Histoire du moyen âge 395-1270
TRANSCRIPTION
Eugenius, episcopus, servus servorum Dei. Dilectis filiis canonicis Trecensis ecclesie, salutem et apostolicam benedictionem. Sicut ea que a nobis statuuntur firma volumus et illibata persistere, ita ea que a fratribus nostris episcopis rationabili providentia fiunt, ut in suo vigore permaneant, diligenti nos convenit sollicitudine providere. Quod ergo a discretione religiosi viri Acconis episcopi....
Si quis igitur hujus nostre confirmationis paginam sciens contra eam temere venire temptaverit, indignationem omnipotentis Dei et beatorum Petri et Pauli apostolorum ejus se noverit incursurum. Datum Autisiodori. XVII. kl. septembris.
Cette thèse de la cour de Rome ne fut pas admise partout sans contestation, et il faut reconnaître qu'elle n'a jamais complètement triomphé[44].
Elle n'en a pas moins dominé pendant plusieurs siècles les relations du Saint-Siège avec la plupart des États européens, et le principe en est clairement énoncé à la première page du Liber censuum.
Le camérier de 1192 a soigneusement relevé tous les cens dus au Saint-Siège, et, sans s'occuper de rechercher l'origine de chacun d'eux, il a consigné dans un même registre le nom de tous ceux qui en étaient grevés, parce que pour lui, comme pour la Chambre Apostolique, les églises, monastères, cités ou royaumes, ainsi rapprochés en vertu d'un symbole unique, étaient tous également du domaine de Saint Pierre, car tous ils étaient, ainsi que l'écrivait le camérier en sa préface, «in jus et proprietatem beati Petri consistentes».
L'œuvre de Cencius marque, par conséquent, le point d'arrivée d'une longue évolution historique, qui a constitué, au profit du Saint-Siège, une seigneurie d'un caractère spécial et d'une immense étendue.
P. Fabre, Étude sur le Liber censuum de l'Église
romaine, Paris, E. Thorin, 1892, in-8º.
IV—L'EMPEREUR FRÉDÉRIC II.
Pour les bons chrétiens, pour l'Église, pour les guelfes, Frédéric fut une figure de l'Antéchrist. La lutte qu'il soutint contre deux papes inflexibles, Grégoire IX et Innocent IV, eut, aux yeux des amis du Saint-Siège, la grandeur d'un drame apocalyptique. Satan seul avait pu souffler une telle malice dans l'âme d'un prince que l'Église romaine avait tenu tout enfant entre ses bras, au temps d'Innocent III. «C'était un athéiste», affirme Fra Salimbene, qui énumère tous les vices de l'empereur, la fourberie, l'avarice, la luxure, la cruauté, la colère, et les histoires étranges que l'on contait tout bas, au fond des couvents, sur ce personnage formidable. Au moment où Frédéric venait de dénoncer à tous les rois et à l'épiscopat Grégoire IX comme faux pape et faux prophète, celui-ci lançait l'encyclique Ascendit de mari: «Voyez la bête qui monte du fond de la mer, la bouche pleine de blasphèmes, avec les griffes de l'ours et la rage du lion, le corps pareil à celui du léopard. Elle ouvre sa gueule pour vomir l'outrage contre Dieu; elle lance sans relâche ses javelots contre le tabernacle du Seigneur et les saints du ciel.» L'année suivante, Grégoire écrivait: «L'empereur, s'élevant au-dessus de tout ce qu'on appelle Dieu et prenant d'indignes apostats pour agents de sa perversité, s'érige en ange de lumière sur la montagne de l'orgueil.... Il menace de renverser le siège de saint Pierre, de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples païens, et, se tenant assis dans le Temple, il usurpe les fonctions du sacerdoce.» «A force de fréquenter les Grecs et les Arabes, écrit l'auteur anonyme de la Vie de Grégoire IX, il s'imagine, tout réprouvé qu'il est, être un Dieu sous la forme humaine.» L'avocat pontifical Albert de Beham, familier d'Innocent IV, écrit encore, en 1245: «Il a voulu s'asseoir dans la chaire de Dieu comme s'il était Dieu; non seulement il s'est efforcé de créer un pape et de soumettre à sa domination le siège apostolique, mais il a voulu usurper le droit divin, changer l'alliance éternelle établie par l'Évangile, changer les lois et les conditions de la vie des hommes.» En 1245 et 1248, Innocent IV déliait du serment de fidélité le clergé et les sujets du royaume des Deux-Siciles, enlevait l'Église sicilienne aux juridictions impériales, retranchait de la société politique, comme de la communion religieuse, les comtes et les bourgeois fidèles au parti de l'empereur, autorisait les seigneurs ecclésiastiques à fortifier leurs châteaux contre l'empereur, et jurait solennellement d'écraser jusqu'aux derniers rejetons de «cette race de vipères».
Pierre de la Vigne et les courtisans du prince souabe répondaient d'une voix aussi sonore que celle des champions de l'Église. Pierre était le confident de Frédéric. «J'ai tenu, dit son âme à Dante, les deux clefs de son cœur, que j'ouvrais et refermais d'une main très douce;» on peut croire que, chaque fois qu'il écrivait, il n'était que l'écho de la pensée de l'empereur. Mais la façon dont il exalta la mission religieuse de son maître, par l'exagération des idées et des images, a trop d'analogie avec les invectives lancées par les défenseurs du Saint-Siège. Pour le chancelier, même pour l'archevêque de Palerme Beraldo, pour le notaire impérial Nicolas de Rocca et les prélats gibelins qui font leur cour à César à l'aide des textes de l'Évangile, Frédéric est une sorte de Messie, un apôtre chargé par Dieu de révéler l'Esprit saint, le pontife de l'Église définitive, «le grand aigle aux grandes ailes» qu'Ezéchiel a prophétisé. Quant à Pierre de la Vigne, il sera le vicaire de Frédéric, comme le premier Pierre a été celui de Jésus; il est la pierre angulaire, il est la vigne féconde dont les branches ombragent et réjouissent le monde. Le Galiléen a renié trois fois son Seigneur, le Capouan ne reniera jamais le sien. La fonction mystique de l'Église romaine est sur le point de finir. «Le haut cèdre du Liban sera coupé, criaient les prophètes populaires, il n'y aura plus qu'un seul Dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au clergé! S'il tombe, un ordre nouveau est tout prêt.» Innocent IV trouvait sur sa table des vers annonçant la déchéance prochaine de la Rome des papes. Et les troubadours provençaux, les exilés de la croisade albigeoise, qui avaient vu leurs villes livrées aux inquisiteurs, chantaient dans les palais de Palerme et de Lucera les strophes furieuses de Guillaume Figueira: «Rome traîtresse, l'avarice vous perd et vous tondez de trop près la laine de vos brebis.... Rome, vous rongez la chair et les os des simples, vous entraînez les aveugles dans le fossé, vous pardonnez les péchés pour de l'argent; d'un trop mauvais fardeau, Rome, vous vous chargez.... Rome, je suis content de penser que bientôt vous viendrez à mauvais port, si l'empereur justicier mène droit sa fortune et fait ce qu'il doit faire. Rome, je vous le dis en vérité, votre violence, nous la verrons décliner. Rome, que notre vrai sauveur me laisse bientôt voir cette ruine!»
Mais des cris de guerre et des formules de malédiction sont des témoignages bien vagues pour une recherche de la réalité historique. Il faut laisser retomber la poussière de ce champ de bataille, si l'on veut apercevoir clairement quelle fut l'action de l'empereur contre le Saint-Siège et l'Église chrétienne.
Il est, avant tout, certain qu'il n'a jamais tenté de provoquer un schisme dans l'Église. Il appelait avec mépris Milan «la sentine des patarins». A ses ennemis implacables, Grégoire IX et Innocent IV, il n'a point opposé d'antipape. Il n'a point soutenu le faux pape de 1227 qui, appuyé par les barons romains, siégea ix semaines à Saint-Pierre. Il invoquait Dieu à témoin de sa fidélité au symbole approuvé par l'Église romaine, selon la discipline universelle de l'Église. Sur son lit de mort, écrit son fils Manfred au roi Conrad, «il a reconnu d'un cœur repentant, humblement, comme chrétien orthodoxe, la sacro-sainte Église romaine, sa mère». Ainsi, jusqu'à la fin, il maintint son adhésion extérieure au christianisme romain. En 1242, dans le long interrègne qui suivit la mort de Célestin IV, et au moment où il revenait sans cesse en face des murs de Rome, que défendaient contre lui les barons guelfes, il écrivait aux cardinaux d'une façon aussi pressante que saint Louis lui-même, sur la nécessité de rendre sans retard à l'Église son pasteur suprême. Innocent IV élu, il le félicita avec des paroles toutes filiales; mais, six mois plus tard, il menaçait le Sénat et le peuple romain de sa colère si Rome ne se soumettait point «au maître absolu de la terre et de la mer, dont tous les désirs doivent s'accomplir». En avril 1244, il annonçait à Conrad sa réconciliation avec le pape, il se réjouissait d'avoir été admis par le pontife, en sa qualité de «fils dévot de l'Église, et comme prince catholique, dans l'unité de l'Église»; mais il ajoutait: «comme fils aîné et unique, et patron de l'Église, sicut primus et unicus Ecclesie filius et patronus, notre devoir est d'en favoriser la grandeur.... Nous tâchons de toutes nos forces, nous souhaitons d'un cœur sincère cette réformation de l'Église qui nous donnera la paix, ainsi qu'à nos amis et fidèles, pour toujours.»
La Ziza, palais des rois normands et souabes de Sicile,
près de Palerme.
Voilà des paroles qui éclairent singulièrement l'histoire religieuse de Frédéric II. Le patron, le protecteur de l'Église, pour lui, n'est autre que le maître absolu de l'Église. Il entend que celle-ci se courbe, aussi docilement que la noblesse féodale et les villes, sous la loi rigide de l'État. Il prétend disposer des choses ecclésiastiques aussi librement que des intérêts séculiers de l'empire. Il écrivait déjà en 1236, à Grégoire IX, au sujet de la collation des bénéfices: «Vous vous irritez de ce que nous ayions choisi des personnes jeunes et indignes.... Mais n'est-ce pas, en vertu du droit divin, un sacrilège de disputer sur les mérites de notre munificence, c'est-à-dire sur la question de savoir si ceux que l'empereur nomme sont dignes ou non?» Il écrira, en 1246, à tous les princes de la chrétienté: «Le pontife n'a le droit d'exercer contre nous aucune rigueur, même pour causes légitimes.» En 1248, dans une épître à l'empereur de Nicée, son gendre, il se plaint amèrement des rapports insupportables que les princes de l'Occident ont avec les chefs de l'Église latine; dans tous les troubles de l'État, toutes les révoltes et toutes les guerres, il dénonce la main toujours présente de l'Église, qui abuse d'une liberté pestilentielle. Pour lui l'Orient seul, l'Orient schismatique de Byzance et les khalifats musulmans ont résolu le problème des relations entre l'Église et l'État; ils n'ont point affaire à des pontifes-rois; chez eux, la société cléricale n'est point un corps politique. Ceci est la plaie de l'Europe et de l'Occident. L'Asie est bien heureuse: elle jouit de la paix religieuse; la puissance du prince n'y connaît point de limite, parce que là-bas, en dehors du sanctuaire, l'Église n'existe plus.
Mais ce protectorat impérial, ce gouvernement césarien de l'Église par le maître de l'empire a pour condition nécessaire la réformation de l'Église. Ce n'est point assez que le pape et les évêques n'aient plus aucune action politique, que la souveraineté temporelle du pape à Rome disparaisse aussi bien que la souveraineté féodale des évêques dans leur diocèse. Il faut encore que la hiérarchie ecclésiastique renonce à sa force sociale, que le champ de son influence soit borné à l'apostolat direct des consciences, que, pour elle, les chrétiens ne soient plus les membres d'une société politique, mais simplement des âmes individuelles. Dans son encyclique de 1246, Frédéric écrivait: «Les clercs se sont engraissés des aumônes des grands, et ils oppriment nos fils et nos sujets, oubliant notre droit paternel, ne respectant plus en nous ni l'empereur ni le roi.... Notre conscience est pure, et, par conséquent, Dieu est avec nous; nous invoquons son témoignage sur l'intention que nous avons toujours eue de réduire les clercs de tous les degrés, et surtout les plus hauts d'entre eux, à un état tel qu'ils reviennent à la condition où ils étaient dans l'Église primitive, menant une vie tout apostolique et imitant l'humilité du Seigneur. Les clercs de ce temps conversaient avec les anges, faisaient d'éclatants miracles, soignaient les infirmes, ressuscitaient les morts, régnaient sur les rois par la sainteté de leur vie et non par la force de leurs armes. Ceux-ci, livrés au siècle, enivrés de délices, oublient Dieu; ils sont trop riches, et la richesse étouffe en eux la religion. C'est un acte de charité de les soulager de ces richesses qui les écrasent et les damnent.» En 1249, il accuse, en face de la chrétienté entière, Innocent IV d'avoir séduit le médecin qui, à Parme, tenta d'empoisonner l'empereur; il invoque le concours de tous les princes pour le salut de «la sainte Église, sa mère», qu'il a, dit-il, le droit et la volonté «de réformer pour l'honneur de Dieu».
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Grégoire IX dit quelque part de Frédéric II: «Il ment au point d'affirmer que tous ceux-là sont des sots qui croient qu'un Dieu créateur de l'univers et tout-puissant est né d'une vierge.... Il ajoute qu'on ne doit absolument croire qu'à ce qui est prouvé par les lois des choses et par la raison naturelle.» Telle était en effet la véritable hérésie de l'empereur. Il ne s'agit plus, ici, de réduire la puissance politique de l'Église, d'enlever aux papes la direction supérieure de la chrétienté; c'est le prestige même de la foi chrétienne qu'il veut atteindre, et, de même qu'il a sécularisé l'État, en soumettant toutes les forces de la société, l'Église comme les autres, à la volonté d'un seul maître, il sécularise la science, la philosophie, la foi, en leur donnant pour maîtresse unique et souveraine la raison.
Frédéric II se préoccupait sincèrement des hauts problèmes philosophiques, non point comme un chrétien qui demande à la sagesse profane la confirmation de sa foi, mais comme un esprit libre qui aspire à la vérité, quelque affligeante qu'elle puisse être pour les croyances communes de son siècle. Il dirigeait à sa cour une véritable académie philosophique. Un disciple des écoles d'Oxford, de Paris et de Tolède, Michel Scot, chrétien régulier, que protégea Grégoire IX, lui avait apporté en 1227, traduits en latin, les principaux commentaires aristotéliques d'Averroès et, entre autres, celui du Traité de l'Ame. En 1229, l'empereur, tout en négociant avec le Soudan, chargeait les ambassadeurs musulmans de questions savantes pour les docteurs d'Arabie, d'Égypte et de Syrie. Plus tard il interrogeait encore sur les mêmes points de métaphysique le Juif espagnol Juda ben Salomo Cahen, l'auteur d'une encyclopédie, l'Inquisitio sapientiæ; il renouvelait enfin, vers 1240, cette enquête rationnelle, dans le monde entier de l'islam, puis près d'Ibn Sabin de Murcie, le plus célèbre dialecticien de l'Espagne. Celui-ci répondit «pour l'amour de Dieu et le triomphe de l'islamisme», et le texte arabe de ses réponses est conservé, sous le titre de Questions siciliennes, avec les demandes de l'empereur, dans un manuscrit d'Oxford. «Aristote, interrogeait Frédéric, a-t-il démontré l'éternité du monde? S'il ne l'a pas fait, que valent ses arguments? Quel est le but de la science théologique, et quels sont les principes préliminaires de cette science, si toutefois elle a des principes préliminaires, entendons, si elle relève de la pure raison? Quelle est la nature de l'âme? Est-elle immortelle? Quel est l'indice de son immortalité? Que signifient ces mots de Mahomet: «Le cœur du croyant est entre les doigts du miséricordieux?»
Ces idées hardies, vers lesquelles jusqu'alors le moyen âge ne s'était tourné que pour les exorciser, ont traversé la civilisation de l'Italie impériale, tout en suivant, comme en un lit parallèle, la direction même de la politique de l'empereur. Le parti gibelin se sentit d'autant plus libre du côté de l'Église de Rome, que la philosophie patronnée par son prince affranchissait plus résolument la raison humaine de l'obsession du surnaturel. Et comme le fond de toute métaphysique recèle une doctrine morale, les partisans de l'empereur, ceux qui aimaient la puissance temporelle, la richesse et les félicités terrestres, tout en s'inquiétant assez peu de l'éternité du monde et de l'intellect unique, accueillirent avec empressement une sagesse qui les rassurait sur le lendemain de la mort, rendait plus douce la vie présente, déconcertait le prêtre et l'inquisiteur, éteignait les foudres du pape. Les Épicuriens de Florence, en qui le XIIe siècle avait vu les pires ennemis de la paix sociale, puisqu'ils attiraient sur la cité les colères du ciel, furent, à deux reprises, vers la fin du règne de Frédéric et sous Manfred, les maîtres de leur république. Les Uberti tinrent alors la tête du parti impérial dans l'Italie supérieure: ils dominèrent avec dureté et grandeur d'âme, et à côté d'eux, «plus de cent mille nobles, dit Benvenuto d'Imola, hommes de haute condition, qui pensaient, comme leur capitaine Farinata et comme Épicure, que le paradis ne doit être cherché qu'en ce monde». Jusqu'à la fin du XIIIe siècle, à travers toutes les vicissitudes de leur fortune politique, ces indomptables gibelins portèrent très haut leur incrédulité religieuse, peut-être même un matérialisme radical. «Quand les bonnes gens, dit Boccace, voyaient passer Guido Cavalcanti tout rêveur dans les rues de Florence, il cherche, disaient-ils, des raisons pour prouver qu'il n'y a pas de Dieu.» On avait dit la même chose de Manfred, qui ne croyait, écrit Villani, «ni en Dieu, ni aux saints, mais seulement aux plaisirs de la chair». On attribua au cardinal toscan Ubaldini, qui soutint vaillamment à Rome le parti maudit des Hohenstaufen, cette parole déjà voltairienne: «Si l'âme existe, j'ai perdu la mienne pour les gibelins.» On le voit, chez tous, le trait caractéristique de l'incrédulité est le même; ils ont rejeté, comme superstitieuses, les croyances essentielles de toute religion; qu'ils le sachent ou non, ils procèdent d'Averroès. Dante a groupé quelques-uns d'entre eux, Farinata, Frédéric II, Ubaldini, Cavalcante Cavalcanti, dans la même fosse infernale; mais le plus «magnanime» de tous, Farinata, ne veut pas croire à l'enfer, dont la flamme le dévore; il se dresse debout, de la ceinture en haut, hors de son sarcophage embrasé, et promène un œil altier sur l'horrible région qu'il méprisera éternellement:
Come avesse l'inferno in gran dispitto.
(Inf., X, 35.)
A cette métaphysique d'incrédulité, à cet effacement du surnaturel dans la vie des consciences, correspond une vue nouvelle de la nature. Ici, le miracle s'est évanoui, l'omniprésence de Dieu, cette joie des âmes pures, l'embûche perpétuelle de Satan, cette terreur des esprits faibles, ont disparu; il ne reste plus que les lois immuables qui règlent l'évolution indéfinie des êtres vivants, les combinaisons des forces et des éléments. La renaissance des sciences naturelles avait pour première condition une théorie toute rationnelle de la nature.
