Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
X
Discussion du projet de loi relatif au vote annuel, par les Chambres, du contingent nécessaire pour le recrutement de l'armée.
--Chambre des députés.--Séance du 15 septembre 1830.--
La Charte de 1830, dans son article final, avait mis le vote annuel, par les Chambres, du contingent de l'armée au nombre des réformes légales qui devaient être promptement accomplies. Le gouvernement fit présenter le 2 septembre 1830, à la Chambre des députés, un projet de loi destiné à acquitter cet engagement. Le rapport en fut fait le 13 septembre par le général Lamarque. Dans le débat qui eut lieu le 15 septembre, plusieurs membres demandèrent la révision et la refonte de toutes les lois qui avaient réglé l'organisation de notre armée, spécialement de la loi fondamentale du 10 mars 1818, présentée par le maréchal Gouvion Saint-Cyr. La commission elle-même avait ouvert cette voie en proposant d'amender l'article 3 du projet de loi qui portait: «Sont maintenues toutes les dispositions des lois du 10 mars 1818 et du 9 juin 1824 qui ne sont pas contraires à la présente loi,» en ajoutant le mot provisoirement au mot maintenues. Le gouvernement repoussa cet amendement, et je pris deux fois la parole pour le combattre. Il fut rejeté, et le projet de loi, adopté tel que le gouvernement l'avait présenté, fut promulgué comme loi le 11 octobre 1830.
Le 28 octobre 1831, dans la discussion du projet de loi présenté le 17 août précédent sur le recrutement de l'armée, et qui devint la loi du 21 mars 1832, le général Lamarque proposa, par amendement, l'abolition du vote annuel du contingent. Je combattis son amendement et il finit par le retirer.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, la loi dont la Chambre s'occupe en ce moment n'est pas une loi d'organisation militaire; c'est une loi purement politique, qui a pour objet d'introduire dans nos institutions un principe qui en avait été repoussé jusqu'ici. Quel que fût notre système militaire, quelle que fût l'organisation de notre armée, ce principe devrait également y être introduit.
Lors donc qu'on veut, à l'occasion de cette loi, traiter des questions d'organisation militaire et examiner si la conscription est utile, on s'écarte, ce me semble, de la nature et du but de la loi. La loi, je le répète, est purement politique; elle a pour unique but de faire entrer un principe dans nos institutions, quel que soit le mode de recrutement, quelle que soit l'organisation de l'armée. Les questions militaires sont résolues par notre législation actuelle. Sont-elles bien ou mal résolues? Y a-t-il des modifications à faire? Ces dernières questions demeurent entières; elles ne sont nullement impliquées dans le projet qui vous est soumis.
Pourquoi donc, à l'occasion de ce projet, venir frapper d'improbation les lois existantes? Quel avantage peut-il y avoir, pour l'État, à affaiblir, à énerver ainsi une législation tout entière? Et si quelques parties de cette législation sont vicieuses, la Chambre n'a-t-elle pus le moyen de les réformer? L'initiative ne lui appartient-elle pas? Ne peut-elle proposer des changements dans toute notre organisation militaire, ou dans telle ou telle partie de cette organisation, si elle le juge convenable?
Il y a, ce me semble, de graves inconvénients à vouloir faire ces changements sans les avoir discutés à fond. Ce que vous discutez aujourd'hui, ce n'est pas l'organisation militaire, c'est le rapport de votre commission sur une question toute spéciale et purement politique. Notre régime militaire a été réglé par des lois, après de mûres délibérations sans doute. Je ne dis pas qu'il n'y a point de changements à y apporter; mais je crois que ces changements doivent être l'objet d'une proposition spéciale, d'une délibération approfondie, et non pas indiqués et réclamés en passant, au moment où vous discutez une proposition d'une tout autre nature.
Le débat se prolongea; le général Demarçay et M. de Tracy persistèrent à soutenir l'amendement qui frappait d'un caractère provisoire toute notre organisation militaire. Je repris la parole en ces termes:
Je n'ai eu garde de dire à la Chambre que les lois qui règlent aujourd'hui notre organisation militaire devaient être regardées comme irrévocables, qu'aucune modification n'y serait apportée. J'ai au contraire parlé des modifications qu'elles pouvaient exiger et des divers moyens par lesquels ces modifications pourraient être introduites. J'ai parlé de l'initiative que pouvait exercer, à cet égard, la Chambre elle-même. J'ai donc été loin de penser qu'aucune modification ne pût être proposée.
Ce que j'ai combattu, c'est l'ébranlement donné par occasion, et comme en se jouant, à la législation tout entière. Ne vient-on pas de dire à la tribune et d'une manière générale, absolue, que ces lois étaient mauvaises, mauvaises pour les citoyens, pour l'armée, et cela en termes vagues, sans discussion, sans distinction? Cependant, messieurs, les lois qui règlent l'organisation de l'armée contiennent les règles de l'avancement et une multitude de dispositions différentes, dont les unes sont généralement regardées comme bonnes, tandis que d'autres sont susceptibles de modification. N'y a-t-il pas un inconvénient immense à qualifier ainsi sans examen toute une législation de mauvaise, de réprouvée par l'opinion?
Pour légitimer les reproches indistinctement adressés aux lois militaires, on vous a parlé de l'état de l'administration, de désordres qui existent, dit-on, dans des communes rurales. Il est vrai; il y a des désordres, quoiqu'ils soient infiniment moins nombreux et moins graves qu'on ne les a représentés. A quoi tiennent-ils? à l'état de transition dans lequel nous sommes, à la difficulté de passer du régime qui vient de tomber au régime qui se fonde. Vous renouvelez partout les autorités, vous mettez en mouvement un public immense. Vous avez raison de le faire; mais comment s'étonner qu'au milieu d'une telle transformation quelque désordre se manifeste?
Est-ce en ébranlant les lois qu'on espère rétablir l'ordre dans les faits? Quoi! vous choisissez précisément le moment où la société est agitée, pour venir la remuer jusque dans ses fondements! Messieurs, ou je m'abuse étrangement, ou la mission du gouvernement et de la Chambre est aujourd'hui de calmer la société (Oui, oui! C'est cela! Très-bien!), de la calmer, non-seulement matériellement et dans les faits, mais moralement et dans les esprits, car les esprits sont aujourd'hui bien plus ébranlés que les faits.
La société subsiste et marche avec régularité, et même avec un degré de liberté merveilleux, après la révolution qui vient de s'accomplir. A-t-on jamais vu, au milieu d'un changement de dynastie, d'une constitution renouvelée, aucune liberté suspendue, tous, amis et adversaires, vainqueurs et vaincus, jouissant également de la liberté individuelle, de la liberté de la presse, de tous les droits constitutionnels? Toutes les libertés écrites dans nos institutions existent aussi en fait. Point de lois d'exception, point d'actes de persécution. Qu'au milieu de ce développement général de toutes les libertés, il y ait eu quelques troubles dans quelques communes, quoi d'étrange? Que vos paroles les calment, messieurs, car les paroles descendues de cette tribune ont action et autorité. Et cette influence appartient à la Chambre, non-seulement en vertu de son droit, mais encore par la manière dont elle a exercé sa mission, par le patriotisme, et permettez-moi de le dire, par le bon sens qu'elle a déployés dans les circonstances difficiles au milieu desquelles elle s'est trouvée. La Chambre a été appelée en vingt-quatre heures à changer le gouvernement du pays, les personnes et les institutions. Eh bien, en vingt-quatre heures, la Chambre a fait les changements que réclamait la raison publique, ni plus ni moins. Elle a su agir et elle a su s'arrêter. Elle n'a point méconnu la grandeur de sa tâche; elle ne s'est point laissée emporter par l'entraînement de sa situation. Dans l'un et l'autre sens, elle a prouvé son patriotisme.
L'avenir ne s'en étonnera point, messieurs; il dira que la Chambre a été fidèle à son origine. Jamais assemblée n'a été élue avec un mouvement plus national, plus laborieux. C'est la victoire des élections qui a fait la Chambre, et c'est la Chambre qui a précédé, je dirais volontiers qui a amené la victoire nationale. Ce sont les élections faites quelques jours avant les événements de juillet qui ont décidé les derniers coups du despotisme. Le gouvernement déchu n'a pas osé se trouver en présence de la Chambre. Il a senti que le despotisme qu'il méditait ne pouvait s'exercer devant elle, qu'il y avait incompatibilité entre elle et lui, et il s'est porté aux derniers excès.
Sans doute, ce n'est pas la Chambre qui l'en a puni: ce ne sont pas des Chambres qui font des révolutions pareilles. Il faut, pour les accomplir, toute la puissance publique, toute l'ardeur, toute l'unanimité d'une nation. Félicitons-nous de ce que notre révolution a eu ce caractère, de ce qu'elle a été une oeuvre populaire; c'est à cause de cela qu'elle a été exempte d'intrigues et d'oscillations, décidée en quelques heures, pleine de simplicité et de grandeur. Mais maintenant le fait est accompli, une autre tâche nous est imposée. Ce n'est plus une révolution que nous avons à faire; c'est un gouvernement et des lois qu'il s'agit de fonder. Sans doute ces lois doivent être faites sous l'influence des intérêts et des opinions de la nation, et en définitive, elles doivent être l'expression fidèle de son voeu; mais quant aux moyens d'exécution, quant aux époques où ces lois doivent être discutées, c'est aux pouvoirs légaux seuls qu'il appartient d'en décider.
Nous sommes rentrés, messieurs, sous l'empire des pouvoirs légaux: le gouvernement est changé, les institutions sont modifiées; mais nous vivons dans un ordre régulier, nous agissons par des moyens réguliers, nous procédons par délibérations, par élections, par toutes les voies constitutionnelles. Si donc il y a des réformes à introduire dans notre organisation militaire, elles seront introduites avec le temps; elles seront l'objet de délibérations expresses; elles pourront émaner soit des Chambres, soit du gouvernement. Mais, jusqu'à ce que nous ayons occasion d'en délibérer avec maturité, et d'arriver à des résultats conformes aux intérêts du pays, ne nous abandonnons pas au mouvement désordonné des esprits: travaillons à remettre le calme dans les idées comme dans les faits; réglons et dirigeons le mouvement; la France nous en saura gré. (Vif mouvement d'adhésion.)
--Séance du 28 octobre 1831.--
M. Guizot.--Messieurs, il s'agit ici d'une des plus importantes prérogatives de la Chambre, d'une prérogative ardemment et laborieusement réclamée pendant quinze années, et conquise pour la première fois en 1830. Voici non pas les termes de la Charte, car ce n'est pas la charte qui a déterminé cette prérogative, mais d'une loi rendue dans la dernière session, le 11 octobre 1830, en exécution d'une promesse de la Charte.
Cette loi porte: «La force du contingent à appeler chaque année, conformément à la loi du 10 mars 1818, pour le recrutement des troupes de terre et de mer, sera déterminée par les Chambres à chaque session.»
Art. 2. «L'article 5 de la loi du 10 mars 1818 et l'article 1er de celle du 9 juin 1824 sont abrogés.»
Voici quels étaient les deux articles aujourd'hui abrogés:
Art. 5 de la loi du 10 mars 1818. «Le complet de paix de l'armée, y compris les sous-officiers et officiers, est fixé à 240,000 hommes; les appels faits en vertu de l'art. 1er ne pourront dépasser ce complet de 240,000 hommes, ni excéder annuellement 40,000 hommes. En cas de besoins plus grands, il y serait pourvu par une loi.»
Art. 1er de la loi de 1824. «Les appels faits chaque année conformément à la loi du 10 mars 1818, pour le recrutement des troupes de terre et de mer, seront de 60 mille hommes.»
Voilà les deux articles abrogés par la loi de 1830, c'est-à-dire que ce qui est aboli, c'est la fixation du complet de l'armée et des appels annuels. La loi de 1830 dit qu'il n'y aura pas de complet fixe, ni d'appels annuels fixes: voilà ce que vous avez décidé en 1830 par une loi rendue en vertu d'une promesse de la Charte; voilà ce que le général Lamarque vous propose d'abolir.
Le ministre de la guerre, dans le projet de loi qui fut proposé à la dernière session, avait inséré un complet de l'armée de 500,000 hommes; mais, par suite des explications qui eurent lieu à la commission, le ministre a reconnu que ce complet n'était pas nécessaire, et il ne l'a pas reproduit dans le projet qu'il nous a présenté à cette session. M. le général Lamarque vient donc vous proposer de faire ce que le ministre n'a pas cru nécessaire.
Il propose de fixer, une fois pour toutes, l'appel annuel; le complet de l'armée est fixé à 500,000 hommes, le nombre des années de service étant fixé à sept ans, c'est-à-dire qu'il faudra lever de 70 à 80,000 hommes par année pour que le complet soit maintenu à 500,000 hommes.
Ainsi l'appel annuel sera désormais fixé à 70 ou 75,000 hommes. C'est ce que ne permet pas la loi du mois d'octobre 1830.
Quelles sont les raisons contraires? On vous dit, d'une part, qu'il ne s'agit pas du contingent annuel, mais de la fixité de l'armée à 500,000 hommes. On prétend, d'une autre part, que vous n'abandonnez pas votre droit, parce que vous avez le droit de voter l'effectif sous les drapeaux, de sorte que si vous voulez réduire cet effectif de 40 à 50,000 hommes, vous ferez une réduction proportionnée sur le budget.
Ainsi, ajoute-t-on, quoique vous appeliez réellement 70 à 80,000 hommes par an, vous ne retiendrez sous les drapeaux que le nombre d'hommes que vous voudrez.
Je vous ferai d'abord remarquer que la loi d'octobre 1830 parle du contingent appelé chaque année pour le recrutement des troupes de terre et de mer. Cette loi ne parle pas de l'effectif tenu sous les drapeaux, mais elle parle du contingent annuel. C'est donc bien réellement l'abrogation de la loi d'octobre qu'on vous propose.
Remarquez d'ailleurs qu'avant cette loi, avant l'attribution du vote annuel du recrutement à la Chambre, vous aviez ce que M. le général Lamarque vous propose comme suffisant; vous aviez, dans la loi des finances, la faculté de voter l'effectif tenu sous les drapeaux.
C'est cette faculté qu'avec raison vous n'avez pas regardée comme suffisante. Vous avez pensé que cette fixation indirecte par les finances, par la limitation du nombre d'hommes tenus sous les drapeaux, ne constituait pas le véritable droit de la Chambre de voter annuellement l'impôt levé en hommes.
Car l'impôt, ce n'est pas le nombre qu'on a effectivement sous les drapeaux; c'est le nombre d'hommes qu'on appelle chaque année au service militaire, soit qu'on les tienne immédiatement et activement sous les drapeaux, soit qu'on leur impose l'obligation de s'y rendre dès qu'ils en seront requis.
Voilà le véritable impôt, l'impôt levé en hommes, et vous ne devez pas abandonner le droit de le voter annuellement.
Permettez-moi une comparaison. Si l'on vous proposait de voter une certaine somme, 500 millions, par exemple, par an, votés une fois pour toutes, en vous disant que le gouvernement n'en demandera que 200, mais qu'il pourra prendre le tout en cas de besoin, vous regarderiez avec raison une pareille proposition comme une très-grande restriction de vos droits. De même vous avez le droit de voter annuellement l'impôt en hommes, et cet impôt, comme je le disais, ne consiste pas seulement dans le nombre d'hommes tenus sous les drapeaux, il consiste encore dans le nombre des hommes qui sont appelés. Ces hommes sont soumis à un régime exceptionnel et particulier; ils peuvent être appelés sous les drapeaux d'un moment à l'autre; ils ne peuvent pas se marier sans la permission du ministre de la guerre.
Je dis donc que vous ne pouvez pas abandonner le droit de voter annuellement le nombre d'hommes appelés. On donne pour raison que c'est tous les ans remettre en question la force de l'armée; mais tous les ans l'existence même de l'État n'est-elle pas remise en question par le vote du budget, qui intéresse l'existence même de la couronne, de la magistrature, enfin de toute l'administration?
Le gouvernement représentatif repose sur la confiance qu'on a dans le bon sens des hommes, des électeurs, des Chambres et du gouvernement; sans cette confiance, le gouvernement représentatif est impossible. Remarquez que l'armée est même dans une situation plus favorable que les autres institutions. Quel serait le principe rigoureux du vote annuel de l'armée? Ce serait de faire voter tous les ans aux Chambres l'armée tout entière.
C'est ce qui se pratique en Angleterre par le bill de mutinerie. L'Angleterre vote annuellement l'armée tout entière, et vous, vous n'en votez qu'un septième; il y a six septièmes qui ne sont pas en question.
On ne peut pas dire qu'il y ait du danger pour l'État dans le vote annuel du septième de l'armée, dans l'examen de la question de savoir si elle sera plus ou moins considérable. Il y a évidemment une multitude de circonstances qui doivent faire varier, dans une année, la contribution de la société à la formation de l'armée.
