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Histoire du moyen âge 395-1270

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Pyxide en cuivre émaillé. Limoges. XIIIe siècle. (Musée du Louvre.)
Pyxide en cuivre émaillé. Limoges. XIIIe siècle. (Musée du Louvre.)

De ces ciboires il faut rapprocher d'abord les petites boîtes cylindriques à couvercle conique auxquelles on donne le nom de pyxides et qui servaient à contenir, comme les colombes émaillées, la réserve eucharistique. La décoration de ces pièces varie peu: rinceaux, médaillons renfermant un monogramme, plus rarement des figures d'animaux. Ces monuments existent en trop grand nombre dans tous les musées pour qu'il soit utile d'y insister. Quant aux colombes, beaucoup plus rares, elles étaient suspendues, au moyen d'une crosse de métal ou de bois, au-dessus de l'autel, sur lequel on pouvait les faire descendre par une chaînette et une poulie. L'oiseau, généralement dressé sur ses pattes, plus rarement prêt à prendre son vol et les pattes réunies sous le ventre, a les ailes émaillées, ainsi que la queue, de bleu, de rouge et de blanc ou de bleu, de rouge, de jaune et de vert; entre les ailes s'ouvre une petite cavité destinée à contenir les hosties. Le mode de suspension était quelquefois assez compliqué. L'oiseau posait sur un plateau ou sur un disque entouré d'une série de tours; une ou plusieurs couronnes servaient, à la partie supérieure de l'ensemble, à réunir les chaînes. D'assez nombreux exemples de cette gracieuse décoration subsistent encore aujourd'hui dans les musées publics ou les collections privées. Nous ne connaissons plus en France que celle de l'église de Laguenne (Corrèze) qui soit encore en place....

Crosse en cuivre émaillé. L'Annonciation. Limoges, XIIIe siècle (Musée du Louvre.)
Crosse en cuivre émaillé. L'Annonciation.
Limoges, XIIIe siècle (Musée du Louvre.)

Les crosses limousines ne sont pas très variées: les plus anciennes consistent en un serpent qui forme à la fois la douille et le crosseron, entièrement recouvert d'imbrications émaillées de bleu lapis (crosse provenant de l'abbaye de Tiron, au Musée de Chartres); mais le type généralement adopté au XIIIe et au XIVe siècle consiste en une douille émaillée sur laquelle se relèvent des serpents de cuivre doré, un nœud repercé à jour composé de serpents entrelacés, ou bien un nœud plein, orné de bustes d'anges, et enfin une volute émaillée de bleu encadrant un sujet en cuivre fondu et doré: l'Annonciation, le Couronnement de la Vierge, le Serpent tentant Adam et Ève, Saint Michel terrassant le démon, etc., etc. Un type très commun, mais l'un des plus gracieux certainement, est celui dans lequel le crosseron se termine par un large fleuron polychrome sur lequel l'émailleur limousin a placé les plus vigoureuses colorations de sa palette, le rouge, le bleu et le blanc (Musée du Louvre, Musée de Poitiers, trésor de Saint-Maurice d'Agaune, Musée de Cluny, etc.). Ces crosses, dont le crosseron est, soit à section circulaire, soit plus rarement à section rectangulaire, se rencontrent dans toute l'Europe, et il n'est pour ainsi dire pas d'année où l'ouverture de quelque tombeau d'évêque ou d'abbé n'en mette une au jour. Tous les types qu'elles peuvent présenter sont aujourd'hui connus; et les crosses du genre de la crosse dite de Ragenfroid, provenant de Saint-Père de Chartres (Musée de Bargello, à Florence), complètement entaillée, à sujets fort compliqués, constituent une très rare exception. Mentionnons enfin un type peu commun dans lequel une figure d'ange est interposée entre le nœud et la volute....

Mais arrivons aux châsses, les pièces les plus importantes parmi toutes celles qu'a créées l'industrie limousine.

Du XIIe au XIVe siècle, la châsse limousine est une boîte en forme de sarcophage ou de maison surmontée d'un toit très aigu. Cette construction, jusque vers la fin du XIIIe siècle, se fait en bois recouvert de plaques de cuivre, assemblées fort grossièrement sur ce bâti. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle apparaît la coutume de supprimer la construction en bois: les châsses, de forme plus allongée, plus hautes sur pieds, sont alors composées de simples plaques de cuivre réunies aux angles par tenons et mortaises. L'ouverture de la châsse, au lieu d'être pratiquée dessous ou à l'une de ses extrémités, est placée sur le dessus; le toit forme couvercle; il est muni de charnières et d'une serrure à moraillon.

Par exception la châsse limousine peut comporter une imitation lointaine d'un édifice d'architecture, d'une église dont la nef serait sectionnée dans la longueur par un ou plusieurs transepts. L'exemple le plus compliqué que l'on puisse citer en ce genre est la belle châsse provenant de Grandmont et conservée aujourd'hui à Ambazac (Haute-Vienne) avec la dalmatique de saint Étienne de Muret.

Châsse d'Ambazac (Haute-Vienne). (Limoges. Fin du XIIe siècle. Revers.)
Châsse d'Ambazac (Haute-Vienne). (Limoges. Fin du XIIe siècle. Revers.)

Cette châsse, une des grandes œuvres limousines connues aujourd'hui (longueur 0 m. 73; hauteur 0 m. 63), se compose d'une nef flanquée de bas côtés peu saillants. La nef principale est sectionnée dans sa longueur par trois transepts qui, du reste, ne débordent point sur les bas côtés. C'est à tort que l'on a voulu voir dans cette disposition une imitation de la grande châsse des rois, à Cologne, avec laquelle elle ne présente aucune ressemblance, ni sous le rapport de la construction ni sous le rapport de la décoration; elle est du reste, très probablement, de quelques années plus ancienne que la châsse de Cologne, qui ne fut pas commencée avant 1198. La châsse d'Ambazac s'éloigne d'ailleurs, sur certains points, du thème banal des monuments limousins du même genre. Au lieu de se composer uniquement de plaques émaillées, sa décoration consiste surtout en une plaque de cuivre repoussé que l'émail vient ensuite décorer. De grands rinceaux hardiment dessinés entourent des plaques émaillées sertissant des cabochons, et se terminent eux-mêmes par des fleurons émaillés de la plus grande beauté: des filigranes, une quantité de pierreries, complètent la décoration des flancs de la châsse, dont le toit est sommé d'une crête ciselée et repercée à jour, formée de rinceaux, de fleurons émaillés, de cabochons. Cette crête est la seule dans toute l'orfèvrerie limousine qui ait cette importance. En somme la châsse d'Ambazac est l'une des plus belles qui subsistent; elle peut lutter avec celle de Mozac (Puy-de-Dôme). De même époque, à peu près, si elle n'offre point comme cette dernière de sujets émaillés, du moins elle nous révèle chez les émailleurs limousins un sens très pur de la décoration....

On peut poser comme un principe absolu et comme une marque distinctive qui peuvent faire discerner facilement les châsses limousines, la forme et la structure des pieds qui leur servent de supports. Ces pieds en cuivre sont pris dans les plaques des côtés qui forment la châsse et comportent une décoration de gravure, un dessin quadrillé ou des rinceaux. Ce n'est qu'à Limoges qu'on a adopté ce système de construction très simple, mais bien fait pour plaire à des artisans qui recherchaient surtout la fabrication à bon marché.

Châsse de Mozac (Puy-de-Dôme). (Limoges. Fin du XIIe siècle.)
Châsse de Mozac (Puy-de-Dôme). (Limoges. Fin du XIIe siècle.)

Un autre signe distinctif des châsses limousines et qui ne peut tromper aucunement, c'est la présence de crêtes composées d'une plaque de cuivre, munie ou non d'épis de faîtage, mais repercée d'ouvertures que l'on a comparées avec raison à des entrées de serrure. Ce dessin n'est en somme qu'une simplification dans la disposition des petites arcatures en plein cintre qu'à l'origine on avait voulu figurer sur cet ornement de faîtage.

Enfin la présence de têtes en relief sur un monument émaillé indique, à coup sûr, une provenance limousine. Voilà donc trois signes, la forme des pieds, celle de la crête, la présence de têtes en relief, auxquels on peut certainement reconnaître une châsse limousine....

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Nous sommes loin de posséder un aussi grand nombre de monuments civils en orfèvrerie émaillée: beaucoup de ces pièces, menus bijoux ou objets de toilette, nous sont parvenues isolément, et il nous est fort difficile aujourd'hui de déterminer sûrement leur usage. Mais il est évident que l'émail s'est appliqué indistinctement aux agrafes, aux pommeaux d'épée, aux manches de couteaux, aux plaques de baudrier, à des boîtes de toutes formes et de toutes dimensions. La collection Victor Gay renferme deux objets de ce genre fort curieux et remontant à la fin du XIIIe ou au commencement du XIVe siècle: ce sont une boîte de miroir à deux valves, et une petite boîte à fard, fort analogue comme forme aux vases du même genre dont faisaient usage les anciens. Le harnachement des chevaux pouvait aussi être du domaine de l'émailleur, et le Musée de Cluny possède un fort beau mors de cheval de ce genre; mais ces monuments sont de la plus grande rareté. Il n'y a, dans cette série civile, de réellement communs que les bassins à laver, auxquels on a donné le nom de gémellions, parce qu'ils vont par paire. Ces pièces, sortes de plats d'une médiocre profondeur, sont décorés généralement d'une série d'écussons émaillés, les uns conformes aux règles du blason, les autres absolument de fantaisie, ou bien de représentations empruntées à la vie civile: scènes de chasse ou de danse, jongleurs ou ménestrels, etc. Tous les personnages, souvent assez bien dessinés, sont réservés et gravés sur un fond d'émail. Au revers se voient presque toujours des ornements gravés: une fleur de lis, un griffon ou tout autre motif de décoration formant le centre d'une rosace dont les extrémités viennent mourir sur les bords du plat. Dans chaque paire de gémellions s'en trouve un qui est muni d'une sorte de goulot ou gargouille en forme de tête de dragon. C'est ce goulot qui permettait de verser de ce bassin, que l'on tenait dans la main droite, l'eau qu'il contenait, et que l'on recevait dans le second bassin que l'on tenait horizontalement dans la main gauche. De nombreuses miniatures nous renseignent à merveille sur cet usage. On sait qu'au moyen âge, époque à laquelle les soins de la toilette tenaient cependant une place assez modeste dans la vie journalière, on ne se serait point mis à table dans une maison de quelque importance sans s'être au préalable lavé les mains. Cet usage suffît à expliquer la quantité de gémellions existant encore aujourd'hui. Le jour où la mode des cuillers et plus tard des fourchettes a fait tomber ce louable usage en désuétude, les gémellions ont servi dans les églises à recevoir les offrandes des fidèles; de meubles civils ils sont devenus religieux, et voilà pourquoi le plus grand nombre d'entre eux a perdu son ornementation d'émail; les monnaies, sans cesse remuées ou jetées sans précaution, n'ont pas tardé à la faire disparaître.

Les coffrets, presque sans exception, n'ont été à l'origine que des meubles civils; par la suite des temps, ils ont pu être transformés en reliquaires; mais l'absence de tout symbole religieux dans leur décoration indique assez à quel usage ils étaient destinés. Le coffret du trésor de Conques remonte au commencement du XIIe siècle. Une décoration analogue de disques ou d'écussons de cuivre émaillé et doré a été appliquée au XIIIe et au XIVe siècle à des boîtes de bois, de cuir ou d'ivoire. On connaît l'un de ceux que possède le Musée du Louvre; il provient de l'abbaye du Lys, et comme il contenait une relique de saint Louis, le nom de ce roi lui est resté attaché, bien que d'après les synchronismes que l'ont peut établir à l'aide des écussons qui le décorent, il soit quelque peu postérieur au règne de Louis IX, très probablement de l'époque de Philippe le Bel. Un coffret analogue figure dans le trésor du Dôme d'Aix-la-Chapelle; un autre est possédé par l'église de Longpont; des fragments d'un quatrième se voient au musée de Turin; ils proviennent de la cathédrale de Verceil où ce coffret a servi pendant longtemps à contenir la dépouille mortelle d'un cardinal; enfin une autre décoration de médaillons de ce genre, très complète, fait aussi partie de la collection Dzialynska. Dans presque toutes ces pièces, les disques émaillés, écussons d'armoiries polychromes ou médaillons à fond bleu, offrant des personnages ou des animaux gravés ou réservés, n'étaient pas appliqués directement sur le bois. La boîte était d'abord recouverte d'une épaisse couche de peinture à la colle par-dessus laquelle on posait une feuille d'étain. Cet étain était ensuite teinté au moyen d'un vernis léger soit vert, soit rouge, très transparent, ce qui donnait à toute la pièce un grand éclat que venaient encore rehausser les dorures des plaques émaillées. Tous ces coffrets sont munis de couvercles plats, montés à charnières, fermés par des serrures en cuivre, d'un bon dessin, dans lesquelles viennent s'engager des moraillons ou simples ou doubles. Les dragons que nous avons déjà vus figurer sur les crosses se retrouvent ici; ils servent à former soit les moraillons, soit les points d'attaches des charnières. Des cabochons de cristal, teintés diversement au moyen de paillons, des clous de cuivre disposés symétriquement sur le fond, complètent cette décoration d'un goût excellent....

Gémellions en cuivre émaillé. Limoges, XIIIe siècle. (Musée de Cluny.)
Gémellions en cuivre émaillé. Limoges, XIIIe siècle. (Musée de Cluny.)

Dès le milieu du XIIe siècle, les plaques des monuments de Geoffroy Plantagenet et de l'évêque d'Angers Eulger nous le prouvent, l'émaillerie avait été employée avec succès pour la décoration des tombeaux. Les Limousins ne semblent du reste pas avoir eu, à l'origine, le monopole de cette fabrication, car le tombeau de Henri, comte de Champagne, élevé à Troyes, avait été fait par des orfèvres allemands ou lorrains. Quoi qu'il en soit, dans le courant du XIIIe siècle, les Limousins développèrent si bien cette branche de leur industrie qu'ils exportèrent des tombeaux tout faits, exactement comme des châsses; c'est ce qui fait qu'il subsiste encore, à l'étranger, en Angleterre et en Espagne, quelques-uns de ces monuments dont l'origine française n'est pas douteuse. On a cité souvent à l'appui de cette opinion un texte du compte des exécuteurs testamentaires de Gautier de Merton, évêque de Rochester, mentionnant un paiement fait à Jean de Limoges pour le tombeau de l'évêque, qu'il alla, avec un aide, mettre lui-même en place. Le fait remonte à 1276. La tombe de Gautier de Merton a disparu, mais il subsiste encore en Angleterre, à Westminster, dans le tombeau d'Aymar de Valence, comte de Pembroke, un témoin irrécusable de l'importation limousine. Un tombeau d'évêque, conservé dans la cathédrale de Burgos, nous fournit la preuve du même fait pour l'Espagne.

Coffret dit de saint Louis. Travail limousin. Époque de Philippe le Bel. (Musée du Louvre.)
Coffret dit de saint Louis. Travail limousin. Époque de Philippe le Bel. (Musée du Louvre.)

Dans toutes ces effigies funéraires, la part du sculpteur est au moins aussi grande que celle de l'émailleur. Sur un bloc de bois, préalablement dégrossi suivant les contours généraux de la statue, on a appliqué des plaques de cuivre martelées et repoussées, ciselées même dans certains cas. L'émail intervient dans les bordures, les ornements des vêtements, la décoration des coussins et du fond sur lesquels reposent la statue. Quelquefois, il est vrai, cette décoration en émail est fort considérable. Nous n'en voulons pour exemple que le tombeau des enfants de saint Louis, autrefois conservé dans l'abbaye de Royaumont, maintenant dans l'église de Saint-Denis.

