chimère, importante surtout en ce qu'elle servait de prétexte à l'opposition que les Colonna et les autres chefs gibelins faisaient au parti du pape. Ses droits, même en théorie, étaient matière à controverse. Les papes, dont les prédécesseurs s'étaient contentés de gouverner en qualité de lieutenants de Charlemagne ou d'Otton, soutenaient à présent que Rome, en tant que cité spirituelle, ne pouvait être soumise à aucune juridiction temporelle, et qu'elle ne pouvait, par conséquent, faire partie de l'empire romain, quoiqu'elle en fût cependant la capitale. Non seulement, arguait-on, Constantin avait cédé Rome à Sylvestre et à ses successeurs, mais le Saxon Lothaire, lors de son couronnement, avait, de plus, formellement renoncé à sa souveraineté en prêtant hommage entre les mains du pontife et en recevant de lui la couronne comme son vassal. Les papes sentaient alors que leur dignité et leur influence ne pouvaient que perdre, s'ils admettaient même en apparence dans le lieu de leur résidence la juridiction d'un souverain civil, et, quoiqu'il leur fût impossible d'y affermir leur propre autorité, ils réussirent du moins à en exclure toute autre que la leur. C'est pour cela qu'ils étaient si mal à l'aise toutes les fois qu'un empereur venait leur demander de le couronner, qu'ils lui suscitaient toute espèce de difficultés et s'efforçaient de s'en débarrasser le plus tôt possible. Il faut dire ici quelque chose du programme de ces visites impériales à Rome, et des traces que les Allemands y ont laissées de leur présence, en se rappelant toujours qu'à partir de Frédéric II, être couronné dans sa capitale fut pour un empereur l'exception au lieu d'être la règle.

Le voyageur qui entre à Rome aujourd'hui, s'il arrive, comme c'est l'ordinaire, par la voie de Civita-Vecchia, y est introduit par le chemin de fer avant qu'il s'en soit douté; il se jette dans une voiture à la gare et est déposé à la porte de son hôtel, au milieu de la ville moderne, sans avoir absolument rien vu. S'il arrive en voiture de la Toscane, en suivant la route déserte qui passe près de Véies et franchit le pont Milvius, il jouit, il est vrai, du haut des pentes de la chaîne ciminienne, de la splendide perspective de la Campagne, semblable à une mer entourée de collines étincelantes; mais de la cité, il n'aperçoit aucun indice, sauf le dôme de Saint-Pierre, jusqu'à ce qu'il soit dans ses murs. Il en était tout autrement au moyen âge. Alors les voyageurs, quelle que fût leur condition, depuis l'humble pèlerin jusqu'à l'archevêque de promotion récente qui venait, accompagné d'une suite pompeuse, recevoir des mains du pape le pallium sacramentel, s'en approchaient du côté du nord ou du nord-est; suivant un passage tracé dans le sol montueux de la rive toscane du Tibre, ils faisaient halte sur le sommet du Monte Mario[34]—le mont de la Joie—et voyaient «la cité des solennités» s'étendre sous leurs yeux, depuis les énormes constructions du Latran, bien loin sur le mont Cælius, jusqu'à la basilique de Saint-Pierre à leurs pieds. Ce n'était pas, comme aujourd'hui, un océan houleux de coupoles, mais une masse de maisons basses aux rouges toitures, interrompue par de hautes tours de briques, et çà et là par des monceaux de ruines antiques, bien plus considérables que ce qu'il en reste. Et au-dessus de tout cela se dressaient ces deux monuments des Césars païens, ces monuments qui contemplent encore, du haut de leur immobile sérénité, le spectacle que leur donnent les armées des nations nouvelles et les fêtes d'une nouvelle religion,—les colonnes de Trajan et de Marc-Aurèle.

L'empereur Otton III, d'après une miniature de l'Évangéliaire de Bamberg.
L'empereur Otton III, d'après une miniature de l'Évangéliaire de Bamberg.