Je dis qu'il n'est pas moins vrai qu'il y a une multitude de circonstances qui peuvent et doivent faire varier le vote annuel de la Chambre à ce sujet.
Je le répète, il s'agit ici d'une prérogative constitutionnelle de la Chambre, que vous avez réclamée constamment depuis 1817 et que vous avez inscrite dans la Charte de 1830 comme un des droits nationaux.
Tout impôt d'hommes doit être chaque année voté par la Chambre, comme les impôts d'argent.
C'est cette prérogative qui empêche de voter un impôt de 70 à 80,000 hommes, une fois pour toutes.
Vous n'auriez à voter chaque année que le nombre de troupes qui pourrait être mis sous les drapeaux. Ce serait la destruction de la Charte, de la loi de 1830, de la principale prérogative de la Chambre; le gouvernement ne vous le demande en aucune façon.
Je repousse l'amendement.
XI
Présentation et discussion d'un projet de loi sur l'exportation et l'importation des céréales.
--Chambre des députés et Chambre des pairs--18 septembre.--12 octobre 1830.
La législation sur les céréales, en vigueur au moment de la révolution de 1830, était très-peu favorable à l'importation des grains étrangers. L'état des récoltes, surtout dans les départements du Midi, inspirait de sérieuses inquiétudes. Le gouvernement ne voulut pas, dans un tel moment, aborder la question générale de la liberté du commerce en cette matière; mais, sans changer les bases de la législation existante, il proposa les mesures nécessaires pour en écarter, dans le présent, les inconvénients. J'exposai avec détail, d'abord devant la Chambre des députés, puis devant la Chambre des pairs, les motifs du projet de loi qui fut adopté, avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 20 octobre 1830.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, l'état des subsistances peut appeler, à des titres fort divers, l'attention du gouvernement. Tantôt des récoltes surabondantes surchargent et découragent l'agriculture; tantôt, quand les produits pour l'écoulement desquels on a multiplié les mesures de protection sont épuisés, ces mesures deviennent un obstacle, grèvent la condition des consommateurs, et excitent la sollicitude publique.
C'est alors que les difficultés de la législation se font sentir, et que l'expérience invite à la soumettre à une discussion nouvelle. Il est raisonnable que des lois faites à l'occasion d'une longue surabondance soient revues après l'épreuve de quelques années de médiocre produit.
Et comme une telle révision ne saurait être méditée avec trop de réserve, comme un grand nombre d'intérêts doivent être entendus, et veulent du temps pour se concilier, on concevra sans peine qu'une mesure transitoire puisse être nécessaire pour remédier à un inconvénient présent ou imminent.
Tout indique que nous sommes aujourd'hui dans cette situation.
Les années fertiles se sont succédé; nos lois s'y sont assorties. Depuis deux ans l'abondance a fait place à la médiocrité. Aussi, déjà l'an dernier, quelques modifications à la législation parurent convenables, et le gouvernement prit sur lui de les ordonner. La récolte de cette année ne peut compter parmi les abondantes ni parmi les mauvaises. Ce qui pourrait tromper quelque temps sur sa valeur réelle, c'est l'inégalité avec laquelle ses produits sont répartis sur le territoire. Le Midi, l'Est, quelques départements du centre, ont été maltraités. La Bretagne est riche au contraire; le haut Languedoc également. Les départements qui environnent Paris ont peu souffert en général. Il faut même qu'il soit resté de 1829 un peu plus de grains que 1829 n'en avait reçu de 1828; car, au mois de juin 1829, les blés étaient, autour de Paris, à 29 fr. 34, et cette année, à la même époque, ils étaient à 22 fr. 20. En 1829, au mois d'août, le pain était dans Paris à 18 sous et demi (92 centimes et demi) et à 17 sous et demi (87 centimes et demi) les deux kilogrammes; il n'a été au mois d'août dernier qu'à 16 sous et demi (82 centimes et demi), et pour septembre à 16 sous (80 centimes).
Les mercuriales nous présentent, sur un assez grand nombre de points, une baisse successive, même sur les marchés où la tranquillité a été un moment troublée. Ou sait d'ailleurs que cette saison est constamment celle où les cultivateurs, occupés des travaux de l'automne, fréquentent le moins les marchés; ils ne battent de blé que ce qui leur est absolument nécessaire pour le moment; et c'est malgré ces circonstances qu'en plus d'un lieu la baisse des prix se fait sentir.
Mais on sait aussi avec quelle rapide contagion la crainte de manquer de subsistances se propage, et avec quelle facilité elle peut entraîner à des préventions aveugles et à des précautions mal entendues, qui gênent la circulation, détournent le commerce, et aggravent le mal qu'elles s'efforcent de guérir.
Le désordre, s'il se manifestait, serait fermement réprimé. La propriété et la libre circulation seraient défendues et protégées contre toute atteinte. Le gouvernement ne négligera rien pour éclairer sur les fausses mesures que pourrait conseiller l'ignorance. Mais en faisant abstraction de ces méprises, il y a lieu de penser que le secours des grains étrangers sera désirable cette année. Déjà personne n'en conteste l'opportunité. Les propriétaires de grains indigènes n'en seront point jaloux, car les prix auxquels ils peuvent vendre et ceux auxquels reviendront les grains étrangers leur assurent, pour leurs récoltes, un débouché très-satisfaisant. Ils ont droit de profiter des circonstances, ils ne prétendent point en abuser, et une concurrence qu'appellent aujourd'hui les besoins et les voeux du pays, n'excitera nullement leurs réclamations.
Pour amener cette concurrence, il faut rendre l'arrivée des grains étrangers possible et même facile. Or, la législation en vigueur avait été faite pour empêcher l'importation; elle est donc à modifier.
Cette législation est compliquée: elle se compose des lois du 16 juillet 1819 et du 4 juillet 1821, dont les dispositions se combinent, se modifient et renchérissent l'une sur l'autre. C'est sous le point de vue seul de l'importation que nous avons à la considérer.
Dans le dernier état, les départements de la frontière sont répartis en quatre classes: l'importation des grains étrangers y est défendue jusqu'au moment où le prix des blés nationaux, déduit de certaines mercuriales, est monté à une limite fixée. Cette limite est 1º à 18 fr. l'hectolitre dans les départements de l'ancienne Bretagne (la Loire-Inférieure exceptée) et aussi dans les départements de la Moselle, de la Meuse, des Ardennes et de l'Aisne; 2º à 20 fr. sur les côtes de l'Océan depuis le département du Nord jusqu'à la Bretagne, et dans la Loire-Inférieure, la Vendée et la Charente-Inférieure. C'est aussi le prix assigné aux départements du Haut et Bas-Rhin; 3º à 22 fr. sur la mer, dans les départements de la Gironde et des Landes, et sur les frontières de terre, le long des Hautes et Basses-Pyrénées d'une part, de l'autre des Basses-Alpes au Doubs; 4º enfin à 24 fr. pour les départements riverains de la mer Méditerranée depuis le Var jusqu'aux Pyrénées-Orientales. La Corse est comprise dans cette classe.
Dès que l'importation est autorisée, elle est soumise à un droit d'entrée de 3 fr. 25 par hectolitre. Si le prix de la limite s'élève d'un franc ou de deux francs, le droit baisse d'une même quantité. Après une hausse ultérieure, c'est-à-dire si les prix dépassent 26, 24, 22 ou 20 fr. dans les classes respectives, le droit est réduit à 25 centimes.
Ces ménagements pour la production nationale sont grands et efficaces, mais on ne s'en est pas contenté.
Le tarif de droits que je viens de rappeler n'est applicable qu'aux blés provenant de certains pays dits pays de production. Sans s'apercevoir que, quand les secours antérieurs sont désirables, c'est aux lieux les plus rapprochés qu'il faut recourir, on a imposé une surtaxe à tout ce qui serait pris dans les entrepôts de l'extérieur. On a prétendu que des pays où il peut arriver des blés étrangers, quoiqu'ils en produisent d'indigènes, ne sauraient être considérés comme pays de production. Les seuls pays qui aient été déclarés pays de production sont les bords de la mer, l'Égypte, la mer Baltique, la mer Blanche et les États-Unis d'Amérique. Ainsi l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Espagne, l'Italie, la Sicile, l'Afrique même sont censés ne rien produire. Les grains que le commerce y va chercher ne sont admis que moyennant une surtaxe. Au lieu de 3 fr. 25 l'hectolitre pour plus fort droit, ils payent 4 fr. 25, et quand la cherté a fait réduire le droit ordinaire à 25 centimes, les grains des pays de non-production doivent cinq fois davantage (1 fr. 25).
A cette surtaxe vient, dans certains cas, s'en ajouter une autre. Les grains qui arrivent par navires étrangers payent 5 fr. 50 au fort droit, au lieu de 3 fr. 25, et toujours 1 fr. 25 au minimum.
Ce n'est pas tout. On a taxé l'entrée par terre aussi chèrement que par navires étrangers. Ainsi les premiers secours que reçoivent nos départements de l'Est ou des Pyrénées, leur coûtent 5 fr. 50 l'hectolitre, au lieu de 3 fr. 25 qu'on paye ailleurs; et dans la plus grande cherté, ce qu'on transporte à grands frais par les routes de terre paye 1 fr. 25 de droit, tandis qu'on ne demande que 25 centimes à ce qui arrive par mer.
Une autre disposition tient le Midi, surtout Lyon et nos départements du Sud-Est, dans une condition vraiment très-dure.
Pour écarter les grains de Crimée et rendre leur importation par Marseille à peu près impossible, les choses ont été combinées de telle sorte qu'en fait le prix légal n'atteignît jamais la limite à laquelle, aux termes mêmes de la loi, elle eût été permise. Le prix réel des grains à Marseille, par exemple, était, le 15 août, de 30 fr. 19 et cependant le prix régulateur légal n'a été que de 23 fr. 43, c'est-à-dire de 50 centimes au-dessous de la limite qui ouvrirait le port.
D'où provient cette énorme différence? De ce que le cours de Marseille ne compte que pour une petite fraction dans le prix légal de la classe à laquelle cette ville appartient. On ne s'est pas contenté de combiner ce cours avec celui des marchés de Gray et de Toulouse, villes qui fournissent des grains au midi par le Rhône et par le canal du Languedoc; quelque espoir serait encore resté à l'importation; aujourd'hui, par exemple, le prix régulateur légal serait à Marseille de 25 fr. et les blés étrangers entreraient avec le droit de 2 fr. 25, 3 fr. 25 ou 4 fr. 50 suivant la provenance ou le pavillon. Mais un quatrième élément a été introduit dans la mercuriale qui règle le prix des grains à Marseille; c'est le prix de Fleurance, marché peu connu du département du Gers, qui suit constamment les bas prix de Toulouse, en sorte que Toulouse compte réellement pour moitié dans le prix courant qui ferme le port de Marseille.
Voici ce qui en résulte.
Les grains de l'entrepôt de Marseille repartent pour aller chercher un port de l'Océan dans une classe dont le prix légal les admette à entrer en payant 3 fr. 25 c. de droits. Nationalisés par ce payement et par cette admission, ils sont rechargés pour Marseille, et les énormes faux frais, ce droit, ce double voyage, ce retard, ces risques, sont encore couverts par le prix factice, excessif, auquel ces combinaisons législatives tiennent les blés à Marseille. C'est ainsi qu'une loi trop dure est légalement éludée, au préjudice toutefois des consommateurs.
Il est enfin un effet général de la loi qu'il importe de remarquer. Les mercuriales se publient le premier de chaque mois, et font subitement la règle du commerce. L'importation était libre le 30 septembre, elle peut être prohibée le 1er octobre. Ce qui est en mer, ce qu'un simple accident retarde de quelques heures n'entre plus; c'est une spéculation ruinée. Comment compter sur l'active coopération du commerce sous l'empire d'une législation qui ne lui laisse qu'un pareil hasard à courir, quand il se livre à l'approvisionnement du pays?
Il est permis de croire, messieurs, que cette législation devrait être l'objet d'une révision générale, et que des dispositions plus sagement combinées protégeraient efficacement l'agriculture en faisant courir moins de chances aux subsistances publiques, en amenant moins d'alternatives de mévente et de cherté. Mais il faut, nous en sommes aussi convaincus que personne, procéder en pareille matière avec une grande prudence; il faut laisser au temps le soin de mettre tous les droits en lumière et tous les intérêts en accord. Nous ne vous proposons donc aujourd'hui que des mesures partielles et transitoires qui, prenant la législation actuelle pour base, se bornent à en retrancher ce qui nous priverait de la coopération du commerce, et à nous garantir les ressources d'une importation que l'intérêt public nous commande de faciliter.
Le projet de loi se compose de quatre articles.
L'art. 1er abolit les surtaxes établies soit sur les blés provenant des pays dits de non-production, soit sur ceux qui arrivent par la frontière de terre, et abaisse de 25 c. par hectolitre, non-seulement la surtaxe imposée aux blés apportés par navires étrangers, mais les droits variables établis sur l'importation, quand elle est permise, depuis le maximum jusqu'au minimum.
L'art. 2 écarte le marché de Fleurance du nombre des éléments qui servent à fixer le prix légal de la frontière du Midi, et y substitue le marché de Lyon, substitution qui aura pour résultat de faire plus promptement atteindre la limite à laquelle l'importation est permise, et de tenir les ports de cette classe plus longtemps ouverts. Aujourd'hui, par exemple, par l'intervention du marché de Fleurance, le prix légal des grains est, à Marseille, de 23 fr. 43 c. et l'importation est encore interdite, tandis que par l'intervention du marché de Lyon il serait de 25 fr. 68 c. et l'importation serait depuis longtemps autorisée.
L'art. 3 assure, en exigeant les preuves nécessaires, l'admission de la cargaison qui, expédiée à temps et de bonne foi, mais retardée par les accidents de la négociation, arrive après la clôture fortuite de l'importation.
Enfin l'art. 4 ne donne d'effet à ces dispositions que jusqu'au 30 juin 1831.
Ce sont là, messieurs, les moindres changements qu'à notre avis conseille aujourd'hui la prévoyance. Nous sommes fondés à espérer qu'ils suffiront, que le commerce profitera des facilités qu'il réclame de toutes parts, et dont il ne peut raisonnablement se passer.
Les secours qu'il amènera sans perturbation mettront un terme aux souffrances du Midi, et alimenteront les Lyonnais et leurs voisins. Sur les autres points, les grains étrangers, à mesure qu'ils pénétreront, rendront disponibles des quantités correspondantes de grains indigènes qui approvisionneront les marchés de l'intérieur. Des craintes, fort exagérées en elles-mêmes, se dissiperont, et la sécurité permettant à la liberté de se déployer sans obstacle, les subsistances et la paix publique seront également garanties.
PROJET DE LOI.
Louis-Philippe, roi des Français,
A tous présents et à venir, salut.
Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté en notre nom à la Chambre des députés par notre ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, et par M. Vincent, maître des requêtes, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.
Art. 1er. Sur la frontière de terre comme sur celle de mer, le maximum du droit variable à l'importation des grains sera de 3 fr. l'hectolitre, et le minimum de 25 c. Ces droits et les droits intermédiaires de 2 fr. et de 1 fr. continueront d'être appliqués suivant le prix légal des grains, conformément aux lois des 16 juillet 1819 et 4 juillet 1821.
Ce droit sera augmenté d'un franc pour les grains qui arriveront par mer sous pavillon étranger.
Il sera perçu sans autre surtaxe et sans distinction de provenances.
Art. 2. Le prix légal régulateur des grains pour la première classe (frontière du Midi, depuis le département du Var jusqu'à celui des Pyrénées-Orientales inclusivement), sera formé du prix moyen des mercuriales des marchés de Marseille, Toulouse, Gray et Lyon.
Art. 3. Quand, par l'effet du prix légal, l'importation devra cesser dans un port de mer, les cargaisons qui, fortuitement, n'auraient pu parvenir à temps, mais dont l'expédition faite de bonne foi sera régulièrement prouvée par la présentation des connaissements, seront admises, et néanmoins payeront le droit d'importation le plus élevé.
Art. 4. Les dispositions ci-dessus n'auront effet que jusqu'au 30 juin 1831.
Paris, le 17 septembre 1830.
LOUIS-PHILIPPE.
Par le Roi:
Le ministre secrétaire d'État de l'intérieur, Guizot.
--Chambre des pairs.--Séance du 12 octobre 1830.--
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, les lois des 16 juillet 1819 et 4 juillet 1821, sur l'importation des céréales, furent inspirées par le désir de protéger la consommation de nos propres grains.
