Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
XVIII
Discussion d'un projet de loi relatif à la répression des délits de la presse.
--Chambre des députés.--Séance du 25 novembre 1830.--
Le gouvernement avait proposé, le 5 octobre 1830, à la Chambre des pairs un projet de loi pour modifier l'article 2 de la loi du 25 mars 1822, relatif aux attaques «contre les droits que le Roi tient de sa naissance et ceux en vertu desquels il a donné la Charte.» Ce projet, adopté le 14 octobre par la Chambre des pairs, fut présenté le 13 novembre, par le nouveau cabinet formé le 3 novembre, à la Chambre des députés; il devint, le 25 novembre, l'objet d'une discussion dans laquelle je pris la parole pour maintenir le vrai caractère de la révolution de Juillet et la politique que j'avais exposée et pratiquée comme membre du cabinet précédent.
M. Guizot.--Le projet sur lequel la Chambre va délibérer rencontrera probablement peu d'objections; peut-être même, si je n'avais demandé la parole, il eût passé sans débats. Il est cependant d'une haute importance; il fait une grande chose; il efface de nos lois pénales tout un système de principes et lui en substitue un autre. Il écrit dans nos lois les principes fondamentaux de notre dernière révolution, et en fait la base de notre droit public. Son adoption immédiate, non contestée, est à coup sûr le meilleur témoignage de l'unanimité de sentiments qui règne dans cette Chambre, et de sa ferme adhésion à notre révolution.
Mais au dehors, des objections s'élèvent, des attaques sont dirigées contre le principe fondamental de ce grand événement. On l'accuse de n'être qu'une usurpation, un acte de violence, un simple fait dépourvu de droit; on lui conteste la légitimité qu'on revendique exclusivement au profit d'un système et d'un gouvernement différents.
En fait, messieurs, de telles objections, de telles attaques sont sans puissance, sans efficacité; mais elles ne sont jamais sans importance: il est nécessaire de les repousser. C'est l'honneur des peuples de ne pas accepter le régime de la force pure, de ne pas vouloir obéir à un simple fait, à un acte de violence, d'avoir besoin de croire que le pouvoir auquel ils obéissent a droit sur eux, d'avoir besoin d'être convaincus de sa légitimité.
Il est donc indispensable, dans l'intérêt du pouvoir lui-même comme du repos des esprits, que les attaques dirigées contre la légitimité de notre révolution et du gouvernement qu'elle a fondé soient hautement repoussées. Nous ne pouvons accepter et laisser passer inaperçus aucune des assertions, aucun des raisonnements sur lesquels on prétend se fonder pour contester la légitimité de ce que nous avons fait.
C'est sous ce point de vue que je viens soutenir le projet, c'est-à-dire affirmer la légitimité du gouvernement actuel et de l'insertion de ses principes dans nos lois.
Il y a, messieurs, dans notre révolution, un caractère que plus d'une fois déjà on a remarqué, et qu'il importe de ne jamais oublier: c'est qu'elle a été imprévue, imprévue pour tout le monde, du moins dans le mode de son exécution, pour ceux qui l'ont faite comme pour ceux qui l'ont subie. Et de même qu'elle a été imprévue, elle a été universelle; elle s'est accomplie presque au même moment, non-seulement dans Paris où la bataille s'est livrée, mais dans la France entière. Nous sommes absorbés par les événements de Paris, et nous oublions trop qu'au même instant, spontanément, sans attendre les nouvelles de Paris, sans les savoir, dans une foule de villes de province, à Réthel comme à Nantes, sur la simple arrivée des fatales ordonnances, le drapeau tricolore fut arboré et la révolution commencée. Et pendant que le mouvement en faveur de la révolution était ainsi spontané, nulle part un bras, une voix ne se sont élevés pour le combattre. Ce que prouve ce fait, messieurs, c'est qu'il n'y a eu, dans la révolution de Juillet, aucune préméditation, aucun complot, aucune conspiration. Plus d'une fois, depuis quinze ans, nous avons vu des complots, des séditions: rien de pareil dans le mouvement de Juillet; aucun caractère, je le répète, ni de préméditation, ni de conspiration; aucune trace d'une volonté particulière, d'un plan renfermé dans une certaine classe d'hommes: c'est un mouvement national, national dans sa spontanéité, dans son universalité; la manière dont il a été accompli ne peut laisser aucun doute à cet égard.
Ce mouvement national n'a-t-il été qu'un moment d'emportement, un accès qui s'est tout à coup emparé du peuple entier? Non, messieurs, cette révolution si soudaine, si spontanée dans son explosion et dans son mode d'exécution, elle se préparait depuis longtemps; elle a mûri lentement. Depuis quinze ans, depuis dix ans surtout, nous y marchions, de l'aveu de tout le monde: c'est le singulier caractère de cet événement qu'en même temps que, dans son mode d'exécution, il a été imprévu pour tous, il était au fond, depuis quelque temps, prévu de tous comme inévitable, et accepté presque de tous comme nécessaire. Même avant d'être accompli au dehors, il l'était dans les esprits; il a été inattendu et prévu en même temps.
Messieurs, je ne voudrais faire aucun appel aux passions, ni réveiller aucun souvenir révolutionnaire; mais pour bien faire comprendre le véritable caractère de notre révolution et sa légitimité, je suis obligé de remonter un peu haut et de reprendre l'histoire de la Restauration. Je n'ai aucun dessein de mettre la Restauration aux prises avec la révolution, ni de relever ce procès tant débattu; je me renfermerai dans l'intérieur de la Restauration même, dans son développement particulier, et vous verrez la révolution de Juillet en sortir nécessairement, comme une conséquence naturelle, légitime, des fautes de la Restauration, du développement de ce qu'il y avait de radicalement vicieux dans son sein.
Dès son origine, quiconque a observé attentivement la Restauration, a pu voir qu'elle était en proie à deux principes, à deux influences contraires: l'une bonne, l'autre mauvaise; l'une favorable aux intérêts du pays, conforme à ses sentiments; l'autre hostile aux mêmes sentiments, aux mêmes intérêts.
Ce qui a fait la force de la Restauration, car elle a eu de la force, elle a duré quinze ans au milieu des attaques de ses adversaires et des conspirations; ce qui a fait sa force, dis-je, c'est d'abord qu'elle s'est présentée à l'Europe comme une garantie de paix, de stabilité, dont la France avait un si grand besoin, après tant de triomphes et de fatigues.
