Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
The Project Gutenberg eBook of Histoire parlementaire de France, Volume 1.
Title: Histoire parlementaire de France, Volume 1.
Author: François Guizot
Release date: January 27, 2009 [eBook #27905]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine Travers, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
I
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS:
MÉMOIRES pour servir à l'histoire de mon temps, par M. Guizot.--2e édition. Tomes I à V. 5 vol.
L'ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNES en 1861, par M. Guizot. 3e édition. 1 vol.
TROIS ROIS, TROIS PEUPLES ET TROIS SIÈCLES, par M. Guizot. (sous presse). 1 vol.
WILLIAM PITT ET SON TEMPS, par lord Stanhope, traduction précédée d'une introduction par M. Guizot. 4 vol.
HISTOIRE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES, par J. Lothrop Motley, traduction nouvelle, précédée d'une grande introduction,--l'Espagne et les Pays-Bas aux xvie et xixe siècles, par M. Guizot.--4 vol.
LA CHINE ET LE JAPON: mission du comte d'Elgin pendant les années 1857, 1858 et 1859; racontée par Laurence Oliphant. Traduction nouvelle, précédée d'une introduction par M. Guizot. 2 vol.
PARIS.--IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS,
55, QUAI DES AUGUSTINS.
Complément des Mémoires pour servir à l'Histoire de mon Temps.
HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
RECUEIL COMPLET
DES DISCOURS PRONONCÉS DANS LES CHAMBRES DE 1819 A 1848PAR
M. GUIZOT
TOME PREMIER
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
Tous droits réservés
INTRODUCTION
TROIS GÉNÉRATIONS
1789-1814-1848.
Les amis de la liberté politique sont tristes, et les raisons ne manquent pas à leur tristesse. Peut-être m'est-il permis de dire que j'aurais, plus que personne, quelque droit de m'y abandonner. Je suis tombé avec les institutions et le régime que nous regardions comme le témoignage et le gage de la liberté politique. Mais en trouvant la tristesse légitime, je la trouve excessive et injuste envers notre temps et notre patrie. Je ne crois pas que la France ait renoncé à aucune de ses généreuses ambitions, ni qu'elle ait perdu tout moyen de les satisfaire. J'ai confiance dans l'avenir de mon pays et de la liberté politique dans mon pays.
Je ne me fais point d'illusion. Parmi les amis de la liberté politique, beaucoup sont découragés, et ne recommenceraient pas volontiers des efforts et des luttes dont ils n'espèrent plus la victoire. D'autres ont reporté sur le régime impérial leurs espérances, et s'en promettent, dans l'avenir, les satisfactions libérales qu'ils croient nécessaires ou possibles. Le public assiste, avec une indifférence sceptique, aux regrets languissants des uns et aux lointaines espérances des autres, uniquement préoccupé des intérêts de la vie civile et de son repos après tant d'orages.
A cet état des partis et des esprits se joignent deux idées qui ne sont pas nouvelles, mais qu'on travaille plus activement que jamais à accréditer. On dit qu'après tout, c'est la Révolution française, ce sont ses principes et ses intérêts généraux qui triomphent aujourd'hui, et que ce triomphe importe bien plus à la France que celui de la liberté politique. On ajoute que, si la liberté souffre, l'égalité ne souffre point, et qu'entre les conquêtes de la Révolution, la France tient bien plus à l'égalité qu'à la liberté.
Je crois ces deux idées radicalement fausses et funestes. Je crois l'indifférence publique, en fait de liberté, plus apparente que réelle et essentiellement transitoire. Je crois les amis de la liberté politique appelés à reprendre, dans le pays et dans son gouvernement, leur influence, et par conséquent tenus de ne pas se livrer à un découragement naturel, mais non légitime.
Ni les considérations morales, ni les exemples historiques ne me manqueraient pour les rassurer et les ranimer. Quelle est, dans la vie des peuples, la grande cause qui n'a pas éprouvé de cruels revers, passé par de tristes alternatives et mis des siècles à triompher? Dieu vend cher aux hommes le progrès et le succès. L'Angleterre et les États-Unis d'Amérique sont, dans les temps modernes et chrétiens, les deux nations qui ont le plus fortement conquis et possédé la liberté politique. Que n'en a-t-il pas coûté à l'Angleterre? Que de révolutions et de réactions! Que de temps, de sang et de travail! Quelles phases de lassitude et de corruption! Et où en est aujourd'hui, où en sera demain la grande République américaine? Qui sait quel jour et à quel prix elle recouvrera sa paix et sa prospérité? Qui sait si elle revivra? L'Angleterre aurait-elle dû, pour s'épargner tant d'efforts et d'épreuves, renoncer à la liberté politique? Et l'Amérique de Washington et de Franklin doit-elle désespérer d'elle-même parce que son gouvernement se trouve trop mal constitué et trop faible pour les questions qu'il a à résoudre? A coup sûr, ni l'un ni l'autre de ces grands peuples n'est disposé à croire la liberté politique trop chèrement achetée par les souffrances et les sacrifices qu'elle leur a imposés ou qu'elle pourra leur imposer. Mais je laisse là l'Angleterre et l'Amérique; je sais le peu d'empire qu'ont, en pareille affaire, des considérations générales et des exemples étrangers; c'est dans notre France même, dans notre propre histoire et dans notre histoire contemporaine, que je veux chercher et que je trouve mes raisons de fidélité active à la liberté politique et de confiance dans son avenir parmi nous.
Depuis trois quarts de siècle, trois générations, 1789, 1814 et 1848, ont possédé politiquement la France et fait ses destinées. Les deux premières ont terminé leur course; la troisième commence la sienne. Je veux les interroger toutes trois; je veux savoir avec précision ce qu'elles ont pensé, ce qu'elles ont désiré, ce qu'elles ont fait, et chercher, dans leur âme et dans leur histoire, le sens des événements contemporains et l'avenir politique de la France.
I
1789-1814.
Le caractère dominant, le grand caractère de 1789, c'est l'unanimité dans l'élan national: non pas certes l'unanimité des opinions, mais celle des désirs et des espérances à travers la divergence des opinions. On ne peut parcourir les cahiers des trois Ordres convoqués aux États Généraux qui devinrent l'Assemblée constituante sans être frappé de l'unité de sentiment et de mouvement qui anime ces classes si diverses et si près d'entrer en lutte. Par leurs situations, leurs habitudes, leurs préjugés, leurs goûts, elles diffèrent essentiellement; mais le même feu les échauffe, le même vent les emporte; l'esprit de réforme et de progrès possède la France tout entière.
Quelle était, à cette époque, l'ambition suprême de cette France encore si variée et si incohérente, malgré son travail, depuis bien des siècles, pour atteindre à l'unité nationale? A quel but définitif et commun aspiraient cette noblesse, ce clergé, ce tiers-état, tout ce peuple encore si peu accoutumé à marcher ensemble? L'équité dans l'ordre social et la liberté dans l'ordre politique, le respect des droits personnels de tout homme et l'action efficace de la nation dans ses affaires, une société juste et un gouvernement libre, c'est là le voeu qui se trouve au fond de tous les voeux, qui s'élève au-dessus de toutes les diversités de situation et d'opinion. C'était là le besoin passionné de cette génération ardente et forte qui se précipita dans son dessein comme un torrent longtemps contenu et amassé se précipite sur la pente de son cours.
Ce n'était pas seulement dans des écrits, des discours, des instructions, dans des manifestations fugitives de la pensée qu'éclataient ce mouvement général, cette tendance commune des esprits en France avant la réunion des États Généraux de 1789. Les actes venaient avec les paroles; de grands pas étaient déjà faits vers la réforme sociale et la liberté politique. Et ce n'étaient pas seulement quelques hommes supérieurs un moment investis du pouvoir, Machault, Turgot, Malesherbes, Necker, qui poussaient la France dans cette voie; la nation elle-même, toutes les classes de la nation, le clergé et la noblesse comme le tiers-état, les propriétaires des campagnes comme les habitants des villes s'y engageaient activement et ensemble. Qu'on lise l'excellent travail de M. Léonce de Lavergne sur les Assemblées provinciales instituées par Louis XVI, de 1778 à 1787, dans les vingt-six provinces appelées pays d'élection 1. Avec autant de sagacité libérale que d'impartialité historique, il a retracé, je pourrais dire ressuscité ces assemblées aujourd'hui si oubliées, leurs membres et leurs actes, les résultats accomplis et les projets annoncés, les idées générales et les mesures locales. On assiste là, non-seulement à un grand travail de réforme administrative, mais à l'empire efficace des principes de la justice sociale et de la liberté politique, le respect de l'homme, l'élection, la discussion, la publicité, la responsabilité du pouvoir. Et ce n'est pas le tiers-état seul qui proclame ces principes et réclame leurs conséquences; la noblesse et le clergé, les grands seigneurs et les gentilshommes de province les acceptent et les appliquent comme les bourgeois. Sans doute on pressent, on rencontre déjà les dissentiments, les appréhensions, les hésitations, les luttes; mais le fait qui domine, c'est évidemment, dans tous les rangs et à tous les degrés de la société française, un désir et un effort communs pour faire pénétrer et prévaloir l'équité dans l'état social, la liberté dans le gouvernement.
La grande Assemblée nationale, l'Assemblée Constituante, une fois réunie, offre un spectacle bien moins unanime, bien plus agité que ces modestes assemblées provinciales, et pourtant au fond le même. L'esprit de réforme et de liberté politique, dominant dans le tiers-état, est là aussi, présent et puissant, dans la noblesse et le clergé. La lutte s'engage entre l'ancien régime en décadence et le régime nouveau en espérance; mais, au sein de cette lutte, le tiers-état trouve, dans la noblesse et le clergé français, des alliés éminents et sincères. Des ecclésiastiques, des grands seigneurs, des gentilshommes de vieille race prêtent à la bourgeoisie française un généreux concours, et assurent, dès les premiers pas, sa victoire. C'est une minorité de la vieille France qui vient en aide à la France nouvelle; mais c'est une minorité dont l'appui moral et numérique est décisif.
Cette minorité libérale de la noblesse et du clergé français, en 1789, n'a pas seulement droit, par la générosité de ses sentiments et de ses sacrifices, à toute l'estime et à toute la reconnaissance de la France libérale; elle a donné, dans le plus grand moment de notre histoire, le plus grand exemple politique que puisse recevoir un peuple qui veut être libre, l'exemple du désintéressement éclairé et du dévouement au bien public.
Nous avons eu, pendant des siècles, ce mauvais sort que la noblesse française n'a pas compris ses vrais intérêts, ni joué, dans l'État, son vrai rôle. Soit influence de son origine, soit vanité, soit défaut de lumières et d'esprit politique, elle s'est isolée pour garder son rang; elle a mieux aimé rester une classe privilégiée que devenir la tête d'une nation. Elle est tombée, envers la royauté, dans une faute tout aussi grave; elle a préféré, tantôt l'indépendance, tantôt la vie de cour, au partage du pouvoir; les grands seigneurs ont aspiré à être, non les conseillers, mais tantôt les rivaux, tantôt les serviteurs du roi; et les gentilshommes, voués au service militaire, ont regardé le service politique comme une sorte de dérogeance; lieutenants ou cornettes, ils se croyaient au-dessus des conseillers d'État et des intendants. Ce mal a entraîné un autre mal: la royauté entravée, harcelée, dépouillée par la haute noblesse, a recherché, contre elle, l'appui de la bourgeoisie et du peuple; la bourgeoisie et le peuple, pour s'affranchir du joug arrogant de la noblesse, ont recherché, à tout prix, l'appui de la royauté. L'aristocratie n'a su prendre sa place ni dans le gouvernement de l'État, ni dans la cause des libertés publiques; la démocratie n'a grandi que dans l'alliance et au service du pouvoir absolu.
Ce fait n'a pas été particulier à la France; il s'est produit dans la plupart des grands États de l'Europe continentale; presque partout, la noblesse, ne sachant être ni politique, ni libérale, est restée étrangère et au gouvernement et au peuple; la démocratie, manquant d'alliés et d'appui pour ses libertés, n'a pu s'élever qu'à l'aide du pouvoir royal; et le pouvoir royal, profitant de l'alliance démocratique, a pu quelque temps être à la fois populaire et absolu.
Encore aujourd'hui et sous nos yeux, c'est dans cette voie que marche plus d'un grand État, au grand péril de son avenir.
Que tel ait été, en France, le cours naturel et, comme on dit, fatal de la civilisation, je ne le nie point; mais, pour être fatal, un fait n'en reste pas moins justiciable de l'expérience et du bon sens; si les fautes des hommes, princes ou peuples, sont fatales, leurs conséquences le sont aussi, et le jour arrive où elles se révèlent si clairement qu'il y aurait folie à les méconnaître. Je tiens pour frappé de cécité politique quiconque aujourd'hui ne voit pas que le pouvoir absolu ne suffit point à la solidité des gouvernements, ni la démocratie à la fondation de la liberté. Le pouvoir a besoin à la fois d'être soutenu et d'être contenu: il lui faut, d'une part, l'influence et l'appui des hommes que leur situation place naturellement au niveau des grandes affaires de l'État, d'autre part, la surveillance et le contrôle de tous les citoyens. La liberté, à son tour, a besoin d'être défendue et par ceux dont elle fait la sécurité et la force dans leur vie laborieuse et ascendante, et par ceux à qui leur situation déjà faite rend faciles et naturelles l'indépendance et l'influence en face du pouvoir. Le but de la société n'est pas simple; elle aspire en même temps et nécessairement à l'ordre et à la liberté, à la durée et au progrès. Ce n'est pas par la domination d'une force unique, ou prépondérante au point d'être unique, que cette oeuvre double et difficile peut être accomplie; il y faut le concours des forces diverses qui se développent naturellement et sont diversement placées dans le corps social. Dans les sociétés européennes, la liberté comme le pouvoir a beaucoup souffert des priviléges exclusifs et immobiles de l'aristocratie; l'aversion inintelligente de la démocratie pour tout principe et tout élément d'organisation sociale autre qu'elle-même pourrait bien leur être aussi funeste.
Pas plus les peuples que les rois, pas plus la démocratie que l'aristocratie ne méconnaissent et ne violent impunément les lois naturelles et intimes des faits. Plus la société devient grande et libre, plus le bon gouvernement y devient à la fois nécessaire et difficile. Pour que le pouvoir soit élevé et maintenu à la hauteur de sa tâche, pour qu'il résiste efficacement, tantôt à ses périls, tantôt à ses penchants, il faut que les classes naturellement influentes dans l'État par leur fortune, leurs lumières, leurs relations, leurs travaux, agissent ensemble et de concert, tantôt pour la défense de l'autorité, tantôt pour la protection de la liberté. Il y a désordre et danger social quand, au lieu d'être politiquement unies, ces classes sont divisées entre elles, et qu'en présence de l'ardeur ascendante des masses populaires, elles se combattent au lieu de s'entr'aider à soutenir et à diriger le pouvoir. Ce sont là, même quand elles n'éclatent pas en luttes matérielles, les pires guerres civiles, celles qui troublent et compromettent le plus gravement les États. Les discordes des patriciens et des plébéiens ont perdu la liberté de Rome; l'action commune des nobles et des bourgeois a fondé celle de l'Angleterre.
C'était, en 1789, une bonne fortune nouvelle pour la France que l'empressement d'une portion notable de la noblesse et du clergé à s'unir au gros de la nation pour la réforme de l'état social et la conquête de la liberté politique. A aucune autre époque de notre histoire, pareille chance ne s'était rencontrée; dans les diverses réunions des États Généraux, y compris la dernière, en 1614, la noblesse et le clergé français avaient tenu leur cause séparée de la cause populaire, ou ne lui avaient prêté quelque appui que momentanément et dans des vues intéressées, quelquefois même factieuses. En 1789, la minorité de la noblesse et du clergé était parfaitement sincère et active dans sa résolution de faire cause commune avec le pays tout entier; et, bien que ce fût, dans les deux Ordres, une minorité, elle était si considérable et si honorable qu'elle pouvait devenir, pour le tiers-état comme pour la couronne, un puissant allié. Que fût-il arrivé si cette chance eût été saisie, si la couronne, le tiers-état et la minorité de la noblesse et du clergé se fussent intimement unis pour accomplir de concert les réformes nécessaires et fonder ensemble un gouvernement libre? Je n'oserais affirmer qu'ils auraient réussi; les conjectures sur ce qu'aurait pu être le passé sont presque aussi incertaines que les prédictions sur l'avenir; mais, à coup sûr, on eût marché ainsi dans la bonne voie; on eût mis à profit ce qu'il y avait d'unanimité et d'harmonie dans l'élan national.