Mais, rédigées au milieu d'une surabondance qui décourageait les agriculteurs depuis plusieurs années, elles se ressentirent de cette circonstance. L'esprit de ces lois fut évidemment de repousser les grains étrangers aussi loin et aussi longtemps qu'il serait possible. Non-seulement on éleva les limites que le prix devait franchir avant qu'ils fussent admissibles; mais alors même, et de peur qu'on ne profitât trop tôt de la faculté d'importer, un tarif gradué frappa les blés provenus des pays voisins d'un droit d'entrée sensiblement plus fort que les blés qu'il faut attendre des mers éloignées. On y ajouta une autre surtaxe sur ce qui nous serait apporté par navire étranger, distinction communément reçue pour favoriser notre pavillon, mais dont la proportion supérieure, toute spéciale, était calculée pour opposer un obstacle de plus aux versements de grains que l'étranger voudrait faire dans nos ports. Lorsqu'on prenait ces précautions multipliées contre l'invasion des blés exotiques, il est évident que l'on se croyait dispensé de prévoir le temps où les arrivages étrangers cesseraient d'être à charge, car aussitôt qu'ils sont désirables, il ne serait pas conséquent de les rendre difficiles et coûteux. Les prix élevés, condition nécessaire de leur admission temporaire, devant désintéresser le producteur national, quand ce point est atteint, c'est le consommateur qu'il faut ménager en ne chargeant pas l'entrée de droits fiscaux et de faux frais.
Aux années d'abondance ont succédé trois récoltes médiocres; celle qui vient d'être rentrée dans les greniers est inférieure dans plusieurs départements, et l'inégale répartition de ses produits sur le territoire rend encore plus convenable de faciliter les secours extérieurs là où le consommateur les réclame, et où le commerce peut les apporter.
Les subsistances ne manqueront pas. Il n'y a nulle inquiétude à concevoir; mais il n'est personne qui ne désirât que les classes industrieuses et peu aisées obtinssent en ce moment leur pain à des prix modérés. Enfin, on ne peut nier que le temps ne soit venu de se débarrasser, temporairement du moins, des exigences ajoutées comme de suréogation à la condition fondamentale des limites de l'importation.
C'est ce que le gouvernement du Roi a voulu et ce que la Chambre des députés a adopté dans le projet de loi.
Les prix des grains nationaux au-dessous desquels les grains étrangers ne peuvent être introduits ne subissent aucun changement.
Le minimum du droit principal, quand le tarif gradué s'arrête à cause de l'élévation ultérieure du cours, est toujours de 25 centimes l'hectolitre, et s'applique comme par le passé.
Mais suivant l'article 1er du projet, les degrés variables du droit qui sont de 3 fr. 25 c., 2 fr. 25 c., 1 fr. 25 c., simplifiés par une petite réduction, seront fixés à 3 fr., 2 fr. et 1 franc.
On conserve la surtaxe d'un franc pour les arrivages par pavillon étranger.
Mais on supprime celle qui se rapportait à la distinction des pays de production et de non-production, distinction tellement arbitraire, ou plutôt si peu d'accord avec les dénominations, que les Pays-Bas, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, l'Afrique, étaient censés ne pas produire de grains.
Dans le tarif des douanes, les arrivages par terre sont assimilés en général à ceux qui viennent sous pavillon étranger dans nos ports. On avait appliqué cette règle aux transports de grains; mais à cause de l'élévation spéciale de sa surtaxe, cet article, à l'entrée par terre, payait 1 fr. 25 c. l'hectolitre dans le cas où dans les ports on ne devait que 25 cent. Il a été d'autant plus juste de rétablir des conditions égales que nos départements de la frontière de terre subissent cette année les prix les plus élevés.
Le projet fait participer aux mêmes adoucissements l'entrée des farines, en conservant les proportions fixées par les anciennes lois. Il met en harmonie avec les droits propres aux froments ceux qui s'appliquent aux seigles et maïs. Par une inadvertance, la loi de 1821 avait négligé de le faire; il y avait un degré de plus dans les droits propres à ces derniers grains. Les seigles payaient à l'entrée 4 fr. 25 c. dans la circonstance où le froment ne devait que 3 fr. 25 c.
Les frontières du royaume étant divisées en quatre classes pour l'application des règles sur l'importation des grains, dans chacune les mercuriales de certains marchés composent le prix commun légal qui, publié le dernier jour de chaque mois, permet ou prohibe l'entrée suivant que ce prix est supérieur ou inférieur à la limite adoptée par la loi.
Ainsi, sur toute la frontière de la Méditerranée (première classe), la limite qu'il faut que le cours dépasse pour qu'il y ait liberté d'importer est de 24 fr. l'hectolitre.
Or, depuis 1821, une seule fois, pour un seul mois, les grains ont pu entrer de ce côté.
Et cependant, depuis la récolte de 1827, la denrée a sensiblement renchéri; toutes les autres frontières ont eu de fréquentes époques d'importation permises. Il y a plus; il est notoire qu'à Marseille, dans le reste de la Provence, à Lyon, les grains se payent 30 fr. l'hectolitre, et cependant le prix légal n'a pu jamais atteindre à 24 francs.
D'où vient cette singularité si fâcheuse à ces pays, où la récolte est particulièrement mauvaise? De ce que le prix légal est le taux moyen de quatre mercuriales. On a d'abord combiné avec celle de Marseille les prix de Gray et de Toulouse, marchés qui, par la Saône et le Rhône d'un côté, par le canal du Midi de l'autre, alimentent le bas Languedoc et la Provence; mais on a voulu y ajouter pour quatrième élément le marché de Fleurance, marché obscur du département du Gers, qui ne concourt point à la consommation de Marseille, et qui n'a été choisi que pour redoubler l'effet du bas prix de Toulouse dans le prix moyen.
Le renchérissement qui en provient, le prix excessif du grain à Marseille, celui qui en résulte pour le cours du pain à Lyon, la clameur universelle enfin ne permettent pas de laisser subsister cet état de choses. Il a paru juste et conséquent d'opposer à deux pays de production, Gray et Toulouse, ceux de deux grands marchés de consommation, Lyon et Marseille. C'est le sujet de l'article 2 du projet.
L'article 3 assure l'entrée des envois de grains expédiés de bonne foi par mer ou par les fleuves pendant que l'admission était permise, et qui, fortuitement retardés, rencontreraient la prohibition à leur arrivée. La Chambre des députés a insisté sur les précautions qui empêcheront de tourner en abus cette mesure d'équité. Si elle n'était accordée au commerce, comment pourrait-il s'exposer à des chances si ruineuses qui peuvent dépendre d'un centime de variation dans la mercuriale, ou d'un jour de retard à la mer?
L'article 4 provient d'un amendement introduit par la Chambre des députés. Les grains étrangers, autrefois laissés à la disposition et aux soins du commerçant, sous les précautions requises qui constituent le régime de l'entrepôt fictif, étaient soumis par la loi du 15 juin 1825 à l'entrepôt réel, c'est-à-dire renfermés dans des magasins que la douane seule peut ouvrir, où, par conséquent, les précautions journalières nécessaires à la conservation de la denrée ne peuvent être prises à propos; l'administration a reconnu que ces mesures gênantes et coûteuses étaient sans le moindre avantage, et n'ajoutaient rien à la garantie de l'entrepôt fictif. L'article, en conséquence, abroge cette formalité.
Mais cette disposition même, et toutes les autres mesures, ne sont que temporaires. En vertu de l'article 5, la loi n'aura d'effet que jusqu'à l'apparition des produits de la future récolte, c'est-à-dire jusqu'au 30 juin prochain pour la première classe (le Midi), et au 31 juillet pour le reste du royaume.
La Chambre des députés l'a ainsi voté. Quant au gouvernement, il n'avait voulu proposer en effet qu'une loi transitoire.
Celles qui existent, faites pour une longue époque d'abondance, naturellement ne pouvaient convenir à des temps de cherté.
On aurait craint, en faisant une loi au milieu de ces circonstances nouvelles, et en la faisant permanente, de ne pas assez ménager les intérêts agricoles, que le gouvernement respecte et protége.
Un système qui conviendrait à tous les temps, qui maintiendrait le plus possible des prix plus égaux, qui concilierait les droits et les besoins du producteur et du consommateur, c'est ce qui est désirable, c'est ce qu'il faut chercher avec maturité.
(M. le ministre donne lecture du projet de loi.)
XII
Débats sur les clubs et sur l'article 291 du Code pénal.
--Chambre des députés.--Séances des 25 septembre et 4 octobre 1830.--
J'ai raconté dans mes Mémoires 16 les incidents et les débats qui s'élevèrent, peu après la révolution de 1830 et pendant mon ministère de l'intérieur, à l'occasion des clubs et de l'application de l'article 291 du Code pénal. Ce fut à propos d'une pétition des commissaires-priseurs de Valenciennes, et par une vive attaque de M. Benjamin Morel, député de Dunkerque, contre les clubs, que s'engagea, pour la première fois, cette discussion. M. de Tracy, au nom des idées générales de liberté, répondit à M. Benjamin Morel, et je pris, après lui, la parole en ces termes:
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le silence avec lequel vous avez accueilli les paroles du premier orateur, la promptitude avec laquelle l'honorable préopinant s'est empressé d'y répondre, ne prouvent, ce me semble, que la gravité et l'opportunité de la question. Elle préoccupe tous les esprits; elle agite la France entière; il était impossible qu'elle n'arrivât pas promptement, et par toutes les portes, dans cette enceinte.
Je suis porté à croire que dans les craintes qu'excitent les sociétés qu'on appelle populaires, il y a un peu d'exagération. Elles ne me paraissent pas jusqu'ici avoir fait un grand mal, ni déployé une grande puissance. Je crois qu'il y a du souvenir dans la terreur qu'elles inspirent, et que le passé exerce peut-être ici autant d'influence que le présent. (Voix diverses: C'est vrai.)
Cependant l'agitation est réelle; le public tout entier est préoccupé. Ce seul fait de l'agitation générale et de tous les symptômes qui la manifestent est un grand mal, un mal auquel il importe de porter remède. Vous voyez partout les capitaux se retirer, l'industrie se resserrer; l'alarme est générale, surtout dans les professions laborieuses, dans celles qui font la force et le fond de notre société.
Quelque exagérées que soient ces craintes, elles ont un fondement solide. Le caractère, la conséquence des sociétés populaires et de leurs actes, c'est qu'elles entretiennent, qu'elles fomentent, qu'elles exaltent de jour en jour parmi nous l'état révolutionnaire.
Messieurs, nous avons fait une révolution, une heureuse, une glorieuse révolution; mais nous n'avons pas prétendu mettre la France en état révolutionnaire. (Marques d'adhésion.) Nous n'avons pas prétendu la tenir dans l'agitation, dans le trouble, dans l'anxiété qui accompagnent de tels événements.
Quels sont les caractères de l'état révolutionnaire? Voici les plus saillants: c'est que toutes choses soient mises en question; c'est que les prétentions soient indéfinies; c'est que des appels continuels soient faits à la force, à la violence. Eh bien! ces caractères existent tous dans les sociétés populaires, dans l'action qu'elles exercent, dans l'impulsion qu'elles s'efforcent d'imprimer à la France.
Je dis que toutes choses y sont mises en question. Et remarquez, messieurs, qu'il ne s'agit point, dans ces sociétés, de discussions purement philosophiques; ce n'est pas telle ou telle doctrine qu'on veut faire prévaloir; ce sont les choses mêmes, les faits constitutifs de la société qu'on attaque; c'est notre gouvernement; c'est la distribution des fortunes et des propriétés; ce sont enfin toutes les bases de l'ordre social, qui sont mises en question et ébranlées tous les jours dans les sociétés populaires. De là cette fermentation universelle qui se répand au dehors et qui trouble tous les esprits.
En même temps que toutes choses sont mises en question, des prétentions indéfinies, indéfinissables, éclatent. Et, dans ces prétentions, il ne s'agit pas de telle ou telle réforme, de tel ou tel but particulier à atteindre; il s'agit de projets, d'espérances qui seraient hors d'état de se limiter eux-mêmes. Il y a là une ambition qui ne connaît pas son propre objet, qui se déploie sans but, qui n'est pas un état de véritable travail, de véritable réforme politique, mais une maladie de l'esprit. (Mouvement d'adhésion.)
Enfin, messieurs, qu'est-ce qui caractérise encore l'état révolutionnaire? c'est l'appel continuel à la force, à la violence; c'est le recours aux moyens brutaux; c'est la menace sans cesse adressée à tous les pouvoirs de la société, à toutes les existences, à toutes les idées qui ne s'accordent pas avec celles auxquelles on veut donner l'empire. C'est là peut-être le caractère fondamental de l'état et des passions révolutionnaires.
Eh bien, messieurs, ce caractère se déploie tous les jours dans les sociétés populaires. Ce ne sont pas, je le répète, des écoles philosophiques, où l'on discute tel ou tel principe; c'est une véritable arène dans laquelle on provoque toutes les passions, dans laquelle on soulève toutes les menaces.
Je vous le demande, n'est-ce pas là vouloir tenir la France dans un état révolutionnaire? n'est-ce pas vouloir prolonger, j'ai tort de dire vouloir, car je n'inculpe les intentions de personne, mais enfin n'est-ce pas prolonger en effet cet état de trouble et d'anxiété qui accompagne nécessairement une révolution, quelque heureuse, quelque glorieuse qu'elle ait été?
Ce n'est pas là, messieurs, le mouvement, ce n'est pas là le progrès. On nous provoque sans cesse au mouvement; on nous demande toutes les conséquences de la révolution qui vient de s'accomplir. Messieurs, nous voulons autant que personne le mouvement et le progrès. Il n'y a personne à qui les progrès de la société soient plus chers qu'à nous. Mais le désordre n'est pas le mouvement; le trouble n'est pas le progrès; l'état révolutionnaire n'est pas l'état vraiment progressif de la société. Je le répète, l'état où les sociétés populaires prétendent mettre la France n'est pas le mouvement véritable, mais le mouvement désordonné; ce n'est pas le progrès, mais la fermentation sans but. Messieurs, ce n'est pas là le désir de la France. La France n'a pas entendu se mettre dans un état révolutionnaire permanent. (De toutes parts: Non, non!) La France a lutté quinze ans, avant de se décider à se mettre tout entière en mouvement pour faire une révolution. Il y a bien eu, pendant quinze ans, diverses sortes d'agitations, des conspirations, des insurrections partielles; il n'y a pas eu de véritable tentative nationale. Notre révolution est la seule dans laquelle la France entière se soit montrée. Il a fallu que la tyrannie vînt en personne et le front découvert, qu'elle attaquât nos libertés au coeur, qu'elle compromît tout notre ordre social; il a fallu que son présent fût troublé et son avenir menacé cruellement, pour que la France fît une révolution: elle l'a faite en trois jours, parce qu'elle s'est levée en masse. Rappelez-vous que jusque-là il n'y avait eu que des mouvements partiels, que je ne veux pas blâmer, mais que personne n'a aujourd'hui le droit d'appeler des mouvements nationaux. (Très-bien, très-bien!)
Ainsi l'état dans lequel les sociétés populaires entretiennent la France est un état contraire, non-seulement à ses besoins et à ses intérêts, mais encore à ses voeux. Quand on essaye de la mettre en cet état, non-seulement on lui fait tort, mais on lui fait violence. Tel est le mal que produisent les sociétés populaires; elles font violence à la France; elles font fermenter toutes choses au milieu de la France, tandis que la France veut l'ordre. Elle en a le goût autant que le besoin; elle résiste par sa nature comme par son intérêt à cet état révolutionnaire dans lequel on veut la tenir.
Si je les considère dans leurs rapports avec notre situation extérieure, les sociétés populaires ne s'offrent pas sous un aspect plus favorable. Messieurs, il ne faut pas se tromper sur le jugement que porte l'Europe de notre révolution. Je n'hésite pas à le dire; dans le fond de sa pensée énergique et sérieuse, l'Europe l'approuve. L'Europe trouve que nous avons eu raison, que ce qui s'est passé en France a été bien motivé, que la France a bien fait de changer son gouvernement.
Ainsi, bien loin de désavouer notre révolution, bien loin de déserter aucun des principes et des faits sur lesquels elle repose, je dis que nous ne sommes pas les seuls à avouer ces principes, à reconnaître la légitimité de ces faits; que l'Europe tout entière, soit qu'elle le dise, soit qu'elle le taise (et par l'Europe j'entends le fond des cabinets comme les places publiques), l'Europe entière pense que nous avons eu raison. Et c'est parce que l'Europe porte un tel jugement sur ces événements qu'on peut les regarder comme consommés.
Mais en même temps que l'Europe approuve notre révolution, elle l'observe avec crainte, avec une sorte de méfiance. L'Europe aussi se souvient du passé; elle n'a pas plus que nous perdu le souvenir des sociétés populaires et des clubs. L'Europe attend pour savoir si, du milieu de cette révolution, ne naîtra pas une nouvelle propagande révolutionnaire, ardente à exciter les mêmes passions, les mêmes troubles dans toutes les sociétés européennes. Il n'y a pas moyen de se le dissimuler, cette crainte s'associe encore au jugement que porte l'Europe sur notre révolution.
