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Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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XXVII

Discussion du projet de loi sur les attroupements, et des mesures prises par le cabinet de M. Casimir Périer à l'égard de l'association dite nationale.

--Chambre des députés.--Séance du 30 mars 1831.--

Le 14 mars 1831, le lendemain même de la formation du cabinet présidé par M. Casimir Périer, une association se forma à Paris «pour assurer, disait son programme, l'indépendance du pays et l'expulsion perpétuelle de la branche aînée des Bourbons.» C'était évidemment une association dirigée contre la politique de paix européenne et de résistance à l'esprit révolutionnaire que proclamait le nouveau cabinet. Des comités correspondants s'instituèrent dans plusieurs départements. Le 18 mars, le gouvernement présenta à la Chambre des députés un projet de loi destiné à réprimer les attroupements qui, depuis l'émeute des 14 et 15 février, se renouvelaient tous les jours et troublaient gravement l'ordre public. La discussion de ce projet commença le 28 mars, et indépendamment de ces dispositions propres, la légalité et l'opportunité de l'Association nationale en furent le principal objet. A cette occasion, et pour la défense du ministère de M. Casimir Périer et de sa politique, je pris la parole, en réponse à M. Odilon Barrot, et en ces termes:

M. Guizot.--Ce n'est pas moi qui viendrai contester les regrets sur la vivacité de nos débats et le désir d'union que vient de manifester l'honorable préopinant. Je les partage avec lui. Seulement, je crois devoir faire remarquer que ce n'est pas du côté du gouvernement que la désunion a commencé, que ce n'est pas lui qui a engagé l'attaque, que c'est du sein de l'opposition, d'une opposition vive, et je pourrais dire violente depuis plusieurs mois, qui a éclaté par la presse, par tous les moyens, que c'est du sein, dis-je, de cette opposition que les attaques sont sorties et que les associations se sont formées. (Agitation à gauche... Au centre: Oui, oui, c'est vrai.)

Dans le département de la Moselle en particulier, on a accusé le pouvoir d'abandonner la cause de l'indépendance et la dignité du pays. Ce n'est pas pour l'aider dans sa marche, c'était pour le suppléer, pour le remplacer, pour substituer un système à un autre (dénégations à gauche); c'était pour substituer un système d'administration à un autre. (Nouvelles dénégations.) Si la Chambre me le permet, j'entrerai dans quelques détails. (Oui, oui, parlez.)

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'opposition, dans le département de la Moselle, a pris cette marche. Il y a plusieurs mois qu'une société particulière très-peu nombreuse s'est constituée à Metz en état d'hostilité, non-seulement avec l'administration locale, mais avec l'administration centrale. Elle a institué des séances, elle s'est érigée en club, elle a donné son programme, elle s'est déclarée hostile au système d'administration qui était suivi à Paris; elle a même sollicité le renversement du ministère précédent, comme contraire à l'indépendance et à la dignité de la France... (Interruption à gauche.) Elle le trouvait beaucoup trop faible, beaucoup trop peu prononcé; elle réclamait la guerre, elle se prononçait pour la guerre immédiate, la guerre agressive.

On a pu voir, dans un petit journal publié à Metz, les actes et le langage de cette société. Je ne parle maintenant que du fait, j'examinerai plus tard les conséquences.

C'est du sein de cette société qu'est sortie la première association sur le modèle de laquelle toutes les autres ont été formées. J'ai donc le droit de dire que ce n'est pas du ministère, mais d'une opposition ancienne quoique fort restreinte, qu'est venue l'attaque. Il ne faut donc pas imputer au pouvoir les dissensions qui existent parmi nous; il ne faut pas lui reprocher ce système de dénigrement, de calomnie, d'injures qui a commencé à peser sur sa tête, dont il a été le premier objet et la première victime. Le pouvoir use aujourd'hui de son droit de défense, et le tort qu'il a eu, c'est de ne pas en avoir usé plus tôt. (Adhésion aux centres.)

J'entre maintenant dans la question. Il y en a deux qui ont été soulevées hier et aujourd'hui, peut-être avec un peu de confusion: la question de notre état intérieur et celle de notre état extérieur, les questions de l'administration et de la guerre. Je demande à la Chambre la permission de lui dire mon avis sur l'une et sur l'autre.

Tout ce qui se rapporte à notre état intérieur a été rattaché au fait des associations dites nationales, et je crois avec raison, car elles sont évidemment le principal caractère, le fait dominant de notre situation. Je ne m'étonne donc pas que ce soit d'elles seules qu'on s'est occupé; seulement, j'ai lieu de m'étonner que ce soit à propos du projet de loi sur les émeutes. (Voix à gauche: On nous a provoqués.) Le fait n'est pas contestable; c'est à l'occasion du projet de loi sur les émeutes qu'on a soutenu les associations dites nationales... (Interruption à gauche.) Je n'accuse personne d'avoir soutenu les émeutes; je dis seulement que c'est sur ce terrain que s'est établie la discussion, et qu'il s'est fait dans les esprits une transition naturelle et presque involontaire des émeutes aux associations nationales. (Sensation.) C'est donc des associations seules que j'ai à vous parler, puisqu'elles renferment toute la question de notre politique intérieure.

On a soutenu leur légitimité et leur opportunité. On trouve le gouvernement injuste, parce qu'il les improuve, et imprudent, malavisé, parce qu'il ne s'empresse pas de les accueillir.

Que les citoyens s'associent pour défendre ou pour exercer leurs droits constitutionnels, les droits consacrés par la Charte, rien de plus simple. Ces associations peuvent être graves, dangereuses même pour le pouvoir, mais c'est par sa faute; quand elles le menacent, il est dans son tort. L'association des citoyens pour l'exercice ou la défense des droits constitutionnels est indiquée dans la Charte, et elle ne peut avoir rien d'illégitime. Nous avons vu des associations pour le refus de l'impôt, pour les élections; elles étaient graves, menaçantes pour le pouvoir, mais elles n'avaient rien d'illégitime; elles étaient conformes aux droits des citoyens, et elles ont sauvé le pays.

Que les citoyens s'associent encore pour certains actes, dans certains buts qui n'ont pas été prévus ni interdits par les lois; je le conçois: ces associations ont quelque chose de plus douteux que les précédentes; leur légitimité et leur opportunité peuvent varier davantage selon les circonstances. Par exemple, l'association catholique en Irlande, une association formée pour obtenir le redressement de certains griefs, des modifications et même des modifications profondes au gouvernement, à la législation du pays, il n'y a là rien de radicalement illégitime; cela peut être bon, utile, quelque graves et dangereuses que de telles associations puissent être.

Mais s'associer pour des actes dont la constitution a spécialement chargé les pouvoirs publics, pour faire, comme on vous l'a dit, ce que des forces légales sont chargées de faire, cela est radicalement vicieux et illégitime.

Que diriez-vous d'une association formée pour rendre la justice? Que diriez-vous d'une association pour battre monnaie? (Mouvement à gauche.) Ce ne sont là que des fonctions publiques, des droits dont le pouvoir est investi, des intérêts généraux auxquels il est chargé de pourvoir.

Mais on dit: dans l'association formée pour la défense du territoire, il n'y a rien de coërcitif, il n'y a rien qui empêche le pouvoir de continuer ses fonctions; seulement les citoyens viendront l'aider dans sa tâche.

Messieurs, c'est bien quelque chose que d'exiger du gouvernement qu'il accepte, qu'il adopte ces pouvoirs momentanés, marchant côte à côte de lui, le surveillant et le contrôlant. Aurions-nous oublié ce qui a rempli l'histoire de l'Europe pendant des siècles? Une association du même genre, l'association de l'Église a été pendant huit siècles le surveillant de l'action du pouvoir civil. On a toujours dit que c'était un État dans l'État. Elle n'avait cependant pas la prétention de lever des hommes pour faire la guerre: elle ne régissait que l'existence religieuse des hommes. Eh bien! par cela seul que c'était une société constituée, elle a été un embarras, un danger pour les pouvoirs publics, et l'objet d'une surveillance attentive.

Et nous-mêmes, que n'avons-nous pas dit naguère de ces associations, de ces congrégations religieuses qui se formaient autour de nous? Ne nous en sommes-nous pas plaints? Les apôtres les plus ardents de la liberté n'ont-ils pas demandé hautement au pouvoir de s'en séparer, d'éloigner de lui les fonctionnaires qui s'y engageaient? Pourquoi donc? Apparemment parce que le principe de ces associations, leur existence, leur action paraissaient dangereux pour les pouvoirs publics, pour leur sûreté.

Il s'agit aujourd'hui du même fait; nous sommes dans une situation analogue. Je répondrai tout à l'heure aux exemples qu'on a cités de l'Angleterre; on verra qu'ils sont sans aucune application à notre situation présente, qu'ils condamnent les associations nationales au lieu de les confirmer.

Je dis que, par le seul fait de leur constitution et de leur action, les associations de ce genre sont un grave danger pour les pouvoirs publics, et que, s'il n'y a pas, de leur part, usurpation matérielle des fonctions publiques, il y a du moins perturbation dans l'État.

On répond à cela que l'administration ne peut pas tout faire, qu'elle ne peut pas suffire à tout, qu'il est nécessaire que, dans des circonstances extraordinaires, elle soit aidée par l'ardeur, par l'enthousiasme des citoyens, et on cite l'exemple de l'Angleterre.

Messieurs, cela est arrivé en Angleterre, non pas une fois, mais deux fois; cela est arrivé sous Guillaume III après l'expulsion des Stuarts, comme de nos jours lorsque le territoire a été menacé. Que fit alors l'opposition? Elle cessa; il ne se fit pas une organisation en dehors du gouvernement; il ne s'établit pas un budget particulier; il se fit des souscriptions qui furent remises au gouvernement seul.

Partout, dans les comtés comme à Londres, les associations vinrent se ranger autour des magistrats; elles ne vinrent pas les attaquer ni dire qu'ils compromettaient la dignité et l'indépendance du pays; elles vinrent au contraire leur prêter force, soutenir que le pays ne pouvait se sauver que par sa ferme union avec son gouvernement, soutenir, non pas qu'il fallait se séparer, mais s'unir et s'appuyer l'un sur l'autre. Toutes les oppositions cessèrent ou s'atténuèrent, non-seulement dans les chambres, mais dans les journaux, dans les comtés, partout où l'opinion publique se faisait jour.

Est-ce là ce que nous voyons parmi nous? Est-ce là le but des associations? (A gauche. Oui, oui!... Dénégations aux centres.) Pour mon compte, je ne puis accepter cette réponse. Je crois trop à la sincérité de la plupart des interprètes de ces associations, soit dans leurs actes, soit dans les journaux, soit par toutes les voies par lesquelles ils se sont exprimés, j'y crois trop, dis-je, pour ne pas penser qu'ils ont dit vrai en déclarant qu'ils attaquaient le système de l'administration, qu'il fallait la changer, qu'elle était incapable de défendre l'indépendance et la dignité du pays. (Interruption à gauche.) C'est ce que l'on répète tous les jours depuis trois mois: je n'en fais aucun reproche à ceux qui le disent, si c'est leur opinion et s'ils en sont convaincus; mais qu'ils ne disent pas qu'ils se rallient au gouvernement et qu'ils viennent lui prêter leur appui, quand ils travaillent à l'affaiblir, à le faire changer de système. Sans cela leur conduite n'aurait pas de sens.

Je dis donc que les exemples pris de l'Angleterre sont essentiellement différents de ce qui se passe chez nous, et qu'ils parlent plutôt contre que pour les associations nationales.

Sans doute l'administration ne suffit pas; sans doute elle a besoin du zèle, du dévouement des citoyens. C'est pour le leur demander que nous avons des organisations volontaires. Chez nous, la garde nationale, quoique instituée par une loi, n'est pas un service administratif; c'est un service volontaire, un service dont le zèle et le dévouement des citoyens font toute la force. Eh bien! c'est à la garde nationale, c'est à cette grande organisation spontanée, générale, où tous les sentiments, tous les intérêts viennent se réunir, que le gouvernement s'adresse; c'est sur son concours qu'il compte, et non pas sur quelques associations particulières, peu importantes par leur nombre, par leurs forces, qui ne peuvent que jeter de la perturbation dans l'État, car c'est là leur seul titre à l'attention que nous leur accordons aujourd'hui. Si elles ne jetaient pas le trouble dans l'État, elles n'auraient aucune action, nous n'aurions rien à leur demander.

Pour les légitimer, on fait valoir deux choses, les intentions et la nécessité. Les intentions? Personne dans cette Chambre, j'ose le dire, ne respecte plus que moi la sincérité de ces intentions. Je ne me suis jamais permis d'élever le moindre doute sur celles d'aucun de mes collègues. Messieurs, les intentions sauveront, je l'espère, les individus dans l'autre vie; mais elles n'ont jamais sauvé les États dans celle-ci. (Sensation.) On peut les alléguer pour sa justification morale, jamais pour sa défense politique. Il arrive même souvent que les bonnes intentions et la sécurité qu'elles inspirent sur les démarches font naître ce fanatisme aveugle, intraitable, cette préoccupation de son propre sens, cette idolâtrie de soi-même, passez-moi l'expression, qui enfantent des torts réels et jettent les hommes les plus sincères loin de leurs vues naturelles et de leur véritable volonté. (Très-bien, très-bien!)

Messieurs, laissez-moi vous parler avec une entière franchise de ce qui s'est passé hier dans la Chambre.

Personne, j'ose le dire, n'honore plus que moi le caractère d'un de nos collègues, du général Lafayette; personne n'est plus profondément touché de ce long et infatigable dévouement à une même cause, de cette sincérité, de cette énergie qui ne l'ont pas abandonné un instant, dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune. Et cependant quelles paroles plus étranges dans un pays libre que celles que le général Lafayette a fait entendre hier à cette tribune? Il vous a dit qu'il n'avait de leçons à recevoir de personne. Mais que faisons-nous donc ici, messieurs, sinon de donner et de recevoir mutuellement des leçons? La liberté de la presse, la discussion, la publicité, qu'est-ce donc qu'une leçon continuelle, offerte et donnée à tous? Le gouvernement représentatif est un gouvernement où tout le monde reçoit des leçons, qui n'a pour objet que d'en donner à tout le monde, comme de conférer à tout le monde le droit de dire son avis sur les affaires du pays. (Très-bien, très-bien.)

Permettez-moi de demander si toutes les intentions sont les mêmes, s'il est quelqu'un qui puisse répondre des intentions de tout un parti. Après ce qui s'est passé parmi nous depuis quinze à trente ans, après tant de vicissitudes diverses dans les fortunes de chacun, après tant de conspirations, tant de révolutions, tant d'accidents de tout genre, il doit y avoir eu beaucoup de mécomptes, et à la suite de ces mécomptes beaucoup d'intentions diverses, beaucoup d'espérances qui ne vont pas toutes au même but.

Je sais ce que font les partis. Ils mettent leurs honnêtes gens, leurs hommes les plus honorables en avant, sur la première ligne, comme autrefois les Barbares, dans leurs armées, mettaient les femmes et les enfants en avant. (Sensation prolongée.) Ce n'est pas la première ligne d'un parti qui le constitue; il faut le traverser d'un bout à l'autre, il faut percer les rangs, il faut aller voir ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se projette derrière ce rempart d'honnêtes gens que le parti oppose à ses adversaires. Eh bien! messieurs, si j'étais chargé de cette tâche, je ne crois pas que personne, parmi les honorables adversaires que je combats, osât répondre des intentions de tous ceux qui les suivent. (Nouvelle sensation.)

Naguère encore les plus honorables de nos adversaires ont essayé de faire exprimer leurs intentions louables, sincères, dans les actes où se manifeste la pensée du parti. Eh bien! ils ont échoué; ils ont été refusés; et cela leur est arrivé plus d'une fois. Après cela, je doute qu'ils osassent répondre de la pensée de ceux qui marchent à leur suite.

Après l'excuse des intentions vient celle de la nécessité. On dit que la sûreté extérieure de l'État, son indépendance, sa dignité, exigent la formation des associations. Messieurs, ceci est la question de notre état extérieur, la question de la paix et de la guerre.

Je n'abuserai pas des moments de la Chambre, mais je lui demande la permission de la retenir encore un peu. (Oui, oui, parlez.)

On pose, en général, la question de la paix et de la guerre d'une façon que, pour mon compte, je ne saurais accepter, et qui trompe, je crois, la Chambre et la France sur le véritable état des affaires. Il semble que nous ayons à choisir entre une paix sollicitée, mendiée, honteuse, et une guerre régulière. Messieurs, il n'en est rien: pour nous, il ne s'agit ni d'une telle paix ni d'une telle guerre.

Il est arrivé à un homme, qui, toute sa vie, avait professé les principes et servi la cause du pouvoir, plus loin que je ne le voudrais faire, il est arrivé un jour à M. Canning de menacer des révolutions l'Europe continentale, et de se présenter, lui et son pays, comme en mesure de les déchaîner. Beaucoup de personnes en Angleterre, et même parmi les amis de Canning, trouvèrent cette menace inconvenante, imprudente de la part d'un ministre. A mon avis, elles avaient tort; Canning, dans cette circonstance, démêla, en homme supérieur, les paroles qui convenaient à la politique de son pays. Depuis quelques mois, ces paroles sont devenues le langage, la règle de conduite, le vade-mecum de quelques hommes d'un parti. (Sensation.) Ils ont la main pleine d'insurrections, de révolutions; ils les offrent à tous les peuples, ils les jettent à la tête de tous les gouvernements. (Vive adhésion aux centres.) C'est une menace continuelle. Et remarquez, messieurs, que la plupart de ces hommes, quelque honorables qu'ils soient, ne sont pas d'anciens amis de la cause du gouvernement, d'anciens amis du pouvoir, comme l'était Canning. Ce sont des hommes qui, en général, ont consciencieusement, je n'en doute pas, pris parti pour les insurrections, pour les révolutions, ou du moins ont manifesté leur sympathie pour ce genre d'événements.

Est-ce que, par hasard, ils croiraient, en répétant les paroles de Canning, imiter son exemple, donner à leur pays les mêmes conseils, imprimer à sa politique le même caractère, faire enfin ce qu'a fait Canning, et ne faire que cela? L'erreur serait immense. Ils font tout autre chose que l'homme supérieur dont ils empruntent les paroles; ils se mettent en hostilité générale contre tous les gouvernements européens; ils se séparent de la société des États européens; ils sortent des voies de la civilisation et de la paix pour entrer dans celles de la barbarie et de la guerre, d'une guerre éternelle.

Je dis éternelle, ce n'est pas sans dessein. On le proclame de toutes parts; on vous dit qu'il s'agit d'une guerre à mort entre deux principes, que ces deux principes ne peuvent coexister sur le sol européen, qu'il faut qu'ils en viennent aux mains, et qu'ils se combattent jusqu'à ce que l'un ait complétement cédé le terrain à l'autre.

Je ne suis pas assez ignorant de ce qui se passe dans le monde pour ne pas voir qu'il y a deux principes en lutte, non pas depuis quinze et quarante ans, mais depuis des siècles. On les exprime mal, quand on parle de la souveraineté du peuple et du droit divin; il s'agit au fond de la civilisation progressive ou de l'état stationnaire; il s'agit, non pas de telle ou telle doctrine particulière, mais de savoir si les sociétés seront en développement, en progrès, ou bien si elles resteront immobiles, sous le joug permanent de quelques possesseurs. (Sensation.)