De plus, la Restauration, en établissant un gouvernement qui n'était pas l'oeuvre de sa propre force, ni le résultat récent de la volonté de quelques hommes, un gouvernement qui se fondait sur un droit antérieur et ancien, la Restauration a ramené en France, sous un certain rapport, le respect du droit, l'empire de cette idée salutaire sur laquelle la société repose, l'idée qu'il y a des droits acquis, des droits anciens qui ne doivent pas être sans cesse remis en question, qui subsistent par eux-mêmes et sont la base de l'édifice social. Ce principe, la Restauration le portait en elle-même; il était son meilleur titre, celui qui faisait sa force, non-seulement en France, mais en Europe.
En même temps, messieurs, et par-dessus tout, ce qui faisait la force de la Restauration, c'était la Charte, c'est-à-dire l'adoption des principes les plus essentiels et des principaux résultats de notre révolution.
Gage de paix, respect du droit, adoption par la Charte des grands résultats et des grands principes de notre révolution, voilà le bon côté, la bonne influence et ce que j'appelerai volontiers le bon génie de la Restauration.
Mais, en même temps, elle était évidemment en proie à d'autres forces, à d'autres influences. Avant tout, elle portait dans son sein la prétention à une souveraineté illimitée, supérieure à toutes les lois, invariable, éternelle, c'est-à-dire la prétention au pouvoir absolu.
A côté de la prétention au pouvoir absolu, la Restauration portait une disposition constante à favoriser tous les abus de l'ancien ordre de choses qui avait péri avec l'ancienne royauté; c'est-à-dire tout le régime aristocratique et tout le régime ecclésiastique qui tenaient dans l'ancienne société une si grande place.
La prétention au pouvoir absolu et la tendance à rétablir l'ancien état social, sans s'inquiéter de savoir s'il convenait aux générations nouvelles, c'était là le mauvais côté, la mauvaise influence, le mauvais génie de la Restauration.
Reprenez, messieurs, ce qui s'est passé en France depuis 1814 jusqu'à nos jours, et vous verrez que l'histoire de la Restauration n'est autre chose que la lutte de ces deux principes, de ces deux génies qui se la disputaient constamment. Elle a cédé tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Les vicissitudes de cette lutte font toute sa vie. Et au milieu de ces vicissitudes, toutes les fois que le mauvais génie l'a emporté ou a paru l'emporter, toutes les fois que la Restauration a cédé, soit à la prétention du pouvoir absolu, soit au retour de l'ancien état social, la prévoyance de ses revers prochains s'est à l'instant répandue; des prédictions sinistres ont retenti, non-seulement de la part de ses adversaires, de la part des hommes qui faisaient, depuis son origine, profession de la combattre, mais de la part de ses anciens amis, de ses partisans, de ses meilleurs conseillers.
Plus d'une fois, messieurs, vous le savez, des paroles de ce genre ont retenti dans cette enceinte: le mot de répugnance a été dit à cette tribune par un courageux adversaire de la Restauration. Un mot plus sévère, plus concluant, le mot d'incompatibilité a été prononcé à cette tribune par une bouche amie, qui n'avait jamais donné que d'utiles conseils. (Sensation.)
Toutes les fois donc qu'entre les deux influences qui se disputaient la Restauration, celle du pouvoir absolu et de l'ancien régime semblait prévaloir, la prédiction de l'événement qui s'est accompli sous nos yeux était dans tous les esprits, dans toutes les bouches, et retentissait au milieu de vous.
Et cette opinion n'était pas particulière aux spectateurs de ce qui se passait au milieu de nous, aux anciens et sages amis de la Restauration; c'était celle de l'Europe. Toutes les fois que la mauvaise influence paraissait l'emporter, l'Europe s'en inquiétait; l'Europe prévoyait des troubles, des désastres.
Depuis 1820, c'est cette influence, c'est le mauvais génie de la Restauration qui s'est emparé d'elle. Un moment son action a été suspendue sous une administration qui avait de bonnes intentions, et à laquelle nous devons nos lois les plus efficaces, les lois avec lesquelles nous nous sommes défendus contre le pouvoir absolu, avec lesquelles nous avons reconquis la liberté et fait la révolution nouvelle. Mais cette suspension a été courte: le mauvais génie de la Restauration a bientôt repris possession d'elle; au mois d'août 1829, sa victoire a été définitive; au mois d'août 1829, le mauvais génie de la Restauration l'a saisie sans retour.
Vous avez entendu professer aussitôt cette doctrine d'une souveraineté illimitée, invariable, qui était, je le répète, depuis quatorze ans, l'écueil le plus dangereux, celui contre lequel la Restauration devait un jour se briser. Vous avez vu cette doctrine devenir la doctrine fondamentale du pouvoir; vous l'avez entendu l'opposer constamment à tous ses adversaires. Et chose singulière, au moment même où les prétentions du pouvoir devenaient exorbitantes, où il aspirait à cette souveraineté absolue, illimitée, qui n'appartient à personne, il montrait en même temps la faiblesse et l'incapacité la plus entière; plus ses prétentions croissaient, moins sa force était grande. Il était d'une incapacité non-seulement nuisible aux intérêts du pays, mais de cette incapacité qui offense, qui humilie la dignité des peuples qui la voient régner sur eux. Le pays était blessé en même temps dans son honneur par les prétentions du pouvoir absolu, et dans sa dignité actuelle par le spectacle de l'impéritie à laquelle il était en proie. (Marques d'adhésion.)
Dans cette triste année, livrée à un pouvoir qui professait des opinions si antipathiques à ses sentiments, qui se montrait incapable d'aucune grande chose, qu'a fait la France? Elle ne s'est point agitée; elle n'a pas dit un mot ni fait une démarche hors de la ligne tracée par la légalité; elle a parfaitement compris sa situation et la force qu'elle pouvait tirer des droits déjà acquis. Elle s'est bornée à exercer les libertés qu'on ne pouvait lui arracher, et à invoquer les principes de la Charte. Jamais, je le répète, la France ne s'est moins agitée; jamais elle ne s'est plus strictement renfermée dans les limites de ses droits constitutionnels qu'au moment où le pouvoir les franchissait de toutes parts et manifestait des prétentions illimitées. Point de complot, point d'émeute pendant cette année. Cependant la France n'avait pas perdu courage, elle réclamait ses droits, elle les réclamait avec une énergie de plus en plus croissante; elle avait confiance dans son avenir constitutionnel, dans cet avenir qui s'est accompli sous nos yeux.