Eh bien, c'est à nous de faire, sous les yeux de l'Europe, la part de ces événements; c'est à nous de lui prouver qu'elle a raison dans son jugement et qu'elle se trompe dans ses craintes.
Au dehors donc comme au dedans, pour l'Europe comme pour la France, ces sociétés, ou pour mieux dire l'état qu'elles entretiennent, bien loin de servir la cause de notre révolution, bien loin de seconder son mouvement, l'altèrent et le compromettent.
Quand nous nous adressons à notre législation pour lui demander un remède à ce mal, que trouvons-nous? L'art. 291 du Code pénal. Je me hâte de dire, et du fond de ma pensée, que cet article est mauvais, qu'il ne doit pas figurer éternellement, longtemps si vous voulez, dans la législation d'un peuple libre. Sans doute, les citoyens ont le droit de se réunir pour causer entre eux des affaires publiques. Il est bon qu'ils le fassent, et jamais je ne contesterai ce droit; jamais je n'essayerai d'attaquer les sentiments généreux qui poussent les citoyens à se réunir, à se communiquer leurs sympathiques opinions.
Mais l'art. 291 n'en est pas moins aujourd'hui l'état légal de la France, il n'en est pas moins écrit dans nos lois, quelque vicieux qu'il soit. Ce n'est pas une de ces lois qui sont implicitement abrogées par les principes généraux écrits dans les Chartes. Il faut une abrogation expresse. Tant que cette réforme législative n'a pas eu lieu, vous restez sous l'empire des lois existantes.
Je dis plus; les circonstances et les dangers ne sont pas toujours les mêmes. Ce n'est pas toujours sur le même point que doivent se diriger les craintes et les efforts. Aujourd'hui le danger ne provient pas de l'application de l'art. 291. Ce n'est pas la liberté qui est menacée. Vous pourrez réformer cet article aussitôt que cela conviendra à l'état social, et je souhaite que ce soit le plus tôt possible; mais évidemment il n'y a pas urgence. Le gouvernement n'a aucune intention contraire à la liberté. Je puis le dire hautement, car ses actes sont d'accord avec son langage. Son intention n'est pas d'interdire des sociétés légitimes, quelque nombreuses qu'elles soient. Ce n'est pas à la limite du nombre que le pouvoir s'arrêtera; il ira au fait, et là où il trouvera un danger véritable, il appliquera l'art. 291; il conjurera ce danger, il l'a déjà fait. (Adhésion.) L'arrêt de la cour royale qui a ordonné des poursuites reçoit dès aujourd'hui son exécution. Des citations sont données à deux personnes désignées pour comparaître devant le tribunal de police correctionnelle. Un projet de loi est soumis aux Chambres pour ces sortes de délits. J'espère qu'il sera prochainement adopté, que la cause dont il s'agit sera jugée par le jury, et que ce sera par le jugement national que la répression aura lieu. (Adhésion générale.)
Messieurs, c'est dans les quinze dernières années qui viennent de s'écouler que nous avons réellement conquis nos libertés. Pourquoi? parce que la réforme a été lente, laborieuse, parce que c'est au milieu des obstacles, des dangers, en présence d'un pouvoir ennemi que nous avons vécu. Depuis quinze ans, nous avons été obligés à la prudence, à la patience, à la persévérance, à la mesure dans notre action; et aussi nous avons, en quinze ans, conquis plus de liberté qu'aucun pays n'en a conquis en un siècle.
Il s'en faut donc bien que ces quinze dernières années aient été perdues pour la France. Elles ont laissé à la France le plus heureux, le plus précieux héritage, des moeurs libres qui commencent à se former, l'intelligence de la vie politique et de ses travaux. Ne sortons pas de cette voie; ne prétendons pas emporter tout en un jour, et vouloir, le lendemain d'une révolution miraculeuse, réaliser tout ce qu'elle nous vaudra.
Le temps viendra, et j'espère qu'il ne sera pas long, où l'art. 291, n'étant plus motivé par l'état réel de la société, disparaîtra de notre Code. Il existe aujourd'hui; c'est l'état légal de la France; on en doit faire une application raisonnable, légitime. Quiconque en ferait une mauvaise application en serait responsable, bien que l'article soit écrit dans les Codes, car le pouvoir répond de tous ses actes, et il est obligé d'avoir raison, quelle que soit son action. (Marques d'adhésion.)
Je dis que, dans les circonstances présentes, les sociétés populaires peuvent être dangereuses. Je crois qu'on s'exagère leur danger, qu'elles n'ont pas fait le mal qu'on leur attribue, mais qu'elles pourraient le faire; et, puisque le pouvoir est armé d'un moyen légal, non-seulement il ne doit pas l'abandonner, mais il doit s'en servir. Je répète qu'il l'a déjà fait, et qu'il est décidé à le faire tant que l'exigeront l'intérêt du pays et le progrès de ses libertés.
Dans la séance du 4 octobre 1830, la question se renouvela dans la discussion du projet de loi relatif à l'application du jury aux délits politiques et de la presse. M. de Sade, député de l'Aisne, attaqua l'article 291 du Code pénal, et me fournit l'occasion d'exprimer pleinement, à ce sujet, ma pensée.
M. Guizot.--Quand j'ai eu occasion de parler de l'art. 291 du Code pénal, je n'ai point dissimulé ce que j'en pensais. J'ai dit que je le regardais comme vicieux au fond, et devant être réformé un jour. Ce que j'ai dit alors, je le répète aujourd'hui. Mais j'ai dit en même temps que je ne croyais pas la réforme opportune; que si elle était faite aujourd'hui, elle aurait pour résultat de donner force encore plus que règle au mouvement des sociétés populaires; que, dans les circonstances actuelles, nous étions appelés à réprimer ces sociétés, non à les fonder; que le moment d'assurer l'exercice plein et régulier de ce droit viendrait, et que je serais un des premiers alors à proposer le changement du Code pénal; mais qu'à mon avis, il n'était point venu, et qu'il y aurait péril à le devancer.
Je persiste dans l'opinion que j'ai émise devant la Chambre. Je reconnais en principe général le droit des citoyens de se réunir et de s'entretenir ensemble des affaires publiques. Je dis que, même aujourd'hui, sous l'empire de l'art. 291, toutes les fois que ce droit sera exercé paisiblement, sans porter atteinte à l'ordre public, l'administration n'en prendra nul ombrage. C'est ce qui a lieu dans plusieurs réunions que le public ignore, qui ne font point de bruit, n'ont aucun caractère révolutionnaire, et discutent cependant sérieusement et sincèrement de grandes questions politiques. Elles subsistent, elles discutent librement, tranquillement, et le gouvernement ne s'enquiert pas avec une puérile rigidité du nombre de leurs membres. Il lui suffit qu'elles n'alarment point le pays, qu'elles ne troublent point l'ordre public. Il n'entend point appliquer absolument et sans discernement l'art. 291; mais il pense que, dans l'état actuel des affaires et des esprits, c'est un devoir pour lui de retenir cet article qu'il trouve écrit dans les lois, et d'en faire, si le besoin s'en manifeste, l'application aux réunions par lesquelles la paix publique et la marche régulière de nos institutions seraient menacées.
Ce que je pensais et disais il y a quelques jours, messieurs, je le pense donc et le redis aujourd'hui. Je crois l'art. 291 peu conforme aux maximes et aux habitudes d'un pays libre; je désire que la réforme en soit prochaine. Mais partout où l'ordre public sera compromis, partout où l'on cherchera à l'ébranler, partout où la population tranquille, laborieuse, s'alarmera et redoutera l'esprit révolutionnaire, les réunions qui se formeraient contre les dispositions légales, et qui produiraient de tels effets, seront réprimées; c'est en maintenant l'ordre que nous réussirons vraiment à fonder la liberté.
XIII
Discussion du projet de loi relatif à l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques.
--Chambre des députés.--Séance du 4 octobre 1830.--
L'article final de la Charte de 1830 avait classé l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques parmi les réformes nécessaires et promises. Le comte Siméon en prit l'initiative dans la Chambre des pairs et développa, le 6 septembre 1830, les motifs d'un projet de loi destiné à accomplir cette promesse. Adopté par la Chambre des pairs et transmis le 20 septembre à la Chambre des députés, ce projet y fut adopté, le 4 octobre, avec quelques amendements que la Chambre des pairs adopta à son tour. Un amendement proposé par M. de Schonen, et qui ne fut point adopté, portait: «La loi du 25 mars 1822 est abrogée. En conséquence, les dispositions des lois du 17 et du 26 mai, et du 9 juin 1819, abrogées par elle, reprendront force et vigueur.» Je pris la parole pour le combattre:
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Ce ne sera pas moi qui désavouerai la loi du 17 mai 1819, et qui craindrai de voir la législation de la presse retourner vers cette origine. J'ai eu l'honneur de participer à la loi de 1819, la plus sincère, je n'hésite pas à le dire, qui ait été rendue dans aucun pays sur la liberté de la presse, et en même temps la plus efficace, la plus conforme au régime constitutionnel.
Cependant je ne crois pas qu'il soit possible de venir, par un simple amendement, supprimer une loi tout entière qui a réglé la liberté de la presse depuis que la loi de 1819 a cessé d'être en vigueur. Dans le projet qui vous est soumis aujourd'hui, il ne s'agit pas d'une législation générale en matière de presse, il s'agit seulement d'un changement de juridiction. Le rapporteur de votre commission vous l'a déjà fait remarquer, on ne fait ici que transporter, de la police correctionnelle au jury, la connaissance des délits de la presse. C'est une loi d'attribution, une loi de juridiction; rien de moins, mais rien de plus.
Or, l'amendement qui vous est proposé tend à changer toute la législation de la presse, à abolir tout ce qui s'est fait sur cette matière depuis 1819. Je ne dis pas qu'il ne faille pas le faire; je ne dis pas que les lois postérieures à celle de 1819 ne doivent pas être changées; pour mon propre compte, je le pense, et peut-être suis-je intéressé à le penser; mais je ne crois pas que ce changement puisse se faire immédiatement et sans de mûres délibérations.
Pour prouver la nécessité de son amendement, l'honorable préopinant vous a cité, dans la loi du 25 mars 1822, l'art. 2, qui punit toute attaque contre la dignité royale, l'ordre de la successibilité au trône, les droits que le Roi tient de sa naissance, et ceux en vertu desquels il a donné la Charte. Il est évident que cet article est incompatible avec notre nouvel ordre de choses, avec ce qui se passe en France depuis deux mois, et qu'il doit être extirpé de notre législation. Un projet de loi est déjà préparé à cet effet, et sera porté demain probablement à la Chambre des pairs.
Il aurait même été déjà présenté sans des circonstances accidentelles qui ont entraîné quelque retard. Mais ce projet prouvera qu'il est impossible d'abolir purement et simplement l'art. 2 de la loi de 1822, et qu'il faut y substituer des dispositions nouvelles. De grands événements se sont accomplis, il y a deux mois; il faut qu'ils soient consacrés dans la loi, et que le principe de notre révolution de Juillet soit substitué au principe de la loi de 1822. Il faut que la nouvelle loi déclare que toute attaque contre le Roi, contre les droits qu'il tient du voeu de la France, voeu formellement exprimé par la déclaration des Chambres et de la Charte constitutionnelle par lui acceptée et jurée le 9 août 1830, sera punie. Il faut que le principe de notre révolution, qui a fondé l'ordre de choses actuel tout entier sur le consentement et des Chambres et du pays, devienne le principe de la législation de la presse. Il ne suffit donc pas de retourner purement et simplement à la législation de 1819, et d'abolir toutes les lois postérieures. Il y a des dispositions nouvelles à prescrire, et elles ne sauraient être improvisées.
D'autres motifs encore s'opposent à l'amendement. La loi de 1822 contient des dispositions qui, si elles étaient abolies, ne se retrouveraient pas dans celle de 1819 et sont pourtant nécessaires; par exemple, celle qui punit l'infidélité dans le compte rendu des séances des Chambres et des tribunaux. Il n'y a dans la législation de 1819 absolument rien à ce sujet. Supprimerez-vous cette disposition sans pourvoir à son remplacement?
Quant à celle qui dit que la Chambre offensée pourra, sur la réclamation d'un de ses membres, punir elle-même l'auteur de l'outrage, je n'entends pas entrer d'avance dans la discussion qui aura lieu sans doute à ce sujet quand viendra l'art. 3 du projet qui vous est soumis. Mais j'ai besoin de dire tout de suite, qu'à mon avis, ce système est bon; je crois qu'un pouvoir souverain doit être chargé du soin de sa propre dignité et en état de la défendre; il s'emparera de ce droit si la législation ne le lui reconnaît pas. Il vaut infiniment mieux le lui reconnaître légalement. On sera bien plus sûr de la modération et de la réserve qu'il mettra dans sa propre défense, s'il est légalement armé du droit d'y pourvoir, que si vous l'obligez à l'envahir violemment, et à débuter par un acte de tyrannie.
Ce droit est accordé dans notre législation, messieurs, non-seulement aux Chambres, mais aussi aux pouvoirs judiciaires. Les tribunaux aussi ont le droit de protéger leur dignité; et ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir: toutes les fois que les tribunaux se laisseront insulter, qu'ils se laisseront insulter publiquement, ils méconnaîtront non-seulement leur droit, mais encore leur devoir. Personne n'a le droit d'insulter les tribunaux du pays. On peut blâmer, à telle ou telle époque, la conduite de la magistrature; on peut critiquer tel jugement prononcé par tel tribunal; mais quel bon citoyen se croira permis d'injurier les pouvoirs publics dans l'exercice de leurs fonctions? (Vif mouvement d'adhésion.)
Il y a deux choses distinctes dans un pouvoir public: les personnes et le pouvoir lui-même. Or l'injure s'étend au caractère public dont la personne est revêtue. Ce caractère, messieurs, doit toujours être respecté, car il est respectable en lui-même. Il est donc du devoir des tribunaux de se protéger contre l'insulte, et c'est alors la société tout entière qu'ils protègent. (Bravo! bravo!)
Ce n'est donc pas sans une mûre discussion, et sans en bien peser les conséquences, que vous devez rayer de votre législation l'article qui donne aux corps souverains le droit de protéger leur dignité. On a parlé de l'abus possible. Sans doute l'abus est possible; mais certes, il n'a pas été grand en France depuis quinze ans. Il n'y a qu'un seul exemple d'une poursuite pareille. C'est là un pouvoir dont les grands corps ne doivent faire que rarement usage; mais il importe qu'ils n'en soient pas dépouillés.
Je le répète, messieurs, l'amendement qui vous est proposé a pour objet de refaire la législation de la presse tout entière, la législation pénale, la procédure, la juridiction. Je pense, comme son auteur, que la loi de 1822 contient des dispositions très-vicieuses, qu'elle est bien moins bonne que celle de 1819. Je viens d'entretenir la Chambre des dispositions dont le gouvernement sent la nécessité et qu'il se propose de substituer à celles qui sont maintenant en vigueur. Mais je ne crois pas qu'une semblable réforme puisse être introduite dans nos lois, par voie d'amendement à un projet qui n'a pour but que de transférer au jury l'attribution des tribunaux correctionnels.
Par un autre amendement, M. Villemain proposa le même jour que l'article 12 de la loi du 25 mars 1822, qui portait que toute publication, vente ou mise en vente, exposition, distribution, sans autorisation préalable du gouvernement, de dessins gravés ou lithographiés serait, par ce seul fait, punie d'un emprisonnement, etc., fût abrogé. J'appuyai cette proposition, qui fut adoptée, et la nouvelle loi fut promulguée le 8 octobre 1830.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Quand les réformes offrent des difficultés réelles, quand elles ont besoin d'être coordonnées avec une législation existante, je ne crois pas qu'il faille en improviser. C'est la doctrine que je professerai constamment à cette tribune. Mais quand elles sont simples, faciles, quand elles ont au contraire pour résultat de mettre la loi spéciale dont on s'occupe en harmonie avec la loi générale, je ne connais aucune bonne raison pour les retarder.
La censure a disparu complétement de la législation. C'est uniquement dans le cas dont il s'agit qu'il en reste une trace.
Il n'y a pas de motif qui empêche de l'effacer, il importe que le mot censure ne se trouve plus dans aucune de nos lois; elle ne doit pas s'exercer sur les gravures et les lithographies, pas plus que sur les écrits; je ne vois donc rien qui s'oppose à l'adoption de l'amendement.
XIV
Présentation du projet de loi relatif aux récompenses nationales à accorder aux victimes de la révolution de Juillet 1830.