Eh bien! je reconnais la lutte de ces deux principes, et je n'en dis pas moins que le système dans lequel on nous pousse, la guerre, n'est pas la conséquence légitime et inévitable de cette lutte, qu'elle est au contraire en opposition formelle avec les principes du nouvel état social, avec le sentiment de tous les peuples libres, avec l'intérêt actuel et bien entendu de la France.

Quel est le principe fondamental du nouvel état de choses qu'on invoque tous les jours? C'est qu'il faut réduire l'action du gouvernement, surtout en ce qui touche aux opinions, à l'ordre moral, intellectuel; là, il ne faut pas que le pouvoir intervienne. On veut qu'il se borne à régler l'ordre extérieur. C'est ce principe qui a été exprimé un jour d'une manière inexacte par notre honorable collègue, M. Odilon Barrot, quand il a dit, devant la Cour de cassation, que la loi devait être athée. Il se trompait, c'était une mauvaise expression. La loi ne doit pas plus être athée que déiste, la loi ne doit pas intervenir dans les matières religieuses. (M. Odilon Barrot: Vous êtes trop éclairé pour avoir pu vous tromper sur le sens de cette expression.) Remarquez que je l'explique: je dis que l'expression était inexacte, que M. Odilon Barrot entendait par là que la loi était incompétente en pareille matière. N'est-ce pas là le sens que vous y attachiez? (M. Odilon Barrot: C'est bien cela. L'expression avait été empruntée à M. l'abbé de Lamennais dans le même sens.). (On rit.) Que l'expression vienne de M. l'abbé de Lamennais ou de M. Odilon Barrot, elle est également fausse, également inexacte. (On rit.)

Je dis donc que le principe fondamental de notre société, c'est que le pouvoir n'intervienne pas dans les questions purement morales, et lorsqu'il s'agit d'une lutte de systèmes, d'idées. Eh bien! ce sont les partisans les plus exclusifs de ce principe qui viennent réclamer l'intervention de la force au dehors. A l'intérieur, toutes les fois qu'il s'agit d'une lutte entre des doctrines, des idées, ils veulent que le pouvoir n'intervienne pas; ils ont confiance dans le développement naturel de la civilisation, dans l'influence progressive de la vérité. Et à l'extérieur, quand il s'agit aussi du progrès de la civilisation et de la vérité, ils veulent que l'on ait recours immédiatement à la force; ils demandent qu'on écrive une doctrine sur son chapeau, qu'on prenne les armes et qu'on répande le sang pour la faire triompher! A-t-on jamais vu une contradiction plus étrange, une méprise plus bizarre sur les fondements de notre état social? Il faut bien que la méprise soit grande, car, si je regarde aux faits, je trouve mon observation confirmée par la pratique des peuples; je ne parle pas des temps anciens, mais de nos jours.

Regardez quels sont les pays qui se sont le plus empressés d'intervenir par la force dans cette lutte de deux idées. Ce sont des pays gouvernés despotiquement. C'est d'une part, l'Autriche; de l'autre, la Russie. La Prusse, pays déjà plus avancé, plus éclairé, s'est montrée moins pressée d'appeler la force au secours de telle ou telle idée. L'Angleterre a hésité bien plus encore; elle a positivement refusé d'intervenir dans certains cas. Et pourquoi? parce que la confiance dans les progrès de la civilisation et de la vérité est plus grande en Angleterre que partout ailleurs. Je sors de notre continent, je me transporte aux États-Unis, gouvernement que vous regardez comme le type du nouvel état social. Certes, les États-Unis ont eu une occasion bien tentante d'employer la force au secours de leurs idées, de la faire servir à la propagation de leur système de gouvernement. Les colonies espagnoles étaient en guerre avec la métropole. Les États-Unis ont exprimé hautement leur sympathie pour ces pays voisins; mais ils ne sont pas intervenus par la force, ils n'ont pas envoyé des armées pour faire triompher le principe de la souveraineté du peuple dans les colonies espagnoles contre le principe du droit divin. Pourquoi? parce qu'ils ne s'en croyaient pas le droit, parce qu'ils ne croyaient pas que la force pût ainsi se jouer du droit des gens.

Ce qu'on nous demande aujourd'hui, c'est la politique des États despotiques, c'est la politique de l'empereur Alexandre, et non pas la politique de Washington et de M. Monroë; ce qu'on nous demande, c'est de rétrograder vers les idées et les sentiments qui firent les croisades et les grandes actions du moyen âge, et non pas d'agir selon les principes du nouvel état social, selon la pratique des peuples les plus libres et les plus éclairés. (Vive adhésion.)

Il n'y a là rien que de très-simple et qui ne fût très-facile à prévoir. La politique des peuples libres est essentiellement réservée et prudente, précisément à cause de la responsabilité qui lui est attachée; elle ne se décide pas selon des fantaisies ni pour accomplir quelques combinaisons arbitraires. Elle consulte, elle entend l'intérêt national clairement, hautement déclaré. Comme les opinions des peuples libres sont ordinairement mobiles, changeantes, leur politique ne se fie pas au premier élan, au premier mouvement d'enthousiasme; elle sait qu'on peut avoir, pendant un temps, beaucoup de goût pour la guerre, et ensuite fort peu de dispositions pour la soutenir, et qu'on la prend positivement en dégoût si elle n'est pas fondée sur les exigences les plus impérieuses de la société.

On nous parle sans cesse de ce qui s'est passé en 1792, et parce que nous avons été attaqués alors, on dit que nous le serons aujourd'hui, et on veut que nous fassions encore ce que nous avons fait alors.

Messieurs, je n'insisterai pas sur la différence si marquée qu'il y a entre notre époque et celle dont on nous parle. Je ne dirai pas que c'était alors une époque d'illusions, d'expérience universelle, expérience dont nous avons profité plus que d'autres. Je ne dirai pas que, depuis cette époque, les gouvernements absolus se sont fort perfectionnés dans la tactique de la résistance à la contagion des peuples libres et qu'il ne faut pas se fier au souvenir de nos succès. Je dirai que, même en 1792, on a agi beaucoup plus prudemment qu'on ne voudrait nous faire agir aujourd'hui: on attendit l'agression étrangère, l'invasion du territoire... (M. Demarçay: C'est une erreur!) On attendit l'entrée des Prussiens sur le territoire français. (M. Demarçay: Nous avions déclaré la guerre même à l'Angleterre.)

Il me semble que la déclaration de Pilnitz était bien une déclaration de guerre à la France. (M. Demarçay: C'était un traité... Réclamations aux centres.) Cette déclaration de Pilnitz annonçait évidemment la guerre, elle mettait la France dans la nécessité de résister. Rien de pareil ne s'est encore passé parmi nous. Il n'y a point de déclaration de Pilnitz pour motiver la conduite qu'on nous conseille. Aujourd'hui, on nous conseille de commencer par la guerre de propagande, par la guerre lointaine; c'est par là qu'on a fini en 92. On n'a pas commencé par chercher ses ennemis, soit en Italie, soit ailleurs; c'est sur le territoire de la France que la guerre a commencé, que la résistance a pris de la force, et qu'elle s'est ensuite portée sur tous les points de l'Europe.

Du reste, messieurs, je ne m'étonne pas de ces conseils, en voyant qui les donne et d'où ils viennent. Un parti, après tout, ne peut agir que selon les principes qu'il professe et avec les forces dont il dispose. Or, que professe le parti qui nous pousse à la guerre de propagande? La légitimité de l'insurrection contre tous les gouvernements qui ne sont pas conformes à nos principes. N'a-t-on pas dit que toute insurrection contre un pouvoir qui n'était pas libre, selon nos principes, était légitime, et toute obéissance à un gouvernement libre était un devoir? Quant aux forces qui appuient ce système, il est impossible de les méconnaître. Ce sont toutes les passions, tous les intérêts, toutes les opinions hasardeuses, bonnes ou mauvaises, sincères ou fausses, généreuses ou égoïstes, tout ce qu'il y a de novateur et d'aventureux dans la société. Eh bien! de ces principes, de ces forces, il ne peut sortir aucune paix ni au dedans ni au dehors. Il y a sans doute là de quoi surveiller les intérêts de la liberté et du perfectionnement social, mais il n'y a pas de quoi fonder et soutenir un gouvernement régulier.

La guerre de propagande, la fièvre révolutionnaire sont, dans des moments de crise, la nécessité de ce parti; ce sont les seuls conseils qu'il puisse donner parce que ses forces l'y poussent et que ses principes les lui commandent. C'est là le malheur de ce parti. Pour conseiller la paix, il serait obligé de renier ses principes. Pour lui, la paix serait honteuse et la guerre devient, éminemment révolutionnaire. C'est dans cette alternative qu'il se trouve placé.

Messieurs, ce n'est pas là la position de la France. La France n'est pas réduite à cette alternative. La France ne professe pas que l'insurrection est légitime contre tous les gouvernements différents du sien. La France a d'autres intérêts que des intérêts d'esprits novateurs et ardents; elle dispose d'autres forces. La France n'a pas besoin de se renier elle-même pour faire la paix, ni de mettre tout son enjeu dans le bouleversement de l'Europe pour faire la guerre. (Vive adhésion.)

J'ai appelé de tous mes voeux, j'ai applaudi, avec toute la joie patriotique dont je suis capable à l'avénement du ministère actuel, parce qu'il est à cet égard dans la même situation que la France, parce qu'il n'a pas pour principe de solliciter et de soutenir toute insurrection à l'étranger. Le ministère actuel, comme la France, veut être pacifique et hautain en même temps. (Mouvements divers.) Il peut être belliqueux et régulier en même temps; il a la double faculté de faire la paix et la guerre comme il lui conviendra, selon l'intérêt du pays.

Messieurs, la France n'en est point aujourd'hui à recevoir la paix de l'Europe. La paix! c'est la France qui la donne. (Sensation.) La France porte la paix ou la guerre dans les pans de sa robe; c'est à l'Europe à la mériter de la France par sa sincérité, par la loyauté de sa conduite. La France sait ce qu'elle tient dans sa main; elle sait qu'elle fera la guerre si la guerre lui convient, si l'Europe ne mérite pas la paix. J'ai la ferme confiance que l'Europe comprendra qu'elle a besoin que la France lui donne la paix, et qu'elle fera, pour la France, ce qui peut seul décider la France à la lui donner. (Mouvement prolongé d'une vive adhésion.)



XXVIII

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 11 août 1831.--

La seconde session de 1831 fut ouverte le 23 juillet. La discussion du projet d'adresse commença le 9 août. Elle fut très-animée et se porta, avec une égale vivacité sur la politique intérieure et sur la politique extérieure du cabinet présidé par M. Casimir Périer. Je pris la parole le 11 août pour défendre et soutenir le cabinet.

M. Guizot.--Le moment est venu où chacun de nous doit dire ici toute sa pensée. La sincérité entière de la tribune me paraît être aujourd'hui plus que jamais notre meilleur, notre seul moyen d'action. Hier, j'en aurais usé sans la moindre crainte; malgré la vivacité du débat, il n'était pas sorti un moment, à mon avis, des habitudes parlementaires; tout avait été dit avec une entière liberté, et la Chambre avait tout écouté avec la plus grande attention. Aujourd'hui, je l'avoue, j'ai un peu moins de confiance et je me sens obligé de dire des choses qui peuvent déplaire à quelques personnes. Je suis sûr cependant que je n'ai l'intention d'offenser personne, que je respecte toutes les convictions, toutes les intentions; je parlerai donc avec une liberté entière. Si je m'écarte des convenances, je prie la Chambre de m'en avertir.

Une chose m'étonne et m'afflige dans ce débat, c'est ce penchant à se porter principalement vers les questions du dehors, vers les affaires étrangères, c'est la disposition de la Chambre à se laisser attirer sur un terrain, et à croire que là est le principal objet de son attention. Vous avez vu hier un honorable membre qui a essayé de ramener la question sur notre état intérieur, obtenir de la Chambre moins d'attention qu'il n'est accoutumé et qu'il n'a droit d'en obtenir.

Messieurs, la disposition dans laquelle paraît être la Chambre à ce sujet, l'Europe ne la partage pas. Depuis six mois, l'Europe subordonne toutes ses dispositions à l'état intérieur de la France, à ce qui se passera en France; tout est en suspens en Europe jusqu'à ce que l'état intérieur de la France ait pris un caractère décidé, définitif. Vous êtes étonnés de la lenteur des Autrichiens à évacuer l'Italie: entre beaucoup de causes de cette lenteur, savez-vous quelle était la principale? On attendait le résultat de nos élections. (Mouvements divers.) Vous vous étonnez que l'Angleterre hésite à s'engager, à la suite de la France, au profit de la Pologne: l'Angleterre a besoin de savoir quel sera le gouvernement de la France, avant de se prononcer dans une si grave affaire, avant de contracter de tels engagements. (Mouvement.) Vous désirez tous le désarmement général de l'Europe; ce désarmement est subordonné à l'état intérieur de la France; il ne sera possible que quand l'état intérieur de la France inspirera, en France et en Europe, de la confiance et de la sécurité. C'est, messieurs, dans notre état intérieur qu'est la clef de l'avenir; c'est un fait visible, et l'Europe l'a proclamé hautement. A mon avis, messieurs, l'Europe a raison; elle comprend quel est le caractère nouveau qu'ont pris depuis un demi-siècle les événements, et quelles sont les causes nouvelles qui en décident. La prépondérance des idées et des institutions libérales sur les combinaisons de la diplomatie ou sur la force des baïonnettes, voilà le véritable caractère de la civilisation actuelle: c'est surtout par l'empire des idées et des institutions que les événements se décident en Europe; c'est de là qu'ils reçoivent leur origine et leur direction. Eh bien! le siége de cet empire est en France. Nous l'avons proclamé vingt fois pour nous en glorifier; ne l'oublions pas quand nous avons besoin d'en tirer une leçon. C'est de l'état de nos idées, de nos institutions, de notre gouvernement, que dépendent la paix ou la guerre en Europe: l'Europe, je le répète, le proclame tous les jours; il serait étrange que nous fussions les premiers à l'oublier, et que nous allassions chercher au dehors, dans des combinaisons soit de paix, soit de guerre, les causes des événements qui ne dépendent que de notre état intérieur et constitutionnel.

Je dirai plus: c'est le devoir des peuples libres de porter d'abord sur leur état intérieur toute leur attention; c'est là que sont les premiers intérêts des masses; c'est là que se décident la détresse ou la prospérité, le bonheur ou le malheur des nations; c'est par là que les peuples agissent pleinement sur leurs destinées. Voyez les grandes époques où la diplomatie et la guerre ont brillé de tout leur éclat; ce ne sont pas des époques de liberté; elles appartiennent au XVIIe et au XVIIIe siècle. Dans le cours des grandes révolutions, quand les peuples ne s'occupent pas avant tout de leur intérieur, de la constitution de leur gouvernement, soyez sûrs qu'ils ne sont pas libres ni prêts à le devenir. (Sensation.)

Aussi, ce qui me frappe surtout, ce que j'approuve et estime véritablement, dans le système du ministère, c'est qu'il a été, sur ce point important, de l'avis de l'Europe; c'est qu'il a compris que dans notre état intérieur était le secret de nos destinées; il a cru que la première chose à faire parmi nous, c'était de fonder le gouvernement, de rasseoir la société, de donner aux intérêts et aux idées leur véritable direction; c'est là le sens de ce qu'on appelle le système de la paix. Sans doute c'est pour éviter aux peuples les maux de la guerre qu'on veut la paix; mais on la veut surtout parce que c'est le seul moyen de donner au gouvernement nouveau toute la liberté, toute la régularité de son action. Le lendemain d'une révolution, la guerre est une source de révolutions nouvelles.

On ne s'est pas jeté dans la guerre, parce qu'on ne prévoyait l'événement. Les guerres, ce sont des révolutions pour nous, comme pour tous les peuples qui se sont trouvés dans une situation analogue à la nôtre; la paix est l'affermissement de notre gouvernement intérieur, c'est le bon ordre chez nous. Quand le ministère se prononça pour le système de la paix, il comprit que notre état intérieur était le plus important, et qu'avant de se jeter au dehors, il fallait n'avoir rien de grave à régler au dedans.

On a dit que ce système nous a fait perdre au dehors de la considération et de la force; on a dit qu'il compromettait notre indépendance. Je ne reviendrai pas sur les réponses qui ont été faites à cette tribune; je ne dirai rien de toutes ces prédictions qui depuis un an nous annoncent une invasion générale. Messieurs, ces prédictions sont démenties par l'événement. La paix subsiste, les relations des États sont régulières; rien de ce qui était annoncé comme prochain, imminent, inévitable, n'est arrivé. (Sensation.)

Je prendrai pour preuve de notre considération au dehors un symptôme que personne ne pourra récuser: madame la duchesse de Berry est partie, il y a quelque temps, pour aller voyager sur le continent: je ne veux pas chercher quel était le but particulier de ce voyage; cependant il est impossible que vous ne pensiez pas que, soit de sa part, soit de la part des personnes qui l'accompagnaient, il y avait projet de s'établir sur notre frontière, et de susciter de là des intrigues et des embarras à la révolution de Juillet. Elle s'est présentée dans divers Etats avec tous les titres qu'une femme malheureuse peut avoir à leur intérêt, et pourtant elle a été partout refusée, écartée; nulle part elle n'a pu obtenir la permission de s'établir sur nos frontières.

Il n'est pas, si je ne suis trompé, il n'est pas jusqu'à son frère qui n'ait témoigné quelque inquiétude à la recevoir chez lui, à Naples, à quatre ou cinq cents lieues de France.

Qu'arrivait-il en 1789, quand l'émigration sortait du territoire? Elle était partout reçue, accueillie, fêtée; elle s'établissait sur tous les points de notre frontière; elle y préparait la guerre; elle ne trouvait nulle part en Europe une puissance qui lui refusât ce qu'elle demandait. L'Assemblée constituante a enduré deux ans que le moindre électeur d'Allemagne la bravât hautement. Elle a enduré deux ans ce que nous n'endurerions pas quinze jours. C'est que l'état de l'Europe est complétement changé sur ce point; c'est que les idées, les convictions de l'Europe sont entièrement changées sur notre intérieur. Ce simple fait le prouve mieux que toute autre chose. L'Europe ne croit pas que nous soyons une nation en désorganisation, en dissolution, prête à tomber dans une complète anarchie, incapable de se défendre contre les attaques dont elle serait l'objet.

Nous devons à deux grandes puissances d'avoir changé, à cet égard, la conduite de l'Europe. Nous le devons à Napoléon et à la révolution de Juillet.

Nous le devons à Napoléon, parce qu'il a prouvé à l'Europe que la société pouvait être reconstituée en France, qu'elle pouvait subsister régulièrement, fortement, en présence d'un ordre social autre que celui des autres États européens.

Voilà le service que Napoléon a rendu, service immense et qui compense bien des fautes.

La révolution de Juillet nous en a rendu un autre. Elle a, pour la première fois, donné à l'Europe la conviction que la France, livrée à elle-même, était capable d'un ordre public régulier, que la liberté politique, le gouvernement représentatif pouvaient s'établir en France sans menacer le repos, la sûreté, la liberté de l'Europe.

Napoléon, chez nous, a réconcilié l'ordre social et la Révolution française avec l'Europe. La révolution de Juillet a commencé la réconciliation de l'opinion politique libérale en France avec les gouvernements européens. (Marques d'adhésion.)