Le nombre de ces tombes entaillées, fabriquées à Limoges, a été fort grand, et Gaignières nous a heureusement conservé le dessin de plusieurs d'entre elles qui par la suite ont été livrées, au poids du cuivre, à des chaudronniers, sans que ce vandalisme ait jamais profité ni à ceux qui l'ordonnaient ni à ceux qui, en véritables brutes, n'y voyaient que matière à fabriquer des casseroles. La tombe des enfants de saint Louis, dont le fond est orné de grands rinceaux et de figures d'anges et de moines en prière, date de 1248; celle de Blanche de Champagne, femme de Jean Ier, duc de Bretagne, date de la fin du XIIIe ou du commencement du XIVe siècle; elle était terminée en 1306; on la conserve au Musée du Louvre. Le monument du cœur de Thibaut V de Champagne, à Provins, est postérieur à 1270, date de la mort de ce prince. Voilà celles qui subsistent aujourd'hui en France; mais nous n'avons plus ni celle de Philippe de Dreux, à la cathédrale de Beauvais (1210), ni ceux de Géraud, évêque de Cahors, et d'Aymeri Guerrut, archevêque de Lyon, enterrés à Grandmont en 1250 et 1245, ni ceux que Jean Chatelas, bourgeois de Limoges, avait, avant 1267, faits pour les comtes de Champagne, Thibaut III et Thibaut IV. Tout cela a été fondu. Perte d'autant plus regrettable que si nous en jugeons par la description du tombeau du cardinal de Taillefer, inhumé à La Chapelle-Taillefer en 1312, ou par les dessins de celui de Marie de Bourbon (♰ 1274), dans l'abbaye de Saint-Yved-de-Braine, ces monuments étaient parfois très somptueux; ce dernier notamment offrait sur son pourtour trente-six figures de cuivre, en ronde bosse, placées sous des arcatures, qui, à en juger par les inscriptions, étaient des portraits de personnages contemporains.

E. Molinier, L'Émaillerie, Paris, Hachette, 1891,
in-16. Passim.


VI—VILLARD DE HONNECOURT, ARCHITECTE DU XIIIe SIÈCLE.

L'incertitude qui règne sur les procédés manuels des artistes du moyen âge, l'ignorance absolue où l'on est de la manière dont se faisait leur instruction, donneront quelque intérêt à la description d'un manuscrit unique en son genre, qui paraît avoir été le livre de croquis d'un architecte du XIIIe siècle. J'appellerai album ce singulier ouvrage qui fait partie des manuscrits de la Bibliothèque nationale. C'est un petit volume de 33 feuillets de parchemin cousus sous une peau épaisse et grossière qui se rabat sur la tranche. Une note, écrite au XVe siècle sur le verso du dernier feuillet, prouve qu'à cette époque l'album en contenait quarante et un; les mutilations qui ont réduit ce nombre ont l'air d'être déjà anciennes.

Comme les feuillets ne sont pas égalisés entre eux, leurs dimensions varient de 15 à 16 centimètres de largeur sur 23 à 24 de haut. Chacun d'eux est couvert sur les deux côtés de dessins à la plume, qu'on voit avoir été esquissés à la mine de plomb. Des notes explicatives, conçues dans le dialecte picard du XIIIe siècle et écrites en belle minuscule de la même époque, accompagnent plusieurs de ces dessins.

Ces notes manuscrites fournissent sur l'auteur de l'album, sur l'époque à laquelle il vivait, sur ses travaux, quelques notions.

Au verso du premier feuillet on lit:

«Wilars de Honecort vous salue, et si proie a tos ceus qui de ces engiens ouverront, con trovera en cest livre, qu'il proient por s'arme et qu'il lor soviengne de lui; car en cest livre puet on trover grant consel de le grant force de maconerie et des engiens de carpenterie; et si troverés le force de le portraiture les trais ensi comme li ars de jometri le command et enseigne. Villard de Honnecourt vous salue et prie tous ceux qui travailleront aux divers genres d'ouvrages contenus en ce livre, de prier pour son âme et de se souvenir de lui; car dans ce livre on peut trouver grand secours pour s'instruire des principes fondamentaux de la maçonnerie et de la construction en charpente. Vous y trouverez aussi la méthode pour dessiner au trait, selon que l'art de géométrie le commande et enseigne.»

Cette note peut passer pour une préface. Elle apprend le nom de l'auteur, le lieu de son origine, la nature ainsi que la destination de son livre. Villard de Honnecourt ayant composé ce recueil, le lègue aux gens de son métier, qui y trouveront nombre de procédés pour la pratique de la maçonnerie, la construction en charpente et l'application de la géométrie au dessin. Il leur demande, en récompense, d'avoir mémoire de lui et de prier pour son âme.

Villard de Honnecourt, à en juger par son surnom, était Cambrésien, car Honnecourt est un village sur l'Escaut, à cinq lieues de Cambrai. Cette présumable origine prend la consistance d'un fait certain par la présence dans l'album de deux dessins, dont l'un est le plan de l'église de Vaucelles, abbaye située tout à côté d'Honnecourt; dont l'autre représente également, en plan, le chœur de l'église cathédrale de Cambrai.

De même que tous les hommes de son temps qui savaient quelque chose, notre architecte avait beaucoup voyagé. «J'ay esté en moult de terres,» dit-il en un endroit, et à l'appui de son dire, il invoque les monuments de tous pays réunis dans son album. En effet, c'est presque un itinéraire que ce manuscrit. On l'y voit traverser la France du nord à l'ouest, puis parcourir l'empire d'Allemagne jusque par delà ses limites les plus reculées. S'arrêtant une fois à Laon il y prend le croquis de l'une des tours de la cathédrale, «la plus belle tour qu'il y ait au monde,» à son avis. Ses études minutieuses sur la cathédrale de Reims prouvent qu'il séjourna longtemps dans cette ville. Son passage à Meaux est constaté par un plan de Saint-Étienne, son passage à Chartres par un dessin de la grande rose occidentale de Notre-Dame. Plus loin, on le trouve installé devant le portail méridional de la cathédrale de Lausanne dont il copie la rose existante encore aujourd'hui. Enfin, l'album atteste un long séjour de l'auteur en Hongrie.

Il est à regretter que le manuscrit de Villard de Honnecourt fournisse moins de renseignements sur ses travaux comme architecte que sur ses pérégrinations. On n'y voit qu'une composition signée de lui; encore en partage-t-il le mérite avec un confrère. Cet ouvrage consiste en un plan de sanctuaire pour une église de premier ordre. Le chœur est enveloppé d'une double galerie et de neuf chapelles, les unes de forme carrée, les autres en hémicycle. Elles alternent sur ce double patron à droite et à gauche de l'abside qui est carrée.

Dans l'intérieur, on lit cette légende: Istud bresbiterium[90] invenerunt Vlardus de Hunecort et Petrus de Corbeia inter se disputando.

Ainsi cette disposition insolite fut le résultat d'une conférence entre Villard et un sien confrère appelé Pierre de Corbie; rien n'indique d'ailleurs qu'elle ait été exécutée....

Des dates certaines permettent de faire sortir Villard de la grande école du temps de Philippe Auguste; elles le placent au beau milieu de cette génération d'hommes par l'industrie de qui le genre gothique atteignit, comme système de construction, ses derniers perfectionnements[91]....

[M. J. Quicherat classe ensuite, en neuf chapitres, les matières traitées pêle-mêle dans l'Album. Voici les titres de ces chapitres: 1º Mécanique; 2º Géométrie et trigonométrie pratique; 3º Coupe des pierres et maçonnerie; 4º Charpente; 5º Dessin de l'architecture; 6º Dessin de l'ornement; 7º Dessin de la figure; 8º Objets d'ameublement; 9º Matières étrangères aux connaissances spéciales de l'architecte et du dessinateur. Voici le dernier chapitre:]

Villard de Honnecourt paraît avoir été curieux de l'étude de la nature. Sa mémoire était ornée de tous les on-dit dont la science zoologique se composait alors exclusivement. L'une des figures de lion qu'il a dessinées donne lieu à notre auteur de rapporter le fait suivant: «Je veux vous dire quelque chose de l'éducation du lion. Celui qui dresse le lion a deux petits chiens; lorsqu'il veut faire faire quelque chose au lion, il lui dit son commandement. Si le lion grogne, il bat ses petits chiens. Or le lion a si grand peur à voir battre les petits chiens, qu'il réprime son humeur et fait ce qu'on lui commande. Je ne parle pas du cas où il serait en colère, car alors il ne céderait ni par mauvais, ni par bon traitement.»

A la page suivante, il donne cette explication au-dessus du dessin, fort peu réussi, d'un porc-épic: «Voici un porc-épic. C'est une petite bête qui lance ses soies quand elle est en colère.»

Enfin il donne, en terminant son manuscrit, une instruction qui ne me semble convenir qu'à la confection d'un herbier: «Cueillez vos fleurs au matin, de diverses couleurs, en ayant soin que l'une ne touche pas l'autre. Prenez une espèce de pierre qu'on taille au ciseau; qu'elle soit blanche, lisse et mince; puis mettez vos fleurs sous cette pierre, chaque espèce à part. Par ce moyen vos fleurs se conserveront avec leurs couleurs.» Il y a à conclure de là qu'il pratiquait la botanique, au moins comme amateur. S'il ne se préoccupait pas tant de la couleur, on pourrait dire que c'était pour avoir des modèles d'ornements à mettre sur les chapiteaux des colonnes, puisque c'est de son temps que les fleurs de nos pays, imitées en placage, ont commencé à remplacer, pour la décoration de l'architecture, les feuillages et fleurons imaginaires de l'antiquité.

C'est à un autre ordre de connaissances, à l'art du potier, qu'est empruntée la recette suivante: «On prend chaux et tuile romaine pilée, et vous faites à peu près autant de l'une que de l'autre, mettant plutôt la tuile en excès, de telle sorte que ce soit sa couleur qui domine. Détrempez ce ciment d'huile de graine de lin. Vous en pourrez faire un vase à contenir de l'eau.» C'était une poterie crue qui devait avoir la consistance de la pierre. Le moyen âge le tenait certainement de l'antiquité. Sa composition ressemble beaucoup à celle de certains mortiers que Paul le Silentiaire dit avoir été employés à la construction de Sainte-Sophie.

Je crois reconnaître la préparation d'une pâte épilatoire dans une autre recette, écrite immédiatement après la précédente: «On prend chaux vive qui a bouilli et orpiment; on met le tout dans de l'eau bouillante avec de l'huile. C'est un onguent bon pour ôter le poil.»

Enfin comme remède aux blessures qu'on se faisait souvent autour de lui, Villard de Honnecourt avait trouvé dans ses lectures, ou reçu de quelque empirique, l'ordonnance que voici: «Retenez ce que je vais vous dire. Prenez des feuilles de chou rouge, de la sanemonde (c'est une plante qu'on appelle chanvre-bâtard), aussi de la plante appelée tanaisie et du chènevis ou semence du chanvre. Broyez ces quatre plantes, de sorte qu'il n'y ait pas plus de l'une que de l'autre. Ensuite vous prendrez de la garance, en quantité double de chacune des quatre autres plantes. Broyez-la aussi et mettez ces cinq plantes dans un pot pour les faire infuser avec du vin blanc, le meilleur que vous pourrez avoir, en vous réglant pour la dose sur ce que la potion ne soit pas trop épaisse et qu'on la puisse boire. N'en buvez pas trop, vous en aurez assez d'une pleine coquille d'œuf. Quelque plaie que vous ayez, vous en guérirez. Essuyez vos plaies d'un peu d'étoupes, mettez dessus une feuille de chou rouge, puis buvez de la potion, le matin et le soir, deux fois par jour. Elle vaut mieux infusée dans de bon vin doux que dans d'autre vin; le vin doux fermentera avec les plantes. Si vous en infusez dans du vin vieux, laissez-les deux jours avant d'en boire.»

Après tout ce qui précède, je crois qu'il me sera permis, toute proportion gardée entre les deux époques, de définir par les paroles de Vitruve l'instruction de l'architecte au XIIIe siècle: Eum et ingeniosum esse oportet et ad disciplinas docilem; et ut litteratus sit, peritus graphidos, eruditus geometria et optices non ignarus, instructus arithmetica, historias complures noverit, philosophos diligenter audiverit, musicam sciverit, medicinæ non sit ignarus.

J. Quicherat, Mélanges d'archéologie et d'histoire,
t. II, Paris, A. Picard, 1886, in-8º.


VII—LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE AU XIIIe SIÈCLE.

I.—Le clergé normand, d'après le registre d'Eude Rigaud.

Eude Rigaud est un des hommes les plus remarquables du règne de saint Louis. Les historiens du XIIIe siècle ont gardé sur lui un profond silence. Quelques lignes consacrées à sa mémoire n'eussent cependant pas été déplacées dans les histoires du saint roi, qui l'honora de sa confiance et de son amitié; heureusement il nous est parvenu un document qui, mieux qu'aucun historien, nous révèle dans ses moindres particularités la vie de cet illustre prélat. Nous voulons parler du registre où il a consigné jour par jour les actions des vingt et une années de son épiscopat. C'est dans ces notes, non destinées à la publicité, qu'il faut chercher un tableau fidèle des mœurs du clergé du XIIIe siècle. C'est là aussi qu'il faut suivre les patients efforts d'un homme qui consacra sa vie tout entière à réprimer les nombreux excès des clercs de son temps....

Eude Rigaud, entré en 1242 dans l'ordre de saint François, fut sacré archevêque de Rouen au mois de mars 1247. Son premier soin fut la visite des doyennés ruraux de son diocèse. Dans l'impossibilité de se transporter sur chaque paroisse, il réunissait tous les curés d'un doyenné dans une même assemblée. Là se faisait une sévère enquête sur les mœurs de chacun d'eux. Six prêtres, investis des fonctions de jurés (juratores) dénonçaient hardiment tous les désordres que la voix publique imputait à leurs confrères. Ces désordres peuvent être rattachés aux chefs suivants:

Excès de boisson.Querelles.—Je trouve plusieurs fois répété le reproche de fréquenter les tavernes et celui de boire jusqu'au gosier. De là des rixes, de là des habits oubliés dans les lieux de débauche, de là même des clercs étendus ivres-morts dans les champs.—Outre les querelles nées de la boisson, d'autres prennent leur source dans le caractère violent de certains curés amis de la discorde. Ils prennent part aux mêlées, ils se battent avec leurs paroissiens; un d'entre eux tira même l'épée contre un chevalier.

Commerce.—Le plus ordinairement l'accusation se borne à signaler tel ou tel curé comme s'adonnant au négoce. Dans beaucoup de cas cependant, la nature de ce négoce est spécifiée. Il consiste, par exemple, à donner son argent aux commerçants pour en retirer l'intérêt, à avoir des navires sur la mer, à s'immiscer dans le commerce des bois, à louer des terres pour les ensemencer, à prendre des fermes, à percevoir les droits de péage et de tonlieu, à engraisser des porcs, à vendre des béliers, des vaches, des chevaux, du chanvre, du vin, du cidre. Les curés débitants de boissons poussaient l'abus jusqu'à enivrer leurs paroissiens. Le commerce des grains est aussi sévèrement prohibé. Il paraît que dès lors les spéculateurs sur les denrées connaissaient les marchés à terme.