--Chambre des députés.--Séance du 9 octobre 1830.--
Ce projet, adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, fut promulgué comme loi le 13 décembre 1830.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, il tardait au Roi comme à vous de sanctionner, par une mesure législative, le grand acte de reconnaissance nationale que la patrie doit aux victimes de notre révolution. J'ai l'honneur de vous la présenter.
La commission des récompenses nationales, instituée en vertu de la loi du 5 août dernier, et animée d'un patriotisme infatigable, a réuni les nombreux éléments qui nous permettront enfin de rendre à l'héroïsme désintéressé cette éclatante justice. C'est en parcourant le relevé funèbre qui constate tant de malheur et de dévouement qu'on apprend à connaître le prix d'une liberté qu'il a fallu payer si cher.
Messieurs, d'après les renseignements recueillis avec soin dans les divers arrondissements de Paris, nos trois grandes journées ont coûté à plus de 500 orphelins leurs pères, à plus de 300 veuves leurs maris, à plus de 300 vieillards l'affection et l'appui de leurs enfants; 311 citoyens resteront mutilés et incapables de reprendre leurs travaux; 3,564 blessés auront eu à supporter une incapacité temporaire. C'est à la France libre et reconnaissante qu'il appartient, autant du moins qu'il est en son pouvoir, de réparer ces désastres.
L'article 1er du projet de loi vous propose d'accorder une pension annuelle et viagère de 500 francs aux veuves des citoyens morts dans les trois journées des 27, 28 et 29 juillet, ou par suite des blessures qu'ils ont reçues à cette époque.
La France devait à ces généreuses victimes d'adopter leurs enfants orphelins. Jusqu'à l'âge de sept ans, ils recevront une somme de 250 francs par année, et resteront confiés aux soins de leurs mères, ou, au besoin, à ceux d'un parent ou d'un ami qui sera désigné par un conseil de famille. Depuis sept ans jusqu'à dix-huit, ils auront droit à un nouveau bienfait, celui d'une éducation utile et gratuite, qui assure leur existence à venir.
Les pères et mères âgés de plus de soixante ans, ou ceux à qui leurs infirmités ne laissaient d'autres moyens d'existence que les secours de la pitié filiale, ont droit aussi à votre sollicitude. Leurs enfants qui ont sacrifié leur vie pour la liberté ont assez fait pour que la France se charge d'acquitter la dette qu'ils lui ont léguée en mourant. Leurs parents recevront une pension annuelle et viagère de 300 francs.
Depuis longtemps la France est dotée d'un établissement où elle recueille les soldats mutilés sur le champ de bataille. Messieurs, les braves qui ont reçu, dans les rues de Paris, des blessures entraînant la perte ou l'incapacité d'un membre ont gagné les Invalides sur le plus beau champ de bataille. Les vieux guerriers qui habitent cet asile de la gloire les accueilleront avec transport dans leurs rangs. S'il est des citoyens que des affections de famille retiennent dans leurs foyers, il est juste de leur accorder une pension qui soit l'équivalent des frais que leurs frères coûteront à l'État.
Quant à ceux que leurs blessures n'ont pas mis dans l'impossibilité de travailler, il a paru convenable de leur accorder une indemnité une fois payée, dont la commission des récompenses nationales sera chargée de fixer le montant.
La même mesure devrait être prise en faveur des familles qui ont été privées de leur travail pendant les journées de juillet. La commission a même senti la nécessité de prévenir votre intention bien connue, en distribuant des secours provisoires à ceux qui n'auraient pu attendre la sanction de cette loi.
C'est pour subvenir à ces diverses dépenses que le Roi nous a chargé de vous demander d'ouvrir au ministère de l'intérieur un crédit de sept millions, sur lesquels quatre millions six cent mille francs seront convertis en rentes annuelles et viagères, sauf à réduire, s'il y a lieu, cette somme d'après l'état qui sera dressé par la commission des récompenses nationales. Le surplus des sept millions sera employé à acquitter le montant des indemnités et des secours une fois payés.
Messieurs, en adoptant les mesures que j'ai l'honneur de vous proposer, vous assurerez des existences qui sont devenues sacrées pour le peuple français. Il y a un autre moyen de donner aux défenseurs de Paris un nouveau témoignage de la reconnaissance publique. Parmi les citoyens qui ont survécu à leurs efforts, la France est sûre de trouver de braves guerriers. La commission des récompenses sera chargée de désigner ceux que le ministre de la guerre pourra proposer au Roi pour le grade de sous-lieutenant. La campagne des trois jours sera leur titre d'ancienneté.
La loi du 30 août a ordonné de frapper une médaille destinée à consacrer le souvenir de notre révolution. Cette médaille sera distribuée à tous les citoyens désignés par la commission.
Enfin, il a paru convenable d'accorder, à ceux qui se sont spécialement distingués dans le mouvement de notre délivrance, une décoration spéciale, glorieuse marque de leurs services personnels, et à laquelle les honneurs militaires seront rendus comme à la Légion d'honneur.
Messieurs, la loi qui vous est proposée, pour être digne de la France et des généreux citoyens qui en sont l'objet, devait beaucoup faire pour l'honneur et rien de plus que le nécessaire pour une pauvreté qui a l'orgueil de l'héroïsme. Il n'eût pas été possible de faire accepter un don; il était juste de payer une dette sacrée. La postérité dira que la France libre a récompensé une population de héros en donnant aux morts une tombe, aux blessés un asile, aux orphelins l'éducation qu'auraient souhaitée pour eux leurs parents.
PROJET DE LOI.
Louis-Philippe, roi des Français,
A tous présents et à venir, salut:
Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la Chambre des députés par notre ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.
Art. 1er. Les veuves des citoyens morts dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, ou par suite des blessures qu'ils ont reçues dans ces mêmes journées, recevront de l'État une pension annuelle et viagère de 500 francs, qui commencera à courir du 1er janvier 1831.
Art. 2. La France adopte les orphelins, fils des citoyens morts pendant les trois journées, ou par suite des trois journées de juillet. Une somme de 250 francs par année est affectée pour chaque enfant au-dessous de sept ans, lequel sera confié aux soins de sa mère, ou, au besoin, à ceux d'un parent ou d'un ami choisi par le conseil de famille.
Depuis sept ans jusqu'à dix-huit, les enfants seront élevés dans des établissements spéciaux, où ils recevront une éducation convenable à leur sexe, et propre à assurer leur existence à venir.
Art. 3. Les pères et mères âgés de plus de soixante ans, ou infirmes, et dont l'état malheureux sera constaté, et qui auront perdu leurs enfants dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, recevront de l'État une pension annuelle viagère de 300 francs, réversible sur le survivant.
Art. 4. Les Français qui, dans les journées de juillet, ont reçu des blessures entraînant la perte ou l'incapacité d'un membre, seront admis à l'hôtel des Invalides, ou toucheront, à leur choix, dans leurs foyers, la pension qui leur sera accordée.
Toutes les dispositions relatives à la quotité de la pension des invalides leur seront applicables.
Art. 5. Les citoyens que leurs blessures n'ont point mis hors d'état de travailler recevront une indemnité une fois payée dont le montant sera, pour chacun d'eux, déterminé par la commission des récompenses nationales.
Art. 6. Il sera également accordé une indemnité aux citoyens non blessés, dont les familles ont été privées du produit de leur travail pendant les journées de juillet. Cette indemnité sera, pour chaque citoyen, déterminée par la commission des récompenses nationales.
Art. 7. En conséquence des dispositions qui précèdent, et pour acquitter en même temps le montant des secours provisoires délivrés aux blessés ou aux familles des victimes des journées de juillet, un crédit de 7 millions est ouvert au ministre de l'intérieur.
Sur ce crédit, 4 millions 600,000 francs seront convertis en rentes annuelles et viagères, sauf à réduire, s'il y a lieu, cette allocation d'après l'état qui sera dressé par la commission des récompenses nationales.
Le surplus de cette somme sera consacré à acquitter le montant des indemnités et des secours une fois payé, d'après les états dressés par la commission.
Art. 8. Pourront être nommés sous-lieutenants dans l'armée ceux qui, s'étant particulièrement distingués dans les journées de juillet, seront, d'après le rapport de la commission, jugés dignes de cet honneur.
Art. 9. La médaille ordonnée par la loi du 30 août sera distribuée à tous les citoyens désignés par la commission.
Art. 10. Une décoration spéciale sera accordée à tous les citoyens qui se sont distingués dans les journées de juillet; la liste de ceux qui doivent la porter sera dressée par la commission, et soumise à l'approbation du Roi.
Les honneurs militaires leur seront rendus comme à la décoration de la Légion d'honneur.
Paris, le 9 octobre 1830.
LOUIS-PHILIPPE.
Par le roi:
Le ministre secrétaire d'État au
département de l'intérieur,
Guizot.
XV
Présentation de deux projets de loi relatifs à l'organisation de la garde nationale sédentaire et de la garde nationale mobile.
--Chambre des députés.--Séance du 9 octobre 1830.--
Ces deux projets, longuement discutés et amendés dans les deux Chambres, aboutirent à une loi générale promulguée le 22 mars 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de vous présenter deux projets de loi relatifs à l'organisation de la garde nationale sédentaire et de la garde nationale mobile.
L'importance de ces deux projets n'a pas besoin d'être démontrée; ils sont évidemment appelés par les plus pressants intérêts et les voeux unanimes de la France. Ils donneront, pour garantie à l'indépendance extérieure et à l'ordre intérieur, les forces de toute la nation. Ils fonderont sur les plus larges bases la dignité et le repos du pays.
Nous regrettons que l'ajournement si prochain de la Chambre ne nous permette pas de lui exposer aujourd'hui avec détail les motifs qui ont présidé à la rédaction de ces deux projets de loi. Ces motifs, qui se présenteront, du reste, naturellement à vos esprits, seront expliqués dans les rapports soumis au Roi à ce sujet, et qui seront incessamment publiés.
Le Roi a voulu qu'avant de se séparer, la Chambre reçût la présentation des dispositions essentielles qui nous paraissent devoir régler désormais cette grande institution nationale. Les mesures législatives nécessaires pour compléter le système seront successivement proposées aux Chambres, et rien ne manquera plus bientôt à l'organisation à la fois militaire et pacifique de notre pays.
PROJET DE LOI.
Louis-Philippe, roi des Français,
A tous présents et à venir, salut.
Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté en notre nom à la Chambre des députés par notre Ministre secrétaire d'Etat au département de l'intérieur, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.
SECTION Ire.
Art. 1er. La garde nationale mobile est l'auxiliaire de l'armée pour la défense du territoire et la garde des frontières, pour repousser l'invasion et maintenir l'ordre public dans l'intérieur.
Art. 2. La garde nationale mobile est composée de citoyens détachés de la garde nationale sédentaire et répartis dans des corps organisés, conformément à la présente loi.
Art. 3. La mise en activité de la garde nationale mobile ne pourra avoir lieu qu'en vertu d'une loi, et, pendant l'absence des Chambres, qu'en vertu d'une ordonnance du Roi, qui sera convertie en loi à la plus prochaine session.
Art. 4. Seront susceptibles d'être appelés à faire partie de la garde nationale mobile tous les Français âgés de vingt ans accomplis à trente ans révolus, inscrits au registre matricule de la garde nationale sédentaire, quels que soient leurs grades dans ladite garde.
Art. 5. Les gardes nationaux seront désignés dans l'ordre suivant:
Les moins âgés;
Les célibataires;
Les veufs sans enfants;
Les mariés sans enfants;
Les mariés avec enfants;
Les veufs avec enfants.
Le nombre des enfants, la nécessite pour les gardes nationaux de rester à la tête d'une grande exploitation agricole et industrielle, seront appréciés ainsi qu'il sera expliqué ci-après.
Art. 6. La désignation des gardes nationaux appelés sera faite par le conseil de recensement. En cas de réclamation, il sera statué par le jury d'équité.
Art. 7. L'aptitude au service sera jugée par un conseil de révision qui se réunira dans le lieu où devra se former le bataillon.
Ce conseil se composera de sept membres, savoir:
Le préfet, président, et, à son défaut, le conseiller de préfecture qu'il aura désigné;
Trois membres du conseil de recensement, désignés par le préfet;
Le chef de bataillon;
Et deux des capitaines dudit bataillon, nommés par le général commandant la subdivision militaire ou le département.
SECTION II.
EXEMPTIONS ET REMPLACEMENTS.
Art. 8. Seront exemptés du service de la garde nationale mobile:
1º Ceux qui n'ont pas la taille d'un mètre cinquante-sept centimètres.
2º Ceux que des infirmités constatées rendent impropres au service.
Le conseil de recensement, et, en cas de contestation, le jury d'équité prononcera sur ces exemptions et sur toutes celles qui seraient demandées pour quelque cause que ce soit.
Art. 9. Les gardes nationaux qui se sont fait remplacer dans l'armée ne sont pas dispensés du service de la garde nationale mobile.
Art. 10. Les remplacements dans la garde nationale mobile ne seront admis que pour les causes soumises au jugement du conseil de recensement, et, en cas de contestation, à celui du jury d'équité.
Le remplaçant devra être agréé par le conseil de recensement et par le conseil de révision.
Le remplacé sera tenu d'habiller le remplaçant, de l'armer et de l'équiper à ses frais.
Art. 11. Les remplaçants seront pris parmi les hommes de vingt à trente-cinq ans, et même de trente-cinq à quarante, s'ils ont été militaires.
Art. 12. Si le remplaçant qui a moins de trente ans est appelé à servir pour son compte dans la garde nationale mobile, le remplacé sera tenu d'en fournir un autre, ou de marcher lui-même.
Art. 13. Le remplaçant ne pourra être pris que dans l'arrondissement où le remplacé est domicilié.
Art. 14. Le remplacé sera, pour le cas de désertion, responsable de son remplaçant.
SECTION III.
FORMATION DES BATAILLONS.
Art. 15. La garde nationale mobile sera organisée par bataillons.
Le gouvernement pourra les réunir en légions.
Art. 16. Les caporaux et sous-officiers, les sous-lieutenants et lieutenants seront élus par les gardes nationaux.
Les autres officiers seront à la nomination du Roi.
Art. 17. Tous les officiers à la nomination du Roi pourront être pris indistinctement dans la garde nationale, dans l'armée ou parmi les militaires en retraite.
Art. 18. Il pourra être formé des compagnies de grenadiers et de voltigeurs lorsque le Roi le jugera convenable.
Art. 19. Il y a aura un drapeau par bataillon de cinq cents hommes.
Le drapeau portera le nom du département qui aura fourni le bataillon.
SECTION IV.
DE LA DISCIPLINE.
Art. 20. Lorsque les corps de la garde nationale mobile seront organisés, ils seront soumis à la discipline militaire.
Art. 21. Toutefois, dans le cas où les gardes nationaux refuseraient d'obtempérer à la réquisition, et dans celui où ils quitteraient leurs corps sans autorisation, ils ne seront punis que d'un emprisonnement qui ne pourra excéder cinq ans.
SECTION V.
DE L'ADMINISTRATION.
Art. 22. La garde nationale mobile est assimilée, pour la solde et les prestations en nature, à la troupe de ligne.
Une ordonnance du Roi déterminera les masses et les accessoires de la solde.
Les officiers, sous-officiers et soldats jouissant d'une pension de retraite la cumuleront temporairement avec la solde d'activité des grades qu'ils auront obtenus dans la garde nationale mobile.
Art. 23. L'uniforme et les marques distinctives de la garde nationale mobile sont les mêmes que ceux de la garde nationale sédentaire.
Le gouvernement fournira l'armement et l'équipement aux gardes nationaux qui n'en seraient pas pourvus, ou qui n'auraient pas les moyens de s'équiper et de s'armer à leurs frais.
Art. 24. Les gardes nationales mobiles auront les mêmes droits que les troupes de ligne aux honneurs et récompenses militaires.
Art. 25. Des ordonnances du Roi détermineront l'organisation des bataillons et compagnies, le nombre et le grade des officiers, la composition et l'installation des conseils d'administration.
LOUIS-PHILIPPE.
Par le roi:
Le ministre secrétaire d'État de l'intérieur, Guizot.
XVI
Discussion du projet de loi relatif à l'ouverture d'un crédit de trente millions pour prêts et avances au commerce.
--Chambre des pairs.--Séance du 16 octobre 1830.--
Le 18 septembre 1830, le baron Louis, ministre des finances, proposa à la Chambre des députés un projet de loi destiné à donner au gouvernement les moyens de venir en aide, par des prêts et des avances, au commerce et à l'industrie gravement ébranlés par la révolution. Ce projet, adopté avec divers amendements par la Chambre des députés, le 8 octobre 1830, fut porté à la Chambre des pairs où il rencontra des objections que réfutèrent M. de Barante et M. Lainé. Je pris la parole après eux, pour le soutenir au nom du gouvernement. Il fut adopté et promulgué, comme loi, le 17 octobre 1830.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Après ce que vous venez d'entendre, il me reste peu de chose à dire, et je ne prendrais pas la parole si quelques explications n'étaient devenues indispensables. C'est au nom des principes qu'on repousse le projet: c'est comme exception qu'on le défend. Je crois, Messieurs, que les principes sont moins intéressés dans cette cause qu'on ne semble le croire. Les principes ne sont pas toujours si absolus qu'ils embrassent tous les faits qui se présentent. Si on considère la loi qui nous occupe sous le point de vue purement économique, sans doute les principes d'économie politique devraient seuls lui être applicables. Mais il me semble que la question n'est pas purement une question d'économie politique.