Cet avenir, messieurs, depuis le 8 août, préoccupait tous les esprits; il était dans toutes les bouches, dans les bouches qui professaient les opinions les plus contraires.
Je n'ai rien à dire de l'adresse qui est sortie de cette Chambre, adresse conçue dans le langage le plus respectueux, le plus affectueux que jamais pays ait parlé au pouvoir. Je ne dirai rien non plus des élections de 1830 et de leur caractère. Vous vous rappelez comment tous les citoyens usèrent de leurs droits sans jamais les dépasser.
L'Europe sait quelle sagesse présida à l'adresse et aux élections. Eh bien, messieurs, toute la sagesse du pays a été inutile, inutile pour enlever la Restauration au mauvais génie qui s'était emparé d'elle. Le pays a été vainement légal, prudent, réservé; toute sa prudence n'a pu empêcher que la Restauration ne se soit précipitée vers sa ruine.
Qu'est-il donc arrivé, messieurs, quand l'événement s'est accompli, quand la révolution a éclaté avec cette spontanéité, cette universalité dont je parlais tout à l'heure? Est-il arrivé une usurpation, un acte de violence du pays contre son gouvernement? Non, messieurs; il est arrivé le dénoûment de la lutte qui existait en France depuis quinze ans, et particulièrement depuis dix ans. Il est arrivé que le mauvais principe de la Restauration ayant prévalu dans son sein, s'étant emparé d'elle, il a porté ses fruits, fruits désirés par les uns, redoutés par les autres, également prévus par tous, quoique dans des termes et avec des sentiments différents.
Il n'est donc pas vrai, messieurs, que notre révolution puisse être taxée d'usurpation, de violence, qu'elle puisse être traitée comme un simple fait accompli dans un brusque accès de colère qui s'est emparé tout à coup d'un peuple. Elle est, je le répète, le résultat naturel, attendu, du cours des choses; elle est un de ces événements qui sont conformes aux lois de la Providence, qui sont évidemment amenés par elle; un de ces événements qui satisfont, pour ainsi dire, l'intelligence humaine, parce qu'ils lui apparaissent comme la manifestation de la sagesse divine. La Restauration a été frappée de mort par ses propres fautes, et tout le monde s'est rangé pour laisser passer la justice du pays, qui la renvoyait hors du territoire. (Vifs mouvements d'adhésion.)
Je n'hésite pas à le dire: notre révolution a été parfaitement légitime dans son principe; elle n'a point été faite au profit de telle ou telle théorie douteuse, de tel ou tel parti, de telle ou telle passion révolutionnaire; elle a été faite pour repousser la prétention au pouvoir absolu, cette prétention éternellement illégitime.
On parle d'ordre public; notre révolution a été faite pour rétablir l'ordre public à chaque instant menacé par les prétentions et les faiblesses du pouvoir. On parle de serments: notre révolution a été faite contre le parjure, elle a été faite pour rétablir le respect du serment outrageusement violé. (Très-bien, très-bien!) On parle d'actes arbitraires, de caprices d'imagination: notre révolution a été nécessaire; elle n'a été faite par la volonté de personne, mais par le mouvement spontané de tous; personne ne peut s'en vanter, personne n'en a le mérite; elle a été l'oeuvre universelle de la nécessité et du pays.
Si, après avoir démontré sa légitimité morale et sa nécessité politique, je parlais de sa conduite; si je faisais voir à quel point elle a été sage, prudente, réservée, et quant au choix de son souverain, et quant aux modifications qu'elle a apportées dans la Charte et dans tout notre gouvernement, et dans ses actes envers ses adversaires; si j'insistais, dis-je, sur tous ces points, on verrait que là aussi, comme dans son principe, elle a été pleinement légitime, plus légitime qu'il n'a jamais été donné à aucun semblable événement de l'être.
Et c'est précisément, messieurs, la sagesse, la beauté, la modération, la légitimité de notre révolution, qui font aujourd'hui une des principales difficultés du gouvernement. Parce que la révolution a été très-douce, très-modérée, le pouvoir est obligé d'être doux, modéré; parce qu'elle a été juste, impartiale, parce qu'elle n'a paru animée d'aucune mauvaise passion, le pouvoir est obligé de les combattre toutes; il ne peut se livrer à un parti; il ne peut pas être moins impartial, moins raisonnable que ne l'a été la révolution au moment où elle s'accomplissait. Cependant les passions, les partis surgissent de toutes parts; le pouvoir est aux prises avec eux; le caractère même de la révolution qui l'a enfanté lui impose des lois que les partis, qui s'agitent autour de lui, travaillent à lui faire méconnaître. Il doit accepter cette destinée, messieurs; il est de son honneur de ne pas valoir moins que la révolution même. Il ne le pourrait pas sans démentir sa mission, son origine. Mais, messieurs, parce que la modération, la sagesse, l'impartialité sont imposées au pouvoir, ce n'est pas qu'il doive laisser prendre le ton haut aux adversaires de notre révolution, ni la laisser calomnier et injurier, comme nous l'avons vu souvent. Non, il n'y a aucun des reproches adressés à notre révolution qui ne puisse être victorieusement repoussé. L'usurpation, la violence, le caprice ont été le fait de ses adversaires, et non le sien. Ses principes ont été aussi légitimes que ses actes ont été beaux, et nous avons pleinement le droit de les écrire dans nos lois, puisque ce sera notre honneur de les avoir écrits dans notre histoire.
Je vote pour le projet. (Sensation prolongée.)
XIX
Discussion relative aux inquiétudes et aux troubles provoqués à l'approche du procès des ministres du roi Charles X.
--Chambres des députés.--Séance du 20 décembre 1830.--
Le président du cabinet du 3 novembre 1830, M. Laffitte, ayant donné, dans cette séance, à la Chambre des députés, l'assurance que le gouvernement prenait toutes les précautions nécessaires pour garantir l'ordre public et la justice pendant le procès des ministres de Charles X, nous prîmes successivement la parole, M. Dupin, M. Odilon Barrot et moi, pour promettre au cabinet que le ferme appui de la Chambre ne lui manquerait pas.