Jeux.—Les jeux défendus sont les dés, la boule, le palet. En 1248, on faisait un reproche au prêtre de Baudriou Bosc de prendre part aux tournois.

Habits.—D'après les statuts synodaux, les prêtres ne devaient monter à cheval qu'avec des chapes rondes et fermées. Malgré cette prescription, beaucoup voyagent en soutanes ouvertes ou en tabards, ce qui est probablement la même chose. La chape avait un capuchon: certains prêtres sont notés pour ne l'avoir point rabattu sur leur tête et lui avoir préféré la coiffe. Ceux dont les goûts mondains ne se contentaient même pas du tabard et de la coiffe prenaient l'habit des gens de guerre et portaient des armes. Notons encore le reproche adressé à un prêtre d'avoir acheté un habit séculier.

Abus dans l'administration ecclésiastique.—Des curés non promus à la prêtrise négligent de se présenter aux ordinations, ou bien, quand ils ont reçu cet ordre, passent des années entières sans célébrer; d'autres ne résident point dans les paroisses qui leur sont confiées; ils exigent un salaire pour administrer les sacrements; un chapelain fut réprimandé pour avoir, la veille de Noël, chanté la messe à prix d'argent. L'accusation d'avoir célébré des mariages clandestins ou sans faire les bans est très rare. La location, l'engagement ou l'aliénation des livres de l'Église est sévèrement interdite et peu de curés sont en défaut pour ce sujet. Il n'en est pas de même quant à l'obligation où ils sont de se rendre aux synodes, chapitres ou kalendes.

Tels sont les principaux abus qu'Eude Rigaut trouva dans le clergé séculier de son diocèse. Les moyens qu'il employa pour y mettre un terme furent assez divers. Pour les moindres désordres, il établit des amendes pécuniaires qui se levaient par les doyens. C'est ainsi qu'il force les curés à venir aux synodes et à se procurer des chapes. Le curé de Virville devait payer cinq sous toutes les fois qu'il s'enivrait ou seulement qu'il entrait dans une taverne située à moins d'une lieue de son domicile. Pour les fautes plus graves, l'évêque eût pu recourir aux censures canoniques, et prononcer la suspense ou l'interdiction; mais ces châtiments avaient déjà perdu bien de leur efficacité et l'excommunication même n'empêchait pas certains prêtres de remplir leurs fonctions habituelles. Il eut encore pu déférer les coupables aux tribunaux ecclésiastiques, mais cette voie était longue et souvent le coupable n'eût pas été atteint. Eude préféra d'autres moyens, il exigea de ceux qu'il avait trouvés en défaut des lettres authentiques, par lesquelles ils avouaient leurs torts, promettaient de s'en corriger, et déclaraient que s'ils venaient à manquer à leur engagement, ils seraient par là même, et sans aucune procédure, privés de leur bénéfice....

Ces mesures n'avaient pour but que de réformer le clergé pourvu des bénéfices avant l'intronisation d'Eude Rigaud. Pour prévenir ces abus dans la génération suivante, il usa d'une grande circonspection dans l'admission des clercs présentés par les patrons. Persuadé que dans le prêtre les mœurs sont en rapport avec l'instruction, il leur faisait subir un examen, avant de leur conférer un bénéfice. Le registre contient les procès-verbaux de plusieurs de ces examens. Nous ne pouvons nous empêcher d'en rapporter un exemple. Nous prenons au hasard un prêtre, nommé Guillaume, présenté à l'église de Rotois.

Son examen eut lieu le 8 des kalendes de mars 1258. Les examinateurs étaient, outre l'archevêque, Symon, archidiacre de Rouen, maître Pierre d'Aumalle, chanoine de Rouen, frère Adam Rigaud et Jean de Morgneval, clerc du prélat. Le candidat fut interrogé sur ce passage de la Genèse: Ade vero non inveniebatur adjutor similis ejus, inmisit ergo Dominus Deus soporem in Adam, etc. Voici comment il construisit cette phrase et la rendit mot à mot en langue romane: Ade Adans, vero adecertes, non inveniebatur ne trouvoit pas, adjutor aideur, similis samblables, ejus de lui. Dominus nostre sire, immisit envoia, soporem encevisseur, in Adam.... A la demande qu'on lui adressa de décliner le mot inmisit, il répondit: inmitto, tis, si, tere, tendi, do, dum, inmittum, tu, inmisus, inmittendus, tor, teris, inmisus, tendus. On lui fit faire le même exercice sur le verbe repplere, et, comme il avait dit au gérondif repplendi, l'archevêque insista et lui fit épeler (sillabicari) ce dernier mot, qu'il divisa en quatre syllabes, rep-ple-en-di. Eude Rigaud leva la séance en constatant son incapacité à chanter le morceau: Voca operarios. Nous ignorons si les juges le déclarèrent admissible.

Des candidats, rejetés à la suite d'examens encore moins brillants que le précédent, en appelèrent au pape. Ces appels étaient une arme dont s'emparaient tous ceux qui se trouvaient atteints par la juste sévérité de l'archevêque. Mais il ne s'en mettait guère en peine, car il jouissait du plus haut crédit à la cour de Rome; et comme on avait subrepticement obtenu contre lui quelques lettres du pape pour le faire comparaître devant des juges étrangers, Innocent IV, le 2 des kalendes d'avril 1250 révoqua ces lettres et défendit qu'on le mît en cause hors de son diocèse....

L. Delisle, Le clergé normand au XIIIe siècle, dans
la Bibliothèque de l'École des chartes, 1846.

II.—BOURGEOIS ET MARCHANDS, D'APRÈS LES SERMONS.

Le bourgeois de Paris, au XIIIe siècle, a déjà quelque chose du type de l'esprit fort moderne. Tout en conservant la foi de ses pères, il affiche pour les sermons et les sermonnaires un certain dédain. Voit-il un prêtre monter en chaire? Il lui tourne le dos, et sort de l'église jusqu'à ce que sa parole ait cessé de retentir; habitude commune, du reste, aux importants de plus d'une cité. Il a confiance dans les avantages que lui donnent sa richesse et les privilèges enviés de sa caste. Un bourgeois du roi! Malheur à qui l'offense! Le téméraire est aussitôt traîné devant le souverain, il est atteint et convaincu d'avoir enfreint les libertés de la ville, il est frappé dans sa personne et dans ses biens. Parfois, cependant, ces poursuites judiciaires tournent au détriment du plaignant, et l'agresseur est renvoyé absous. Inde iræ! Toute l'histoire du temps est remplie de querelles semblables entre la jeunesse turbulente des écoles et la fière bourgeoisie de la capitale. La noblesse se permet aussi de violer les franchises: elle n'en est pas toujours punie, mais elle n'échappe pas au jugement. Un chevalier, passant un jour sur un des ponts de Paris, rencontre un bourgeois blasphémant à outrance; la colère l'emporte, et, d'un coup de poing, il lui brise une partie de la mâchoire. Arrêté sur-le-champ, il est cité pour ce délit devant le tribunal du roi, et, après avoir attendu son audience pendant fort longtemps, il expose ainsi sa défense: «Seigneur, vous êtes mon roi terrestre, et je suis votre homme-lige; si j'entendais quelqu'un vous dénigrer ou vous dire des sottises, je ne pourrais me contenir et je vengerais votre injure. Eh bien! celui que j'ai frappé outrageait de même mon roi céleste: comment serais-je resté impassible?» Et le prince qui n'aimait pas les blasphémateurs (ce trait se rapporte peut-être à saint Louis) le laissa aller en liberté.

Il n'était pas rare de voir des membres de la bourgeoisie, sortis d'une condition infime, s'élever aux plus hauts degrés de la fortune et même de la science. Tout citadin rêvait, comme aujourd'hui, pour son fils l'opulence ou la renommée; l'immobilité des rangs sociaux n'était plus si rigoureuse. Le chef d'une puissante famille de cette classe, Jean Poinlane, nous est montré par Pierre de Limoges commençant sa carrière dans la dernière indigence: il courait les rues en colportant de la viande dans un grand plat (perapside), et n'avait pas d'autre gagne-pain; c'était, selon toute apparence, un apprenti boucher. Devenu plus tard un des plus riches personnages de la capitale, il fit enchâsser ce vieux plat dans une monture d'or et d'argent, en souvenir de sa pauvreté première; il le gardait comme une relique et se le faisait présenter les jours de bonne fête. Son fils était, vers le milieu du XIIIe siècle, un docteur célèbre dans l'Université, lié avec Pierre de Limoges et connu sous le nom de Jean de Paris; il embrassa plus tard l'ordre de saint Dominique.

Le principal instrument de la richesse des bourgeois, c'était le négoce. L'industrie était fort limitée, la spéculation dans l'enfance; et pourtant l'on retirait du commerce des avantages considérables. Il est vrai de dire que ce n'était pas toujours sans avoir recours à la fraude: les petits marchands comme les gros employaient bien des stratagèmes que l'on croit généralement d'invention plus moderne. La morale de la chaire est sans pitié sur ce point, et elle a vraiment de quoi choisir parmi les ruses de métier dignes de flétrissure. Les aubergistes et les cabaretiers mêlent en cachette de l'eau à leur vin, ou du mauvais vin à du bon. L'hôtelier fait payer une mauvaise chandelle dix fois sa valeur, et réclame encore un supplément si l'on a eu le malheur de se servir de ses dés; petites extorsions qui sont de droit aujourd'hui. De maudites vieilles, comme les appelle un austère critique, frelatent abominablement le lait, ou, lorsqu'elles veulent vendre leur vache, cessent de lui en tirer quelques jours auparavant, pour que ses mamelles gonflées fassent croire qu'elle en produit davantage. Elles cherchent à donner à leurs fromages une apparence plus grasse en les plongeant dans la soupe (in pulmentis suis). Le chanvre ou la filasse, qui s'achète au poids, est déposée durant une nuit sur la terre humide, afin de devenir plus lourde. Les bouchers usent d'un artifice qui demande plus d'habileté: ils soufflent la viande et le poisson (car ils tiennent ces deux denrées à la fois). Avant de livrer un porc, ils ont soin d'en extraire le sang, dont ils se servent pour rougir la gorge des poissons décolorés par la vétusté. Ils vendent aussi des chairs cuites (la charcuterie), mais ils s'arrangent de manière à ne pas moins gagner dessus. «Il y a sept ans que je n'ai acheté de viande ailleurs que chez vous, disait à l'un d'eux un chaland naïf, dans l'espoir d'obtenir un rabais sur ses fournitures.—Sept ans! lui répondit-il plein d'admiration, et vous vivez encore!»

Ce n'est là, sans doute, qu'un apologue spirituel; mais Jacques de Vitry raconte comme étant positivement arrivé, durant son séjour en Palestine, le trait d'un empoisonneur de même espèce, qui, dans la ville d'Acre, vendait aux pèlerins des mets corrompus. Pris un jour par les Sarrasins et conduit devant le Soudan, il lui prouva d'une façon péremptoire qu'il le débarrassait chaque année de plus de cent de ses ennemis: cette facétie lui valut sa grâce.

Les accapareurs ne sont pas moins criminels. Ils cachent les denrées pour faire venir la disette et la cherté; mais qu'arrive-t-il? Dieu les punit en envoyant le beau temps, et ils finissent par se pendre de désespoir sur leurs monceaux de grains. Les marchands d'étoffes se vantent de rattraper sur la bure ce qu'ils perdent sur l'écarlate (melius est lucrari in burello quam perdere in scarletis). «Ils ont une aune pour vendre et une autre pour acheter; mais le diable en a une troisième, avec laquelle, suivant le proverbe, il leur aulnera les costez. Ils ne mettent leurs articles en étalage que dans les rues obscures, afin de tromper le public sur leur qualité (il faut se souvenir aussi que les rues claires n'abondaient pas); mais ils seront eux-mêmes privés de la lumière éternelle.» Les changeurs, les orfèvres, dont le grand pont de Paris est couvert, ourdissent des complots pour rendre vile la monnaie précieuse, et vice versa: c'est encore une manière de dépouiller les voyageurs et les passants. On en voit même qui trient les deniers les plus lourds pour en extraire de l'argent; et non contents d'altérer les bons, ils en fabriquent de faux, qui seraient très difficiles à reconnaître s'ils n'étaient plus doux au toucher.

Mais de tous les crimes enfantés par l'esprit de négoce et de spéculation, il n'en est pas de plus grave, aux yeux de l'Église, que l'usure. La morale religieuse, comme la loi civile, du reste, se préoccupe sans cesse de la répression de cet abus, si répandu alors, et pourtant bien plus sévèrement jugé que de nos jours. L'usure est assimilée au vol pur et simple: il n'y a qu'un seul moyen de la réparer, c'est la restitution. La légitimité de l'intérêt n'est point admise en principe. Les usuriers sont des monstres dans la nature: Dieu a créé les cultivateurs, les clercs, les soldats; mais c'est le diable qui a inventé cette quatrième catégorie. Aussi les exemples les plus effrayants, les histoires les plus saisissantes circulent-elles sur leur compte. Il est rare qu'ils veuillent abandonner au moment de la mort le fruit de leurs longues rapines, amassé avec tant d'acharnement: le remords les assiège, ils cherchent mille moyens d'expier leur avarice, ils font des prières, des aumônes; mais enfin ils ne restituent pas, et ils expirent dans l'impénitence. Leur dépouille mortelle, dans ce cas, ne doit pas être ensevelie en terre chrétienne. Cette règle n'est cependant pas appliquée dans toute sa rigueur, comme l'indique le trait suivant. Un usurier, étant mort, fut mis dans le cercueil: mais, lorsqu'il s'agit de le transporter au cimetière, personne ne put le soulever; la bière demeurait clouée au sol. Un ancien dit alors: «Vous savez que c'est la coutume, en cette ville, que chacun soit descendu dans la tombe par ses pairs, les prêtres par les prêtres, les bouchers par les bouchers, etc. Vous n'avez donc qu'une chose à faire: c'est d'appeler quatre usuriers.» Le conseil fut trouvé bon, et, en effet, les collègues du défunt enlevèrent sans difficulté le cercueil.

Étienne de Bourbon atteste avoir vu, lorsqu'il étudiait à Paris, apporter dans l'église de Notre-Dame un de ces malades, consumés par le feu sacré ou mal des ardents, qui venaient implorer de la sainte Vierge leur guérison. Ses voisins le disaient enrichi par l'usure. Les prêtres l'exhortèrent à renoncer aux biens qu'il avait acquis par ce moyen coupable, afin de pouvoir obtenir la santé. Mais il refusa avec persistance. Son corps devint alors tout noir, et il fallut le renvoyer de l'église: il rendit l'âme le soir même.

Ces châtiments exemplaires n'empêchaient pas «les adorateurs de la croix d'argent» d'être redoutés et honorés durant leur vie. On en voyait ruiner de braves chevaliers partant pour la croisade, réduire leur famille à la dernière indigence, et les faire emprisonner eux-mêmes par le seigneur du lieu, sitôt qu'ils ne pouvaient plus leur extorquer ni gages ni deniers. Petit à petit, et d'usure en usure, ils arrivaient à se créer un nom, une position influente; comme ce jeune vaurien, qu'on appelait d'abord le galeux, et qui, étant parvenu par des gains illicites à pouvoir s'habiller convenablement, se fit appeler Martin Galeux; lorsqu'il eut accru sa fortune, on le nomma seigneur Martin, tout court; puis enfin il devint immensément riche, et on ne lui dit plus que monseigneur Martin, en le traitant comme un personnage digne de tous les respects....