Du Monte Mario, l'armée teutonne, après avoir fait ses oraisons, descendait dans le champ de Néron, espace formé par les terrains plats qui aboutissent à la porte Saint-Ange. C'était là que les représentants du peuple romain avaient l'habitude d'aller au-devant de l'empereur nouvellement élu, de lui demander la confirmation de leurs chartes et de recevoir le serment qu'il prêtait de maintenir leurs bonnes coutumes. Une procession se formait alors: les prêtres et les moines, qui étaient sortis pour saluer l'empereur en chantant des hymnes, prenaient les devants; les chevaliers et les soldats romains, quels qu'ils fussent, venaient ensuite; puis le monarque, suivi d'une longue troupe de chevalerie transalpine. Pénétrant dans la cité, ils s'avançaient jusqu'à Saint-Pierre, où le pape, entouré de son clergé, se tenait sur le grand perron de la basilique pour souhaiter la bienvenue au roi des Romains et lui donner sa bénédiction. Le lendemain, on procédait au couronnement, avec des cérémonies très compliquées[35]. Leur accompagnement le plus ordinaire, dont le livre du rituel ne fait pas mention, c'était le son des cloches appelant aux armes et le cri de bataille des combattants allemands et italiens. Le pape, quand il ne pouvait empêcher l'empereur d'entrer à Rome, le priait de laisser le gros de son armée hors des murs, et, s'il ne l'obtenait pas, il pourvoyait à sa sécurité en excitant des complots et des séditions contre son trop puissant ami. Le peuple romain, d'un autre côté, tout violent qu'il se montrât souvent à l'égard du pape, plaçait pourtant en lui une sorte d'orgueil national. Bien différents étaient ses sentiments pour le capitaine teuton qui venait d'un pays lointain recevoir dans sa cité, sans lui en savoir gré cependant, les insignes d'un pouvoir que la bravoure de leurs ancêtres avait fondé. Dépouillé de son ancien droit d'élire l'évêque universel, il tâcha d'autant plus désespérément de se persuader que c'était lui qui choisissait le prince universel; et sa mortification était toujours plus cuisante chaque fois qu'un nouveau souverain repoussait avec mépris ses prétentions et faisait parader sous ses yeux sa rude cavalerie barbare. C'est pour cela qu'une sédition était à Rome la conséquence presque forcée d'un couronnement. Il y eut trois révoltes contre Otton le Grand. Otton III, en dépit de son affection passionnée pour la cité, y fut en butte à la même mauvaise foi et à la même haine, et la quitta enfin de désespoir après avoir fait d'inutiles tentatives de conciliation[36]. Un siècle plus tard, le couronnement de Henri V fut l'occasion de tumultes violents, car il se saisit du pape et des cardinaux à Saint-Pierre et les tint prisonniers jusqu'à ce qu'ils se fussent soumis à ses exigences. Hadrien IV, qui s'en souvenait, aurait volontiers forcé les troupes de Frédéric Barberousse à demeurer hors des murs; mais la rapidité de leurs mouvements déconcerta ses plans et prévint les résistances de la populace romaine. S'étant établi dans la cité Léonine[37], Frédéric barricada le pont qui traverse le Tibre et fut couronné en bonne forme à Saint-Pierre. Mais la cérémonie s'achevait à peine, lorsque les Romains, qui s'étaient rassemblés en armes au Capitole, forcèrent le pont, tombèrent sur les Allemands et ne furent repoussés qu'avec peine, grâce aux efforts personnels de Frédéric. Il ne s'aventura pas à les poursuivre plus avant dans la cité, et ne fut, à aucune époque de son règne, capable de s'en rendre entièrement maître. Pareillement déçus, ses successeurs acceptèrent enfin leur défaite et se contentèrent de recevoir leur couronne aux conditions qu'y mirent les papes, et de repartir sans insister.

San Bartolommeo in Isola, à Rome.
San Bartolommeo in Isola, à Rome.