C'est encore vers Aristote, naturaliste et physicien, que les Arabes, alchimistes et médecins, ramenèrent l'Italie méridionale. Vers 1250, Michel Scot traduisit pour Frédéric l'abrégé fait par Avicenne de l'Histoire des animaux. Maître Théodore était le chimiste de la cour et préparait des sirops et diverses sortes de sucres pour la table impériale. La grande école de Salerne renouvelait, pour l'Occident, les études médicales, d'après les méthodes de la science arabe, l'observation directe des organes et des fonctions du corps humain, la recherche des plantes salutaires, l'analyse des poisons, l'expérimentation des eaux thermales. Frédéric rétablit le règlement des empereurs romains qui interdisait la médecine à quiconque n'avait pas subi d'examen et obtenu la licence. Il fixa à cinq années le cours de médecine et de chirurgie. Il fit étudier les propriétés des sources chaudes de Pouzzoles. Il donnait lui-même des prescriptions à ses amis et inventait des recettes. On lui amenait d'Asie et d'Afrique les animaux les plus rares et il en observait les mœurs; le livre De arte venandi cum avibus, qui lui est attribué, est un traité sur l'anatomie et l'éducation des oiseaux de chasse. Les simples contaient des choses terribles sur ses expériences. Il éventrait, disait-on, des hommes pour étudier la digestion; il élevait des enfants dans l'isolement, pour voir quelle langue ils inventeraient, l'hébreu, le grec, le latin, l'arabe, ou l'idiome de leurs propres parents, dit Fra Salimbene, dont toutes ces nouveautés bouleversent l'esprit; il faisait sonder par ses plongeurs les gouffres du détroit de Messine; il se préoccupait de la distance qui sépare la terre des astres. Les moines se scandalisèrent de cette curiosité universelle; ils y voyaient la marque de l'orgueil et de l'impiété; Salimbene la qualifie, avec un ineffable dédain, de superstition, de perversité maudite, de présomption scélérate et de folie. Le moyen âge n'aimait point que l'on scrutât de trop près les profondeurs de l'œuvre divine, que l'on surprît le jeu de la vie humaine ou celui de la machine céleste. Les sciences de la nature lui semblaient suspectes de maléfice, de sorcellerie. L'Italie, engagée par les Hohenstaufen dans les voies de l'observation expérimentale, devait être longtemps encore la seule province de la chrétienté où l'homme contemplât, sans inquiétude, les phénomènes et les lois du monde visible.
E. Gebhart, L'Italie mystique, Paris, Hachette,
1893, in-16, 2e éd. Passim.
CHAPITRE IX
LES CROISADES
PROGRAMME.—Fondation du royaume de Jérusalem. La prise de Constantinople. Influence de la civilisation orientale sur l'Occident.—Croisades et missions dans l'Orient de l'Europe.
BIBLIOGRAPHIE.
Il n'y a pas, en français, de bonne histoire générale des croisades. Celle de Michaud, que l'on a tort de lire encore, ne vaut rien. Celle de Wilken (Geschichte der Kreuzzüge, Leipzig, 1807-1832, 7 vol. in-8º) est vieillie. Il existe en allemand trois Manuels: B. Kugler, Geschichte der Kreuzzüge, Berlin, 1891, 2e éd.;—H. Prutz, Kulturgeschichte der Kreuzzüge, Berlin, 1883, in-8º;—O. Henne am Rhyn, Kulturgeschichte der Kreuzzüge, Leipzig, 1894, in-8º.
Les monographies relatives à l'histoire des Croisades sont innombrables. C'est une des parties de l'histoire du moyen âge qui ont été étudiées de nos jours avec le plus de soin. Voir, entre autres: Cte P. Riant, Expéditions et pèlerinages des Scandinaves en Terre Sainte au temps des Croisades, Paris, 1865, in-8º;—R. Röhricht, Beiträge zur Geschichte der Kreuzzüge, Berlin, 1876, 2 vol. in-8º;—H. v. Sybel, Geschichte des ersten Kreuzzüges, Berlin, 1881, in-8º;—J. Tessier, Quatrième croisade. La diversion sur Zara et Constantinople, Paris, 1884, in-8º";—R. Röhricht, Studien zur Geschichte des fünften Kreuzzüges, Innsbrück, 1891, in-8º;—le même, Die Kreuzpredigten gegen den Islam, dans la Zeitschrift für Kirchengeschichte, VI (1884);—A. Lecoy de la Marche, La prédication de la croisade au XIIIe siècle, dans la Revue des Questions historiques, juillet 1890;—H. Derenbourg, Ousâma-ibn-Mounkidh, un émir syrien au premier siècle des croisades, Paris, 1889-1893, in-8º.
L'histoire des établissements des croisés en Orient (Palestine, Syrie, Achaïe, Chypre, etc.) a été l'objet de quelques travaux considérables, dont les principaux sont: G. Dodu, Histoire des institutions monarchiques dans le royaume latin de Jérusalem, Paris, 1894, in-8º;—G. Rey, Les colonies franques de Syrie, Paris, 1884, in-8º;—G. Schlumberger, Les principautés franques dans le Levant, Paris, 1879, in-8º;—Cte L. de Mas Latrie, Histoire de l'île de Chypre sous les princes de la maison de Lusignan, Paris, 1852-1861, 3 vol. in-8º;—C. Buchon, Histoire des conquêtes et de l'établissement des Français dans les provinces de l'ancienne Grèce au moyen âge, Paris, 1846, in-8º;—Bonne de Guldencrone, L'Achaïe féodale, Paris, 1889, in-8º;—W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au moyen âge, Leipzig, 1885-1886, 2 vol. in-8º, trad. de l'all.
Sur la légende de Saladin au moyen âge: G. Paris, dans le Journal des Savants, 1893.
L'histoire intérieure de l'Asie à l'époque des Croisades est esquissée d'une manière intéressante et nouvelle par M. L. Cahun, dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, précitée, t. II (1895), ch. XVI.
Le Programme ne parle pas des croisades d'Espagne. C'est cependant un sujet important. Consulter, en attendant la publication de la grande «Histoire générale de l'Espagne» préparée par l'Académie de l'Histoire de Madrid: R. Dozy, Histoire des musulmans d'Espagne, Leyde, 1861, 4 vol. in-8º.
I—PIERRE L'HERMITE.
On a entassé sur le nom de Pierre l'Hermite, dont la personnalité est si étroitement liée à l'histoire de la première croisade, une quantité de légendes et d'amplifications de rhétorique. Sur sa vie, antérieurement à son premier pèlerinage, on ne possède cependant qu'un nombre extrêmement restreint de documents authentiques. Il s'appelait Pierre; il était né à Amiens ou aux environs de cette ville, et fut moine; ajoutons qu'il n'exerça jamais d'autre profession, et nous aurons dit tout ce qu'on sait de source certaine. Tous les renseignements supplémentaires que fournissent les historiens modernes sont hypothèse et roman.
Que n'a-t-on pas raconté de lui? Son pèlerinage en Palestine, sa rencontre et son entretien avec le patriarche grec de Jérusalem, la vision céleste dont il fut favorisé dans cette ville[45], la mission qu'il y reçut de prêcher la croisade, sa visite au pape Urbain II dont il aurait obtenu le consentement, puis son apparition en Occident comme précurseur du pape, et son départ à la tête d'une grande armée de croisés rassemblée par lui; tous ces récits traditionnels forment comme un nimbe autour de sa tête.—Reste à savoir s'ils sont corroborés par des preuves solides.
Il est très probable que Pierre fit, en effet, un voyage en Orient avant 1096. Mais le chroniqueur Albert d'Aix s'est fait l'interprète d'une pure légende en lui attribuant, pendant son séjour à Jérusalem, dans l'église du Saint-Sépulcre, une vision qui aurait été la cause déterminante de la croisade. On ne sait même pas si Pierre, lors de ce premier voyage, avait pu arriver près de Jérusalem ou s'il avait été obligé de s'arrêter avant d'avoir atteint la frontière de la Palestine. La tradition rapportée par Albert d'Aix a dû se former pendant les vingt premières années du XIIe siècle; elle a pris naissance dans l'opinion fermement accréditée alors que l'entreprise avait été préparée non tam humanitus quant divinitus. Sous l'influence de cette idée que le monde céleste est en relation étroite avec le monde terrestre, et les véritables motifs de la croisade venant à s'effacer de plus en plus du souvenir des contemporains, il n'est pas étonnant que la légende soit arrivée à se substituer complètement à la réalité. On s'explique que dans les pays où Pierre a le premier prêché la croisade, tels que le nord de la France, la Lorraine et le pays du Rhin, la foule ait pu oublier tout ce qui en dehors de lui avait contribué au même but, pour faire de lui seul l'agent essentiel de l'entreprise.
Pierre, en revenant de terre sainte, eut-il une entrevue avec Urbain II, soit à Rome, soit en France? fut-il le précurseur du pape, qu'il aurait décidé à organiser l'expédition d'outre-mer? Cela est fort douteux; les écrivains contemporains du XIe siècle laissent tous entendre qu'en France ce n'est pas Pierre l'Hermite, mais Urbain seul, qui a donné l'impulsion au mouvement de la croisade. Le moment où Pierre a paru en public pour la première fois ne saurait être placé avant le concile de Clermont. «Il faut, dit Sybel, laisser au pape la gloire dont jusqu'à nos jours l'hermite d'Amiens lui a disputé une bonne moitié. Urbain vint à Clermont à un moment où une tendance inconsciente poussait le monde vers l'Orient, mais où aucune parole n'avait encore été prononcée dans ce sens. Cette parole, il la fit entendre, et alors princes et chevaliers, nobles et vilains, et, parmi les vilains, Pierre, se levèrent. Rendons au pape ce qui lui appartient.»
Que Pierre ait assisté, comme le veut la tradition vulgaire, au concile de Clermont et qu'il y ait prononcé une harangue, ce sont encore là des faits qui ne sont ni certains ni même probables. Car c'est pendant l'hiver de 1095-96 que Pierre prêcha pour la première fois la croisade. Mais, suivant Orderic Vital, l'Hermite, suivi de quinze mille hommes à pied et à cheval, arriva à Cologne le samedi de Pâques, 12 avril 1096. «C'était, dit Guibert de Nogent, l'écume de la France, fæx residua Francorum.» Comment avait-il pu réunir en si peu de temps pareille troupe autour de lui? La famine de 1095, qui arracha tant de misérables au sol natal, ne suffit pas à l'expliquer; il faut encore faire la part du prestige personnel de l'Hermite.
D'après les témoins oculaires, Pierre était un homme intelligent, énergique, décidé, rude, enthousiaste, un tribun populaire. De petite taille, maigre, brun de visage, avec une longue barbe grise, il était vêtu d'une robe de laine et d'un froc de moine, sans chausses ni chaussures. Il allait monté sur un âne dont la foule idolâtre arrachait les poils pour s'en faire des reliques. Il menait une vie austère, ne mangeait ni pain ni viande, mais buvait du vin. Il distribuait généreusement les dons qu'il recevait en abondance.
Il faut reconnaître que le succès de la prédication de cet homme fut extraordinaire. Les bandes qui le suivaient l'entouraient d'une telle vénération que ses actions et ses paroles étaient pour elles des oracles divins. Guibert, qui avait assisté au concile de Clermont, est forcé de rendre ce témoignage à l'Hermite: «Je n'ai jamais vu personne être honoré de la sorte».
L'église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem.
Ainsi, l'appel du pape fut, pour ainsi dire, le foyer qui projeta sur le nom de Pierre les premiers rayons de célébrité. Mais, dès lors, les récits où il racontait son pèlerinage manqué et les souffrances des pèlerins, sa parole ardente, la nouveauté même de la croisade, le placèrent si haut dans l'opinion des masses qu'elles le regardèrent comme un saint.
Après un séjour d'une semaine à Cologne, il traversa paisiblement avec une armée immense et confuse de Français, de Souabes, de Bavarois et de Lorrains, l'Allemagne du sud et la Hongrie. La traversée de la Bulgarie fut, au contraire, difficile et sanglante. Les bandes de Pierre étaient décimées quand elles arrivèrent à Constantinople, trois mois et dix jours après leur départ de Cologne. Elles y trouvèrent un nombre assez considérable de pèlerins venus de Lombardie, et Gauthier sans Avoir, qui s'était séparé du gros des forces de l'Hermite sur les bords du Rhin, pour prendre les devants.
L'expédition se termina au mois d'octobre par un désastre lamentable près de Civitot ou Hersek, en Asie Mineure. Parmi ceux qui échappèrent aux coups des Turcs, on cite, outre Pierre, le comte Henri de Schwarzenberg, Frédéric de Zimmern, Rodolphe de Brandis, qui, blessés dans le combat, guérirent de leurs blessures et se joignirent plus tard à l'armée de Godefroi de Bouillon. Mais le plus grand nombre périt, entre autres Gauthier sans Avoir, percé de sept flèches, le comte palatin Hugues de Tubingue, le duc Walther de Teck, le comte Rodolphe de Sarverden. On voit que les compagnons de Pierre n'avaient point été, comme on le dit souvent sur la foi de Guibert de Nogent, exclusivement recrutés dans la lie des populations occidentales.
En se répandant en Europe, la nouvelle du désastre porta, sans doute, une grave atteinte à la considération dont le nom de Pierre l'Hermite était entouré; on dut tout d'abord attribuer la responsabilité du sang versé, comme on le fit pour Volkmar, Gottschalk et Emich, ces hommes que le chroniqueur Ekkehard compare à la paille, tandis que Godefroi de Bouillon et les autres chefs aimés de Dieu sont le bon grain. En tout cas, après la déroute de Civitot, le rôle de l'Hermite fut brusquement terminé. On le retrouve dans la grande armée des croisés pendant l'hiver de 1097, mais il n'y exerce pas d'influence. Pendant le siège d'Antioche, en janvier 1098, il essaya même de s'enfuir, apparemment pour ne point supporter plus longtemps les fatigues de l'expédition. De là le bruit qui arriva en l'an 1100 au plus tard à la connaissance d'Ekkehard, que «Pierre avait été un hypocrite: Petrum multi postea hypocritam esse dicebant.»
La porte de David, à Jérusalem.
Cependant Pierre, ramené de force au camp des croisés, fit convenablement le reste de la campagne. Il fut même employé par les chefs chrétiens pour négocier avec Kerbogha, puis chargé de l'administration du trésor des pauvres de l'armée, sur lesquels il avait gardé peut-être quelque chose de son premier ascendant. Après la prise de Jérusalem, il resta dans cette ville avec les malades, tandis que les hommes valides faisaient contre les Sarrasins la marche qui aboutit à la décisive victoire d'Ascalon. Tel est le dernier renseignement authentique sur le rôle joué par l'Hermite pendant la première croisade et sur son séjour en terre sainte. On peut admettre comme vraisemblable qu'il revint d'Orient vers 1099 ou 1100, en compagnie de pèlerins originaires du pays de Liège. Sur les instances de ses derniers admirateurs, il aurait fondé aux environs de Huy une église et un monastère. C'est là qu'il mourut. Son corps fut transféré en 1242 dans l'église de Neufmoustier.
D'après H. Hagenmeyer, Le vrai et le faux sur Pierre
l'Hermite, analyse critique des témoignages historiques
relatifs à ce personnage et des légendes auxquelles
il a donné lieu, trad. de l'all. par Furcy
Raynaud, Paris, 1883, in-8º, à la librairie de la Société
bibliographique.
II—LE PILLAGE DE CONSTANTINOPLE PAR LES CROISÉS DE 1204.
Si l'on n'écoutait que les lamentations de Nicétas sur la seconde prise de Constantinople, la ville impériale, théâtre d'abominations sans égales, aurait vu périr, en 1204, sous les coups de Barbares ignorants, aussi bien tous les chefs-d'œuvre de l'art antique qui s'y trouvaient rassemblés que les plus précieux et les plus vénérables des objets consacrés par les souvenirs du christianisme. Heureusement, sur tous ces faits, il faut se garder de prendre à la lettre tant le récit de Nicétas, déplorant la destruction de monuments qui existent encore aujourd'hui, que les assertions de Nicolas d'Otrante, se plaignant de la disparition des reliquaires de la Passion qui, en réalité, ne quittèrent le palais du Bucoléon que pour passer, trente ans plus tard, dans le trésor de la Sainte-Chapelle. Mais, tout en faisant la part des exagérations des vaincus, il est impossible de nier qu'à la suite du dernier assaut donné à Byzance par les Latins, et malgré l'accueil si humble qu'ils reçurent des Grecs, et surtout du clergé, des scènes horribles de meurtre et de pillage se succédèrent dans la malheureuse ville. Seulement, il faut distinguer deux périodes différentes dans l'histoire de ces faits regrettables: la première, courte et violente, dura du 14 au 16 avril 1204; c'est pendant ces trois jours qu'eurent lieu les profanations dont les Grecs se plaignirent si justement au pape dans un curieux mémoire qui nous a été conservé, et dont trois lettres d'Innocent III sont l'écho indigné. C'est à peine si la garde mise par les chefs de l'armée dans les palais impériaux put préserver les chapelles de ces palais de la rapacité des soldats; aucun sanctuaire ne paraît avoir été épargné, et Sainte-Sophie dut à ses trésors merveilleux et à l'immense renom dont ils jouissaient de se voir le théâtre d'excès plus odieux que partout ailleurs. Aux profanations des églises vinrent s'ajouter celles des tombes impériales, dont Nicétas ne craint pas d'accuser Thomas Morosini, patriarche latin élu, mais qui durent être stériles, Alexis III s'étant chargé, sept ans plus tôt, de les dépouiller de tous les joyaux qu'elles contenaient.
Dans les premiers moments, la rage des conquérants paraît avoir été extrême. «Quant li Latin, dit Ernoul, orent prise Constantinoble, il avoient l'escu Damedieu enbracé, et, tantost come il furent dedens, il le geterent jus, et enbracerent l'escu au diable; il corurent sus a sainte Iglise premierement, et briserent les abbaïes et les roberent.» Les châsses des saints, dont beaucoup étaient en cuivre émaillé, et par conséquent sans valeur pour les pillards, furent brisées. On arrachait les pierreries et les camées qui en faisaient l'ornement, et l'on en jetait au loin les reliques. Un nombre infini de ces reliures de métal si somptueuses qui recouvraient les livres de chœur eurent un sort pareil; les images des saints furent foulées aux pieds ou lancées à la mer. Au bout de quelques jours, les Latins paraissent avoir eu honte de ces scandales et même redouté la colère divine. Le conseil des chefs se réunit, et l'on prit des mesures sévères pour arrêter tous ces excès. Les évêques de l'armée fulminèrent l'excommunication contre tous ceux qui se rendraient coupables de nouveaux sacrilèges, et aussi contre ceux qui ne viendraient pas mettre, en des lieux désignés à cet effet, le butin déjà recueilli. Quelques jours plus tard, d'ailleurs, l'élection et le couronnement de Baudouin Ier (16 mai) vinrent substituer un pouvoir régulier à l'anarchie; les différents corps de l'armée furent cantonnés dans les divers quartiers de la ville, et un ordre au moins apparent vint succéder aux scènes de violence des premiers jours. Mais là commence, surtout en ce qui concerne les trésors des églises et des reliques, la seconde période du pillage, celle de la spoliation régulière et méthodique; cette période paraît avoir duré plusieurs mois, plusieurs années, je dirai même presque autant que l'empire latin d'Orient.
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Il n'est pas impossible d'entrer dans quelques détails sur la nature des objets sacrés plus particulièrement recherchés par les Latins; il semble que ces objets peuvent se diviser en deux classes: les reliques et les ornements ecclésiastiques; mais, pour les uns comme pour les autres, les croisés ne paraissent point avoir agi à l'aventure.