A. Lecoy de la Marche, La Chaire française
au moyen âge
, Paris, H. Laurens,
1886, 2e éd. Passim.

III.—LES VILAINS, D'APRÈS LES FABLEAUX.

Voici maintenant les misérables huttes des vilains, agglomérées en hameaux ou plantées au milieu d'un clos, comme «ces maisons du Gastinois», dont chacune est «en un espinois». L'établissement de chacun se compose, ou devrait se composer, au complet, d'un corps de logis destiné à l'habitation, d'un bordel (grange), d'un buiron ou cabane à mettre le foin, d'un four et d'un bûcher pour le bois, avec des rangées de bacons (quartiers de lard) pendus aux poutres faîtières. Comme mobilier, un lit sommaire:

..... En .I. angle
.I. lit de fuerre(a) et de pesas(b)
Et de linceus(c) de chanevas(d)...

(a: Grosse paille;) (b: paille;) (c: draps;) (d: grosse toile de chanvre.)

une «table à mengier», des bancs autour du foyer, une ou plusieurs huches; au mur sont accrochés un crible, un sas et d'autres instruments aratoires ou de cuisine, avec des armes: arc, lance, épées rouillées, maçuele (houlette), gibet (gourdin), van, râteau, picois (pioche), cognées, pelles, serpes, faucilles, bêche, hache d'acier. Ajoutez, dans les dépendances, une «cuve à baignier», une charrette, une selle charretière—avec le forrel (étui de cuir), la dossière, les traits, l'avaloire, les penels ou coussins de selle, et la meneoire ou limon—la charrue, l'aiguillon, la herse, la civière avec ses fesches ou bretelles. Derrière le foyer, la toraille où sèchent les graines; au manteau de la cheminée, la boîte à sel, le craisset ou grassot (lampe à graisse) «pour l'hiver», les landiers, la louche, le gril, le «croc à traire du pot la chair quand elle est cuite», les tenailles, le soufflet, le mortier, le molinel (petit moulin), le pestel (pilon), le trépied, le chaudron «à brasser le bouillon». Çà et là, d'autres outils encore: le sarcloir «pour ôter les chardons», la faucille, l'alesne, l'étrille, le couteau «à pain taillier», la queue à aiguiser, les «forces tranchantes», les sacs et la boissellerie, la doloire, la bisaiguë d'acier, la tarière, les fers à mortaises, le canivet, la foisne (fourche), les engins à pêcher, les paniers à poisson, les cruches, les grandes et les petites jattes, les écuelles, les hanaps, les foisselles. Au plafond se balance le chasier (panier à claire-voie) où se conservent les fromages; il y a une échelle mobile pour y accéder.—Le fableau De l'oustillement au vilain, qui fournit cette curieuse énumération du mobilier idéal qu'un vilain à son aise doit acheter en se mariant, contient aussi quelques indications sur le costume des rustres: souliers, chausses, estivaus (bottes), houseaux, cotele (robe de dessous), surcotel, chaperon, chapel, courroie et coutelière, aumônière, bourse, moufles ou gants de cuir solide pour travailler aux haies d'épine[92].—La nourriture des vilains se compose de pain, de fèves, de choux, de raves, d'aulx, de poireaux, d'oignons; peu de viande[93]. Les charbonées, ou tranches de lard grésillées à grand feu, étaient le plat de résistance des jours de fête, avec le flan et le mortreuil (soupe au pain et au lait très épaisse).

Les vilains, ainsi logés, équipés et nourris, n'ont pas eu le bénéfice de la bienveillance des jongleurs, pauvres hères sortis de leurs rangs, il est vrai, mais qui avaient à gagner le pain quotidien en amusant la classe dirigeante des bourgeois et des chevaliers. Croquants, paysans, laboureurs, sont, dans presque tous les fableaux, le point de mire de railleries méchantes, quelquefois d'invectives féroces. Quelques-unes de ces grossières flatteries à l'adresse des gens bien nés, auxquels les rimeurs se plaisent à attribuer une origine totalement différente de celle des misérables, poussent l'exagération jusqu'au délire:

Les vilains, au gré des bouffons de leurs maîtres, ne sont pas assez rudement traités. Le «vilain puant» est né d'une incongruité lâchée par un âne. Dieu, qui déteste sa race, l'a donné aux seigneurs pour qu'il les serve silencieusement, taillable et corvéable sans merci. S'il se plaint, qu'on le mette en prison; s'il a fait quelque économie, qu'on la lui prenne. A-t-il la prétention de manger de temps en temps de bonnes choses? qu'on l'en empêche:

Il deussent mangier chardons
Roinsces, espines et estrain
[94],
Au diemenche por du fain
Et du pesaz en leur semaine...
Il deussent parmi les landes
Pestre avoec les bues cornus,
A .IIII. piez aler toz nus.

Il faut renoncer à énumérer les vices attribués aux vilains. Ils ressemblent fort, du reste, à ceux dont quelques économistes accusent les humbles pour se dispenser de les plaindre. Vilains ne sont jamais contents, ni de leur excellent patron, ni du bon Dieu:

Tout li desplet, tout li anuie,
Vilains het bel, vilains het pluie,
Vilains het Dieu quand il ne fait
Quanqu'il[95] commande par souhait.

Ils sont horriblement sales; l'enfer même, dit Rutebeuf, n'en veut pas, tant ils sentent mauvais. On raconte qu'un vilain, égaré dans la rue des Épiciers, à Montpellier, est tombé à terre, pâmé, avant d'avoir fait deux pas; c'est le parfum inaccoutumé des épices qui le suffoque; un «prud'homme» qui passe par là, suggère, pour le ressusciter, de lui placer sous le nez une pelletée de fumier:

Quand cil sent du fiens[96] la flairor
Les elz oevre, s'est sus sailliz
Et dist que il est toz gariz.

D'où la conclusion que Ne se doit nul desnaturer: la saleté est l'élément du vilain; il doit y rester. Aussi bien, il s'y complaît, et son imprévoyance l'y condamne. Pourquoi se permet-il de prendre femme? Il serait plus à son aise, s'il avait la sagesse de rester seul; mais ces gens-là ne calculent pas. Il n'a pas épargné dix sous qu'il songe au mariage et qu'il a déjà dit à une fille du pays:

«Ma douce seur,
Je vous ainme de tout mon cuer.»

Les voisins commencent à bavarder. Le garçon, disent-ils, gagne sa vie; il n'est pas débauché; avec de l'économie ils noueront bien les deux bouts. Cependant le père de la promise, homme sage, hésite à consentir; il sait bien qu'il n'a pas de quoi constituer une dot convenable, mais la mère «mangerait plutôt du fer et du bois» que de renoncer à l'établissement de la pauvrette avec celui qui l'aime; elle livre assaut à la chancelante prudence de son mari avec une intarissable et très touchante loquacité:

Nous li donrons une vakielle
Et .I. petitet de no terre;
J'ai de mes coses entor mi
De mes napes et de men lin...
Si vous taisiés d'ore en avant!
Laissiés m'ent convenir atant.

Le garçon, à qui un sien parent a promis de le loger gratuitement, contracte quelques dettes pour les frais de la noce. Il se marie. Le lendemain, les amis et connaissances viennent apporter leurs humbles cadeaux: vin, pain, un porcelet, deux gélines, peu d'argent; les commères du voisinage n'évaluent pas la première mise de fonds du jeune ménage à plus de huit sous de deniers. Le porcelet et les poules font leurs ordures dans la pièce qu'ils occupent; le propriétaire s'en plaint rudement. Le pauvre mari, qui voit sa jeune femme pleurer, vend tout le linge du trousseau pour acheter une cabane où ils seront chez eux:

Une maison et .I. pourciel
U il pueent leur huche assir
Et leur lit faire a lor plaisir.

Pendant ce temps-là, l'argent emprunté aux usuriers porte intérêt. L'homme travaille toute la journée sans rattraper l'arriéré. Alors les récriminations vont leur train:

Que dites-vous, puans pendus?
C'à male hart soiiés pendus!
Quand j'issi de l'ostel mon pere
Je en issi bien endrapée,
Je aportai mout boin plice.
Vous me les avés tous vendus...
Qu'a male hart soiiés pendus.

C'est la misère; et le jongleur n'a point de pitié pour cette misère, qu'il se plaît à dire méritée. D'ailleurs, comment plaindre un vilain? Ses souffrances n'atténuent point l'énormité de ses ridicules. Qu'il s'égaye ou qu'il pleure, l'homme des champs n'est qu'un animal; on se moque de sa carrure et de sa gaucherie; il est

..... Grand et merveilleux
Et maufez et de laide hure

comme le Villain de Bailleul. On lui attribue d'incroyables naïvetés. Sa femme met le vilain de Bailleul au point de tout voir sans rien croire, en lui persuadant qu'il est mort. Brifaut, qui va au marché d'Abbeville pour vendre la toile filée par sa ménagère, se la laisse escamoter dans la foule avec une surprenante sottise, et fait des excuses à son voleur. Le Vilain de Farbu crache sur sa soupe pour voir si elle est chaude, et se brûle en l'avalant. Le vilain résume en lui Gribouille et La Palice. Son cerveau engourdi de bœuf de labour est impropre à la pensée; il ne parle qu'en proverbes, comme Sancho Pança. La sagesse des nations est toute sa sagesse, et l'on dresse des recueils de locutions populaires sous le titre de Proverbes au vilain[97].

Sans doute le paysan français du XIIIe siècle était, comme le paysan de tous les temps et de tous les pays, dur, fermé, malpropre, dépourvu de qualités chevaleresques. Les jongleurs nous le représentent (mais, cette fois, sans y trouver à redire) battant sa femme s'il la soupçonne d'inconduite, ou si le souper n'est pas prêt, ou si seulement elle le contredit:

Sa fame prist par les cheveus
Si la rue a terre et traïne.
Le pié li met sur la poitrine:
«Ha! fame! ja Dieus ne t'aïst!»

Cette brutalité de mœurs s'explique par l'âpreté de la vie rustique. A la campagne, l'homme est plus près qu'ailleurs de l'humanité primitive à laquelle toute hygiène matérielle et toute délicatesse psychologique étaient inconnues. On n'a pas le temps d'être plus soigné ni plus aimable qu'une bête de somme quand on travaille sans relâche comme une bête de somme. Le continuel souci du pain quotidien et la fatigue accablante qu'on éprouve à gagner ce pain rétrécissent l'horizon et racornissent, la générosité native, s'ils ne la détruisent pas. Philippe de Beaumanoir, que ses fameuses Coutumes du Beauvoisis et ses romans mettent au premier rang des écrivains du moyen âge, n'a pas dédaigné de rimer à ce sujet un charmant apologue, bien différent des plates productions des jongleurs de cour. Il montre, dans Fole Larguece, les instincts altruistes d'une jeune paysanne sagement réfrénés par l'expérience de son mari:

Pour cou c'on dist en un reclaim:
Tant as, tant vaus, et je tant t'aim.

Quant à la bêtise des vilains, elle n'était sûrement pas si profonde que la majorité des auteurs de fableaux affecte de le croire. L'insolence raisonneuse dont on les accuse parfois est même en contradiction avec l'ineptie dont on les déclare atteints[98]. Deux pièces au moins mettent en scène, du reste, des paysans gouailleurs, d'une rude, franche et hardie jovialité, comme la France en a toujours produit.—Un bon seigneur avait annoncé qu'il voulait tenir cour plénière, et régaler tous ceux qui s'y rendraient; il avait un mauvais sénéchal, avare, félon, qui était désolé de cette générosité. Ledit sénéchal, cherchant à passer sa mauvaise humeur, avise dans la foule de ceux qui sont venus pour profiter de la table ouverte, un

..... vilain
Qui moult estoit de lait pelain(a);
Deslavez(b) ert, s'ot chief locu(c).
Il ot bien .L. ans vescu
Qu'il n'avoit eü coiffe en teste.

(a: Apparence physique;) (b: sale;) (c: frisé;)

Le sénéchal, «courrouciez, souflez et plein d'ire», apostrophe le malencontreux convive:

«Veez quel louceor(d) de pois,
Vez comme il fet la paelete(e)!
Il covient mainte escuelette
De porée a farsir son ventre...
Noiez soit en une longaingne(f)
Qui la voie vous enseigna.»

(d: avaleur;) (e: faire la paelete, se montrer joyeux;) (f: fosse d'aisances.)

Le vilain se signe de la main droite: «Je suis venu manger, dit-il bonnement, mais je ne sais pas où m'assoir.»—«Tiens, répond le sénéchal, en lui allongeant une buffe (soufflet; cf. rebuffade) et en jouant sur le double sens du mot, assieds-toi sur ce buffet-là.» La fête commence, et le seigneur propose une robe d'écarlate comme récompense à celui qui dira ou fera la meilleure farce. Les ménestrels s'épuisent aussitôt en grimaces et en chansons. Mais le vilain s'approche, sa serviette à la main, et assène une formidable gifle sur la joue du sénéchal. Grand émoi. Le seigneur interroge le coupable:

Sire, fet cil, or m'entendez:
Orainz(a) quand je ceenz entrai
Vostre senechal encontrai
Qui est fel(b) et glous(c) et eschars(d).
Une grant buffe me dona
Et puis si me dist par abet(e)
Que seisse sor cel buffet
Et si dist qu'il me le prestoit...
Et quant j'ai beü et mangié,
Sire quens(f), qu'en feïsse gié
Se son buffet ne li rendisse?
Et vez me ci tot apresté
D'un autre buffet rendre encore
Se cil ne li siet qu'il ot ore.

(a: Tout à l'heure;) (b: méchant;) (c: gourmand;) (d: mauvais plaisant;) (e: malice;) (f: comte.)

On rit, et le gaillard emporta la robe d'écarlate.—Un vilain de même tempérament fit mieux encore: il gagna le paradis à la pointe d'une langue bien affilée. Saint Pierre refusait de l'admettre dans le céleste séjour, «car vilain ne vient en cest estre»:

—Plus vilains de vos n'i puet estre
Ça, dist l'ame, beau sire Pierre.
Toz jors fustes plus durs que pieres.
Fous fu, par sainte Paternostre,
Dieus quant de vos fist son apostre...

Saint Pierre, suffoqué de ce franc parler, s'en va chercher du renfort; il envoie saint Thomas et saint Paul, qui reçoivent aussi leur paquet:

Dist li vilains: «Danz Pols li chaus(a),
Estes vos or si acoranz(b),
Qui fustes orribles tiranz.
Seinz Etienes le compara
Que vos feïstes lapider...
Haï, quel seint et quel devin!
Cuidiez que je ne vous connoisse?»

(a: Le chauve;) (b: sensible;)

Enfin, Dieu le Père arrive en personne; mais le redoutable disputeur n'est nullement interloqué, il plaide en ces termes:

«Tant com mes cors vesqui el monde
Neste vie mena et monde(c).
As povres donai de mon pain...
Les ai a mon feu eschaufez...
Ne de braie ne de chemise
Ne leur laissai soffrete avoir;
Et si fui comfes vraiement
Et reçui ton cors dignement.
Qui ainsi muert l'en nos sermone
Que Dieus ses pechiez li pardone...
Vos ne mentirez pas por moi.»
—«Vilains, dist Dieu, or ge l'otroi.
Paradis as si desresnié(d)
Que par plaidier l'as gaaingnié.
Tu as esté a bone escole,
Tu sez bien conter ta parole.