Y venant rarement et y faisant un séjour de si courte durée, il n'est pas surprenant que les empereurs teutons dans les sept siècles qui vont de Charlemagne à Charles-Quint, aient laissé à Rome des traces moins nombreuses de leur présence que Titus ou qu'Hadrien seulement; moins nombreuses même et moins considérables que celles qui sont attribuées par la tradition à ceux qu'elle appelle Servius Tullius et Tarquin l'Ancien. Les monuments qui subsistent ont surtout pour effet de rendre plus sensible l'absence de tous les autres. Le plus important date du temps d'Otton III, le seul empereur qui tenta de fixer à Rome sa résidence permanente. Du palais, qui ne fut probablement guère qu'une simple tour construite par lui sur l'Aventin, on n'a découvert aucun vestige; mais l'église qu'il fonda pour y déposer les cendres de son ami, le martyr saint Adalbert, est encore debout sur l'île du Tibre. Ayant reçu de Bénévent des reliques qu'on supposa être celles de l'apôtre Barthélemy[38], elle fut dédiée à ce saint, et est à présent l'église de San Bartolommeo in Isola, dont le curieux et pittoresque beffroi de briques rouges, devenues grises par l'effet du temps, se dresse au milieu des orangers d'un jardin de couvent, d'où il domine les eaux jaunes et tourbillonnantes du Tibre.

Otton II, fils d'Otton le Grand, mourut à Rome et fut inhumé dans la crypte de Saint-Pierre; il est le seul empereur qui ait trouvé un lieu de repos parmi les tombeaux des papes. Sa tombe n'est pas loin de celle de son neveu, Grégoire V: elle est très simple et d'un marbre grossièrement sculpté. Le couvercle du superbe sarcophage de porphyre où il reposa quelque temps sert actuellement de fonts baptismaux à Saint-Pierre; on peut le voir dans la chapelle où se font les baptêmes, à gauche en entrant dans l'église, non loin des tombeaux des Stuarts. Ce sont là toutes ou à peu près toutes les traces du passage de ses maîtres teutons que Rome ait conservées jusqu'à nous. Les peintures, il est vrai, ne manquent pas, depuis la mosaïque de la Scala Santa dans le palais de Latran et les curieuses fresques de l'église des Santi Quattro Incoronati[39], jusqu'aux décorations de la chapelle Sixtine et aux loges de Raphaël dans le Vatican, où les triomphes de la papauté sur tous ses adversaires sont représentés avec un art incomparable. Mais toutes ces peintures manquent d'exactitude; elles sont, pour la plupart, de beaucoup postérieures aux événements qu'elles figurent.

J. Bryce, Le saint Empire romain germanique,
Paris, A. Colin, 1890, in-8º. Trad. de l'anglais par
A. Domergue.


II.—INNOCENT III, LA CURIE ROMAINE ET L'ÉGLISE.

LA MONARCHIE PONTIFICALE.

Dans les lettres d'Innocent III relatives à l'Église, un fait se révèle d'abord: le pouvoir énorme de la papauté et l'immense étendue de son action. Les lettres litigieuses en offrent, à elles seules, un sensible témoignage. On y voit que non seulement les affaires importantes (causæ majores), mais toutes les affaires de l'Église, toutes les difficultés, quelles qu'elles fussent, qui naissaient dans son sein, aboutissaient au Saint-Siège. Un très petit nombre de ces affaires étaient évoquées par le pape; toutes allaient à lui naturellement, par l'effet d'une institution entrée alors dans les mœurs du clergé: ce droit d'appel au Saint-Siège, établi jadis avec éclat par Nicolas Ier, mais qui n'avait pris une entière extension que depuis Grégoire VII.

Avec la haute idée qu'il se faisait de la mission de la papauté, Grégoire VII avait jugé que, le Saint-Siège devant à tous une égale protection, il convenait de rendre accessible à tous le recours à cette tutelle suprême. Favorisé par les successeurs de Grégoire, cet usage de l'appel avait pris un développement si rapide et si universel qu'à l'époque d'Innocent III aucun événement ne se passait dans l'Église où il n'amenât l'intervention de la papauté. De la part des appelants se commettaient des abus qui n'échappaient pas à l'attention d'Innocent III. Il reconnaissait que ce droit d'appel, établi dans l'intérêt des faibles, des opprimés, devenait souvent, aux mains des oppresseurs, un moyen de se dérober à de justes châtiments infligés par les supérieurs ecclésiastiques. Il essaya de tempérer ces abus. Quand il confiait aux évêques locaux la connaissance de certaines causes, il déclarait quelquefois que la sentence prononcée par eux serait définitive et sans appel (sublato appellationis obstaculo). Il ne fit cela que rarement; s'il eût pris en ce sens quelque mesure générale, c'eût été porter atteinte à l'autorité du Saint-Siège, en tarissant l'une des sources les plus sûres de son pouvoir, et à son esprit non moins qu'à son prestige, en le dépouillant de son caractère de magistrature suprême et toujours accessible. Loin de vouloir limiter cette faculté d'appel, il était attentif à la maintenir en son intégrité, et, à l'occasion, savait rappeler en termes sévères qu'il entendait que personne n'osât apporter obstacle à l'exercice de ce droit. De là qu'arrivait-il? C'est que les sentences des évêques, toujours susceptibles d'être modifiées ou cassées par le Saint-Siège, étaient en outre suspendues dans leurs effets pendant le temps, souvent très long, que durait l'instance auprès de la cour de Rome; c'est que, par une autre conséquence, les évêques perdaient de leur autorité ou de leur crédit aux yeux des fidèles de leurs diocèses. A mesure que les appels s'étaient multipliés, les églises locales avaient tendu ainsi à s'amoindrir devant l'Église romaine; et, à l'époque d'Innocent III, le nombre seul des lettres litigieuses qui remplissent sa correspondance est un indice du degré d'affaiblissement où ces églises étaient tombées.