M. Guizot.--C'est un rare et immense bonheur que de monter à cette tribune pour y exprimer tous les mêmes sentiments, pour y former tous les mêmes voeux. Nous sommes ici en général, non pour nous combattre, mais pour discuter, pour exprimer des opinions, souvent des intentions différentes. Aujourd'hui, une seule opinion, un seul sentiment, une seule intention éclatent à cette tribune. Je n'y serais donc pas monté, si je n'avais besoin de remercier tous les membres qui viennent de parler d'être entrés, au milieu de circonstances si graves, dans la voie de la publicité la plus complète, et d'avoir livré à cette tribune les faits qu'elle attendait depuis quelques jours et les questions qui agitent tous les esprits.
L'honorable préopinant vous disait tout à l'heure: une multitude de fantômes se mêlent à des peurs réelles; tous les objets assiégent à chaque instant toutes les imaginations. La publicité seule, la publicité la plus complète peut remédier à cette déplorable crise momentanée. C'est avec la publicité, avec la discussion, c'est en abordant toutes les questions à cette tribune, en apportant tous les faits sur la place publique que nous ayons vaincu le gouvernement de Charles X. C'est avec la publicité, avec la plus entière liberté de la tribune, en ne craignant jamais de tout dire ni les uns aux autres, ni au pays, que nous viendrons à bout de tous les adversaires, de tous les dangers. Nous avons confiance au gouvernement, confiance entière, et c'est en répondant comme il l'a fait aujourd'hui, aussi promptement, aussi naturellement, à l'appel qui lui a été fait, qu'il s'est montré plus que jamais digne de cette confiance. Je remercie les ministres du Roi d'avoir sur-le-champ répondu à l'interpellation qui leur a été faite. Cette interpellation, elle ne leur avait pas été adressée, et elle ne leur sera jamais adressée dans un sentiment de malveillance.
Qu'il me soit permis de le dire, la responsabilité des ministres du Roi ne serait pas la seule engagée dans ce qui se passe aujourd'hui en France. L'événement qui fait la gloire de notre patrie, nous y avons tous pris part. La révolution de Juillet est l'oeuvre de cette Chambre comme des ministres du Roi. Notre responsabilité à tous y est engagée.
Jusqu'ici, nous avons eu ce bonheur que, malgré la diversité d'opinions, aucun de nous n'a répudié sa part dans ce grand événement. Depuis quatre mois, notre révolution, à travers la diversité des opinions, s'est maintenue pure, exemple de tout excès; elle n'a porté atteinte à aucune liberté, elle a promis d'assurer au pays un avenir illimité de développements et de bonheur.
Eh bien! c'est au nom de notre responsabilité commune que nous avons droit, à chaque événement, chaque jour, de demander des explications pour nous assurer que notre révolution restera telle que nous l'avons faite, qu'elle ne tombera pas en des mains qui la détourneraient de cette voie, qui lui feraient perdre son caractère.
Il s'agit non-seulement du gouvernement, non-seulement des ministres, il s'agit de nous tous: nous répondons tous à la France, et de la liberté de la France et de la paix publique, et de l'ordre et de son avenir tout entier. C'est donc dans les intérêts de notre responsabilité commune que nous avons droit d'appeler ici toutes les questions, tous les faits, de provoquer la publicité la plus entière, de demander que rien ne soit ignoré, ni de nous ni du pays.
La publicité: cette arme suffira contre les dangers, contre les brouillons de tout genre. Quels qu'ils soient, de quelques contrées qu'ils viennent, ils en sont réduits aux mêmes moyens, aux associations secrètes, aux coups d'État; n'importe le nom des factieux, n'importe le nom des coteries, ils n'ont jamais que les mêmes armes, et c'est avec l'arme de la liberté, de la publicité, que nous dissiperons tous les complots, toutes les associations secrètes, tous les dangers, de quelque nature qu'ils soient.
XX
Débat relatif aux troubles et aux incidents survenus pendant et après le procès des ministres de Charles X.
--Chambre des députés.--Séance du 29 décembre 1830.--
Dans les séances des 28 et 29 décembre, le comte de Rambuteau, député de Saône-et-Loire, ayant demandé au gouvernement des explications sur la situation du pays, au dedans et au dehors, M. Laffitte, président du conseil, et après lui MM. Odilon Barrot, Charles de Lameth, Bignon et Salverte prirent successivement la parole. Je la pris à mon tour pour rappeler et maintenir mes idées générales sur la révolution de Juillet, la politique que j'avais pratiquée dans le pouvoir, et les vraies causes des troubles et des alarmes auxquels la France était en proie.
M. Guizot.--Je ne viens, et j'espère que la Chambre me fait l'honneur de le croire d'avance, je ne viens contester aucune des explications qu'elle a entendues hier et aujourd'hui, soit du président du conseil, soit de plusieurs des honorables préopinants. Elles me paraissent toutes fondées et pleinement satisfaisantes. Mais, dans l'état actuel de la société, des explications personnelles, quelque considérables que soient les personnes, ne sauraient suffire. Les choses sont si grandes aujourd'hui qu'aucun homme, quelle que soit la place qu'il y occupe, n'a pu devenir le centre de tout. Les questions se rétrécissent et se rapetissent quand elles deviennent personnelles. L'un des préopinants, je dirai volontiers tous les préopinants, et M. le préfet de la Seine entre autres, l'a si bien senti qu'il s'est écarté de ce qui le touchait personnellement pour appeler l'attention de la Chambre sur des considérations plus générales, et tous les orateurs qui ont parlé depuis l'ont suivi dans cette voie. La Chambre me permettra d'aller un peu plus loin.
Je demande aussi la permission de ne pas revenir sur ces attaques de quelques journaux, sur ces proclamations pleines d'inconvenance de quelques jeunes gens, qui ont préoccupé les esprits. J'ai voulu me rendre compte en chiffres de l'importance que pouvaient avoir les faits; je me suis assuré que, sur cinq à six mille jeunes gens qui forment les grandes écoles de Paris, à peine trois à quatre cents avaient apposé leur signature à ces proclamations. Réduits en chiffres, les faits n'ont donc pas une grande valeur. Nous ne devons jamais oublier que nous vivons et que nous devons vivre sous un régime de liberté, c'est-à-dire de liberté pour le faux comme pour le vrai, pour le mal comme pour le bien, pour un langage inconvenant, violent, grossier, comme pour un langage vrai et mesuré. Il serait vain de prétendre étouffer toutes les erreurs, relever tous les mensonges, toutes les inconvenances, toutes les mauvaises paroles; dans le régime où nous vivons, je le répète, les corps politiques comme les individus ont besoin de se munir d'une large provision de facilité et quelquefois même de dédain. (Sensation.)