Quel est le fait qui se développe en ce moment? C'est une crise industrielle et commerciale au milieu d'une crise politique. La crise industrielle et commerciale peut remonter à une époque fort éloignée; elle peut se rattacher et se rattache en effet à des causes tout à fait indépendantes de la politique, et sur lesquelles le pouvoir n'a aucune action; l'excès de la production sur la consommation, les moyens de rétablir l'équilibre sont des faits étrangers à l'action du gouvernement, qui ne proviennent pas de lui, et auxquels il ne peut porter aucun remède.
Mais ce n'est pas de ces faits-là qu'il s'agit. La crise commerciale et industrielle a éclaté au milieu d'une crise politique survenue tout récemment: si la crise politique n'a fait que développer plus promptement les effets de la crise industrielle et commerciale, peu importe. Il n'en est pas moins certain que la crise politique intervient dans la question, que c'est un fait dont il est impossible de ne pas tenir compte. Le projet de loi sur lequel vous délibérez ne vous aurait pas été présenté s'il n'y avait pas eu une crise politique qui fût venue compliquer la question. Ce n'est pas dans l'état commercial et industriel qu'on doit chercher la solution de la question, c'est dans l'influence de la crise politique sur l'état du commerce et de l'industrie. Eh bien! quelle a été cette influence? Elle a eu pour résultat de répandre la défiance, d'altérer la sécurité dans l'avenir; la sécurité, élément indispensable des opérations industrielles et commerciales. Il ne suffit pas que l'industrie trouve l'emploi des capitaux, que la consommation vienne absorber ce que l'industrie produit, il faut que les capitaux aient confiance dans les emplois que l'industrie leur offre; il faut que les capitaux répondent aux offres que leur fait l'industrie. Or, on conçoit qu'il y ait des cas où, bien que les capitaux trouvassent un emploi avantageux, où la consommation allât au-devant de la production, le défaut de sécurité soit cependant tel et l'inquiétude sur l'avenir si réelle que les capitaux se refusent à la provocation qui leur est faite.
Eh bien! cet état de défiance, ce défaut de sécurité dans l'avenir existent: ils sont le résultat, non pas de la crise économique, mais uniquement de la crise politique; et c'est uniquement à cette nouvelle cause de perturbation dans les transactions industrielles et commerciales que le gouvernement peut être appelé à porter secours.
De quoi s'agit-il en effet? Il s'agit de rétablir la balance de l'ordre, la sécurité de l'avenir, de donner au moins aux transactions industrielles et commerciales le temps d'attendre que la sécurité reparaisse, que la confiance se rétablisse. Le gouvernement a bien des manières de rétablir la sécurité, de rendre la confiance; sa conduite tout entière et toutes ses mesures politiques tendent à ce but; mais on conviendra, ce me semble, que la première condition de la renaissance de la sécurité, c'est l'ordre public, c'est la paix matérielle dans la société. Au milieu de toutes les mesures et de tous les moyens que le gouvernement peut employer pour ramener la confiance, si l'ordre public était matériellement troublé par des émeutes populaires ou par tout autre événement de ce genre, il est clair que les mesures que le gouvernement prendrait seraient déjouées, et qu'elles ne tireraient pas la société de l'état de crise momentané dans lequel elle se trouve.
Le premier résultat que le gouvernement doit chercher à atteindre, c'est le maintien constant, permanent, de l'ordre matériel, de la tranquillité matérielle dans la société. L'ordre matériel peut être troublé par le défaut d'emploi de la population laborieuse. Si la classe laborieuse commettait des désordres, le gouvernement a des moyens de les réprimer, et ne manquerait pas de s'en servir. Mais le malheur serait immense; il faut tout faire pour l'éviter. Et sans parler de désordres, si la classe laborieuse tombait dans la détresse, il faudrait bien que la charité publique vînt à son secours. Or il y a des moyens d'empêcher qu'elle ne tombe dans la détresse; c'est d'entretenir le travail, en attendant que l'état ordinaire des choses se rétablisse, que les transactions commerciales et industrielles aient repris leur cours.
C'est là l'unique objet du projet de loi. Il ne propose pas de rétablir la prospérité du commerce, de vivifier l'industrie, de lui assurer des débouchés; le gouvernement sait bien que de tels résultats sont au-dessus de son action, et que les éléments de prospérité sont si variés qu'il n'est pas en son pouvoir d'agir avec efficacité. C'est uniquement un résultat spécial et momentané qu'il se propose.
Le projet de loi a pour but, soit qu'il s'adresse à l'industrie ou au commerce, de prévenir des malheurs momentanés, d'assurer du travail pendant un temps dont il est impossible de fixer la durée, non à tous les ouvriers qui en manquent, mais à un certain nombre d'ouvriers et sur quelques points où des désordres entraîneraient les plus graves conséquences.
Ce n'est pas un secours adressé au commerce en général, à l'industrie tout entière; c'est une force mise à la disposition du gouvernement pour venir, pendant un certain temps, au secours de l'industrie et du commerce, dont la cessation immédiate causerait de grands malheurs.
C'est là, messieurs, je crois, le véritable caractère, les étroites limites sous lesquelles le projet de loi se présente. Le gouvernement est appelé à avoir dans l'avenir plus de confiance que telle ou telle partie de la population; il sait mieux que qui que ce soit que les causes de trouble auront disparu dans un certain temps. Le gouvernement vient donc ici donner l'exemple de la confiance. Sûr de son avenir et de l'avenir de la société, il vient au secours d'un certain nombre d'industries particulières, d'une certaine classe qui n'a pas les moyens d'avoir la même confiance.
C'est un exemple de confiance dans l'avenir que donne le gouvernement, pour laisser par là à la confiance de tous le temps de renaître. Le but du projet de loi, je le dis encore une fois, est restreint, momentané; il n'a point des prétentions aussi générales et aussi longues qu'on l'avait cru; il a été déterminé par une nécessité particulière: il ne se propose pas de revivifier le commerce tout entier, mais d'empêcher de grands malheurs particuliers, qui, en faisant explosion, pourraient amener des circonstances graves, quoique momentanées.
C'est dans ce seul but que le projet de loi a été conçu; c'est dans ce sens que nous le défendons et que nous en proposons l'adoption immédiate.
XVII
Discussion d'une proposition relative au cautionnement et aux droits de timbre et de poste imposés aux journaux et écrits périodiques.
--Chambre des députés.--Séances des 8 et 9 novembre 1830.--
Le 17 septembre 1830, M. Bavoux, député de la Seine, fit à la Chambre des députés une proposition tendant à apporter une réduction considérable dans le montant du cautionnement et des droits de timbre et de poste imposés aux journaux et écrits périodiques. Cette proposition fut, dans les deux Chambres, l'objet de longues discussions et de nombreux amendements. Je la combattis en ce qui touchait la réduction des cautionnements, tout en l'approuvant quant à la réduction des frais de timbre et de poste. Le débat devint si grave que le caractère, le sens et la portée de la révolution de Juillet y furent engagés. Je n'étais plus alors membre du cabinet; mais je maintins, à cet égard, comme simple député, les idées et les intentions que j'avais plus d'une fois manifestées comme ministre de l'intérieur.
M. Guizot, député du Calvados.--On a déjà dit, et je rappellerai qu'il y a ici deux questions: la question financière et la question politique. Ce n'est pas que je regarde la question financière, celle de l'impôt, comme indifférente. Je me propose d'y revenir. Mais évidemment, la question du cautionnement est celle qui préoccupe tous les esprits. C'est la question politique. Ce seul fait prouve que le cautionnement n'est pas, comme on l'a dit, une mesure purement fiscale, qu'il n'a pas pour unique objet d'assurer le payement des amendes auxquelles les éditeurs de journaux peuvent être condamnés. Le cautionnement garantit que les éditeurs des journaux sont des hommes qui appartiennent à une classe un peu élevée dans la société, et il prouve l'importance de l'opinion qu'un journal représente, le prix que cette opinion attache à être représentée. Le cautionnement a pour objet de placer la direction et la responsabilité de la presse périodique dans une sphère élevée, d'empêcher que la rédaction ne puisse tomber dans les mains du premier venu. C'est là le véritable caractère du cautionnement.
Ce n'est pas quelque chose d'étrange qu'une semblable garantie; elle est analogue à beaucoup d'autres qui existent dans la société, non-seulement à des garanties pécuniaires, mais à des garanties restrictives. Ainsi, le nombre des avoués, des notaires, d'une foule de personnes de ce genre est limité, quoiqu'elles ne soient pas assujetties à un cautionnement. (Voix à droite: Les notaires fournissent un cautionnement.) C'est un fait de plus qui vient à l'appui de mon raisonnement. Pourquoi le nombre en est-il limité? C'est qu'ils sont chargés d'intérêts tellement importants qu'on n'a pas voulu qu'ils fussent pour ainsi dire sur la place publique à la disposition du premier venu.
La garantie du cautionnement est de même nature. Ce n'est pas une garantie préventive, mais une garantie restrictive, une garantie qui empêche que le pouvoir exercé par la presse périodique ne tombe aux mains des premiers venus. Cette garantie n'est pas particulière à la presse ni aux comptables; elle s'applique à une multitude de professions où il ne s'agit pas de deniers publics, mais seulement d'intérêts importants remis entre les mains de certains hommes, d'une grande puissance exercée par eux, puissance pour laquelle on exige des garanties de capacité et des conditions préalables.
En étudiant le développement progressif des sociétés, vous pourrez remarquer que le système des conditions préalables et des garanties a partout succédé au système des mesures préventives et des priviléges. Cela n'est pas relatif seulement à la liberté de la presse, à telle ou telle profession; cela se trouve partout là où les priviléges et les mesures préventives ont existé. On n'a pas passé à un état de liberté sans restriction. Les conditions préalables ont succédé aux mesures préventives; les garanties ont succédé aux priviléges. Que les garanties et les conditions, préalables doivent être éternelles, que ce soit l'état immuable des sociétés, je ne voudrais pas l'affirmer. Il est probable d'affirmer que telle ou telle de ces garanties tombera successivement, que telle ou telle condition cessera d'être exigée. C'est là le cours naturel des choses, le progrès de la société. Mais il n'est au pouvoir de personne de devancer le temps: il faut qu'une époque en précède une autre, sans risques graves pour la société.
Les faits de cette étendue ne sont pas au pouvoir des lois humaines; il y a là des conditions qui tiennent au fond, à la racine des conditions providentielles, qui peuvent disparaître un moment, mais qui reprennent le pouvoir que les hommes leur refusent, et qui le reprennent par des réactions qui sont des perturbations plus graves que celles qu'on a voulu éviter.
La légitimité actuelle des cautionnements ainsi établie, la vraie question est celle de l'opportunité de leur abolition ou de leur réduction. J'ai besoin de rappeler ici qu'il y a trois ans le cautionnement était de dix mille livres de rente, et qu'il est actuellement réduit à six mille livres. Est-il utile à la société de le réduire de nouveau ou de l'abolir tout à fait? Je ne le pense pas.
Pour répondre à cette question, il est indispensable d'examiner l'état actuel de la presse périodique dans son rapport avec l'état de la société. C'est encore une question de fait qui ne peut pas être résolue d'une manière générale, indépendamment des circonstances sous l'empire desquelles nous vivons.
En fait, la presse périodique a vécu pendant plusieurs années en présence d'une législation très-dure et qui, cependant, ne lui ôtait pas toute liberté, en présence d'un pouvoir ennemi, mais qu'elle avait la faculté de combattre: elle a été libre, elle a lutté; et la preuve, c'est qu'elle a vaincu. Mais en même temps qu'elle luttait, elle avait un sentiment de réserve, et, je le dirai franchement, de crainte. Sous l'empire de cette législation dure, en présence de ce pouvoir ennemi, la presse périodique, tout en jouissant d'une grande liberté, ne se croyait pas tout permis, ni tout possible; elle sentait souvent ses limites. C'est la condition sous laquelle elle a vécu pendant dix ans.
Eh bien, je crois que cette condition lui a été salutaire; je crois qu'elle y a pris de la prudence, du travail, de la patience, qu'elle a beaucoup plus gagné à soutenir cette lutte qu'elle n'aurait gagné à une liberté illimitée, à ne ressentir jamais cette défiance d'elle-même, cette timidité que lui inspirait un pouvoir ennemi.
Telle était la condition de la liberté de la presse. C'était la condition de la France tout entière; elle s'est trouvée dans cette situation pendant la Restauration; elle a vécu en présence d'un pouvoir ennemi dont elle se méfiait avec raison, mais qui était trop faible pour l'opprimer efficacement; elle a été entravée, contrariée, mais toujours elle a été en état de se défendre, et elle s'est défendue si bien qu'au bout de quinze ans ce pouvoir, avec tout son attirail de doctrines et de force étrangères, a été vaincu et obligé de s'en aller au milieu de la réprobation générale.
Aujourd'hui, cette situation a cessé. Il ne faut pas se le dissimuler, la presse actuelle a le sentiment d'un immense pouvoir; elle n'a plus de crainte; elle sait qu'elle a brisé un pouvoir ennemi; elle a la confiance qu'elle aurait bon marché d'un pouvoir ami. Cherchez les traces de cette situation qui, bien qu'elle ait changé, exerce encore une grande influence. Les anciens journaux ont soutenu la lutte, il y en a d'autres qui sont nés du sein de la révolution de Juillet. Remarquez la différence qu'il y a entre ces deux classes de journaux. Je ne pense pas que les anciens journaux représentent aujourd'hui, comme ils l'ont représentée il y a six mois, l'opinion unanime de la France. Je ne crois pas qu'ils aient, avec le pays tout entier, cette parfaite sympathie, cette intimité qui les unissait, et qui leur a donné tant de force. Je pense qu'ils n'expriment que des opinions partielles, qu'on appellera faction, catégorie, mais des opinions qui ne sont pas l'expression de l'opinion nationale complète. Je pense aussi que les anciens journaux se trompent souvent, qu'il y a beaucoup d'erreurs, non-seulement dans leurs assertions, mais dans leur politique, que leurs conseils sont souvent mauvais, qu'il y a de l'inconvenance dans leur langage, de l'exagération dans leurs idées, du danger dans leur impulsion. Cependant, quand on les accuse d'être révolutionnaires, on a tort. Les anciens journaux, qui ont soutenu la lutte pendant quinze ans, n'ont point aujourd'hui un caractère révolutionnaire. Malgré les erreurs que j'y rencontre, les torts, les assertions que je leur reproche, je n'y trouve aucune trace d'anarchie; leurs doctrines ne sont pas anarchiques: je ne trouve pas qu'ils tendent au renversement de la société, qu'ils tendent à introduire de grands désordres publics; je les trouve dans les limites naturelles et légales de la liberté de la presse. Une des preuves que j'en pourrais donner, c'est la diversité de leurs nuances. Ils appartiennent évidemment à des opinions différentes; ils ne sont pas soumis au même joug, jetés dans le même moule.
Remarquez ce qui s'est passé naguère. Quand il y a eu des émeutes d'ouvriers, quand nous avons eu à combattre des tentatives d'insurrection, presque tous les anciens journaux se sont élevés contre ces désordres, presque tous ont embrassé la cause de l'ordre contre les émeutes d'ouvriers. Leur langage, quoique injuste dans une foule d'occasions, n'a rien de provoquant; ils ne font pas d'appel à la force, ils ne cherchent pas à exciter des séditions. Ils peuvent souvent se tromper, mais je ne vois pas qu'ils aient un caractère révolutionnaire; je les trouve dans les limites de la liberté de la presse.
Et pourquoi? parce qu'ils ont encore l'empreinte de la lutte qu'ils ont soutenue pendant dix ans, parce qu'ils sont eux-mêmes soutenus par les habitudes qu'ils ont prises, par les vertus qu'ils ont acquises, parce qu'ils sont contenus dans les justes limites de la liberté constitutionnelle, qui est rude, mais jamais anarchique.
Il en est autrement d'un certain nombre de journaux nouveaux. Nés du sein de la révolution, de l'ivresse de la victoire, ceux-là, je les trouve, pleins de doctrines anarchiques, pleins d'appels à la force, de menaces adressées à toutes les existences établies, à tous les droits reconnus, à l'ordre légitime tout entier. Ils ont à mes yeux, et je crois aussi aux yeux du public, un caractère différent de celui des anciens journaux.