Les lettres de privilèges fournissent un signe non moins caractéristique de la situation de l'Église à cette époque et conduisent aux mêmes conclusions. Ces lettres, pour la plupart, n'étaient autre chose que des actes qui, sous des formes et en des mesures diverses, affranchissaient de la juridiction épiscopale les personnes ou les établissements qui les avaient obtenues. Assurément ces sortes de lettres ne doivent pas plus que les lettres litigieuses être attribuées spécialement au temps d'Innocent III; mais ce qui appartient à cette époque, c'est le nombre considérable et des unes et des autres. Ces lettres de privilèges, octroyées à quelques personnages, à des chapitres, mais surtout à des couvents, aidaient de deux manières à l'ascendant du Saint-Siège, en diminuant l'autorité des évêques et en créant au pape des serviteurs dévoués. Ces conséquences ne devaient pas échapper à la prudence d'Innocent III. Sa prédilection pour les monastères, au détriment du clergé séculier, est un des traits les plus sensibles de sa correspondance[40].

Ces amoindrissements de la puissance épiscopale résultaient d'une situation que sans doute les évêques subissaient malgré eux. Mais on les voit faire eux-mêmes l'aveu indirect de leur faiblesse dans les mille questions (consultationes) qu'ils adressent au pape sur toute sorte de sujets. Nous possédons, non ces questions elles-mêmes, mais les réponses du pape. Ces réponses, à la vérité, sont conçues de telle manière qu'il est aisé de rétablir les questions qui les provoquent. Le pape répond en effet article par article, reproduisant, à chaque point nouveau, l'interrogation qui lui est faite. Autant de questions, autant de paragraphes distincts. Quand la lettre du consultant est diffuse ou obscure, il en résume ou en éclaircit d'abord des données principales, et entre ensuite en matière. Les questions adressées au pape étaient si nombreuses, que, dès la première année de son pontificat, Innocent III reconnaissait que l'une de ses principales occupations était d'y répondre. Que si l'on recherche quels étaient les sujets ordinaires de ces questions multipliées, on constate que la plupart étaient relatives à des points de droit. Innocent III s'étonne d'être si souvent consulté sur cette matière. «Vous avez autour de vous des juristes exercés, écrit-il à l'évêque de Bayeux, et vous êtes vous-même très instruit sur le droit; comment se fait-il que vous nous consultiez sur des points dont la clarté n'offre aucune prise au doute?» Toutefois, loin de repousser les consultations sur ce sujet, il les encourageait, les exigeait même; il voulait que tous les doutes fussent soumis au Saint-Siège. «A celui qui établit le droit, disait-il, il appartient de discerner le droit.» Dans le décret de Gratien, qui faisait alors autorité pour toute l'Église, le pape est comparé au Christ, lequel, soumis en apparence à la loi, était en réalité le maître de la loi. Les lettres d'Innocent III fournissent une pleine confirmation de cette doctrine; on y voit qu'aux yeux des évêques, et sans doute à ses propres yeux, le pape est la personnification du droit, la loi vivante de l'Église.