(c: propre;) (d: plaidé.)

L'honnête et simple vilain, bafoué par la société du moyen âge, a gagné sa cause devant Dieu.

Ch.-V. Langlois, dans la Revue politique
et littéraire
, 22 août 1891.


VIII—LE COSTUME MILITAIRE AU MOYEN ÂGE.

Voici quel fut le costume chevaleresque au XIe siècle.

L'armure de corps était le haubert ou la brogne, passés par-dessus les autres vêtements. La brogne était formée de plaquettes carrées, triangulaires, rondes ou en façon d'écailles, cousues sur une étoffe; le haubert était tout de métal, fait de mailles à crochets ou de petits anneaux engagés les uns dans les autres. Haubert ou brogne, la forme était celle d'une cotte courte, à manches courtes aussi, et munie d'une coiffe ou capuchon étroit. Le baudrier, caché dessous, retenait l'épée par une agrafe à laquelle une fente donnait passage. Comme ces vêtements ne descendaient guère plus bas que la moitié des cuisses, ils étaient débordés par la tunique.

Les monuments du XIe siècle nous offrent le dessin de hauberts qui, au lieu d'avoir la forme d'une tunique, prennent le corps et les cuisses, ainsi que ferait une culotte courte ajustée au bas d'un gilet. Comme ce vêtement, représenté dans la tapisserie de Bayeux[99], est d'une seule pièce, il est impossible de se figurer comment on aurait pu le mettre, à moins de supposer qu'il était fendu dans toute sa hauteur par devant ou par derrière, et qu'on l'agrafait par les bords de la fente.

La tête était protégée par un casque ovoïde ou conique, dénué de couvre-nuque, mais muni sur le devant d'une pièce appelée nasal parce qu'elle couvrait le nez. Le nom de ce casque est germanique. On l'appelait helme ou heaume. Il avait pour décoration un cercle ciselé ou incrusté de pierreries, qui en contournait le bord, et jamais d'autre cimier qu'une boule de métal ou de verre coloré. Pour le combat, le chevalier relevant sur sa tête la coiffe de son haubert (on disait la ventaille), celle-ci était ménagée de telle sorte que, grâce au nasal, les yeux et la bouche restaient seuls à découvert.

Les jambes étaient garnies, par-dessus les chausses, tantôt de trousses prises en bas dans les souliers, tantôt de bandelettes.

Vers 1050, l'armure s'augmenta, pour la protection des jambes, de chausses conçues dans le même système que les hauberts et les brognes. Par là le chevalier se trouva entièrement habillé de fer et justifia l'épithète poétique de fervestu qui lui est souvent appliquée dans les chansons de geste.

C'est encore dans la seconde moitié du XIe siècle que l'écu chevaleresque, de rond qu'il était, devint oblong, et découpé de manière à couvrir, depuis l'épaule jusqu'au pied, le cavalier assis en selle. La surface était cambrée. De la boucle, posée au milieu, partaient des bandes de fer qui rayonnaient vers les bords. Des lions, des aigles, des croix, des fleurons étaient peints sur le fond en couleurs éclatantes, et constituaient une décoration de pure fantaisie.

La longue lance ornée d'un gonfanon n'était pas la seule dont les chevaliers fissent usage. Ils combattaient aussi souvent avec une lance plus courte nommée espée dont le fer était très aigu. Cette arme s'assénait ainsi que la grande lance, ou se lançait comme un javelot.

La conquête de l'Italie méridionale et de la Sicile, celle de l'Angleterre, la première croisade, en un mot toutes les grandes entreprises dans lesquelles la France établit sa réputation militaire, au XIe siècle, furent accomplies par des guerriers qui n'eurent pas d'autre attirail que celui qui vient d'être décrit. Cet équipement consacré par la gloire demeura longtemps stationnaire.

Les combattants qui marchaient à la suite des chevaliers n'ayant le droit de porter ni le haubert, ni la brogne, ni l'écu, avaient pour armes défensives le bouclier rond ou ovale appelé targe, la cotte rembourrée, ou bien, à défaut de cette cotte, des plastrons de cuir qu'ils attachaient sous leur tunique. C'est ce qu'atteste le poète Wace, en décrivant la gent à pied d'une armée normande, dans le Roman de Rou: «Aucuns ont de bonnes plaques de cuir qu'ils ont liées à leur ventre; d'autres ont revêtu des gambais.» Gambais est l'ancien nom français de la cotte rembourrée, ou plutôt de la bourre dont cette cotte était remplie.

Chevalier d'environ 1220, d'après l'album de Villard de Honnecourt.
Chevalier d'environ 1220, d'après l'album de Villard de Honnecourt.

La pique, la lance à large fer, la hache, l'arc, la fronde étaient leurs armes offensives habituelles. Tous portaient l'épée plus longue et moins large de lame que l'épée chevaleresque. Elle était attachée à un ceinturon comparable à celui des anciens Francs par le bagage qu'il supportait. Le soudard du Xe siècle est dépeint, dans une satire du temps, avec un tas d'objets accrochés à des courroies autour de lui et qui lui battaient les jambes. Il portait là son arc, une trousse qui contenait les flèches, un marteau, des tenailles, un briquet, une boîte d'amadou.

*
*   *

L'équipement devint absurde depuis la fin du XIIe siècle. On ne songea qu'à accumuler les défenses sur le corps, sans souci des évolutions du combattant. Ce ne fut pas assez de l'habillement complet de mailles; on mit des garnitures dessous et dessus. On voit par les récits très circonstanciés que nous avons de la bataille de Bouvines qu'un chevalier, jeté par terre, ne pouvait plus se relever sans l'aide de son entourage. Abandonné des siens, il ne lui restait que l'alternative de se rendre ou de se faire tuer.

Il faut entrer dans le détail de ce harnais, si différent de celui des guerriers de l'époque héroïque, quoiqu'il en eût, à peu de choses près, conservé l'apparence.

Sous son haubert (et le haubert fut alors doublé d'étoffe), le chevalier portait un justaucorps à manches entièrement rembourré et piqué d'une infinité de points. C'était le gambeson, ainsi nommé à cause de la bourre ou gambais dont il était garni. Cela faisait un bon matelas. La plupart des chevaliers néanmoins jugèrent à propos de s'appliquer encore des plastrons de cuir (des cuiries) sur les parties exposées.

Par-dessus le haubert, on eut une autre cotte doublée, mais celle-ci flottante et sans manches. On l'appela cotte à armer, d'où l'expression plus moderne de cotte d'armes. Il était d'usage qu'elle fût décorée des armoiries du chevalier.

A la ceinture s'accrochait obliquement, de droite à gauche, un large ceinturon recouvert de plaques d'ornement, le baudrier de chevalerie de ce temps-là. On y attachait par des courroies, d'un côté l'épée, de l'autre la dague dite grand couteau ou miséricorde.

Au lieu que le capuchon de mailles n'avait fait qu'un autrefois avec le haubert, il devint une pièce à part qui descendait très bas sur la poitrine. Il prit le nom de coiffe et souvent il fut composé de deux parties: un calot qui couvrait le crâne, et un pan découpé à l'endroit du visage de manière à envelopper le menton et tout le tour de la tête.

Chevalier anglo-normand, d'après un tombeau de 1277.
Chevalier anglo-normand, d'après un tombeau de 1277.

Sous le pan de la coiffe, le cou était déjà armé de la gorgerette, sorte de cravate en cuir, en mailles, ou en plaquettes de fer cousues sur un carcan d'étoffe. Philippe-Auguste avait, à la bataille de Bouvines, une gorgerette de trois épaisseurs, à laquelle il dut son salut, car il fut harponné au cou par un Flamand, et, le croc n'ayant pu pénétrer jusqu'à la chair, il parvint à le démancher de sa hampe par un vigoureux effort.

Le heaume, complément de l'armure de tête, fut transformé en un vaste cylindre qui couvrait entièrement le chef, le visage et la nuque. C'était comme si l'on s'était coiffé d'une cloche ou d'une marmite. Au commencement du XIIIe siècle, le cylindre allait en s'élargissant par le haut. Depuis Philippe le Bel, au contraire, il tendit à retourner à la forme conique.

La partie antérieure du heaume affectait un léger mouvement de cambrure. Elle était consolidée par deux lames de métal assemblées en croix. Dans les cantons de cette croix étaient percées des œillères pour la vue et des trous pour la respiration. Le heaume était encore percé d'ouïes sur les côtés. Comme toutes ces ouvertures ne suffisaient pas pour garantir le chevalier contre l'échauffement que produisait à la longue le séjour de la tête dans cette lourde prison, afin qu'il lui fût possible de se rafraîchir de temps en temps, on imagina la visière. On rendit mobile la partie du heaume qui couvrait le visage (le vis, comme on disait alors) en la montant sur charnières. De la sorte, cette partie s'ouvrait et se fermait comme une porte de poêle. Si même le chevalier en avait le loisir, il pouvait déposer sa visière en étant la fiche qui la retenait dans ses charrions. Mais qu'était ce soulagement auprès du supplice infligé par l'usage d'une semblable coiffure? Elle fut trouvée si insupportable que beaucoup prirent l'habitude de ne la plus porter autrement qu'accrochée à l'arçon de leur selle. Ils la réservaient pour les revues et les tournois. En bataille, ils aimaient mieux combattre à visage découvert. Il advint de là que peu à peu les chevaliers prirent le parti d'avoir deux casques dans leur équipement. Le heaume les accompagnait comme objet de parade, tandis que leur coiffure habituelle était une cervelière, simple calotte de fer, ou le bassinet, casque léger qui, par ses dimensions, se rapprochait du heaume primitif; mais il n'avait pas de nasal et prenait mieux la forme de la tête.

La plupart des seigneurs du temps se sont fait représenter sur leur sceau en costume de tournoi. Ils ont la lance ou l'épée à la main, les ailettes aux épaules, l'écu sur la poitrine. Toutes ces choses sont armoriées, et les armoiries figurent encore sur une crête en forme d'éventail qui surmonte le heaume. C'était le cimier à la mode, qui fut remplacé quelquefois par un panonceau tournant autour d'une tige, comme une girouette, ou par une poupée en forme d'homme ou de bête. Un comte de Boulogne, révolté contre Philippe-Auguste, pour montrer qu'il était seigneur de la mer, avait fait planter des deux côtés de son heaume une aigrette en fanons de baleine. On ne s'étonnera pas que, pour rendre la charge de tous ces objets un peu plus tolérable, on ait fait des heaumes en cuir; mais ces heaumes n'étaient bons que pour les joutes courtoises, où l'on combattait avec des lances sans fer et des épées en baleine couverte de papier d'argent.

Quant à l'écu, qui avait été si démesurément allongé au XIe siècle, il revint, après l'an 1200, aux dimensions qu'il lui convenait d'avoir pour être d'une manœuvre facile. Il fut d'autant plus allégé qu'on le débarrassa de sa boucle, cette bosse massive dont il était resté surchargé jusque-là. C'est la seule amélioration que le XIIIe siècle ait introduite dans l'armement. Elle paraît n'avoir pas eu d'autre motif que le besoin de donner une forme plus avantageuse au tableau sur lequel devait être figuré le blason. L'écu couvrait le chevalier en selle depuis le cou jusqu'au genou.

La garniture des jambes n'est pas moins compliquée que celle du corps et de la tête. On portait de grosses bottes ou des fourreaux de cuir bouilli sous les chausses de mailles. Aux genoux étaient ajustées, par-dessus les mêmes chausses, des boîtes de métal. Ces boîtes, que nous appelons genouillères, reçurent au XIIIe siècle et gardèrent durant une partie du XIVe le nom de poulains.

Pendant un temps, les chausses furent une simple pièce de mailles que l'on agrafait derrière la jambe et après le bord du soulier ou chausson, qui était aussi de mailles. Mais cette mode ne fut pas générale, et celle des chausses en forme de fourreaux reprit bientôt le dessus. Chez quelques-uns, elles avaient assez de longueur pour s'attacher après la doublure du haubert, vers la ceinture. Le comte de Boulogne, renversé de cheval à la bataille de Bouvines, dut son salut à ce qu'il était ainsi accoutré.

Des goujats qui s'étaient abattus sur lui eurent beau fourrer leurs épieux sous la jupe de son haubert, ils ne trouvèrent pas le défaut de l'armure. En dernier lieu, on attacha, au moyen de courroies, de longues plaques d'acier qui couvraient le devant des jambes et des cuisses au-dessus et au-dessous des genouillères. Ce fut le commencement de l'armure en fer battu. La défense des cuisses s'appelait cuissots, celle des jambes tournelières ou grèves.

L'usage de ces plaques était général à l'avènement de Philippe le Bel. Sous les fils de ce roi, le dehors des bras fut armé de la même façon, au moyen de brassières posées par-dessus les manches du haubert, et l'on eut des coudières, boîtes de fer qui protégeaient les coudes. Les gants, qui n'étaient que de mailles autrefois, furent en daim recouvert de mailles ou de plaques de fer.

A des cavaliers si bien couverts il fallut des montures qui fussent, de même qu'eux, impénétrables aux coups. On introduisit dans le harnais du cheval des chanfreins d'acier, des bardes de cuir, des housses de feutre, des croupières et des poitraux en tissu de mailles. Alors il devint indispensable aux chevaliers de se pourvoir de chevaux robustes pour les batailles et pour les tournois. Ceux-ci étaient les coursiers, ceux-là les destriers. Dans les marches, ils étaient conduits en laisse à côté du gentilhomme monté sur son palefroi. On dressait les coursiers à galoper avec des housses traînantes, car dans les tournois ils étaient habillés de la tête jusqu'aux pieds, ainsi qu'on voit aujourd'hui les chevaux des pompes funèbres.

Nous n'avons pas énuméré moins de dix-huit pièces composant l'armement et la parure du chevalier. En ajoutant la chemise, les braies et les chausses de drap qu'il portait sur la peau, le nombre monte à vingt et une. La conclusion suit d'elle-même. Sous un tel amas de plaques, de tampons, de chiffons, l'homme n'est plus qu'un automate monté pour un nombre de mouvements extrêmement restreint. Il porte ses armes attachées après lui, sous peine de ne les pouvoir rattraper si elles lui échappent des mains. Son écu est retenu à son cou par une longue bride; des chaînes fixent à son dos et à sa poitrine son heaume, sa dague, son épée.

Bien que le chevalier déposât une partie de cet attirail pour la bataille, avec ce qui lui restait encore, il lui était interdit d'être un combattant de ressource. Mais la force du préjugé empêchait de reconnaître cela. On tenait à une complication qui passait pour une marque de noblesse. Pour rien au monde les gentilshommes n'y auraient renoncé, et les soldats de profession, à qui il aurait appartenu de mettre en honneur un accoutrement plus raisonnable, ne cherchaient qu'à copier les gentilshommes.

Philippe de Valois, d'après son sceau.
Philippe de Valois, d'après son sceau.

Les mercenaires, cavaliers et fantassins, s'étaient émancipés. Sous le nom de sergents, c'est-à-dire serviteurs, ils étaient devenus des corps redoutables, qui avaient dans plus d'une occasion éclipsé la chevalerie. Lorsqu'ils eurent acquis cette importance, on ne trouva pas mauvais qu'ils affectassent une tenue plus martiale. Tels d'entre eux s'attribuèrent l'armure pleine de plaquettes, puis celle de mailles. On vit des soldats de fortune endosser le haubert, et même la cotte d'armes par-dessus le haubert. La vanité des grands seigneurs trouva son compte à cette usurpation. Au lieu d'armoiries à eux, qu'ils n'avaient pas, les sergents portèrent sur leur cotte celles du maître qui les entretenait à sa solde.