Parmi les reliques, ce sont les fragments du bois de la Vraie Croix, depuis longtemps objet d'une vénération spéciale en France, qui semblent avoir excité le plus vivement leur convoitise. Constantinople avait sur ce point de quoi les satisfaire; sans parler des reliques insignes, des τἱμια Ξὑλα, grand était le nombre de ces phylactères, de ces encolpia, destinés à être portés au cou, et dont l'usage, parmi les familles riches, était déjà général du temps de saint Jean Chrysostome; tous contenaient, avec d'autres reliques, une parcelle plus ou moins importante du bois de la Vraie Croix. Les palais des familles princières, les couvents, renfermaient d'autres croix plus grandes; les «couronnes de lumière» des églises en portaient souvent de suspendues au-dessus des autels. Au retour des croisés, les sanctuaires de l'Europe en reçurent un grand nombre, presque toujours gratifiées, soit par ceux qui les rapportaient, soit par ceux qui les recevaient en dépôt, de quelque origine plus ambitieuse qu'authentique. Presque toutes étaient censées avoir appartenu à Constantin, à sainte Hélène ou tout au moins à Manuel Comnène.
Après la Vraie Croix, c'étaient les reliques de l'Enfance et de la Passion du Christ, celles de la Vierge, des Apôtres, de saint Jean le Précurseur, du protomartyr saint Étienne, de saint Laurent, de saint Georges et de saint Nicolas que les Latins recherchaient avec le plus d'avidité. Une idée dont ils paraissent aussi avoir été pénétrés et qui leur avait été sans doute suggérée dès avant leur départ, c'est l'intérêt que pouvaient avoir certaines grandes églises de l'Europe à posséder des reliques considérables et authentiques des saints orientaux sous le vocable desquels elles avaient été dédiées; c'est ainsi que les cathédrales de Châlons-sur-Marne et de Langres, qui reçurent chacune, pendant le temps des croisades, trois envois successifs des restes de saint Étienne et de saint Mammès, leurs patrons respectifs, furent redevables à la prise de Constantinople des plus considérables de ces envois.
Quant aux objets destinés au service du culte et à l'ornementation des églises, il suffit de parcourir les listes des présents adressés à cette époque de Constantinople en Occident pour être étonné de la quantité considérable de vases sacrés en or et en argent, d'encensoirs, de croix processionnelles, de parements d'autels et de vêtements ecclésiastiques, même de tapis et de tissus neufs d'or, d'argent et de soie, qui prirent le chemin de l'Italie, de la France et de l'Allemagne. Les dyptiques, les tables d'ivoire qui devaient servir à enrichir les couvertures des manuscrits de l'Occident, figurent aussi en grand nombre parmi les objets recueillis par les croisés. Enfin, ce ne dut pas être sans penser de loin à l'ornementation des châsses encore barbares de leurs saints que les clercs de l'armée latine firent si ample provision de ces anneaux, de ces pierres antiques, dont ils remplirent, à leur retour, les trésors de leurs cathédrales, et que, sans le vouloir, ils ont ainsi sauvés d'une destruction presque certaine.
Émaux byzantins du reliquaire de Limbourg.
(Didron, Annales archéologiques.)
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Que devint tout ce butin religieux? Une partie considérable dut en être détournée, ainsi que nous le verrons plus loin; mais le reste, à la suite des mesures prises, vers Pâques, par les chefs de l'armée, fut-il, avec les autres dépouilles de la ville, rapporté aux lieux désignés à cet effet—trois églises, suivant Villehardouin, un monastère, selon Clari—et mis en commun sous la garde de dix chevaliers et de dix Vénitiens? Il n'y a guère lieu d'en douter en ce qui concerne les ornements d'église et les vases sacrés. Pour les reliques, il est certain qu'un grand nombre fut rapporté, mais il y a lieu de penser qu'elles furent dès l'origine séparées du reste du butin, car on voit qu'à l'exemple des croisés de 1097, ceux de 1204 confièrent au doyen des évêques, à Garnier de Trainel, évêque de Troyes, la charge qu'avait remplie à Jérusalem Arnould de Rohas, celle de procurator sanctarum reliquiarum, et que ce fut dans la maison habitée par Garnier que tous ces objets sacrés trouvèrent un asile.
Un premier partage du butin fut fait entre le 22 avril et le 9 mai. Il est à croire que les Vénitiens se remboursèrent de leur double créance contre les croisés et contre les Comnènes, et qu'une fois les sommes prélevées, il fut fait, comme le dit Sanudo, deux parts égales, l'une pour les Latins et l'autre pour Venise, parts dont un quart retourna, après le couronnement de Baudouin Ier, au trésor impérial: suivant Villehardouin, les trois huitièmes des croisés montèrent à la somme de 400 000 marcs (20 800 000 francs). Mais le maréchal de Champagne ne parle pas d'un second partage raconté en détail par Robert de Clari. Suivant Robert, ces deux premières répartitions n'auraient porté que sur le gros argent, la monnaie et la vaisselle massive; quant aux joyaux, aux tissus d'or et de soie, ils auraient été, vers le mois d'août, furtivement enlevés par les chevaliers restés dans la ville pendant la campagne de Baudouin Ier contre Boniface de Monferrat, et divisés entre ces traîtres pour lesquels Clari ne trouve pas d'injures assez fortes. C'est donc entre les mains de ces chevaliers félons, et probablement sur l'ordre et au profit du doge, qui commandait dans la ville en l'absence de l'empereur, que tombèrent tous les trésors enlevés aux églises, et rien ne nous indique de quelle manière Vénitiens et Francs se les partagèrent entre eux.
Saint Louis transportant les reliques de la Passion à la
Sainte-Chapelle.
Quant aux reliques, il semble bien que les évêques latins, l'empereur et les Vénitiens en aient eu chacun une part.—Garnier de Trainel, qui disposa pendant près d'une année des reliques mises en commun, en envoya de très précieuses à Troyes par Jean L'Anglois, son chapelain; c'est de lui que l'archevêque de Sens reçut le chef de saint Victor. Nivelon de Cherisy, évêque de Soissons, enrichit de reliques Soissons, la célèbre abbaye de Notre-Dame, et un grand nombre de sanctuaires des contrées voisines. Conrad de Halberstadt ne paraît pas avoir été moins bien partagé que Nivelon, si l'on en juge par la valeur des objets rapportés par lui, dont la plupart existent encore aujourd'hui au trésor de la cathédrale d'Halberstadt.—Le premier empereur latin de Constantinople adressa de son côté en Europe quantité d'objets précieux, et Baudouin Ier obéit en cela aux conseils d'une politique éclairée. Devenu le chef d'un État aussi mal affermi, il avait besoin d'autres sympathies et d'autres alliances que celles dont avait pu se contenter le comte de Flandre, et devait oublier le temps où, soutien de Philippe de Souabe et vassal turbulent du roi de France, il avait eu à se plaindre des deux personnages les plus influents de l'époque, Innocent III et Philippe Auguste; aussi est-ce précisément à eux les premiers qu'il notifie son avènement, joignant aux lettres qu'il leur adresse des présents considérables. Barozzi, maître du Temple en Lombardie, est chargé par lui de porter au pape un véritable trésor, dans lequel figure une statue d'or et une d'argent avec un rubis acheté 1000 marcs, et de nombreuses croix. Philippe Auguste reçoit, outre des reliques de son patron et une croix admirable, deux vêtements impériaux et un rubis d'une grosseur extraordinaire. Après la défaite d'Andrinople, le successeur de Baudoin Ier, Henri Ier, continua les envois commencés par son père, dans l'espoir que ces libéralités lui concilieraient les sympathies de l'Occident. Les princes laïques ou ecclésiastiques qui avaient pris la croix, mais qui ne s'étaient pas encore acquittés de leur vœu, furent naturellement l'objet des premières libéralités de l'empereur. C'est ainsi que le duc d'Autriche reçut un fragment de la vraie croix. La Belgique et le Nord de la France, d'où il avait lieu d'espérer les secours les plus efficaces, reçurent de nombreuses marques de sa munificence: Clairvaux, où se trouvaient les tombes de sa maison, Namur, où régnait son frère, Bruges, Courtrai, Liessies conservèrent longtemps ou conservent encore les richesses qu'il leur envoya. Après Henri Ier, il faut descendre jusqu'aux années lamentables de Baudouin II pour voir reparaître en Occident de nouvelles reliques byzantines; malheureusement, alors, il ne s'agit plus de dons gracieux, mais de vulgaires engagements. Après avoir vendu, pour soutenir son armée, jusqu'au plomb des toits de son palais, l'empereur se voit réduit à abandonner en nantissement aux Vénitiens les joyaux religieux de la couronne impériale. C'est en 1239 que saint Louis rachète le plus précieux de tous, la Couronne d'épines; puis, en 1241, la Grande Croix, la Lance et l'Éponge, jusqu'à ce que, en 1247, Baudouin II vienne solennellement confirmer le transfert, dans la Sainte-Chapelle de Paris, des grandes reliques impériales du Bucoléon.—Quant aux Vénitiens, familiers de longue date avec le martyrologe byzantin, ils n'éprouvaient pas, comme les Latins, de difficulté à déchiffrer les inscriptions des reliquaires[46], et leur choix dut être promptement et bien fait. On voit par les récits des pèlerins qui, dans les siècles postérieurs, s'embarquèrent à Venise pour se rendre en Palestine, que cette cité était devenue, depuis 1204, comme une ville sainte, tant était grand le nombre des objets sacrés qu'elle offrait à la vénération des fidèles. Ce que, d'ailleurs, même après l'incendie du trésor de Saint-Marc en 1231, la basilique ducale contient encore de reliques de premier ordre et de spécimens sans prix de l'orfèvrerie byzantine peut donner une idée de ce que ce sanctuaire reçut de Constantinople après la quatrième croisade.
La Sainte-Chapelle du Palais, bâtie par saint Louis pour
recevoir les reliques du Bucoléon.
Mais en dehors du butin mis en commun, qui fut l'objet d'un partage régulier, le récit du pillage a déjà montré qu'il y eut un immense butin détourné par les vainqueurs indisciplinés. Hugues de Saint-Paul fit bien pendre, l'écu au col, des chevaliers coupables de n'avoir pas rapporté leur butin particulier à la masse commune; mais en fait de reliques, on croyait faire une bonne œuvre en volant les Grecs. Martin de Pairis se laissait traiter par son biographe de prædo sanctus; il dut donc y avoir sur ce point une certaine tolérance, qui d'ailleurs devint légale le 22 avril 1205, terme assigné à l'obligation du rapport des objets trouvés. Or, quelques semaines plus tard (juin), abordaient de toutes parts, de Syrie aussi bien que des divers pays de l'Occident, une foule de gens qu'avait attirés la nouvelle inattendue de la prise de Constantinople, et qui venaient demander leur part des dépouilles de la ville impériale. Deux ans après (sept. 1207) est signalée l'arrivée des renforts amenés jusqu'à Bari par Nivelon de Cherisy; ce furent de nouvelles convoitises à satisfaire; enfin, pendant tout le règne de Henri, il paraît y avoir eu entre l'Occident et Constantinople un mouvement non interrompu de gens d'armes qui venaient chercher aventure en Romanie et ne s'en retournaient jamais les mains vides. Nous voyons ainsi Dalmase de Sercey et Ponce de Bussière passer un hiver entier à combiner le vol du chef de saint Clément. Comment d'ailleurs expliquer autrement que par des soustractions frauduleuses le fait que de petits chevaliers portant à peine bannière, comme Henri d'Ulmen, aient pu obtenir des trésors tels (à parler seulement de leur valeur intrinsèque) que ceux dont ce seigneur des environs de Trèves a enrichi toute la Basse-Lorraine[47]?
D'après M. le comte RIANT, Des dépouilles religieuses
enlevées à Constantinople au XIIIe siècle, dans
les Mémoires de la Société des antiquaires de
France, 4e série, t. VI (1875)[48].
III.—LE KRAK DES CHEVALIERS.
UNE FORTERESSE LATINE EN SYRIE.
QALA'AT EL-HOSN (LE KRAK DES CHEVALIERS)
Les principautés franques de Syrie, divisées en fiefs, se couvrirent, vers le milieu du XIIe siècle, de châteaux, d'églises et de fondations monastiques. Les monuments religieux appartiennent tous à l'école romane, qui, à cette époque, élevait en France les églises de Cluny, de Vézelay, de la Charité-sur-Loire, etc., mais qui, en Syrie, fit, sous l'influence byzantine, surtout quant à l'ornementation, des emprunts à l'antiquité et à l'art arabe. Il en fut de même pour les châteaux forts, dont plusieurs, ceux du Margat, du Krak et de Tortose, par exemple, furent conçus sur des proportions gigantesques, puisque leurs dimensions sont le double de celles des plus vastes châteaux de France: Coucy et Pierrefonds.
Les architectes qui les ont élevés semblent avoir pris pour modèles les forteresses élevées en France, sur les côtes de l'ouest, dans les bassins de la Loire et de la Seine, aux XIe et XIIe siècles, mais ils ont emprunté aux Byzantins la double enceinte, les échauguettes en pierre, d'énormes talus en maçonnerie qui triplent à la base l'épaisseur des murailles, certains ouvrages de défense destinés à remplacer le donjon français. C'est à ce type franco-byzantin qu'appartenaient la plupart des châteaux des Hospitaliers en Syrie.
Les Templiers avaient une autre manière de bâtir, plus analogue à celle des Sarrasins. Les chevaliers teutoniques en avaient aussi une autre: leur principale forteresse, Montfort ou Starkenberg, était un château des bords du Rhin transplanté en Syrie.
Choisissons comme exemple, entre cent, le Krak des Chevaliers, parce qu'il est encore à peu près dans l'état où le laissèrent les chevaliers de Saint-Jean au mois d'avril 1271. A peine quelques créneaux manquent-ils au couronnement des murailles; à peine quelques voûtes se sont-elles effondrées. L'ensemble a conservé un aspect imposant qui donne au voyageur une bien haute idée de la puissance de l'Ordre qui l'a élevé.
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Sur l'un des sommets dominant le col qui met en communication la vallée de l'Oronte avec le bassin de la Méditerranée, se dresse le Qala'at-el-Hosn.
Tel est le nom moderne de la forteresse que nous trouvons désignée par les chroniqueurs des croisades sous celui de Krak ou Crat des Chevaliers.
Position militaire de premier ordre qui commande le défilé par lequel passent les routes de Homs et de Hamah à Tripoli et à Tortose, cette place était encore merveilleusement située pour servir de base d'opérations à une armée agissant contre les États des soudans de Hamah.
Le Krak formait, en même temps, avec les châteaux d'Akkar, d'Arcas, du Sarc, de la Colée, de Chastel-Blanc, d'Areymeh, de Yammour (Chastel-Rouge), Tortose et Markab, ainsi qu'avec les tours et les postes secondaires reliant entre elles ces diverses places, une ligne de défense destinée à protéger le comté de Tripoli contre les incursions des musulmans, restés maîtres de la plus grande partie de la Syrie orientale.
Du haut de ses murs, la vue embrasse, vers l'est, le lac de Homs et une partie du cours de l'Oronte. Au delà se déroulent, au loin, les immenses plaines du désert de Palmyre. Vers le nord, les montagnes des Ansariés arrêtent le regard, qui, vers l'ouest, s'étend par la vallée Sabbatique, aujourd'hui Nahar-es-Sabte, sur la riche et fertile vallée où furent les villes phéniciennes de Symira, de Carné, d'Amrit, et découvre à l'horizon les flots étincelants de la Méditerranée. Au sud, les deux chaînes du Liban et de l'Anti-Liban esquissent leurs grands sommets aux fronts couverts de neiges. Plus près, à l'est, comme un tapis de verdure, s'étend, au pied du château, la plaine de la Boukeiah-el-Hosn, la Bochée des chroniqueurs, théâtre d'un combat célèbre.
Les divers auteurs, tant chrétiens qu'arabes, qui ont écrit l'histoire des croisades, parlent fréquemment de ce château, nommé par les premiers le Krak[49] et par les seconds Hosn-el-Akrad. Ce nom paraît assez identique à celui de l'appellation franque, qui pourrait bien n'être qu'une corruption du mot arabe Akrad, Kurde[50].
Le comte de Saint-Gilles, en 1102, après s'être emparé de Tortose, entreprit le siège du château des Kurdes, mais il l'abandonna, et nous ne savons pas à quelle époque les Francs occupèrent cette position. Un passage d'Ibn-Ferrat donne à penser cependant que ce fut vers l'année 1125. Depuis lors, le Krak paraît avoir été un simple fief dont le nom était porté par ses possesseurs jusqu'à l'année 1145, date à laquelle Raymond, comte de Tripoli, le concéda aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Qu'était le château à cette époque? C'est une question à laquelle il est impossible de répondre; nous savons seulement que cette forteresse eut beaucoup à souffrir de divers tremblements de terre, particulièrement en 1157, 1169 et 1202. Il est donc à présumer que ce fut à la suite de celui de 1202 que le Qala'at-el-Hosn dut être reconstruit à peu près entièrement et tel que nous le voyons aujourd'hui.
Après sa cession aux Hospitaliers, le gouvernement du Krak fut confié à des châtelains de l'Ordre. Le fameux Hugues de Revel en était châtelain en 1243. Nous savons que la garnison ordinaire de la forteresse était de 2000 combattants.
Le relief de la montagne sur laquelle s'élève le Krak des Chevaliers est d'environ 300 mètres au-dessus du fond des vallées qui, de trois côtés, l'isolant des montagnes voisines, en font une espèce de promontoire.—La forteresse a deux enceintes que sépare un large fossé en partie rempli d'eau. La seconde forme réduit et domine la première, dont elle commande tous les ouvrages; elle renferme les dépendances du château: grand'salle, chapelle, logis, magasins, etc. Un long passage voûté, d'une défense facile, est la seule entrée de la place. Les remparts et les tours sont formidables sur tous les points où des escarpements ne viennent pas apporter un puissant obstacle à l'assaillant.
Essai de restitution du Krak, d'après M. Rey.
Au nord et à l'ouest, la première ligne se compose de courtines reliant des tourelles arrondies et couronnées d'une galerie munie d'échauguettes, portées sur des consoles, formant, sur la plus grande partie du pourtour de la forteresse, un véritable hourdage de pierre. Ce couronnement présente une grande analogie avec les premiers parapets munis d'échauguettes qui aient existé en France, où nous les voyons apparaître dans les murailles d'Aigues-Mortes et au château de Montbard en Bourgogne, sous le règne de Philippe le Hardi. Mais au Qala'at-el-Hosn, il est impossible de ne pas leur assigner une date bien antérieure.
Au-dessus de ce premier rang de défenses s'étend une banquette bordée d'un parapet crénelé avec meurtrières au centre de chaque merlon. Ici nous retrouvons un usage généralement suivi en Europe dans les constructions militaires durant le XIIe et le XIIIe siècle: les tourelles dominent la courtine, et des escaliers de quelques marches conduisent des chemins de ronde sur les plates-formes.
Chaque tour renferme une salle éclairée par des meurtrières, et dans les courtines s'ouvrent à des intervalles réguliers de grandes niches voûtées en tiers-point, au fond desquelles sont percées de hautes archères destinées à recevoir des arbalètes à treuil ou d'autres engins de guerre du même genre. En France, dès le commencement du XIIIe siècle, ces défenses, peu élevées au-dessus du niveau du sol, n'étaient déjà plus en usage, ayant l'inconvénient de signaler aux assaillants les points les plus faibles de la muraille; mais, au Krak, nous ne les trouvons employées que sur les faces de la forteresse couronnant des escarpes, et, par suite, à l'abri du jeu des machines, tandis que vers le sud les murs sont massifs dans toute leur longueur.
La tourelle qui se trouve à l'angle nord-ouest de la première enceinte est surmontée d'une construction arrondie d'environ 4 mètres de hauteur. Ce fut, selon toute apparence, la base d'un moulin à vent, si nous en jugeons par le nom moderne, Bordj et-Tahouneh (la tour du moulin), ainsi que par les corbeaux sur lesquels s'appuyaient les potelets et les liens supportant cet ouvrage, qui devait être en charpente[51].