Ce n'était pas seulement sur le droit que les évêques demandaient des éclaircissements au Saint-Siège. Ils le consultaient encore sur les obscurités du dogme. Comme il fixe le droit, le pape fixe aussi la foi; du moins c'est à lui qu'il appartient d'interpréter les Écritures (exponere Scripturas); et, suivant une opinion contemporaine où l'on reconnaît le développement des idées posées par Grégoire VII, tout ce qui s'écarte de la doctrine du Saint-Siège est ou hérétique ou schismatique.—En dehors du droit et de la doctrine, si l'on considère en quoi consistent les éclaircissements, les avis demandés à tout moment au pape par les évêques, il semble qu'il représente pour eux la sagesse universelle, infaillible, et que rien ne doive demeurer, pour son esprit, inconnu ou obscur. Les questions les plus singulières, les plus inattendues, les plus simples, lui sont adressées. Un jour, c'est le cas d'un moine qui a indiqué un remède à une femme malade d'une tumeur à la gorge; la femme est morte; le moine fera-t-il pénitence? Un autre jour, c'est le cas d'un écolier qui a blessé un voleur entré la nuit dans son logis. Le sacrement du mariage sert de motif à des consultations qui tiennent souvent plus de la médecine que du droit canon. D'autres fois, ce sont des questions purement grammaticales. «Votre fraternité, écrit Innocent III à l'évêque de Saragosse, nous a demandé ce qu'on doit entendre par le mot novalis. Selon les uns, on désigne de ce nom le sol laissé en jachère pendant une année; selon d'autres, cette appellation n'est applicable qu'aux bois dépouillés de leurs arbres et mis ensuite en culture. Ces deux interprétations ont également pour elles l'autorité du droit civil. Quant à nous, nous avons une autre interprétation puisée à une source différente; et nous croyons que, lorsqu'il arrivait à nos prédécesseurs d'accorder à de pieux établissements un privilège ou quelque permission relative aux terres ainsi désignées, ils entendaient parler de champs ouverts à la culture, et qui, de mémoire d'homme, n'avaient jamais été cultivés.»

Sceau de Célestin III, au type des apôtres.
Sceau de Célestin III, au type des apôtres.

Ainsi, de la part des évêques, aucun ressort, aucune initiative. C'est le pape qui partout semble agir et penser pour eux. Cette ingérence du Saint-Siège ne se faisait pas sentir uniquement à l'égard des évêques. Quand on lit les lettres dites de constitution, où le pape établit soit pour des couvents, soit pour des chapitres, des règlements de discipline, on est surpris des détails qui attirent son attention. Les moindres particularités du vêtement, la forme et la longueur des étoffes, l'attitude au chœur, au réfectoire, au dortoir, sont minutieusement réglées; il n'y a pas jusqu'aux couvertures de lit dont il ne s'occupe; il indique les cas où l'abbé pourra prendre ses repas et dormir dans une chambre particulière au lieu de le faire dans les salles communes.

Tout cela est caractéristique. Ce pape qui répond à toutes les questions, qui tranche tous les doutes, qui agit et pense à la place des évêques, qui règle dans les monastères le vêtement et le sommeil, qui juge, légifère, administre, qui fixe le droit et le dogme et dispose des bénéfices, c'est la monarchie absolue assise au sein de l'Église. L'œuvre de Grégoire VII est enfin consommée. Au lieu de ce clergé d'humeur fière et quelquefois rebelle, contre lequel ce pape se vit contraint de lutter, on aperçoit un clergé soumis et toujours docile à la voix du pontife. Les rares symptômes d'indépendance qu'on parvient à saisir se manifestent uniquement chez quelques évêques mêlés à la querelle de l'Empire et aux événements de l'hérésie albigeoise. La papauté ne prétend pas encore que la nomination aux évêchés lui appartient; elle ne trahira cette prétention que plus tard. Mais déjà les élections épiscopales sont toutes soumises à l'approbation du Saint-Siège. Quand l'élection est rejetée, le pape fixe un délai de quinze jours, d'un mois au plus, passé lequel, si l'on ne s'entend pas sur un nouveau choix qui puisse être agréé, il menace de pourvoir lui-même à la nomination. Quelquefois il n'y a pas d'élection; le pape est prié directement par les intéressés de désigner l'évêque qui lui convient. L'élection, quand elle a lieu, n'est souvent qu'une vaine formalité. Les évêques une fois nommés, le pape, à son gré, les transfère, les suspend ou les dépose. En somme, personne n'est évêque que «par la grâce du Saint-Siège»; le mot n'y est pas, mais le fait. Ce sont, on peut le dire, moins des évêques que des sujets que gouverne Innocent III; ils en ont l'attitude, ils en ont aussi le langage.