C'est à ces deux forces, je le répète, que nous devons le changement qui s'est opéré en notre faveur dans l'attitude de l'Europe; elles ont montré que, si notre régime intérieur était changé, nous n'étions plus en révolution, et que nous étions capables de vivre régulièrement.

Eh bien! qu'a fait le ministère? Il a eu la même idée que Napoléon et la révolution de Juillet; il a marché dans la même voie; il a entrepris de démontrer pleinement à l'Europe qu'elle avait eu raison, qu'elle avait raison de croire à la possibilité de conserver une paix, une paix régulière et loyale avec la France, que la liberté politique pouvait exister en France sans que personne, sans qu'aucun gouvernement de l'Europe fût immédiatement et révolutionnairement menacé.

Tels ont été la tentative du ministère et le caractère fondamental de son système. Il a pour lui, je le répète, l'exemple de Napoléon et de la Révolution de Juillet; il a suivi la route que lui ont tracée le plus grand homme des temps modernes, et le plus grand événement qu'une grande nation ait accompli.

Je conjure la Chambre de ne pas se laisser détourner de ces voies; je la conjure de ne pas se laisser égarer dans des projets, des desseins, des espérances étrangères au véritable intérêt national.

C'est de notre constitution intérieure, de la fondation de notre gouvernement, que la Chambre doit s'occuper avant tout: c'est là que réside la véritable difficulté de notre situation, la difficulté qui prime toutes les autres. C'est donc sur notre état intérieur que je demande la permission de rappeler et de retenir votre attention.

Vous avez entendu dans une séance précédente un honorable membre de cette Chambre prendre la défense, non pas de tel ou tel ministère, mais de tous les ministères qui se sont succédé en France depuis la révolution, prendre la défense de ce qu'il a appelé avec raison le gouvernement de Juillet tout entier. L'honorable M. Thiers a été autorisé à parler de la sorte, par le langage de ses adversaires; car, malgré la diversité des accusations, c'est le gouvernement de Juillet et les divers ministères qui ont été et qui sont encore tous les jours attaqués par l'opposition, et surtout par l'opposition extraparlementaire.... (Mouvement en sens divers.) Par l'opposition extraparlementaire.... (Agitation.)

Messieurs, il y a eu quelques raisons, quelques bonnes raisons à ce qu'a fait l'opposition. A travers toutes les vicissitudes des ministères et la diversité de leur situation et de leur conduite, au fond, depuis Juillet, c'est un même système qui a prévalu; une certaine communauté de système, d'opinion et d'intention se fait remarquer dans leurs actes. Cet ensemble de conduite a pour lui une bonne raison: tous ces cabinets étaient issus de la révolution de Juillet; ils y avaient tous concouru; concouru, non-seulement en y prenant part, mais en approuvant la façon dont elle s'était faite, cette façon prompte, décisive, dont nous avions constitué en quelque sorte une royauté et une Charte. Tous les ministres qui se sont succédé depuis ont trouvé cela bon: ils y avaient, je le répète, concouru, et personne n'a regretté d'autres combinaisons. En fait d'élections, par exemple, à quelques différences près, tous sont partis du même point; aucun d'eux n'a réclamé le suffrage universel, aucun n'est venu proposer le bouleversement de nos institutions.

Dans l'administration, il n'y a eu aucun renouvellement général. Tous les ministres ont respecté les anciens droits, les anciens services. Je ne sais, en effet, lequel a prononcé le plus de destitutions. Au dehors, dans les affaires étrangères, tous ont également professé la paix. Ainsi, vous le voyez, sous quelque point de vue que vous les considériez, à prendre les choses dans leur ensemble, à les juger par les dehors, il y a une certaine identité de vues, de système, de conduite dans les différents ministères qui se sont succédé.

Pourquoi donc tous nos débats si vifs, si obstinés? Pourquoi tant de dissentiments au milieu de tant de ressemblances? C'est ici, messieurs, que je vous demande la permission de dire toute ma pensée. (Attention.)

Je ne parle pas d'un parti dont les efforts contre notre gouvernement sont naturels, doivent exister, auxquels nous avons dû nous attendre, et qui ne peuvent cesser qu'après de longues années de paix, de raison, de justice, quand on aura détaché de ce parti tous les hommes de sens et d'honneur qui sont capables de s'en détacher, et certainement c'est le plus grand nombre.

Je ne parle point de ce qui est à faire contre les coupables tentatives de ce parti: à cet égard, nous sommes unanimes, et les divers ministères l'ont été; mais il est un autre parti dont le caractère fondamental est que la révolution de Juillet ne lui a pas suffi. Ce parti ne peut se résigner à se renfermer dans les limites que la révolution de 1830 a assignées à notre politique; il n'est pas content de la manière dont la révolution s'est faite, ni de rien de ce qu'elle a fait depuis. Que réclame ce parti? On l'a vu, au su de tout le monde, sur les places publiques, dans les rues, et jusqu'à nos portes. Il réclamait un interrègne et un gouvernement provisoire, une constitution toute nouvelle qui n'eût rien de commun avec la Charte, pas même le nom; il voulait la convocation des assemblées primaires et la délibération sur la révolution qui venait de s'opérer. Voilà ce qu'à cette époque il demandait au vu et au su, je le répète, de tout le monde. Depuis, en matière de législation, mais, hors de cette Chambre, il a professé le suffrage universel, le mépris de toutes nos lois actuelles, la nécessité de les renverser sur-le-champ, de recommencer à nouveau l'oeuvre de notre législation et de notre ordre social.

Quant aux affaires extérieures, ce parti appelait à grands cris la guerre, la guerre générale, la guerre de principes! Il prêchait la nécessité absolue d'envoyer toutes nos idées, tous nos principes contre les idées et les principes du reste de l'Europe.

Et quand la guerre lui a manqué, qu'est-ce qu'il a fait? Il l'a faite cette guerre, mais il l'a faite sous main, il l'a faite sous terre, par la propagande, par les provocations à l'insurrection, au renversement des gouvernements établis. C'est une guerre cela, messieurs; il n'est pas loyal d'appeler cela la paix; c'est la guerre non déclarée, déloyale, injuste, telle qu'il n'est plus de notre civilisation de la faire.

Nous avons vu ouvrir des souscriptions en faveur de je ne sais quels projets de révolution qui n'ont pas même eu l'honneur d'avorter; nous avons vu des révolutions à l'entreprise; nous avons vu des sociétés anonymes se former pour provoquer au dehors de semblables projets.

Voilà ce qu'a fait ce parti, quand il n'a pas pu avoir la guerre comme il la demandait.

Eh bien! messieurs, que veut-il ce parti? quel nom lui donner? On lui a donné le nom de parti républicain. Je ne veux pas de la république; personne n'est plus convaincu que moi que la monarchie est le seul gouvernement qui convienne à la France; personne ne la veut plus sincèrement que moi; mais je ne ferai pas à la République l'injure de donner son nom à un tel parti. (Marques d'approbation.) La république est un gouvernement régulier, qui peut être juste, loyal, et qui n'a aucun rapport avec le parti que j'essaye de caractériser. (Vive approbation.) Ce qu'est véritablement ce parti? le voici, passez-moi l'expression: c'est la collection de tous les débris, c'est le caput mortuum de ce qui s'est passé chez nous de 1789 à 1830. C'est la collection de toutes les idées fausses, de toutes les mauvaises passions, de tous les intérêts illégitimes qui se sont alliés à notre glorieuse Révolution, et qui l'ont corrompue quelque temps pour la faire échouer aussi quelque temps.

Considérez quelles sont les idées de ce parti et ce qu'il professe.

Sa première idée est de tout recommencer, de faire table rase pour élever un nouvel édifice social.

Ce qu'il professe, c'est de ne reconnaître dans le passé, ni dans le présent, rien de légitime, de ne rien trouver de bon dans ce qui a été, dans ce qui est. C'est l'oeuvre de la création qu'il faut recommencer chaque jour.

Cette chimère, cette folie, c'est le crime du parti. Il n'y a rien qui corrompe plus profondément les hommes que le fol orgueil qui les porte à croire qu'il est en leur pouvoir de recommencer le monde tous les jours, de renouveler absolument les gouvernements et les sociétés.

Il n'en est pas ainsi: les sociétés, les gouvernements, tout cela est l'oeuvre du temps, des générations; il faut plusieurs siècles et de longues expériences pour les former.

Eh bien! c'est une des folies, c'est un des crimes du parti d'oublier ce bon sens populaire, ce bon sens de l'humanité, pour nous jeter sans cesse à la tête une création qu'il faudrait sans cesse recommencer. (Très-bien! très-bien!)

Sa seconde idée, c'est l'épée de Damoclès qu'il tient constamment suspendue sur la tête de tous les gouvernements, et même du nôtre. Vivre avec cette épée de Damoclès sur la tête, n'est-ce pas un supplice intolérable? c'est à ce supplice que ce parti condamne tous les gouvernements qui se sont chargés d'en préserver les citoyens, de leur donner sûreté et confiance. Le parti dit à tout gouvernement: vous n'aurez ni repos ni de sûreté; l'insurrection populaire est là qui vous menace, elle mettra la main sur vous quand il lui plaira, elle vous changera, vous détruira. C'est là ce qu'il répète tous les jours, ce qui est le fond de sa pensée. (Marques d'adhésion.)

Voilà pour les doctrines du parti. Voyons maintenant quels sont les moyens qu'il emploie.

L'émeute, la force, l'appel continuel à la violence, à la violence matérielle, invoquée toutes les fois que le cours naturel et régulier des choses ne permet pas au parti d'accomplir sa volonté.

Voulez-vous regarder au langage? Lisez! C'est le langage des plus mauvais temps de notre révolution; langage timide encore et honteux, mais qui s'essaye; langage de gens qui veulent savoir si vous êtes en état et en disposition de les réprimer, et qui, le jour où ils croiront que vous ne l'êtes pas ou que vous ne le pouvez pas, se livreront à tout leur cynisme, à tout leur dévergondage, prêts à répandre au milieu des sociétés, dans les rues, sur les places, à y étaler (passez-moi l'expression) toutes les ordures de leur âme. (Mouvement dans l'assemblée.)

Voilà, messieurs, le parti auquel vous avez affaire; ce parti que je n'appellerai pas le parti républicain, mais le mauvais parti révolutionnaire, est aujourd'hui, grâce à Dieu, affaibli, usé, incapable d'amendement et de repentir. La révolution de Juillet, c'est au contraire tout ce qu'il y a eu de bon, de légitime, de national dans notre première révolution, et tout cela converti en gouvernement. Voilà, messieurs, la lutte à laquelle vous assistez: elle est établie entre la révolution de Juillet, c'est-à-dire entre tout ce qu'il y a eu de bon, de légitime, de national, depuis 1789 jusqu'à 1830, et le mauvais parti révolutionnaire, c'est-à-dire la queue de notre première révolution, tout ce qu'il y a eu de mauvais, d'illégitime, d'antinational, depuis 1789 jusqu'à 1830. (Marques d'approbation au centre.)

Voilà la lutte dans laquelle vous êtes engagés.

Et ne vous faites pas illusion; ne cherchez pas à couvrir sous de beaux noms des choses qui sont si mauvaises. Ce sont là vraiment les deux partis: à qui restera la victoire? C'est à vous d'en décider.

Tel est, messieurs, au dedans l'état général des choses; telle est la véritable lutte qui se passe au milieu de nous. Voici maintenant ce qui nous divise. Parmi les amis sincères, éclairés, honnêtes de la révolution de Juillet, parmi les hommes dévoués à sa cause, à sa bonne cause, il en est qui croient qu'il faut ménager le parti dont je viens de parler, qu'on a besoin de son alliance, qu'il faut l'avoir dans ses rangs aussi longtemps qu'on le pourra, jusqu'à la dernière extrémité s'il est possible, et qu'en attendant, il faut lui faire les concessions dont il a besoin, afin de ne pas se l'aliéner.

Il y a au contraire des hommes qui croient qu'il faut accepter le combat, que c'est la condition de salut, que ce parti dans nos rangs nous perd, nous corrompt, nous déshonore aux yeux de l'Europe, qu'il faut l'avoir non pas derrière soi, non pas dans ses rangs, mais en face, comme adversaire, le lui dire et le lui prouver tous les jours.

Voilà, messieurs, voilà les deux politiques entre lesquelles vous avez à choisir. Je ne crains pas que ce mauvais parti triomphe, même indirectement, dans cette Chambre. Je sais qu'il n'y a pas de voix, qu'il serait unanimement repoussé. Mais, dans cette Chambre comme parmi tous les amis de la révolution de Juillet, il y a division: il y a des hommes qui pensent qu'on peut, qu'on doit le tolérer et le respecter jusqu'à un certain point; d'autres croient qu'il faut l'avoir en face et le combattre.

C'est entre ces deux systèmes, l'un incertain, l'autre décidé, entre un système mixte dans lequel le mauvais et le bon s'amalgament comme ils peuvent, et un système franc et décidé, que vous avez à choisir.

Ne vous y trompez pas, messieurs; la France vous a envoyés ici pour faire ce choix duquel tout dépend en ce moment. Ce qui tourmente la France depuis un an, c'est l'incertitude, l'indécision, la question de savoir qui est ami de la révolution, qui est son ennemi, qui veut de la révolution, qui n'en veut pas. C'est cela qui fait le tourment de la France.

La France vous a envoyés pour prononcer entre deux politiques; elle compte que vous en choisirez une franche et décidée. Vous ne pouvez choisir qu'entre la timidité qui ménage le mauvais parti, et la franchise qui le combat ouvertement. De la façon dont vous ferez ce choix dépend l'accomplissement de votre mission.

Permettez-moi de vous le dire dans ma conviction profonde: si vous ne faites pas le choix que la France attend, si vous ne lui donnez pas un système complet, franc, vous tomberez dans toutes les incertitudes, toutes les vacillations, toutes les menées dont la France souffre et est lasse depuis un an.

Il dépend de vous, messieurs, de faire ce choix. Prenez-y garde; ou bien vous accomplirez la plus grande tâche qu'une assemblée de citoyens puisse accomplir au service de son pays, ou bien vous serez au rang de ces assemblées faibles qui n'ont pas su s'acquitter de la mission que leur pays leur avait donnée.

(M. Guizot descend de la tribune au milieu des applaudissements vifs et réitérés d'une partie de la Chambre.)



XXIX

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde séance de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 12 août 1831.--

A l'occasion d'un amendement au quatrième paragraphe du projet d'adresse, proposé par M. de Podenas, député de l'Aude, M. Teulon, député du Gard, entretint la Chambre de l'état de l'administration dans ce département, et reprocha au premier ministère formé après la révolution de Juillet d'avoir voulu faire ce qu'il appela «un partage égal du pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus, dans l'espoir d'amener entre eux un rapprochement.» Je pris la parole pour relever cette assertion.

M. Guizot.--C'est un seul fait que je désire relever. L'antépréopinant vous a parlé d'un égal partage du pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus, qui avait été établi dans le département du Gard par le premier ministère après la révolution de Juillet. Voici, messieurs, en fait, quel a été le partage du pouvoir à cette époque. Le préfet, les trois sous-préfets, le secrétaire général, le général commandant, le procureur général, le procureur du roi, le receveur général ont été changés (Sensation) et remplacés tous, je n'hésite pas à le dire, par des hommes attachés à la révolution de Juillet. Je dois faire remarquer que l'honorable membre qui a porté cette plainte a été nommé, par ce même ministère, secrétaire général du département du Gard. (Mouvement.) Je ne pense pas qu'il y ait eu alors partage égal de pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus. Je pense qu'il a été fait tous les changements commandés par la justice et la bonne administration. Ces changements se sont étendus encore plus loin. Un grand nombre de maires et de membres des conseils municipaux ont été renouvelés. La garde nationale de la ville de Nîmes est presque toute composée de protestants. Je ne dis pas cela pour lui faire tort, au contraire; elle est pleine de patriotisme, elle est animée d'un bon esprit; elle s'est plus d'une fois compromise pour maintenir l'ordre dans le pays. Mais il n'est pas exact de dire qu'il y ait eu partage égal de pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus. Il y a eu changement au profit des vainqueurs et justice envers les vaincus. (Marques d'adhésion.)



XXX

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi dans la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 12 août 1831.--

On me reprocha, dans cette séance, le langage que j'avais tenu dans celle du 11 août à propos du parti républicain et des émeutes. Je pris la parole pour expliquer et justifier mon langage.

M. Guizot.--Je n'ai que deux faits à faire remarquer à la Chambre.

Premièrement, je n'ai pas entendu hier laver le parti qu'on appelle républicain de toute participation aux émeutes; j'ai dit que je ne reconnaissais pas le vrai parti républicain dans celui qui prenait ce nom; mais je n'ai pas dit que le parti qui prend le nom de républicain n'a pris aucune part aux émeutes. Au contraire, ce parti, a, selon moi, participé aux émeutes. J'ai entendu lui enlever un beau nom, mais non pas lui contester ses actes.

Secondement, j'ai dit hier que nous n'avions à choisir qu'entre deux systèmes: un système décidé et arrêté, et un système incertain, faible, qui ménage à chaque occasion les fauteurs du désordre, qui leur cherche des palliatifs et des excuses.

J'avoue que je ne m'attendais pas à trouver sitôt la confirmation des faits que j'ai avancés hier à cette tribune. Que vient de faire en effet l'orateur auquel je succède? Il a tenté d'excuser le parti républicain; il s'est appliqué à le tirer d'embarras.

M. Odilon Barrot.--Vous vous trompez complétement sur mon intention.

M. le Président.--N'interrompez pas, vous répondrez.

M. Odilon Barrot.--Il n'est pas permis de dénaturer ma pensée.

M. Guizot.--Je n'accuse en aucune façon les intentions; je fais seulement remarquer la fausseté et l'embarras de la position. Je dis qu'un sentiment public, un sentiment avoué de tout le monde accuse de nos désordres, ou du moins d'une grande participation à nos désordres, les hommes qui se parent à tort, selon moi, du nom de républicains. Je dis que ces désordres ont eu lieu souvent aux cris de Vive la République! Je dis que, parmi les hommes qui y ont pris part, il y en a qui se croient sincèrement républicains; ils se trompent, mais ils n'en ont pas moins cette conviction, et ce n'en est pas moins aux cris de Vive la République! que ces désordres ont eu lieu. Il est donc naturel que le sentiment public en accuse ceux qui s'appellent républicains, et que l'adresse réponde à cette partie du discours de la Couronne.

Tel est l'embarras du parti que j'attaquais hier, qu'il s'est cru obligé de détourner ce coup et de prendre les vrais républicains sous sa protection. Il ne s'agit pas ici des vrais républicains, mais de ceux qui, aux cris de Vive la République! viennent porter le désordre dans la société. Je dis que le sentiment public les condamne, et qu'il n'y a aucun moyen de les retirer de l'adresse. Je demande le maintien du paragraphe.



XXXI

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 16 août 1831.--

Dans la séance du 15 août 1831, le président du conseil ayant demandé la parole sur la position de la question relative à un amendement de M. Bignon, député de l'Eure, au moment où la clôture de la discussion sur l'amendement même venait d'être prononcée, le droit de prendre ainsi la parole lui fut contesté, et un vif incident s'éleva à ce sujet. Dans la séance du lendemain 16 août, la lecture de cette partie du procès-verbal de la séance précédente donna lieu à un nouveau débat dans lequel j'intervins pour expliquer la situation de la Chambre dans cette circonstance et déterminer nettement la question dont il s'agissait.