Ce n'est donc pas sur ces faits, c'est sur les causes générales de la situation actuelle, c'est sur le caractère général du malaise, qui évidemment nous travaille et dont tout le monde convient, que je veux appeler l'attention de la Chambre.
Quand la Charte parut en 1814, que fit le pouvoir qui en semblait l'auteur (car il avait fallu vingt-cinq ans de lutte et de victoire pour la réclamer)? Le pouvoir qui en semblait l'auteur eut soin de déposer dans le préambule le mot octroyé, et dans le texte, l'art. 14, qui lui donnait le pouvoir de faire des ordonnances pour la sûreté de l'État; c'est-à-dire qu'il s'attribuait avant la Charte et se réservait après la Charte un pouvoir antérieur, supérieur, extérieur à la Charte, c'est-à-dire le pouvoir constituant, souverain, absolu. C'est ce pouvoir ou plutôt cette prétention qui a fait pendant quinze ans l'inquiétude et le tourment de la France; elle l'a toujours vu suspendu sur sa tête; il a été comme un poison qui venait se mêler à tous les biens, à toutes les espérances; et la France avait bien raison de le craindre, car les publicistes de parti n'ont jamais cessé de professer cette doctrine, et quand le jour de la possibilité est venu, ses ministres en ont fait l'application.
C'est contre ce pouvoir extraconstitutionnel qu'au mois de mars dernier la Chambre a rédigé son adresse à la Couronne; c'est contre ce pouvoir qu'au mois de juillet la France a fait sa révolution. Au mois de juillet, la France a voulu, a cru abolir tout pouvoir extraconstitutionnel, tout pouvoir extralégal. La pensée nationale, le sentiment dominant et de la population de Paris et de la France entière a été d'enfermer désormais le pouvoir dans le cercle de la constitutionnalité et de la légalité. C'est sous l'empire de cette idée que la révolution de Juillet a commencé et qu'elle s'est accomplie dans toute la France avec la rapidité de l'éclair.
Eh bien! messieurs, dans son espérance de vouloir abolir tout pouvoir extraconstitutionnel, la France s'est trompée. Maintenant c'est ce même pouvoir, cette même prétention que depuis quelques mois on essaye de ressusciter au milieu de nous, portant un autre nom, déposé en d'autres mains, mais de même nature et destiné à produire des conséquences également funestes. C'est d'un gouvernement octroyé et d'un art. 14 que nous sommes menacés aujourd'hui. (Mouvement en sens divers.)
Messieurs, le gouvernement que nous avons le bonheur de posséder est né au milieu de l'insurrection. C'est pendant que l'insurrection éclatait et triomphait, que le Roi a été proclamé, la Charte modifiée, tout l'ordre actuel établi. Eh bien! il y a des gens qui réclament, au nom de l'insurrection, un pouvoir extérieur et supérieur à notre royauté, à notre Charte, à tout l'ordre actuellement établi, et qui menace sans cesse de ses prétentions tous les pouvoirs légaux constitutionnels.
Écoutez ce qui se dit, lisez ce qui s'imprime! N'est-ce pas constamment au nom de ce pouvoir extérieur, supérieur à tous les pouvoirs constitutionnels, qui réside on ne sait où, qu'on ne peut saisir nulle part; n'est-ce pas, dis-je, au nom de ce pouvoir qu'on demande, qu'on menace, qu'on parle? N'est-ce pas lui qu'on prend pour point d'appui? Ne dit-on pas, non pas d'une manière aussi claire, aussi précise, mais au fond, c'est la même chose, que c'est ce pouvoir qui nous a octroyé le gouvernement que nous possédons et qui pourrait bien, s'il le voulait, le retirer ou le modifier à son gré? (Sensation.)
Je ne suis pas si étranger au cours des choses de ce monde que j'ignore que les pouvoirs écrits, les constitutions légales ne suffisent pas toujours à toutes les chances de la vie des sociétés; je sais qu'il y a des nécessités qui font éclater des forces, des pouvoirs que les lois ne contiennent pas; que ces pouvoirs extraordinaires, indéfinissables, sont saisis tantôt par les gouvernements, tantôt par les masses populaires; qu'ils s'exercent dans les deux cas au nom de la nécessité, et que lorsqu'ils réussissent, c'est presque toujours pour le salut du pays, au 18 brumaire comme au 30 juillet.
Mais dans ces deux cas le droit provient d'une nécessité momentanée d'accomplir un fait immense que les pouvoirs légaux et constitutionnels n'accompliraient pas. Je dis plus, au moment même où ils éclatent, où ils s'accomplissent, les faits dont je parle n'appartiennent à personne; personne n'a le droit de s'en prétendre le possesseur: ils sont la manifestation d'une volonté générale; et ceux-là même qui semblent les tenir en main, qui en semblent des dépositaires, ne sont que les instruments d'un pouvoir répandu partout, et qui ne serait pas ce qu'il est, s'il n'avait pas pour lui le pays tout entier.
Dans la situation où nous sommes, je dis que le pouvoir, au nom duquel on réclame sans cesse, ne saurait être de cette nature. Il ne s'agit pas d'accomplir aujourd'hui quelques-uns de ces faits extraordinaires qui exigent l'intervention d'un semblable moyen.
Pourquoi réclame-t-on un pouvoir antérieur et supérieur à la Charte? Pour faire des lois, pour placer ou déplacer les personnes, pour discuter des jugements, rendre des arrêts. Eh! messieurs, c'est là ce que les pouvoirs légaux et constitutionnels sont appelés à faire; c'est là le cours régulier des choses. Ce pouvoir supérieur, que j'entends sans cesse invoquer, n'a rien à voir en pareille occasion; il n'est pas appelé, ce n'est pas lui que cela regarde. C'est là l'erreur qui a perdu le gouvernement de Charles X. Qu'avait-il à faire? Une loi d'élection; et il est allé la demander à ce pouvoir supérieur, constituant, dont il se croyait revêtu. Eh bien! quand on nous parle, dans les questions qui nous occupent, d'un pouvoir extraconstitutionnel, on fait précisément ce que faisaient les publicistes de Charles X et ce qu'ont fait ses ministres. (Vive sensation.)