Pour compléter ce tableau, ajoutons qu'il n'y a plus d'assemblées générales de l'Église. A la place de ces synodes que, presque chaque année, Grégoire VII réunissait à Rome, et dans lesquels on sentait vivre, en quelque sorte, l'Église universelle, on ne trouve que le conseil particulier du pape, le conseil des cardinaux. Ce qui reste des conciles n'est plus qu'un simulacre. Déjà, sous Alexandre III, on ne voyait dans les conciles qu'un moyen d'entourer de plus de solennité les décisions notifiées par le pape. Le troisième synode de Latran, en 1179, est appelé dans des écrits contemporains «le concile du souverain pontife». Au quatrième et fameux synode de Latran, qui eut lieu sous Innocent III en 1215, et auquel assistèrent 453 évêques, le rôle de ceux-ci consista uniquement à entendre et approuver les décrets rédigés par le Saint-Siège. A partir de ce moment, la dénomination d'évêque universel, revendiquée à plusieurs reprises par les papes et insérée par Grégoire VII dans ses Dictatus, devient une réalité. Innocent III est dès lors l'évêque unique de la chrétienté.

Après avoir constaté le pouvoir absolu de la papauté, il faudrait rechercher maintenant les effets de ce pouvoir sur l'ensemble de l'Église. Il faudrait montrer les évêques se désintéressant de leurs devoirs pastoraux en proportion du peu d'étendue laissé à leur action, les dissensions naissant du droit d'appel au sein des églises comme dans les monastères, une sorte de désorganisation se substituant peu à peu à l'unité par les régimes d'exception qu'à des degrés divers créaient les privilèges, le clergé transformé, pour ainsi dire, en un monde de plaideurs, les églises appauvries par les frais énormes des procès[41], les évêques chargés de dettes, la justice à Rome achetée trop souvent à prix d'argent; en un mot, l'Église déviant de sa voie, se désagrégeant par les dissensions intestines, rompue dans son unité et s'altérant déjà par la corruption. Il faudrait montrer enfin cette Église romaine, dans laquelle s'étaient absorbées les églises locales, se viciant à son tour et devenant «un champ de bataille pour les plaideurs», une espèce de «bureau européen», où, au milieu de notaires, de scribes et d'employés de toute sorte, on ne s'occupait que de procès et d'affaires,—en d'autres termes, cessant d'être une véritable Église pour n'être plus que la cour de Rome ou la Curie romaine.

Cette situation, signalée avec amertume par les contemporains, et dont on saisit les traces dans la correspondance d'Innocent III, a été, plus d'une fois, constatée par les historiens. Toutefois on aurait tort de faire peser sur la seule époque d'Innocent III la responsabilité d'une telle situation. Née du pouvoir excessif de la papauté, cette situation avait commencé avant lui; elle s'aggrava sous ses successeurs. La lecture attentive des documents permet de suivre, à leur véritable date, les progrès d'un état de choses dont on n'a pas suffisamment marqué la succession. Ainsi, à ne parler que du changement de l'Église romaine en curie, changement considéré par les hommes pieux du temps comme funeste pour la religion, on peut en placer l'origine vers le milieu du XIIe siècle[42], un peu avant le moment où le collège des cardinaux se vit chargé, à l'exclusion du clergé et des fidèles[43], de pourvoir à l'élection des papes. Ce qu'on peut dire en somme, c'est que le pontificat d'Innocent III, qui marque, pour la papauté, l'apogée du pouvoir absolu, marque aussi, pour l'Église, le commencement d'une décadence qui, un siècle après, arrivera au dernier degré sous les papes d'Avignon.

Ainsi fut viciée, dans ses effets, l'œuvre de Grégoire VII. Il s'était servi de la puissance du Saint-Siège pour réprimer les désordres de l'Église, et cette puissance, étendue inconsidérément par ses successeurs, avait produit d'autres désordres. En même temps que l'Église s'altérait, la papauté, à son insu et par les mêmes causes, se trouva transformée. Elle se vit amenée à déserter les choses spirituelles pour le tracas des affaires, la théologie pour le droit.