M. Guizot.--La Chambre s'est occupée à la fois de deux questions toutes différentes.

Il y a d'abord une question de fait, qui est celle de savoir ce que M. le président du conseil a fait hier quand il a demandé la parole: c'est sur la question de fait que porte la rectification du procès-verbal, demandée par l'honorable M. de Rambuteau.

La seconde question est une question constitutionnelle: celle de savoir jusqu'à quel point et de quelle manière la prérogative royale doit être exercée dans la Chambre en vertu de l'article 46 de la Charte.

Sur la première question, on ne peut pas demander l'ordre du jour; il faut rectifier ou non le procès-verbal. Le procès-verbal ne constate pas ce qui a été entendu, mais ce qui a été fait, ce qui a été dit: il se peut qu'un grand nombre de membres n'aient pas entendu ce qui a été dit; mais la question qu'on met aux voix, c'est de savoir si telle chose a été dite, si telle chose a été faite. C'est une question de fait que l'on met aux voix dans tout débat qui s'élève sur la rédaction du procès-verbal. Le procès-verbal n'est pas autre chose que l'exposé de ce qui s'est passé dans une séance; toute demande en rectification du procès-verbal élève une question de fait; cette question se décide par assis et levé, à la majorité des voix. Ceux qui sont d'avis que le fait s'est passé tel qu'on l'articule se lèvent pour la rectification du procès-verbal; ceux qui ont vu le fait d'une autre manière se lèvent contre.

Il n'y a donc là, je le répète, qu'une question de fait. Si le plus grand nombre des membres de cette assemblée regarde comme constant que M. le président du conseil avait demandé la parole sur la position de la question, le fait sera rétabli dans le procès-verbal de cette manière. Si le plus grand nombre de nos collègues croit le contraire, il sera constaté que le fait n'a pas eu lieu, et il ne sera pas rétabli dans le procès-verbal.

Voilà sur la première question; quant à la seconde, la question constitutionnelle, il n'y a pas lieu de passer à l'ordre du jour, car c'est une question qui ne peut pas être résolue dans cette Chambre.

Voix à gauche.--Raison de plus pour passer à l'ordre du jour.

M. Guizot.--La Chambre règle tout ce qui regarde ses opérations intérieures, en tant que les grands pouvoirs, indépendants l'un de l'autre, n'y sont pas intéressés; mais quand il s'agit de la correspondance, des relations de ces pouvoirs entre eux, il ne dépend pas de la Chambre de régler ces relations et cette correspondance par un vote réglementaire.

Ou l'article de la Charte est clair, ou il ne l'est pas.

Plusieurs voix.--Il l'est.

Autres voix.--Il ne l'est pas.

M. Guizot.--C'est l'un ou l'autre: si l'article est clair, il ne doit pas être modifié par un vote réglementaire; si, au contraire, il ne l'est pas, s'il a besoin d'être modifié, il ne peut l'être que par le concours des trois pouvoirs; il ne peut l'être par un seul, indépendamment des deux autres. Je le répète, la Chambre ne peut pas délibérer sur cette question. (Bruits en sens divers.)

Je demande que la Chambre se prononce sur la question relative à la rectification du procès-verbal. Elle déclarera les faits tels qu'elle les a vus et entendus.

Sur la seconde question, nous avons discuté; des opinions différentes ont été émises; il n'y a pas lieu à délibérer. (Oui, oui! l'ordre du jour.)

Je demande l'ordre du jour.



XXXII

Discussion à l'occasion des interpellations adressées par M. Mauguin au ministère sur les troubles survenus dans Paris.

--Chambre des députés.--Séance du 20 septembre 1831.--

A la nouvelle de la prise de Varsovie, de violents désordres éclatèrent dans Paris pendant les journées des 16, 17, 18 et 19 septembre. M. Mauguin, député de Saône-et-Loire, adressa, à ce sujet, au ministère des interpellations qui suscitèrent un débat très-vif prolongé du 19 au 23 septembre. Les affaires extérieures et intérieures du pays, le caractère et les conséquences de la révolution de Juillet, les principes et la conduite des divers cabinets furent de nouveau remis en question. Je pris deux fois la parole dans ce débat, le 20 septembre en réponse au général Lafayette et le 21 en réponse à M. Mauguin. Le débat se termina par une ordre du jour favorable au cabinet.

Sur une nouvelle interpellation de M. Mauguin, je revins, dans la séance du 26 octobre suivant, sur la conduite que j'avais tenue, en 1830, comme ministre de l'intérieur, envers les Espagnols réfugiés en France, et je complétai les explications que j'avais déjà données à ce sujet dans la séance du 30 septembre.

M. Guizot.--Messieurs, comme ami du ministère, comme partisan de son système politique, j'aurai peu de chose à ajouter à ce que vous avez entendu. A mon avis, hier et aujourd'hui, l'explication de la conduite du ministère, la défense de ses actes ont été satisfaisantes et complètes; je n'ai, je le répète, presque rien à ajouter. Mais quand cette discussion s'est élevée, nous nous en sommes promis quelque chose de plus que la justification ou l'accusation du ministère. Quelque grande que soit cette question, il y en a une autre encore. Le ministère ne s'est pas mêlé seul de notre politique intérieure; il n'est pas le seul qui ait eu des idées, des intentions, et qui ait agi au dehors au nom de la France. Je ne viens donc pas défendre le ministère suffisamment défendu; je viens attaquer la politique, les idées, les intentions, les actes de ses adversaires qui sont les nôtres.

Plusieurs voix à gauche.--Comment les intentions aussi!... (Agitation.)

M. Guizot.--C'est aussi là une question que nous nous sommes promis de traiter; nous nous sommes promis de tout dire ici, de dire au pays ce que nous pensons sur toutes choses et sur tout le monde. Je vais l'essayer. (Marques d'attention.)

Vous vous rappelez tous de quelle manière la révolution de Juillet, à laquelle nous avons tous eu part, fut reçue en Europe. L'Europe la trouva naturelle, inévitable, je dirai presque légitime. La conduite du gouvernement déchu parut si insensée, si énorme que l'Europe prévoyait la révolution, et n'en fut pas étonnée. Je pourrais citer, si des conversations particulières pouvaient être rapportées à cette tribune, je pourrais citer telles paroles d'un grand souverain qu'on regarde comme le plus grand ennemi de la révolution de Juillet, et qui, lorsqu'il l'apprit, dit lui-même: «Voilà les conséquences du manque de foi des souverains.» (Sensation.) La révolution de Juillet, je le répète, fut donc trouvée naturelle et presque légitime. Cependant on eut peur, on s'en méfia; on se demanda; pourrons-nous vivre en paix avec la France? N'est-ce pas un volcan qui vient de se rouvrir au milieu de l'Europe? J'ai entendu plusieurs de mes collègues s'étonner et s'indigner de ces inquiétudes de l'Europe. Messieurs, en vérité, je ne conçois pas cet étonnement. L'Europe n'est pas de ceux qui n'ont rien oublié ni rien appris depuis quarante ans. Il est impossible que l'Europe ne se souvienne pas des conséquences que la Révolution française avait eues pour elle; elle a dû voir avec méfiance, avec effroi, la possibilité de chances pareilles; l'Europe, dans son intérêt, en allant au fond des choses, avait droit d'avoir peur; elle avait droit de se méfier, et elle n'a rien fait que de naturel quand elle a armé à l'apparition de la révolution de Juillet. Nous, de notre côté, nous avons bien fait de nous méfier de l'Europe, de croire à la possibilité de graves dangers; nous avons bien fait d'armer. De part et d'autre, on est resté dans sa situation; il n'y a rien là dont on doive s'étonner, ni dont on puisse faire à personne l'objet d'un reproche.

Les choses étant telles, la situation de tout le monde ainsi établie, que pouvait faire le gouvernement français? Il n'y avait évidemment que deux systèmes: prendre, contre les méfiances et les terreurs de l'Europe, toutes les précautions nécessaires, armer le pays, se tenir en état de défense et en même temps s'efforcer de rassurer l'Europe, de dissiper ses méfiances, ses craintes, de lui prouver qu'un état régulier, tranquille, pouvait s'établir en France, de continuer avec l'Europe de bonnes et pacifiques relations.

C'était là le système qui se présentait naturellement à un gouvernement sensé; c'est celui qui a été tenté bien ou mal, avec plus ou moins de succès, par tous les ministères qui se sont succédé depuis quatorze mois.

L'autre système, c'était de se constituer en état de volcan au milieu de l'Europe, de couvrir l'Europe de feu, de proclamer sur-le-champ l'incompatibilité de l'ordre social français avec l'ordre social européen, et de les mettre tous deux aux prises.

Messieurs, y a-t-il quelqu'un, je ne dis pas dans les mille rêves, dans les mille folies qui passent par la tête des hommes, y a-t-il, dis-je, quelqu'un parmi les hommes sensés de l'opposition ou en dehors, qui ait proposé ce système? Non, messieurs; depuis quatorze mois, l'opposition, et dans cette Chambre et au dehors, a été, selon moi, imprudente, téméraire; mais je ne la trouve pas hardie; je ne trouve pas qu'elle ait manifesté de grands projets, qu'elle ait conçu de grandes pensées, pas même des pensées folles dans leur grandeur.

Non, messieurs, le système dont je parle, le système fanatique, odieux, impossible en définitive à faire réussir, mais qui cependant pouvait trouver en Europe des forces morales et matérielles qui lui fussent propres, ce système n'a été conseillé par personne; personne dans l'opposition n'a osé sérieusement le proposer.

Nous avons vu l'opposition divisée de bonne heure sur cette question. Les uns se sont prononcés pour la paix, les autres ont gardé le silence; d'autres ont conseillé la guerre, mais une guerre politique et point la guerre de propagande, point cette guerre volcanique dont je parlais tout à l'heure. D'autres ont conseillé la propagande, mais la propagande en désavouant la guerre; car vous venez de l'entendre à cette tribune, on s'est prononcé en même temps contre la guerre et pour la propagande. Je ne me charge pas de la conciliation de ces deux idées.

M. le Général Lafayette.--Je demanderai la parole pour un fait.

M. Guizot.--Eh bien! messieurs, sans prétendre à concilier les contradictions de ce système, je dis que l'opposition en a constamment tenu le langage: je dis qu'elle a provoqué toutes les passions, qu'elle a élevé toutes les plaintes que ce système suppose; en un mot, que la portion extérieure de sa conduite, son langage, ses actes, ses méfiances ont appartenu au système qu'elle n'osait et qu'elle ne pouvait pas sérieusement conseiller.

On a fait plus: ce qu'on ne pouvait faire prévaloir en France, ce qu'on ne pouvait conseiller en France, on l'a promis au dehors; on n'a voulu rester en arrière d'aucune insurrection, d'aucun projet de révolution, d'aucune tentative de ce genre; on les a tous accueillis, proclamés; on s'en est déclaré le patron, sans s'inquiéter de savoir si on était en état de les faire réussir; on s'est porté fort en leur faveur, au nom de cette France qu'on ne représentait pas, qu'on ne gouvernait pas, dans laquelle on était hors d'état de prévaloir par la liberté, la discussion et la publicité.

Savez-vous ce qu'on a fait à l'égard des révolutions étrangères? on a fait comme ces malheureux qui mettent au monde des enfants sans s'inquiéter de savoir s'il sont en état de les nourrir et de les élever. (Sensation.) C'est là le caractère des idées, des intentions, des actes, de la conduite de l'opposition, au dedans et au dehors de cette Chambre depuis quatorze mois.

Permettez-moi de passer en revue rapidement les divers pays, les différentes révolutions qui y ont été essayées, et de vous y montrer évidente, à toucher à la main, cette politique sans franchise, sans hardiesse et sans sérieux, et ses funestes résultats.

Je prends un pays auquel on ne pense presque plus; je ne sais pourquoi, car il a beaucoup souffert, l'Espagne. Quand la révolution de Juillet a été consommée, le nouveau gouvernement national était, à l'égard de l'Espagne, dans une position excellente pour l'engager à des concessions nécessaires, légitimes, pour l'amener à faire quelque chose pour ses sujets. Le gouvernement français avait sur son territoire un grand nombre de réfugiés espagnols dont les tentatives étaient fort redoutées à Madrid. On croyait, et on devait le croire, qu'ils trouveraient beaucoup d'écho dans la nation espagnole. C'était, entre les mains du gouvernement français, un moyen de négociation puissant, facile, dont on pouvait tirer parti au profit de la liberté et de la prospérité espagnole. Eh bien! qu'a-t-on fait? On a gaspillé, on a perdu ce moyen. Ce n'est pas le gouvernement, mais l'opposition. Une insurrection a été tentée sur les frontières espagnoles par de malheureux réfugiés; on les y a encouragés, poussés; on ne s'est pas inquiété, on n'a pas su reconnaître s'il y avait, pour eux, de véritables chances de succès; et nous avons eu le malheur, car c'en est un pour nous comme pour les Espagnols, de voir quelques-uns des plus illustres défenseurs de l'indépendance de l'Espagne hors d'état de faire quatre lieues sur son territoire; nous les avons vus échouer dans une tentative folle.

Il fallait le prévoir; il ne fallait pas pousser ces hommes en propageant sans cesse les idées, les sentiments qui ont de tels résultats. On faisait presque à ces hommes un devoir d'honneur d'aller délivrer leur pays d'un mauvais gouvernement. Quand on ne les y aurait pas poussés individuellement, ce que je ne veux pas savoir, on les y a poussés d'une manière générale par un langage imprudent, en provoquant des sentiments qui exercent une grande puissance, et on les a envoyés tenter en Espagne une insurrection impossible.

Messieurs, lorsqu'on veut mettre en mouvement des hommes et des peuples, on est moralement obligé de savoir ce qu'on fait, et de ne pas tenter légèrement des choses évidemment impossibles. C'est ce qui est arrivé pour l'Espagne. La tentative n'a eu aucun succès, et cette épée que le gouvernement français pouvait tenir sur la tête du gouvernement espagnol a été brisée entre ses mains. Il a été démontré que les réfugiés espagnols étaient sans crédit, sans force, pour soulever leur pays. Voilà ce que la politique de l'opposition a valu à la France et à l'Espagne. (Sensation prolongée.)

Je prends l'Italie. La question est ici tout autre. Il ne s'agit pas en Italie d'une simple querelle entre un gouvernement et une partie de la nation; il ne s'agit pas de changer les institutions d'un pays, ni de faire une révolution intérieure; il s'agit de faire un grand pays, un grand peuple. L'unité italienne, comme l'honorable général Lafayette le disait tout à l'heure, voilà ce qu'il y a au fond de toutes les tentatives qui ont été faites en Italie. Ce n'est pas la liberté de telle ou telle province; ce n'est pas telle ou telle modification, tel ou tel gouvernement, c'est l'unité italienne, c'est la reconstruction de l'Italie en un grand peuple.

Cette tentative a été renouvelée bien des fois; elle a toujours échoué. Je ne dis pas qu'elle soit radicalement mauvaise et illégitime; je ne prétends pas interdire aux patriotes italiens leurs pensées et leurs espérances; mais je dis que la difficulté est immense, et que jusqu'ici on a toujours échoué, depuis la chute de l'empire romain.

Bonaparte en a donné une raison qui me paraît vraie; il l'a trouvée, avec son admirable génie, dans la configuration géographique de l'Italie. Vous connaissez ce morceau dans lequel il essaye d'expliquer les révolutions d'Italie par sa configuration géographique. Pour moi, cela m'a convaincu.

Eh bien! non-seulement la tentative de refaire l'Italie a toujours échoué, mais il n'y a pas moyen de se dissimuler que, dans ces derniers temps, depuis dix à douze ans, elle n'a pas été soutenue avec cette énergie, cette persévérance, cette âpreté de courage et de dévouement qu'exigent de pareilles oeuvres.

Messieurs, ceci est plus que triste, c'est douloureux à dire; ce n'est pas sans effort que je me décide à prononcer aujourd'hui des paroles qui peuvent, je le sais, aller en Italie tomber sur un noble coeur et l'affliger profondément; mais avant tout, il faut que la vérité soit dite. (Très-bien, très-bien!)

Il est vrai que depuis douze ans, ni le courage ni le dévouement des Italiens n'ont été au niveau de la grande oeuvre qu'ils ont tentée; il est vrai que toujours préoccupés passionnément dans leur langage, dans leurs écrits, de reconstruire l'Italie, ils ont été faibles et enfants pour une pareille entreprise. (Sensation.)

Que devait faire la France dans une telle situation? Fallait-il qu'elle allât se jeter dans une entreprise que l'Italie elle-même se montrait si peu capable d'accomplir? Messieurs, ceci encore est triste à dire; mais il faut que les peuples aient souffert longtemps pour pouvoir compter sur un secours étranger; il faut qu'ils aient lutté longtemps; il faut qu'il ait péri bien des milliers d'hommes pour que l'intervention étrangère devienne naturelle et véritablement utile. Ce n'est qu'après une longue persévérance, après des siècles d'efforts qu'on peut compter utilement sur l'étranger. L'Italie, jusqu'à présent, n'a eu aucun droit de compter sur votre secours.

Qu'avait à faire la France, et dans son intérêt et dans celui de l'Italie? Elle avait à rétablir partout en Italie son influence, à lutter partout contre l'influence autrichienne, à reprendre possession d'une influence correspondante et supérieure, s'il se pouvait, pour la faire tourner au profit des améliorations que l'Italie pouvait espérer. C'était là l'ancienne politique de la France; mais cette politique a ses conditions; on ne la suit pas par cela seul qu'on le veut; il y eut de tout temps deux conditions fondamentales à l'influence de la France en Italie: la première, c'est son alliance avec quelques-uns des gouvernements italiens, un point d'appui fermement préparé dans certaines cours, dans certains gouvernements. C'est à Turin et à Rome que l'influence de la France, au XVIIe et au XVIIIe siècle, luttait efficacement contre l'influence autrichienne; c'est en s'appuyant sur la cour de Rome et la maison de Savoie que la France s'est emparée, en Italie, d'une influence qui balançait celle de l'Autriche.

Eh bien! qu'a fait l'opposition à l'égard de l'Italie? Elle s'est déclarée en guerre avec tous les gouvernements italiens sans exception. Je ne dis pas qu'elle ait menacé spécialement tel ou tel gouvernement, qu'elle ait travaillé à sa ruine; mais la menace résultait naturellement de ses idées et de ses actions; tous les gouvernements d'Italie, celui de Turin comme celui de Rome, devaient se croire menacés. L'opposition a donc tendu à ôter à la France son premier moyen d'influence utile en Italie.

Quant au second, on a parlé de la papauté. Messieurs, ce n'est pas seulement en s'alliant avec la cour de Rome, en étant bien avec elle que la France avait acquis de l'influence en Italie. Il faut se rappeler un fait plus général. Depuis le XVIIe siècle, la France a été à la tête du catholicisme en Europe. La politique du catholicisme occidental et méridional s'est, depuis deux cents ans, rattachée à la cour de France; c'est autour de la cour de France que l'Espagne, l'Italie, la Belgique et tous les États catholiques de l'occident de l'Europe ont tourné. La France a trouvé là un grand moyen de force.