Les sergents habillés de la pleine armure, de plates ou de mailles, formaient une grosse cavalerie. A la différence des chevaliers, ils n'avaient ni éperons dorés, ni flammes à leurs lances, ni heaumes, ni écus. Pour coiffure, ils portaient le bassinet ou un chapeau de fer à forme ronde, avec un rebord rabattu, sans jugulaire. Leur bouclier (la targe) était de forme ovale, très bombé et muni de la boucle au milieu.

Les soldats de la cavalerie légère et les fantassins n'avaient qu'une partie des pièces de l'armure. Ils ne portaient guère aux jambes d'autres défenses apparentes que des chausses gamboisées ou garnies de plates; leur coiffure ordinaire était soit le chapeau de fer, soit une simple cervelière. Pour eux, le haubert était remplacé par le haubergeon, cotte de mailles d'un tissu plus léger et à courtes manches, ou même sans manches. Mais le haubergeon n'était pas à la portée des moyens du plus grand nombre. Beaucoup se contentaient d'une cotte de plates, d'un pourpoint de cuir ou d'un hoqueton. Ils avaient pour bouclier la rouelle, petit disque qui se portait accroché à la ceinture, ou le talvelas, de forme carrée et de dimension à couvrir tout le corps du combattant.

Il faut parler des armes offensives, dans lesquelles s'étaient aussi introduits des changements.

La lance chevaleresque, devenue plus longue de fer et de bois, avait pris le nom de glaive. Elle n'était plus, comme autrefois, décorée d'une longue banderole. A celle des barons était attaché, sous le nom de bannière, un petit drapeau carré, armorié de leur blason. Un pennon ou languette d'étoffe triangulaire distinguait la lance du simple gentilhomme.

L'épée était plus longue et moins large que celle du XIIe siècle, toujours arrondie par le bout avec un lourd pommeau surmontant la poignée. Ce pommeau était ordinairement aplati, et sur les plats, les armoiries du chevalier étaient exécutées en émail. Les sergents employaient de préférence une épée encore plus longue et pointue, avec laquelle on pouvait donner d'estoc et de taille. Quelques piétons, au lieu de l'épée, se servaient du fauchon, large cimeterre qui tranchait seulement d'un côté.

Les mercenaires de tous pays qui composaient en grande partie les corps de sergents, avaient importé l'usage de divers instruments de carnage, ignorés en France avant eux:

La guisarme ou hallebarde, dont le bois, d'abord très court, n'atteignit qu'au XIVe siècle la longueur de celui d'une lance.

La hache danoise à tranchant convexe, avec ou sans pointe au talon.

Le dard, javelot léger dans le genre de la haste romaine. C'était l'arme nationale des Basques, si nombreux dans les compagnies de sergents. Chaque combattant en avait quatre dans la main gauche.

Le faussard, fauchard ou faucil, grand coutelas en forme de lame de rasoir, emmanché au bout d'une hampe.

La masse, à tête de fer, garnie de côtes saillantes.

La pique flamande, appelée par les Français godendart, par corruption du terme tudesque, qui était godengag. C'était un gros bâton ferré, de la tête duquel sortait une pointe aiguë. «Ces bâtons que les Flamands portent en guerre, dit Guillaume Guiart, ont nom godengag dans le pays. C'est comme qui dirait bonjour en français. Ils sont faits pour en frapper à deux mains, et si, en tombant, le coup ne porte pas, celui qui sait s'en servir se rattrape en enfonçant la pointe dans le ventre de son ennemi.»

J. Quicherat, Histoire du costume en France,
Paris, Hachette, 1876, in-4º. Passim.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACEV
Table des gravuresXV
CHAPITRE I. L'Empire romain à la fin du IVe siècle.
 Programme.—Bibliographie1
I.Romani, Romania (G. Paris)3
II.La villa gallo-romaine (Fustel de Coulanges)16
III.Le christianisme (E. Renan)26
IV.La société romaine, d'après Ammien Marcellin, saint Jérôme et Symmaque (G. Boissier)35
CH. II.Les Barbares.
 Programme.—Bibliographie43
I.La foi et la morale des Francs (E. Lavisse)45
II.La décadence mérovingienne (Le même)72
III.Histoire poétique des Mérovingiens (Ch.-V. Langlois)92
CH. III.L'Empire romain d'Orient.
 Programme.—Bibliographie99
I.Constantinople et l'Empire byzantin (A. Rambaud)100
II.La formation et l'expansion de l'art byzantin (Ch. Bayet)105
CH. IV.Les Arabes.
 Programme.—Bibliographie117
 Le Koran et la Sonna (R. Dozy)117
CH. V.La Papauté et les ducs austrasiens.
 Programme.—Bibliographie129
I.L'entrée en scène de la Papauté (E. Lavisse)130
II.Pépin le «Bref» (G. Paris)146
III.La liturgie gallicane et la liturgie romaine en Gaule (L. Duchesne)150
CH. VI.L'Empire franc.
 Programme.—Bibliographie154
I.L'événement de l'an 800 (J. Bryce)156
II.Les officiers du palais carolingien. L'apocrisiaire (B. Hauréau)164
III.France et pays voisins après le traité de Verdun (A. Longnon)170
IV.Manuscrits carolingiens (A. Molinier)171
CH. VII.La Féodalité.
 Programme.—Bibliographie181
I.L'avènement de la troisième dynastie (A. Luchaire)183
II.La Chevalerie (A. Giry)190
III.La féodalité en Languedoc (A. Molinier)197
IV.Les mœurs féodales dans «Raoul de Cambrai» (P. Meyer et A. Longnon)204
CH. VIII.L'Allemagne et l'Italie.
 Programme.—Bibliographie211
I.La ville de Rome au moyen âge (J. Bryce)213
II.Innocent III, la curie romaine et l'Église (F. Rocquain)223
III.Le Livre des cens de l'Église romaine (P. Fabre)231
IV.L'empereur Frédéric II (E. Gebhart)236
CH. IX.Les Croisades.
 Programme.—Bibliographie247
I.Pierre l'Hermite (H. Hagenmeyer)248
II.Le pillage de Constantinople par les croisés de 1204 (P. Riant)254
III.Le Krak des Chevaliers (G. Rey)265
IV.Quelques résultats des croisades (H. Prutz)276
V.La conquête de la Prusse par les chevaliers teutoniques (E. Lavisse)281
CH. X.Les Villes.
 Programme.—Bibliographie290
I.Les communes françaises à l'époque des Capétiens directs (A. Luchaire)291
II.Les Bastides (A. Giry)307
III.Le chef d'industrie au moyen âge (G. Fagniez)313
CH. XI.La Royauté française.
 Programme.—Bibliographie320
I.Louis le Gros et sa cour (A. Luchaire)321
II.Guerres de Philippe-Auguste.
I.Le siège de Château Gaillard (E. Viollet-le-Duc)342
II.La bataille de Bouvines (E. Lavisse) 360
III.Louis IX et l'Église (Ch-V. Langlois)369
IV.Louis IX et les villes. Les Pastoureaux (Le même)379
CH. XII.L'Angleterre.
 Programme.—Bibliographie.385
I.La mort d'Henri II Plantagenet (P. Meyer)386
II.La Grande Charte (Ch. Bémont)393
III.Les éléments et la formation du Parlement d'Angleterre (E. Boutmy)399
CH. XIII.Civilisation chrétienne et féodale.
 Programme.—Bibliographie413
I.La secte des Cathares en Italie et dans le midi de la France (Ch. Schmidt)416
II.Quelques clercs du XIIe et du XIIIe siècle. Primat, W. Map, Serlon, le Chancelier (Ch.-V. Langlois)422
III.Un franciscain du XIIIe siècle: Fra Salimbene (E. Gebhart)429
IV.Les propos de maître Robert de Sorbon (B. Hauréau)443
V.L'Université de Paris et le procès de Guillaume de Saint-Amour, d'après Rutebœuf (L. Clédat)454
VI.La science au moyen âge (M. Cournot)462
VII.La philosophie du moyen âge (Ch. Secrétan)469
VIII.Les anciennes recettes d'orfèvres et les origines de l'alchimie (M. Berthelot)477
CH. XVI.Civilisation chrétienne et féodale (Suite).
 Programme.—Bibliographie481
I.La littérature française en Europe au XIIe siècle (G. Paris)486
II.La Bible française au moyen âge (S. Berger)493
III.L'ogive (J. Quicherat)495
IV.La sculpture française au XIIIe siècle (E. Viollet-le-Duc)504
V.L'émaillerie limousine (E. Molinier)511
VI.Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle (J. Quicherat)525
VII.La société française au XIIIe siècle.
     I. Le clergé normand, d'après le registre d'Eude Rigaud (L. Delisle)530
   II. Bourgeois et marchands, d'après les sermons (A. Lecoy de la Marche)534
 III. Les vilains, d'après les fableaux (Ch.-V. Langlois)538
VIII.Le costume militaire au moyen âge (J. Quicherat)548

PARIS.—IMPRIMERIE GÉNÉRALE LAHURE 9, rue de Fleurus, 9

NOTES:

[1] Préface de la 1re édition, p. IX-XII.

[2] Sur les méthodes employées pour composer des «Lectures historiques» à l'usage des classes dans les différents pays d'Europe et d'Amérique, voir l'excellent ouvrage de M. R. Altamira, La enseñanza de la historia, Madrid, 1895, in-16, p. 322 et suiv.

[3] P. XIII-XIV. Je disais: «Si les sujets traités seront en petit nombre, ils seront très variés, afin que chacun trouve dans le recueil des choses à sa convenance.... La lecture d'une page colorée de Chateaubriand décida, dit-on, la vocation historique d'Augustin Thierry; je sais des jeunes gens dont la vocation a été suscitée par la noblesse des belles, froides et élégantes synthèses de M. Guizot ou de M. Fustel de Coulanges; d'autres ont été séduits par les vivantes résurrections de Michelet ou de M. Lavisse; d'autres encore pourraient l'être par la rigueur et la solidité de certaines démonstrations critiques. C'est affaire de goût et de tempérament. J'en conclus que tous les genres devront être représentés dans le livre complémentaire; il y faudra jeter toutes les espèces de bon grain. Ce que l'un ne lira point, l'autre en profitera, et rien ne sera perdu. Des germes seront ainsi déposés dans les cerveaux, qui fructifieront tôt ou tard.»

[4] Cf. Quellenlectüre und Quellenbücher im Unterricht dans Festgabe zur Versammlung Deutscher Historiker in München, Ostern 1893, Leipzig, 1893, in-8º, p. 79 et s.

[5] Il va de soi que j'ai choisi arbitrairement et que j'ai plus d'une fois regretté d'être obligé de choisir. Les notices bibliographiques, placées au commencement des chapitres, sont faites pour réparer cela; elles indiquent les ouvrages où, si j'avais eu de la place, j'aurais puisé volontiers.—Il va également de soi qu'insérer quelques pages d'un auteur n'équivaut point à garantir que toutes les affirmations de cet auteur sont exactes dans le détail. Noterait-on, dans deux morceaux d'auteurs différents qui figurent dans ce recueil, de menues contradictions, il n'y aurait pas lieu d'en être surpris ou offensé.

[6] Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de prouver qu'elle est utile. Elle l'est aux étudiants (il n'est pas interdit de penser à eux), aux professeurs et aux gens du monde qui—les spécialistes le constatent tous les jours—recourent souvent, faute d'être bien informés, à des livres détestables, aux premiers livres venus. Elle l'est aussi aux élèves, ne serait-ce qu'en leur donnant la notion de ce que l'activité scientifique de notre époque a de prodigieux.—Dans certains pays, le Guide bibliographique scolaire est un ouvrage distinct du «Recueil de documents», du «Précis», et du livre de «Lectures». Voyez W. F. Allen, The reader's Guide to the English history, etc.

[7] Je n'ai pas hésité à recommander les meilleurs livres, en quelque langue qu'ils soient écrits: français, allemand, anglais ou italien. On a dit que, «puisque notre France possède une riche collection d'historiens nationaux», «la lecture des historiens étrangers ne s'impose qu'aux érudits»; tel n'est pas notre avis. Il n'y a pas que les érudits qui doivent préférer un bon livre à un livre médiocre, même si le bon livre est en langue étrangère, même si le livre médiocre est en français. Un homme cultivé ne peut pas, de nos jours, se contenter d'être au courant de sa littérature nationale, à quelque nation qu'il appartienne.—Il est d'ailleurs exact que la France a produit, et produit encore, beaucoup de livres d'histoire excellents. Les études relatives au moyen âge, en particulier, sont depuis longtemps très florissantes dans notre pays.

[8] Je me suis attaché à indiquer: 1º les principaux Manuels généraux de haute vulgarisation scientifique, à consulter plutôt qu'à lire; 2º les monographies de premier ordre; 3º les meilleurs livres ou articles de vulgarisation élémentaire, écrits pour le grand public.—Je ne crois pas que l'on trouve ailleurs un ensemble de renseignements de ce genre.

[9] Le dernier Manuel de Bibliographie historique universelle (où le moyen âge a sa place) est celui de Ch. Kendall Adams (A Manual of historical literature, New-York, 1888, 3e éd.), qui n'est pas sûr.

Les répertoires bibliographiques d'histoire nationale sont, naturellement, bien plus soignés. Consulter, pour l'histoire de France: G. Monod, Bibliographie de l'histoire de France, Paris, 1888, in-8º;—pour l'histoire d'Allemagne: Dahlmann-Waitz-Steindorff, Quellenkunde der deutschen Geschichte, Göttingen, 1894, in-8º, 6e éd.;—pour l'histoire de Belgique: H. Pirenne, Bibliographie de l'histoire de Belgique, Gand, 1893, in-8º;—pour l'histoire d'Angleterre: S. R. Gardiner et J. Bass Mullinger, Introduction to the study of English history, London, 1894, in-8º, 3e éd.—M. Menéndez y Pelayo prépare une Bibliographie historique de l'Espagne.—Rien d'analogue, malheureusement, pour l'Italie. L'ouvrage de C. Lozzi (Biblioteca istorica della antica e nuova Italia, Imola, 1884-1887, 2 vol. in-8º) est insuffisant. Cf. un bon catalogue de libraire: U. Hœpli, Biblioteca historica italica, Milano, 1895, in-8º.

M. U. Chevalier est l'auteur d'une gigantesque entreprise de bibliographie internationale, chronologiquement limitée au moyen âge, le Répertoire des sources historiques du moyen âge. Son ouvrage se compose de deux parties: la première (Biobibliographie, Paris, 1877-1886; Supplément en 1888) fournit la réponse à cette question: Quels sont les livres à consulter sur tel personnage historique ayant vécu de 395 à 1500?—la seconde (Topobibliographie, dont les deux premiers fascicules [A-E] ont paru en 1894-1895), fournit la réponse à cette question: Quels sont les travaux dont telle localité, tel fait, telle institution du moyen âge, a été l'objet depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'à nos jours?