Pourquoi cela n'est-il pas arrivé? Comment cette grande génération de 1789, qui voulait si ardemment et si sincèrement la réforme sociale et la liberté politique, s'est-elle lancée ou a-t-elle été entraînée dans les ténèbres et les tempêtes de la Révolution?
A cette question, j'écarte en ce moment une partie de la réponse. Les fautes de la royauté et de ses entours ont été pour beaucoup dans les revers de la liberté et les emportements de la Révolution. La tâche du pouvoir est si rude, surtout en de telles crises, que ni la bonté, ni la vertu ne le dispensent de l'habileté et de la fermeté. Mais il y a maintenant peu d'utilité, et pour mon compte je n'ai nul goût à étaler la part de Louis XVI et de sa famille dans les causes des malheurs de la France et des leurs propres; ils ont payé si cher et si douloureusement expié leurs fautes qu'il y a une barbarie grossière et subalterne à en accabler incessamment leur mémoire. On essaye trop d'ailleurs de décharger ainsi, de la responsabilité qui leur revient, les partis et les hommes qui, à cette époque, sont successivement devenus les maîtres de la France. La France elle-même a sa part dans cette responsabilité, car une nation qui aspire à être libre ne peut alléguer avec honneur qu'elle a subi, comme un troupeau, les volontés perverses ou folles de ses conducteurs. Ce sont donc les erreurs générales, les fautes communes de la grande génération de 1789 que j'ai à coeur de rechercher. Il m'est arrivé de dire un jour à la tribune que «sans doute, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l'humanité, se réjouissent de nous voir éviter les écueils où sont venues se briser tant de leurs belles espérances.» Notre cause est encore la leur, et je crois leur rendre hommage en signalant aux fils ces écueils qu'ont aperçus trop tard les pères.
Trois idées politiques étaient, en 1789, professées et répandues: idées confuses et obscures dans la plupart des esprits, mais au fond dominantes. Je les reproduis telles qu'elles ont été exprimées, sous leur forme la plus simple et la plus franche: «Nul n'est tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties;--le pouvoir légitime réside dans le nombre;--tous les hommes sont égaux.» Beaucoup de ceux qui pensaient et agissaient d'après ces maximes auraient été fort étonnés si quelque puissance supérieure les avait contraints de s'en rendre bien compte et d'accepter leurs conséquences obligées; mais ils n'y regardaient pas de si près et n'y voyaient pas si clair. Les plus puissantes idées sont celles qui, contenant ensemble et confusément une large part de vérité et une large part d'erreur, flattent à la fois les bons et les mauvais instincts des hommes, et ouvrent en même temps la carrière aux nobles espérances et aux mauvaises passions.
La première de ces trois idées: «Nul n'est tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties,» est destructive de l'autorité; c'est l'anarchie. Rousseau, en posant le principe, en a entrevu les conséquences, et s'est consumé en efforts pour y échapper; M. Proudhon les a acceptées, et a fait, de ce qu'il appelle hardiment l'anarchie, le but définitif et l'état normal des sociétés humaines.
La seconde idée: «Le pouvoir légitime réside dans le nombre» est destructive de la liberté; c'est le despotisme de la majorité numérique. Le monde a vu ce principe posé et mis en pratique, tantôt sous la forme républicaine, tantôt sous la forme monarchique, et il a toujours amené l'oppression tantôt violente, tantôt sourde, de la minorité. Qui ne sait qu'aux États-Unis d'Amérique l'empire du nombre a, depuis un demi-siècle, tenu de plus en plus éloignés du pouvoir les hommes les plus capables et les plus dignes de l'exercer?
La troisième idée: «Tous les hommes sont égaux,» est destructive de l'élévation politique dans le gouvernement et du progrès régulier dans la société. C'est le nivellement, au lieu de la justice; c'est la décapitation permanente du corps social, au lieu du libre développement de tous ses membres.
Il n'est pas vrai que nul ne soit tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties. Il suffit à tout homme de regarder en lui-même et autour de lui pour reconnaître la fausseté de cette maxime. Que de lois auxquelles nous obéissons et nous sommes tenus d'obéir sans les avoir jamais consenties, ni même connues d'avance! Les lois qui fondent dans la famille l'autorité et l'obéissance ont-elles jamais été consenties par leurs sujets? Et dans la société, n'obéissons-nous pas, ne sommes-nous pas, à chaque instant, tenus d'obéir à des lois qui régissent naturellement les hommes dans leurs rapports mutuels sans que, même au sein des institutions les plus libres, elles aient jamais été un objet de délibération et de consentement? Il s'en faut bien que les hommes n'obéissent et ne soient tenus d'obéir qu'à des lois qu'ils se sont faites eux-mêmes ou que d'autres hommes leur ont faites; la plupart de celles qui les gouvernent leur viennent de plus haut; et même quand elles leur déplaisent, quand leur volonté les repousse, ils se sentent, dans leur âme, tenus de leur obéir. Ce n'est pas la volonté des hommes, c'est la justice et la sagesse intrinsèques des lois et du pouvoir qui fait leur droit à l'obéissance. Ce qui est vrai, c'est que les hommes ont droit à des lois justes, à un régime juste, et par conséquent à des institutions qui les leur garantissent. C'est là le but et la loi suprême de la société.
Il n'est pas vrai que le pouvoir légitime réside dans le nombre; car la justice et la sagesse ne se rencontrent pas toujours dans les volontés de la majorité numérique, et elle ne saurait conférer essentiellement au pouvoir une légitimité qu'elle ne possède pas essentiellement elle-même. Ce qui est vrai, c'est que la majorité numérique, qui peut être, dans certains cas et dans certains temps, le signe extérieur de la raison et de la justice, est tenue, dans tous les temps et dans tous les cas, de se conduire selon la raison et la justice, et de respecter les droits de la minorité.
Il n'est pas vrai que tous les hommes soient égaux: ils sont inégaux, au contraire, par la nature comme par la situation, par l'esprit comme par le corps; et leur inégalité est l'une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et forment entre eux la société. Ce qui est vrai, c'est que les hommes sont tous semblables et de même nature, sinon de même mesure, et que la similitude de leur nature leur donne, à tous, des droits qui sont les mêmes pour tous, et sacrés entre tous les droits.
Ainsi rappelées à leur vrai sens et dans leurs justes limites, ces idées sont aussi salutaires que belles: mais quand les hommes n'ont pas été obligés par leur situation ou amenés par l'expérience à leur faire subir cette épuration, quand les vérités qu'elles contiennent sont obscurcies, altérées, corrompues par les erreurs auxquelles elles se prêtent, alors, et dans le premier emportement des esprits, la puissance de la vérité elle-même tourne au profit de l'erreur; les nobles instincts tombent au service des mauvaises passions; l'aliment vital devient un poison fatal.
La génération de 1789 a échoué sur cet écueil. Elle y a été poussée, non seulement par ses erreurs politiques, mais par des erreurs morales qui étaient, à vrai dire, le principe et la source des erreurs politiques que je viens de signaler.
C'était la conviction du XVIIIe siècle et de la génération formée à son école que l'homme est essentiellement bon, et que, dans les sociétés humaines, le mal provient, non de la nature humaine, mais de la mauvaise organisation sociale et du mauvais régime politique. La confiance dans la bonté naturelle de l'homme était, en 1789, l'une des colonnes de l'orgueil humain.
Il en avait une seconde, la confiance dans la toute-puissance de l'homme. C'était aussi, en 1789, la conviction générale que l'homme est maître de la société comme de lui-même. Si la société n'a pas été et n'est pas ce qu'elle doit être, ce sont les lumières, pensait-on, qui ont manqué et qui manquent encore aux hommes. Le progrès indéfini, qui est la loi de l'humanité, les leur donne et les leur donnera de plus en plus. Fort de sa bonté native, de ses lumières progressives et de sa puissance souveraine, l'homme réformera, réorganisera, créera à nouveau la société.
Quand je qualifie d'erreurs ces croyances superbes, c'est que la question suprême à laquelle elles se rattachent est, pour moi, résolue. Je ne crois ni à la bonté essentielle de l'homme, ni à sa souveraineté ici-bas. Il est à la fois capable du bien et enclin au mal, à la fois libre et sujet: «S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante,» dit admirablement Pascal. La condition de l'homme est haute et sa nature plus haute encore que sa condition; mais il y a de la dépendance dans sa condition et de la révolte dans sa nature. L'observation philosophique reconnaît en lui ces contrastes, comme les affirme le dogme chrétien. Quand l'homme les méconnaît, c'est qu'il se méprend sur lui-même et sur sa place dans l'univers; c'est qu'il oublie Dieu et se croit Dieu. Dans son orgueilleux élan vers son généreux dessein, la génération de 1789 a vécu et agi sous l'empire de cette immense erreur. C'est là le venin qui a si promptement altéré les sources de la Révolution française, et mêlé tant de mal à tant d'intentions et d'espérances excellentes. On a coutume d'imputer tout ce mal à la lutte des intérêts opposés et des mauvaises passions mutuelles, aristocratiques ou démocratiques, absolutistes ou radicales. Il est vrai; ce sont là les acteurs qui occupent le devant de la scène et la remplissent de leur bruit; mais ils n'y sont pas seuls, et ils n'ont garde de s'y produire sous leur vrai nom et leur propre figure; aux intérêts égoïstes et aux mauvaises passions, il faut des voiles qui les couvrent, et c'est toujours dans des idées fausses et spécieuses qu'ils les cherchent et les trouvent. Cet honneur reste à l'homme dans ses égarements qu'il a besoin, non-seulement de les cacher, mais de les justifier aux yeux de ses semblables et aux siens propres. Plus le trouble social est grand, plus on peut tenir pour certain qu'un grand trouble intellectuel l'accompagne et l'accompagnera obstinément.
Lorsque aujourd'hui, au sein de la tranquillité et de la froideur publiques, on considère d'un esprit libre ces idées que je signale comme des erreurs graves et puissantes, on ne peut se défendre d'un profond étonnement. Comment de telles idées ont-elles jamais pu s'accréditer et dominer à ce point? N'est-il pas évident, aux yeux du simple bon sens, que les hommes ne sont pas tous égaux, et que la prétention d'établir entre eux l'égalité sociale, en dépit des inégalités naturelles, aboutit, comme l'ont reconnu les logiciens conséquents de l'école, à la folle tentative d'abolir, à chaque génération, l'hérédité des biens et des noms, c'est-à-dire la propriété et la famille, c'est-à-dire la société elle-même? Le bon sens ne condamne-t-il pas également la prétention de la majorité numérique à la possession exclusive du pouvoir légitime, et celle de chaque individu à n'obéir qu'à des lois qu'il ait consenties? Dans les sociétés les plus démocratiques et les plus libres, républicaines aussi bien que monarchiques, ces prétendus principes ne reçoivent-ils pas, à chaque instant, des faits et de la raison publique, les plus éclatants démentis? Et pourtant ces grossières erreurs ont été, sont et seront toujours puissantes et redoutables. Tant l'esprit humain se laisse aisément duper par ce qui plaît aux passions humaines! Tant les passions humaines sont ardentes à se saisir des idées qui les aident à se légitimer en se satisfaisant!
Jamais ces idées n'ont donné une plus terrible démonstration de leur puissance que dans la Révolution française; jamais leur impérieuse logique n'a plus rapidement entraîné des conséquences plus énormes et plus imprévues. L'histoire du monde n'offre aucun exemple d'un contraste pareil entre les premiers pas et le développement soudain d'un grand événement, entre les perspectives de la veille et les spectacles du lendemain. Quels espaces, quels abîmes de 1789 à 1793! Et il a fallu à peine quatre années pour que la grande société française parcourût ces espaces et tombât dans ces abîmes, quand elle se croyait à la porte d'un paradis créé de ses propres mains!
Comment se fait-il que cette catastrophe, incroyable si elle n'était réelle, n'ait pas laissé uniquement et universellement une impression d'effroi et d'horreur? Comment tant de crimes atroces, de folies absurdes et de douleurs inouïes, tant et de si révoltants outrages à la conscience humaine, au coeur humain, au bon sens humain, ont-ils pu être si étrangement palliés et presque excusés, que dis-je? si magnifiquement enveloppés dans des récits et des tableaux qui frappent et séduisent l'imagination au point d'étouffer le jugement et le sens moral? Et qu'on ne dise pas qu'on a condamné ces faits tout en les colorant de la sorte: les paroles ne sont rien en elles-mêmes; leur valeur réside dans la signification qu'y attachent ceux qui les entendent ou les lisent, dans l'effet qu'elles produisent sur les âmes et la disposition où elles les laissent. Que sert la condamnation des actes si elle se perd dans la glorification des acteurs? Les personnages ainsi célébrés ne se prêtaient guère à de telles apothéoses; la plupart n'étaient, à vrai dire, que des hommes médiocres et vulgaires, d'une violence brutale ou d'une légèreté frivole, cyniques grossiers ou badauds fanatiques, déclamateurs enivrés de leurs propres paroles ou conspirateurs envieux, haineux et imprévoyants. Il n'était certes pas aisé d'en faire de grands hommes. Pourquoi l'a-t-on entrepris? Pourquoi y a-t-on réussi, pour un temps du moins et auprès d'un nombreux public? Est-ce uniquement le besoin de faire du bruit, un bruit populaire, qui a poussé des esprits éminents dans cette voie d'idolâtrie révolutionnaire? Est-ce uniquement le goût du mélodrame sous le nom de l'histoire qui a valu à de telles oeuvres un tel succès?
Ces faiblesses personnelles y ont eu leur part; mais ce sont de trop petites explications pour un fait moralement si étrange; il a des causes plus générales et plus graves.
A côté de ces hymnes en l'honneur des acteurs révolutionnaires éclatent, non-seulement contre eux, mais contre la Révolution française en général, des imprécations ardentes et incessantes. Dominés soit par les passions de parti, soit par un profond sentiment des erreurs et des crimes de cette époque, des esprits élevés et moraux ne voient que sa face folle et hideuse. Bien plus, toute révolution porte, auprès d'eux, la peine de celle-là; le mot révolution est devenu, pour eux, synonyme de crime, folie, désastre; ils n'accordent, à ces secousses volcaniques des sociétés humaines, aucun bon principe, aucun bon résultat.
Je voudrais qu'une expérience rétrospective fût possible, et que, pour un moment, la France se trouvât tout à coup replacée dans l'état où elle était avant 1789. Ce pays, qui supporte tant, ne supporterait pas un moment ce retour; moralement comme matériellement, il lui serait odieux et intolérable. Il le serait à ceux-là même qui pensent et parlent le plus mal de la Révolution; leurs idées, leurs sentiments, leurs intérêts les plus légitimes et les plus intimes seraient, à chaque instant, contrariés, entravés, froissés. Personne ne persuadera à la France qu'elle n'est pas aujourd'hui mieux réglée et mieux gouvernée qu'elle ne l'était avant 1789; elle se sent, elle se croit, elle a raison de se sentir et de se croire en possession de beaucoup plus de justice envers tous et de bien-être pour tous. La génération qui a possédé la France de 1789 à 1798 n'a pas travaillé et souffert sans fruit; ce sont les vérités mêlées à ses erreurs, les conquêtes qu'elle a faites au milieu de ses désastres, les édifices qu'elle a élevés sur ses ruines qui donnent à ses apologistes et à ses chantres tant de faveur auprès des masses, quand ils célèbrent ses personnages et enivrent de ses souvenirs ses descendants. Que les adversaires de la Révolution française ne s'y trompent pas: quand ils l'attaquent indistinctement, ils ne font que la rendre indistinctement plus chère à la France, et transformer en culte aveugle une reconnaissance légitime. Et ils changeraient bientôt eux-mêmes de sentiment et de langage, s'ils étaient condamnés à subir tout ce que la Révolution a détruit et à perdre tout ce qu'elle a conquis.