Je sais tout ce qu'on peut dire de l'influence du catholicisme sur la constitution intérieure de ces pays et sur leur liberté; je sais que cette influence a perdu beaucoup aujourd'hui; il n'en est pas moins vrai que c'est en qualité de chef du catholicisme en Europe que la France, dans les deux derniers siècles, a eu, particulièrement en Italie, une immense influence, et a prévalu souvent à Rome contre l'Autriche.

Eh bien! la politique de l'opposition, elle-même l'a déclaré, s'est mise en état de guerre avec le catholicisme; était-ce là une conduite propre à faire regagner à la France l'influence qu'elle avait perdue et qu'elle ne devait pas tenter de reprendre par la force des armes? Les idées et le langage de l'opposition ont été radicalement nuisibles à l'influence que la France pouvait reprendre en Italie; ils n'ont pas été moins nuisibles à la liberté italienne, à la cause des améliorations politiques en Italie.

L'Italie est aujourd'hui en arrière. Tout mouvement précoce et prématuré est un mouvement rétrograde. En matière de révolution, tout ce qui ne réussit pas nuit, tout ce qui n'avance pas rétrograde. (Sensation.) C'est là ce qui

est arrivé en Italie et en Espagne; la politique de l'opposition a fait éclore là des fruits avant qu'ils fussent mûrs, des fruits qui sont tombés, et qui ne renaîtront peut-être pas de longtemps. (Approbation aux centres.)

J'arrive à la Belgique. C'était, messieurs, une bonne fortune que la révolution de Belgique arrivant six semaines après la nôtre; c'était une bonne fortune inespérée que la destruction soudaine d'un royaume élevé, comme on nous l'a dit, contre la France, devenu le premier boulevard de l'Europe contre la France. Cette destruction, dis-je, était un fait immense, qui ne devait inspirer à la France aucune autre idée que celle de le maintenir.

La bonne fortune a été encore plus grande. L'Europe éclairée par tout ce qui s'est passé depuis quarante ans, plus clairvoyante et raisonnable qu'on ne le suppose, l'Europe a compris qu'il fallait se résigner à la chute du royaume des Pays-Bas comme à la chute de la branche aînée de la maison de Bourbon; l'Europe a compris qu'il y avait là nécessité; elle s'est montrée promptement, beaucoup plus promptement qu'on ne l'espérait, disposée à accepter ce second fait.

Quelle bonne fortune que de faire si facilement reconnaître au bout de six semaines une seconde insurrection, une insurrection qui ôtait la pierre angulaire de l'oeuvre de la Sainte-Alliance; de la faire reconnaître par la Sainte-Alliance elle-même obligée de se transformer, de se mettre à la raison! Voilà quelle a été la politique du gouvernement français; il a réussi dans son dessein.

Que faisait pendant ce temps-là l'opposition? Elle n'était pas contente de ce fait, et là comme partout elle étalait des prétentions et des espérances illimitées, car c'est le caractère de ce parti de prendre sur-le-champ ses prétentions pour des espérances, et ses espérances pour des certitudes.

Le parti a donc voulu autre chose; il a voulu la réunion de la Belgique à la France. Ceci était une question fort douteuse en Belgique. Pour mon compte, d'après ce que j'ai pu recueillir de renseignements, il m'a paru que la réunion à la France n'était pas l'opinion de la majorité en Belgique, que ce n'était pas le voeu national; il m'a paru qu'il y avait des provinces qui inclinaient naturellement vers la France, mais que la nationalité était le sentiment dominant en Belgique, que le désir de former un État indépendant était sa première pensée, et qu'ainsi toute idée de réunion était une cause de désunion et de faiblesse.

C'est pourtant la première tentative que l'opposition a faite, tentative qui n'avait d'autre résultat que d'affaiblir la révolution nouvelle et de la compromettre au moment même où l'Europe la reconnaissait. Il a fallu renoncer à la tentative de réunion. Qu'a fait l'opposition? Quel a été son système? Elle a encouragé en Belgique l'esprit démagogique (murmures à gauche), oui, l'esprit démagogique; c'est avec dessein que je me sers de cette expression. Personne n'ignore quels sont les émissaires qui sont partis de Paris, quelle correspondance s'est établie entre les clubs de Bruxelles et les sociétés secrètes de Paris; on a encouragé l'esprit démagogique pour fomenter des troubles aux dépens du gouvernement nouveau, aux dépens de l'indépendance de la Belgique. Telle a été la politique constante de l'opposition, si bien que le nouveau gouvernement belge a été obligé de se défendre contre les émissaires de Paris et de chasser les prétendus amis qu'on lui envoyait. (Mouvements divers.)

Voilà, quant à la Belgique, les services que l'opposition lui a rendus; voilà quel a été le résultat de sa politique.

Messieurs, jamais encore à cette tribune je n'ai prononcé le nom de Pologne. Je souhaitais vivement son succès, et je n'y croyais pas; je ne me serais pas permis de dire un mot qui pût décourager les amis de cette belle cause; je me serais éternellement reproché de dire un mot qui pût tromper mon pays, en encourageant des espérances que je ne partageais pas. Je dis tromper mon pays, et c'est avec dessein. Il est aisé, messieurs, de dire à cette tribune, entre nous quatre cents députés tranquillement assis dans cette enceinte: «La Pologne ne périra pas.» Il y a eu cependant de bonnes causes perdues dans le monde. Depuis que les hommes sont répandus en société sur la surface de la terre, il y a eu des peuples très-illégitimement effacés du rang des nations: il y a eu d'effroyables malheurs en ce genre, et personne n'a le droit de dire qu'une bonne cause ne sera jamais perdue.

Ce n'est pas que je doute de la justice divine, de la Providence; mais elle a ses secrets, ses plans que nous ne connaissons pas, et nous n'avons pas le droit de les préjuger ni dans un sens ni dans l'autre; nous n'avons pas le droit de donner nos désirs pour les volontés mêmes de la Providence. (Vive sensation.)

Il y a d'ailleurs des occasions où la réserve, la prudence sont particulièrement imposées. Je ne vous redirai pas tout ce que vous venez d'entendre à cette tribune sur l'histoire de la malheureuse Pologne, sur ses tentatives continuelles et d'organisation politique et d'affranchissement territorial, tentatives qui ont toujours échoué, comme celles pour l'unité de l'Italie. Il y a des causes à un tel fait; je ne les rechercherai pas; je ne prétends pas dire que le fait soit incorrigible; mais je dis que c'était une raison d'apporter dans la politique, à l'égard de la Pologne, une réserve toute particulière. La nécessité de cette réserve s'est fait sentir même en Pologne, parmi les insurgés, les nobles insurgés qui s'étaient saisis du gouvernement. Voyez ce qui s'est passé à Varsovie, autant du moins que nous pouvons le connaître; n'est-il pas évident que deux partis existaient au sein de cette révolution, un parti modéré, prudent, réservé, qui ne voulait pas se fermer toutes les portes, qui ne voulait pas condamner irrévocablement son pays à la nécessité d'un plein succès. Le général Chlopicki, le général Skrinezcki, une grande partie du gouvernement provisoire, le prince Czartorinski, appartenaient au parti modéré; ils ont été poussés jusqu'aux dernières extrémités par un autre parti, par un parti auquel je ne veux faire aucun reproche, il n'est pas permis d'en faire à une noble cause, à des braves qui ont succombé malheureusement; mais je dis qu'il y a eu là un parti violent, imprudent, qui a voulu ne laisser aucune ressource et mettre son pays dans la nécessité de vaincre l'empire russe ou de périr.

Messieurs, entre ces deux partis, le langage, la conduite, les actes de l'opposition en France ont favorisé le parti violent au détriment du parti raisonnable. Je n'ai aucune correspondance, mais il n'est pas besoin de lire des lettres ni d'écouter des conversations; si je juge par ce qui s'imprime, par ce qui se dit sur la place publique, je vois que la conduite de l'opposition a eu pour résultat d'affaiblir le parti qui voulait se réserver une ressource, et de fomenter le parti violent, le parti qui voulait pousser tout aux dernières extrémités. Je n'impute ce résultat à personne, pas même au parti violent de la Pologne, mais il est certain que cette politique n'a pas réussi. (Sensation.) Je sais, je le répète, que de telles choses sont douloureuses à dire; je ne pense pas qu'il y ait dans cette Chambre quelqu'un qui éprouve à les entendre plus de peine que moi à les dire; mais je suis convaincu que notre premier devoir à cette tribune, c'est de dire tout ce que nous croyons commandé par l'intérêt de notre pays et par la vérité. Eh bien! j'affirme que, selon ma conscience, la politique de l'opposition s'est complètement trompée dans les quatre pays que je viens de parcourir, et qu'elle a radicalement nui au succès des tentatives qui y ont été faites en faveur de la liberté. (Marques d'adhésion aux centres.)

Messieurs, je crois que l'opposition se trompe fondamentalement sur l'état actuel de l'Europe; elle oublie que la question révolutionnaire, la crainte, la terreur, légitime ou illégitime, des révolutions domine l'Europe, préoccupe tous les esprits, et que, dans toutes les tentatives, soit d'améliorations intérieures, soit de nouvelles combinaisons territoriales qui peuvent être indispensables à l'Europe, rien n'est bon, rien n'est possible, tant que la question révolutionnaire sera dans cet état flagrant, dans cet état d'irritation dont l'Europe tout entière est saisie. (Très-bien!)

Tout à l'heure l'honorable général Lafayette vous disait que le général Washington n'avait pas refusé de secourir la France au moment de l'explosion de la guerre entre la France et le reste de l'Europe, que c'était à l'occasion d'un traité conclu avec l'Angleterre que la politique de Washington s'était développée. Je me permettrai de rappeler à l'honorable général qu'il y a là erreur; lorsque la guerre a éclaté entre la France et l'Europe à l'occasion de la révolution, à l'instant même où cette guerre a été apprise en Amérique, avant qu'il fût question du traité avec l'Angleterre, Washington écrivit à tous ses ministres:

«La guerre ayant éclaté entre la France et la Grande-Bretagne, le gouvernement des États-Unis doit employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour faire observer une stricte neutralité, et empêcher que les citoyens de ces États ne les compromettent vis-à-vis de l'une ou l'autre de ces puissances.

«Je vous invite à prendre ce sujet en considération, afin qu'on puisse adopter, sans délai, les mesures les plus propres à nous faire parvenir à ce but si désirable, car on a rapporté qu'on armait déjà en course dans nos ports. Avisons à ce que des événements qu'il ne nous est pas possible de prévoir ni d'arrêter n'aient pas de fâcheuses conséquences pour nous.»

D'après cette lettre, des mesures furent prises par les différents ministres des États-Unis, non-seulement pour maintenir la neutralité, mais pour empêcher les citoyens des Etats-Unis, soit d'aller prendre service eux-mêmes chez une des puissances belligérantes, soit de lui porter des secours en armes ou de toute espèce.

Les actes qui constatent ces mesures existent dans les documents historiques de l'époque. Une lutte s'établit à ce sujet entre le parti démocratique et le parti fédéraliste, dont Washington passait pour être le chef. Je ne pense pas que Washington fût le chef d'aucun parti; je crois qu'il agissait dans l'intérêt bien entendu de son pays. Quoi qu'il en soit, lorsque la République française envoya aux États-Unis son ministre, ce ministre contracta avec le parti de l'opposition américaine des relations fort étroites, et engagea, contre le gouvernement des États-Unis, dont Washington était président et Jefferson ministre du département d'État, une lutte vive, essayant d'exciter l'opposition et de fomenter des divisions, des troubles aux États-Unis. Par suite de cette lutte, Washington, d'après un mémoire rédigé par Jefferson lui-même, qui appartenait au parti démocratique, demanda le rappel du ministre français. Voici les termes du message adressé, le 5 décembre 1793, par le président des États-Unis aux deux Chambres:

«C'est avec un déplaisir extrême que je me vois forcé de déclarer que le ministre qui est chargé de représenter ici la France ne paraît pas partager les dispositions amicales de la puissance qui l'avait député vers nous. Ses actes tendent à attirer les malheurs de la guerre sur notre pays, à semer la division parmi nous, et à nous plonger dans l'anarchie.

«Lorsque ses entreprises ou celles de ses agents ont eu pour objet de nous forcer à prendre part aux hostilités, ou qu'elles ont été des violations faites à nos lois, elles ont été arrêtées par le cours ordinaire de la justice et par l'exercice des pouvoirs qui me sont confiés.

«Tant que le danger n'a pas été imminent, je les ai tolérées, par égard pour la nation que représente cet envoyé; mais j'ai respecté les traités et je les ai exécutés, selon ce que j'ai cru être leur véritable sens. J'ai donné à la France tous les témoignages d'amitié que sa position pouvait lui faire attendre de nous et qui étaient compatibles avec ce que nous devons aux autres puissances.»

Voilà, dans des circonstances un peu analogues aux nôtres, quels ont été la conduite et le langage du gouvernement des États-Unis. Je dis que, dans l'état actuel de l'Europe, la même conduite, le même langage étaient imposés à la France, bien plus étroitement qu'à Washington, car le danger était infiniment plus grand; je dis que le gouvernement français a été, pour la Pologne, beaucoup plus loin que le gouvernement des États-Unis pour la France; je dis qu'il a montré une bienveillance beaucoup plus marquée, qu'il s'est beaucoup plus compromis dans cette cause que ne l'avait fait Washington pour la République française.

Messieurs, je le répète, la question révolutionnaire qui domine aujourd'hui en Europe commande à notre patrie une politique de réserve et de prudence; elle est facile,... je me trompe, tout est difficile en ce monde, mais enfin on peut la tenir sans compromettre en rien les intérêts de notre pays.

On parle sans cesse de la lutte qui existe aujourd'hui en Europe entre le pouvoir absolu et la liberté, entre le régime despotique et le régime constitutionnel. Cela est vrai; cette lutte existe, elle a eu déjà d'heureux résultats, elle en aura de plus grands encore, je l'espère. Mais il y a une autre lutte qui existe à côté. C'est la lutte de l'ordre contre l'anarchie, de l'esprit antisocial contre l'esprit social, la lutte des principes, des intérêts, des passions désorganisatrices contre les principes, les intérêts, les passions conservatrices. Ces deux luttes sont simultanées aujourd'hui en Europe, se mêlent et se confondent souvent. Eh bien! par une de ces bonnes fortunes qui arrivent rarement dans la vie des peuples, la France est admirablement placée pour se mettre à la tête des deux bonnes causes; la France est vouée aujourd'hui, par l'origine de son gouvernement, par ses institutions, par ses sentiments, par ses moeurs, à la cause constitutionnelle, à la cause de la liberté légitime, et, en même temps, comme sa révolution est accomplie, comme elle n'a plus de véritable intérêt révolutionnaire, comme elle a besoin d'ordre autant que de liberté, la France est naturellement appelée à se porter le patron de la cause de l'ordre, tout aussi bien que de la cause de la liberté. (Adhésion.)

Messieurs, le seul obstacle que la France rencontre dans l'accomplissement de cette double mission, ce qui la gêne et lui nuit le plus, c'est la politique que je viens d'attaquer, c'est le parti dont je viens d'examiner la conduite dans tout ce qui s'est passé en Europe depuis quatorze mois. Il y a du bien et du mal dans ce parti; il y en a dans toutes les choses humaines; mais je n'hésite pas à dire qu'aujourd'hui, tel qu'il est, le mal y domine; qu'il est lié à la cause des mauvaises passions, des mauvais sentiments, des mauvais intérêts, plus qu'à la cause de la liberté et de l'ordre. (Adhésion aux centres.)

Voilà pourquoi son influence est si constamment fatale; voilà pourquoi elle a été fatale à l'Espagne, fatale à la Belgique, fatale à l'Italie, fatale à la Pologne, autant qu'elle a pu influer.... (Interruption à gauche.)

Messieurs, que les peuples étrangers le sachent bien; je ne peux porter ici que l'expression d'une conviction personnelle, mais je l'apporte entière; que les peuples étrangers le sachent bien: de ce parti-là ne leur viendra ni l'affranchissement, ni la liberté, ni tout ce qui les garantit; le parti leur promet ce qu'il ne peut pas leur donner; il les flatte et il les perd. (Adhésion prolongée aux centres.)

M. Odilon Barrot.--Lorsqu'on annonce hautement qu'on attaque l'opposition sur ses intentions, on s'impose......

M. Guizot.--Je demande la parole.... Je n'ai accusé les intentions de personne.

A droite et à gauche.--Si fait, vous avez dit les intentions.

M. Guizot.--Non, je n'en ai pas parlé.

Plusieurs voix aux centres.--Non, non.

A droite et à gauche.--Il l'a dit. (Vives dénégations aux centres, oh! c'est trop fort, à l'ordre, à l'ordre!)

M. le président.--Veuillez écouter, l'orateur va s'expliquer.

Un membre de la 2e section de droite.--Nous n'avons pas été envoyés ici par nos commettants pour faire assaut de force de poumons.

M. Guizot.--Veuillez m'écouter.

M. Laffitte.--On vous a écouté sans vous interrompre un seul instant, et tout le monde a entendu les mêmes paroles.

M. Guizot.--Je le répète, j'ai dit que j'attaquais le parti, mais je n'ai pas dit que j'attaquais les intentions (Si fait! Si fait!... Non, non!)

M. Sans, au milieu du bruit.--Nous avons d'aussi bonnes intentions que vous autres. Nos intentions sont sacrées.

M. le président.--M. Guizot n'a pas parlé d'intentions.

M. Laffitte.--J'en atteste le Moniteur et la Sténographie.

M. Guizot.--Depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette Chambre, je n'ai jamais inculpé les intentions de personne. Je prie ceux de mes honorables collègues qui ont le souvenir de ce que j'ai pu dire à cette tribune, de se rappeler que j'ai toujours professé pour les intentions de tous le plus profond respect. Peut-être les analogies que peuvent avoir quelques paroles ont donné lieu à cette méprise. J'ai attaqué le système, les actes, la conduite.

A droite et à gauche avec force.--Et les intentions.

M. Guizot.--Cela n'est pas possible. De même que l'opposition, avec ses paroles et ses moyens d'influence, peut attaquer le ministère, il est juste que les membres qui appuient ses actes aient aussi le droit d'attaquer les actes de l'opposition; mais je n'ai jamais dit les intentions.

Les mêmes membres.--Si, si, vous l'avez dit.

M. Sans, avec force.--Vous avez parlé d'intentions, vous l'avez dit d'une manière très-solennelle.

M. Guizot.--Je n'ai aucun souvenir d'avoir prononcé le mot intention; si je l'ai dit (oui, oui!) je le désavoue. (Marques de satisfaction.)


--Séance du 21 septembre 1831.--

M. Guizot.--Messieurs, je n'abuserai pas des moments de la Chambre; je ne rentrerai pas dans la discussion générale, je parlerai uniquement des faits qui me sont personnels, et j'en parlerai avec d'autant plus de modération qu'ils me sont personnels. Il peut m'arriver de traiter vivement des questions générales, d'attaquer vivement les sentiments, la conduite; mais je regarde la modération comme un devoir strict, toutes les fois qu'il s'agit des personnes. La Chambre me fera l'honneur de croire que je ne sortirai jamais des bornes de la plus rigoureuse mesure.