Je vous le demande, qui invoque le pouvoir extraconstitutionnel, qui s'en prétend possesseur, dépositaire, qui a le droit de parler en son nom? Est-ce la France entière, est-ce cette nation qui a concouru à la révolution de Juillet, soit activement, soit par sa prompte et générale approbation? Est-ce toute la population de Paris qui s'est armée pour accomplir cette révolution? Non. Je ne voudrais pas me servir de termes offensants, et je n'attache à ceux que j'emploie aucune expression dont on puisse être blessé; je dis que ceux qui invoquent un pouvoir extraconstitutionnel sont bien loin de former la population de Paris, que c'est un parti isolé, que je crois peu nombreux dans la nation, qui n'a pas fait la révolution de Juillet, qui ne l'aurait pas faite seul, et qui n'a nul droit de parler en son nom. (Marques d'adhésion aux centres.)
Déjà plus d'une fois à cette tribune, on a parlé des éléments du parti auquel je fais allusion. Qu'il me soit permis de le décomposer. J'y rencontre d'abord des esprits spéculatifs, amis sincères de la vérité, pleins du sentiment de la dignité humaine, dévoués à ses progrès, qui lui ont rendu et lui rendront encore de grands services, mais habituellement dominés par certaines idées générales, par certaines théories que, pour mon compte, je crois, non pas inapplicables, non pas exagérées, mais fausses, radicalement fausses, aussi fausses aux yeux de la raison du philosophe que de l'expérience du praticien. Eh bien! je dis que c'est l'empire de cette théorie qui altère continuellement la raison et les démarches de personnes que j'honore infiniment. A côté d'elles, derrière elles viennent les fanatiques, qui croient aussi aux théories et qui de plus y ajoutent des passions personnelles dont ils ne se rendent pas un compte bien rigoureux, mais qui, par l'effet de la passion et d'une conviction sincère, constituent ce qu'on appelle le fanatisme. Les fanatiques, il y en a de vieux, il y en a de jeunes; il y en a qui se désabuseront dans le cours de la vie, qui deviendront plus raisonnables, plus éclairés, et d'autres qui persisteront dans leur fanatisme. Le monde a toujours offert ce spectacle. Dans mon opinion, voilà le bon grain du parti. (Rire prolongé.) L'ivraie, ce sont d'abord les ambitieux, les mécontents; les révolutions en font, elles suscitent des espérances immodérées. Les ambitieux, il y en a de grands, de petits; il y en a de capables et d'incapables; il y en a qu'un gouvernement raisonnable fera très-bien de satisfaire, auxquels il faut penser, qui ont des droits, par cela seul qu'ils ont de la capacité et de l'action sur le pays. Il y en a d'autres qu'il faut laisser aller, parce qu'il n'y a rien de bon à en tirer, pas même leur appui. (On rit.) Après les ambitieux et derrière eux, une petite portion de la multitude, qui veut trouver dans le désordre, non-seulement son parti, mais son plaisir; car les hommes ont encore plus besoin d'émotions, de mouvements, que de toute autre chose; et c'est le besoin d'émotions, de plaisirs, de spectacles, qui met en mouvement la multitude, bien plus que son intérêt. (Sensation.)
A mes yeux, voilà le parti qui prétend parler au nom de la révolution de 1830, qui prétend en être le propriétaire exclusif (Sensation), qui prétend que la foudre, qui a éclaté sur le gouvernement de Charles X, gronde encore et doit gronder toujours sur le gouvernement de Louis-Philippe. Je ne crois pas que cette foudre soit restée entre les mains du parti; cependant, je crois qu'il exerce une grande influence sur nos affaires, qu'il est pour beaucoup, et pour beaucoup trop, dans la situation où nous nous trouvons.
Quelle autre cause attribuer à ces bruits continuels de concessions sollicitées par les émeutes, bruits auxquels je n'ajoute aucune importance grave, mais qui ne peuvent venir d'une autre cause que de cette réclamation continuelle au nom de l'insurrection, qui caractérise le parti?
Il y a quelques jours, si j'avais été appelé à dire à cette tribune ce que j'y dis aujourd'hui, j'aurais suivi de plus près sa trace, et cherché dans des faits plus spéciaux la preuve de son influence. Aujourd'hui, je crois que les faits généraux suffisent et qu'il n'est point nécessaire d'entrer plus avant pour caractériser le principe du parti, le principe au nom duquel il agit, la force qu'il réclame, et veut sans cesse faire intervenir dans les affaires. Ce dont je vous demande la permission de vous entretenir un moment, c'est le prétexte qu'il fait valoir et les reproches qu'il adresse continuellement aux pouvoirs légaux et constitutionnels avec lesquels il est en lutte. (Écoutez, écoutez.)
Je ne reviendrai pas, et la Chambre me le pardonnera, sur toutes les allégations de détail.
Les reproches particuliers qui ont été adressés aux différents pouvoirs constitutionnels me paraissent se réduire à deux faits généraux. On dit que les pouvoirs constitutionnels ont manqué depuis quelques mois de confiance envers le pays, et qu'ils n'ont pas servi assez largement la cause de la liberté. Ces deux opinions viennent d'être émises à cette tribune par un homme qui a droit d'être entendu avec attention, et par la sincérité de ses opinions et par leur mérite.
Messieurs, si je ne me trompe, ce n'est pas manquer de confiance envers une partie quelconque de la société que de discuter librement sa capacité, ses droits et le rôle qu'il convient de lui assigner dans les affaires de l'État. Depuis quinze ans, on a dit que c'était manquer de confiance envers le Roi que de débattre ses prérogatives. Les constitutionnels ont constamment repoussé ces arguments sans cesse reproduits. Ils ont déclaré qu'ils respectaient les prérogatives du Roi au moment où ils les discutaient; ils ont dit qu'ils avaient confiance, et dans le Roi et dans son gouvernement, au moment même où ils assignaient des limites à son pouvoir.
Eh! messieurs, manquer de confiance parce qu'on diffère d'opinion, parce qu'on discute! Je vous le demande, ne serait-ce pas de la servilité? Tous les pouvoirs, toutes les portions de la société, toutes les existences, toutes les institutions sont livrés à la libre discussion. Dans cette assemblée et hors de cette assemblée, nous avons tous le droit et de plus la mission de dire ce que nous pensons, de mesurer les droits, de régler les pouvoirs, de compter, de peser les capacités, d'assigner des limites à telle institution; nous ne manquons de confiance envers personne, nous accomplissons notre mission, nous usons de notre droit, nous faisons acte de raison et de liberté. Nous n'avons certainement pas renversé un absolutisme pour l'échanger contre un autre; nous n'avons pas renversé les prérogatives de la maison de Bourbon pour baisser la tête devant d'autres prérogatives. (Adhésion.)