En présence de ces crises de l'humanité, le jugement et la conscience sont mis à une dure épreuve. Pour les bien comprendre, pour profiter à la fois de leurs oeuvres et de leurs leçons, il ne faut s'en laisser ni épouvanter ni séduire; il faut largement admettre leurs complications, leurs contradictions, leurs aberrations, leurs audaces tantôt sublimes, tantôt insensées ou perverses; il faut se dire et se redire sans cesse que les révolutions sont profondément imparfaites et impures, même les plus salutaires, car elles mettent à nu et en branle tout l'homme et tous les hommes, toujours imparfaits et impurs, même les meilleurs. Mais s'il faut se résigner à l'impureté naturelle de ces grands faits historiques, il ne faut pas jeter, sur leurs erreurs et leurs vices, le manteau de leurs vérités et de leurs vertus. Nous sommes condamnés, en les contemplant, au pénible effort d'être à la fois indulgents et sévères, de voir incessamment le mal sous le bien, le bien sous le mal, et d'accepter, dans notre propre esprit, le continuel mélange de l'espérance et du mécompte, de la sympathie et de l'indignation. Je reprends et j'applique à la Révolution française les paroles de Pascal: «Si elle se vante, je l'abaisse; si elle s'abaisse, je la vante.» Mais en même temps qu'elle a à subir cette poignante alternative, la Révolution française porte et conserve deux grands caractères. Elle a été, non pas une crise isolée et étrange, le rêve et l'accès d'une génération saisie d'une fièvre ardente, mais la suite naturelle des événements, des idées, des travaux qui ont rempli notre histoire, le développement précipité de ce que la France, depuis trois siècles et bien plus de trois siècles, a constamment considéré comme son progrès dans la carrière de la civilisation. Et aujourd'hui comme en 1789, après ses égarements et ses revers comme aux jours de sa jeunesse, la Révolution française poursuit sa course et fait partout des conquêtes; elle reste pleine d'espérance et de puissance. Elle est la fille du passé et la mère de l'avenir. Signes certains d'une loi providentielle à reconnaître et d'une nécessité sociale à accomplir.
Quand les premières et unanimes espérances de 1789 eurent été déçues; quand, au lieu du progrès harmonieux de la société française au sein de la liberté politique, la guerre sociale eut éclaté en France et mis ses tyrannies successives à la place de la liberté, quand les diverses classes et les divers partis de cette génération aveuglément puissante furent las de détruire et de s'entre-détruire, il y eut un temps d'hésitation et d'agitation stérile; la Révolution victorieuse se sentait épuisée et hors d'état de poursuivre comme de rétrograder; les vainqueurs erraient en chancelant au milieu des ruines qu'ils avaient faites; on voulait s'arrêter et on ne pouvait se fixer. L'ancien régime n'existait plus; la société nouvelle n'existait pas. L'indépendance nationale, héroïquement défendue, retombait sans cesse en péril. C'était à la fois l'anarchie et la tyrannie, et pas plus de force efficace dans le pouvoir que de liberté sûre pour les citoyens. Bonaparte revint pour devenir rapidement Napoléon; et par lui s'accomplit l'oeuvre que la France invoquait vainement depuis la fin de la Terreur, la réaction de la Révolution par elle-même contre elle-même, c'est-à-dire la consolidation de ses principales conquêtes avec l'abandon de quelques-unes de ses plus légitimes promesses et de ses plus belles espérances.
C'est ici, pour la génération de 1789, la seconde grande phase de sa vie et de son histoire. Dans cette phase, la première place, la place unique appartient à Napoléon. C'est lui qui, dans l'oeuvre de construction de la Révolution française, a été le chef des travailleurs et l'auteur des événements. C'est lui qui a reconnu et marqué la route, imprimé et dirigé le mouvement. Dans les moments critiques de leur destinée, les peuples ne peuvent se passer d'un grand homme. S'il leur manque, ou bien ils s'égarent follement, ou bien ils s'arrêtent et tâtonnent en attendant qu'il vienne. Quand Bonaparte vint en 1798, la France reconnut en lui l'homme qu'elle attendait: il marcha, elle le suivit.
Cependant on attribue trop à Napoléon seul le travail et le mérite de cette grande époque: ou ne fait pas à ses compagnons, civils aussi bien que militaires, la part à laquelle ils ont droit. Quand il se mit à la tête de la génération qui, de 1789 à 1798, avait possédé la France, cette génération hardie et forte avait acquis l'intelligence de ses erreurs et de ses fautes. Par son retour vers la justice et la vérité, elle servait ses propres intérêts comme ceux de la France; mais c'est beaucoup de comprendre et d'accepter la nécessité de l'ordre moral longtemps méconnu et violé. Constituants, Conventionnels, Fenillants, Girondins, Jacobins, Modérés, Montagnards, tous les partis de la Révolution et, dans tous les partis, presque tous les hommes notables et capables se rallièrent autour de Napoléon, et lui apportèrent, dans son oeuvre de réparation et de reconstruction sociale, un concours habile, courageux, dévoué, efficace. Ils déployèrent au service de cette oeuvre, non seulement de grandes facultés et de grandes lumières, mais une honorable ardeur à faire cesser les iniquités, à guérir les maux, à relever les ruines. On oubliait, dans un effort commun vers le bien public, les discordes, les inimitiés, les injures de la veille. Et cet honnête accord, ce puissant concours, Napoléon l'a obtenu et en a recueilli les fruits dans ses conseils comme dans ses armées, dans l'administration civile de l'État comme sur les champs de bataille, pour son pouvoir en France comme pour sa gloire en Europe.
Je voudrais résumer et exprimer, sans phrases, les grands résultats de ce travail d'un grand homme et de ses compagnons au service d'une grande cause.
Napoléon a reconstruit en France la charpente sociale. Ce n'est point par une vaine figure qu'on appelle la société un édifice: elle a ses fondements, ses gros murs, ses divers étages, ses voies de circulation, sa toiture, conditions de sa sécurité et de sa commodité intérieures. Tout ce matériel de l'état social avait été bouleversé et détruit dans les emportements de la Révolution. Napoléon et ses conseillers, tantôt reprenant les plans et les travaux de l'Assemblée constituante, tantôt les dégageant de ce qu'ils avaient d'imprévoyant et de peu pratique, relevèrent, sur ces ruines, un édifice nouveau, fortement construit, bien entretenu, bien défendu, et rétablirent, sur notre sol, cet ordre général et continu et ces instruments de l'ordre général et continu sans lesquels la société ne pourrait vivre ni prospérer. L'administration française, cette grande oeuvre de l'Empire, a de grands vices politiques; mais à travers nos violentes secousses répétées, elle a, plus d'une fois déjà, fait, parmi nous, la sûreté intérieure et le prompt rétablissement de la société.
Après l'ordre matériel, la première condition du bon état social, c'est que les divers éléments de la société, les classes, les professions, les personnes naturellement diverses soient à leur place naturelle et vraie. Napoléon rappela et remit en haut ce qui est naturellement en haut. Peu moral lui-même, il avait le goût des honnêtes gens, des vies régulières et dignes; il savait que la société en a besoin pour sa force comme pour son honneur, et que le désordre moral l'abaisse et la dissout. Peu fait aux délicatesses du monde et capable d'un laisser-aller familier ou d'un emportement brutal, il se plaisait aux moeurs élégantes, aux manières nobles, aux formes exquises, pensant avec raison que l'éclat extérieur des vies, l'élévation des habitudes et des goûts sont des faits naturels dans une société depuis longtemps civilisée, et qui contribuent à sa grandeur. Cet homme nouveau, ce fils et ce chef d'une révolution démocratique avait l'esprit assez haut, assez libre, assez juste, pour faire cas des choses anciennes, et pour comprendre ce que le temps apporte de beauté à ce qu'il ne flétrit pas et de force à ce qu'il ne détruit pas. On lui a reproché son empressement à élever en grands seigneurs les compagnons de sa fortune révolutionnaire, et à rappeler autour de lui, pour fondre ensemble ces deux noblesses, les grands seigneurs de l'ancienne France. J'incline à croire qu'il attachait à cette oeuvre plus d'importance qu'elle n'en devait avoir dans le cours des temps, et qu'il y prenait plus de plaisir qu'elle ne valait. Mais il n'en est pas moins certain que, de son vivant, elle a grandement contribué à la pacification de la société française, à la force comme à l'éclat de son pouvoir, et que, même après lui, elle reste bien moins vaine que ne le prétendent d'inintelligents observateurs. Qu'ils regardent ce qui se passe aujourd'hui et sous leurs yeux.
Napoléon fit une chose plus grande et plus difficile encore, et celle-ci, condition première de toutes les autres, fut son oeuvre exclusivement personnelle. Il réhabilita en France le pouvoir méconnu, abattu, humilié, dégradé, tour à tour et quelquefois tout ensemble odieux et ridicule dans le cours de la Révolution. Dans le petit groupe historique des hommes de son ordre, nul peut-être n'a possédé aussi naturellement et déployé aussi hardiment que lui l'instinct et le don du pouvoir: le pouvoir reparaissait et se relevait à l'horizon, à mesure que Napoléon lui-même s'élevait; il était le pouvoir personnifié. De loin comme de près, les hommes reconnaissent, avec une soumission empressée, cette primatie de l'esprit et du caractère, quand elle leur vient en aide dans leurs jours de trouble et de détresse. Napoléon en donna une preuve plus éclatante que la fondation même de son propre empire: il reconnut un empire qui n'était pas le sien; il tendit la main à la Papauté pour que, de concert avec lui, elle relevât l'Église au sein de l'État. Quelles qu'aient été les imperfections et les lacunes du Concordat, cette intelligence de la nécessité et des droits naturels du pouvoir religieux à côté du pouvoir politique est le plus bel éclair de génie moral et de bon sens pratique qui ait brillé dans la vie de Napoléon. Heureux s'il fût toujours resté fidèle à sa grande pensée, et si, dans les emportements d'une ambition sans limite et d'un despotisme sans frein, il n'eût pas prétendu trouver un instrument servile dans l'allié moral auquel il avait rendu en France sa place et son action!
Que dirai-je de ce qu'il a fait pour l'indépendance et la grandeur nationales? Il a reçu, sous ce rapport, le prix de ses oeuvres; rien ne lui a manqué des hommages auxquels il avait droit, et nous avons payé sa gloire trop cher pour en rien contester.
Je tiens à reconnaître pleinement et à mettre en lumière les mérites et les services de cette seconde phase dans la vie de la génération de 1789. Les amis de la liberté politique méconnaissent trop souvent ce qu'elle a fait alors, non-seulement de glorieux, mais d'excellent et de nécessaire pour la France; et je lui trouve moi-même trop de torts et des torts trop graves pour que la justice la plus large ne me soit pas, envers elle, un impérieux devoir.
Emportée dans une réaction naturelle contre l'anarchie, a donnée à rétablir laborieusement la sécurité matérielle du corps social et le jeu régulier de ses membres, la génération de 1789 a méconnu, délaissé, opprimé, dans cette période de sa destinée, ce qui est l'âme et la vie morale de la société, la liberté et le droit: au dedans, la liberté politique, unique garantie efficace de la sûreté des intérêts privés comme de la bonne gestion des affaires publiques; au dehors, le droit des gens, unique garantie efficace des bons rapports des nations et de leur civilisation mutuelle. L'oubli ou le mépris du droit, à l'intérieur, dans la vie publique des citoyens, à l'extérieur, dans les relations internationales; la volonté et l'ambition arbitraires et illimitées du souverain devenant partout la loi suprême; les institutions libérales destinées ou réduites à n'être que de vains simulacres et les corps politiques que des ombres, ce fut là le vice radical de cette grande époque et la cause directe ou indirecte de ses désastres. Pour l'Empire comme pour la République, pour la réaction despotique comme pour l'emportement anarchique, les fautes ont rapidement enfanté les maux.
Pas plus que les mérites, ce n'est pas à Napoléon seul que les fautes doivent être imputées. Il les a faites, mais on les lui a bien complaisamment laissé faire. La France s'est livrée à lui avec l'aveuglement passionné de la peur, de la joie et de l'orgueil. Peur de l'affreux régime qu'elle venait de subir, joie de sortir de l'abîme, orgueil de la gloire qui entourait le salut. C'est le long usage de la liberté politique et le sentiment de la responsabilité qu'elle impose qui enseignent aux peuples la mesure et la prévoyance; quand ils n'ont pas longtemps vécu libres et répondant eux-mêmes de leur sort, ils se précipitent d'un extrême à l'autre, uniquement préoccupés d'échapper au mal ou au péril qui les presse. Heureux encore, dans ces excès alternatifs, ceux qui sont doués, comme la France, d'une élasticité infatigable, et qui reviennent hardiment sur leurs pas, quelque loin qu'ils se soient égarés. La France se laisse prendre ou se donne trop aisément et trop vite, mais elle ne s'abandonne jamais sans retour. Quand, au début de ce siècle, la Révolution française rencontra dans ses propres rangs le chef glorieux de sa propre réaction contre elle-même, elle abdiqua entre ses mains, ne lui demandant que de la sauver des égarements où elle était tombée et des ennemis qui la menaçaient. Loin d'avertir et de retenir la France sur la pente où elle courait, les compagnons des travaux et de la fortune de Napoléon s'y lancèrent eux-mêmes aussi aveuglément que les plus obscurs citoyens. Quelles étranges palinodies de la plupart des hommes qui avaient joué un rôle dans le cours de la Révolution! Quels contrastes choquants entre leurs idées et leurs langages à des dates si rapprochées! Quels empressements à étaler leurs nouvelles maximes et à jouir de leurs situations nouvelles! Ceux qui conservaient quelque sollicitude prudente, et qui s'inquiétaient tout en triomphant, n'avaient pas le courage de résister à leur maître; et ceux qui auraient eu ce courage, s'ils en avaient espéré quelque succès, car ces honorables exceptions ne manquaient pas dans le cortége impérial, ceux-là étaient si convaincus de la vanité de toute résistance contre la force du courant et la volonté du pilote, qu'ils s'en abstenaient avec tristesse, se contentant de garder l'indépendance de leur pensée et de sauver leur propre honneur.
L'abdication était telle que lorsque, à la fin de 1813, quelques voix essayèrent, dans le Corps législatif, d'exprimer les inquiétudes et les voeux de la France, la stupéfaction fut générale: soit qu'on approuvât ou qu'on s'indignât, on s'étonnait, on doutait, on avait peine à croire à tant d'audace. J'ai connu les cinq hommes qui consentirent à être les organes de cette patriotique tentative, M. Laisné, M. Raynouard, M. Maine-Biran, M. Gallois, M. Flaugergues; c'étaient des esprits essentiellement modérés, étrangers à tout emportement de passion, à tout dessein de faction, honnêtes jusqu'au scrupule, et bien plutôt timides que téméraires. Leur acte même et leur langage, dans la circonstance qui les mit en lumière, furent très-réservés et modestes, fort au-dessous de ce que permettait, même alors, le droit constitutionnel du corps politique au nom duquel ils parlaient et de ce que provoquait la situation de la France. Mais cette lueur de vérité, ce léger frisson de liberté frappèrent le public comme un grand coup d'opposition et le monde impérial comme le début d'une trahison. Tout ne devait-il pas être oublié, tous ne devaient-ils pas se taire devant le péril de l'Empire? L'Empire n'était-il pas la Révolution française triomphante? L'égalité, ce premier principe de la Révolution, ne régnait-elle pas au sein de l'Empire? L'intérêt suprême de la France n'était-il pas de défendre ensemble, et à tout prix, l'Empire et la Révolution?
C'est l'illusion commune des hommes qui ont longtemps et fortement possédé le pouvoir d'en venir à le regarder comme leur droit et leur bien propre, oubliant dans quel but public et dans quelles limites ils l'ont acquis ou reçu. Ils oublient aussi que, dans les grands drames de l'histoire, les acteurs, même les plus grands, ont leur rôle et leur temps marqués, et que, s'ils les dépassent, s'ils s'obstinent à occuper la scène contre le sens et le cours général du drame, ils sont bientôt et justement écartés du théâtre. La mission évidente de Napoléon avait été de réagir, au nom et au profit de la Révolution française, contre ses erreurs et ses excès, d'établir l'ordre au sein de la nouvelle société française, et de lui faire prendre, au dedans sa forme régulière, au dehors sa place acceptée de l'Europe. Il accomplit cette oeuvre avec génie et succès; et quoique, même dans son meilleur temps, des esprits clairvoyants et exigeants pussent entrevoir sa pente à pousser sa force bien au delà de sa mission, la France lui porta longtemps une admiration confiante, et l'Europe une reconnaissance résignée à payer cher le service qu'il lui avait rendu en contenant la Révolution. Mais le jour vint où, loin de répondre encore, en France et en Europe, au besoin public qui l'avait appelé, Napoléon n'agit plus que selon la fantaisie de sa pensée et de sa passion personnelle: au lieu de régler la Révolution française, il la jeta dans un nouveau genre d'excès et de périls; aux égarements de l'esprit révolutionnaire et de l'anarchie, il substitua ceux de l'ambition guerrière et du pouvoir absolu. Sorti alors de son rôle et de son temps, il tomba, naturellement quoique violemment. Et soit entraînement, soit faiblesse, la génération de 1789, qui avait pris, à ses travaux et à ses mérites de reconstruction sociale, une part glorieuse, ne sut pas le contenir dans ses emportements ambitieux et despotiques, pas plus qu'elle n'avait su naguère prévoir et réprimer les emportements anarchiques. Elle apprit, par cette double et douloureuse expérience, que ni l'égalité, ni la gloire ne suffisent à satisfaire aux voeux et aux principes de 1789, et qu'après vingt-cinq ans employés à faire triompher, pêle-mêle et à tout prix, la Révolution et l'Empire, la liberté politique et le droit des gens réclamaient à leur tour respect et satisfaction.