J'ai besoin cependant de m'expliquer sur un fait. On a blâmé la conduite du cabinet dont j'avais l'honneur de faire partie, à l'égard des réfugiés espagnols. Je remercie l'orateur d'avoir rappelé un fait qu'il est bon d'éclairer immédiatement, comme tous ceux qui peuvent intéresser notre situation.

Après la révolution de Juillet, les réfugiés espagnols qui se trouvaient en France, et ceux qui y accouraient des autres pays, particulièrement de l'Angleterre, conçurent le projet de tenter un mouvement sur les frontières de leur pays. L'idée était simple et naturelle; elle vint à un grand nombre de ces malheureux proscrits.

Je m'étonne d'être démenti lorsque je dis qu'ils ont été encouragés par un grand nombre de personnes qui appartiennent aujourd'hui à l'opposition. Je le répète, je serais étonné d'être démenti, car ces mêmes personnes, à cette époque, se faisaient gloire de soutenir et d'encourager ces réfugiés, et tous les journaux, organes de leur opinion, soutenaient et encourageaient, comme eux, cette entreprise. Je m'étonne donc, je le répète une troisième fois, de voir démentir, désavouer, ou du moins rétracter à moitié, aujourd'hui, ce qu'on faisait hautement alors.

Cela étant, quelle était la situation du gouvernement? Le fait avait pour lui, comme gouvernement, des inconvénients graves; c'était évidemment un grand embarras, une grande complication. Donc l'intérêt du gouvernement n'était rien moins que d'encourager cette entreprise.

Que devait-il faire? Il prit la résolution de se renfermer dans les lois de la liberté stricte, dans les lois françaises, de traiter les réfugiés espagnols, dans tous leurs mouvements sur le territoire français, comme des Français, de leur accorder toute la liberté, tous les droits dont jouissent les Français: rien de moins, rien de plus.

C'est à ce titre que, quand ils ont voulu se promener sur le territoire français, des passe-ports leur ont été délivrés comme à tous les citoyens; ils ont pu se rendre à Bayonne, à Perpignan ou en tous autres lieux. Bien plus, comme un certain nombre d'entre eux se présentaient comme voyageurs pauvres, sans ressources, et demandaient des passe-ports d'indigents, on ne les leur a pas refusés, on leur a délivré des passe-ports d'indigents avec le secours, je crois, de trois sous par lieue.

Voilà exactement les faits, voilà la liberté que le gouvernement a laissée aux réfugiés espagnols; en cela, il accomplissait rigoureusement les lois du pays, et il évitait de se mettre en conflit avec un État voisin dans un moment difficile; conflit inévitable s'il eût suivi les conseils des personnes dont je parle, qui accusaient tous les jours le gouvernement de ne pas faire davantage.

Le gouvernement espagnol, informé qu'un grand nombre de ces réfugiés arrivaient sur la frontière et faisaient des rassemblements, réclama auprès du cabinet français.

Le cabinet resta toujours dans les règles de la politique légale et constitutionnelle; il reconnut qu'il avait des devoirs envers le gouvernement espagnol, comme envers les hommes qui vivaient sur son territoire. Il donna des ordres à toutes les autorités sur les frontières espagnoles, de faire disperser les rassemblements qui se formaient, s'ils devenaient nombreux au point de justifier les inquiétudes du gouvernement espagnol, de les désarmer, s'il y avait lieu, de leur ordonner de rentrer dans l'intérieur du pays.

Ces ordres ont été donnés à diverses reprises par le télégraphe, à toutes les autorités des frontières espagnoles. Ils ont été exécutés aussi à diverses reprises.

Le cabinet crut ainsi concilier ce qu'il devait à la liberté des hommes qui étaient sur son territoire, à son propre désir de ne pas compliquer sa position en établissant un conflit avec le gouvernement espagnol, et en même temps ce qu'il devait à ce gouvernement et à la bonne intelligence qui devait régner entre lui et nous.

Je rappelle les faits exactement; si on vient les contester, je suis prêt à répondre. Je n'ai pas la moindre intention d'animer davantage les débats. C'est, à vrai dire, le seul fait personnel dont il ait été parlé. Cependant, il en est un autre sur lequel il m'est impossible de garder le silence.

M. Mauguin, en combattant ce que j'avais eu l'honneur de vous dire sur les causes des malheurs de la Belgique et de la Pologne, et sur les partis qui agitaient ces deux pays, vous a dit que, de ces deux partis, l'un était modéré, il est vrai, prudent, mais disposé à accepter une restauration orangiste à Bruxelles, et russe à Varsovie. Il a posé la question, dans l'un et l'autre pays, entre le parti faible, disposé à accueillir de nouvelles restaurations, et le parti énergique, national, décidé à mourir plutôt que d'accueillir une restauration nouvelle.

Messieurs, je n'accepte pas des questions ainsi posées. Il n'est pas vrai qu'à Bruxelles, le régent élu par le congrès fût prêt à accueillir une restauration orangiste. C'était entre le congrès et le club de Bruxelles qu'était la question, nullement entre le parti orangiste et le parti national. Est-ce que par hasard le congrès de Bruxelles et le régent n'avaient pas été du parti national? Est-ce qu'ils étaient orangistes? C'est entre eux et le club que la lutte s'est passée; c'est au club que les émissaires de Paris allaient offrir un appui à Bruxelles. Non, la lutte était entre le vrai parti national, c'est-à-dire celui qui comprenait le besoin d'ordre, les conditions de gouvernement, et un parti disposé à l'anarchie. Voilà quels ont été les adversaires du véritable parti national.

A Varsovie, la division était entre le général Chlopicki, le général Skrinezcki, le gouvernement provisoire et le club de Varsovie. Est-ce encore ici la lutte entre le parti qui voulait la restauration russe et le parti national? Mais c'est une injure que de qualifier de la sorte ces deux braves généraux: ils ont été les soutiens du parti national, ils ont été la tête et les bras de la Pologne. Non, ils ne voulaient pas une restauration russe, mais ils avaient le bon sens de comprendre qu'entre la Pologne et la Russie la lutte était inégale, et que, dans cette grossière inégalité, il aurait peut-être été utile au pays de se réserver une chance, quelques moyens de traiter.

Comment, messieurs, on demande à la Pologne de prendre, vis-à-vis de la Russie, l'attitude que nous avons prise envers la branche aînée de la maison de Bourbon! Comment, parce que nous avons pensé qu'il n'y avait pas de porte à laisser ouverte après la révolution de Juillet, qu'elle était irrévocable, que l'expulsion de la branche aînée de la maison de Bourbon était définitive, on veut assimiler la situation des malheureux Polonais à la nôtre! On veut qu'ils fussent aussi déterminés que nous, et qu'ils ne se laissassent auprès des Russes aucune chance de conciliation, comme nous auprès de Charles X! C'est une injure au bon sens, c'est demander à des hommes ce qu'il eût été insensé de faire.

Mais pourquoi M. Mauguin a-t-il posé ainsi la question, à Bruxelles et à Varsovie? C'est pour pouvoir la poser de même à Paris, pour pouvoir dire qu'à Paris la question était entre un parti disposé à accueillir une troisième restauration, un parti dévoué à une quasi-restauration, en attendant une restauration entière, et le parti national.

Il n'est pas plus vrai à Paris qu'à Bruxelles et à Varsovie que la question soit entre un tel parti et le parti national.

J'affirme que, dans cette Chambre, aucun des membres dont j'ai l'honneur d'être connu ne pense que je sois disposé à accueillir une troisième restauration. (Non, non, non!) Je vous remercie, messieurs, de votre assentiment; je suis convaincu que, sur les bancs où le même assentiment ne m'est pas donné, il n'est pas une personne qui, en conscience, me croie disposé à accueillir une troisième restauration.

Il n'y a donc personne qui songe à une troisième restauration; la question n'est pas là: elle est, comme je l'ai déjà dit, entre les hommes qui croient que, pour féconder la révolution de Juillet, pour la rendre aussi salutaire au pays dans son développement qu'elle l'a été dans son origine, il faut se rattacher promptement à des principes d'ordre, à de fortes conditions de gouvernement et de société dont on s'est momentanément écarté par la nécessité des temps, au moment de la révolution de Juillet, et l'opposition qui ne pense qu'à continuer et à propager la révolution.

Messieurs, on ne fonde pas un gouvernement, on ne gouverne pas une société par les mêmes principes, les mêmes moyens, les mêmes sentiments par lesquels on fait des révolutions. Ce sont là deux choses complétement différentes. Quand une nécessité révolutionnaire surgit au milieu d'une société, on fait appel aux passions, à la force matérielle, au suffrage universel. On a raison, il le faut, c'est le seul moyen de sauver le pays. Mais quand le pays est sauvé, quand le danger est passé, quand la révolution est consommée, les hommes de sens, les patriotes véritables se hâtent de rappeler l'ordre et le calme. Ne vous y trompez pas, l'ordre, c'est la vie des sociétés; le désordre est leur mort.

La question est donc, ici comme à Bruxelles et à Varsovie, entre ceux qui croient que l'ordre est une condition de l'existence sociale et ceux qui ne le comprennent pas.

La question est d'autant plus mal posée ainsi à Paris, que notre révolution est faite et qu'elle est maintenant hors de danger. Je comprends quelles peuvent être les alarmes populaires, les égards qu'on leur doit, et ce qu'il faut faire pour les calmer; mais je dis que la révolution de Juillet est assurée, qu'elle n'a rien à craindre de ses adversaires, et tout au contraire de ses amis insensés, dont, au surplus, la plus grande partie, tous les jours, se rattachent au gouvernement.


--Séance du 26 octobre 1831.--

M. Guizot.--Je demande la parole pour un fait personnel.

Messieurs, je ne viens pas prendre part à la discussion qui occupe la Chambre. C'est pour un fait personnel que j'ai demandé la parole, et je m'y renfermerai, du moins en ce moment.

Je croyais avoir déjà donné à la Chambre, à l'égard de ce fait, des explications satisfaisantes. Je ne puis, dans ce moment, les répéter toutes, mais j'y ajouterai quelques détails.

Immédiatement après la révolution de Juillet, un projet fut formé, au vu et su de tout le monde, parmi les constitutionnels espagnols réfugiés en France et en Angleterre, le projet de tenter un mouvement dans leur patrie. Le gouvernement français n'avait aucun intérêt à y prêter secours; mais un grand nombre de personnes qui, si je me permettais de les interpeller, ne me démentiraient pas, un grand nombre de personnes pressaient vivement le gouvernement, non-seulement de laisser toute liberté aux constitutionnels espagnols, mais de leur prêter son appui, un appui positif, renouvelé tous les jours. C'étaient des personnes qui allaient à la préfecture de police demander qu'on accordât des passe-ports pour les Espagnols qui voulaient se rendre sur la frontière de leur pays.

Qu'avait à faire le gouvernement dans cette situation? Son embarras était grand; il ne voulait ni avouer, ni favoriser, ni appuyer l'insurrection qui se préparait sur la frontière espagnole. D'un autre côté, il ne devait pas refuser, à des hommes qui se trouvaient sur son territoire, la libre circulation dans le royaume.

Dans cette position, pressé tous les jours, je le répète, par les personnes dont j'ai eu l'honneur de parler et qui ne me démentiront pas, le gouvernement prit la résolution de donner aux réfugiés des passe-ports, des passe-ports même collectifs, comme on en donne souvent aux voyageurs....., et d'adjoindre à ces passe-ports les secours de route qui s'accordent aux voyageurs indigents. Il est vrai qu'un grand nombre de ces passe-ports ont été collectifs; il est également vrai que le gouvernement français n'ignorait pas et ne pouvait pas ignorer ce que voulaient tenter les réfugiés qui se rendaient sur la frontière espagnole: il n'a jamais prétendu l'ignorer. Il a fait ce qu'il ne devait pas refuser à la liberté des réfugiés, dans un moment de crise comme celui où il se trouvait, ce qu'il ne pouvait refuser aux sollicitations pressantes de personnes qui avaient, à cette époque, et devaient avoir un véritable crédit sur les résolutions du gouvernement.

Le gouvernement n'a rien fait de plus, et dès que le cabinet espagnol a réclamé contre les rassemblements qui se formaient sur la frontière, nous avons donné ordre de les disperser et de faire rentrer les réfugiés dans l'intérieur.

Qu'il me soit permis de lire à la Chambre la copie de la lettre qu'à cette époque j'ai adressée, comme ministre de l'intérieur, aux préfets de la frontière d'Espagne; la Chambre jugera si elle n'est pas entièrement conforme aux principes que je viens de lui indiquer.

Voici cette lettre:

«J'approuve pleinement, monsieur le préfet, votre conduite envers les réfugiés espagnols qui sont rentrés sur notre territoire. Vous les avez engagés à s'éloigner de la frontière, et vous avez pris soin d'éviter, envers eux, toute mesure coercitive et dure. C'est bien là ce que vous imposaient, d'une part, le droit des gens, de l'autre, le respect du malheur. La France est et désire rester en paix avec ses voisins, notamment avec l'Espagne; une exacte et sincère neutralité en est la condition. Vous l'avez observée. Mais en même temps, il est naturel, il est juste de témoigner à de malheureux proscrits l'estime qu'inspire leur courage et la sympathie que commande leur infortune. J'ai mis sous les yeux du Roi, dans son conseil, la lettre qu'ils lui ont adressée, et que vous m'avez fait passer. Sa Majesté a résolu de prendre des mesures nécessaires pour leur assurer, dans l'intérieur de la France, une hospitalité tranquille et les secours dont ils ont besoin. Les départements où ils devront habiter de préférence seront désignés, et ils y recevront, eux et leurs familles, ce qu'aura réglé la bienveillance du Roi, à charge seulement de ne pas s'en éloigner sans l'aveu de l'autorité. Informez-les, monsieur le préfet, de cette résolution, qui sera incessamment exécutée. Le Roi désire que sa protection non-seulement les soulage, mais les console autant qu'il est en son pouvoir, et je m'estime heureux d'être chargé de leur en transmettre l'assurance.

«Recevez, etc,
«Guizot.»



M. Mauguin.--Et la date?

M. Guizot.--La date est du 13 octobre 1830.

Voilà, messieurs, la lettre que j'écrivais, comme ministre de l'intérieur, aux préfets des frontières d'Espagne. Cette conduite envers les réfugiés espagnols n'est-elle pas exactement conforme aux principes de gouvernement professés dans le projet de loi qui vous est soumis? Des secours ont été promis aux réfugiés; un vif intérêt a été témoigné pour leur malheur, et ces secours leur ont été promis, non comme droit, mais à titre de bienfait. En même temps, on leur a annoncé que les lieux où ils devraient résider de préférence seraient désignés, et qu'ils ne pourraient s'éloigner de ces lieux sans l'autorisation de l'autorité.

On ne peut donc trouver rien de nouveau, à l'égard des réfugiés, dans le projet de loi qui vous est présenté; c'est la mesure annoncée quand ils étaient encore sur la frontière d'Espagne. Il n'y a ni innovation ni dureté dans cette mesure; elle n'est que la continuation de celle que prescrivait la lettre écrite au moment même où les événements s'accomplissaient.

Sur ce point, je ne crois donc pas qu'il puisse y avoir de discussion aujourd'hui. Quant à la bonne foi dans la conduite du gouvernement, je crois qu'elle est évidente et qu'aucun des honorables membres n'osera le contester.

Si j'en voulais la preuve, je la trouverais au besoin dans les journaux du temps, où le gouvernement, et moi en particulier, nous étions attaqués tous les jours parce que nous ne faisions pas tout ce qu'on demandait, parce que nous dispersions les rassemblements.

A quoi servent des passe-ports? disait-on, n'ont-ils pas le droit d'en exiger? Le territoire français n'est-il pas libre pour tout le monde? On voulait que nous fissions davantage.

M. Mauguin.--Et le désarmement?

M. Guizot.--J'y arrive. Quant au désarmement, le gouvernement l'a fait opérer parce qu'il ne pouvait consentir à se rendre complice des tentatives faites contre un gouvernement avec lequel nous étions en paix.

Mais, dit-on, qui les a armés? Je ne sais; ce que j'affirme hautement, c'est que le cabinet était étranger à ces armements.

Je crois savoir qu'ils achetaient ces armes ou que l'on en achetait pour eux; mais jamais le gouvernement ne leur en a fourni.

Je dirai plus: il a dû les désarmer, sur les réclamations pressantes du gouvernement espagnol, parce que nous devions respecter le droit des gens.

Telle a été, à cette époque, la conduite du cabinet français; je crois que la lettre que je viens de mettre tout à l'heure sous vos yeux n'a rien de contraire à ces principes. Ces principes sont les mêmes aujourd'hui. Je n'entre point pour le moment dans le point fondamental de la question; j'ai voulu seulement répéter les explications que j'avais déjà eu l'honneur de donner à la Chambre.



XXXIII

Discussion du projet de loi relatif à la révision de l'article 23 de la Charte, c'est-à-dire à l'institution de la pairie et à l'abolition de l'hérédité.

--Chambre des députés.--Séance du 5 octobre 1831.--

La Charte de 1830 avait laissé en suspens la question de l'hérédité de la pairie et des bases de l'institution de la Chambre des pairs. Le projet de loi destiné à résoudre cette question par l'abolition de l'hérédité fut présenté le 27 août 1831, par M. Casimir Périer, à la Chambre des députés. Le rapport en fut fait le 19 septembre 1831, par M. Bérenger, député de la Drôme. Le débat s'ouvrit le 30 septembre et se prolongea jusqu'au 18 octobre. Je pris la parole le 5 octobre pour défendre le principe de l'hérédité de la pairie. Le projet de loi, adopté le 18 octobre par la Chambre des députés, à 386 voix contre 40, et le 28 décembre par la Chambre des pairs, à 102 voix contre 68, fut promulgué comme loi le 29 décembre 1831.

M. Guizot.--Messieurs, comme question de principe et d'organisation politique, le projet qui occupe la Chambre est grave sans doute; il l'est bien davantage, à mon avis, comme question de circonstance, d'intérêt actuel et immédiat, et le sort du présent en dépend encore plus que celui de l'avenir.

Personne, j'ose le dire, n'a meilleure opinion que moi de mon pays et de ses destinées. Cependant, je vous le demande, y a-t-il aujourd'hui un homme sensé qui puisse porter ses regards sur notre situation et les relever satisfaits?

L'anarchie va croissant autour de nous. (Écoutez, écoutez!) Dans les idées, elle est évidente. Pas une conviction générale et forte qui rallie les esprits, pas un pouvoir qui soit fermement respecté. Je n'irai pas chercher mes exemples bien loin.

Cette Chambre, depuis le mois de juillet 1830, a été ardemment réclamée, impatiemment attendue; elle a été élue en vertu d'une loi nouvelle, conforme aux voeux généralement exprimés quand elle a été rendue. La Chambre arrive à peine: déjà son origine est incriminée, son droit contesté. Nous sommes, dit-on, en usurpation flagrante. Depuis 1830, tous les pouvoirs sont illégitimes; nous avons tous besoin d'aller mendier dans les assemblées primaires cette légitimité qui nous manque absolument.

Et remarquez, messieurs, qu'à en juger du moins par les apparences, ce n'est pas là une idée isolée, hasardée, comme il en arrive dans les pays libres; presque tous les organes extérieurs de l'opposition ont accueilli et répété cette doctrine; elle n'a pas été désavouée, combattue par les principaux organes de l'opposition, même dans le sein de cette Chambre.