Quelques-uns des répertoires précités (Monod, Lozzi, etc.) datent déjà d'une dizaine d'années. Pour savoir ce qui s'est fait depuis et pour se tenir au courant de ce qui se fait chaque jour, il faut se servir d'instruments spéciaux, comptes rendus périodiques, pour la plupart annuels (Jahresberichte), où les écrits historiques nouveaux sont classés avec méthode et brièvement appréciés. Les Jahresberichte der Geschichtswissenschaft, publiés chaque année depuis 1880 sous les auspices de la Société d'histoire de Berlin, sont très commodes. Quelques Revues, où la partie bibliographique est soignée, rendent, d'ailleurs, des services analogues; je citerai au premier rang la Revue historique, l'Historisches Jahrbuch (catholique), la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft; mais il y en a beaucoup d'autres, telles que l'Historische Zeitschrift, l'English historical review, la Revue des questions historiques (catholique), etc., etc., qui, recommandables à d'autres égards, ne sont pas à dédaigner, même au point de vue bibliographique.

Une Revue, Le Moyen Age, se propose depuis 1888 de tenir ses lecteurs au courant de tout ce qui paraît dans le domaine de l'histoire du moyen âge.—La Bibliothèque de l'École des chartes est une Revue d'érudition consacrée à l'étude du moyen âge; elle n'a pas la prétention de fournir des indications bibliographiques complètes.—Des Revues spéciales, telles que la Romania, la Byzantinische Zeitschrift, la Revue de l'Orient latin, etc., donnent des renseignements complets sur ce qui se publie dans le domaine de leurs études.

[10] La Weltgeschichte de L. v. Ranke est sans contredit la meilleure des «histoires universelles» où le moyen âge a sa place; mais il y en a beaucoup d'autres.—Sous la direction de MM. Lavisse et Rambaud se publie depuis 1893 une Histoire générale du IVe siècle à nos jours, dont les deux premiers volumes (Paris, 1893, in-8º) sont consacrés aux matières comprises dans le programme de Troisième. J'indique ici une fois pour toutes cette publication inégale. Les quatre ou cinq chapitres vraiment intéressants qui s'y trouvent seront signalés à part.

On observera que je n'ai parlé nulle part des grandes «Histoires de France» de H. Martin, de E. Dareste, de J. Michelet, de MM. Bordier et Charton, etc. C'est que toutes ont vieilli. Les deux dernières conservent du reste une grande valeur, celle de Michelet comme œuvre d'art, celle de Bordier et Charton comme Manuel. Une nouvelle «Histoire de France», dont six volumes seront consacrés à la période antérieure au XIVe siècle, est en préparation à la librairie Hachette.

[11] Il est à remarquer qu'en cela ils faisaient simplement ce qu'avaient fait jadis les Romains, qui, traités de Βἁρβαροι par les Grecs, n'éprouvaient aucun embarras à se qualifier eux-mêmes ainsi. Plus tard, les Romains se joignirent aux Grecs et regardèrent comme barbare tout ce qui n'était pas Grec ou Romain; mais les Grecs les appelèrent longtemps encore Βἁρβαροι; plusieurs d'entre eux persistaient à les traiter ainsi même à l'époque impériale.

[12] Fortunat et Grégoire de Tours emploient certainement encore ce mot avec complaisance, pour qualifier, soit eux-mêmes, soit ceux dont ils parlent. Les hagiographes mentionnent volontiers, et certainement pour lui faire honneur, l'origine romaine de leur saint.

[13] Aussi si l'on veut traduire les paroles mises par les historiens de ce temps dans la bouche des Allemands, faut-il toujours rendre Romanus par Welche. Par exemple dans la Vie de saint Éloi, II, 19: Nunquam tu, Romane, consuetudines nostras evellere poteris, le mot Romane traduit certainement le Walah! qui fut adressé au saint homme.

[14] En 462, un magistrat fut destitué pour avoir employé, en Égypte, le grec au lieu du latin dans les actes publics.

[15] On note que les Gaulois adoptèrent volontiers le suffixe acus au lieu du suffixe anus usité en Italie.

[16] Symmaque (Q. Aurelius Symmachus) avait occupé les plus hautes fonctions de l'empire; il avait été questeur, préteur, pontife, gouverneur de plusieurs grandes provinces, préfet de la ville et consul ordinaire. C'était un lettré fort distingué, un orateur célèbre, qu'on mettait à côté et quelquefois au-dessus de Cicéron.... Païen convaincu, ce qui l'attachait surtout au culte des aïeux, c'est qu'en toute chose il aimait le passé; les anciens usages lui étaient tous également chers....

[17] Les barbares du Nord donnaient aux Francs le nom de Hugas.

[18] Rambaud, Histoire de Russie, 2e édit., p. 63, 64.

[19] Lavoix, les Arts musulmans; de l'emploi des figures. (Gazette des Beaux-Arts, 1875.)

[20] Fr. Lenormant, la Grande-Grèce, 1881, t. II, p. 406, 407. L'auteur s'est attaché à faire ressortir l'importance de l'élément grec dans l'histoire de l'Italie méridionale au moyen âge.

[21] Boçrâ était pour les Arabes une importante ville de commerce. Elle était le siège d'un évêché chrétien et la ville la plus voisine d'entre celles où régnait la civilisation grecque.

[22] La Kaba.

[23] Le temple de Jérusalem.

[24] [Les scribes et miniaturistes anglo-saxons, instruits à l'école des Celtes de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, exercèrent une influence considérable sur la réforme de l'écriture et de l'ornementation de l'écriture en Occident, sous Charlemagne. Voyez, ci-dessous, chapitre VI, § 4, «Manuscrits Carolingiens».]

[25] On sait que les noms de Pépin de Landen et de Pépin d'Héristal ou de Herstal, qui figurent encore dans nos histoires, n'ont aucun fondement historique et ne paraissent pas avoir été inventés avant le XIIIe siècle.

[26] C'est de même que Hugues Capet porte couramment le surnom qui appartient réellement à son père et non à lui.

[27] Dès avant la fin du Xe siècle, nous voyons le moine Benoît de Soracte attribuer à Charles une expédition en Palestine et d'autres exploits merveilleux. Le poème qui porte le nom de l'archevêque Turpin est bien connu. Les meilleures anecdotes relatives à Charles—et quelques-unes sont très bonnes—se trouvent dans l'ouvrage du moine de Saint-Gall. Plusieurs font allusion à sa conduite envers les évêques, qu'il y traite à la façon d'un maître d'école en belle humeur. [Sur les légendes dont la vie de Charlemagne a été surchargée au moyen âge: G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1867, in-8º; et G. Rauschen, Die Legende Karls des grossen im XI u. XII Jahrhundert, Leipzig, 1890, in-8º.]

[28] [Les manuscrits écrits en lettres d'or, ou «chrysographiques», de l'époque carolingienne sont très nombreux. «Ils remontent, dit M. S. Berger, pour le plus grand nombre, au règne de Charlemagne, et même à la première partie de ce règne. L'Evangéliaire de Godescalc a été copié entre 781 et 785, le psautier d'Adrien Ier, s'il lui appartient réellement, est antérieur à 795, le Codex Adæ paraît antérieur à 803.... Il est probable que le plus grand nombre des manuscrits en lettres d'or sont sortis de l'école palatine. L'école palatine, en effet, fut dirigée, à partir de 782, par Alcuin, qui n'avait pas encore fondé l'école de Tours.» (Histoire de la Vulgate..., p. 277.)]

[29] [«Le comte Vivien fut un grand personnage. Quoique laïque, il reçut, en 845, de Charles le Chauve, l'investiture de l'abbaye de Saint-Martin et de celle de Marmoutier. C'est lui qui, en 846, réduisit à deux cents le nombre des chanoines de Saint-Martin. Détesté en qualité de laïque, et peut-être à cause de l'énergie (ou de la dureté) dont il paraît avoir fait preuve dans son administration, il fut tué, aux applaudissements de ses moines, en 851, au cours d'une campagne contre les Bretons.» (S. Berger, p. 217.)]

[30] [Sur Adalbald et l'école de Tours, S. Berger, op. cit., p. 243 et s.].

[31] [Sur la Bible de Théodulfe, S. Berger, op. cit., p. 145 et s.].

[32] [Le château féodal du Xe siècle, dit M. Viollet-le-Duc, consistait en une enceinte de palissades entourée de fossés ou d'une escarpe de terre. Au milieu de l'enceinte s'élevait un tertre factice ou motte, sur lequel on bâtissait une maison carrée, en bois, à trois ou quatre étages, ce qui fut plus tard le donjon. Pour protéger ce donjon primitif contre les projectiles incendiaires, on étendait sur la plateforme et sur les murs extérieurs des peaux de bêtes récemment écorchées. Les palissades de défense avancée s'appelaient haies quand elles étaient formées de haies vives, plessis (plexitium) quand elles étaient formées de fascines de branchages entrelacés, fertés (firmitates) quand c'étaient des enceintes en planches avec des tourelles de distance en distance. Il existe encore dans le centre de la France, et surtout dans l'Ouest, des traces de ces châteaux primitifs. Les châteaux de Langeais, de Beaugency et de Loches sont du XIe siècle. Tout autrement formidables sont les châteaux du XIIe siècle, tout en pierres de taille, véritables camps retranchés, avec leur double enceinte de murailles crénelées, leurs donjons et leurs bailles.—Voyez ci-dessous la description du château du Krak des Chevaliers.]

[33] Voici en quoi consistait cette réparation: Raoul offrait de se rendre d'Origny à Nesle, localités qu'une distance de «14 lieues» (en réalité 43 kil.) séparait, accompagné de cent chevaliers portant chacun sa selle sur la tête; Raoul, chargé de celle de son ancien écuyer, aurait dit à toutes les personnes qui se seraient trouvées sur son chemin: «Voici la selle de Bernier». Les hommes de Raoul trouvaient fort acceptable, pour Bernier, cette «amendise» que l'offensé refusa hautement.

[34] Les Allemands appelaient cette colline, la plus haute de celles qui entourent Rome ou qu'elle enferme, et que fait remarquer le beau groupe de pins pignons qui en décore la cime, Mons Gaudii. L'origine du nom italien Monte Mario, est inconnue, à moins que ce ne soit, comme quelques-uns le pensent, une corruption de Mons Malus.—C'est sur cette colline qu'Otton III fit pendre Crescentius et ses partisans.

[35] On attachait une grande importance à cette partie de la cérémonie où l'empereur tenait l'étrier au pape pour monter en selle et conduisait son palefroi pendant quelques instants. L'omission de cette marque de respect par Frédéric Barberousse, lorsque Hadrien IV vint à sa rencontre, à son approche de Rome, faillit amener une rupture entre les deux potentats, Hadrien se refusant absolument à donner le baiser de paix avant que l'empereur se fût soumis à la formalité obligée, ce que celui-ci se vit contraint de faire à la fin, d'une façon quelque peu ignominieuse.

[36] Un remarquable discours de remontrances adressé par Otton III au peuple romain (après une de ses révoltes), de la tour de sa maison sur l'Aventin, nous a été conservé. Il commence ainsi: «Vosne estis mei Romani? Propter vos quidem meam patriam, propinquos quoque reliqui; amore vestro Saxones et cunctos Theotiscos, sanguinem meum, projeci; vos in remotas partes imperii nostri adduxi, quo patres vestri cum orbem ditione promerent nunquam pedem posuerunt; scilicet ut nomen vestrum et gloriam ad fines usque dilatarem; vos filios adoptavi; vos cunctis prætuli.»

[37] La cité Léonine, ainsi appelée du pape Léon IV, s'étend entre le Vatican et Saint-Pierre, et le fleuve.

[38] Il paraîtrait qu'Otton a été trompé et que ce furent, en réalité, les ossements de saint Paulin de Nole.

[39] Ces fresques, tout à fait curieuses, sont dans la chapelle de Saint-Sylvestre, attachée à la très ancienne église des Quattro Santi sur le mont Cœlius, et l'on suppose qu'elles ont été exécutées du temps d'Innocent III. Elles représentent des scènes de la vie du saint, plus particulièrement celle où Constantin lui fait la célèbre donation; l'empereur y tient d'un air soumis la bride du palefroi du pape.

[40] [C'est sous Innocent III que vivait saint Dominique, fondateur de la milice des dominicains (Domini canes, suivant le calembour étymologique des contemporains), si dévouée au Saint-Siège.]

[41] «Romano plumbo nudantur ecclesiæ», dit Étienne de Tournay. Innocent III fait souvent allusion aux dépenses que, par les voyages fréquents et les longs séjours à Rome, les procès nécessitaient.

[42] «Nunc dicitur Curia Romana quæ antehac dicebatur Ecclesia Romana. Si revolvantur antiqua Romanorum pontificum scripta, nusquam in eis reperitur hoc nomen, quod est Curia, in designatione sacrosanctæ Romanæ Ecclesiæ....» (Gerohi liber De corrupto statu Ecclesiæ ad Eugenium III papam.)

[43] Le pape Alexandre III, élu en 1160, paraît être le dernier qui, dans sa lettre encyclique, ait dit: «Fratres nos, assentiente clero ac populo, elegerunt.»

[44] La vraie physionomie du Denarius Sancti Petri, avec ses modifications successives, ne se marque nulle part aussi bien que dans l'histoire des relations du Saint-Siège avec l'Angleterre.

[45] Pierre s'étant endormi dans l'église du Saint-Sépulcre aurait vu en songe Jésus-Christ, qui lui aurait dit: «Lève-toi; le patriarche te donnera une lettre de mission. Tu raconteras dans ton pays la misère des Lieux Saints et tu réveilleras les croyants pour qu'ils délivrent Jérusalem des païens.» Il aurait obtenu en effet une lettre du patriarche à Urbain II, qui aurait décidé ce pape à déclarer la croisade et à en confier à Pierre la prédication.

[46] Les prêtres occidentaux paraissent, au surplus, être arrivés assez vite à identifier les reliques tombées entre leurs mains. Le pauvre prêtre châlonnais Marcel, qui trouva le chef de saint Clément, fut de force à déchiffrer sans aide l'inscription de la plaque d'or à l'image du saint qui ornait le reliquaire: Klêmentios ὑ ἁγιος Κλημεντἱος.

[47] Nous citerons, parmi les reliques apportées de Constantinople après 1204, qui sont encore aujourd'hui conservées en Occident: la vraie croix d'Hélène, la Quadrige, les pierreries de la Pala d'Oro, à Venise; les reliques insignes du Bucoléon, à la Sainte-Chapelle de Paris; des phylactères à la cathédrale de Lyon, à Saint-Pierre de Lille, à Notre-Dame de Courtrai, à Floreffes; le saint Mors, à Carpentras; les reliquaires du Paraclet, à Amiens; une croix d'or, à Saint-Étienne de Troyes; le doigt de saint Jean-Baptiste, à Valenciennes; la Siegeskreuz de Nassau, à Limbourg (don d'Henri d'Ulmen à l'église de Steuben), etc.—Cf. Rohaut de Fleury, Mémoire sur les instruments de la Passion, Paris, 1870, in-4º.

[48] [M. P. Riant a consacré deux volumes à l'histoire de la translation et des destinées des objets apportés de Constantinople en Occident à la suite de la quatrième croisade: Exuviæ sacræ Constantinopolitanæ, fasciculus documentorum quarti belli sacri imperiique gallo-græci historiam illustrantium, Genève, 1877-78, 2 vol. in-8º.]

[49] En Syrie, plusieurs forteresses portent le nom de Krak ou Karak; ce sont le Krak des Chevaliers, le Krak de Montréal et le Krak ou Petra deserti; ce nom est encore porté par plusieurs villages bâtis sur des tertres.