II
1814-1848.
Les deux grands corps politiques de l'Empire, le Sénat et le Corps législatif, offrent, en 1814, un étrange spectacle.
Dans le Sénat, c'est une infiniment petite minorité, quelques hommes, naguère opposants imperceptibles au régime impérial, MM. de Tracy, Lanjuinais, Lambrechts, Garat, qui apparaissent tout à coup, prononcent sur le sort de l'Empire et de l'Empereur, proposent sa déchéance, posent les bases du nouveau gouvernement.
On a beaucoup attaqué ces hommes et leurs actes à cette époque; on s'est beaucoup moqué des prétentions politiques et personnelles du corps dont ils inspirèrent ou exprimèrent les résolutions. Il y eut, en effet, dans l'attitude du Sénat à ce grand moment, ample matière à la moquerie et à l'attaque; les préoccupations égoïstes et les apparences présomptueuses sont mal venues au milieu d'une crise nationale et après une longue nullité. Reste toujours ce grand fait que, dans une assemblée jusque-là profondément soumise et impuissante, un petit groupe d'hommes, à peine remarqués et écoutés la veille, ont pu reparaître soudainement sur la scène, marcher en tête de leur corps et exercer une influence réelle. Ces hommes étaient restés, sous le pouvoir absolu, les amis fidèles de la liberté politique. Ce fut en son nom qu'ils prirent et d'elle qu'ils reçurent leur autorité d'un moment. L'Empire tombait par la guerre; sa chute fut acceptée et proclamée par les libéraux imperturbables de la Révolution.
La transformation du Corps législatif, dès que la Restauration fut accomplie et la Charte mise en pratique, n'est pas moins frappante. Cette assemblée, si longtemps muette et inerte, devient tout à coup bruyante et active. Elle parle, elle discute, elle résiste, elle décide. Les lois qui lui sont proposées, les mesures et les personnes du gouvernement, les principes généraux et les incidents de chaque jour, tout y est sérieusement examiné et vivement débattu. Une opposition s'y forme. Toutes les théories, toutes les espérances, toutes les exigences libérales s'y manifestent. Ce n'est point un corps nouveau; tous ses membres sont restés les mêmes; mais l'âme y est rentrée: c'est un être ressuscité.
C'est la liberté politique qui fait cette résurrection. Elle est si conforme aux besoins et aux tendances de la nouvelle société française, qu'elle y rentre comme dans son domaine naturel. Avant 1814, elle en était exilée. Dès qu'elle reparaît, on s'empresse, on l'accueille, comme si on ne l'avait jamais oubliée. On dirait un réveil qui ramène, sans effort, les habitudes de la veille. Et ce sont les mêmes hommes, à qui l'absence de la liberté politique avait paru si indifférente, qui acceptent et fêtent, sans embarras, son retour. Un sentiment plus ou moins développé, mais général et puissant, les domine et anime le pays tout entier: en retrouvant la liberté politique, on croit reprendre des droits, et, en reprenant ses droits, on acquiert des garanties efficaces contre les maux et les périls dont on a tant souffert. Par elle-même, par la lumière et la chaleur qu'elle répand, la liberté politique a de quoi plaire grandement aux hommes; mais elle fait mieux encore que de leur plaire, elle les défend du mauvais gouvernement; elle leur apporte, autant que le permet l'imperfection des choses humaines et des hommes eux-mêmes, les deux plus grands biens de ce monde, la sécurité et l'espérance.
Ce fut là le bienfait immédiat et le prestige de la Restauration. Elle s'accomplissait au milieu d'un grand désastre national; elle blessait des coeurs fiers et dévoués; elle inquiétait des intérêts puissants et susceptibles. Mais elle ramenait le respect et l'empire du droit; au dedans, du droit des citoyens; au dehors, du droit des gens; elle rouvrait les perspectives de la liberté politique et de la paix.
Et ce n'était pas seulement les acteurs fatigués de la Révolution et de l'Empire, les survivants de la génération de 1789 qui faisaient accueil à ces perspectives comme à un retour vers leurs premiers désirs après tant de mécomptes, comme à un port de refuge après tant d'orages. La liberté politique avait des amis plus jeunes et plus ardents à la conquérir et à en jouir. Une génération nouvelle commençait à paraître, étrangère à la Révolution comme à l'ancien régime et qui avait surtout connu l'Empire par les excès du pouvoir absolu et de la guerre. Dans le monde intellectuel comme dans le monde matériel, il y a des germes puissants qui vivent et croissent cachés et sous terre, échappant aux regards des maîtres qui n'en aiment pas les fruits et qui voudraient les étouffer. Décriés par les fautes, les crimes et les revers qui avaient accompagné leur explosion, les principes et les sentiments de la liberté politique n'avaient pourtant point péri en France; ils se conservaient et se ranimaient sans bruit dans des esprits solitaires et dans de petits groupes adonnés au goût de l'activité intellectuelle et au culte indépendant de la vérité. L'une des principales institutions de l'Empire devint, pour cette renaissance presque inaperçue des idées et des espérances libérales, un foyer naturel. J'avais l'honneur, il y a six ans, de recevoir dans le sein de l'Académie française et comme son directeur, un savant illustre, l'une des gloires et aujourd'hui l'un des regrets de l'Institut tout entier, M. Biot; je me permis, ce jour-là, de dire: «C'est quelquefois la condition des despotes, quand ils sont de grands hommes, de créer des institutions qui leur échappent, et de voir rentrer peu à peu dans leurs oeuvres une liberté qui n'entrait pas dans leurs plans. Dominés par l'instinct et le goût du grand, ils évoquent des puissances qu'il ne leur sera pas donné, à eux-mêmes, de tenir longtemps asservies. Le cardinal de Richelieu, en fondant l'Académie française, ne se doutait pas qu'il la trouverait bientôt peu docile à sa mauvaise humeur envers Corneille et à son mauvais goût au sujet du Cid. L'empereur Napoléon n'avait pas institué l'Université pour qu'elle fournit, aux principes et aux sentiments libéraux, tant d'intelligents et persévérants défenseurs. Heureuse imprévoyance de ces redoutables dominateurs du monde, à qui la grandeur de leur génie fait quelquefois oublier l'égoïsme de leurs passions, et qui, dans l'élan de leur pensée, font plus et mieux qu'ils n'avaient prémédité!»
Grâce à ce mérite imprévu de l'Empire, et dans les années qui précédèrent la Restauration, les études philosophiques, historiques et littéraires florissaient modestement au sein de l'Université, et préparaient à la liberté politique, dans la génération qui touchait à l'âge viril, des amis chauds, vaillants et éclairés.
D'autres hommes, bien différents par leurs dispositions morales comme par leur situation sociale, les anciens amis de la maison de Bourbon, les survivants de l'ancien régime rentraient en même temps dans la vie publique. La Restauration les y rappelait, soit qu'ils eussent constamment partagé, hors de France, l'exil de leurs princes, soit que, rentrés en France après la tourmente révolutionnaire, ils y eussent vécu étrangers aux affaires et au gouvernement du pays. La liberté politique rétablie par la Charte était pour eux comme pour tous; et quels que fussent leurs désirs et leurs espérances, soit qu'ils acceptassent les principes fondamentaux de la nouvelle société française et les grands résultats de la Révolution, soit qu'ils se flattassent de ramener la France vers son ancien état et de faire sortir de la Restauration une contre-révolution plus ou moins étendue, c'était, en tout cas, par la liberté politique, par les élections, la discussion, la liberté de la tribune, la liberté de la presse qu'ils étaient tenus de se manifester et de reprendre place dans les affaires du pays. Ils avaient les institutions libres, cette grande ambition et cette grande conquête de 1789, pour instruments obligés de leurs desseins et de leur action.
Au début du régime nouveau, en présence d'éléments si divers, si étrangers les uns aux autres, si soudainement rapprochés et appelés à agir ensemble, la confusion et l'agitation furent grandes. Des premiers jours de la Restauration à l'explosion des Cent-Jours, ni le gouvernement, ni les partis, ni le public ne prirent une attitude et ne tinrent une conduite claire, décidée, efficace. Royalistes triomphants, Constitutionnels espérants, Bonapartistes mécontents, tout le monde tâtonnait, tout le monde attendait; nul ne démêlait encore ce que serait l'avenir et ce que chacun pouvait avoir à s'en promettre ou à en craindre. Cependant, au milieu de cette incertitude générale, les institutions nouvelles suivaient leur cours, la liberté politique prenait son vol. Dans les Chambres, la liberté de la tribune, hors des Chambres, la liberté de la presse se déployaient: la première, méfiante et quelquefois vive, mais, au fond, modérée et loyale; la seconde, déjà violente, agressive, destructive entre les mains des ennemis de la dynastie restaurée, imprévoyante et précipitée dans les mains des amis sincères et rigides du régime constitutionnel. Personne ne songeait alors à élever les questions et à réclamer les conditions de ce qu'on a appelé depuis le gouvernement parlementaire; les plus libéraux étaient plus modestes; mais personne non plus ne mesurait la portée des exigences qu'il formait et des armes dont il se servait: «A peine entrée dans son nouveau régime, une impression soudaine d'alarme et de méfiance avait saisi la France et s'aggravait de jour en jour. Ce régime, c'était la liberté avec ses incertitudes, ses luttes et ses périls. Personne n'était accoutumé à la liberté et elle ne contentait personne. De la Restauration, les hommes de l'ancienne France s'étaient promis la victoire; de la Charte, la France nouvelle attendait la sécurité; ni les uns, ni les autres n'obtenaient satisfaction; ils se retrouvaient, au contraire, en présence, avec leurs prétentions et leurs passions mutuelles. Triste mécompte, pour les royalistes, de voir le roi vainqueur sans l'être eux-mêmes. Dure nécessité, pour les hommes de la Révolution, d'avoir à se défendre, eux qui dominaient depuis si longtemps. Les uns et les autres étaient étonnés et irrités de cette situation comme d'une offense à leur dignité et d'une atteinte à leurs droits. Dans leur irritation, les uns et les autres se livraient, en projet et en paroles, à toutes les fantaisies, à tous les emportements de leurs désirs ou de leurs alarmes. Parmi les puissants et les riches de l'ancien régime, beaucoup ne se refusaient, envers les riches et les puissants nouveaux, ni impertinences, ni menaces. A la cour, dans les salons de Paris, et, bien plus encore au fond des départements, par les journaux, par les pamphlets, par les conversations, par les incidents journaliers de la vie privée, les nobles et les bourgeois, les ecclésiastiques et les laïques, les émigrés et les acquéreurs de biens nationaux laissaient percer ou éclater leurs rivalités, leurs humeurs, leurs rêves d'espérance et de crainte. Ce n'était là que la conséquence naturelle et inévitable de l'état très-nouveau que la Charte mise en pratique inaugurait brusquement en France: pendant la Révolution, on se battait; sous l'Empire, on se taisait; la Restauration avait jeté la liberté au sein de la paix. Dans l'inexpérience et la susceptibilité générales, le mouvement et le bruit de la liberté, c'était la guerre civile près de recommencer.
«Pour suffire à une telle situation, pour maintenir à la fois la paix et la liberté, pour guérir les blessures sans supprimer les coups, nul gouvernement n'eût été trop fort ni trop habile. Louis XVIII et ses conseillers n'y réussissaient pas. Ils n'étaient pas, en fait de régime libre, plus expérimentés ni plus aguerris que la France elle-même. Par leurs actes, ils ne donnaient à ses inquiétudes aucun motif sérieux; ils avaient cru que la Charte empêcherait les inquiétudes de naître; dès qu'elles se manifestaient un peu vivement, ils s'efforçaient de les calmer en abandonnant ou en atténuant les mesures qui les avaient suscitées. Au fond, les intérêts qui se croyaient menacés ne couraient aucun vrai péril; en présence des alarmes de la France nouvelle, le roi et ses conseillers étaient bien plus disposés à céder qu'à engager la lutte; mais après avoir fait acte de sagesse constitutionnelle, ils se croyaient quittes de tout souci et rentraient dans leurs habitudes et leurs goûts d'ancien régime, voulant aussi vivre en paix avec leurs vieux et familiers amis. C'était un pouvoir modéré, qui faisait cas de ses serments et ne formait, contre les intérêts et les droits nouveaux du pays, point de redoutables desseins, mais sans initiative et sans vigueur, dépaysé et isolé dans son royaume, divisé et entravé dans son intérieur, faible avec ses ennemis, faible avec ses amis, n'aspirant pour lui-même qu'à la sécurité dans le repos, et appelé à traiter chaque jour avec un peuple remuant et hardi qui passait soudainement des rudes secousses de la Révolution et de la guerre aux difficiles travaux de la liberté.
«Sous l'influence de cette liberté, un tel gouvernement, sans passions obstinées et docile au voeu public quand l'expression en devenait claire, eût pu se redresser en s'affermissant et suffire mieux à sa tâche. Mais il lui fallait du temps et le concours du pays. Le pays, mécontent et inquiet, ne sut ni attendre ni aider. De toutes les sagesses nécessaires aux peuples libres, la plus difficile est de savoir supporter ce qui leur déplaît pour conserver les biens qu'ils possèdent et acquérir ceux qu'ils désirent.
«On a beaucoup agité la question de savoir quels complots et quels conspirateurs avaient, le 20 mars 1815, renversé les Bourbons et ramené Napoléon. Débat subalterne et qui n'a qu'un intérêt de curiosité historique. A coup sûr, il y eut, de 1814 à 1815, dans l'armée et dans la Révolution, parmi les généraux et parmi les conventionnels, bien des plans et bien des menées contre la Restauration et pour un autre gouvernement, l'Empire, la Régence, le duc d'Orléans, la République. Mais si Napoléon fût resté immobile à l'île d'Elbe, tous ces projets de révolution auraient probablement avorté ou échoué bien des fois. La fatuité des faiseurs de conspirations est infinie, et quand l'événement semble leur avoir donné raison, ils s'attribuent à eux-mêmes ce qui a été le résultat de causes bien plus grandes et plus complexes que leurs machinations. Ce fut Napoléon seul qui renversa, en 1815, les Bourbons, en évoquant, de sa personne, le dévouement fanatique de l'armée et les instincts révolutionnaires des masses populaires. Quelque chancelante que fût la monarchie naguère restaurée, il fallait ce grand homme et ces grandes forces sociales pour l'abattre. Stupéfaite, la France laissa, sans confiance comme sans résistance, l'événement s'accomplir. Napoléon en jugea lui-même ainsi avec un bon sens admirable: «Ils m'ont laissé arriver, dit-il au comte Mollien, comme il les ont laissé partir 2.»
Je ne m'arrête pas sur ce retour de Napoléon. J'ai dit ailleurs ce que j'en ai vu et pensé au moment même, ce que j'en pense encore aujourd'hui 3. Ce fut l'acte d'un égoïsme immense, héroïquement conçu et exécuté. Égoïsme plus fatal à la France que tous les excès antérieurs de l'ambition et du despotisme de Napoléon. Les Cent-Jours firent bien plus qu'attirer, au dehors, sur la France, des revers et des fardeaux jusque-là sans pareils; ils la rejetèrent, au dedans, dans cette arène des sanglantes discordes civiles que l'Empire avait fermée. Napoléon détruisit de ses propres mains, en 1815, l'oeuvre de pacification intérieure comme de puissance extérieure qu'il avait naguère accomplie pour la France. Mais, de cette crise funeste, je ne veux ici relever et mettre en lumière qu'un grand fait, l'acceptation, par Napoléon lui-même, de la liberté publique, de ses institutions et de ses garanties. L'Acte additionnel les contenait presque toutes, loyalement et sagement combinées. S'il fût sorti vainqueur de sa lutte européenne, Napoléon les eût-il respectées? Eût-il subi, sur le trône, ce régime de contradictions, de résistances et de transactions continues que la liberté politique impose au pouvoir, et qu'il avait accepté en y remontant? Je ne le crois pas. Je ne veux pas passer sous silence des symptômes qui semblent favorables à une autre conjecture. On dit que, le 11 juin 1815, la veille de son départ pour l'armée, après avoir solennellement reçu la Chambre des pairs et la Chambre des représentants et répondu à leurs adresses, Napoléon dit à ses ministres en leur faisant ses adieux: «Je ne sais comment vous ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes enthousiastes, on domine les assemblées; mais il se trompe. C'est là de l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord Castlereagh! Les Chambres, en Angleterre, sont anciennes et expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe de son sourcil, M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore aujourd'hui lord Castlereagh. Ah! si j'avais de tels instruments, je ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil 4?»