Le sud étant le point le plus vulnérable de la place, c'est là qu'ont été élevés les principaux ouvrages, et c'est surtout dans les tours d'angles et à la tour carrée placée dans l'axe du château (en A) qu'on s'est efforcé de disposer les défenses les plus importantes. Aussi ces tours sont-elles bâties sur des proportions beaucoup plus considérables que les autres, et tous les moyens de résistance s'y trouvent-ils accumulés. Bien que séparée de la seconde enceinte par le fossé B rempli d'eau, cette première ligne en est assez rapprochée pour être sous la protection des ouvrages IJK qui la dominent de façon qu'au moment de l'attaque les défenseurs du réduit pouvaient prendre part au combat.
On pénètre dans le château (en C) par une porte ogivale au-dessus de laquelle se lit, entre deux lions, l'inscription mutilée qu'y fit graver le sultan Malek ed-Daher-Bybars après le siège qui, en 1271, mit le Krak en son pouvoir.
Au nom du Dieu clément et miséricordieux.
La restauration de ce château béni a été ordonnée sous le règne de notre maître le sultan, le roi puissant, le victorieux, le juste, le défenseur de la foi, le guerrier assisté de Dieu, le conquérant favorisé de la victoire, la pierre angulaire du monde et de la religion, le père de la victoire, Bybars l'associé de l'émir des croyants, et cela à la date du jour de mercredi....
Une rampe voûtée, formant galerie en pente assez douce pour être accessible aux cavaliers, commence au vestibule qui occupe la base du saillant C et conduit dans les deux enceintes. Elle présente un système d'obstacles accumulés avec un soin minutieux, très intéressant spécimen de l'art militaire franco-oriental au XIIIe siècle.
Ce sont d'abord deux portes successives, en avant de chacune desquelles se voit un regard circulaire percé dans la voûte et destiné tout à la fois à donner du jour et à permettre aux assiégés d'accabler de projectiles un ennemi qui, ayant réussi à forcer l'entrée du château, aurait pénétré dans la galerie.—Puis, la rampe franchit à ciel ouvert le terre-plein de la première enceinte; elle tourne alors brusquement sur elle-même et s'engage dans une seconde galerie où se trouve une troisième porte. Une herse et des vantaux fermaient jadis cette dernière porte, en avant de laquelle est un grand mâchicoulis carré, semblable à celui qu'on voit à la Porte Narbonnaise de la cité de Carcassonne.
Quand le visiteur a franchi le seuil, il est frappé de l'aspect imposant, d'une majesté triste, que présente l'intérieur désert de la forteresse. Un morne silence y a remplacé l'animation et le tumulte des gens de guerre, et au milieu de ces grands restes d'un passé glorieux, l'œil rencontre partout des décombres.
A droite, en D, se trouve un vestibule voûté communiquant avec la chapelle, qui paraît dater de la fin du XIIe siècle. C'est une nef terminée par une abside arrondie percée d'une petite baie ogivale, qui mesure dans œuvre 21 mètres de long sur 8m,40 de large; sa voûte en berceau est divisée en quatre travées par des arcs doubleaux chanfreinés retombant sur des pilastres engagés. On reconnaît encore ici une production de l'école d'où sortaient les architectes qui élevèrent les églises de Cluny, de Vézelay et la cathédrale d'Autun.
De l'autre côté de la cour et presque en face de la chapelle est la grand'salle, élégante construction paraissant dater du milieu du XIIIe siècle. Sur toute la longueur règne une galerie en forme de cloître, composée de six petites travées; quatre sont fermées par des arcatures à meneaux d'un fort beau style. Les archivoltes des deux petites portes qui font communiquer la grand'salle avec cette galerie sont ornées de riches moulures, retombant de chaque côté sur deux colonnettes, et dans les linteaux monolithes qui les soutiennent se voient des restes d'écussons malheureusement mutilés aujourd'hui.
Le Château du Krak. Etat actuel.
Quant à la salle proprement dite, elle comprend trois grandes travées et mesure en œuvre 25 mètres de long sur une largeur de 7 mètres. Les arcs doubleaux et ogives retombent sur des consoles ornées de feuillages et de figures fantastiques.—Un étage, maintenant détruit, semble avoir complété cet édifice et a été remplacé par des maisons arabes élevées sur les voûtes.—Une grande fenêtre surmontée de roses au nord, une semblable au sud, ainsi que deux fenêtres s'ouvrant dans la face orientale de l'édifice, éclairaient l'intérieur de ce vaisseau.
Sur l'un des côtés du contrefort du porche se lisent deux vers, gravés en beaux caractères du milieu du XIIIe siècle:
Inquinat omnia sola superbia, si comitetur.
Cette inscription, placée à l'entrée de la grand'salle où se tenaient les chapitres de l'Ordre, paraît avoir été destinée à rappeler à tous ses membres l'humilité et l'obéissance qui leur étaient imposées par leurs vœux monastiques.
De cette première cour un escalier à pente très douce amène au niveau de la cour supérieure E, où le visiteur trouve à sa droite une plate-forme en pierre de taille (F) qui semble avoir été une aire à battre le grain. A gauche sont des bâtiments (G) paraissant avoir servi de casernement pour la garnison. En H, le long de la courtine occidentale se voit une galerie crénelée sur laquelle règne le chemin de ronde. Au pied sont des ruines que je crois avoir été des écuries ou qui du moins présentent une grande analogie avec celles qui existent encore au château de Carcassonne. A l'extrémité méridionale de cette esplanade se voient des tours, les plus élevées de toutes les défenses du château, dont elles commandent les approches. Elles renferment chacune plusieurs étages de salles disposées pour servir les unes de magasins, les autres de logis pour les défenseurs. De leurs plates-formes crénelées les sentinelles découvraient au loin la présence de l'ennemi. Entre la première et la seconde tour, un épais massif tient lieu de courtine; il est large de 18 mètres et forme une place d'armes sur laquelle pouvaient aisément être installés plusieurs engins....
Le parapet de la muraille occidentale du réduit est dérasé sur presque toute sa longueur. La tour (O) qui s'élève en arrière de la grand'salle est le seul ouvrage important de cette face du château. Au pied s'étendent de gigantesques talus en maçonnerie ayant à la fois pour objet de prémunir les défenses contre l'effet des tremblements de terre, et, en cas de siège, d'arrêter les travaux des mineurs.—Vers l'extrémité nord-est de l'enceinte est placé l'ouvrage P, tour barlongue, tout à fait analogue à celles qui se voient, en France, au palais des Papes et dans les murailles d'Avignon. Malheureusement la salle intérieure de cet ouvrage, qui se trouve au niveau du chemin de ronde des remparts, a été transformée en habitation par une famille d'Ansariés et tellement obstruée par des cloisons en pisé qu'il est impossible de reconnaître les dispositions primitives.
Au-dessous de ce vaste ensemble de la seconde enceinte se trouvent de profondes citernes qui servent encore aujourd'hui aux habitants de la forteresse. Les anciens orifices ayant disparu sous les décombres, les Arabes en tirent l'eau par un trou percé dans la voûte, non loin de la grand'salle.
...Cette place formidable, le Krak des Chevaliers, qui avait résisté au frère de Saladin, d'où les Hospitaliers avaient dominé pendant plus d'un siècle la sultanie de Hamah, tomba en 1271 entre les mains du sultan d'Égypte. Voici la relation de sa capture, telle qu'elle est dans Ibn-Ferrat:
«Le sultan arriva devant Hosn-el-Akrad; le 20, les faubourgs du château furent pris, et le Soudan de Hamah, Melik-el-Mansour, arriva avec son armée. Le sultan alla à sa rencontre, mit pied à terre et marcha sous ses étendards. L'émir Seïf-Eddin, prince de Sahyoun, et Nedjem-Eddin, chef des Ismaéliens, vinrent aussi les rejoindre. Dans les derniers jours de redjeb, les machines furent dressées. Le 7 de chaaban, le bachourieh (ouvrage avancé) fut pris de vive force. On fit une place pour le sultan, de laquelle il lançait des flèches. Il distribua de l'argent et des robes d'honneur. Le 16 de chaaban, une des tours fut rompue, les musulmans firent une attaque, montèrent au château et s'en emparèrent. Les Francs se retirèrent sur le sommet de la colline ou du château; d'autres Francs et des chrétiens furent amenés en présence du sultan, qui les mit en liberté par amour pour son fils. On amena les machines dans la forteresse et on les dressa contre la colline. En même temps, le sultan écrivit une lettre supposée au nom du commandant des Francs à Tripoli, adressée à ceux qui étaient dans le château et par laquelle il leur ordonnait de le livrer. Ils demandèrent alors à capituler. On accorda la vie sauve à la garnison, sous condition de retourner en Europe.»
Le Krak semble avoir servi d'arsenal aux infidèles durant les dernières années de la guerre contre les Francs.
D'après G. Rey, Études sur les monuments de l'architecture
militaire des Croisés en Syrie et dans l'île de
Chypre. Paris, 1871, in-4º (Collection de Documents
inédits).
IV—QUELQUES RÉSULTATS DES CROISADES.
L'Occident a emprunté à l'Orient, à la suite des Croisades, des produits naturels dont l'acclimatation dans nos régions a modifié grandement l'état de la civilisation matérielle.
Ces produits appartiennent en général non à la faune, mais à la flore de l'Orient. Sans doute les Occidentaux apprirent à connaître les animaux fabuleux des pays d'outre-mer; Louis IX, par exemple, reçut des Mamelucks d'Égypte un éléphant qu'il donna ensuite au roi d'Angleterre; il rapporta aussi des chiens de chasse tatars dont les descendants furent longtemps nombreux dans la meute royale; les girafes excitaient surtout la stupéfaction populaire. Mais c'étaient là des curiosités plus propres à enfanter des contes et des fables qu'à transformer les conditions matérielles de la vie. L'introduction, dans l'agriculture européenne, d'un certain nombre de plantes orientales, eut une tout autre importance. Le sésame, le caroubier, originaires de Syrie, ont gardé jusqu'à nos jours leurs noms arabes. Le safran avait été importé dès le Xe siècle par les Arabes en Espagne; ce sont les Croisades qui en ont répandu la culture dans le reste de la chrétienté; une légende veut qu'un pèlerin ait rapporté en Angleterre, dans un bâton creux, un oignon de safran recueilli en terre sainte. La culture de la canne à sucre, presque abandonnée en Sicile et dans l'Italie du sud, fut revivifiée par la découverte des plantations florissantes de la Syrie.
Beaucoup de céréales et d'arbrisseaux se sont du reste introduits obscurément; les graines d'Orient se propagèrent, transportées par hasard dans les sacs des pèlerins, d'étape en étape, de jardin en jardin, de pays à pays. Le maïs n'apparaît en Italie qu'après la conquête de Constantinople par les Croisés de la quatrième croisade. La culture du riz ne prit chez nous un grand développement qu'après les expéditions d'outre-mer. L'origine arabe des noms du limon et de la pistache indique suffisamment leur provenance. Jacques de Vitry compte encore le limon parmi les plantes de la Palestine, étrangères à l'Europe. L'abricot, appelé souvent au moyen âge prune de Damas ou damas, a été rapporté, dit-on, par le comte d'Anjou; Damas est encore aujourd'hui célèbre pour la richesse de ses vergers, et spécialement à cause des quarante variétés d'abricots qu'on y récolte. Le petit oignon si connu de nos ménagères, l'échalote, nous est venu d'Ascalon (italien, scalogno; allemand, aschlauch). Le melon d'eau, resté jusqu'à nos jours un élément très important de l'alimentation des populations du sud-ouest de l'Europe, semble avoir été acclimaté pendant l'âge des Croisades. Les Italiens lui donnent le nom byzantin d'anguria, et les Français le nom arabe de pastèque.
Ce ne sont pas seulement des produits de la nature jusque-là inconnus ou peu connus que les Croisades mirent en vogue chez nous, elles rendirent familières une foule de procédés industriels et d'objets manufacturés. Coton est un mot arabe (al-Koton). Les cotonnades, les indiennes, se sont répandues des bazars de Syrie sur nos marchés, de même que les mousselines (de Mossoul) et les bougrans (de Bokhara). Le mot baldaquin désignait à l'origine une étoffe précieuse tirée de Baldach ou Bagdad; damas s'entendait d'un tissu précieux, de couleurs variées, spécialement fabriqué à Damas.—Les magnaneries et les tissages de soie, richesse de la Syrie, firent entrer dès lors la soie, jusque-là à peu près inabordable pour les Occidentaux, dans l'habillement ordinaire des riches. Ajoutez le satin, le samit ou velours. Les mots baphus, dibaphus et diaspre, diapré viennent de Constantinople ([Greek: dibaphos, diasporon δἱβαφος, διἁσπορον]); ils désignaient des étoffes de soie diversement teintes. Les tapis orientaux furent adoptés pour couvrir les planchers et tendre les murailles. On commença à en fabriquer en Europe d'après les modèles exotiques dont on s'appliqua à copier les couleurs et les motifs: lions, griffons, animaux fabuleux. On fit de même pour les belles broderies mêlées de fils d'or et de perles dont on décora les nappes d'autel. Saint Bernard tonnait déjà contre cet usage qui consistait à décorer avec toutes sortes de bêtes effrayantes les objets d'art destinés au service divin. Avec combien peu de succès! c'est ce dont témoignent les parements d'autel du moyen âge qui sont parvenus jusqu'à nous, par exemple ceux de la cathédrale d'Halberstadt et ceux du trésor de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Un style original ne naquit en Europe, pour la fabrication des tapis et des broderies, que bien avant dans le XIIIe siècle; le nom de sarrasinois donné aux fabricants de tapis au temps de Philippe Auguste en est la preuve.
Les Croisades eurent une action très sensible sur les modes et sur les costumes, non seulement parce que les tailleurs eurent désormais à leur disposition de nouvelles étoffes (comme le camelot, étoffe en laine de chameau, fabriquée à Tripoli), mais parce qu'ils imitèrent les commodes et somptueux costumes de l'Orient: caftans, burnous, hoquetons. Il n'est pas jusqu'à l'habit, la joppe des archers et des chasseurs allemands, qu'on pourrait être tenté de prendre pour un vestige du vieux costume bavarois, qui ne provienne de l'arabe djobba à travers l'italien giuppa et le français jupe.—Les modes byzantines et musulmanes trouvèrent surtout accueil, comme il est naturel, auprès des nobles dames. De longs vêtements, légers et souples, avec des manches pendantes, firent fureur, et pour l'arrangement des cheveux on adopta toutes sortes d'artifices usités à Byzance. C'est à cette époque qu'il devint d'usage, pour les dames, de se farder avec du safran. Aux Vénitiens on doit la propagation des miroirs, qui remplacèrent les plaques de métal poli dont on se servait auparavant. Les confortables pantoufles ou babouches ont passé de la Perse, leur pays d'origine, chez les Francs par l'intermédiaire de Sarrasins.
Constructions latines en terre sainte.—Château de
Tancrède à Tibériade.
Les Francs empruntèrent encore aux infidèles nombre de coutumes relatives à la tenue et à l'hygiène du corps. Se raser passait au XIIe siècle pour un trait caractéristique des Occidentaux, tandis que l'Oriental y voyait une honte et en faisait le châtiment des poltrons. On voit, dans les chroniques de terre sainte, des mahométans se raser la barbe pour avoir l'air de chrétiens; c'était de leur part une ruse de guerre. Même dans les miniatures du XIIIe siècle, les musulmans sont reconnaissables à leurs belles barbes, les chrétiens à leurs faces glabres. Cependant le port de la barbe se répandit peu à peu, d'abord parmi les pèlerins, puis parmi les Francs de Syrie, puis en Europe. Les ablutions et les bains de vapeur devinrent aussi plus fréquents, chez les Francs, par suite des exigences du climat asiatique et de la contagion de l'exemple.
Les chevaliers d'Occident eurent beaucoup à apprendre des Sarrasins en ce qui touche l'équipement militaire: les tentes, les hastes en roseau ornées de banderolles, et les fers de lance damasquinés, le léger bouclier à main appelé targe ou rondache (arabe, al-daraka), le hoqueton, déjà nommé, qui était un justaucorps de dessous, rembourré de ouate de coton, les pigeons voyageurs, l'arbalète. Encore en 1097, les Croisés ne connaissaient pas l'arbalète et s'enfuyaient devant les Turcs qui en étaient armés, tandis que, déjà au deuxième concile de Latran (1139), ceux qui employaient cette arme contre des chrétiens étaient menacés d'excommunication. L'arbalète ne fut employée par les chrétiens au XIIe siècle qu'en Palestine, dans les combats contre les infidèles, à qui on l'avait empruntée. Les ingénieurs francs s'instruisirent aussi infiniment à l'école de l'Orient en mécanique, en balistique, en pyrotechnie et dans la science des fortifications.
La civilisation du moyen âge doit en outre aux Croisades une institution célèbre, celle des armoiries héraldiques. Si, avant les Croisades, les chevaliers avaient déjà l'habitude de faire peindre des ornements sur leurs boucliers, on ne se transmettait pas, comme on le fit depuis, ces ornements de génération en génération. Le système des armoiries régulières et héréditaires naquit en Orient. Les couleurs, en blason, portent des noms arabes (azur, bleu; gueule, rouge, de gül, la rose; sinople, vert)[52]. Le lambrequin n'est autre chose que le kouffieh arabe, c'est-à-dire des draperies à franges, mises sous le casque pour préserver la nuque des caresses brûlantes du soleil. Dans la langue du blason, les pièces d'or s'appellent bezants. La croix héraldique est une croix byzantine. Les animaux héraldiques sont des animaux d'Orient.
Enfin, un objet qu'au premier abord on serait prêt à considérer comme chrétien par excellence, le chapelet, n'a été généralement connu et adopté par les chrétiens d'Occident qu'à la suite des Croisades. Il était d'un usage universel chez les ascètes et les dévots de l'Orient dès la fin du IXe siècle; il leur était venu de l'Inde bouddhiste, qui avait eu besoin d'une machine pour défiler régulièrement les interminables prières de sa monotone liturgie. Les musulmans ont encore aujourd'hui des chapelets suspendus à leur ceinture, comme les religieux de l'Église catholique. Est-il rien de plus caractéristique des échanges internationaux qui s'opérèrent à la faveur des expéditions de terre sainte?
D'après H. Prutz, Kulturgeschichte der Kreuzzüge, Berlin,
1883, in-8º.
V—LA CONQUÊTE DE LA PRUSSE PAR LES CHEVALIERS TEUTONIQUES.
Jacques de Vitry rapporte «qu'un honnête et religieux Allemand, inspiré par la Providence, fit bâtir à Jérusalem, où il habitait avec sa femme, un hôpital pour ses compatriotes». C'était vers l'année 1128. Si l'honnête et religieux Allemand avait rêvé l'avenir comme fit Jacob le patriarche, un étonnant spectacle se fût déroulé devant lui. Il aurait vu les infirmiers de son hôpital, non contents du soin des malades, s'armer et devenir l'Ordre militaire des Teutoniques, l'ordre nouveau grandir auprès de ses aînés, les Templiers et les Hospitaliers, et s'avancer à ce point dans la faveur du pape, de l'empereur et des rois, qu'il ajoute les privilèges aux privilèges, les domaines aux domaines, et que le château du grand maître se dresse parmi les plus superbes de la Palestine. Tout à coup un changement de décor lui eût montré les Teutoniques portant leurs manteaux blancs à croix noire des bords du Jourdain à ceux de la Vistule, combattant, au lieu du cavalier sarrasin vêtu de laine blanche, le Prussien couvert de peaux de bêtes; détruisant un peuple pour en créer un autre, bâtissant des villes, donnant des lois, gouvernant mieux qu'aucun prince au monde, jusqu'au jour où, comme énervés par la fortune, ils sont attaqués à la fois par leurs sujets et par leurs ennemis.