Noyée sous le flot des affaires sans nombre qui affluent vers elle, elle perdit de vue les horizons de la spiritualité. Grégoire le Grand se plaignait déjà que son esprit, fatigué de soucis, ne fût plus capable de s'élancer vers les régions supérieures. Combien, depuis cette époque, les choses s'étaient aggravées! «Emporté, écrivait Innocent III, dans le tourbillon des affaires qui m'enlacent de leurs nœuds, je me vois livré à autrui et comme arraché à moi-même. La méditation m'est interdite, la pensée presque impossible; à peine puis-je respirer.»—Une autre particularité sur laquelle se tait Innocent III, mais qui résulte de faits épars dans sa correspondance, c'est que, forcé par la multiplicité des affaires, auxquelles il ne pouvait suffire, d'élargir en proportion la sphère d'action ou d'influence de ses cardinaux et de ses légats, il les laissait empiéter sur son autorité et s'arroger une indépendance qu'il était impuissant à réprimer. On peut même dire, sans outrepasser la vérité, que, dans ses lettres, Innocent III apparaît plus d'une fois comme captif dans le cercle que forment autour de lui ses cardinaux. Ainsi, quand on y regarde de près, on s'aperçoit que ce pape, maître absolu de l'Église, était écrasé par les affaires et dominé par ses conseils.

F. Rocquain, La papauté au moyen âge, Paris.
Didier et Cie, 1881, in-8º. Passim.


III.—LE «LIVRE DES CENS» DE L'ÉGLISE ROMAINE

LE «DENIER DE SAINT-PIERRE»

L'Église romaine a eu, de très bonne heure, de grandes propriétés foncières. Aussi éprouva-t-elle bien vite la nécessité de faire dresser un état de ses revenus, ou, comme on disait alors, un «Polyptyque»; à la fin du Ve siècle, le pape Gélase s'acquitta de cette tâche avec tant de succès que son œuvre, à peine modifiée par saint Grégoire le Grand, était encore d'un usage courant quatre siècles plus tard.

Mais durant les épreuves qu'eurent à subir au Xe et au XIe siècle la ville de Rome et la papauté, il se creusa un véritable abîme entre les temps anciens et les temps nouveaux. Les vieilles archives, les vieux titres de l'Église romaine disparurent dans la tourmente, et lorsque Grégoire VII entreprit de réorganiser toute chose, il eut grand'peine à rassembler les débris qui avaient échappé au naufrage.

C'est de ce moment que date à Rome le double mouvement qui pousse d'une part à recueillir et à coordonner des titres domaniaux, c'est-à-dire à former des cartulaires, et, d'autre part, à établir de nouveaux polyptyques, c'est-à-dire de nouveaux états de revenus. De là différents essais auxquels le camérier Cencius, l'officier chargé des temporalités de l'Église, donna en 1192 leur forme définitive.

L'œuvre de Cencius se compose de deux parties:

1º D'un registre où sont inscrits, province par province, les noms des débiteurs de l'Église romaine et la quotité de leurs redevances;

2º D'un cartulaire qui contient les titres constitutifs de la propriété et de la suzeraineté du Saint-Siège (donations, testaments, contrats d'achat ou d'échange, serments d'hommage, etc.).

De ces deux parties la première constitue ce qu'on peut appeler proprement le Liber censuum de l'Église romaine.

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Un livre censier, ou, comme dit Brussel, un livre terrier, «est un registre de la recette faite pour un an de tous les cens et rentes appartenant à une seigneurie».

La liste des divers cens et rentes que percevait le pape à la fin du XIIe siècle, en sa qualité de seigneur, voilà ce qui constitue le Liber censuum de Cencius.

Au sein du monde féodal, le Saint-Siège devait nécessairement prendre l'apparence extérieure qui s'imposait alors à tous les membres de la société, aux personnes morales comme aux individus; il est devenu une seigneurie.

On sait que le moyen âge entendait par ce terme un ensemble de droits, d'origine et de caractères très divers, où la propriété et la souveraineté confondues se marquaient par de certains services et redevances.