Napoléon n'avait, à coup sûr, rien de pareil, mais, s'il eût eu M. Pitt à la tête de son conseil, il ne l'eût pas supporté. Quels que fussent, pour le roi George III, le respect affectueux et les égards de M. Pitt, quelque accord même qui régnât, entre le roi et son ministre, quant à leur politique générale, c'était M. Pitt, et non pas George III, qui gouvernait; c'étaient, en définitive, les idées, les desseins, les amis de M. Pitt qui prévalaient, et il avait, tant qu'il restait ministre, l'honneur comme la charge du gouvernement. De tels hommes ne sont pas, pour un roi, des instruments, comme les appelait Napoléon au moment même où il regrettait de ne pas les avoir auprès de lui; ce sont des alliés obligés, et qui portent, dans le service royal, une forte, bien que respectueuse, indépendance. Ce n'est pas avec la passion et après une longue habitude du pouvoir absolu qu'on se résigne à ce partage, quelquefois très-inégal, du pouvoir et de la gloire. Dans les épanchements de sagesse qu'amènent les grands périls, le grand esprit de Napoléon comprenait les conditions et la marche du gouvernement libre; mais je suis convaincu que, si la fortune lui fût redevenue prospère, sa nature et son passé auraient repris, en lui comme autour de lui, leur empire, et que l'Acte additionnel aurait plié devant l'Empereur.
Mais peu importe aujourd'hui ce problème moral à propos d'un grand homme: que la transformation constitutionnelle de Napoléon, en 1815, fût, ou non, sérieuse et durable, ce qu'elle prouve évidemment, c'est le rapide progrès de la liberté politique renaissante. Ce grand voeu de 1789, si longtemps oublié ou comprimé, reparut tout à coup avec l'empire d'un besoin national. Louis XVIII l'avait consacré par la Charte; Napoléon en fit autant par l'Acte additionnel. L'ancienne royauté et la royauté de la Révolution reconnurent et acceptèrent également, et coup sur coup, le gouvernement libre, pour la France comme un droit, pour ses chefs comme une nécessité.
Dès le lendemain de cette double victoire, la liberté politique en remporta une autre, peut-être encore plus difficile et plus significative. Sous l'impulsion de la réaction bien naturelle contre les Cent-Jours, les élections amenèrent sur la scène une Chambre des députés ardente à poursuivre, contre la Révolution et l'Empire, cette réaction dont elle était elle-même le fruit. Il y avait, dans cette Chambre, plus de passions vindicatives que de plans politiques, et le besoin de jouir de la victoire après tant de défaites y tenait plus de place que l'esprit systématiquement rétrograde. Mais elle fut, dès son avénement, et non sans cause, qualifiée et redoutée, par le pays, comme la Chambre de l'ancien régime et de la contre-révolution. Elle n'en fit pas moins ce que venaient de faire Louis XVIII en 1814 et Napoléon en 1815: quels que fussent ses regrets et ses tendances, elle accepta la liberté politique comme une nécessité de situation et de gouvernement. Elle fit plus que l'accepter; elle la mit en pratique avec une hardiesse depuis longtemps étrangère à nos assemblées législatives; elle opposa ses idées, ses projets, sa politique aux idées, aux projets, à la politique de la Royauté qu'elle venait soutenir. Loin de se renfermer dans les limites des droits et des pouvoirs que lui attribuait la Charte, elle s'efforça de les étendre; elle aspira à toutes les prérogatives que possédaient ailleurs d'autres assemblées depuis longtemps puissantes et intimement associées au gouvernement. Les ambitions constitutionnelles des plus libéraux publicistes devinrent celles de la Chambre de 1815. Elle réprouva, elle dénonça, elle attaqua les conseillers de la couronne. Elle éleva enfin la prétention fondamentale du régime parlementaire; elle réclama, comme son droit, le pouvoir dirigeant et définitif pour la majorité qui se formait dans son sein. A la tribune et dans la presse, ses orateurs et ses écrivains les plus illustres soutinrent que le ministère du roi devait être pris dans cette majorité et gouverner selon son influence, que telle était la loi du régime représentatif.
Mais en même temps qu'au nom du régime représentatif et parlementaire, la Chambre de 1815 exerçait et étendait fièrement ses propres droits, elle restreignait ou suspendait les droits des citoyens, la liberté individuelle, la liberté de la presse, les garanties judiciaires. Au sommet de l'État, les principes de la liberté politique, adoptés et pratiqués par les représentants de l'ancien régime lui-même, étaient en progrès; mais, dans le pays, les libertés privées et personnelles avaient grandement à souffrir de l'empire du parti dominant. Dans le présent et en fait, la liberté politique tournait ainsi contre son but essentiel, et ses institutions fondamentales devenaient des instruments de régime arbitraire et de réaction.
En présence de cet étrange amalgame de passions contre-révolutionnaires et d'idées libérales, des esprits élevés, libres et moraux, des hommes à qui le spectacle de la Révolution avait appris à détester surtout l'arbitraire et l'oppression infligés aux peuples sous de beaux noms et dans de belles espérances, des hommes qui voulaient surtout l'exercice et le respect pratique des droits et des libertés individuelles, ces hommes, venus de tous les points de l'horizon politique, entreprirent courageusement de défendre, dans le gouvernement et dans les Chambres, la justice et la société françaises gravement menacées. «Ce parti se forma brusquement, spontanément, sans but prémédité, sans combinaisons antérieures et personnelles, sous le seul empire de la nécessité du moment, pour résister à un mal pressant, non pour faire prévaloir tel ou tel système politique, tel ou tel ensemble d'idées, de résolutions et de desseins. Soutenir la Restauration en combattant la réaction, ce fut d'abord toute sa politique 5.» Pour pratiquer cette politique avec quelque autorité, pour rendre efficace sa résistance à la réaction contre-révolutionnaire, il fallait, à ce parti naissant, un point d'appui: il le prit dans la royauté restaurée, dans les droits et les forces que lui reconnaissait la Charte constitutionnelle. Contre l'ambition dominante de la Chambre de 1815, il maintint, en principe, la royauté à la tête du gouvernement, se souciant peu des conséquences qu'on voulait tirer de la nature du régime représentatif, les repoussant même péremptoirement au nom de la monarchie: «Quelle est donc, disait-il, cette nature mystérieuse qui commande de tels sacrifices? Qui est-ce qui l'a définie? Qui est-ce qui a autorité pour imposer à cette nation une autre définition que celle de la Charte? Le jour où le gouvernement sera à la discrétion de la majorité de la Chambre, le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les ministres du roi, et lui en imposer d'autres qui seront ses propres ministres et non les ministres du roi, ce jour-là, c'en est fait, non pas seulement de la Charte, mais de notre royauté, de cette royauté indépendante qui a protégé nos pères, et de laquelle seule la France a reçu tout ce qu'elle a jamais eu de liberté et de bonheur. Ce jour-là, nous sommes en république 6.»
Je ne siégeais alors ni dans la Chambre des députés, ni dans le conseil des ministres; j'approuvais pleinement la résistance de mes amis politiques à la domination vindicative de la Chambre de 1815 et leur empressement à défendre de son ambition la royauté qui les aidait à défendre la France contre ses réactions. Dans les jours de grand péril, c'est le premier devoir des hommes publics de courir, comme on dit, au plus pressé, et la société n'a rien de plus pressé que la protection de la justice et du droit envers tous les citoyens. Je prêtai, autant qu'il était en moi, au parti de la résistance d'alors, mon plus zélé concours; mais la théorie qu'il mettait en avant sur les rapports des grands pouvoirs de l'État ne me satisfaisait point; cette proclamation de «la royauté indépendante,» cette déclaration que «si la Chambre des députés pouvait repousser les ministres du roi et lui en imposer d'autres, c'en était fait de la monarchie et nous étions en république,» blessaient mes sentiments en fait de liberté politique et mes instincts, encore un peu confus, sur la nature et les conditions du gouvernement libre. Fonder un gouvernement libre, c'était précisément l'oeuvre à laquelle nous étions appelés. Quoi de plus important, pour le succès d'une telle oeuvre, que de bien comprendre et de bien ménager les situations respectives et les rapports nécessaires des grands pouvoirs de l'État? Cette intelligence et ce ménagement avaient manqué aux auteurs de la Constitution de 1791 lorsque, en maintenant la royauté, ils en avaient fait le serviteur impuissant d'une assemblée souveraine. Étions-nous près de tomber, en sens contraire, dans une erreur analogue, et de contester, en principe, à la Chambre des députés, l'influence définitive qu'en fait elle ne pouvait manquer d'exercer dans le gouvernement? Ceux-là avaient tort qui, au nom de la souveraineté du peuple, déclaraient souveraine une Chambre obligée, pour faire prévaloir ses vues, de les faire agréer par la royauté et que la royauté pouvait dissoudre; mais comment qualifier d'indépendante une royauté qui ne pouvait recevoir que des Chambres ses plus nécessaires moyens de gouvernement? En droit comme en fait, dans le régime constitutionnel, aucun des grands pouvoirs n'est indépendant ni souverain; c'est précisément pour qu'aucun d'eux ne le soit qu'ils sont séparés et investis de droits spéciaux, indépendants seulement dans leurs limites et à certaines conditions. Comment peuvent vivre et se déployer côte à côte des droits distincts? Comment s'établira l'harmonie entre des pouvoirs séparés? C'est là le problème fondamental du gouvernement libre. A mon avis, les maximes que proclamaient, en 1815, quelques-uns de mes plus influents amis ne le résolvaient point, et je croyais sa solution d'une importance plus pratique et plus prochaine qu'ils ne le pensaient.
Vers la fin de l'année 1816, au moment où la dissolution de la Chambre de 1815, prononcée par l'ordonnance du 5 septembre, faisait de cette question le point culminant de la lutte des partis, je résolus d'en dire ma pensée, et je publiai sous ce titre: Du gouvernement représentatif et de l'état actuel de la France, un court écrit où, après avoir pleinement adhéré à la politique générale du ministère, j'essayai d'indiquer par quels moyens on pouvait, sous le régime représentatif, atteindre le double but de toute société bien constituée, un gouvernement fort et un peuple libre. On n'appelait pas encore cette question «la question du gouvernement parlementaire;» mais c'était bien là, en réalité, le fond du débat et le sens du travail des esprits.
«Comme la société est une, disais-je, de même le gouvernement doit être un. L'unité dans le gouvernement est une nécessité si impérieuse que toutes les constitutions, quels que soient leurs éléments, tendent constamment à y arriver. Les obstacles qu'oppose à cette tendance nécessaire une mauvaise organisation des pouvoirs sont parmi les principales causes des désordres intérieurs qui agitent et souvent bouleversent les États. Les sociétés brillent et prospèrent quelquefois malgré l'influence de cette cause; mais elle finit par étouffer les germes de prospérité les plus féconds; et les nations n'obtiennent une existence en même temps paisible et glorieuse que lorsque l'unité est parvenue à s'établir dans les pouvoirs qui président à leurs destinées.
«Qu'on parcoure l'histoire de la Grèce, celle de Rome, l'histoire des républiques italiennes, de l'Allemagne, de l'Angleterre, on reconnaîtra que le défaut d'unité dans le gouvernement a été partout un principe de révolutions et de maux insupportables. Là, les États ont fini par périr au milieu de la lutte des pouvoirs; ici elle les a réduits à subir le joug d'un despotisme aussi funeste et plus honteux; ailleurs, mais bien plus rarement, la lutte s'est terminée par une heureuse fusion des pouvoirs. Résultats divers selon les temps et les circonstances, mais qui prouvent tous que l'unité dans le gouvernement est l'une des conditions nécessaires de l'ordre, de la vraie liberté et de la durée.
«Il y a unité dans le gouvernement, lorsque le pouvoir chargé de diriger les affaires générales de la société peut remplir cette tâche dans toute son étendue sans être arrêté ou troublé dans son action par des obstacles qui compromettent son existence.
«.....Il n'y avait pas unité dans le gouvernement anglais avant la révolution de 1688, car le pouvoir royal et le pouvoir de la Chambre des communes étaient si profondément séparés et étrangers l'un à l'autre, qu'ils conspiraient sans cesse leur ruine mutuelle. Depuis 1688, l'unité s'est progressivement établie dans la constitution britannique, parce que le pouvoir royal et le pouvoir des Chambres sont parvenus, en se pénétrant réciproquement et en se fondant l'un dans l'autre, à ne plus former, en fait, qu'un seul pouvoir, le pouvoir du Parlement qui, à la vérité, a en lui-même ses limites, mais qui, tant qu'il ne les dépasse point, s'exerce pleinement et librement, sans aucun danger pour l'État, ni pour lui-même.
«Partout où divers pouvoirs égaux, séparés et indépendants sont appelés à concourir au gouvernement, ce concours est un combat tant que ces pouvoirs demeurent dans leur séparation et leur indépendance réciproque. Et qu'on ne prétende pas donner à l'un d'eux, considéré isolément, une prépondérance telle que les autres deviennent des agents secondaires; cette prétention enfanterait une lutte d'un autre genre et non moins funeste.... Ce n'est pas seulement la situation relative des trois pouvoirs et le défaut d'unité dans le gouvernement qui ont amené en Angleterre la révolution de 1640 et de 1688; c'est surtout l'imprudente ambition des Stuarts qui voulaient donner, à l'autorité royale seule, une supériorité inconciliable avec les priviléges et les fonctions des deux Chambres. La maison de Hanovre a accepté la fusion intime de l'autorité royale avec celle des deux Chambres: dès lors toute rivalité a disparu, toute lutte dangereuse a cessé: l'unité a été établie dans le gouvernement anglais, et il est devenu fort, en même temps que la nation devenait libre.
«.....A la lumière de cet exemple, le mécanisme des gouvernements mixtes devient simple et facile à expliquer. Quand les gouvernements de ce genre ont atteint à leur maturité, l'unité de pouvoir et d'action s'établit entre leurs divers éléments; seulement le pouvoir suprême et définitif, un au fond quoique extérieurement divisé, est soumis, par son organisation intérieure, à certaines conditions qui lui posent, dans son propre sein, des limites qu'il ne peut dépasser sans perdre les forces mêmes par lesquelles il agit..... Dans la monarchie constitutionnelle, à ne considérer que les apparences, la royauté est le gouvernement, la Chambre des députés l'opposition, et la Chambre des pairs le médiateur. Dans la réalité bien comprise, au contraire, le roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés forment un seul et même pouvoir suprême qui gouverne avec les forces de ces trois éléments réunis; l'opposition qui existe dans les deux Chambres est un surveillant et un rival intérieur, placé au sein du gouvernement lui-même; elle n'est point un pouvoir distinct; son droit est d'observer et de critiquer; sa mission est de marquer la limite que, dans la politique qu'il a adoptée, le gouvernement ne doit pas dépasser, et d'avertir le pays dès qu'en effet cette limite de la politique en vigueur est dépassée. L'opposition est là comme une puissance comminatoire et expectante dont la présence oblige le gouvernement à être prudent et habile, dans son propre système, sous peine de voir les forces qui le suivent se séparer de lui et passer sous un autre drapeau.
«C'est à ce point qu'est parvenu, en Angleterre, le gouvernement représentatif; c'est là sa vraie théorie et sa pratique bien comprise. L'autorité royale n'y a point été, comme on le dit vulgairement, envahie et remplacée par celle des Chambres; seulement la royauté, éclairée par l'expérience sur le danger de demeurer placée en dehors des Chambres, et d'avoir ainsi à diriger ou à combattre des pouvoirs étrangers aux affaires, ennemis s'ils ne sont serviles, obstacle terrible en cas d'inimitié, appui sans force en cas de servitude, la royauté, dis-je, s'est fort sagement décidée à placer le siége du gouvernement dans les Chambres mêmes, et à gouverner de concert avec elles et par leurs chefs. Ainsi s'est opérée cette fusion des pouvoirs divers, seul point de repos des gouvernements mixtes, et par laquelle les pouvoirs, loin de s'entraver ou de s'annuler les uns les autres, se soutiennent et se fortifient mutuellement 7.»