Je ne dis pas ceci par une sorte d'artifice, pour opérer une division parmi les organes de la liberté de la presse: je le dis parce que c'est là un fait grave, qui caractérise la presse périodique, et qui montre à quels principes se rattachent ses différents organes.
Maintenant, qu'allez-vous faire par la suppression du cautionnement? Elle n'intéresse en aucune façon les anciens journaux; ils sont hors de la question. Vous allez accorder une faveur uniquement aux journaux nouveaux, aux journaux qui sont empreints d'un mauvais caractère, aux journaux qui n'ont pas soutenu la grande lutte dont nous sommes sortis victorieux, aux journaux qui sont nés du premier enivrement et des premiers désordres de la victoire.
Non-seulement cela est mauvais en soi dans les circonstances où nous sommes, mais cela est contraire au principe fondamental, à l'esprit véritable de votre gouvernement; et ce principe, c'est la publicité, c'est la lutte engagée entre le bien et le mal, entre la vérité et l'erreur. Toutes les forces sont appelées à se produire; elles sont aux prises sur la place publique, devant la raison publique qui les juge. Le caractère de cette lutte, c'est la liberté pour le mal comme pour le bien. La lutte effraye beaucoup de gens, quand ils la voient; ils voudraient empêcher le mal de se produire, ils voudraient lui retirer sa liberté; ils se trompent. Il n'y a pas de liberté pour la vérité, s'il n'y en a pas pour l'erreur; il n'y en a pas pour le bien, s'il n'y en a pas pour le mal. Il faut que toutes les forces paraissent; c'est là le caractère de notre gouvernement. Mais il n'est pas dans la nature de ce gouvernement de prendre des mesures qui tournent au profit de la mauvaise portion. On ne doit pas de faveur spéciale au mal. Il n'est pas vrai que le gouvernement soit neutre dans cette grande lutte de la vérité et de l'erreur qui se passe devant lui. Il n'est pas vrai qu'il n'ait aucun rôle à jouer. Il a un rôle à jouer en faveur du bien. Il doit protection au bien et non pas au mal; il ne doit à celui-ci que la liberté.
Voulez-vous faire justice et non pas faveur? supprimez les droits sur le timbre et les frais de poste. Cette suppression tournera véritablement au profit de tous; ce sera une mesure efficace; je n'ai pour mon compte aucune objection à opposer. Je suis porté à croire que, dans l'état actuel de la presse périodique, il y a quelque exagération dans les droits de timbre et les frais de poste. Il serait à désirer, autant que cela peut se concilier avec les intérêts du trésor, que ces frais fussent réduits; il y aurait profit pour la presse périodique. Mais, je le répète, l'abaissement du cautionnement ne tournerait qu'au profit des journaux qui cherchent à répandre de mauvaises doctrines. Je n'hésite pas à les attaquer dans le for de ma conscience, ces journaux nés au sein d'une révolution qui, jusqu'à présent, n'a pas connu le mal, mais où il peut s'introduire, car il n'est pas impossible que cette révolution si pure, si nationale, soit souillée. Il est de votre devoir de la préserver, de veiller à écarter tout désordre qui tendrait à la corrompre, à y faire pénétrer le mal. Gardez à la France l'innocence, la pureté, l'honnêteté de sa révolution de 1830. Ce n'est pas seulement un acte moral, c'est un acte salutaire. Vous prendrez une mesure de salut public; car, croyez-moi, son existence tranquille, régulière, heureuse, est intéressée à la conservation de son caractère primitif, tout aussi bien que son honneur. Il ne s'agit pas seulement de maintenir l'honneur de notre victoire, mais la tranquillité, la régularité de l'état social; le bonheur public est attaché à son honneur.
Je vote contre tout abaissement et toute suppression des cautionnements, et pour la réduction, s'il y a lieu, des frais de timbre et de poste, en me ralliant à l'amendement de M. Barthe.
--Séance du 9 novembre 1830.--
M. Guizot.--Je regrette d'avoir à ramener l'attention de la Chambre sur la discussion qui s'est élevée hier. Je n'ai aucun désir de venir réclamer à cette tribune des rigueurs inutiles. Ce n'est pas l'amendement du préopinant que je viens repousser; si la Chambre juge convenable de donner aux journaux nouveaux un délai de deux ou trois mois pour faire leur cautionnement, je ne m'y oppose en aucune façon. Ce n'est pas pour restreindre telle ou telle liberté que j'ai pris hier la parole. C'est pour signaler un fait, un danger grave dans l'état actuel de la presse, et pour fonder sur ce fait, sur ce danger, la nécessité de maintenir la mesure générale du cautionnement. Je ne monte aujourd'hui à la tribune que pour repousser des allégations qui s'adressent à l'ensemble de notre situation, et à la conduite que j'ai tenue pendant que j'avais l'honneur de siéger dans les conseils du Roi. (Sensation.)
Ce n'est point d'exagération que j'ai accusé quelques-uns des journaux nouveaux: c'est d'erreur radicale, c'est d'une mauvaise influence. L'exagération semble n'indiquer que l'excès du bien. Je trouve ces journaux radicalement mauvais; leur langage serait modéré qu'ils n'en seraient pas moins dangereux; leurs doctrines me paraîtraient aussi mauvaises, les passions qu'ils fomentent aussi funestes, quand bien même leur langage serait exempt de toute exagération.
Il y a ici une question fondamentale, et qui n'a pas encore été posée dans toute son étendue. La révolution qui vient de s'accomplir est considérée sous deux points de vue tout à fait différents. On l'entend de part et d'autre de deux manières diverses. On nous a plus d'une fois accusés, mes amis et moi, de ne pas comprendre la révolution de Juillet, de ne pas être ce qu'on appelle dans le mouvement, de ne pas la continuer telle qu'elle a été commencée. Là est la question. Qui comprend véritablement la révolution de Juillet? Qui est dans son mouvement? Qui l'a continuée comme elle a commencé? J'accepte pleinement cette question; je la pose moi-même entre nos adversaires et nous (écoutez! écoutez!), et je dis que ce sont eux qui ne comprennent pas la révolution de Juillet; que ce sont eux qui, au lieu de la continuer, la dénatureraient, la pervertiraient. (Mouvements en sens divers.) Je suis obligé de parler avec une extrême franchise. (Oui, oui, c'est très-bien; parlez, parlez.) Je dis que c'est nous qui sommes dans le mouvement de notre belle révolution, que c'est nous qui avons travaillé à lui conserver son véritable caractère, et que nos adversaires, au contraire, travaillent à le dénaturer, et pour dire toute ma pensée, à le pervertir. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je n'accuse l'intention de personne.
Le grand fait qui a frappé la France et l'Europe quand la révolution de 1830 s'est accomplie, c'est l'unanimité du pays; c'est l'élan, l'assentiment général de la France. Mais croyez-vous, messieurs, que cette unanimité fût complète? Est-ce qu'il n'y avait pas, au milieu de cet élan qui a emporté la France entière dans le mouvement, des diversités d'opinions et d'intentions? Croyez-vous que le fait accompli a réellement satisfait, au moment de son accomplissement, tous les désirs, tous les intérêts? Réellement non. Aucun de nous n'a oublié ce qui s'est passé dans les premiers jours. Quel a été le caractère de cette révolution? Elle a changé une dynastie, mais en reserrant ce changement dans les plus étroites limites. Elle a cherché le remplaçant de la dynastie changée aussi près d'elle qu'elle le pouvait. Et ce n'est pas sans intention; je ne parle pas de desseins prémédités; je dis qu'en fait l'instinct public, l'instinct de l'intérêt national a poussé le pays à restreindre ce changement dans les plus étroites limites possibles. (Sensation.)
Ce qui s'est fait quant à la dynastie, quant aux personnes, s'est fait également quant aux institutions: aucun de nous ne peut avoir oublié ce qu'on demandait dans les journées de la révolution. Certaines personnes réclamaient une constitution toute nouvelle, ne voulaient tenir aucun compte de la Charte au nom de laquelle on s'était battu, invoquaient, dis-je, une constitution fondée sur des principes différents, rédigée, adoptée dans une autre forme. Il y avait donc, quant aux institutions et aux principes qui devaient présider à la révolution de Juillet, un dissentiment réel.
Il y avait des hommes qui n'étaient pas d'avis de ce qui s'est fait, qui désiraient qu'on allât plus loin, dans une autre direction. Eh bien, leur opinion n'a pas prévalu. Le fait a déposé contre elle. Je n'en fais honneur à la sagesse de personne. Ce sont là des événements supérieurs à la sagesse individuelle, des événements qui se font par eux-mêmes, des événements qui sont l'oeuvre de la nécessité générale, de cette raison universelle qui remplit l'atmosphère, et qui dirige la conduite des hommes, même à leur insu. (Mouvement d'adhésion.)
Il était dans l'intérêt général de la France que notre révolution se fit comme elle s'est faite, c'est-à-dire qu'elle acceptât le passé, qu'elle le ménageât, qu'elle ne se jetât pas en aveugle dans des carrières inconnues, qu'elle respectât tous les faits, qu'elle transigeât avec tous les intérêts, qu'elle se présentât à l'Europe sous les formes le plus raisonnables, les plus douces, qu'elle se modérât elle-même, qu'elle se contînt au moment même où elle s'accomplissait. Voilà quel a été son caractère à son origine; voilà ce qu'on a fait par la seule impulsion de la nécessité, de la raison générale.
Au bout d'un certain temps, l'empire de cette nécessité, qui avait d'abord pesé sur tout le monde, ne s'est pas fait sentir avec la même force. Les diversités naturelles ont paru; chacun est retourné à sa pente, et nous nous sommes retrouvés en proie aux mêmes dissidences où nous étions auparavant, et qui avaient été étouffées, contenues, par la force des événements.
C'est alors que s'est posée la question de savoir qui comprenait véritablement la révolution, qui était ou n'était pas dans son véritable mouvement.
Les uns, je n'hésite pas à le dire, ont voulu la faire dévier du caractère qu'elle avait revêtu à son origine; ils ont voulu qu'elle continuât autrement qu'elle ne s'était faite; ils ont invoqué, pour la suite de la révolution, les mêmes principes d'après lesquels, si on les avait adoptés dans son origine, on aurait fait autre chose que ce qui s'est fait. Ils ont invoqué les mêmes principes en vertu desquels on aurait fait une constitution toute nouvelle, on se serait jeté dans des voies beaucoup plus hasardeuses. C'est au nom de ces mêmes doctrines, de ces sentiments qui avaient été battus, passez-moi l'expression, dans le berceau de la révolution, et qui n'étaient pas parvenus à la dominer, qu'on est venu demander de la continuer.
Eh bien, messieurs, mes amis et moi, nous nous sommes refusés à la continuer de la sorte. (Vive sensation.) Nous avons demandé à la continuer telle qu'elle s'était faite, à rester fidèles à son berceau, fidèles à cet esprit de conciliation et de modération, à ce ménagement de tous les intérêts, à ce balancement impartial entre le passé et le présent qui avaient présidé à nos premiers actes.
Nous croyons avoir été fidèles en cela, non-seulement au caractère primitif de la révolution, à sa véritable nature, mais à l'opinion réelle et sincère et aux véritables intérêts de la France. (Vif mouvement d'adhésion.) Je vous demande la permission d'arrêter encore un moment votre pensée sur ce point. (Oui, oui, continuez, continuez.)
Je prie la Chambre, et en particulier ceux de ses honorables membres qui pourraient ne pas penser comme moi, de m'accorder une extrême indulgence quant à mes paroles. Il ne serait pas impossible qu'elles allassent quelquefois au delà de ma pensée, et qu'il m'arrivât d'inculper plus sévèrement que je n'ai l'intention de le faire des opinions, des doctrines, des conduites qui diffèrent de la mienne, que par conséquent j'ai blâmées, et que je blâme encore, mais que je n'accuse point. (Sensation.)
Derrière l'opinion différente de la nôtre sur la manière d'envisager la révolution de Juillet et de la conduire, je trouve trois choses, trois forces. Je trouve des idées républicaines, des passions et des prétentions exclusives.
Je dis, messieurs, que la France n'a ni des idées républicaines, ni des passions ardentes, ni des prétentions exclusives. (Marques très-vives d'adhésion.) Quiconque se présente poussé par ces trois forces, marche au rebours de la France et n'est pas national. (Très-bien, très-bien!... Bravo!)
J'honore la république, messieurs; c'est une forme de gouvernement qui repose sur de nobles principes, qui élève dans l'âme de nobles sentiments, des pensées généreuses. Et s'il m'était permis de le dire, je répéterais ici les paroles que Tacite met dans la bouche du vieux Galba: «Si la république pouvait être rétablie, nous étions dignes qu'elle commençât par nous.» Mais la France n'est pas républicaine. En fait, sa situation géographique, sociale, politique, tous ses intérêts matériels sont contraires à cette forme de gouvernement qui la mettrait en querelle avec l'Europe, et en trouble dans son propre sein. Nos opinions s'y opposent également: la pensée de la France n'est pas républicaine. (Même mouvement.)
Il y a de la république dans les moeurs de la France, dans les relations des citoyens entre eux; mais l'intention de la France n'est pas républicaine: il faudrait faire violence aux convictions, aussi bien qu'aux intérêts de la France, pour y introduire cette forme de gouvernement. Partout donc où cette pensée se manifeste, où elle exerce son influence, partout où l'on travaille à pousser la nation dans ce sens, on la pousse contre son propre désir, contre son intérêt. La pensée de la France, je le répète, n'est pas républicaine, et elle a, dans mon opinion, raison de ne pas l'être.
La France n'est pas non plus passionnée; ce qui domine aujourd'hui dans le pays, ce n'est point un désir ardent de se porter vers tel ou tel but lointain; c'est la modération, le bon sens. Tout le monde le répète: le bon sens, la modération est aujourd'hui le caractère général.
On a rappelé tout à l'heure ce que nous avions fait à l'égard des sociétés populaires: je ne veux le désavouer en aucune façon; mais le pays, la France l'avait fait avant nous. Le mouvement qui s'est manifesté contre les sociétés populaires, ce n'est pas du gouvernement qu'il est émané; c'était un mouvement spontané, national, populaire, qui s'est fait, non-seulement à Paris, mais dans toute la France. Il y a tel honorable membre de cette Chambre, élu par les électeurs les plus libéraux de son pays, qui a cru devoir prendre l'engagement, non pas écrit, mais moral, de réprouver les sociétés populaires, tant elles sont contraires au sentiment du pays, tant le souvenir de l'influence déplorable qu'elles ont exercée préoccupe encore, peut-être trop, les imaginations! (Vive sensation.)
Quiconque aujourd'hui paraîtra agir en France par des passions ardentes, pressées d'arriver à leur but, ne tenant nul compte des obstacles, sera contraire à l'esprit de la France, et n'aura pas le droit de se prétendre national; car, encore une fois, c'est le bon sens, la modération, la patience, qui sont aujourd'hui le caractère de l'esprit français. Il n'y a pas lieu de s'en étonner; après une révolution telle que celle que nous avons subie, les peuples, non-seulement sont détrompés de beaucoup d'erreurs, mais ils sont fatigués, ils ont besoin de repos. Il n'y a donc rien d'étonnant que la France soit aujourd'hui modérée. Il serait merveilleux qu'elle ne le fût point.
Les prétentions exclusives ne sont pas plus dans le goût de la France que les passions ardentes et les théories républicaines. Voyez le jugement que chacun de nous porte sur ses voisins, sur les hommes qui ne partagent pas ses opinions. Est-ce un jugement violent, rigoureux? Non; nous avons appris à nous comprendre les uns et les autres, à nous rendre mutuellement justice, à savoir qu'il ne faut pas, parce que nous différons d'opinion sur tel ou tel point, nous considérer nécessairement comme ennemis. Il y a de la justice et de l'impartialité en France. Il est dans le voeu du pays qu'on rende justice à toutes les qualités. Par exemple, en matière d'administration, il est dans l'instinct du pays de ne pas juger du mérite d'un administrateur uniquement par telle ou telle opinion politique, en raison de tel ou tel antécédent particulier. On veut tenir compte de sa situation sociale, de son caractère moral, et on subordonne souvent les antécédents politiques à des considérations d'une autre nature.
Pourquoi un cri s'est-il élevé si souvent en France contre les réactions, cri parti du fond de toutes les consciences? Parce que les prétentions exclusives, l'intolérance de l'esprit de parti, l'habitude de classer exclusivement les hommes selon telle ou telle opinion, ne sont plus aujourd'hui dans l'esprit de la France; parce que ce n'est pas une disposition nationale. Et quiconque s'y livrerait serait en contradiction avec nos moeurs, avec l'esprit français. (Vif mouvement d'adhésion.)