Est-ce là, je le demande, est-ce là la situation régulière, constitutionnelle, du pouvoir dont nous faisons partie?

La royauté nouvelle, messieurs, n'est pas mieux traitée que la Chambre nouvelle. Qu'elle ait des ennemis qui l'attaquent, rien de plus simple, c'est sa situation naturelle, inévitable; que carlistes, bonapartistes, républicains, veuillent la renverser, je le comprends, je ne m'en étonne en aucune façon. Mais ceux-là même qui ne sont pas ses ennemis, qui le déclarent hautement, quel langage tiennent-ils à son égard?

Continuellement ils affectent de lui rappeler que son inviolabilité n'est qu'une fiction; d'autres fois, ils lui annoncent que, si elle n'adopte pas tel ou tel système de politique extérieure, tout lien est rompu avec elle. Ils la menacent sans cesse; ils la traitent comme on traite une royauté ennemie, la veille ou le jour même d'une révolution qui la renverse. A coup sûr, dans ces idées, dans ce langage, dans cette façon de considérer et de traiter les pouvoirs publics, il y a une grande, une déplorable anarchie. (Mouvement.)

L'anarchie existe dans les faits extérieurs et matériels, comme dans les esprits, moindre, j'en conviens, mais très-réelle et pleine de péril. Vous voyez refuser l'impôt légalement voté; vous voyez refuser d'obéir à des lois qui ne sont pas abrogées; vous voyez des atteintes portées à la liberté de classes entières de citoyens; et, malgré lui, malgré sa noble et sincère résistance, le pouvoir manque de force pour réprimer de tels excès.

Partout éclatent l'affaiblissement du pouvoir, l'arrogance et les prétentions illimitées des volontés individuelles.

Est-ce là l'état régulier d'une société constituée?

Est-ce que nous ignorons notre mal? Est-ce qu'il serait le résultat de quelques-unes de ces grandes et générales illusions qui s'emparent quelquefois de tout un peuple et le précipitent à son insu dans des voies pleines de périls? Il n'en est rien. Cela était en 1789; à cette époque, on marchait, on courait vers l'anarchie sans le savoir, on était plein d'illusions; il n'y en a plus. (Sensation.)

Celle anarchie qui nous presse, nous la voyons tous. Beaucoup de gens le proclament tout haut, beaucoup le répètent tout bas; beaucoup, et c'est le plus grand nombre, se taisent, et ne sont pas les moins inquiets. Partout, dans toutes les classes, dans tous les rangs, on voit l'anarchie qui nous envahit; on la voit, on la déplore, on n'y résiste pas.

Que nous manque-t-il donc pour y résister? Nous avons pleine connaissance du mal, et à coup sûr pleine liberté de le combattre. Que nous manque-t-il donc?

Ce qui nous manque, c'est un point d'arrêt, une force indépendante qui se sente naturellement appelée à dire au mouvement révolutionnaire, cause de toute cette anarchie: Tu iras jusque-là, et pas plus loin. (Sensation.)

En soi-même, ce mouvement révolutionnaire n'est pas bien terrible; il est le résultat assez naturel de la révolution qui s'est accomplie. C'est un torrent qui ne tombe pas de bien haut, qui n'est pas bien rapide ni bien étendu. Cependant il coule, il nous emporte, et il nous emportera tant qu'il n'aura pas trouvé une digue qui le contienne, une force qui l'arrête.

La royauté nouvelle, messieurs, je n'hésite pas à le dire, ne suffit pas seule pour cette tâche: elle est elle-même d'origine révolutionnaire. Nous sentons tous qu'elle a besoin d'appui, et nous lui en cherchons laborieusement pour qu'elle ait le temps de s'établir, de s'enraciner dans notre sol et puisse rendre alors tous les services que nous en attendons. Mais aujourd'hui, le point d'arrêt dont nous avons besoin, elle n'est pas en état de nous le fournir.

Nous-mêmes, messieurs, dans cette Chambre où nous siégeons, nous ne suffisons pas seuls à cette tâche.

L'élection, il faut bien le dire, puisque c'est là son but et sa nature, l'élection donne plus de puissance que d'indépendance. Notre puissance, messieurs, elle est immense! Tout est en question devant nous; tout est à faire par nous, tout est remis à notre volonté. On nous demande toute chose: on nous demande de poursuivre le mouvement de la révolution et de l'arrêter; on nous demande de tout renouveler et de tout consacrer; c'est à nous qu'on s'adresse pour toute chose. Nous avons l'air de posséder le souverain pouvoir: Eh bien! il nous écrase! (Mouvement d'approbation aux centres.) Nous succombons sous le fardeau.

En 1789, en 1791, on était plus confiant; l'Assemblée constituante et la Convention se sont trouvées investies du pouvoir absolu: elles ont disposé de tout à leur volonté; elles ont cru qu'elles réussiraient à tout, elles se sont jetées avec une confiance téméraire dans cette entreprise. Elles ont échoué, nous le savons, et cette expérience nous a profité. Nous n'avons plus la confiance de cette époque; quand nous nous trouvons investis d'une puissance immense, il nous prend une sorte de terreur, nous sommes effrayés de nous-mêmes. De là cet embarras, cet abattement, cette espèce de mécompte qui existe dans cette Chambre et qui atteste sa raison et sa probité politique. La Chambre sent qu'elle ne peut suffire seule à la tâche qui pèse sur elle; et je n'hésite pas à le dire, la Chambre est effrayée de son pouvoir et de sa responsabilité. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Je le répète donc; ce qui nous manque, ce que nous cherchons, ce que nous invoquons tous, c'est un point d'arrêt, une force alliée qui nous aide à contenir un mouvement désordonné, en même temps qu'à le satisfaire dans ses exigences légitimes. Eh bien! ce point d'arrêt, cette force alliée, nous l'avons à côté de nous, nous pouvons les trouver naturellement, sans efforts, dans un pouvoir constitutionnel indépendant, qui existe par lui-même, qui nous rendrait les services que nous en attendons. Eh bien! nous travaillons à le détruire, nous voulons lui enlever ce qui fait sa force, son indépendance, ce qui le rend propre à accomplir sa mission.

Messieurs, permettez-moi de le dire, en vérité nous donnons au monde un étrange spectacle. (Légère rumeur à gauche.)

Il faut bien que nous en ayons un peu le sentiment. Je n'en veux pour preuve que la façon dont nos adversaires eux-mêmes traitent la question. Ils ne contestent guère les avantages de l'hérédité; la plupart d'entre eux du moins n'abordent pas la question directement; ils n'examinent pas l'institution sous le rapport de son utilité, de son mérite pratique, dans ses rapports avec les besoins de notre état social. Ils la repoussent, permettez-moi de le dire, par une sorte de fin de non-recevoir, par des raisons préjudicielles.

Tantôt on nous dit: il ne faut pas admettre l'hérédité de la pairie; elle est contraire aux principes de notre ordre social, c'est un privilége qui choque l'égalité. Ou bien on dit: on ne peut pas admettre l'hérédité, c'est une aristocratie; l'aristocratie est déchue, on ne peut pas la recréer. Ou bien encore: le pays ne veut pas de l'hérédité, et quand l'institution serait bonne, excellente, elle est repoussée par le voeu national.

Ainsi, on ne doit pas, on ne peut pas, on ne veut pas; voilà ce que les adversaires de l'hérédité de la pairie nous opposent; ce sont toutes raisons préjudicielles qui ne sont pas prises dans le fond de la question, qui ne jugent pas l'institution en elle-même, son mérite ni son efficacité.

Cependant, j'aborderai ces questions préjudicielles; je vous demande la permission de vous en dire mon avis. (Marques d'attention.)

Messieurs, je n'apporte ici aucun dédain pour les principes; je ne viens point opposer, à l'orgueil de ce qu'on appelle la théorie, les dédains de ce qu'on appelle la pratique. L'intervention plus générale, plus active, plus efficace de l'esprit humain dans les affaires humaines est un des grands bienfaits de la civilisation moderne. Il faut l'accueillir et l'accepter pleinement; il n'y a point d'institution qui ne soit tenue de se légitimer aux yeux de la raison; mais les principes ne sont pas toujours ce qu'on croit, et surtout ils ne sont pas si nombreux, si étroits, si exclusifs que beaucoup le supposent.

Par exemple, dans la question qui nous occupe, j'ai entendu beaucoup parler d'égalité; on l'a invoquée comme le principe fondamental de notre organisation politique. Je crains bien qu'il n'y ait là quelque grande méprise.

Sans doute, il y a des droits universels, des droits égaux pour tous, des droits qui sont inhérents à l'humanité et dont aucune créature humaine ne peut être dépouillée sans iniquité et sans désordre. C'est l'honneur de la civilisation moderne d'avoir dégagé ces droits de cet amas de violences et de résultats de la force sous lequel ils avaient été longtemps enfouis, et de les avoir rendus à la lumière. C'est l'honneur de la Révolution française d'avoir proclamé et mis en pratique ce résultat de la civilisation moderne.

Je n'entreprendrai pas ici l'énumération de ces droits universels, égaux pour tous; je veux dire seulement qu'à mon avis ils se résument dans ces deux-ci: le droit de ne subir, de la part de personne, une injustice quelconque, sans être protégé contre elle par la puissance publique; et ensuite le droit de disposer de son existence individuelle selon sa volonté et son intérêt, en tant que cela ne nuit pas à l'existence individuelle d'un autre.

Voilà les droits personnels, universels, égaux pour tous. De là l'égalité dans l'ordre civil et dans l'ordre moral.

Mais les droits politiques seraient-ils de cette nature? Messieurs, les droits politiques, ce sont des pouvoirs sociaux; un droit politique, c'est une portion du gouvernement: quiconque l'exerce décide non-seulement de ce qui le regarde personnellement, mais de ce qui regarde la société ou une portion de la société. Il ne s'agit donc pas là d'existence personnelle, de liberté individuelle; il ne s'agit pas de l'humanité en général, mais de la société, de son organisation, des moyens de son existence. De là suit que les droits politiques ne sont pas universels, égaux pour tous; ils sont spéciaux, limités, et je n'ai pas besoin de grandes preuves pour le démontrer. Consultez l'expérience du monde; de nombreuses classes d'individus, des femmes, des mineurs, des domestiques, la grande majorité des hommes sont partout privés des droits politiques; et non-seulement ceux-là en sont privés, mais des conditions, des garanties ont été partout et de tout temps attachées aux droits politiques comme preuve ou présomption de la capacité nécessaire pour les exercer dans l'intérêt de la société, qui est la sphère que ces droits concernent, et sur laquelle ils agissent.

Bien loin donc que l'égalité soit le principe des droits politiques, c'est l'inégalité qui en est le principe; les droits politiques sont nécessairement inégaux, inégalement distribués. C'est là un fait qu'attestent et consacrent toutes les constitutions du monde. La limite de cette inégalité peut varier à l'infini; les droits politiques s'étendent ou se resserrent selon une multitude de circonstances différentes. Mais l'inégalité demeure toujours leur principe, et quiconque parle d'égalité en matière de droits politiques confond deux choses essentiellement distinctes et différentes: l'existence individuelle et l'existence sociale, l'ordre civil et l'ordre politique, la liberté et le gouvernement.

En matière de liberté, il y a des droits universels, des droits égaux; en matière de gouvernement, il n'y a que des droits spéciaux, limités, inégaux. (Marques d'adhésion.)

Ce n'est pas comme contraire à l'égalité que l'hérédité peut être repoussée; car il n'y a en cela rien que de conforme, de rigoureusement conforme à la nature des droits politiques et à leur distribution, dans les pays les plus libres et au milieu de la civilisation la plus avancée.

Mais une inégalité héréditaire des droits politiques, un pouvoir transmis par le seul fait de la naissance, ceci n'est-il pas contraire aux principes, n'y a-t-il pas là une véritable monstruosité?

Je demande, messieurs, la permission de rappeler deux faits qui ont déjà été indiqués dans le cours de cette discussion, et sur lesquels je n'insisterai pas, mais qu'il me paraît nécessaire d'avoir toujours présents à l'esprit.

Une inégalité héréditaire, des droits transmis par le seul fait de la naissance, c'est là un des fondements de la société civile; la transmission de la propriété n'est pas autre chose. Je sais bien que cette inégalité, cette transmission par droit de naissance est attaquée sur ce terrain-là. Aussi, je l'avoue, je n'en ai pas grand'peur. Je crois que la propriété est bonne pour se défendre, et qu'il y a des intérêts qui n'ont rien à craindre des plus strictes conséquences de la logique.

Cependant je remarque le fait: c'est le principe de l'inégalité héréditaire et des droits transmis par le seul fait de la naissance, principe en vigueur dans l'ordre civil, qui est publiquement attaqué aujourd'hui dans l'ordre politique, tellement que le principe contraire est une religion. (On rit.)

Je n'entends pas tirer, je le répète, de ce fait toutes les conséquences que je pourrais en tirer; je n'entends pas assimiler complétement la société politique à la société civile; je remarque seulement qu'il y a, dans un principe qu'on regarde comme monstrueux, le fondement non-seulement nécessaire, mais légitime, moral, seul possible de la société civile.

J'entre dans l'ordre politique. Qu'est-ce que je trouve au sommet de l'ordre politique? La plus grande inégalité, l'hérédité, la transmission des plus grands droits politiques par le seul fait de la naissance, la royauté.

Je n'entends pas assimiler la pairie à la royauté ni conclure nécessairement de l'une à l'autre; je dis seulement que là encore, dans l'ordre politique, je trouve le fait de l'inégalité, la transmission des droits par le seul fait de la naissance; et qu'à moins de qualifier votre gouvernement de monstrueux, vous n'avez pas le droit de dire que ce principe soit monstrueux. Je répète que je n'entends pas me prévaloir des conséquences que je pourrais tirer de là; ce que je demande aux adversaires de l'hérédité, c'est de ne pas se prévaloir d'un principe absolu, de ne pas repousser toute atteinte à ce principe comme contraire à la raison humaine.

A présent, j'aborde la question en elle-même, en la dégageant de ses préliminaires.

Je dis que, quant aux droits héréditaires en eux-mêmes, indépendamment des constitutions écrites, des organisations politiques faites de main d'homme, il y a des lois naturelles qui règlent les affaires de ce monde, il y a des principes primitifs, universels, qui gouvernent les sociétés. Les Italiens ont un proverbe qui dit: Le monde va de lui-même; et bien lui en prend, car s'il n'avait, pour aller, que les lois que les hommes prétendent lui donner, il se détraquerait plus souvent que cela ne lui arrive et pourrait même s'arrêter quelquefois tout à fait. Le monde va de lui-même; le monde va en vertu de certaines lois naturelles, de certains principes primitifs et universels, et grâce à Dieu, il n'est pas au pouvoir des hommes de l'empêcher d'aller.

Eh bien! parmi ces principes, il y en a deux qui me frappent, comme les plus puissants, comme invincibles: l'hérédité et l'activité individuelle ou la personnalité. Par l'hérédité, chaque individu, chaque génération reçoit de ses prédécesseurs une certaine situation toute faite, une certaine existence déterminée; il la reçoit naturellement, nécessairement, par le seul fait de la naissance. Cela est vrai dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel. Les idées, les sentiments, les habitudes se transmettent comme les biens, comme la disposition physique, et il n'est au pouvoir d'aucun de nous de les répudier complétement.

Après cette situation toute faite, ainsi reçue de ses prédécesseurs, chaque homme, chaque génération, en vertu de sa raison et de sa liberté, par sa propre force, modifie, change cette situation, cette existence, se fait soi-même à son tour, après avoir été fait par ses prédécesseurs. En sorte que nous sommes tous, et les générations et les individus, le résultat de deux éléments: l'un de tradition, qui est l'oeuvre des temps et des personnes qui nous ont précédés; l'autre de création, qui est notre propre ouvrage. (Sensation.)

C'est l'alliance de ces deux principes, de ces deux éléments qui fait l'honneur et la supériorité du genre humain. C'est par la tradition, par l'hérédité que subsistent les familles, les peuples, l'histoire; sans tradition, sans hérédité, vous n'auriez rien de tout cela. C'est par l'activité personnelle des familles, des peuples, des individus que les conditions de l'hérédité changent; l'activité personnelle fait la perfectibilité du genre humain. C'est ce qui le distingue de toutes les autres créatures qui couvrent la terre; supprimez l'un de ces deux éléments, vous faites tomber le genre humain au rang des animaux. (Sensation.)

Eh bien! c'est de la bonne combinaison de ces deux éléments dans de justes proportions que résulte la bonne organisation des sociétés. Si le principe de l'hérédité prévaut seul, s'il domine exclusivement, vous avez l'immobilité; c'est le régime des peuples de castes. Si c'est l'individualité qui domine presque seule, vous avez l'isolement, point de liens avec le passé, point d'avenir, une existence individuelle et isolée; c'est le régime des peuplades errantes, barbares, qui couvrent depuis longtemps le sol de l'Amérique.

Je le répète: les deux principes de l'hérédité et de la personnalité sont naturels, nécessaires, légitimes; leurs combinaisons peuvent varier à l'infini: elles dépendent d'une multitude de causes. Ainsi, dans une société naissante et fort simple, le principe de l'hérédité tient peu de place; c'est celui de l'activité personnelle, de l'individualité qui domine. Dans une société ancienne, compliquée, le principe de l'hérédité occupe nécessairement une beaucoup plus grande place; il y a un plus grand nombre de traditions, par conséquent un champ moins libre laissé à l'activité individuelle.

Ces combinaisons, je le répète, peuvent varier à l'infini; mais les deux principes sont également légitimes, naturels; vous ne pouvez exclure ni l'un ni l'autre de l'espèce humaine, et quand leurs parts sont mal faites, il y a de grands désordres dans la société.

Que nous propose-t-on aujourd'hui? On nous propose de déclarer qu'il n'y a de pouvoir légitime que le pouvoir électif, c'est-à-dire le pouvoir qui dépend de la volonté humaine, qui est créé par la volonté humaine.

C'est là la doctrine que l'on professe: c'est au nom de cette doctrine surtout qu'on proscrit l'hérédité de la pairie.

Eh bien! je repousse complétement cette doctrine; je la repousse comme contraire aux faits généraux que je viens de vous exposer, et qui ne sont autre chose que l'histoire de l'humanité; je la repousse comme contraire aux faits les plus simples qui se passent au milieu de nous, dans toutes nos familles. Est-ce que tous les pouvoirs sont électifs? Est-ce que le pouvoir paternel est électif? N'avons-nous pas sous nos yeux des pouvoirs légitimes qui ne sont nullement électifs? (Mouvements divers.) J'insiste sur ce point: la doctrine qui consiste à dire qu'il n'y a de pouvoir légitime que le pouvoir électif, je la combats avec d'autant plus de raison que notre gouvernement repose sur le principe de la monarchie, c'est-à-dire sur la part faite, au nom de la raison publique, aux nécessités sociales, au principe de l'hérédité.

Cette part est-elle suffisante? l'hérédité ne nous est-elle nécessaire que sur le trône et nulle part ailleurs? C'est là toute la question.

Aucun principe ne nous gêne dans cette question; on n'a pas le droit de se prévaloir de je ne sais quelle illégitimité générale de l'hérédité, pour nous combattre et nous imposer des lois dans la question que nous traitons. L'hérédité est un des principes écrits dans la Charte du monde, et toutes les doctrines qui la repoussent absolument sont ignorantes, barbares et fausses. (Mouvements en sens divers.)