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* *
Les Prussiens, que les Chevaliers Teutoniques ont détruits, étaient un peuple de race lithuanienne, mélangé d'éléments finnois; ils habitaient au bord de la Baltique, entre la Vistule et le Pregel.
Au début du XIIIe siècle, une tentative fut faite pour convertir les Prussiens; ils étaient restés jusque-là étrangers à la civilisation chrétienne. Le moine Christian, sorti du monastère poméranien d'Oliva, avant-poste chrétien jeté à quelques kilomètres de la terre païenne, franchit la Vistule et bâtit sur la rive droite quelques églises. Ce fut assez pour que le pape prît sous la protection des apôtres Pierre et Paul le pays tout entier et instituât Christian évêque de Prusse. Le nouveau diocèse était à conquérir; pour donner des soldats à l'évêque, le pape fit prêcher la croisade contre les Sarrasins du Nord. La «folie de la croix» était alors apaisée, et les chevaliers avaient à plusieurs reprises marqué leurs préférences pour les croisades courtes. Les papes s'accommodaient, non sans regret, aux nécessités du temps, et les indulgences étaient aussi abondantes pour le Bourguignon croisé contre les Albigeois, ou pour le chevalier saxon croisé contre les Prussiens, qu'elles l'avaient été jadis pour Godefroi de Bouillon ou pour Frédéric Barberousse. «Le chemin n'est ni long ni difficile, disaient les prêcheurs de la croisade albigeoise, et copieuse est la récompense.» Ainsi parlaient les prêcheurs de la croisade prussienne.
Plusieurs armées marchèrent contre les Sarrasins du nord; mais elles ne firent que passer, pillant, brûlant, puis livrant aux représailles des Prussiens exaspérés les églises chrétiennes. En 1224, les Barbares massacrent les chrétiens, détruisent les églises, passent la Vistule pour aller incendier le monastère d'Oliva, et la Drevenz pour aller ravager la Pologne. Ce pays était alors partagé entre les deux fils du roi Casimir; l'un d'eux, Conrad, avait la Mazovie, et, voisin de la Prusse, il portait tout le poids d'une guerre qui n'avait jamais été si terrible. Ne se fiant plus à des secours irréguliers et dangereux, il se souvint que l'évêque de Livonie, en fondant un ordre chevaleresque, avait mis la croisade en permanence sur le sol païen, et il députa vers le grand maître des Teutoniques pour lui demander son aide.
Le grand maître à qui s'adressa Conrad était Hermann de Salza, le plus habile politique du XIIIe siècle, où il a été mêlé à toutes les grandes affaires. Dans ce temps de lutte sans merci entre l'empire et la papauté, où les deux chefs de la chrétienté se haïssaient mutuellement, le pape excommuniant l'empereur, l'empereur déposant le pape, l'un et l'autre se couvrant d'injures et se comparant qui à l'Antéchrist, qui aux plus vilaines bêtes de l'Apocalypse, Hermann demeura l'ami et même l'homme de confiance de Frédéric et de Grégoire IX. Il n'est pas prudent d'associer un pareil homme à une entreprise politique en lui offrant une part dans les bénéfices: s'il ne cherchait point à grossir cette part, à quoi servirait cette habileté? Conrad de Mazovie et Christian d'Oliva espéraient sans doute que les Teutoniques feraient leur besogne moyennant quelque cession de territoire sur laquelle on reviendrait dans la suite, mais ils s'aperçurent qu'ils s'étaient trompés. Conrad offre à l'Ordre le pays de Culm, entre l'Ossa et la Drevenz, toujours disputé entre les Polonais et les Prussiens et qui alors était à conquérir. Hermann accepte, mais il demande à l'empereur de confirmer cette donation et d'y ajouter celle de la Prusse entière. L'empereur, en sa qualité de maître du monde, cède au grand maître et à ses successeurs l'antique droit de l'empire sur les montagnes, la plaine, les fleuves, les bois et la mer in partibus Prussiæ. Hermann demande la confirmation pontificale, et le pape, à son tour, lui donne cette terre qui appartenait à Dieu; il fait de nouveau prêcher la croisade contre les infidèles, prescrivant aux chevaliers de combattre de la main droite et de la main gauche, munis de l'armure de Dieu, pour arracher la terre des mains des Prussiens, et ordonnant aux princes de secourir les Teutoniques. Après les premières victoires, il déclarera de nouveau la Prusse propriété de saint Pierre; il la cédera de nouveau aux Teutoniques, de façon qu'ils la possèdent «librement et en toute propriété», et menacera quiconque les voudrait troubler dans cette possession «de la colère du Tout-Puissant et des bienheureux Pierre et Paul, ses apôtres».
Quand tout fut en règle, en 1230, la guerre commença. La première fois que les Prussiens aperçurent dans les rangs des Polonais ces cavaliers vêtus du long manteau blanc sur lequel se détachait la croix noire, ils demandèrent à un de leurs prisonniers qui étaient ces hommes et d'où ils venaient. Le prisonnier, rapporte Pierre de Dusbourg, répondit: «Ce sont de pieux et preux chevaliers envoyés d'Allemagne par le seigneur pape pour combattre contre vous, jusqu'à ce que votre dure tête plie devant la sainte Eglise.» Les Prussiens rirent beaucoup de la prétention du seigneur pape. Les chevaliers n'étaient pas si gais. Le grand maître avait dit à Hermann Balke, en l'envoyant combattre les païens avec le titre de «maître de Prusse»: «Sois fort et robuste; car c'est toi qui introduiras les fils d'Israël, c'est-à-dire tes frères, dans la terre promise. Dieu t'accompagnera!» Mais cette terre promise parut triste aux chevaliers, quand ils l'aperçurent pour la première fois d'un château situé sur la rive gauche de la Vistule, non loin de Thorn, et qu'on appelait d'un joli nom, Vogelsang, c'est-à-dire le chant des oiseaux. «Peu nombreux en face d'une multitude infinie d'ennemis, ils chantaient le cantique de la tristesse, car ils avaient abandonné la douce terre de la patrie, terre fertile et pacifique, et ils allaient entrer dans une terre d'horreur, dans une vaste solitude emplie seulement par la terrible guerre.»
Le château des Chevaliers Teutoniques, à Marienbourg en
Prusse.
Au temps de la plus grande puissance de l'Ordre, c'est-à-dire vers l'année 1400, il y avait en Prusse un millier de chevaliers. Le nombre en était incomparablement moins considérable au XIIIe siècle, surtout au début de la conquête, quand l'Ordre, faible encore, avait ses membres disséminés en Allemagne, en Italie et en terre sainte. La Chronique de l'Ordre ne raconte que de petits combats, où les Teutoniques, peu nombreux, délaissés par leurs frères des commanderies d'Allemagne et peu sûrs des colons, s'enferment dans des forteresses dont les faibles garnisons maintiennent difficilement leurs communications par la Vistule. Dix ans après que la guerre a commencé, plusieurs villes étant déjà fondées, les chevaliers de Culm envoient trois fois à Reden pour demander à un chevalier de les venir assister. Ils députent ensuite vers le grand maître en Allemagne, puis en Bohême et en Autriche, mandant que tout est perdu si on ne les secourt: dix chevaliers arrivent avec trente chevaux, et c'est assez pour qu'il y ait une grande joie à Culm. Quant aux troupes de croisés que les bulles pontificales expédiaient fréquemment en Prusse, elles n'ont jamais été nombreuses, et l'imagination des vieux chroniqueurs s'est laissée aller à des exagérations grotesques. Lorsque Dusbourg raconte que le roi de Bohême Ottokar a pénétré jusqu'au fond du Samland avec une armée de 60 000 hommes, qui n'auraient certainement pu se mouvoir ni se nourrir dans ce pays, il est probable qu'il ajoute deux zéros. Ainsi, c'est un petit nombre de chevaliers, assistés par de petites troupes de croisés et par les contingents militaires des colons, qui ont entrepris la conquête de la Prusse, dont la population n'a guère dû dépasser 200 000 âmes. La supériorité de l'armement, qui faisait de chaque Teutonique comme une forteresse ambulante, la meilleure tactique, l'art de la fortification, les divisions des Prussiens, leur incurie et cette incapacité des tribus barbares à prévoir l'avenir et à y pourvoir, expliquent le succès définitif, comme le petit nombre des forces engagées fait comprendre la longueur de la lutte.
La conquête était comme un flot, qui avançait et reculait sans cesse. Une armée de croisés arrivait-elle: l'Ordre déployait sa bannière. On se mettait en route prudemment, précédé par des éclaireurs spécialement dressés à cette besogne. Presque toujours on surprenait l'ennemi. On occupait certains points bien choisis, sur des collines d'où l'on découvrait au loin la campagne. On creusait des fossés, on plantait des palissades et l'on bâtissait la forteresse. Au pied s'élevait un village, fortifié aussi et dont chaque maison était mise en état de défense: là on établissait des colons, venus avec les croisés; c'étaient des ouvriers ou des laboureurs qui avaient quitté leur pays natal pour aller chercher fortune en terre nouvelle, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, tous portant la croix comme les chevaliers. Il fallait faire vite, car chaque croisade durait un an à peine. Les croisés partis, la forteresse était exposée aux représailles de l'ennemi; souvent elle était enlevée, brûlée, et le village détruit; puis les Prussiens envahissaient le territoire auparavant conquis, et les chevaliers, enfermés dans les châteaux, attendaient avec anxiété le messager qui annonçait l'arrivée d'un secours. Il fallait s'accoutumer à ce flux et à ce reflux perpétuels. Sur les hauteurs et dans les îles des lacs, on avait préparé des maisons de refuge, où les colons, l'alarme donnée, cherchaient un asile, et ces retraites précipitées étaient si habituelles que des cabaretiers demandaient et obtenaient pour eux et leurs descendants le privilège de vendre à boire dans les lieux de refuge.
Les chevaliers firent leur premier et plus solide établissement dans l'angle formé par la Vistule, entre les embouchures de la Drevenz et de l'Ossa, où Thorn et Culm furent bâtis dès l'année 1232. Aujourd'hui encore, les souvenirs et les monuments de la conquête se pressent dans le Culmerland. Le Culmerland soumis, la conquête suivit la Vistule, dont tout le cours fut bientôt commandé par les forteresses de Thorn, Culm, Marienwerder et Elbing. Dès lors les Teutoniques furent en communication par la Baltique avec la mère patrie allemande; mais, sur le continent, ils étaient séparés de l'Allemagne par le duché slave de Poméranie, voisin peu sûr, qui voyait avec inquiétude, et il avait raison, des conquérants allemands s'établir en pays slave. La guerre que le duc poméranien Swantepolk fit à l'Ordre en 1241 fut le signal d'une première révolte des Prussiens, qui dura onze années et qui fut terrible. Les chevaliers l'emportèrent, et le bruit de ces luttes et de ces victoires attira de nouveaux croisés, parmi lesquels parut, en 1254, le roi de Bohême, Ottokar. Pour la première fois, des chrétiens pénètrent alors dans le bois sacré de Romowe; Kœnigsberg est bâti, et son écusson, où figure un chevalier dont le casque est couronné, a gardé, comme son nom, le souvenir du roi de Bohême. Ottokar conta qu'il avait baptisé tout un peuple et porté jusqu'à la Baltique les limites de son empire; mais c'était une vanterie, comme les aimaient les Slaves du moyen âge, qui faisaient moins de besogne que de bruit. Les chevaliers, au contraire, usant pour le mieux des ressources qui leur arrivaient, reprenaient et poursuivaient sérieusement la conquête. La première révolte à peine apaisée, ils envoyèrent des colons fonder Memel, au delà du Haff courlandais. Dès l'année 1237, l'ordre des Porte-Glaive, conquérant de la Livonie, s'était fondu dans celui des Teutoniques, qui aspiraient à dominer toute la Baltique orientale et tenaient déjà cent milles de la côte.
Cette lutte fut l'âge héroïque de l'Ordre. Pendant ces années terribles, les chevaliers sont soutenus par la foi. Dans les châteaux assiégés, où ils tiennent contre toute espérance, mangeant chevaux et harnais, ils adressent d'ardentes prières à la mère de Dieu. Avant de se jeter sur l'ennemi, ils couvrent leurs épaules des cicatrices que fait la discipline. C'était une dure race. Un chevalier usa sur sa peau ensanglantée plusieurs cottes de mailles, et beaucoup dormaient ceints de grosses ceintures de fer....
Colons et chevaliers ont à la fin du XIIIe siècle terre gagnée. Leurs châteaux et leurs villes sont assis solidement sur le sol de la Prusse, et ce qui reste des vaincus ne remuera plus. Les conquérants avaient usé d'abord de ménagements, laissant aux paysans leur liberté et aux nobles leur rang, après qu'ils avaient reçu le baptême. Ils faisaient instruire les enfants dans les monastères; mais ces Prussiens ainsi élevés avaient été les plus dangereux ennemis. Pendant et après les révoltes, il n'y eut plus de droit pour les vaincus: les Allemands en tuèrent un nombre énorme; ils transportèrent les survivants d'une province dans une autre, et les classèrent, non d'après leur rang héréditaire, mais d'après leur conduite envers l'Ordre, brisant à la fois l'attache au sol natal et l'antique constitution du peuple. L'Ordre garda quelques égards pour les anciens nobles qui avaient mérité par leur conduite de demeurer libres et honorés; il employa aussi des Prussiens à divers services publics, mais le nombre de ces privilégiés était restreint, et la masse des vaincus tomba dans une condition voisine de la servitude.—Un peuple fut supprimé pour faire place à une colonie allemande.
E. Lavisse, Études sur l'histoire de Prusse,
Paris, Hachette, 1885, in-16. Passim.
CHAPITRE X
LES VILLES
PROGRAMME.—Progrès des populations urbaines et rurales en Occident.—Les communes. L'industrie, le commerce, les métiers, les foires.
BIBLIOGRAPHIE.
M. A. Giry et ses élèves ont renouvelé de nos jours l'histoire des communes françaises au moyen âge; leurs ouvrages seront préférés à ceux, qui furent classiques, de Guizot et d'Aug. Thierry; mais ils n'ont publié que des monographies, dont les principales sont: A. Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, Paris, 1877, in-8º;—le même, Les Établissements de Rouen, Paris, 1883-1885, 2 vol. in-8º;—M. Prou, Les coutumes de Lorris, Paris, 1884, in-8º;—A. Lefranc, Histoire de la ville de Noyon, Paris, 1887, in-8º;—L.-H. Labande. Histoire de Beauvais, Paris, 1892, in-8º.—Le sujet a été traité d'ensemble par MM. A. Luchaire (Les communes françaises à l'époque des Capétiens directs, Paris, 1890, in-8º) et J. Flach (Les origines de l'ancienne France, t. II, Paris, 1893, in-8º).—Excellent résumé, par A. Giry et A. Réville, dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, II (1893), p. 411-476.
Sur l'histoire des populations urbaines en Allemagne, il y a beaucoup de livres considérables, pour la plupart systématiques: G. L. v. Maurer, Geschichte der Städteverfassung in Deutschland, Erlangen, 1869-1873, 4 vol. in-8º;—C. Hegel, Städte und Gilden der germanischen Völker im Mittelalter, Leipzig, 1891, 2 vol. in-8º;—G. v. Below, Der Ursprung der deutschen Städteverfassung, Düsseldorf, 1892, in-8º;—J. E. Kuntze, Die deutschen Städtegründungen oder Römerstädte und deutsche Städte im Mittelalter, Leipzig, 1891, in-8º.—Cf. H. Pirenne, L'origine des constitutions urbaines au moyen âge, dans la Revue historique, LIII (1893) et LVII (1895).
En Italie: Fr. Lanzani, Storia dei comuni italiani dalle origini al 1313, Milano, 1882, in-8º;—N. F. Faraglia, Il comune nell'Italia meridionale, Napoli, 1883, in-8º.
En Angleterre: Ch. Gross, The Gild Merchant, Oxford, 1890, 2 vol. in-8º.
L'histoire du commerce et de l'industrie en France n'a pas encore été traitée convenablement d'ensemble. Aux ouvrages généraux de MM. Pigeonneau (Histoire du commerce de la France, t. Ier, Paris, 1885, in-8º) et Levasseur (Histoire des classes ouvrières en France, 1859, 2 vol. in-8º), il faut préférer des monographies telles que celles de MM. F. Bourquelot (Les foires de Champagne, Paris, 1865, in-4º), G. Fagniez (Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle, Paris, 1877, in-8º), L. Delisle (Mémoire sur les opérations financières des Templiers, Paris, 1889, in-4º). Le livre de C. Piton (Les Lombards en France et à Paris, Paris, 1891-1892, 2 vol. in-8º) est malheureusement insuffisant.—Pour l'Allemagne: A. Doren, Untersuchungen zur Geschichte der Kaufmannsgilden im Mittelalter, Leipzig, 1893, in-8º.—Pour l'Angleterre: W. Cunningham, The growth of English industry and commerce during the early and middle ages, Cambridge, 1890, in-8º;—W. Ashley, An introduction to English economic history and theory, t. Ier, London, 1888, in-8º.—Pour l'Orient: W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au moyen âge, Leipzig, 1885-1886, 2 vol. in-8º, tr. de l'all.
L'histoire des populations rurales, en France, a été l'objet de quelques travaux d'ensemble (Bonnemère, Dareste, Doniol), qui n'ont plus de valeur. Une monographie locale est célèbre: L. Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et sur l'état de l'agriculture en Normandie pendant le moyen âge, Paris, 1851, in-8º.—Sur la vie rurale en Allemagne: K. Th. v. Inama-Sternegg, Deutsche Wirtschaftsgeschichte, t. II (du Xe au XIIe siècle), Leipzig, 1891, in-8º; et K. Lamprecht, Deutsches Wirtschaftsleben im Mittelalter, Leipzig, 1886, 4 vol. in-8º.—En Angleterre: F. Seebohm, English village community, London, 1883, in-8º;—J. E. Thorold Rogers, The history of agriculture and prices in England, t. Ier, Oxford, 1866, in-8º;—le même, Six centuries of work and wages, Oxford, 1884, in-8º;—P. Vinogradoff, Villainage in England, Oxford, 1892, in-8º.
I—LES COMMUNES FRANÇAISES A L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS.
Si la science contemporaine a fait faire des progrès à l'histoire du mouvement communal, c'est précisément parce qu'elle cherche moins à l'expliquer qu'à le connaître.—La question des origines de cette révolution, jadis si controversée, on a compris de nos jours qu'elle était insoluble, en l'absence de documents relatifs à la constitution municipale des cités et des bourgs pendant quatre cents ans, du VIIIe siècle au XIe.
L'association[53] est un fait qui n'est ni germanique ni romain; il est universel et se produit spontanément chez tous les peuples, dans toutes les classes sociales, quand les circonstances exigent ou favorisent son apparition. Les hypothèses des germanistes et des romanistes sont donc gratuites. La révolution communale est un événement national. La commune est née, comme les autres formes de l'émancipation populaire, du besoin qu'avaient les habitants des villes de substituer l'exploitation limitée et réglée à l'exploitation arbitraire dont ils étaient victimes. Il faut toujours en revenir à la définition donnée par Guibert de Nogent: «Commune! nom nouveau, nom détestable! Par elle les censitaires (capite censi) sont affranchis de tout servage moyennant une simple redevance annuelle; par elle ils ne sont condamnés, pour l'infraction aux lois, qu'à une amende légalement déterminée; par elle, ils cessent d'être soumis aux autres charges pécuniaires dont les serfs sont accablés.» Sur certains points, cette limitation de l'exploitation seigneuriale s'est faite à l'amiable, par une transaction pacifique survenue entre le seigneur et ses bourgeois. Ailleurs il a fallu, pour qu'elle eût lieu, une insurrection plus ou moins prolongée. Quand ce mouvement populaire a eu pour résultat, non seulement d'assurer au peuple les libertés de première nécessité qu'il réclamait, mais encore de diminuer à son profit la situation politique du maître, en enlevant à celui-ci une partie de ses prérogatives seigneuriales, il n'en est pas seulement sorti une ville affranchie, mais une commune, seigneurie bourgeoise, investie d'un certain pouvoir judiciaire et politique.