Si j'avais aujourd'hui à présenter pour la première fois ces idées, je les exprimerais d'une façon moins abstraite, plus pratique, et en les éclairant de plus près par le flambeau des faits. Mais telles que je les concevais et que je les ai publiées en 1816, elles contenaient, je crois, en germe, les vrais principes du gouvernement mixte, qui est le gouvernement libre, et elles mettaient en lumière les procédés par lesquels l'unité, condition nécessaire de la force du gouvernement, se rétablit entre des pouvoirs séparés et divers, condition nécessaire de la liberté.
Mais, c'étaient là, en 1816, des méditations et des pressentiments solitaires; dans l'arène politique et au milieu de ses luttes, nous étions loin de nous rendre ainsi compte de la nature et des lois intimes du gouvernement que nous avions à pratiquer. Heureusement il n'est pas indispensable que les hommes, pour bien faire, sachent nettement ce qu'ils font, et Dieu permet souvent qu'ils marchent dans la bonne voie sans en bien connaître l'étendue et les sinuosités. Nous ne démêlions pas avec précision quel mode d'exercice la liberté politique imposait au pouvoir; mais nous voulions sincèrement, énergiquement, la liberté elle-même, et nous en usions sans hésitation en défendant la nouvelle société française contre la réaction qui la menaçait. La royauté restaurée ne manqua point, dans cette crise, à sa mission et à son oeuvre: contre les passions de son ancien parti, elle protégea la France avec les armes de la Charte. Grâce à ce concours de la royauté sensée et de la liberté franche, le gouvernement libre se réalisa et s'organisa rapidement, plus rapidement dans le fait que dans la pensée de ses acteurs. Une majorité se forma dans les Chambres, décidée à soutenir la politique loyalement libérale. Plusieurs des chefs de cette majorité, éloquents et courageux interprètes de ses sentiments, entrèrent dans le cabinet. Le ministère ainsi constitué eut en face de lui une opposition ardente, hardie, héritière de la majorité qui avait dominé dans la Chambre de 1815, et persistant avec plus de prudence dans sa politique, mais légale et dévouée au gouvernement royal, tout en combattant ses conseillers. Ainsi apparaissaient et agissaient déjà les grands partis, instruments nécessaires du régime représentatif dans sa maturité, défendant leurs actes et exposant leurs vues devant la couronne et le pays, et se disputant le pouvoir avec les armes de la liberté.
Les résultats de cette forte et harmonique organisation des grands pouvoirs publics ne tardèrent pas à se manifester. En même temps que la liberté politique s'établissait au centre du gouvernement, les libertés des citoyens recevaient leurs développements et leurs garanties. Laborieusement préparées et discutées, des lois sur la liberté de la presse, sur le jury, sur la formation et les droits de l'armée, sur l'administration municipale, attestaient l'efficacité du bon régime parlementaire pour le progrès des libertés communes à tous et pour le bon gouvernement général de l'État.
Mais en même temps aussi éclata le mal dont le parti libéral, alors l'allié et l'appui du cabinet, était travaillé. Hors des Chambres et même dans leur sein, ce parti comptait dans ses rangs des hommes plus attachés à la Révolution qu'à la liberté, et obstinés à défendre la Révolution tout entière, indistinctement, pêle-mêle, même dans ceux de ses actes qu'au fond ils désapprouvaient. Les uns se faisaient un point d'honneur de soutenir en tous cas, contre ses ennemis le grand événement auquel, dans des mesures très-inégales, ils avaient eux-mêmes pris part. Les autres ne pouvaient se résigner à croire que la liberté politique rentrât en France avec les anciens adversaires de la Révolution et au milieu de nos revers. D'autres n'osaient pas combattre ou seulement désavouer les passions populaires que les violences de 1815 avaient soulevées. Aux uns, c'étaient l'étendue et la sérénité d'esprit, aux autres, c'étaient l'équité et la fermeté de coeur qui manquaient pour juger sainement du nouvel état de la France, et reconnaître la nécessité des grandes transactions pour fonder la liberté après les grandes crises. Et sous l'empire de ces sentiments divers, tous prêtaient leur concours ou n'opposaient nulle résistance au travail des factions ennemies qui poursuivaient le renversement de la monarchie restaurée, et tournaient avec ardeur, contre elle, les armes de la liberté restaurée avec elle.
L'explosion de cette situation chargée d'orages ne se fit pas longtemps attendre. L'un des conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI, M. Grégoire, fut élu député. Le duc de Berry fut assassiné. Ces deux faits amenèrent, en deux ans, la ruine complète du parti libéral dans le gouvernement, et firent passer le pouvoir aux mains du côté droit dans les Chambres, du parti que le sentiment public regardait comme le représentant de l'ancien régime et l'instrument de la contre-révolution.
Alors commença une triple lutte dont les conséquences pour la liberté politique méritent d'être mises en pleine lumière. Au sein du parti vainqueur, investi du gouvernement, s'établit un conflit sourd, mais continu, entre les intelligents et les fanatiques, les modérés et les emportés, entre les chefs devenus responsables et prudents en devenant ministres et les rangs extrêmes de l'armée, ardents à poursuivre en tous sens et à tout risque leur victoire. De son côté, à la tribune et dans la presse, le parti libéral tombé du pouvoir institua, contre ses nouveaux possesseurs, une opposition permanente, diverse dans ses maximes et son langage selon les diverses nuances de ses membres, mais active de la part de tous et soutenue au dehors par le sentiment public. Enfin, hors du théâtre constitutionnel, tantôt dans une ombre profonde, tantôt sous des déguisements incomplets, les sociétés secrètes se mirent à l'oeuvre, diverses aussi dans leurs éléments, les uns dévoués aux souvenirs de l'Empire, les autres nourrissant l'espoir de la République, tous acharnés au renversement de la monarchie restaurée. Les dissensions intestines du parti en pouvoir, les luttes parlementaires et les conspirations révolutionnaires suivaient ainsi parallèlement leur cours, mais avec des résultats bien différents pour la cause de la liberté politique.
Les ministres de cette époque, surtout M. de Villèle, vrai chef du cabinet, même avant qu'il en portât le titre, ont encouru le reproche de n'avoir pas suffisamment résisté aux passions vindicatives ou aux fantaisies rétrogrades de leur parti et d'avoir ainsi compromis leur cause générale comme leur propre pouvoir. Je crois le reproche à la fois fondé et sévère: il y a de la légèreté dans les plus sages, de la faiblesse dans les plus fermes, et soit qu'il s'agisse de la vie publique ou de la vie privée, les meilleurs ne font jamais, non-seulement tout ce qu'ils devraient, mais tout ce qu'ils pourraient faire. M. de Villèle, à coup sûr, céda plus d'une fois trop complaisamment et au roi qu'il servait et au parti qu'il dirigeait. Il est difficile de bien mesurer les obstacles contre lesquels il avait à lutter, et de savoir s'il possédait, soit dans les Chambres, soit à la cour, assez de force pour les affronter et les vaincre. Mais, quelles qu'aient été en ce genre ses fautes, «il fit deux choses difficiles et qu'on pourrait appeler grandes si elles avaient duré plus longtemps: il disciplina l'ancien parti royaliste, et d'un parti de cour et de classe qui, jusque-là, n'avait été vraiment actif que dans les luttes révolutionnaires, il fit, pendant six ans, un parti de gouvernement. Il contint ce parti et son pouvoir dans les limites de la Charte, et pratiqua, pendant six ans, le gouvernement constitutionnel sous un prince et avec des amis qui passaient pour le comprendre assez peu et ne l'accepter qu'à regret 8.» Ce fut là, pour la liberté politique, et par des mains de qui on ne l'attendait guère, une grande conquête et un important progrès.
On a aussi reproché, à une portion de l'opposition libérale dans les Chambres à cette époque, sa complaisance pour les conspirations et les insurrections qui, de 1820 à 1827, poursuivirent avec passion la ruine de la monarchie restaurée. Je n'ai nul goût à renouveler aujourd'hui ce reproche, et je ne veux pas non plus excuser les faiblesses embarrassées et les connivences timides qui en furent ou la cause légitime ou le spécieux prétexte. C'est de la liberté politique seule, de ses progrès ou de ses revers pendant ce temps que je me préoccupe. Sous ce rapport et pour cette grande cause, les torts de quelques-uns des membres libéraux des Chambres d'alors, quelle que fût leur gravité aux yeux de la morale et du bon sens, eurent peu d'importance; dans sa difficile situation, l'opposition parlementaire, de 1820 à 1827, fit son devoir et s'acquitta bien de sa mission; elle usa fermement de ses propres libertés et défendit avec persévérance celles du pays. Malgré ses ménagements pour les tentatives révolutionnaires du dehors, elle ne se livra point elle-même à l'esprit révolutionnaire, et ce ne fut point ce fatal esprit qui grandit dans les Chambres par les luttes qu'elle y soutint; l'esprit de légalité et de prévoyance, le respect de l'ordre constitutionnel et du gouvernement régulier y furent, au contraire, en rapide progrès. Si bien qu'en moins de sept années l'opposition libérale vit sa bonne conduite récompensée et ses efforts couronnés par le succès. Les vices et les périls de la politique qui dominait depuis 1822 furent reconnus; le parti de l'ancien régime perdit le pouvoir; et dans la personne de M. de Martignac et de ses collègues, une simple évolution parlementaire ramena, en 1827, le gouvernement dans les voies libérales dont, en 1820, l'élection de M. Grégoire et l'assassinat du duc de Berry l'avaient fait sortir. Grand triomphe, à coup sûr, pour la liberté politique naissante, et preuve éclatante de son efficacité.
Mais pendant qu'au centre du gouvernement, et par sa propre vertu, le régime parlementaire prévalait ainsi et portait ses fruits, quelque divers qu'en fussent les acteurs, les conspirations et les insurrections révolutionnaires troublaient sans cesse ses progrès, et mettaient les coups de la violence et du hasard à la place des développements naturels de la liberté. «Aujourd'hui, à plus de trente ans de distance, après tant et de bien plus grands événements, quand un honnête homme sensé se demande quels motifs suscitaient des colères si ardentes et des entreprises si téméraires, il n'en trouve point de suffisants ni de légitimes. Ni les actes du pouvoir, ni les probabilités de l'avenir ne blessaient ou ne menaçaient assez les droits et les intérêts du pays pour autoriser un tel travail de renversement. Le système électoral avait été artificieusement changé; le pouvoir avait passé aux mains d'un parti irritant et suspect; mais les grandes institutions étaient debout; les libertés publiques, bien que combattues, se déployaient avec vigueur; le pays prospérait et grandissait régulièrement. Inquiète, la société nouvelle n'était point désarmée; elle était en mesure d'attendre et de se défendre. Il y avait de justes motifs pour une opposition publique et vive, point de justes causes de conspiration ni de révolution. Les peuples qui aspirent à la liberté courent un grand danger, le danger de se tromper en fait de tyrannie. Ils donnent aisément ce nom à tout régime qui leur déplaît ou les inquiète, ou qui ne leur accorde pas tout ce qu'ils désirent. Frivoles humeurs qui ne demeurent pas impunies. Il faut que le pouvoir ait infligé au pays bien des violations de droit, des iniquités et des souffrances bien amères et bien prolongées pour que les révolutions soient fondées en raison, et réussissent malgré leurs propres fautes. Quand de telles causes manquent aux tentatives révolutionnaires, ou bien elles échouent misérablement, ou bien elles amènent promptement les réactions qui les châtient 9.»
Les conspirations révolutionnaires de 1820 à 1823 n'étaient pas seulement dénuées de motifs sensés et légitimes: ourdies presque toutes par des sociétés secrètes d'origine et de dénominations diverses, elles jetaient leurs auteurs et leurs adhérents dans des voies essentiellement contraires aux intérêts comme aux principes de la liberté politique. Quoi de moins libéral que les sociétés secrètes, les sentiments qu'elles fomentent, les façons d'agir qu'elles imposent? La liberté vit de lumière, de publicité, de contradiction, de discussion; elle veut que les systèmes, les desseins, les partis, les hommes contraires se manifestent et se combattent hautement, sous les yeux du public qui apprend ainsi à les connaître et à les juger. Les sociétés secrètes, au contraire, vouent leurs membres à l'isolement, au silence, aux menées obscures, aux passions déguisées, à l'obéissance passive. Le public ne les connaît pas; ils ne connaissent pas leurs adversaires; à peine se connaissent-ils entre eux. Toutes les habitudes, toutes les pratiques de la liberté leur sont étrangères; ce sont des esclaves volontaires, au service de coteries toujours près de devenir tragiques. Situation d'autant plus déplorable qu'elle ne manque point d'attrait; les hommes se complaisent dans le mystère, les desseins cachés, les périls vagues, les unions très-limitées et intimes, et dans l'importance que leur emprunte chacun des associés. Que de telles associations se forment sous une tyrannie avérée, pesante, permanente, qui condamne au silence et à l'inaction ceux qui vivent sous sa loi, cela s'explique et se justifie naturellement; mais des sociétés secrètes au milieu d'un régime de liberté, de publicité, de discussion, quand tous les citoyens, avec des efforts et des risques très-modestes, peuvent parler et agir au grand jour pour soutenir leur cause, c'est là un contre-sens absurde et funeste, qui ne s'explique que par des passions qu'on n'ose avouer, et qui fausse le jugement et le caractère des adeptes engagés dans ces ténèbres, autant qu'il inquiète et trouble la société qu'ils pourraient servir en usant hardiment de ses libertés.
Il n'y a point de contradiction, si étrange qu'elle soit, qui ne se rencontre dans l'âme et la conduite des hommes. En même temps que les sociétés secrètes éloignaient, des pratiques et des habitudes de la liberté politique, la jeune génération qui s'y laissait attirer, le parti républicain naissait dans leur sein; et les mêmes hommes qui préféraient les engagements et les conciliabules secrets au ferme usage des institutions libres qu'ils avaient sous la main, aspiraient avec passion à la République comme à l'idéal de la liberté.
Je m'en suis expliqué plus d'une fois: j'honore le gouvernement républicain; il a tenu, dans l'histoire du monde, une place glorieuse; la nature humaine s'y est développée grandement et avec éclat; il a convenu, il peut convenir à certaines époques, à certains états des sociétés humaines; et si j'avais vécu à Rome après la chute de la République et sous les empereurs, j'aurais dit volontiers avec le vieux Galba: «Si l'immense corps de l'Empire pouvait se tenir debout et en équilibre sans un maître, nous étions dignes que la République commençât par nous 10.» Mais je suis profondément convaincu, d'une part, que la République n'est point, en principe, le plus rationnel et le plus naturel des gouvernements, d'autre part, qu'elle est de tous les gouvernements le plus difficile à pratiquer, et en outre que, par une multitude de causes sociales, morales, historiques, géographiques, elle ne convient nullement à la France. Ce fut donc, je pense, de 1820 à 1830, un grand malheur que la renaissance du parti républicain; il n'existait pas en 1814, au moment où la Restauration s'accomplit; il ne parut pas dans les Cent-Jours, quand l'Empire tenta de se rétablir. Plus tard, ce ne fut point après de sérieuses épreuves et de graves débats publics, ni sous la pression de quelque forte nécessité ou d'une opinion puissante que le parti républicain se reforma; ce fut au sein des sociétés secrètes, au service de leurs passions et de leurs complots, loin des regards et, pour ainsi dire, à l'insu de la France que la République reprit la prétention de devenir le gouvernement français.
Au vice de cette origine se joignit un autre mal peut-être encore plus grave. Le parti républicain ainsi renaissant était un groupe peu nombreux, formé de quelques hommes considérables, vieillis avec plus de dignité que de clairvoyance au service de la cause libérale, et de jeunes gens sincèrement passionnés pour l'idée républicaine. Ce petit état-major n'avait, dans le pays même, point d'armée et point de crédit pour en recruter une. Pourtant il lui en fallait une; il lui fallait des forces bruyantes et actives, prêtes à le seconder en toute occasion et à le suivre jusqu'au bout dans son dessein. Elles s'offrirent à lui, impures et compromettantes, mais hardies. La République révolutionnaire de 1792 à 1798, malgré les revers et les démentis éclatants qu'elle avait subis, avait conservé presque partout des adhérents obscurs, fanatiques subalternes ou brouillons décriés, ennemis intraitables de la monarchie, de la Restauration, de la maison de Bourbon, de tout pouvoir qui ne donnait pas satisfaction à leurs haines ou à leurs rêves, et habiles à fomenter, dans les masses populaires, ces espérances vagues, ces passions anarchiques qui y sommeillent toujours, prêtes à s'éveiller au moindre bruit. C'étaient là, pour les chefs républicains, une armée éparse mais toute disposée à leur venir en aide. Par imprévoyance, par faiblesse, par entraînement, faute d'autres appuis dans les régions sereines de la société, ils recherchèrent ou acceptèrent celui-là, se flattant d'employer au triomphe de la République ces restes des plus mauvais temps de la Révolution, et ne prévoyant pas que les révolutionnaires deviendraient leurs maîtres au lieu d'être, entre leurs mains, des instruments de liberté.