Eh bien! messieurs, la question ainsi dégagée de tous les embarras qui tendaient, pour ainsi dire, à l'écraser, la question réduite à elle-même, la voici: Pour que la pairie remplisse sa destination, pour qu'elle joue dans notre gouvernement le rôle qu'elle est appelée à accomplir, est-il nécessaire qu'elle soit héréditaire?

Je le répète, nous sommes libres de traiter et de résoudre cette question selon l'utilité sociale; je crois qu'il n'existe pas de principes dont nous devions nous embarrasser le moins du monde.

La question ainsi posée, il y a un fait qu'il est impossible de ne pas remarquer, c'est la lutte qui est établie dans toute société entre deux intérêts différents: l'intérêt de la possession, de la conservation, du maintien de ce qui est, et l'intérêt de la conquête ou le désir d'innovation. Cette lutte est le fait général et constant de toute société; c'est même ce qui constitue la vie sociale, le progrès de la civilisation.

Voici comment en général la lutte s'établit: elle s'engage entre, d'une part, le gouvernement proprement dit, le pouvoir exécutif, comme représentant et champion de l'intérêt de conservation, et d'autre part, l'élément démocratique, comme représentant l'intérêt de conquête et d'innovation. Je ne dis pas qu'il en soit toujours ainsi; l'histoire présente peut-être des combinaisons différentes; mais, en général, c'est ainsi que la question finit par se poser.

Alors à ces intérêts généraux dont je vous ai indiqué les représentants, viennent se joindre des intérêts personnels. Le gouvernement est représenté par des personnes; l'élément démocratique est aussi représenté par des personnes; et l'on comprend que les passions personnelles viennent alors se combiner avec les intérêts généraux. Et plus il y a de liberté dans un pays, plus l'élément démocratique déploie l'esprit d'innovation et de conquête, plus le gouvernement est porté à se montrer le défenseur de l'intérêt de conservation.

Ce fait, messieurs, n'est pas nouveau; il a été reconnu à cette tribune; les hommes l'ont observé depuis qu'ils vivent en société, et l'on a cherché un moyen d'empêcher que les représentants des deux intérêts en vinssent continuellement aux prises; d'empêcher, comme le disait hier mon honorable ami M. Royer-Collard, que les flots démocratiques vinssent battre continuellement la royauté.

Il n'y a presque aucune constitution, soit dans le moyen âge, soit dans des temps plus reculés, où cet élément ne se retrouve, bien ou mal imaginé; partout on a cherché à créer un pouvoir de cette nature, dont l'objet est de fortifier le gouvernement, de le soutenir contre l'invasion de l'élément démocratique.

Pour atteindre ce but, que faut-il? Il faut que ce pouvoir soit animé de l'esprit du gouvernement, qu'il en comprenne les conditions, les besoins, qu'il vive habituellement dans sa sphère, à son niveau, et que cependant il ne soit pas le gouvernement lui-même; il faut qu'il soit animé des intérêts généraux que le gouvernement représente, et qu'il n'ait pas les passions personnelles que le gouvernement porte dans son sein. Il faut, en un mot, que ce soit un pouvoir gouvernemental, mais que ce ne soit pas du tout le gouvernement.

Eh bien! je dis, que dans la seconde Chambre ou la pairie, il n'y a que l'hérédité qui puisse lui faire atteindre ce but. Je dis qu'il n'y a que l'hérédité qui puisse créer, à côté du gouvernement, un certain nombre de situations permanentes, fixes, au niveau du gouvernement, vivant habituellement dans sa sphère, connaissant ses besoins, pénétrées de son esprit, ayant les mêmes intérêts généraux que lui, sans avoir les intérêts personnels, les passions personnelles qui animent le gouvernement dans sa lutte contre l'élément démocratique.

Je dis qu'il n'y a que l'hérédité qui puisse donner à la pairie ce caractère, et faire en sorte que la pairie soutienne le pouvoir sans épouser tel ou tel ministère en particulier, sans embrasser la cause particulière de telles passions, de tel intérêt personnel.

L'hérédité, je le répète, place la pairie à côté du gouvernement, au niveau du gouvernement, et cependant la laisse étrangère et indépendante de lui. Sous ce point de vue, l'hérédité peut seule véritablement donner à la pairie le caractère dont elle a besoin pour remplir sa mission.

On dit: «Ce que vous créez là est une aristocratie, il n'y en a plus, il ne peut plus y en avoir.»

Je ne rappellerai pas à la Chambre ce qu'elle a déjà entendu dans les séances précédentes; je ne redirai pas, entre autres, ce que M. Thiers a dit à la Chambre, que les choses ne sont pas si nouvelles qu'on le pense communément. La Révolution française a fait de très-grandes choses, elle a changé l'état social. Cependant, il ne faut pas la croire si grande qu'on se la figure; elle n'a pas changé la nature des hommes ni les conditions essentielles de toute société. Il n'est pas vrai que la Révolution ait supprimé dans la société tous les éléments d'aristocratie. L'échelle sociale a sans doute moins d'étendue, il y a moins de distance des degrés supérieurs aux degrés inférieurs de la société; mais la distance est encore suffisamment grande pour que l'aristocratie puisse s'en tirer et elle s'en tirera. Il n'est pas besoin de la créer; elle existe sous nos yeux, dans toutes les conditions de la société; la Révolution ne l'a pas détruite.

J'irai plus loin, quand nous parlons de l'aristocratie aujourd'hui, j'ai peur que nous ne tombions dans une grande méprise; nous avons l'air de parler de ces luttes qui avaient lieu entre la démocratie et l'aristocratie dans les républiques anciennes; nous avons l'air de parler de cette démocratie oisive, s'occupant, comme l'aristocratie, des affaires publiques, discutant et voulant partager le gouvernement. C'est là ce qui se passait à Athènes, à Rome, dans les républiques anciennes, par suite de l'esclavage et de la constitution qu'avaient alors les gouvernements.

La démocratie moderne n'a rien de semblable à celle-là. Elle est laborieuse, occupée, essentiellement vouée à ses intérêts domestiques, aux besoins de sa vie privée. La démocratie moderne n'est pas en lutte, comme on le prétend, contre l'aristocratie; elle n'aspire pas au pouvoir, elle n'aspire pas à gouverner elle-même, elle veut intervenir dans le gouvernement autant qu'il est nécessaire pour qu'elle soit bien gouvernée, et qu'elle puisse, en toute sécurité, vaquer à la vie domestique, aux affaires privées. (Très-bien! très-bien!)

C'est là le résultat, et de l'abolition de l'esclavage, et de la grandeur des États modernes et de la complication de notre civilisation actuelle.

La démocratie moderne, je le répète, n'est pas essentiellement vouée à la vie politique, préoccupée des passions politiques; elle a ses intérêts et ses affaires particulières, dont elle demande à pouvoir s'occuper avec liberté et sécurité; elle cherche dans le gouvernement toutes les garanties de cette liberté et de cette sécurité. Rien de moins, rien de plus.

Eh bien! messieurs, si tel est l'état des choses dans notre pays, ce dont nous avons besoin, et plus besoin que jamais, c'est de trouver dans la société des hommes qui, par situation, par le fait de leur naissance si l'on veut, se vouent et appartiennent spécialement aux affaires publiques, à la vie politique, des hommes qui en fassent habituellement, naturellement, leur étude, leur état, leur profession, comme d'autres, dans la démocratie, font leur état de la jurisprudence, du négoce, de l'agriculture et de toutes les carrières de la vie sociale.

Je dis que cette aristocratie est la condition des sociétés modernes, une conséquence nécessaire de la nature de la démocratie moderne.

A cette aristocratie deux conditions sont imposées: la première, c'est d'être constamment soumise au contrôle, à l'examen, à l'impulsion de la démocratie; la seconde, de se recruter constamment dans la démocratie, de lui ouvrir son sein, de recevoir d'elle tout ce qu'elle produit d'hommes capables qui voudront sortir des intérêts privés pour se consacrer aux affaires du pays. Je dis que ces deux conditions sont essentielles, nécessaires à l'aristocratie constitutionnelle dont nous avons besoin. Or, l'hérédité est le seul moyen de satisfaire à ces deux conditions.

Par l'hérédité, vous atteignez le but dont j'ai parlé; vous avez ainsi un certain nombre de situations toutes faites, des familles dont la vie publique, dont les affaires publiques seront, pour ainsi dire, l'élément, qui seront placées au sommet et recevront toujours cependant l'impulsion de la démocratie; car, il n'y a pas de doute sur ce point, c'est cette Chambre, c'est la Chambre démocratique qui décidera de la direction du gouvernement, qui donnera l'impulsion, qui sera prépondérante.

Je dis que votre Chambre des pairs ainsi constituée se recrutera nécessairement dans le sein de la démocratie, et, à cet égard, il existe un fait plus concluant que toutes les observations qu'on pourrait faire.

La Chambre des pairs anglaise est certainement la plus aristocratique, celle qui réunit le plus de conditions de durée et de perpétuité possibles. Eh bien! voulez-vous savoir l'état actuel de la Chambre des pairs anglaise?

Un de nos honorables collègues, M. le général Bertrand, dans une opinion qui nous a été distribuée, a dit: «Parcourez la généalogie des lords des trois royaumes, presque toutes les races y remontent à la conquête de nos Normands du XIe siècle.» Ne semblerait-il pas, d'après cela, que les familles de la Chambre des pairs d'Angleterre se sont perpétuées depuis le XIe siècle? Certes, le principe d'hérédité aurait exercé là une grande puissance.

Eh bien! messieurs, voici son état véritable. Sans compter les pairs ecclésiastiques, pour lesquels il n'y a pas d'hérédité, il y avait, en 1829, dans la Chambre des pairs 375 membres laïques. Sur ces 375 membres, 48 seulement remontent au delà du XVIIe siècle, 124 au delà du XVIIIe siècle, et sur les 261 restants, et dont aucun n'est plus ancien que le XVIIIe siècle, 170 n'ont pas quatre-vingts ans d'existence, 104 même ne datent que de ce siècle-ci.

Voilà comment la Chambre anglaise s'est recrutée; voilà quelle a été, dans cette société si aristocratiquement constituée, la force du principe de l'hérédité. C'est la classe moyenne qui remplit très-rapidement la Chambre des pairs; c'est elle qui est le véritable réservoir dans lequel l'aristocratie vient sans cesse se régénérer, se rajeunir.

A combien plus forte raison en serait-il de même chez nous? Dans notre société où l'hérédité n'aurait aucune des garanties civiles qu'elle possède en Angleterre, la démocratie serait l'élément où se retremperait sans cesse la Chambre des pairs. Notre aristocratie constitutionnelle, soumise à l'influence prépondérante de l'élément démocratique, viendrait s'y recruter chaque jour.

C'est là ce dont nous avons besoin. Nous avons besoin, passez-moi le mot, quoiqu'il ne rende pas exactement ma pensée, nous avons besoin d'une classe essentiellement politique, d'un certain nombre d'hommes essentiellement politiques. Ce qu'il faut, c'est qu'ils ne disposent pas de nous selon leur gré, c'est que tous les hommes capables du pays qui voudront entrer dans la vie politique aient la perspective d'une situation politique, fixe et indépendante.

11 y a, messieurs, un dernier argument dont il faut bien que je dise un mot. On dit: le pays n'en veut pas; votre institution peut être très-bonne, mais elle est repoussée par le voeu national. Messieurs, personne ne professe un plus grand respect que moi pour les organes et les voeux du pays; c'est le droit des pays libres de n'avoir d'institutions que celles qu'ils acceptent et auxquelles ils croient. Mais, messieurs, les peuples libres se trompent comme d'autres; à la vérité, ils se détrompent aussi mieux que d'autres par le fait de la liberté. J'ai dans mon pays cette confiance qu'il saura se détromper quand il s'est trompé. Je lui porte plus de respect, j'ose le dire, que ceux qui veulent s'emparer de sa volonté du moment, de sa croyance du moment, comme d'une volonté immobile, éternelle, d'une croyance qui ne peut pas changer; que ceux qui nous donnent cette raison comme une raison péremptoire devant laquelle il faut que notre raison à nous s'arrête et succombe. Non, il n'en est rien: notre raison reste libre et indépendante devant la conviction du pays; nous avons l'avantage de croire que le pays peut se tromper; et nous en avons sous les yeux d'assez grands exemples pour que notre confiance ne soit pas illégitime.

Rappelez-vous quelle était la force de la conviction générale, la force de ce que j'appellerai la prévention, le préjugé du pays, dans le procès des ministres de Charles X. Le préjugé général, la conviction générale étaient que leur condamnation à mort était nécessaire. Eh bien! j'affirme que le pays s'était trompé, et qu'aujourd'hui le pays se félicite que cela n'ait pas eu lieu, qu'il sait gré à la Chambre des pairs du jugement qu'elle a rendu. (Marques d'adhésion.) Il a changé d'avis à cet égard; grand exemple, exemple terrible des erreurs populaires et des frénésies dont on se guérit dans les pays libres. (Nouvelle adhésion.)

Nous en avons un autre plus récent. Je parle de la discussion que nous avons eue, il y a quelques jours sur les affaires étrangères. Sans aucun doute, la sympathie du pays pour la Pologne était profonde, générale; elle l'est encore. Le pays paraissait (je dis paraissait, parce que je ne veux pas affirmer que cela fût), le pays paraissait porté à croire qu'on aurait dû faire la guerre à la Russie pour la Pologne. J'affirme qu'il est détrompé à cet égard, qu'il ne croit plus que cette politique eût été utile à la Pologne, bien qu'il lui porte le même intérêt et qu'il ait pour elle la même sympathie, mais il est actuellement convaincu que cette guerre eût été contraire à son intérêt et à la justice de l'Europe. (Mouvements en sens divers.)

J'apporte ici ma conviction; j'affirme que ma conviction a été telle. (Voix à gauche: A la bonne heure, parlez pour vous.) C'est un sous-entendu que nous pouvons aisément nous épargner: il est clair que chacun n'apporte ici que sa conviction, et qu'il ne prétend pas l'imposer aux autres.

J'affirme que, dans ma conviction, le pays s'est détrompé à cet égard, qu'il croit aujourd'hui que la guerre n'eût pas été bonne, qu'elle n'était pas sage; ce qu'il ne croyait pas aussi fermement il y a quinze jours.

Je dis donc que nous avons eu tout récemment deux grands exemples de la manière dont un peuple libre se détrompe après s'être trompé. J'ai donc dans mon pays cette confiance que s'il était vrai, comme je le pense, que l'hérédité de la pairie fût une institution nécessaire, utile, la France se détromperait à cet égard (Voix à gauche: Non, non, jamais.... Voix au centre: Oui, oui!); s'il était vrai d'ailleurs, ce que je ne crois pas, qu'il se soit aussi trompé que quelques personnes le prétendent.

Ce n'est pas sans raison que j'ai cette confiance. Je vous prie de remarquer au nom de quelles idées on combat aujourd'hui l'hérédité de la pairie. J'affirme, sans crainte d'être démenti, que c'est au nom des idées, des théories de 1791.

Eh bien! il est vrai que les idées de 1791 sont encore présentes à beaucoup d'esprits, qu'elles ont encore en France une grande puissance. Il est vrai, en même temps, que toutes les fois qu'on les voit approcher de l'épreuve, toutes fois qu'on les voit sur le point d'être mises en pratique, le pays recule, parce que son expérience l'avertit de leur fausseté, parce que l'instinct de l'expérience l'avertit que ces idées ne valent rien pour fonder un gouvernement. Je dis pour fonder un gouvernement, et c'est à dessein.

Ces idées ont été excellentes pour renverser l'ancien régime, pour détruire; je ne leur en veux pas de cette destruction; au contraire, je m'en applaudis; mais je dis qu'elles n'avaient que cette destination, qu'elles l'ont remplie, et qu'à présent elles sont usées, elles ne sont plus bonnes pour les choses dont nous avons besoin. De quoi avons-nous besoin aujourd'hui? Nous avons besoin de fonder un gouvernement, de consolider notre monarchie constitutionnelle. Il est évident qu'on ne fonde pas avec les mêmes idées, avec les mêmes procédés par lesquels on détruit. Cela est de bon sens et n'a pas besoin d'être démontré.

On ne fonde pas un gouvernement en un jour, d'un coup, par la baguette de ce qu'on appelle le pouvoir constituant; on le fonde par la bonne conduite de ce gouvernement lui-même, par l'harmonie, par le jeu bien entendu de tous les pouvoirs permanents et habituels qui le constituent. On le fonde un peu chaque jour, un peu plus le lendemain; on le fonde en vingt ans, en cinquante ans, en un siècle; c'est une oeuvre qui ne peut être accomplie que par le concours tranquille, régulier, non d'un pouvoir constituant, non d'un congrès, non de l'exercice extraordinaire de la souveraineté publique, mais des pouvoirs légaux, habituels, permanents. C'est ainsi que les gouvernements se fondent, et ainsi seulement; il n'y a aucun autre moyen de leur donner de la force et de la durée. (Sensation.)

Eh bien! c'est quand nous avons cette oeuvre à accomplir, quand c'est notre intérêt, notre besoin, notre devoir de fonder le gouvernement constitutionnel en France, c'est alors que nous irions commencer par détruire un pouvoir essentiel, un pouvoir constitutif de ce gouvernement? Comment, nous n'avons qu'à fonder, c'est là notre besoin, c'est là ce qui nous préoccupe tous, et nous irions reprendre l'oeuvre de destruction, au nom des mêmes idées et des mêmes théories qui, en 1791, n'ont servi qu'à cette oeuvre!

Non, messieurs, cela est contraire au bon sens, cela est contraire aux besoins du pays, aux voeux bien entendus de tous les hommes éclairés et indépendants.

Vous voulez fonder une monarchie constitutionnelle: commencez par respecter les pouvoirs qui la constituent, par respecter leur indépendance, par assurer à tous leur libre exercice, et ne revenez pas sans cesse sur des expériences et des théories qui, je le répète, sont sans valeur aujourd'hui.

La pairie consiste en trois éléments, en trois conditions; par la nomination royale, elle est monarchique et fortifie le gouvernement; par le nombre illimité de ses membres, elle s'adapte bien à la monarchie constitutionnelle et tient bien sa place dans le jeu des trois pouvoirs; par l'hérédité, elle est monarchique et libérale en même temps; elle est politique, elle donne au pays ce dont il a besoin et pour l'ordre et pour la liberté.

Si vous détruisez l'un de ces trois éléments, l'une de ces trois conditions, vous portez atteinte à la royauté, à la machine constitutionnelle, à son jeu libre et bien entendu. Je ne veux pas dire par là que si l'hérédité n'est pas maintenue, la France est perdue. (Mouvement.) Je ne veux pas le dire, parce que j'espère davantage de mon pays. Je connais peu de folies dont son bon sens ne réussît tôt ou tard à le sauver. Mais j'affirme que, si vous maintenez l'hérédité, la France est sauvée; l'anarchie dont nous nous plaignons trouvera son terme, le point d'arrêt que nous cherchons sera atteint, la révolution de Juillet sera terminée et consolidée à la fois. Si l'hérédité de la pairie est abolie, je ne sais pas quelles tempêtes nous attendent, mais, à coup sur, les ancres nous y manqueront. (Marques d'une vive adhésion au centre... Sensation prolongée.)

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