Nous ne manquons pas de confiance en la garde nationale, quand nous examinons si elle doit être organisée par communes ou par cantons. Non-seulement nous avons cette liberté, mais je dis que nous ne manquerons jamais de confiance dans cette force publique, quand nous déciderons que son organisation aura lieu d'une manière plutôt que d'une autre. Qu'est-ce qui a le plus de confiance en la garde nationale, ou de ceux qui craignaient les événements à travers lesquels nous venons de passer, qui craignaient qu'il n'y eût de la tiédeur, de l'indifférence dans la répression des désordres, ou de ceux qui, des le premier jour, ont dit que la garde nationale était animée d'un trop grand sentiment de l'ordre, d'un trop vif respect de la justice pour ne pas réprimer les désordres, pour ne pas protéger la justice partout où ce besoin se rencontrerait? Ceux qui ont toujours professé ces sentiments, ce sont ceux-là qui ont donné à la garde nationale les plus grandes marques de confiance, et certes, elle a montré qu'elle les méritait. (Très-vive adhésion.)
Une autre loi nous est annoncée, la loi des élections. Manquerons-nous de confiance envers les électeurs actuels, parce que nous élargirons les droits électoraux, parce que nous dirons qu'il convient qu'un plus grand nombre de citoyens soit appelé à l'élection? Je ne le pense pas. Manquerons-nous de confiance envers telle autre classe en disant qu'elle ne paraît pas apte au droit électoral, qu'elle n'offre pas les garanties nécessaires pour être dépositaire de cette portion de la puissance publique? Non certainement. Nous sommes libres, parfaitement libres; nous usons de notre droit, de notre liberté; nous ne sommes tenus que d'avoir raison, que de ne pas nous tromper: nous sommes tenus de bien discerner la limite à laquelle doit s'arrêter tel ou tel droit, quelle condition doit être attachée à l'exercice de telle ou telle fonction publique. Nous n'avons donné à personne de marques de défiance; personne ne peut dire que nous nous sommes défiés de lui. Nous avons décidé une question qui nous était soumise, nous avons peut-être pu nous tromper, mais pour le droit, nul n'a le droit de nous le contester. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!)
A cette occasion, le mot de dissolution a été prononcé, comme il l'avait été déjà plusieurs fois. Je suis bien aise de dire là-dessus toute ma pensée. Je fais profession de ne pas savoir ce qu'on peut penser d'une question de dissolution. Toute question de dissolution me paraît être une question de circonstance qui doit être décidée selon le besoin du moment, l'intérêt du pays, l'état général des affaires au dedans et au dehors. Je n'ai pour mon compte, quant à présent, aucune opinion à cet égard, et je ne crois pas qu'il soit raisonnablement possible d'en avoir une.
Je prie qu'on veuille bien se rappeler qu'un grand nombre des membres qui siégent dans cette Chambre sont les mêmes qui, au mois de mars, ont provoqué la dissolution de la Chambre à laquelle ils appartenaient. Ils ne redoutaient nullement l'épreuve de la réélection; ils ne la redoutent pas plus aujourd'hui qu'ils ne la redoutaient alors. (Très-bien! très-bien!)
Mais il n'y a dans leur position actuelle aucune raison de provoquer aujourd'hui la dissolution qu'ils réclamaient au mois de mars. Le jour où le gouvernement du Roi le jugera utile, nécessaire, tous les membres de cette Chambre se représenteront devant leurs concitoyens, avec leurs opinions, leurs actes, et je ne crains pas de le répéter, la dissolution qui serait prononcée ne serait pas pour eux plus redoutable que celle qu'ils ont provoquée il n'y a pas longtemps.
Voilà ce que j'avais à dire, ce qui s'est présenté à mon esprit sur le premier reproche allégué habituellement contre les pouvoirs constitutionnels, le manque de confiance. J'arrive au second: on n'a pas servi assez tôt la cause de la liberté. Il est très-vrai, la révolution de 1830 n'a pas fait encore, pour la liberté et pour l'ordre public, tout ce qu'elle peut faire, tout ce qu'elle doit faire, tout ce qu'elle fera. Il est très-vrai qu'un avenir immense est ouvert devant notre révolution de 1830, et qu'elle y marchera longtemps sans atteindre le but. Cependant, je suis bien aise de rappeler à la Chambre et au public ce qui a déjà été fait.
A la fin de la Charte constitutionnelle, nous avons, vous le savez, inséré l'indication des lois qu'il nous paraissait important de rédiger le plus tôt possible; il y en a neuf. Sur ces neuf projets de lois promis au mois d'août à la France, il y a quatre lois déjà faites: l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques, la réélection des députés promus à des fonctions publiques salariées, le vote annuel du contingent de l'armée, les dispositions qui assurent d'une manière légale l'état des officiers de tout grade de terre et de mer. Vous discutez la loi sur la garde nationale, vous avez déjà voté l'abolition du double vote dans une loi transitoire d'élections. Ainsi, messieurs, quatre lois sont faites, deux sont en discussion et trois restent à faire. Et ici, je demande à la Chambre la permission de lui dire en passant, comme un fait qui m'est purement personnel, qu'en sortant des conseils du Roi j'avais fait préparer une loi municipale et départementale, une loi électorale et une loi sur l'imprimerie. Ces lois étaient prêtes. Que le conseil actuel ait cru devoir les remanier, les refondre, je le comprends; mais enfin à aucune époque on n'a procédé aussi vite pour les conquêtes à faire au profit de la nation.
J'ajouterai que ce pouvoir extraconstitutionnel, extralégal, auquel on fait sans cesse appel, n'est pas celui qui fera faire le plus de progrès à la liberté. La liberté est née quelquefois après les révolutions, et je ne doute pas qu'elle ne vienne après la nôtre, de même que l'ordre est venu quelquefois après le despotisme. Mais l'esprit de révolution, l'esprit d'insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté. C'est un pouvoir exclusif, un pouvoir inique et passionné que ce pouvoir qui se prétend supérieur et extérieur au pouvoir constitutionnel; il y a dans la nature même de ce pouvoir, dans sa prétention, un principe radicalement incorrigible de tyrannie. La liberté a pour résultat le partage des pouvoirs et le respect qu'ils se portent les uns aux autres. La liberté est au sein des pouvoirs constitutionnels, par suite de leur empire régulier, du respect des lois.