[50] L'auteur se sert, dans la description qui suit, de quelques termes techniques d'architecture: échauguettes, hourdage, merlons, potelets, doubleaux, mâchicoulis, etc. On en trouvera l'explication dans les ouvrages élémentaires d'archéologie médiévale (v. ci-dessous la Bibliographie du chapitre XIV), notamment dans le Dictionnaire de Viollet-le-Duc.—La description est du reste facile à suivre sur les figures et le plan que nous donnons, d'après M. Rey, pp. 265, 269 et 273.

[51] Voyez la restitution, p. 269.

[52] Les yeux des hommes du Nord s'habituèrent en Orient à des couleurs nouvelles: lilas, carmin, pourpre de Tyr, couleurs laquées.

[53] [Sur l'histoire du principe d'association, surtout en Allemagne, voyez O. Gierke, Die Staats-und Korporationslehre des Alterthums und des Mittelalters, und ihre Aufnahme in Deutschland, Berlin, 1881, in-8º.]

[54] On peut citer parmi les plus anciennes: la charte de Saint-Omer, de 1127, conservée en double expédition dans les archives de cette ville; celle de la commune rurale de Bruyères-sous-Laon, de 1129, à la bibliothèque municipale de Laon; celle d'Abbeville, de 1184, aux archives de la ville; celle d'Ergnies, de 1210, aux archives départementales de la Somme; celle de Fismes et Champagne, de 1227, aux archives communales de Fismes.

[55] Adélaïde de Maurienne était d'ailleurs fort laide, si l'on en croit le chroniqueur Gilbert de Mons. Le comte de Hainaut, Baudouin III, qui s'était engagé avec elle, la refusa quand il l'eut vue et s'empressa de se marier ailleurs.

[56] A. Deville. Histoire du château Gaillard et du siège qu'il soutint contre Philippe Auguste en 1203 et en 1204, Rouen, 1849.

[57] [Le nom de ce chef de routiers, que Guillaume le Breton appelle en latin Lupicarus, était, en langue du Midi, Lou Pescaire.]

[58] Ce passage explique parfaitement l'assiette du camp de Philippe Auguste qui se trouvait en R (fig. 1), précisément au sommet de la colline qui domine la roche Gaillard et qui ne s'y réunit que par cette langue de terre dont nous avons parlé. On voit encore, d'ailleurs, les traces des deux fossés de contrevallation et de circonvallation creusés par le roi.

[59] C'est le sentier qui aboutit à la poterne S; c'était en effet la seule entrée du château Gaillard.

[60] Cette chaussée est encore visible aujourd'hui.

[61] Il s'agit ici, comme on le voit, de tout l'ouvrage avancé, dont deux murailles, formant un angle aigu au point de leur réunion avec la tour principale A, vont en déclinant suivant la pente du terrain.

[62] La fidélité scrupuleuse de la narration de Guillaume ressort pleinement lorsqu'on examine le point qu'il décrit ici. En effet, le fossé est creusé dans le roc, à fond de cuve; il a dix mètres de large environ sur sept à huit mètres de profondeur. On comprend très bien que les soldats de Philippe Auguste, ayant jeté quelques fascines et des paniers de terre dans le fossé, impatients, aient posé des échelles le long de la contrescarpe et aient voulu se servir de ces échelles pour escalader l'escarpe, espérant ainsi atteindre la base de la tour; mais il est évident que le fossé devait être comblé en partie du côté de la contrescarpe, tandis qu'il ne l'était pas encore du côté de l'escarpe, puisqu'il est taillé à fond de cuve; dès lors, les échelles qui étaient assez longues pour descendre ne l'étaient pas assez pour remonter de l'autre côté. L'épisode des trous creusés à l'aide de poignards sur les flancs de la contrescarpe n'a rien qui doive surprendre, le rocher étant une craie mêlée de silex. Une saillie de 60 centimètres environ qui existe entre le sommet de la contrescarpe et la base de la tour a pu permettre à de hardis mineurs de s'attacher aux flancs de l'ouvrage. Encore aujourd'hui, le texte de Guillaume à la main, on suit pas à pas toutes les opérations de l'attaque, et pour un peu on retrouverait encore les trous percés dans la craie par ces braves pionniers lorsqu'ils reconnurent que leurs échelles étaient trop courtes pour atteindre le sommet de l'escarpe.

[63] C'est le bâtiment H tracé sur notre plan.

[64] C'étaient les latrines; dans son histoire en prose, l'auteur s'exprime ainsi: Quod quittem religioni contrarium videbatur. Les latrines étaient donc placées sous la chapelle, et leur établissement, du côté de l'escarpement, n'avait pas été suffisamment garanti contre une escalade, comme on va le voir. Les latrines jouent un rôle important dans les attaques des châteaux par surprise.

[65] [«Nous sommes bien tenté, dit M. H.-Fr. Delaborde (Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, II, Paris, 1885, p. 205), d'identifier ce brave sergent avec un certain Raoul Bogis, à qui le roi de France donna, précisément vers cette époque, un fief de chevalier, propter servicium quod ipse nobis fecit. En ce cas, Bogis aurait été anobli pour sa vaillante conduite.

Quant au nom ou plutôt au surnom de ce personnage, la Chronique nous apprend qu'il lui avait été donné par plaisanterie, a brevitate nasi. Bogis signifiait alors camus.»]

[66] C'est le pont marqué sur notre plan et communiquant de l'ouvrage avancé à la basse-cour E.

[67] C'est le pont L.

[68] Le château Gaillard fut réparé par Philippe Auguste après qu'il s'en fut emparé, et il est à croire qu'il améliora même certaines parties de la défense. Il supprima, ainsi qu'on peut encore aujourd'hui s'en assurer, le massif de roche réservé au milieu du fossé de la dernière enceinte elliptique et supportant le pont, ce massif ayant contribué à la prise de la porte de cette enceinte.

[69] Comparer un mémoire de Louis IX à ses envoyés près du Saint-Siège, au temps d'Alexandre IV: «Lorsque la prochaine promotion [de cardinaux] se fera, le roi supplie et requiert que l'on élève à cette dignité des hommes passionnés pour le service de Dieu et pour le salut des âmes, ennemis de la cupidité, qui avariciam detestentur. Ils doivent, en effet, donner à tous les prélats de l'Église le modèle de l'honneur et de la sainteté chrétienne.»

[70] Ici le mémoire ajoute durement: «D'abord les églises n'ont pas de troupes, et si elles en avaient, quels soldats! D'ailleurs on ne sait même pas si l'Empereur viendra et, à supposer qu'il vint, il faudrait préférer aux conseils des hommes le conseil de Dieu, qui a dit: «S'ils vous persécutent dans une ville, réfugiez-vous dans une autre.»

[71] On s'étonne de voir déclarer incidemment par le représentant de Louis IX qu'il y a peu de temps encore les rois de France conféraient à leur gré, in camera sua, tous les évêchés du royaume à qui leur plaisait.

[72] E. Berger, Saint Louis et Innocent IV, pp. 293, 297.

[73] [M. P. Meyer a publié depuis une édition complète du poème: L'Histoire de Guillaume le Maréchal, Paris, 1891-1894, 2 vol. in-8º. J'ai collationné les extraits qui suivent avec l'édition définitive].

[74] Il était considéré comme déloyal de frapper un chevalier qui n'avait pas ses armes défensives.

[75] Comte de Poitiers. Richard n'était pas encore couronné.

[76] Voyez La chanson de la croisade contre les Albigeois, commentée et traduite par M. P. Meyer, Paris, 1875, 2 vol. in-8º.

[77] Citons l'un des traits qui lui étaient prêtés; il fera juger des autres, car c'est le cas d'appliquer à ces puérilités l'adage Ab uno disce omnes: «Primat ne voulait chanter à l'église qu'en ouvrant la moitié de la bouche; et comme on lui demandait un jour la raison de cette singulière habitude, il répondit que, n'ayant encore qu'une demi-prébende, il ne devait pas, aux heures canoniales, l'office de sa bouche tout entière.»

[78] Goliardique, de Goliard. Le mot «goliard» apparaît dans les textes, vers 1220, pour désigner les clercs vagabonds, indociles, burlesques, qui étaient en quelque sorte les jongleurs du monde ecclésiastique. Ils se recommandaient d'un personnage mythique, l'évêque Golias ou Goliath, auquel sont attribués quelques-uns des plus beaux poèmes goliardiques.

[79] Philippe de Grève était le fils naturel de Philippe, archidiacre de Paris et parent de Gautier, chambrier de France. Après avoir été procureur général en cour romaine des églises de la province de Reims, il fut chancelier de l'église et de l'Université de Paris de 1218 à 1236.

[80] Quelles qu'aient été ses mœurs, Philippe de Grève ne se gêne pas, dans ses sermons, pour blâmer celles des écoliers et des maîtres de l'Université, ses justiciables: «Autrefois, quand chacun enseignait pour son propre compte et qu'on ne connaissait pas encore ce nom d'Université, les leçons, les controverses étaient plus fréquentes; on avait plus d'ardeur pour l'étude. Aujourd'hui on fait tout le plus vite possible, on enseigne peu, on dérobe leur temps aux leçons pour aller traiter en des conventicules les affaires de la communauté. Et tandis que les anciens s'assemblent pour délibérer, pour réglementer, les jeunes, que soutiennent et protègent les anciens, vont faire la chasse aux femmes et aux maris». (B. Hauréau, dans le Journal des Savants, juillet 1894.)

[81] Cf. ci-dessus, p. 236 et s.

[82] [M. Gebhart cite en cet endroit, à titre d'exemple, quelques strophes de la Confessio Goliæ, attribuée au chanoine Primat. (Sur Primat et sur les Goliards, voyez ci-dessus, p. 422 et s.) Nous imprimons ici ces strophes d'après la meilleure édition qui ait été publiée de cette très célèbre pièce. (Notices et extraits des manuscrits, XXIX, 2e partie, p. 266-270.) «Accusé, dit M. Gebhart, près de son évêque, de trois vices capitaux: la luxure, le jeu et le vin, l'auteur de la Confessio Goliæ se défend par une confession grotesque que notre chroniqueur (Salimbene) se plaît à rapporter tout entière. En voici quelques vers en l'honneur de l'ivrognerie»:

Tertio capitulo memoro tabernam.
Illam nullo tempore sprevi, neque spernam,
Donec sanctos angelos venientes cernam,
Cantantes pro mortuo requiem æternam.
Poculis accenditur animi lucerna,
Cor imbutum nectare volat ad superna;
Mihi sapit dulcius vinum de taberna
Quam quod aquæ miscuit præsulis pincerna...
Meum est propositum in taberna mori;
Vinum sit oppositum morientis ori,
Ut dicant, cum venerint, angelorum chori:
«Deus sit propitius tauto potatori!»]

[83] [Cf. E. Michael, Salimbene und seine Chronik, Innsbruck, 1889, in-8º.]

[84] [M. L. Clédat a cru devoir rajeunir la forme des vers de Rutebeuf qu'il cite.]

[85] Une «Histoire générale de la littérature française», rédigée dans la même forme que l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, est en préparation. Elle sera publiée sous la direction de M. Petit de Julleville.

[86] Quelques monographies importantes ont paru depuis 1890. Une des plus importantes est celle de J. Bédier, Les fabliaux, Paris, 1895, 2e éd.—Sur Villehardouin et Joinville, nommément désignés au programme, voy. G. Paris et A. Jeanroy, Extraits des chroniqueurs français, Paris, Hachette, 1892, in-16, et L. Petit de Julleville, Extraits des chroniqueurs français du moyen âge, Paris, 1895, in-18. Cf. H.-Fr. Delaborde, Jean de Joinville et les seigneurs de Joinville, Paris, 1894, in-8º.

[87] Il va de soi qu'il existe un très grand nombre de traités généraux sur l'histoire de chacune des littératures nationales, parmi lesquels il y en a d'excellents; je n'indique ici que les plus commodes.

[88] M. Samuel Berger a bien voulu revoir et récrire ce morceau pour notre Recueil. Nous l'en remercions vivement.

[89] [Comparez L. Courajod, La polychromie dans la statuaire du moyen âge, Paris, 1888, in-8º, et les nombreux travaux du même auteur sur l'histoire de la sculpture française, pleins de vues originales.]

[90] C'est-à-dire le «Chœur».

[91] [Depuis la publication de l'article de M. J. Quicherat, de nombreux savants ont repris et approfondi l'étude de l'Album de Villard de Honnecourt (Voy. notamment la publication de l'Album, en fac-similé, par M. de Lassus (Paris, 1858, in-4º), et C. Enlart, dans la Bibliothèque de l'École des chartes, 1895, p. 1).—Des travaux de M. Bénard, «il ressort que Villard était Picard, qu'il a presque certainement bâti l'église de Saint-Quentin et que par contre rien n'autorise beaucoup plus à lui attribuer des travaux dans la cathédrale de Cambrai que dans celle de Reims».—«Les chantiers de l'abbaye cistercienne de Vaucelles, dit M. Enlart, à six kilomètres de Honnecourt, sur l'autre rive de l'Escaut, ont été probablement l'école où Villard dut recevoir les premiers enseignements de son art.» Et cet auteur pense que ce sont les Cisterciens de Vaucelles qui recommandèrent notre architecte à leurs confrères de Hongrie. «Beaucoup d'architectes français du XIIe et du XIIIe s., dit-il, ont été mandés à l'étranger par des évêques, notamment en Espagne, où la plupart de ces prélats appartenaient à l'ordre de Cluny; en Suède, où le premier archevêque d'Upsal, ancien écolier de Sorbonne, avait pu connaître Etienne de Bonneuil à Paris; en Danemark enfin où l'archevêque Absalon fonda en même temps l'abbaye cistercienne de Sorö et la cathédrale de Roskilde, qui ressemble à celles d'Arras, Noyon et Cambrai, et qui ne peut être que l'œuvre d'un Français du nord. Rien n'empêche que Villard ait travaillé de même pour les évêques de Hongrie,... mais il est beaucoup plus probable que c'est pour le service des Cisterciens que fut appelé un architecte qui possédait leurs traditions.»]

[92] Comparez Boivin déguisé en croquant:

Vestuz se fu d'un burel gris
Cote et sorcot et chape ensamble,
Qui tout fu d'un....
Et si ot coiffe de borras.
Ses sollers ne sont mis à las
Ainz sont de vache dur et fort...
.I. mois et plus estoit remese
Sa barbe qu'ele ne fu rese.
.I. aguillon prist en sa main
Por ce que mieus semblast vilain...

[93]

Pains et lait, et eues et fromage
C'est la viande del bochage.

[94] Paille de blé;

[95] Tout ce qu'il.

[96] Fumier.

[97] Cf. une curieuse pièce en prose intitulée: Des .XXIII. manières de vilains (éd. Jubinal, Paris, 1834, in-8º). Quelques traits de cette furieuse diatribe ont assez de naturel. Le vilain refuse d'enseigner leur chemin aux étrangers et leur dit: «Vous le savez miex que je ne faic!» S'il voit un gentilhomme passer devant sa porte, l'épervier au poing: «Cil huas mangera anuit une geline, et mi anfant en fuissent tout saoul.» S'il visite la capitale, il s'arrête devant Notre-Dame, regarde les rois du portail, et dit: «Vex ci Pepin, vès la Charlemainne!» et on lui coupe sa bourse par derrière.

[98] Il y a des vilains, dit l'auteur des .XXIII. manières, qui mènent les autres et défendent leurs droits devant le bailli du seigneur: «Sire, au temps mon aïeul et mon bisaïeul, nos vaches furent par ces prés, nos brebis par ces copeis.» Il y en a qui «haïssent Dieu, sainte Église et toute gentillesse».

[99] Voyez la gravure de la page 191.


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