Ainsi, si nous regardons la révolution dans son origine, dans son caractère politique, c'est nous qui lui sommes fidèles; c'est nous qui sommes dans son mouvement, et ce sont nos adversaires qui voudraient l'en détourner.
Je vais plus loin. Quel est le grand rôle auquel la France est aujourd'hui appelée? C'est évidemment à fonder un gouvernement libre, un gouvernement constitutionnel, sans doute, mais un vrai gouvernement, un pouvoir qui en possède l'autorité morale aussi bien que l'autorité de fait. Eh bien, ce n'est pas avec des théories, ce n'est pas avec des passions, ce n'est pas avec des prétentions exclusives qu'on arrive à un tel résultat.
Je respecte les théories; je sais qu'elles sont le travail de la raison humaine, son plus noble effort pour atteindre à la connaissance générale de la vérité. Mais la raison humaine s'égare si souvent, et l'oeuvre est si difficile que, lorsqu'il s'agit de la pratique de la vie, les hommes ont grandement raison de se défier des théories. Si elles étaient vraies, elles seraient bonnes; mais il est extrêmement rare qu'elles soient vraies; elles sont presque toujours incomplètes, et par conséquent fausses. Tant qu'on ne fait que raisonner, le danger n'est pas grand; on se trompe et voilà tout; mais quand il faut que les théories deviennent des actions, quand il faut que les idées passent dans les bras des hommes, et remuent la société, c'est alors que le danger de s'y livrer avec une confiance présomptueuse frappe les esprits. Ce n'est point avec des théories qu'on fonde les gouvernements; c'est avec le bon sens pratique, avec cette raison prudente qui consulte les faits, qui se contente chaque jour de la sagesse possible, qui mesure sa conduite sur ce qui est, et non pas sur un but lointain, douteux, qu'elle ne peut ni bien apprécier ni promptement saisir.
Ce n'est pas non plus avec des passions qu'on fonde des gouvernements. Les passions, je les honore; elles jouent un grand et beau rôle dans l'humanité, dans la société; mais ce rôle, ce n'est pas celui de fonder les gouvernements; ce n'est pas celui de s'adapter aux nécessités des peuples, de bien connaître leurs intérêts, de transiger avec tous les droits, avec toutes les existences. C'est par là qu'on fonde des gouvernements, et non pas en se laissant aller, soit à l'incertitude des théories, soit à l'orage des passions. (Vif mouvement d'approbation.)
J'en dis autant des prétentions exclusives. L'esprit de parti joue un grand rôle dans le monde, mais ce n'est pas quand il s'agit de donner de la stabilité aux lois et à tous les faits fondamentaux sur lesquels la société repose; ce n'est pas avec les habitudes et les forces de l'esprit de parti qu'on résout un pareil problème: c'est avec le respect des lois, le goût de l'ordre, le ménagement de tous les intérêts; en un mot, c'est avec les mêmes forces, les mêmes moyens qui font la sagesse individuelle de chacun de nous dans sa vie privée. Il n'est aucun de nous qui ne sache que, quand il s'est livré aveuglément à l'empire de certaines idées générales, quand il s'est abandonné à ses passions, quand il n'a écouté que ses prétentions personnelles, il a été entraîné à une foule d'erreurs et de fautes. Il en est de même dans la vie publique. Nous sommes obligés, dans le maniement des affaires publiques, à être prudents et réservés comme dans notre conduite privée.
Là, messieurs, réside la différence réelle entre nos adversaires et nous. Il s'agit de savoir lesquels ont bien compris la révolution de 1830, lesquels ont été fidèles à son caractère primitif, à l'espoir que la France en a conçu, à l'oeuvre que cette révolution est appelée à fonder. Ce que je viens de dire établit comment, mes honorables amis et moi, nous l'avons comprise, et pourquoi nous n'avons pas voulu nous écarter de cette route, et nous avons cru devoir sortir des conseils du prince, lorsqu'il nous a paru que nous ne pouvions y faire prévaloir nos opinions et nos désirs. (Sensation prolongée.)
Je ne pense cependant pas, messieurs, que nos successeurs veuillent se conduire autrement. La force des choses pèse sur eux comme sur nous. Ils sont hommes éclairés; ils sont bons citoyens comme nous. La différence qui a pu exister entre nous, pendant que nous siégions ensemble dans les conseils du prince, je n'hésite pas à le dire, est déjà beaucoup moins sensible. (Écoutez, écoutez.) Déjà ils tiennent, avec des ménagements plus ou moins étendus, la conduite que nous aurions tenue. Quiconque sera appelé à diriger la révolution dans les voies du gouvernement sera obligé de la comprendre comme nous l'avons comprise. Tous les partis peuvent y être successivement appelés. Les opinions les plus diverses, les passions les plus ardentes, les prétentions les plus exclusives peuvent être obligées d'entrer dans cette carrière du gouvernement; elles y seront soumises aux mêmes nécessités; elles porteront le même joug; ce qu'elles ont de faux sera vaincu par la force des choses. Elles seront obligées de considérer et de continuer la révolution de 1830, non pas comme on la demande dans quelques journaux, mais comme nous l'avons nous-mêmes comprise. Quiconque voudra lui faire porter d'autres fruits la détournera de son caractère primitif, de la pensée nationale, de son véritable but, la pervertira au lieu de la continuer. (Mouvement très-prononcé d'adhésion. Sensation prolongée.)
Le débat s'étant prolongé et animé, je fus amené à reprendre, dans la même séance, la parole, en réponse à M. Odilon Barrot.
M. Guizot.--J'avais évité tout ce qui pouvait amener les personnes dans la discussion. J'aurais désiré qu'elle pût persévérer dans cette voie; je regrette qu'elle en ait été détournée; mais puisqu'il en a été ainsi, il m'est impossible de ne pas aborder moi-même la tribune pour donner quelques explications à la Chambre.
Il doit être évident qu'il ne s'agit, entre les orateurs qui m'ont précédé à cette tribune et moi, d'aucune question personnelle: il ne s'est passé entre nous aucun fait qui puisse altérer l'estime réciproque que se doivent des hommes de conscience et de conviction. Il ne s'agit réellement que de deux systèmes de gouvernement, de deux manières de considérer notre révolution, et les conséquences qui en doivent sortir.
Je n'ai jamais regardé la révolution de 1830 comme une continuation de la Restauration; je n'ai jamais cru que le principe de la Restauration eût survécu au mois de Juillet: je l'ai toujours pensé, et je le répète: la révolution de juillet est une véritable révolution; au principe de la légitimité héréditaire a été substitué momentanément, du moins je l'espère, le principe du choix du peuple. Mais ce principe ne préside pas à notre gouvernement, car nous sommes revenus au principe de l'hérédité qui sera maintenu, je n'en doute pas, au profit de la dynastie actuellement régnante. A mon avis, cette légitimité toute rationnelle, qui n'a rien de semblable à l'ancienne légitimité, peut seule sauver l'État. En même temps que je proclame le droit éternel d'un peuple de se séparer de son gouvernement dès que ce gouvernement lui devient hostile, je maintiens aussi que ce principe ne peut présider au gouvernement nouveau que l'on substitue à l'ancien, car c'est le principe des révolutions. Il faut qu'il reste dans le coeur des peuples, qu'il y vive à jamais; mais ils ne doivent pas croire que ce droit repose sur leur seule volonté; il ne repose que sur la nécessité, l'inévitable nécessité, et c'est par là que notre révolution est légitime, car elle était nécessaire. Non, messieurs, ce principe qui a présidé à notre révolution ne doit pas présider à notre gouvernement: celui qui y préside aujourd'hui, qui doit y présider longtemps, c'est le principe de la légitimité héréditaire.
Je suis rentré presque involontairement dans cette discussion générale que la Chambre pouvait croire fermée; je reviens à celle des personnes, qui en ce moment est la véritable.
La dissidence qui s'est manifestée entre.......Je regrette de nommer les personnes, mais j'y suis contraint; la dissidence qui s'est manifestée entre M. le préfet de la Seine et moi, comme ministre de l'intérieur, était antérieure à la proclamation dont on vient de parler, et M. Odilon Barrot peut ici l'affirmer lui-même; seulement elle a éclaté à l'occasion de cette proclamation. Elle s'était déjà montrée dans nos conversations, dans nos rapports journaliers. Nous nous étions franchement expliqués, comme nous devions le faire; nous savions fort bien l'un et l'autre que nous suivions des lignes diverses. Il a agi dans sa voie, j'ai agi dans la mienne. Ainsi, pour citer un fait où notre dissidence s'était déjà prononcée bien nettement, dans cette procession solennelle qui avait pour but de transporter au Panthéon les bustes de deux défenseurs de la liberté, les choses se sont passées, de la part de M. le préfet, tout autrement que je l'eusse voulu. Je ne pense pas qu'il dût intervenir comme magistrat, ni même moralement dans cette affaire; je ne pense pas qu'il dût recevoir les bustes à l'Hôtel de ville. Notre dissidence n'a cependant éclaté qu'au sujet de la proclamation.
Je dois le dire, je regrette qu'on ait ici abordé de nouveau cette question; j'aurais voulu qu'on n'en parlât pas devant la Chambre, parce qu'il me semble qu'une portion considérable de la Chambre pense à cet égard autrement que moi. Cependant je dois ici dévoiler ma pensée tout entière.
J'ai participé à l'adresse de la Chambre par mon vote, et à la réponse du Roi par mes avis dans le conseil, parce que j'ai cru avoir raison d'en agir ainsi à la Chambre et dans le conseil. Je l'avoue, je ne porte aucun intérêt au ministère tombé; je n'ai jamais eu la moindre relation avec l'un de ses membres. Je les crois coupables.....Je suis désolé d'avoir à en parler, mais je dois le dire.....Je les crois coupables du plus grand crime que des hommes au pouvoir puissent jamais commettre: je crois qu'il ne peut y avoir de doute sur le châtiment qui les attend. Mais j'ai la conviction profonde qu'il est de l'honneur de la nation, de son honneur historique, de ne point verser leur sang. (Sensation.) J'ai la conviction qu'après avoir changé un gouvernement, renouvelé la face du pays, c'est une chose misérable, et par conséquent inutile, de venir poursuivre une justice mesquine à côté de cette justice immense qui a frappé, non pas quatre hommes, mais un gouvernement tout entier, une dynastie tout entière, tout un ordre de principes. Quand la France s'est fait justice, venir demander un sang qu'il est inutile de verser, cela me paraît mauvais, et je le blâme comme tel. Tout ce dont nous n'avons pas besoin, et un besoin absolu, nous ne devons pas le faire. Je le répète, notre révolution était appelée à donner un exemple immense, et elle l'a fait, parce qu'elle avait besoin de le faire; mais ce besoin accompli, que la nation consulte ses sentiments de compassion, d'humanité, cette foule de sentiments, en un mot, qui peuvent bien s'éteindre un moment dans le coeur des peuples, mais qui ne manquent jamais d'y renaître. Toutes les révolutions ont versé le sang, mais trois mois, six mois après, ce sang même a tourné contre elles. Il ne faut pas rentrer dans cette ornière sanglante dont nous sommes sortis, même pendant le combat.
C'est avec cette conviction que j'ai voté l'adresse au Roi; non pas dans l'intention d'obtenir l'abolition générale de la peine de mort, car, selon moi, elle ne peut être abolie. Ce n'est pas en six semaines qu'on peut bouleverser tout notre Code pénal; et je suis bien aise de saisir ici cette occasion de faire ma profession de foi. Je ne pense pas que la société soit aujourd'hui assez avancée pour pouvoir établir dans son sein l'abolition de la peine de mort. Pour arriver là, il lui faudra peut-être encore bien des siècles. Mais je reconnais que, pour les crimes politiques, la peine de mort n'est plus bonne à rien. Je l'ai dit en 1820, et j'ai le droit de le répéter ici, on ne doit point prononcer la peine de mort en matière politique. J'ai défendu ce principe en faveur du général Berton, je l'ai défendu pour les accusés dans la conspiration de Béfort. (Sensation.) J'ai réclamé l'abolition de la peine de mort pour eux, je puis encore le faire ici pour d'autres. Je persiste dans mon opinion. C'est parce que l'adresse de la Chambre m'a paru propre à hâter ce résultat que je l'ai appuyée, et non assurément pour l'abolition générale de la peine de mort qui me paraît une chimère. (Sensation.)
Je viens à l'article du Moniteur que M. le préfet de la Seine a cité. Je regrette d'avoir à entretenir la Chambre de faits qui me sont tout personnels; mais cette discussion m'y oblige. Je l'avoue: dans mon ministère, je n'ai pas fait tout ce que j'aurais voulu faire; j'ai fait des choses que je voudrais aujourd'hui n'avoir point faites; mais parmi elles, il n'en est qu'une seule qui, à mes yeux, soit réellement grave: c'est le consentement que j'ai donné à cet article inséré au Moniteur. Il était contre mon opinion, contre mes principes; de plus, je ne trouvais point qu'il fût convenable, après la réponse du Roi qu'il contredisait formellement. Je ne pense pas que le gouvernement, le conseil pût blâmer là réponse faite à l'adresse de la Chambre. Cet article du Moniteur, c'était une manière de dire qu'on n'avait jamais songé à présenter la loi demandée par l'adresse. On détournait le résultat vers lequel on avait d'abord tendu. Je le répète, j'ai eu tort de consentir à cet article du Moniteur; c'est la seule faute grave que je me reproche, et je devais le déclarer à la Chambre.
La proclamation de M. le préfet de la Seine était encore beaucoup plus explicite que l'article du Moniteur. Cette proclamation ne contenait aucune phrase que pût désavouer un magistrat probe, éclairé; elle faisait rougir quelques hommes égarés de leur ivresse: elle n'avait pour but que de réprimer de coupables excès; elle était bonne en soi; mais, sur la question de la peine de mort, elle était complétement contraire à mes opinions. J'ai cru que c'était là un symptôme évident de notre dissidence sur la direction générale du gouvernement, le symptôme définitif après lequel il ne nous était plus possible de marcher d'accord; aussi ai-je empêché l'insertion de la proclamation au Moniteur, comme la Chambre a pu le remarquer. S'il ne s'était agi que de la destitution de M. le préfet de la Seine, j'aurais pu accepter sa démission; mais il ne s'agissait là ni de lui ni de moi; il s'agissait de deux systèmes: la question ne dépendait pas même de lui seul. Son système avait des représentants dans le conseil. Il fallait donc nécessairement qu'un de ces deux systèmes se retirât. La question ne pouvait être posée autrement: c'était là sa véritable expression.
J'ajoute: il était nécessaire que mon système et celui de mes honorables amis se retirât devant l'autre système.
Tout le monde sait que le ministère dont j'ai fait partie a été nommé un ministère de coalition; ce n'était pas, en effet, autre chose: c'est-à-dire qu'il était composé de nuances fort diverses de l'opinion nationale et constitutionnelle. Car, j'ai besoin de le dire, toutes ces nuances entrent dans l'opinion nationale, et, en effet, au moment même où nous nous séparons de nos anciens collègues, nous sentons tous profondément que nous sommes les enfants d'un même pays. Mes amis et moi devions nous retirer, et le Roi a accepté nos démissions; mais notre ministère de coalition a été utile pour rallier autour du nouveau gouvernement toutes les nuances de l'opinion nationale. Nous avons été utiles à prouver que la révolution de 1830 les peut rallier toutes; que cette révolution était légitime, nécessaire; nous avons servi, s'il m'est permis de le dire, à autre chose encore: à prouver à l'Europe que, dans cette révolution, il n'y avait point de principes anarchiques, et qu'elle pouvait la voir sans crainte, puisque des hommes comme nous, des hommes éclairés, des hommes connus par leur amour de l'ordre, s'y étaient sur-le-champ rattachés. Je puis donc dire, non pas pour moi, mais pour mes honorables amis, que nous avons un peu contribué à cette prompte reconnaissance dont l'Europe a salué notre jeune royauté. C'est un service rendu à la France et à l'Europe par un ministère de coalition, comme était le nôtre.
Quand il a fallu marcher, il est devenu évident que le conseil avait besoin de plus d'homogénéité et d'accord qu'il n'en pouvait avoir avec nous; il est devenu évident qu'un préfet ne pouvait différer avec son ministre, et qu'il fallait qu'une partie du ministère se retirât devant l'autre. Je le répète: les ministères de coalition ne sont pas des ministères de gouvernement; il faut avant tout, dans un conseil qui veut agir, de l'homogénéité; c'est à ce prix seulement que le gouvernement peut s'affermir et durer. J'ai senti le premier le vice d'un ministère de coalition: je l'ai profondément senti, et voilà la véritable cause de dissidence entre deux hommes qui s'estiment et s'honorent, j'ose le dire, mais qui n'ont pu, qui n'ont pas dû marcher ensemble.--(Sensation prolongée.)