Après le succès de la guerre d'Espagne, dans les dernières années du ministère de M. de Villèle et sous celui de M. de Martignac, les sociétés secrètes et les républicains firent peu de bruit; ce ne furent plus les conspirations, les insurrections et leurs procès qui remplirent la scène et passionnèrent le public. La lutte parlementaire remplaçait et éteignait la guerre révolutionnaire. C'est le but et le triomphe de la liberté politique. Mais si la guerre révolutionnaire ne retentissait plus, dans les Chambres et dans le pays, avec la même puissance, elle n'en continuait pas moins, sourde et acharnée; au lieu d'éclater dans la sphère de la publicité et de la discussion, parlementaire ou judiciaire, l'hostilité se poursuivait dans l'ombre, et par toute sorte de voies cachées où les alarmes, la surveillance et les rapports de la police la poursuivaient incessamment à leur tour. Et les agents de l'administration, les conseillers de la couronne, n'étaient pas les seuls dont ces rapports excitassent la sollicitude; le roi Charles X lui-même en était constamment et vivement préoccupé. C'est l'inévitable condition de la police et de sa lutte secrète contre les ennemis secrets avec qui elle est aux prises que tantôt elle ignore, tantôt elle grossit outre mesure les périls qu'elle est chargée de prévenir; ce qui jette et entretient ses maîtres dans un état d'agitation continue, comme il arriverait à des hommes dont les regards, sans cesse tendus, apercevraient çà et là des lueurs dans des ténèbres pleines d'ennemis. Il faut, à ceux qui font la police ou qui la suivent dans son travail, une rare fermeté d'esprit pour voir les choses telles qu'elles sont réellement, à leur place, à leur taille, et pour ne pas tomber, tantôt dans une sécurité aveugle, tantôt dans des craintes très-exagérées. Nul n'était moins propre que le roi Charles X à bien supporter une telle épreuve: esprit à la fois remuant et faible, imprévoyant et obstiné, il avait goût aux recherches, aux découvertes, aux communications de la police, et dès qu'il les trouvait d'accord avec ses impressions et ses préventions anciennes et générales, il leur portait une confiance crédule. La Révolution et la République lui apparaissaient, à chaque instant, comme deux fantômes menaçants. Ces fantômes avaient assez de réalité, et l'hostilité des révolutionnaires et des républicains était assez active pour l'entretenir incessamment dans une irritation pleine d'alarmes; il voyait son trône et sa maison toujours en proie à un pressant péril; et les grands faits publics, l'apaisement visible des esprits, les incontestables progrès du gouvernement légal et régulier dans les Chambres ne suffisaient nullement à le rassurer.
Ce fut bien pis quand les Chambres elles-mêmes et les embarras de son gouvernement dans leur sein lui devinrent un sujet de trouble et de colère. Le parti libéral commit, en 1829, une faute énorme: il était rentré, par le ministère Martignac, en possession de la prépondérance; la liberté politique venait d'acquérir, par les nouvelles lois sur la presse et sur les élections, d'efficaces garanties. Au lieu de soutenir avec persévérance le cabinet auquel il devait de tels progrès, le parti libéral le harcela par des exigences inopportunes, ne s'entendit pas avec lui dans la discussion des lois sur l'administration municipale et départementale, et fournit ainsi au roi Charles X l'occasion de satisfaire, en appelant d'autres ministres, sa passion et son inquiétude. Moins choquante que l'offense agressive qu'avait commise, en 1819, le parti révolutionnaire en élisant un régicide, la faute du parti libéral, en 1829, fut, en résultat, aussi grave; l'une avait, par degrés, amené au pouvoir le côté droit et M. de Villèle; l'autre y fit monter tout à coup M. de Polignac.
En formant le cabinet du 8 août 1829, ni le roi Charles X, ni le prince de Polignac ne méditaient, à coup sûr, la violation de la Charte et les ordonnances de Juillet 1830. L'un croyait défendre sa couronne et son droit royal; l'autre se promettait de pratiquer en France le gouvernement représentatif tel qu'il l'avait vu et admiré en Angleterre. Il y a presque toujours, dans les résolutions des hommes médiocres, plus d'idées fausses que de mauvais desseins, et c'est leur erreur radicale de ne pas seulement soupçonner la gravité des questions qu'ils soulèvent et l'issue des voies où ils s'engagent. C'était, depuis 1814, l'effort des libéraux loyaux et sensés de séparer la cause de la royauté restaurée de celle de l'ancien régime et la cause de la liberté politique de celle des théories et des passions révolutionnaires. Quand il fit le prince de Polignac son premier ministre, Charles X confondit ces causes si diverses, jeta le gant au parti parlementaire comme au parti révolutionnaire, et remit du même coup la liberté politique en question et l'ancien régime en présence de la Révolution.
A cette provocation inintelligente et téméraire, l'adresse des 221 fut la réponse. Réponse directe et franche, sans hésitation et sans voile, mais aussi modérée que franche, et aussi monarchique que libérale: «La Charte, disait-elle, que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.» La liberté politique était ainsi proclamée en principe et appliquée aux circonstances du moment, comme un droit national. Mais à côté de ces fermes paroles se plaçaient celles-ci: «Quinze ans de paix et de liberté, que ce peuple doit à votre auguste frère et à vous, ont profondément enraciné dans son coeur la reconnaissance qui l'attache à votre royale famille; sa raison, mûrie par l'expérience et par la liberté des discussions, lui dit que c'est surtout en matière d'autorité que l'antiquité de la possession est le plus saint de tous les titres, et que c'est pour son bonheur autant que pour votre gloire que les siècles ont placé votre trône dans une région inaccessible aux orages. Sa conviction s'accorde donc avec son devoir pour lui présenter les droits sacrés de votre couronne comme la plus sûre garantie de ses libertés, et l'intégrité de vos prérogatives comme nécessaire à la conservation de ces droits.» Il était impossible de méconnaître la parfaite et sérieuse sincérité de l'un et de l'autre langage; et par un progrès bien inattendu dont la liberté politique en vigueur depuis quinze ans avait l'honneur comme le fruit, c'était M. Royer-Collard qui parlait ainsi au nom de la Chambre des députés, et toutes les nuances du parti libéral, l'opposition tout entière, acceptaient les paroles de M. Royer-Collard comme l'expression de leurs sentiments et de leurs desseins.
Il y avait là une de ces fortunes rares, un de ces moments décisifs qui, bien compris et bien saisis, fondent pour un long temps la force des gouvernements et la paix intérieure des États. Le roi Charles X ne comprit point. Au lieu d'accepter l'harmonie et l'union intime des grands pouvoirs, loyalement demandées et offertes, il prononça leur séparation. La Chambre des députés fut dissoute.
Elle n'avait certainement pas dépassé les limites de son droit. Avait-elle dépassé celles de la prudence? Au lieu d'affirmer sur-le-champ, en principe la nécessité et en fait l'absence de l'harmonie entre la Chambre et un ministère qui n'avait encore rien fait, et n'était suspect qu'à cause des noms et des antécédents de ses membres, n'eût-il pas mieux valu attendre ses actes, et lui faire opposition dans la pratique de la législation et des affaires, sans lui signifier d'avance un refus général de concours? J'admets ce doute, quoique, même aujourd'hui et après les clartés de l'expérience, je ne le partage pas. A l'appui de ma persistance, je pourrais alléguer l'état des esprits en 1830; je pourrais dire que, pour conserver dans le pays l'autorité qu'elle avait acquise, pour maintenir toutes les nuances du parti libéral dans la modération et l'harmonie qu'elles avaient, non sans peine, acceptées, la Chambre des députés avait besoin, à cette époque, de faire acte de cette fermeté franche et hardie qui satisfait et domine l'imagination des peuples. En faveur de l'adresse des 221, cette considération est puissante; pourtant ce n'est pas celle qui me décide; les corps politiques doivent savoir, même au prix de quelque déclin dans la faveur populaire, tenir une conduite patiente et lente, si c'est la plus sage et si elle peut les mener au but avec un moindre péril. Mais je demeure convaincu que la cécité politique du roi Charles X était incurable, que la Chambre des députés de 1830 n'eût pas mieux réussi, par l'opposition patiente que par sa résolution nette et prompte, à lui faire accepter les conséquences du droit national consacré par la Charte, et que, entre la couronne et la Chambre, la même situation qui amena l'adresse des 221 se fût reproduite plus tard, peut-être plus pressante encore et plus grave. Si j'ai raison dans ma conjecture, la Chambre eut raison dans sa conduite, et l'adresse des 221 était, pour elle, le seul moyen d'exercer, sur les élections que tous prévoyaient, l'influence qui pouvait seule y faire prévaloir la politique à la fois conservatrice et libérale dont nous poursuivions le triomphe.
Les élections répondirent au voeu de la Chambre. Elles confirmèrent et fortifièrent, sans la rendre plus ardente, la majorité parlementaire qui avait voté l'adresse: la nouvelle Chambre était aussi étrangère que celle qui l'avait précédée à tout dessein, à tout désir révolutionnaire, aussi résolue à maintenir la politique conservatrice et libérale et à ne point la dépasser. Encore une fortune inattendue pour la monarchie restaurée; encore un moment décisif et facile à saisir. Charles X ne comprit pas davantage. En dissolvant la Chambre, il avait, selon son droit, fait appel à la France. La France lui avait fermement, mais loyalement répondu. Les ordonnances du 25 juillet 1830 furent la réplique du roi à la réponse de la France.
J'ai dit ailleurs ma pensée sur la Révolution de 1830, ce que j'en pensais au moment où elle s'accomplit et où j'y pris part, et ce que j'en pense aujourd'hui 11. Je persiste dans ce que j'en ai dit. «C'eût été certainement un grand bien pour la France, et de sa part un grand acte d'intelligence comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique, et qu'elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu'en respectant soi-même les droits qui les balancent, et, quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d'avoir à la fonder. Mais il y a des sagesses difficiles, qu'on n'impose pas, à jour fixe, aux nations, et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événements et des années, peut seule leur inculquer. Partie du trône, une grande violation du droit avait réveillé et déchaîné tous les instincts ardents du peuple. Parmi les insurgés en armes, la méfiance et l'antipathie pour la maison de Bourbon étaient profondes. Les négociations tentées par le duc de Mortemart ne furent que des apparences vaines; malgré l'estime mutuelle des hommes et la courtoisie des paroles, la question d'un raccommodement avec la branche aînée de la famille royale ne fut pas un moment sérieusement considérée ni débattue. L'abdication du Roi et du dauphin vint trop tard. La royauté de M. le duc de Bordeaux avec M. le duc d'Orléans pour régent, qui eût été non-seulement la solution constitutionnelle, mais la plus politique, paraissait, aux plus modérés, encore plus impossible que le raccommodement avec le Roi lui-même. A cette époque, ni le parti libéral, ni le parti royaliste n'eussent été assez sages, ni le régent assez fort pour conduire et soutenir un gouvernement à ce point compliqué, divisé et agité. La résistance, d'ailleurs, se sentait légale dans son origine, et se croyait assurée du succès si elle poussait jusqu'à une révolution. Les masses se livraient aux vieilles passions révolutionnaires, et les chefs cédaient à l'impulsion des masses. Ils tenaient pour certain qu'il n'y avait pas moyen de traiter sûrement avec Charles X, et que, pour occuper son trône, ils avaient sous la main un autre roi. Dans l'état des faits et des esprits, on n'avait à choisir qu'entre une monarchie nouvelle et la république, entre M. le duc d'Orléans et M. de Lafayette: «Général, dit à ce dernier son petit gendre, M. de Rémusat, qui était allé le voir à l'Hôtel de ville, si l'on fait une monarchie, le duc d'Orléans sera roi; si l'on fait une république, vous serez président. Prenez-vous sur vous la responsabilité de la république?»..... Une même conviction dominait ce jour-là tous les hommes sérieux: par la monarchie seule, la France pouvait échapper à l'abîme entr'ouvert, et une seule monarchie était possible. Son établissement fut, pour tout le monde, une délivrance: «Moi aussi, je suis des victorieux,» me dit M. Royer-Collard, «triste parmi les victorieux.»
Ceux-là même qui n'étaient pas tristes ne pouvaient pas ne pas être inquiets, et ils l'auraient été bien davantage s'ils s'étaient dès lors rendu compte des difficultés contre lesquelles, pour le succès de l'oeuvre qu'ils avaient à coeur, ils allaient avoir à lutter.
Quel plus naturel et plus puissant enivrement que celui d'un grand événement, d'un grand acte national entrepris par de nobles motifs et généreusement accompli? La génération qui occupait la scène depuis 1814 avait pour sentiment dominant la passion et pour but définitif la conquête de la liberté politique. C'était l'instinct général du pays qui sentait le besoin de garanties permanentes pour les biens et les droits sociaux, si longtemps compromis par l'anarchie ou par la guerre. C'était l'élan des esprits jeunes et actifs qui cherchaient, à l'intérieur et dans le développement libéral des principes de 1789, la satisfaction de leurs forces et l'emploi de leur vie. Quel plus grand acte de liberté politique que la résistance suprême aux tentatives du pouvoir absolu, et le pays disposant lui-même de son gouvernement pour défendre ses lois violées et revendiquer ses droits méconnus? Les nations prennent, comme les rois, un plaisir superbe à l'exercice de la souveraineté, et les révolutions sont leur façon de dire à leur tour: «L'État, c'est moi!»
Mais, comme toutes les conquêtes, celle de la liberté politique n'est qu'un vain et ruineux plaisir, si elle ne se change en une possession solide, et la fondation d'un gouvernement libre est le seul gage comme le digne prix de la conquête de la liberté. Il faut qu'une révolution libérale enfante un gouvernement libre, régulier et durable; sans quoi, elle n'est qu'un douloureux et stérile avortement. Pour la Révolution de 1830, ce grand problème était plus impérieusement posé et plus difficile à résoudre qu'il ne l'avait jamais été.
Les révolutions ont, en général, une impulsion simple et un but unique: elles se font tantôt contre la tyrannie, tantôt contre l'anarchie, pour accomplir de grandes réformes sociales ou pour rétablir l'ordre et le pouvoir dont la société ne peut se passer. Dans l'un et dans l'autre cas, les chefs et les adhérents des révolutions marchent dans une voie clairement tracée et sur une forte pente; ils y rencontrent des difficultés et des périls, mais point d'obscurités ni de lenteurs: inhabiles ou faibles, ils tombent; mais, s'ils ne tombent pas, ils avancent rapidement.
La Révolution de 1830 a eu un tout autre caractère; son impulsion et son but étaient très-complexes; entreprise au nom des lois violées et pour leur défense, elle était tenue, par ses propres maximes et ses premiers actes, de rétablir promptement l'ordre légal qui pourtant recevait, dans la personne de la royauté, une grave atteinte. Mais la Révolution venait de bien plus loin que de la cause immédiate de son explosion, et elle portait dans ses flancs de bien autres ambitions que le rétablissement des lois. Au même moment et sans délai, on lui demandait d'accomplir un grand progrès libéral et de mettre sur pied un pouvoir régulier et rassurant. Elle avait à la fois les libertés publiques à étendre et le gouvernement à fonder. Décidée à ne pas subir les ordonnances de Juillet, la France voulait une révolution qui ne fût pas révolutionnaire et qui lui donnât, du même coup, l'ordre avec la liberté. C'était si bien son voeu que ce fut la devise de son drapeau.
Pour le prince appelé au trône et pour ses conseillers, cette double tâche était prodigieusement difficile. La Révolution n'avait pas été faite par les pouvoirs légaux: les Chambres s'étaient empressées d'y prendre leur place et de la sanctionner pour la régler; mais c'était l'insurrection populaire qui l'avait commencée et accomplie; et les meneurs de l'insurrection populaire, c'étaient les membres des sociétés secrètes, les anciens conspirateurs, les chefs républicains. Ils avaient combattu de l'aveu et avec l'appui du sentiment national; mais le combat avait été leur fait et la victoire leur oeuvre. L'élément révolutionnaire était ainsi rentré avec puissance dans l'arène politique où, depuis quelque temps, l'élément parlementaire avait dominé.