Dans l'Italie centrale, où le Saint-Siège avait depuis longtemps de vastes domaines, qui, au temps de Charlemagne, lui avaient valu la cession d'une partie de la puissance publique, la seigneurie du pape s'était établie tout naturellement, comme en d'autres lieux celle des ducs et des comtes.

Mais le Saint-Siège était un pouvoir d'une nature spéciale: son caractère de puissance morale et universelle lui valut dans le monde féodal une autre seigneurie d'un genre particulier.

A la fin du neuvième siècle, lorsque les princes carolingiens, qui avaient été longtemps les «patrons» des églises et des monastères, ne furent plus en état de défendre la propriété ecclésiastique contre les usurpations des laïques, on songea à invoquer la protection pontificale. C'était le temps des grands pontificats de Nicolas Ier et de Jean VIII. Les fondateurs de monastères, désireux d'assurer la perpétuité de leur œuvre, sollicitèrent le patronat du Saint-Siège et ils «recommandèrent» à l'apôtre la propriété de l'être moral qu'ils constituaient. Les possessions attribuées à certains instituts monastiques furent ainsi considérées comme le bien de saint Pierre, et, pour reconnaître le domaine éminent ainsi concédé à l'apôtre, elles furent grevées d'un cens annuel en faveur du Saint-Siège.

Cela eut de grandes conséquences dans l'ordre temporel aussi bien que dans l'ordre spirituel.

D'une part, les monastères censiers échappèrent peu à peu à la main des évêques pour relever directement du Saint-Siège, et, d'autre part, la nature originelle du lien qui les rattachait à Rome détermina, à travers toute l'Europe, la constitution d'un domaine pontifical d'un caractère particulier.

La papauté posséda sur les terres des plus grandes abbayes un droit éminent de propriété, qui se marquait par le payement d'un cens, et il n'en fallut pas davantage pour que peu à peu le Saint-Siège assimilât à ce droit très spécial celui que la coutume lui assignait sur nombre d'États chrétiens, et qui s'exprimait par des redevances analogues.

Après la dissolution de l'Empire romain, qui avait été longtemps pour les princes barbares la source de toute légitimité, le Saint-Siège avait paru tout désigné pour succéder dans ce rôle à l'Empire.

L'apôtre enseigne que tout pouvoir légitime vient de Dieu. Mais qui donc aura mission d'éclairer les consciences, de se prononcer sur la légitimité des pouvoirs de fait, sinon celui qui a reçu du Christ le droit de lier et de délier toute chose?

C'est donc à la papauté que les hommes ont fait appel. Les États naissants et les dynasties nouvelles ont senti le besoin de se faire reconnaître par elle. Elle a sacré Pépin et couronné Charlemagne; elle a érigé des trônes et dispensé des couronnes.

La papauté s'est trouvée investie de la sorte d'une véritable magistrature, d'un droit qu'on pourrait appeler supra régalien, et ce droit, comme les droits régaliens eux-mêmes, a pris, à certains moments, une forme féodale.

Les puissances de fraîche date désirèrent marquer d'un signe visible leur union avec le Saint-Siège et s'obligèrent à lui servir une redevance annuelle.

Cette redevance prit bien vite le nom de «cens» et se confondit aussitôt avec les divers revenus d'origine foncière que le Saint-Siège percevait sous ce nom. Elle fut incorporée au domaine, elle compta parmi les rentes de la seigneurie.

Les papes du XIe siècle, et Grégoire VII en particulier, s'efforcèrent de préciser les rapports que marquait ce cens payé à Rome par divers États chrétiens.

Le domaine éminent possédé par l'apôtre sur les monastères censiers se traduisait sans difficulté par la censive. Mais pour des principautés et des royaumes, il paraissait difficile d'admettre que la redevance conservât le caractère d'un simple lien de droit privé.

Les papes y virent un signe de suprématie politique et Grégoire VII réclama le serment d'hommage à Guillaume le Conquérant, comme un suzerain à son vassal.

Lettre d'Eugène III, 16 août 1147.  Spécimen de l'écriture employée au XIIe siècle à la Chancellerie pontificale.  Musée des Archives départementales, nº 39.
Lettre d'Eugène III, 16 août 1147.
Spécimen de l'écriture employée au XIIe siècle à la Chancellerie pontificale.
Musée des Archives départementales, nº 39.

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