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Que la commune ait été à l'origine le produit d'une insurrection ou de la libre concession d'un seigneur, du jour où elle possédait une certaine part de juridiction et de souveraineté, elle entrait dans la société féodale. Si l'on considère la provenance et la condition de chacun de ses membres pris individuellement, la commune reste un organe des classes inférieures; envisagée dans son ensemble, en tant que collectivité exerçant par ses magistrats, dans l'enceinte de la ville et de sa banlieue, des pouvoirs plus ou moins étendus, elle prend place parmi les États féodaux. Elle est une seigneurie.
La commune, c'est la seigneurie collective populaire, incarnée dans la personne de son maire et de ses jurés. Cette sorte de seigneurie n'est pas la seule de son genre qui existe au moyen âge. Le corps du clergé possède aussi des seigneuries collectives, qui sont les abbayes et les chapitres. De même que l'esprit, les principes et les usages propres à la féodalité ont profondément pénétré la société ecclésiastique, au point que les relations de ses membres prirent souvent la forme des rapports établis entre les seigneurs laïques, de même la commune, organisme populaire, a subi, elle aussi, l'influence de l'air ambiant. Elle apparaît comme imprégnée de féodalité: bien mieux, on peut et l'on doit dire que, toute bourgeoise et roturière qu'elle est par ses racines, elle constitue un fief et un fief noble. Par rapport aux différentes seigneuries qui s'étagent au-dessus d'elle, la commune est une vassale: elle s'acquitte effectivement de toutes les obligations de la féodalité.
La commune, comme un vassal, prête serment à son seigneur, serment de foi et hommage, par l'organe de ses magistrats. Son seigneur a des devoirs envers elle, comme il en a envers ses autres vassaux. Elle a son rang marqué parmi les souverainetés locales qui composent le vasselage d'un grand baron.
La commune est une seigneurie, un démembrement du fief supérieur. Car, maîtresse de son sol, elle jouit des prérogatives attachées à la souveraineté féodale. Le maire et les magistrats municipaux ont le pouvoir législatif; ils rendent des ordonnances applicables au territoire compris dans les limites de la banlieue. Ils possèdent le pouvoir judiciaire; leur juridiction civile et criminelle ne s'arrête que devant les justices particulières enclavées dans l'enceinte urbaine. La municipalité, comme tout seigneur, fixe et prélève les impôts nécessaires à l'entretien des fortifications et des édifices communaux, au fonctionnement de ses divers services. Elle perçoit sur les bourgeois des tailles et des octrois. Le seul droit que la commune ne partage pas d'ordinaire avec le seigneur, c'est celui de battre monnaie. Il y a du reste commune et commune, comme il y a fief et fief. Les fiefs auxquels n'était attachée qu'une justice restreinte ne jouissaient que d'une parcelle de souveraineté. De même, les communes avaient des libertés plus ou moins larges. A Rouen, par exemple, la commune ne possède pas la haute justice; la plupart des droits financiers et le contrôle de l'administration municipale appartenaient au duc de Normandie. C'est que le partage de la souveraineté qui avait eu lieu forcément entre la commune et le seigneur, au moment de la création de la commune, s'était accompli, suivant les régions, dans les conditions les plus variées. Ici les parts se trouvaient presque égales; le seigneur ne s'était guère réservé que les privilèges de la suzeraineté; là, au contraire, il avait su garder pour lui presque tous ses droits de seigneur direct et de propriétaire.
Mais, dépendante ou non, la commune était toujours en possession de certains droits, de certains signes matériels qui lui donnaient son caractère distinctif de seigneurie, et de seigneurie militairement organisée.
D'abord, comme tout feudataire jouissant des droits seigneuriaux, elle avait un sceau particulier, symbole du pouvoir législatif, administratif et judiciaire dont elle était investie. Le premier acte d'une ville, qui se donnait ou recevait l'organisation communale, était de se fabriquer un sceau, de même que le premier acte de l'autorité seigneuriale qui abolissait la commune était de le lui enlever. Le sceau communal était placé sous la garde du maire, qui avait seul qualité pour s'en servir. A Amiens, la matrice du sceau était renfermée dans une bourse que le maire portait constamment à sa ceinture. A Saint-Omer, on le conservait soigneusement dans un coffre ou huche, dont les quatre clefs avaient été remises au maire et à quelques autres magistrats.
Sceau de la ville de Compiègne.
Une étude attentive des sceaux de ville révèle d'intéressantes particularités. Les sceaux sont des documents authentiques, émanés des communes elles-mêmes: ils permettent à l'historien de déterminer, par certains côtés, le caractère et la vraie nature de ces petites seigneuries. On y voit d'abord, très nettement accusé, le côté militaire de l'institution. La féodalité se composant, avant tout, d'une aristocratie de chevaliers dont la guerre constitue l'occupation principale, la commune est aussi féodale à ce point de vue qu'à tous les autres. Les sceaux des seigneurs laïques représentent d'ordinaire un chevalier armé de toutes pièces, placé sur un cheval au galop; de même les sceaux de nos républiques guerrières offrent le plus souvent une image belliqueuse: un château fort, un homme d'armes, une foule armée. Ce caractère n'est pas particulier aux communes de la France du Nord; on le retrouve aussi bien dans la sigillographie des villes à consulats de la France méridionale.
Les sceaux des communes de Soissons, de Senlis, de Compiègne représentent le maire de la ville sous la forme d'un guerrier debout, tenant épée et bouclier, revêtu de la cotte de mailles et du casque à nasal. A Noyon, cet homme d'armes est figuré sortant à mi-corps d'une tour crénelée. Ailleurs, la puissance bourgeoise n'est pas personnifiée par un fantassin, mais (ce qui est bien plus féodal) par un cavalier galopant et armé de toutes pièces. Ainsi se présentent à nous les sceaux de Poitiers, de Saint-Riquier, de Saint-Josse-sur-Mer, de Poix, de Péronne, de Nesle, de Montreuil-sur-Mer, de Doullens, de Chauni. Le cavalier tient à la main une masse d'armes, une épée nue ou un bâton. Le bâton est plus particulièrement l'emblème du pouvoir exercé par le magistrat municipal. Le sceau de Chauni et celui de Vailli (près Soissons) offrent ce trait spécial que le cavalier est suivi d'une multitude armée de haches, de faux et de piques. Quelquefois, au lieu du maire en armes, c'est la forteresse, qui est représentée: sur le sceau de Beaumont-sur-Oise, par exemple, apparaît un château fort à deux tourelles et à donjon carré.
Sceau de la ville de Noyon (1259).
Cette préférence pour les attributs militaires n'était pas simplement affaire de goût et d'humeur, mais résultat d'une nécessité. Seigneurie possédant terre et juridiction, la commune du moyen âge était entourée d'ennemis. Elle se protégeait contre eux par sa milice et aussi par son enceinte de hautes murailles. On peut la considérer comme une place forte, analogue au château féodal, dont le donjon s'appelle le beffroi.
Sceau de la commune de Fismes.
Le beffroi communal présentait primitivement la forme d'une grosse tour carrée. Il s'élevait isolé sur l'une des places de la ville et servait de centre de ralliement aux bourgeois associés. Au haut de cette tour se trouvait un comble de charpente recouvert d'un toit de plomb ou d'ardoise: là étaient suspendues les cloches de la commune. Les guetteurs ou sonneurs se tenaient dans une galerie régnant au-dessous du toit et dont les quatre fenêtres regardaient de tous côtés l'horizon. Ils étaient chargés de sonner pour donner l'éveil quand un danger menaçait la commune: approche de l'ennemi, incendie, émeute; ils sonnaient encore pour appeler les accusés au tribunal, les bourgeois aux assemblées; pour indiquer aux ouvriers les heures de travail et de repos, le lever du soleil et le couvre-feu. Mais le beffroi n'était pas seulement un clocher. Pendant longtemps les grandes communes du Nord n'eurent pas d'autre lieu de réunion à offrir à leurs magistrats. Au bas de la tour se trouvaient la salle réservée au corps municipal, un dépôt d'archives, un magasin d'armes.
Quelquefois le beffroi, au lieu d'être une tour, se présentait comme une porte fortifiée que surmontaient une ou deux tourelles. Cette particularité nous reporte à cette époque primitive de l'histoire des communes où elles n'avaient pas encore construit un édifice spécial destiné à contenir leurs cloches. On avait commencé simplement par les suspendre au-dessus d'une des portes qui interrompaient l'enceinte.
Sceau de la commune de Nesle (1230).
Remarquons enfin que le XIIe siècle, qui vit se former la plupart des républiques bourgeoises, vit aussi, à son déclin, s'élever les grandes cathédrales du nord de la France. Les plus beaux de ces édifices furent construits précisément dans les villes où régnaient l'esprit communal le plus intense et des haines souvent fort vives contre le clergé local. Il est certain que les bourgeois les considéraient comme une sorte de terrain neutre, où l'on pouvait se donner rendez-vous pour échanger ses idées et conclure des affaires qui n'avaient rien de commun avec le service religieux. Ce fut là peut-être une des causes qui empêchèrent nos grandes communes de se bâtir, au XIIIe siècle, ces magnifiques hôtels de ville qu'on admire dans le nord de l'Allemagne, en Belgique, en Italie.
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La transformation des bourgeois assujettis en bourgeois indépendants était un fait anormal, exceptionnel, une dérogation au droit commun; il fallait avant tout que cette dérogation se justifiât par un titre. Ce titre, véritable acte de naissance légalisé par le sceau de l'autorité féodale, ce pacte fondamental et constitutif, c'est la charte de commune.
On ne possède actuellement qu'un très petit nombre de chartes de commune en original[54]. Les archives municipales de la France du moyen âge nous sont arrivées en fort mauvais état, à cause des pillages et des incendies. Du reste, les confirmations successives que les communes se sont fait donner de leurs libertés ont contribué sans doute à la disparition des plus anciens titres. Ces confirmations reproduisaient presque toujours le texte du privilège primitif, augmenté de dispositions nouvelles. Les gens des communes, voulant surtout conserver les concessions postérieures, plus développées et plus explicites, ont laissé périr les textes primitifs. Aussi avons-nous perdu non seulement les originaux, mais le texte même du plus ancien privilège accordé à la plupart des communes de la France du Nord. On n'a pu retrouver jusqu'ici la charte primitive d'Amiens, de Noyon, de Beauvais, de Laon (la première, celle de 1112), de Reims, de Sens, de Soissons, de Saint-Quentin, d'Aire, de Dijon, de Valenciennes, d'Arras, de Rouen, etc., pour ne parler que des communes établies dans les centres importants.
La charte communale était cependant gardée avec soin par ceux qui en bénéficiaient. Car elle était le signe visible des libertés obtenues. Dans les constitutions primitives de plusieurs communes, à Beauvais, à Abbeville, à Soissons, à Fismes, il est formellement stipulé que la charte ne pourra être transportée hors de l'enceinte communale, et qu'il ne sera permis de la consulter que dans la ville même. Les privilèges communaux étaient, d'ordinaire, enfermés dans un grand coffre ou arche, dont les autorités municipales seules avaient la clef.
Ce que l'on peut dire de plus général, c'est que la charte de commune, résultat d'une convention passée entre le seigneur et ses bourgeois, est un ensemble complexe de dispositions qui sanctionnent l'institution du lien communal et la création d'un gouvernement libre, fixent certains points de la coutume civile et criminelle, mais ont pour objet principal de déterminer la situation de la commune à l'égard du seigneur en ce qui touche la juridiction et l'impôt. On ne peut dire qu'elle soit exclusivement un code civil, un code criminel, une constitution politique, un privilège d'exemption: elle est un peu tout cela à la fois. Il faut y voir surtout le signe matériel, la garantie du partage de la souveraineté, accompli judiciairement et financièrement, entre le seigneur et ses anciens sujets devenus ses vassaux.—Si l'on considère sa forme, la charte communale n'est qu'une énumération désordonnée, où le rédacteur aborde les matières les plus diverses sans jamais les traiter d'une manière complète; où abondent les obscurités, les lacunes, parfois même les contradictions. A aucun point de vue la charte communale n'est une constitution raisonnée et faite de toutes pièces, mais un contrat disparate, où les parties règlent le plus souvent les points litigieux, éclaircissent les matières douteuses, consacrent d'anciennes institutions, signalent enfin, avec les innovations exigées par les circonstances, les modifications apportées à la coutume par le temps et le progrès.
Certaines chartes de commune ont eu plus de succès que d'autres; elles ont été copiées, imitées, exportées même loin de leur pays d'origine. Ainsi la charte de Soissons est devenue en 1183 celle de Dijon, et, par suite, a servi de type constitutionnel pour tout le duché de Bourgogne. La charte de Rouen, statut communal de presque toutes les villes de Normandie, s'est propagée en Poitou, en Saintonge et jusqu'à l'Adour. Poitiers, Niort, Cognac, Angoulême, Saint-Jean-d'Angély, la Rochelle, Saintes, les îles d'Oleron, de Ré, et Bayonne ont reçu les «établissements» de Rouen.
Les causes les plus générales qui ont agi pour la propagation d'une charte sont d'ordre géographique ou d'ordre politique.—Le centre de population le plus important d'une région impose souvent sa loi aux bourgs environnants. D'autre part, il est arrivé que les villes soumises à une même domination politique ont accepté la même organisation constitutionnelle. Ainsi les établissements de Rouen ont essaimé jusqu'à Bayonne, parce que Bayonne était compris, à la fin du XIIe siècle, comme Rouen, dans les domaines de la dynastie anglo-angevine. D'autre part, dans la charte de Rouen, c'est en somme l'intérêt du pouvoir seigneurial qui prévaut. On a établi que le pacte de Rouen représente le minimum des droits politiques que pouvait posséder une ville ayant le titre de commune. C'est pourquoi, par politique, les rois d'Angleterre, ducs de Normandie, se sont empressés de propager ce type constitutionnel dans leurs domaines.
D'ailleurs, le lien établi entre la métropole et la ville affiliée, par le fait de la communauté de la charte, était souvent simplement nominal. Cependant, la métropole jouait d'ordinaire à l'égard de la ville affiliée le rôle de chef de sens. Quand les habitants de la commune sont embarrassés sur la signification ou la portée d'un article de leur charte, ils s'adressent au lieu d'origine de la loi, pour obtenir les éclaircissements nécessaires. Amiens était chef de sens par rapport à Abbeville; Abbeville l'était à son tour pour les petites communes du Ponthieu. Mais le recours au conseil d'autrui n'avait pas lieu uniquement entre les villes régies par la même charte. De ce qu'une commune reconnaissait une autre ville libre pour chef de sens, on ne pourrait inférer qu'elles avaient une constitution identique. La charte d'Abbeville porte que les habitants devront avoir recours, en cas de difficultés, non seulement à Amiens, leur métropole, mais encore à Corbie et à Saint-Quentin. De même, Brai-sur-Somme était tenue de recourir au conseil des magistrats de la commune de Saint-Quentin, avec laquelle elle n'avait aucun rapport constitutionnel.
Il est naturel de penser que des communes unies par la similitude de l'organisation constitutionnelle comme par l'aide réciproque qu'elles se prêtaient fréquemment, devaient être amenées à conclure de véritables traités d'alliance offensive et défensive. La confédération politique leur aurait permis d'opposer à leurs ennemis une plus grande force de résistance. Cependant les tentatives de cette nature eurent lieu rarement, au moins dans la société communale de la France du Nord, et n'ont jamais été poussées bien loin. Moins heureuses que leurs sœurs d'Allemagne ou d'Italie, les communes françaises n'ont pas su constituer entre elles ces ligues redoutables contre lesquelles vinrent souvent se briser, chez nos voisins, les attaques des empereurs comme celles de la féodalité locale. Elles sont restées isolées et sans force, sans doute parce qu'en France le développement précoce et rapide d'un pouvoir monarchique n'a pas permis la formation des fédérations de cités. Beaumanoir, dans sa Coutume de Beauvaisis, recommande instamment aux seigneurs de s'opposer, par tous les moyens, aux ligues que les villes pourraient être tentées de former entre elles. Son conseil n'a été que trop bien suivi. Cet isolement des communes ne contribua pas médiocrement à précipiter leur décadence et à les faire tomber, dès le temps de saint Louis et de Philippe le Bel, sous la domination de la royauté.
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La féodalité laïque s'est montrée dans l'ensemble moins défavorable à l'établissement et au développement du régime communal que la féodalité ecclésiastique. Il y eut même des barons démagogues qui embrassèrent la cause des communiers, non par amour du peuple ou des bourgeoisies, mais pour opposer les vilains aux clercs, pour nuire aux églises, leurs rivales.—L'Église, au contraire, a fait une guerre implacable aux confédérations urbaines. Pour elle, la commune ne fut jamais qu'une conspiration illégale et factieuse, tendant à détruire les bases mêmes de l'ordre social. L'archevêque de Laon, Raoul le Vert, prêcha à Laon, en 1112, contre les «exécrables communes» par lesquelles les serfs essayent, contre tout droit et toute justice, de rejeter violemment la domination de leur seigneur: «Serfs, a dit l'apôtre, soyez soumis en tout temps à vos maîtres. Et que les serfs ne viennent pas prendre comme prétexte la dureté ou la cupidité de leurs maîtres. Restez soumis, a dit l'apôtre, non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais même à ceux qui ne le sont pas. Les canons de l'Église déclarent anathèmes ceux qui poussent les serfs à ne point obéir, à user de subterfuges, à plus forte raison ceux qui leur enseignent la résistance ouverte. C'est pour cela qu'il est interdit d'admettre dans les rangs du clergé, à la prêtrise, et même à la vie monastique, celui qui est engagé dans les liens de la servitude: car les seigneurs ont toujours le droit de ressaisir leurs serfs, même s'ils sont devenus clercs.» Guibert de Nogent ajoute «que ce sermon contre les communes n'a pas été prononcé dans cette seule circonstance; que l'archevêque de Reims a prêché maintes fois sur ce thème dans les assemblées royales et dans beaucoup d'autres réunions».—Cent ans après, le cardinal Jacques de Vitry parlait encore dans le même style; la théorie ecclésiastique sur les communes n'avait pas changé: «Ne sont-ce pas des cités de confusion, ces communautés ou plutôt ces conspirations, qui sont comme des fagots d'épines entrelacées, ces bourgeois vaniteux qui, se fiant sur leur multitude, oppriment leurs voisins et les assujettissent par la violence? Si l'on force les voleurs et les usuriers à rendre gorge, comment ne devrait-on pas obliger à la restitution des droits volés ces communes brutales et empestées qui ne se bornent pas à accabler les nobles de leur voisinage, mais qui usurpent les droits de l'Église, détruisent et absorbent, par d'iniques constitutions, la liberté ecclésiastique, au mépris des plus saints canons? Cette détestable race d'hommes court tout entière à sa perte: nul parmi eux, ou bien peu, seront sauvés.»