Je dis l'élément révolutionnaire, car, à ces vainqueurs de Juillet, la révolution de Juillet, telle qu'elle se concluait, ne suffisait point. Les uns voulaient nettement la République, ou ne consentaient à en abandonner le nom que si on leur en donnait, sous une apparence monarchique, la réalité mal déguisée et mal organisée; ce qui est, pour toutes les sortes de gouvernement, la pire des combinaisons. Les autres, moins précis dans leurs voeux et plus désordonnés dans leurs instincts, faisaient, des traditions de la Convention et de celles de l'Empire, un confus mélange qui aboutissait à réclamer, plus ou moins explicitement, au dedans une effervescence populaire indéfinie, au dehors une guerre de propagande et de conquête. Là étaient, disaient-ils, pour la France la grandeur et la liberté.
Ainsi se préparait, pour le gouvernement naissant, dès ses premiers pas et dans son propre camp, une opposition formidable; il allait se retrouver en face des mêmes passions, des mêmes ambitions, des mêmes inimitiés, des mêmes périls qui avaient assailli la Restauration. Et à côté de cette opposition intestine s'en formait, contre lui, une autre, celle des amis de la Restauration qui, une fois sauvés de leurs grandes alarmes, reprenaient leurs regrets et leurs colères. Appelé en même temps à relever le pouvoir et à étendre la liberté, le gouvernement de Juillet avait à lutter à la fois contre les représentants obstinés de l'ancienne société française et les téméraires enfants de la nouvelle, contre la Restauration et la Révolution.
Ce sera sa gloire d'avoir accepté et porté sans hésiter, pendant dix-huit ans, ce pesant fardeau. Il a franchement entrepris d'accomplir à la fois les deux tâches qu'on lui imposait. Pour rétablir l'ordre et fonder un gouvernement digne de ce nom, il a résolument adopté, au dehors comme au dedans, la politique de résistance au désordre, aux désirs chimériques, aux entreprises révolutionnaires; et il a pratiqué la politique de la résistance avec les seules armes de la liberté, sans recourir à aucune loi d'exception, à aucune violence, à aucun silence, vivant sans cesse en face de la publicité, de la discussion; de la responsabilité, et respectant, au milieu du combat, tous les droits, toutes les libertés de tous ses ennemis.
C'est là vraiment la liberté politique; à ces conditions seulement on a droit de dire qu'elle existe et d'appeler le gouvernement un gouvernement libre. On peut, aujourd'hui comme il y a vingt ans, attaquer la politique du gouvernement de Juillet; on peut trouver qu'il a trop résisté, qu'il n'a pas assez tenté, assez innové, qu'il n'a pas donné aux penchants du temps et du pays assez de satisfaction. Je n'admets point, mais je ne discute pas, en ce moment, ces griefs. En tout cas, on ne saurait contester au gouvernement de Juillet l'honneur d'avoir été un gouvernement libre, d'avoir gouverné uniquement par les lois et sous le contrôle de toutes les libertés écrites dans les lois.
Le régime de la liberté politique a ses défauts comme ses mérites, et on ne recueille pas ses bienfaits sans en payer le prix. Il est vrai: sous ce régime, le bien est souvent lent et difficile, quelquefois même impossible à faire au moment où il apparaît à la pensée ambitieuse et hardie; les rivalités des partis ou des personnes, la discussion préalable ou pressentie, la timidité en face de la responsabilité retardent quelquefois des résolutions et entravent des entreprises grandes et utiles. Mais, en revanche, que de fautes et de maux épargne, au pouvoir et au pays, la liberté politique! Que d'idées fausses elle dévoile et écarte! Que de résolutions égoïstes, que d'entreprises étourdies elle étouffe dans leur germe, avant que le pouvoir et le pays s'y soient compromis sans retour! Ce régime orageux et bruyant est, au fond et dans la pratique définitive des affaires, un régime de patience et de prudence; il oppose au mal bien plus d'obstacles qu'il n'impose au bien de délais ou d'épreuves; et ses deux libertés fondamentales, la liberté de la tribune et la liberté de la presse, qui font dire et croire dans le public tant de sottises, en préviennent bien plus encore, et de bien plus graves, dans le gouvernement.
De tout temps, et aujourd'hui plus que jamais, les grandes questions abondent, au dedans et au dehors, sur les pas des grands peuples et de leurs chefs. Rien n'est plus tentant que l'espoir de les résoudre. Rien n'est plus facile que d'en commencer l'entreprise. Mais ce qu'on a commencé, il faut le finir; les questions qu'on a remuées, il faut les régler: sans quoi l'embarras et peut-être le péril seront bien plus graves que si l'on n'y eût pas touché. Ce fut le mérite du gouvernement de Juillet de ne jamais oublier qu'il était un gouvernement libre, et de ne tenter que ce qu'il pouvait faire avec les armes et dans les conditions de la liberté.
Mais la liberté politique a aussi ce mérite, qu'en même temps qu'elle impose des freins au pouvoir et lui enseigne la prudence, elle développe autour de lui, dans ses conseillers et dans ses adversaires, tout ce que la nature leur a donné de talent et d'énergie. C'est un régime qui anime et contient à la fois les hommes engagés dans les affaires publiques, et qui les oblige à déployer tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils valent, dans les limites de ce qu'ils doivent et peuvent réellement exécuter. Le pays ne gagne pas moins à ce résultat que le gouvernement, car les oeuvres mesurées, accomplies par des hommes éminents, servent et honorent plus les nations que les grandes choses tentées et mal faites par des hommes médiocres.
L'ardeur et la valeur personnelle des hommes, grandement provoquées et développées, ne seraient, pour la société, qu'un bien incomplet et peut-être périlleux, si le régime parlementaire n'avait en même temps un autre effet. Il oblige et amène les hommes politiques à se grouper, à se discipliner, à reconnaître des chefs, à adopter des principes hautement déclarés, à soutenir constamment une même cause. Ainsi se forment ces grands et persévérants partis qui se vouent à tel ou tel des intérêts généraux et essentiels de la société, font régner dans la vie publique des moeurs viriles, la franchise, la fidélité, le respect de soi-même, l'esprit de suite, et deviennent de puissants et réguliers moyens de gouvernement au milieu des agitations de la liberté.
C'est là le gouvernement libre. C'est là le régime qu'a désiré, poursuivi et plus ou moins bien pratiqué, à travers les crises du temps et ses propres discordes, la génération qui, de 1814 à 1848, a occupé en France la scène politique.
J'entends le cri qui s'élève et se répète sans relâche: «La France a cherché ce régime par toutes sortes de voies, sous les drapeaux les plus divers; elle l'a entrevu, elle y a touché, elle a cru le posséder. Il est tombé. Peut-il jamais, après tant d'épreuves, se relever de ce tort et de ce malheur?»
Je pourrais me borner à cette simple réponse déjà souvent faite: «Quel est, depuis soixante-dix ans, le régime qui n'est pas tombé? Le pouvoir absolu a échoué comme la liberté; les conquêtes de la guerre ont disparu comme celles de la paix; les régimes divers auraient mauvaise grâce à se traiter mutuellement avec hauteur; ils ont tous subi les mêmes revers; ils ont tous été tour à tour enveloppés et emportés dans cet orage qui, depuis soixante-dix ans, souffle sur l'Europe. Cherchez, contre le régime parlementaire, d'autres armes que sa chute; il vous rendrait avec usure les coups dont vous le frapperiez. De tous nos régimes, c'est encore celui-là qui a le plus duré.» Mais je ne veux pas m'en tenir à cette récrimination évasive. Je veux encore moins remettre ici en présence les événements et les noms propres, et ranimer d'anciennes discordes en recherchant comment doit être distribuée, entre les amis sincères de la liberté politique, hommes ou partis, la responsabilité de ses revers. Ce que j'ai à coeur, c'est de signaler, dans la fortune chancelante du gouvernement libre de 1814 à 1848, ces causes intrinsèques et, pour ainsi dire, organiques qui ne sont le fait particulier de personne, homme ou parti, et que chacun peut reconnaître sans se démentir ou s'accuser soi-même. Que les libéraux, tous les libéraux sachent bien pourquoi la liberté politique leur a si souvent échappé, quand ils croyaient l'avoir conquise; à cette lumière, ils apprendront comment on garde ce qu'on a conquis.
J'y reviens sans cesse, tant ma conviction est profonde: c'est à la fondation du gouvernement libre qu'est attachée la solide possession de la liberté politique. Tant que le pouvoir qui gouverne ne puise pas sa force, aussi bien que sa limite, dans les institutions mêmes qui servent d'instruments et de garanties à la liberté, tant que la société n'a pas la conscience et la confiance que les institutions qui la font libre lui assurent aussi un pouvoir capable de la gouverner, on n'a qu'un régime troublé et précaire; la liberté politique est à l'état de conquête pénible et incertaine, non de possession régulière et définitive.
Le gouvernement libre veut deux choses: l'intervention efficace du pays dans la conduite des affaires publiques et le contrôle efficace du pays sur la conduite des affaires publiques. Que le pays influe d'une façon décisive sur le système et sur les acteurs de la politique qui le gouverne; que cette politique ait constamment à soutenir la critique des spectateurs qui y assistent: quand ces deux faits coexistent, quand un ministère, accepté et soutenu par les divers représentants du pays, gouverne en présence d'une opposition armée des droits de la liberté, alors le pays possède un gouvernement libre; la liberté politique est fondée.
Nous avons eu, de 1814 à 1848, les essais de ce régime. Pourquoi ces essais n'ont-ils pas suffi à surmonter les épreuves qu'ils ont eu à subir? Pourquoi, en marchant dans la bonne voie, n'est-on pas arrivé et ne s'est-on pas fixé au but? Pourquoi, ni de 1814 à 1830, ni de 1830 à 1848, la monarchie constitutionnelle, qui touchait de si près au gouvernement libre, n'en a-t-elle pas acquis la force et assuré la durée?
Je viens de parler des partis politiques, de ces grands et persévérants partis qui se vouent à tel ou tel des intérêts généraux et vitaux de la société, celui-ci à l'ordre, celui-là à la liberté, l'un à la conservation, l'autre au progrès, et au sein desquels les hommes apprennent à se grouper, à se discipliner, à soutenir une cause, à reconnaître des chefs, à pratiquer cette franchise, cette fidélité, ce respect de soi-même, cet esprit de suite qui sont les moeurs viriles de la vie publique. De tels partis sont les éléments naturels et nécessaires du gouvernement libre: seuls ils mettent le pouvoir, et aussi l'opposition, en état de soutenir les longues luttes, de surmonter les mauvaises apparences, de résister au vent qui souffle, aux échecs décourageants, et de poursuivre, en combattant toujours, des oeuvres lentes et difficiles. Les grands partis politiques sont les armées de l'ordre civil, au sein de la liberté.
Ces éléments du gouvernement libre ne manquent point à la France. On a beaucoup trop dit qu'une grande aristocratie pouvait seule former et soutenir de grands partis politiques; il est vrai qu'ils y naissent et s'y perpétuent plus aisément qu'ailleurs; mais cette condition du gouvernement libre n'est point le privilége exclusif d'un seul état de société ni d'une seule forme d'institution. Ce ne sont pas les partis politiques qui ont manqué à la république démocratique des États-Unis américains; ils s'y sont établis, étendus, maintenus avec une opiniâtreté indomptable, et c'est de leur tyrannie, non de leur absence, qu'elle a eu à souffrir. Il y a dans la société française, telle qu'elle est faite aujourd'hui, tous les éléments d'un parti de l'ordre et d'un parti de la liberté, d'un parti conservateur et d'un parti novateur, d'un parti du maintien et d'un parti du progrès. Ces dispositions diverses se rencontrent dans tous les rangs de notre société; l'esprit de conservation n'est point étranger, en France, aux masses populaires, ni l'esprit d'innovation aux classes élevées; et cette classification spontanée des intérêts, des idées, des instincts, des passions, peut se transformer en organisation des partis politiques. De 1814 à 1848, à travers toutes nos crises, nous avons vu commencer ce travail d'organisation; et malgré ce qui leur a manqué de consistance et de prévoyance, c'est à la formation et à l'action des grands partis politiques, dans les Chambres et dans le pays, que le gouvernement libre a dû parmi nous, de 1814 à 1848, ce qu'il a eu de force régulière et de succès.
Mais pour que les partis politiques suffisent pleinement à leur tâche, il faut qu'ils possèdent toutes leurs forces naturelles, qu'ils soient complets et compactes. Si les amis de l'ordre sont divisés et se combattent au lieu de se soutenir, si les partisans du mouvement et du progrès sont en proie à des intentions radicalement diverses, ni le parti conservateur, ni le parti novateur ne seront efficaces; ni l'un ni l'autre ne sera en état de porter jusqu'au bout son fardeau, et le gouvernement libre sera compromis faute d'acteurs assez forts pour leurs rôles. Tel a été, de 1814 à 1848, le malheur de la liberté politique en France: soit sous la Restauration, soit sous le gouvernement de Juillet, les deux partis appelés à mettre les institutions libres en pratique ont été profondément incomplets et discordants. Sous la Restauration, une portion considérable de la société française, un grand nombre d'hommes naturellement conservateurs et disposés à soutenir le pouvoir, ont été méfiants, malveillants et se sont rangés dans l'opposition. Sous le gouvernement de Juillet, d'autres hommes, considérables aussi, conservateurs aussi par nature et par situation, ont été rejetés, par leurs idées et leurs sentiments, dans l'abstention et l'hostilité. Le parti du gouvernement s'est ainsi trouvé, aux deux époques, plus petit et plus étroit qu'il n'aurait dû et pu l'être, trop petit et trop étroit pour sa tâche. L'opposition, de son côté, a été, non pas mutilée, mais faussée; les adversaires légaux de la politique dominante, les partisans de la Restauration déchue, les républicains systématiques et les révolutionnaires ardents s'y sont mêlés et mutuellement entravés ou entraînés tour à tour. Le gouvernement n'a pas eu tous ses appuis naturels. L'opposition a eu des alliés qui l'ont dénaturée. Tout le régime de la liberté politique a été ainsi frappé tantôt de faiblesse, tantôt de désordre, et tantôt il n'a pas été au niveau, tantôt il a été jeté en dehors de sa mission.
Je ne réveille aucun souvenir qui puisse diviser ou irriter; je n'impute rien à personne; je ne prononce aucun nom propre; j'évite jusqu'aux mots qui exprimeraient nos anciennes querelles; je ne parle ni de démocratie et d'aristocratie, ni de bourgeoisie et de noblesse, ni de propriétaires et de prolétaires; je retrace seulement un fait capital et ses conséquences. La génération qui, de 1814 à 1848, a voulu, sous la monarchie constitutionnelle, fonder la liberté politique, a poursuivi, avec les plus honorables sentiments, le plus salutaire dessein. Elle a bien compris les principes de 1789 et les besoins définitifs de la France; mais elle a cru la liberté politique trop tôt et trop aisément conquise. C'est un régime difficile et laborieux, qui impose à ses amis de longs efforts et de pénibles sacrifices. Il faut que les hommes qui veulent sérieusement le mettre en pratique apprennent à se faire mutuellement des sacrifices, à s'entendre, à s'unir, à se discipliner, et qu'ils s'organisent en partis préoccupés, avant tout, du succès de leur oeuvre. Il faut que ces partis soient grands, qu'ils aient toute la taille et toute la force que peut leur donner la société. La liberté politique est une maîtresse fière et jalouse, qui sait ce qu'elle vaut et ne se donne qu'à ceux qui, à leur tour, se donnent à elle tous et tout entiers. Tant que nous resterons sous l'empire de nos vieilles rivalités de classes et de nos vieilles guerres de révolution, nous ne conquerrons pas définitivement la liberté politique; nous ne fonderons pas solidement un gouvernement libre. Il faut que tous les conservateurs soient ensemble, et que les opposants soient des rivaux, non des destructeurs. Qu'on donne à cette nécessité le nom qu'on voudra, qu'on l'appelle transaction, conciliation, fusion, peu importe; c'est le fait même qui est indispensable pour que la France atteigne enfin le but vers lequel elle s'est élancée en 1789, et pour qu'au sein de la liberté, elle se relève et se repose de la Révolution.