Quant aux rois de France, ils se sont montrés tantôt favorables, tantôt hostiles au mouvement communal, au mieux de leurs intérêts de rois, de suzerains et de propriétaires. Les Capétiens furent à la fois fondateurs et destructeurs de communes, amis et ennemis de la bourgeoisie. On vit Louis le Gros défendre, contre le mouvement communal ou contre les prétentions des communes, les évêques de Laon et de Noyon, les abbés de Saint-Riquier et de Corbie; Louis VII sauvegarder les droits des évêques de Beauvais, de Châlons-sur-Marne, de Soissons, ceux des archevêques de Reims et de Sens, ceux des abbés de Tournus et de Corbie; Philippe Auguste soutenir les églises de Reims, de Beauvais, de Noyon, livrer à l'évêque de Laon les communes du Laonnais et de la Fère. Sous saint Louis, Philippe le Hardi et Philippe le Bel, le Parlement de Paris frappa d'énormes amendes, parfois même de suppression provisoire ou définitive, les bourgeoisies indépendantes que l'Église traduisait à sa barre.
Ces inconséquences s'expliquent d'abord, de la façon la moins noble, par l'argent que les Capétiens recevaient du clergé pour détruire les institutions libres. On sait qu'il leur arriva plus d'une fois de se faire payer des deux mains, par les bourgeois pour fonder, et par les clercs pour abolir. Leur appui fut assuré au dernier enchérisseur. Mais il faut songer aussi qu'ils étaient, par tradition, les protecteurs naturels de l'Église, qu'ils avaient besoin d'elle autant qu'elle avait besoin d'eux. Ils se crurent donc obligés de la défendre contre les empiétements de la bourgeoisie.
Entre la société populaire et la société ecclésiastique, leur situation était embarrassante; la protection royale devait s'étendre à la fois sur les deux partis hostiles. Ils se tirèrent de cette difficulté en ne pratiquant aucun principe, en vivant au jour le jour, en sacrifiant, suivant les cas et les besoins, les bourgeois aux clercs et les clercs aux bourgeois.
On peut dire cependant qu'à partir de Philippe Auguste, l'attitude du gouvernement royal cessa d'être contradictoire. A la politique de protection ou de demi-hostilité succéda une politique constante d'assujettissement et d'exploitation, qui fut la même sous des princes par ailleurs aussi dissemblables que saint Louis et Philippe le Bel. Depuis le XIIIe siècle, l'innombrable armée des agents de la couronne ne cesse d'être en mouvement pour détruire les juridictions rivales, supprimer les puissances gênantes, remplacer partout les dominations particulières par le pouvoir unique du souverain. A l'infinie diversité des libertés locales, elle veut substituer la régularité des institutions, la centralisation dans l'ordre politique et administratif. De ce mouvement fatal, irrésistible, les communes ont été victimes aussi bien que la féodalité. Seigneuries indépendantes, elles ne pouvaient que porter ombrage au gouvernement central. La logique impitoyable des gens du roi exigea leur disparition en tant que puissances politiques; on s'efforça de les faire rentrer dans le droit commun, c'est-à-dire dans la grande classe des bourgeoisies assujetties. La mainmise du pouvoir royal sur les communes, leur suppression, ou leur transformation en villes d'obédience, tel est le fait capital qui caractérise la plus grande partie du XIIIe siècle et le début du XIVe. A l'avènement de Philippe de Valois, certaines communes subsisteront de nom et d'apparence; elles jouiront encore d'un semblant d'institutions libres: en réalité, la liberté aura disparu. Sauf leur étiquette trompeuse, elles sont devenues, comme toutes les autres, «les bonnes villes du roi» et ne s'appartiennent plus.
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La commune a été une institution assez éphémère. En tant que seigneurie réellement indépendante, elle n'a guère duré plus de deux siècles. Les excès des communiers, leur mauvaise administration financière, leurs divisions, l'hostilité de l'Église, la protection onéreuse du haut suzerain et surtout du roi: telles ont été les causes immédiates de cette décadence rapide....
Il est difficile d'affirmer que le régime communal ne pouvait s'adapter aux institutions générales de la France; comment le savoir, en effet, puisque la centralisation monarchique ne lui a pas permis de vivre? Elle l'a fait disparaître au moment où il commençait à se transformer, à prendre une direction plus libérale, plus favorable à l'intérêt du plus grand nombre; au moment où les oligarchies bourgeoises, qui disposaient des communes, admettaient, de gré ou de force, la population ouvrière à prendre part à l'élection des magistratures et au gouvernement de la cité. Pourquoi la puissance communale, assise sur une base plus large et plus solide, grâce à cette réorganisation démocratique, n'aurait-elle pas assuré aux villes, malgré les manifestations bruyantes et l'agitation périodique qui accompagnent forcément l'exercice de la liberté, de longues années de prospérité et de grandeur? Admettons qu'il fût impossible à la royauté capétienne de conserver aux villes libres ce caractère d'États indépendants et de puissance politiquement isolées qui aurait fait obstacle à la grande œuvre de l'unité nationale; nous supposons qu'elle n'aurait pu se dispenser de les rattacher par certains liens au gouvernement central et aux institutions générales du pays; mais ne pouvait-elle leur laisser, dans l'ordre administratif et judiciaire, la plus grande partie de leur ancienne autonomie?
Sans doute, le régime communal avait ses défauts et même ses vices, les vices inhérents à toutes les aristocraties. Mais on ne peut nier qu'il eût aussi d'excellents côtés. Il faisait du bourgeois un citoyen; il développait chez lui l'esprit d'initiative, les instincts d'énergie que favorisent la vie militaire et la pratique quotidienne du danger, l'habitude de prendre sans hésitation les responsabilités et de les soutenir avec constance, enfin les sentiments de fierté et de dignité qu'inspirent à l'homme l'exercice d'un pouvoir indépendant, la disposition de soi-même, la gestion de ses propres affaires. A ce point de vue, il faut regretter que les communes françaises n'aient pas conservé plus longtemps une autonomie dont elles n'avaient pas toutes abusé. Si l'on est convaincu, comme semble l'être Guizot, que ces républiques n'étaient que des foyers de tyrannie oligarchique, d'anarchie et de guerres civiles, on conçoit qu'il est logique de leur préférer l'ordre, même acheté au prix de la liberté. Mais on ne peut affirmer que nos villes libres aient été placées rigoureusement dans la triste alternative de périr par leurs propres excès ou de se sauver par l'assujettissement. La situation n'était pas aussi désespérée: on pouvait prendre un moyen terme. Les rois et leurs agents ne l'ont pas voulu. C'est en quoi l'œuvre de la monarchie a été excessive. Elle aurait pu laisser vivre les communes, dans certaines conditions, sans danger pour son propre pouvoir, et peut-être avec grand profit pour l'éducation morale et politique de la nation.
D'après A. Luchaire, Les communes françaises à l'époque
des Capétiens directs, Paris, Hachette, 1890, in-8º.
Passim.
II—LES BASTIDES.
Le mot bastide a servi, depuis le XIIIe siècle, dans le midi de la France, à désigner des villes bâties d'un seul jet, sur un plan préconçu, presque toujours uniforme, généralement à la suite d'un contrat d'association conclu entre les propriétaires du territoire et les représentants de l'autorité souveraine. Ces contrats portaient le nom de pariages. Le fait que ces villes étaient toujours fortifiées rend raison du nom qui leur est attribué.
Dès le XIe siècle, les plus puissantes des abbayes méridionales, pour peupler leurs domaines, pour en activer le défrichement et la mise en culture, pour fixer la population flottante qui était très nombreuse alors, et surtout pour augmenter leurs revenus, imaginèrent de fonder de nouveaux villages. Pour cela, sur un emplacement désert ou à peu près, elles faisaient construire une église, proclamaient l'endroit lieu d'asile, et divisaient le terrain en lots à attribuer aux nouveaux habitants. Le droit d'asile, les prescriptions relatives à la paix de Dieu, la puissance des abbayes, l'appât de la propriété ainsi que des garanties de sécurité, quelques privilèges et des franchises ne tardaient pas à attirer dans ces villages des habitants en assez grand nombre. Les seigneurs laïques frappés de ces avantages voulurent bientôt faire dans leurs fiefs de semblables fondations; mais l'Église seule était alors assez respectée pour pouvoir garantir la paix et la sécurité; ils s'adressèrent aux grandes abbayes, leur donnèrent le territoire sur lequel devait se bâtir le nouveau village, en se réservant des droits de coseigneurie, et les deux puissances associées purent fonder ainsi un grand nombre de villages. Les localités créées et peuplées par ce moyen furent nommées dans les textes latins des Salvetates, et dans la langue du pays Salvetat, on a dit en français des Sauvetés. Un grand nombre de villages ou de bourgs de la France méridionale ont retenu cette appellation et se nomment aujourd'hui encore la Salvetat ou la Sauvetat; ces noms dénotent leur origine. Tous ou presque tous ont été fondés au XIe ou au XIIe siècle par des abbayes soit sur leurs domaines, soit sur des possessions seigneuriales à la suite d'un pariage. Il est à peine besoin de dire que nombre de villages qui ont la même origine ne portent pas cependant de nom caractéristique: Licairac, Lavaur, Marestang, pour ne citer que quelques noms, ont été d'abord des Sauvetés.
Vers le milieu du XIIIe siècle, après l'établissement de l'administration française dans le Midi qui fut la conséquence de la croisade des Albigeois, après l'organisation de la domination anglaise en Guyenne, les rôles se trouvèrent intervertis; ce ne furent plus les abbayes qui purent assurer à leurs domaines la paix, la sécurité des privilèges et des franchises; l'autorité laïque, devenue plus puissante et disposant de moyens d'action plus considérables et mieux appropriés, fit des fondations de ce genre plus nombreuses et plus considérables que celles que l'Église avait faites auparavant. Lorsque le terrain choisi pour une de ces créations faisait partie d'un domaine ecclésiastique, l'Église appela toujours le souverain en pariage. Il en fut de même des seigneurs, qui, pour fonder des villes neuves sur leurs fiefs, s'associèrent au souverain, dont le représentant se trouva ainsi appelé à exercer des droits de coseigneurie sur les terres des vassaux laïques et ecclésiastiques. Ce sont les villes neuves fondées pour la plupart de 1230 à 1350 qui ont proprement reçu le nom de bastides.
Il est facile de comprendre quel intérêt le pouvoir royal, en Angleterre comme en France, trouvait à ces fondations. La guerre des Albigeois avait bouleversé le Midi; en beaucoup de pays, des terres longtemps cultivées étaient retombées en friches, nombre de villages avaient disparu dont la population dispersée avait formé des bandes de vagabonds, de faidits, qu'il importait de fixer pour rendre au pays la sécurité et la prospérité. L'intérêt politique n'était pas moindre; on a vu en effet que ces fondations permettaient au souverain d'étendre sur les domaines de ses vassaux l'action de son pouvoir: aussi les documents du temps nous montrent-ils que les créations de bastides étaient alors considérées comme de véritables acquisitions. De plus, les emplacements des bastides bien choisis pouvaient servir à la défense du pays; aussi peut-on constater que le roi d'Angleterre d'une part, le comte Alphonse de Poitiers d'autre part, se sont appliqués à entourer leurs possessions d'une véritable ceinture de bastides.
Il n'y a pas de différences sensibles entre les villes fondées en Guyenne et en Agenais par l'administration anglaise et celles qui furent créées par l'administration française, amenée dans le Midi depuis 1229 à la suite du traité de Paris. Des deux parts, il y eut une activité égale, un même zèle de la part des agents du pouvoir; les moyens, les privilèges concédés pour attirer les nouveaux habitants, les dispositions matérielles furent partout à peu près les mêmes. En France, l'un des sénéchaux du comte de Poitiers, Eustache de Beaumarchais, fut un infatigable bâtisseur. Dans les États d'Alphonse, les bastides n'étaient point soumises au baile dans la circonscription duquel elles se trouvaient, mais formaient toutes ensemble une espèce de bailie spéciale administrée par le lieutenant du sénéchal.
Lorsque l'une de ces fondations avait été décidée, le sénéchal le faisait publier à son de trompe et annonçait quels privilèges seraient concédés aux nouveaux habitants. Nombre de coutumes concédées ainsi aux nouvelles bastides nous sont parvenues; elles sont en général assez semblables à celles dont étaient dotées les villes de bourgeoisie. L'affranchissement du servage, des exemptions d'impôts, des franchises commerciales, des garanties de liberté individuelle et de sécurité en constituaient les dispositions principales. Fréquemment on instituait aussi une administration municipale, mais qui restait presque toujours sous la tutelle du baile; l'exercice de la justice était toujours réservé aux représentants du souverain ou du moins des coseigneurs. Naturellement, il arrivait que l'établissement de ces bastides amenait le dépeuplement des seigneuries voisines, d'autant plus que les serfs qui s'y rendaient n'avaient parfois rien à redouter du droit de suite. Des plaintes s'élevèrent à plusieurs reprises; des évêques allèrent jusqu'à excommunier les nouveaux habitants; des règlements intervinrent, mais qui furent toujours rédigés de manière à affaiblir l'autorité féodale et à favoriser le peuplement des bastides.
Sur l'emplacement choisi on plantait d'abord un mât, le pal, signe visible de l'intention d'attirer les habitants. La ville de Pau doit son nom à cet usage. Puis les officiers traçaient le plan de la ville future. La plupart de ces bastides se ressemblaient. C'était toujours un carré ou un rectangle aussi régulier que la nature du terrain le permettait, entouré de murailles que dominaient des tours élevées de distance en distance. Vers le centre une grande place carrée au centre de laquelle s'élevait l'hôtel de ville, dont le rez-de-chaussée servait de halle couverte. A cette place aboutissaient de grandes rues droites, tracées au cordeau, coupées à angles droits par des rues moins larges, coupées elles-mêmes perpendiculairement par des ruelles. Au delà des murs on traçait des jardins, et plus loin s'étendaient des terres à mettre en culture. A part quelques pâtures, réservées comme propriété communale, les «padoents», tout le terrain était divisé en lots: places à bâtir à l'intérieur de la ville, jardins ou cultures à l'extérieur, que l'on mettait en adjudication. Autour de la place et quelquefois dans les plus grandes rues, les maisons faisaient saillie, et formaient de larges galeries couvertes soutenues par des piliers ou des poteaux. Le plan de ces bastides avait ainsi l'aspect d'un damier; nombre de localités l'ont conservé jusqu'à nos jours; on en peut juger par celui de Montpazier (Dordogne) que nous donnons ci-contre d'après le relevé qui en a été fait autrefois par M. F. de Verneilh.
Plan général de la bastide de Montapzier (Dordogne).—E,
est; S, sud; O, ouest; N, nord.—1. Place du marché; 2. Halle ou Hôtel
de Ville; 3. Puits; 4. Rues couvertes; 5. Église paroissiale; 6. Maison
dite du chapitre; 7. Portes monumentales; 8. Tours de l'enceinte.
Les fortifications consistaient en un mur d'enceinte entouré d'une circonvallation quelquefois double, et percé le plus souvent de quatre portes se faisant face. Ces portes à pont-levis, précédées de barbacanes, étaient flanquées ou surmontées de tours. D'autres tours, placées notamment aux endroits où le mur était en retour d'équerre, complétaient le système de défense. Parfois, mais assez rarement, un château ou citadelle, occupé par une garnison royale, était établi à cheval sur le mur d'enceinte afin de pouvoir protéger la ville contre des assaillants ou maîtriser des insurrections. Dans l'intérieur un emplacement avait été réservé à l'église qui souvent était elle-même fortifiée et pouvait ainsi servir de réduit.
Beaucoup des villes ainsi créées reçurent des noms caractéristiques: le plus fréquent est celui même de bastide; des centaines de localités du Midi se nomment encore ainsi; d'autres noms, tels que Castelnau, Villeneuve, indiquaient simplement que la ville était de fondation récente; d'autres, comme Franqueville, Montségur, Villefranche, faisaient allusion aux franchises dont les villes avaient été dotées; d'autres indiquaient l'influence à la fois royale et française à laquelle était due la fondation: Saint-Louis, Saint-Lys, Villeréal, Montréal, etc.; quelques noms étaient ceux-là même des officiers royaux qui les avaient bâties: Beaumarchais, Beauvais; un grand nombre de localités avaient reçu le nom de grandes cités espagnoles, italiennes ou même des bords du Rhin: Pampelonne, Fleurance (Florence), Barcelone, Pavie, Cordes (Cordoue), Cologne, Plaisance, Grenade, etc.; beaucoup enfin reçurent des noms pittoresques rappelant la beauté de l'emplacement ou présageant la splendeur des nouvelles fondations: Beaumont, Mirande, Belvezer, Mirabel, etc.; d'autres enfin conservèrent d'anciens noms locaux.
Ce curieux mouvement de fondation de villes nouvelles dura un siècle environ. Au XIVe siècle, la population était déjà trop dense, les terrains en friche trop rares, la sécurité et la défense assez affermies, pour que l'occasion de créer de nouvelles bastides se rencontrât souvent.
A. Giry, dans la Grande Encyclopédie
(H. Lamirault, éditeur), t. V.
III—LE CHEF D'INDUSTRIE AU MOYEN ÂGE.
Pour se représenter la situation du chef d'industrie au XIIIe et au XIVe siècle, il faut oublier le manufacturier contemporain avec ses affaires considérables, ses gros capitaux, son outillage coûteux, ses nombreux ouvriers; la fabrication en gros n'était pas imposée, comme aujourd'hui, par l'étendue des débouchés et par la nécessité d'abaisser le prix de revient pour lutter contre la concurrence. Le fabricant n'avait donc pas besoin de locaux aussi vastes, d'un outillage aussi dispendieux, d'un approvisionnement aussi considérable. D'ailleurs les corporations possédaient des terrains, des machines, qu'elles mettaient à la disposition de leurs membres. Les étaux de la grande boucherie appartenaient à la communauté, qui les louait tous les ans. On n'a pas conservé assez de baux de cette époque pour pouvoir donner même un aperçu des loyers des boutiques et des ateliers. Le montant de ces loyers était nécessairement très variable. Ainsi les chapeliers louaient plus cher que d'autres industriels, parce qu'en foulant ils compromettaient la solidité des maisons. Les marchandises garantissaient le payement du loyer. Quand un boucher de Sainte-Geneviève ne payait pas le terme de son étal, qui était de 25 s., soit 100 s. par an, l'abbaye saisissait la viande et la vendait.
Les boutiques s'ouvraient sous une grande arcade, divisée horizontalement par un mur d'appui et en hauteur par des montants de pierre ou de bois. Les baies comprises entre ces montants étaient occupées par des vantaux. Le vantail supérieur se relevait comme une fenêtre à tabatière, le vantail inférieur s'abaissait et, dépassant l'alignement, servait d'étal et de comptoir. Le chaland n'était donc pas obligé d'entrer dans la boutique pour faire ses achats. Cela n'était nécessaire que lorsqu'il avait à traiter une affaire d'importance. Voilà pourquoi les statuts défendent d'appeler le passant arrêté devant la boutique d'un confrère, pourquoi les textes donnent souvent aux boutiques le nom de fenêtres. Le public voyait plus clair au dehors que dans ces boutiques qui, au lieu des grandes vitrines de nos magasins, n'avaient que des baies étroites pour recevoir le jour. Les auvents en bois ou en tôle, les étages supérieurs qui surplombaient le rez-de-chaussée, venaient encore assombrir les intérieurs. Les drapiers, par exemple, tendaient des serpillières devant et autour de leurs ouvroirs.
L'atelier et la boutique ne faisaient qu'un. En effet, les règlements exigeaient que le travail s'exécutât au rez-de-chaussée sur le devant, sous l'œil du public. Les clients qui entraient chez un fourbisseur voyaient les ouvriers, ce qui ne serait pas arrivé si l'atelier et la boutique avaient été deux pièces distinctes. Quant aux dimensions des étaux et des ateliers, il y avait des étaux de trois pieds, de cinq pieds, de cinq quartiers, des étaux portatifs de cinq pieds. Une maison du Grand-Pont avait sur sa façade trois ateliers, dont l'un mesurait deux toises de long sur une toise et demie de large, y compris la saillie sur la voie publique. Les étaux des halles étaient tirés au sort entre les maîtres de chaque métier.
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* *
Les matières premières qui entraient à Paris devaient être portées aux Halles, où elles étaient visitées. Les fabricants ne pouvaient les acheter lorsqu'elles étaient encore en route et s'approvisionner ainsi aux dépens de leurs confrères. Les corporations en achetaient en gros pour les partager ensuite également entre tous les maîtres; déjà sans doute, afin d'éviter les injustices et les réclamations, les parts étaient tirées au sort. Lorsqu'un fabricant survenait au moment où un confrère allait conclure, soit par la paumée, soit par la remise du denier à Dieu, un marché ayant pour objet des matières premières ou des marchandises du métier, le témoin pouvait se faire céder, au prix coûtant, une partie de l'achat. Comme la défense d'aller au-devant des matières premières, comme le lotissement, cet usage singulier avait pour but d'empêcher l'accaparement, de faire profiter tous les membres de la corporation des bonnes occasions. Il était fondé sur cette idée que les fabricants du même métier n'étaient pas des concurrents avides de s'enrichir aux dépens les uns des autres, mais des confrères animés de sentiments réciproques d'équité et de bienveillance et appelés à une part aussi égale que possible dans la répartition des bénéfices. Cette conception des rapports entre confrères découlait nécessairement de l'existence même des corporations, comme la concurrence à outrance résulte de l'isolement des industriels modernes. Pour exercer le droit dont nous venons de parler, il fallait posséder la maîtrise dans sa plénitude. Ainsi un boulanger haubanier pouvait réclamer sa part dans le blé acheté par un confrère non haubanier, mais la réciproque n'avait pas lieu. Les fripiers ambulants n'étaient pas admis à intervenir dans les marchés conclus devant eux par des fripiers en boutique, tandis que ceux-ci participaient aux achats faits par les premiers. Les pêcheurs et marchands de poisson d'eau douce payaient 20 s. en sus du prix d'achat du métier pour acquérir ce droit. Lorsque le patron était empêché, sa femme, un enfant, un apprenti, un serviteur avait qualité pour l'exercer à sa place.
La préoccupation d'empêcher une trop grande inégalité dans la répartition des bénéfices devait rendre les corporations peu favorables aux sociétés commerciales. L'association, en effet, crée de puissantes maisons qui attirent toute la clientèle et ruinent les producteurs isolés. Aussi certaines corporations défendaient les sociétés de commerce. Mais cette prohibition, loin d'être générale, comme on l'a dit, avait un caractère exceptionnel. Si ces sociétés n'avaient pas été parfaitement légales, Beaumanoir ne leur aurait pas donné une place dans son chapitre des Compagnies. Le jurisconsulte traite, dans ce chapitre, des associations les plus différentes, telles que la communauté entre époux, la société taisible, les sociétés commerciales, etc. Parmi ces dernières, il distingue celle qui se forme ipso facto par l'achat d'une marchandise en commun, et celles qui se forment par contrat. Celles-ci étaient nécessairement très variées, et, pour donner une idée de leur variété, Beaumanoir cite la société en commandite, la société temporaire, la société à vie; puis il énumère les causes de dissolution, et il termine en parlant des actes qu'un associé fait pour la société, de la responsabilité de ces actes, de la proportion entre l'apport et les bénéfices de chaque associé, enfin du cas où un associé administre seul les affaires sociales. D'autres textes, dont deux sont relatifs à des sociétés en commandite et un troisième à une liquidation entre associés, prouvent surabondamment que l'industrie parisienne connaissait les sociétés commerciales; mais on ne comptait pas à Paris beaucoup de maisons dirigées par des associés, ni même soutenues par des commanditaires. Nous n'avons trouvé la raison sociale d'aucune société française, tandis qu'on nommerait bien une dizaine de sociétés italiennes se livrant en France à des opérations de banque et de commerce: les Anguisciola (Angoisselles), les Perruzzi (Perruches), les Frescobaldi (Frescombaus), etc.
Certains commerçants exerçaient à la fois plusieurs métiers, ou joignaient aux profits du métier les gages d'un emploi complètement étranger au commerce et à l'industrie. On pouvait être en même temps tanneur, scieur, savetier et baudroyeur, boursier et mégissier. Le tapissier de tapis sarrazinois avait le droit de tisser la laine et la toile après avoir fait un apprentissage, et réciproquement le tisserand fabriquait des tapis à la même condition. Les statuts des chapeliers de paon prévoient le cas où un chapelier réunirait à la chapellerie un autre métier. La profession de tondeur de drap était incompatible avec une autre industrie, mais non avec le commerce ni avec des fonctions quelconques. Il était permis aux émouleurs de grandes forces de tondre les draps et de forger; le cumul de tout autre métier leur était interdit.
L'industrie chômait le dimanche, à la Noël, à l'Épiphanie, à Pâques, à l'Ascension, à la Pentecôte, à la Fête-Dieu, à la Trinité, aux cinq fêtes de la Vierge, à la Toussaint, aux fêtes des Apôtres, à la saint Jean-Baptiste, à la fête patronale de la corporation. Le samedi et la veille des fêtes, le travail ne durait pas au delà de nones, de vêpres ou de complies. Certaines corporations permettaient de travailler et de vendre, en cas d'urgence ou lorsque le client était un prince du sang. Dans un grand nombre de métiers, une ou plusieurs boutiques restaient ouvertes les jours chômés, et les chefs d'industrie profitaient à tour de rôle de ce privilège lucratif. Certaines industries connaissaient la morte-saison. C'est évidemment la morte-saison qui permettait aux ouvriers tréfiliers, loués à l'année, de se reposer pendant le mois d'août. L'industrie moderne n'en est pas exempte; mais le travail ne s'y arrête jamais complètement, grâce au développement des débouchés et aussi à cause de la nécessité d'utiliser un outillage coûteux qui se détériore lorsqu'il ne fonctionne pas. Les coalitions étaient interdites entre fabricants comme entre ouvriers. D'après Beaumanoir, ceux qui prennent part à une coalition ayant pour but de faire hausser les salaires, et accompagnée de menaces et de pénalités, sont passibles de la prison et d'une amende de 60 s. Il n'est question que d'amende, mais d'amende arbitraire, dans les statuts des tisserands drapiers. On se coalisait aussi pour obtenir une réduction des heures de travail. La justice ne manquait pas de frapper les coalitions, quand elles étaient portées à sa connaissance et qu'elle avait entre les mains des preuves suffisantes, mais il était bien facile à des fabricants peu nombreux de s'entendre secrètement pour fixer le prix de leur travail. Ainsi une coalition formée par les tisserands de Doullens dura pendant six ans sans donner lieu à des poursuites, et lorsque l'échevinage en fut informé ou en eut recueilli les preuves, il ne sut comment traiter les coupables et demanda à l'échevinage d'Amiens ce qu'il ferait en pareil cas.
Il semble que le monopole devait enrichir tous les maîtres et que l'industrie ne conduisait jamais à la ruine et à la misère. Assurément la plupart des fabricants faisaient de bonnes affaires, mais il y en avait aussi qui vivaient dans la gêne, qui étaient pauvres en quittant les affaires, qui tombaient en déconfiture. Les corporations avaient des caisses de secours pour assister ceux de leurs membres qui n'avaient pas réussi. Nous savons que des patrons cédaient leurs apprentis parce qu'ils n'étaient plus en état de les entretenir. Il y avait parmi les fourbisseurs et les armuriers des gens pauvres, habitant les faubourgs, qui, ayant peu de chances de vendre dans leurs boutiques, avaient la permission de colporter leurs armures. Des chaussetiers établis avaient dû renoncer à travailler pour leur compte et rentrer dans la classe des simples ouvriers. Le prévôt de Paris abaissait quelquefois l'amende encourue pour contravention aux statuts, à cause de la pauvreté du contrevenant. Une linière se voit retirer son apprentie parce qu'elle était souvent sans ouvrage, n'avait pas d'atelier et ne travaillait que chez les autres. La fortune ne souriait donc pas à tous, et la situation des fabricants était plus variée que ne le ferait supposer un régime économique qui, restreignant leur nombre, imposait à tous les mêmes conditions d'établissement, les mêmes procédés et les mêmes heures de travail, leur ménageait autant que possible les mêmes chances d'approvisionnement et aurait dû, par conséquent, leur assurer le même débit. C'est que mille inégalités naturelles empêchaient l'uniformité à laquelle tendaient les règlements.
Pour caractériser, en terminant, le rôle économique du chef d'industrie, nous dirons que c'était à la fois un capitaliste et un ouvrier, et que ses bénéfices représentaient en même temps l'intérêt de son capital et le salaire de son travail; mais nous ajouterons que le peu d'importance des frais généraux, la rareté des associations, en faisaient un artisan beaucoup plus qu'un capitaliste, et assignaient au travail une part prépondérante dans la production.
G. Fagniez, Études sur l'industrie et la classe industrielle
à Paris, Paris, Vieweg, 1877, in-8º (Bibliothèque
de l'École des Hautes-Études, 33e fascicule).
CHAPITRE XI
LA ROYAUTÉ FRANÇAISE.
PROGRAMME.—Les premiers rois capétiens. Le roi, sa cour, son domaine; les grands vassaux.
Louis VI. Louis VII et Philippe Auguste. Progrès du pouvoir royal; extension du domaine.
Le règne de saint Louis.
BIBLIOGRAPHIE.
L'histoire des premiers rois capétiens et des institutions monarchiques en France au XIe et au XIIe siècle a été faite d'une manière définitive par M. A. Luchaire: Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, 987-1180, Paris, 1801, 2e éd.—H. Luchaire a poussé l'histoire des institutions françaises jusqu'à la fin du XIIIe siècle dans son Manuel des institutions françaises. Période des Capétiens directs, Paris, 1892, in-8º.—Enfin il a publié une courte histoire de Philippe Auguste (Paris, s. d., in-16).
Le règne capital de Philippe Auguste n'a pas encore été l'objet d'une monographie définitive, quoique l'histoire en soit aujourd'hui facile à faire. Les opuscules de MM. Williston Walker (On the increase of royal power in France under Philip Augustus, Leipzig, 1888, in-8º), R. Davidsohn (Philip II August von Frankreich und Ingeborg, Stuttgart, 1888. in-8º) et A. Cartellieri (L'avènement de Philippe Auguste, dans la Revue historique, 1893 et 1894), sont estimables.
Sur le règne de Louis VIII: Ch. Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, Paris, 1895, in-8º.
L'histoire du règne de Louis IX a été écrite par deux historiens consciencieux: F. Faure, Histoire de saint Louis, Paris, 1865, 2 vol. in-8º;—H. Wallon, Saint Louis et son temps, Paris, 1875, 2 vol. in-8º.—Mais les derniers résultats de la science se trouvent dans des monographies, dont les plus recommandables sont: E. Boutaric, Saint Louis et Alphonse de Poitiers, Paris, 1870, in-8º;—A. Molinier, Étude sur l'administration de Louis IX et d'Alphonse de Poitiers (1226-1271), dans l'Histoire générale de Languedoc (éd. Privat), VII, p. 462;—E. Boutaric, Marguerite de Provence, femme de saint Louis, Paris, 1868, in-8º, extr. de la Revue des questions historiques, t. III;—R. Sternfeld, Karl von Anjou als Graf des Provence, Berlin, 1888, in-8º;—P. Fournier, Le royaume d'Arles et de Vienne, Paris, 1891, in-8º;—É. Berger, Saint Louis et Innocent IV, étude sur les rapports de la France et du Saint-Siège, Paris, 1893, in-8º;—le même, Histoire de Blanche de Castille, reine de France, Paris, 1895, in-8º.
M. A. Lecoy de la Marche est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages de vulgarisation sur le règne de Louis IX: Saint Louis, son gouvernement et sa politique, Paris, 1887, in-8º;—La France sous saint Louis, Paris [1894], in-8º;—etc.
I.—LOUIS LE GROS ET SA COUR.
LES GARLANDE.—RAOUL DE VERMANDOIS.—SUGER.
Louis VI, dont Suger vante «la belle figure et la prestance élégante», tenait de son père sa haute taille et la forte corpulence à laquelle il doit son surnom de «Gros», déjà populaire au XIIe siècle. Sa tendance à l'obésité, entretenue par un formidable appétit de chasseur, était sensible dès 1119, époque où Orderic Vital vit au concile de Reims «ce grand et gros homme au teint blême, à la parole facile». Un chroniqueur anglais, fort malveillant du reste, raille cruellement Philippe et Louis, «qui, dit-il, ont fait de leur ventre un dieu, et le plus funeste de tous. Le père et le fils ont tellement dévoré que la graisse les a perdus. Philippe en est mort, et Louis, quoique fort peu âgé, n'est pas loin de subir le même sort.» L'obésité devint en effet pour Louis, comme elle l'avait été pour Philippe, une insupportable maladie. A l'âge de quarante-six ans, il ne pouvait plus monter à cheval. Les excès de table contribuèrent peut-être, autant que les chaleurs torrides de l'été de 1137, à provoquer la dysenterie qui l'emporta.
Il ne voulut se marier qu'à trente-cinq ans. Encore fallut-il que ses amis lui adressassent, pour l'amener à changer de vie et à s'engager dans des liens réguliers, les objurgations les plus pressantes. L'autorité du grave Ives de Chartres ne fut pas de trop pour le décider[55]. Tout en le félicitant d'avoir fixé son choix sur Adélaïde de Maurienne, le prélat l'invite, avec une certaine insistance, à mettre son projet à exécution. «Gardez-vous bien, lui dit-il, de différer encore le moment de nouer le lien conjugal, pour que vos ennemis ne continuent pas de rire d'un dessein si souvent conçu et si souvent abandonné. Hâtez-vous! qu'il naisse bientôt, celui qui doit rendre vaines les espérances des ambitieux et fixer sur une seule tête l'affection changeante de vos sujets.» Louis donna pleine satisfaction à ce sage conseiller. La reine Adélaïde le rendit en peu de temps père de six fils et d'une fille. L'avenir de la dynastie était assuré.
Louis le Gros aimait l'argent et subordonna trop souvent les intérêts de sa politique au désir de s'en procurer. Son avidité lui fit commettre, en 1106, alors qu'il n'était que roi désigné, une lourde faute politique qu'il dut regretter bien amèrement par la suite. Gagné par l'or du roi anglais, Henri Beauclerc, il le laissa réunir tranquillement le duché de Normandie à son royaume; grave imprévoyance contre laquelle Philippe Ier, mieux avisé, essaya vainement de le mettre en garde. Plus d'une fois, sous son règne, on vit l'action de la justice royale suspendue, les coupables ayant trouvé le moyen de corrompre les palatins et le souverain lui-même. Mais rien n'égale le cynisme avec lequel, dans l'affaire de la charte communale de Laon, Louis le Gros, également sollicité par la commune et par l'évêque, vendit au dernier enchérisseur l'appui de l'autorité royale. Cette âpreté au gain s'explique peut-être par la disproportion fâcheuse qui commençait à exister entre les revenus domaniaux et le chiffre toujours croissant des dépenses d'ordre administratif et politique. On sait que Louis fut obligé de laisser en gage pendant dix ans un des plus précieux joyaux de la couronne, vendu plus tard à l'abbaye de Saint-Denis. Quoi qu'il en soit, la vénalité de la curie était un fait notoire, et Guibert de Nogent, tout en prodiguant l'éloge à Louis le Gros, n'hésitait point à le condamner sur cet article. «Excellent à tous autres points de vue, dit-il, ce prince avait le tort grave d'accorder sa confiance à des gens de basse condition et d'une cupidité sordide, ce qui nuisit beaucoup à ses intérêts comme à sa réputation et causa la perte de maintes personnes.» Le chroniqueur Geoffroi de Courlon se faisait encore, à la fin du XIIIe siècle, l'écho de ces bruits défavorables: «La même année, dit-il, mourut le roi Louis VI, connu pour sa cupidité; il fit une tour à Paris et amassa de grands trésors.»
Il faut reconnaître néanmoins que, dans les jugements portés sur Louis par les contemporains, la somme du bien l'emporte sensiblement sur celle du mal. Ils sont unanimes à vanter sa douceur, son humanité, son affabilité pour tous et une sorte de candeur ou de bonhomie naturelle qu'ils appellent sa «simplicité». Telle est l'expression dont se servent, comme par l'effet d'une entente préalable, ceux qui l'ont connu de plus près, Suger, Ives de Chartres et le chroniqueur de Morigni. Suger a même dit quelque part qu'il était «débonnaire au delà de toute imagination». Aussi ce gros homme sans malice se laissa-t-il jouer quelquefois par des ennemis retors, comme Hugue du Puiset, à qui les perfidies et les parjures ne coûtaient rien.
D'ordinaire la bonté va de pair avec la droiture. L'histoire a bien rarement signalé chez Louis cette tendance, fort commune au moyen âge, qui consiste à employer la ruse et la perfidie là où la force ouverte n'a plus chance de réussir. Sa «simplicité» naturelle le portait plutôt à frapper en face et à dédaigner les petits moyens. Il y avait en lui une loyauté instinctive qui fut particulièrement mise en lumière dans sa longue et pénible lutte avec la féodalité de l'Ile-de-France. On doit remarquer, en effet, qu'il n'y a pas une seule de ces campagnes dirigées souvent contre des ennemis dangereux et capables des plus noires trahisons, où Louis ne se soit astreint à observer les règles du droit féodal alors en vigueur, ce que Suger appelle la «coutume des Français» ou la «loi salique». Ce représentant du principe et des intérêts monarchiques, plus respectueux des lois de la féodalité que certains de ses grands vassaux, n'a jamais manqué, avant d'entreprendre une expédition, de sommer à plusieurs reprises, devant la cour de son père ou devant la sienne, le baron dont il fallait punir les méfaits. Toutes les guerres de Louis le Gros ont été ainsi précédées d'une action judiciaire; pure question de forme, si l'on veut, en bien des cas, mais, avec des bandits comme Hugue du Puiset ou Thomas de Marle, on pouvait savoir gré au roi de ne pas oublier les formes.
Lorsque, en l'année 1109, Louis, sur le point d'en venir aux mains avec le roi d'Angleterre, envoya un héraut à son rival pour lui reprocher d'avoir violé le droit et l'inviter à donner la satisfaction exigée par la coutume, le représentant du roi de France exprima fidèlement la pensée et les sentiments de son maître, en ajoutant: «Il est honteux, pour un roi, de transgresser la loi, parce que le roi et la loi puisent leur autorité à la même source.» Louis le Gros eut la conscience d'avoir conformé ses actes à ses principes dans toutes les circonstances où il se trouva l'adversaire de la féodalité. Il attachait une telle importance à cette règle de conduite qu'en 1135, se croyant à la veille de sa mort, il se contenta de faire à son fils cette double recommandation qui comprenait sans doute toute sa morale et résumait pour lui les devoirs multiples de la royauté: protéger les clercs, les pauvres et les orphelins, en gardant à chacun son droit; n'arrêter jamais un accusé dans la cour où on l'a sommé, à moins de flagrant délit commis en ce lieu même. Le premier précepte était essentiellement d'ordre monarchique, la royauté pouvant se définir un sacerdoce de justice et de paix exercé au profit du faible. Le second était d'ordre féodal; il restreignait l'action du souverain, au bénéfice du vassal, en garantissant le baron coupable contre l'atteinte immédiate de la justice de son seigneur. Le roi qui, comme Louis le Gros, proclamait hautement ce principe et s'en inspirait, devait passer, aux yeux des contemporains, pour le type même de la loyauté et la vivante image du droit.
Mais le trait le plus saillant de ce caractère chevaleresque, celui que Suger, dans son histoire, a mis en relief avec une préférence évidente et une singulière vigueur, c'est l'activité infatigable, la valeur bouillante que rien n'arrête, parfois aussi la folle témérité du soldat.