Les pouvoirs insurrectionnels sont très-propres à accomplir les révolutions, à renverser par la force des gouvernements établis, à dompter par la force des sociétés barbares. Mais ne leur demandez pas la liberté, ils ne la portent pas dans leur sein. C'est aux pouvoirs constitutionnels, c'est à la Charte, aux lois, à un système fondé que vous pouvez demander la liberté comme l'ordre; du sein de ce pouvoir extraordinaire, supérieur à tous les pouvoirs, dont on se prévaut aujourd'hui, il ne peut jamais sortir que le désordre et la tyrannie, au moins momentanément. (Très-bien! très-bien!)
Voilà, à mon avis, le mal véritable, le mal profond qui nous travaille. Il réside dans ces tentatives de rétablir, au profit de l'insurrection, l'art. 14 de la Charte, de faire sans cesse appel, directement ou indirectement, à un pouvoir extérieur et supérieur aux pouvoirs constitutionnels. C'est là, selon moi, ce qui fait que, depuis quelque temps, la société semble avoir perdu son assiette; elle cherche, pour ainsi dire, son centre de gravité. Le gouvernement voit rôder continuellement autour de lui un pouvoir étranger qui veut ou le dominer ou le renverser. C'est là, je le répète, le mal dont nous sommes attaqués, et ce mal, je le signale d'autant plus librement que je suis loin de croire qu'il soit sans remède. Je suis convaincu, au contraire, que nous avons sous la main des moyens sûrs de nous en guérir. Le gouvernement, j'ose le dire, ne s'est jamais écarté de la voie qu'il devait suivre; il n'a peut-être pas fait, même quand j'avais l'honneur d'être au ministère, tout ce qui était désirable; mais il a toujours marché dans la voie de l'ordre, il a toujours lutté contre le pouvoir extérieur dont je vous parle. S'il continue à résister ainsi, l'avantage lui est assuré; les Chambres, les pouvoirs constitutionnels ne lui refuseront jamais leur concours: ils iront même au-devant de ses besoins; et si les Chambres, si le gouvernement se manquaient à eux-mêmes, j'ai confiance dans la société dans la société française actuelle; j'ai la confiance qu'elle se sauverait elle-même du désordre comme elle s'est sauvée de la tyrannie. (Très-vif mouvement d'adhésion.)
On cite des mots qui rappellent un état de choses qui, à mon avis, n'existe plus. Nous entendons retentir sans cesse les mots aristocratie, démocratie, classe moyenne. Je vous avoue que pour moi, aujourd'hui, ces mots n'ont guère plus de sens. La démocratie nous apparaît partout dans l'histoire comme une classe nombreuse, réduite à une condition différente de celle des autres citoyens et qui lutte contre une aristocratie ou contre une tyrannie, pour conquérir les droits qui lui manquent. C'est là le sens qui a été partout attaché au mot démocratie. Il n'y a aujourd'hui rien de semblable en France. Quand je regarde la société française, j'y vois une démocratie, si vous voulez, mais une démocratie qui a peu ou point d'aristocratie au-dessus d'elle, et peu ou point de populace au-dessous.
La société française ressemble à une grande nation où les hommes sont à peu près dans une même condition légale, très-diverse sans doute en bonheur, en lumières; mais la condition légale est la même. La classification des anciennes sociétés a disparu, et, je le répète, chez nous le mot démocratie opposé au mot aristocratie n'a plus de sens. Une grande société de propriétaires laborieux, à des degrés très-différents de fortune et de lumières, voilà le sens actuel du mot démocratie; eh bien! il n'y a là ni éléments de désordre, ni éléments de tyrannie. Cette société se défendra, au besoin, contre ceux qui voudraient abuser d'anciens mots et d'anciens faits, pour l'égarer un moment. Il ne s'agit pas de s'appuyer sur la classe moyenne, par opposition à telle ou telle autre classe; il s'agit de s'appuyer sur la nation tout entière, sur cette nation homogène, compacte, sans distinction de classes. C'est par là qu'on assurera et ce retour à la prospérité, et ce progrès vers la liberté qui sont les voeux de tous, et dont l'esprit que j'ai signalé, cet esprit révolutionnaire, cet esprit d'appel à un pouvoir étranger aux pouvoirs constitutionnels, nous éloignerait au lieu de nous y ramener. (Mouvement d'adhésion au centre. Sensation prolongée.)
XXI
Discussion du projet de loi sur la composition des cours d'assises et les conditions de la décision du jury.
--Chambre des députés.--Séance du 8 janvier 1831.--
Le 1er décembre 1830, le gouvernement proposa à la Chambre des députés un projet de loi pour réduire de cinq à trois le nombre des magistrats appelés à former les cours d'assises, et pour décréter que la décision du jury ne se formerait, contre l'accusé, qu'à la majorité de huit voix contre quatre. Ce projet fut vivement combattu par plusieurs anciens et honorables magistrats, entre autres par M. de Vatimeseuil. Ce fut après lui que je pris la parole pour le défendre. Adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, le projet fut promulgué comme loi le 4 mars 1831.
M. Guizot.--Je ne suis pas étonné des objections nombreuses et vives que rencontre le projet de loi qui vous est soumis. Elles ont leur source dans nos habitudes judiciaires et dans le système d'institutions sur lequel ces habitudes sont fondées.
Quel est en effet le caractère, je ne dirai pas unique, mais fondamental de ce système? C'est la confusion des questions de droit et des questions de fait, et la solution de ces deux genres de questions différentes par les mêmes juges. Or, dans cette hypothèse, les objections qu'on adresse au projet sont non-seulement naturelles, mais légitimes. Lorsque les questions de droit et de fait sont réunies et décidées par les mêmes juges, il est légitime de chercher la garantie de la bonté des jugements dans le nombre des juges et dans la discussion préalable à laquelle ils se livrent. Mais en est-il de même, lorsque les questions de droit et les questions de fait sont séparées et décidées par des juges différents? Là réside, à mon avis, toute la question.
Pour mon compte, messieurs, je pense que, lorsque les questions de droit et les questions de fait sont séparées et décidées par des juges différents, il n'y a pas lieu de chercher dans le nombre des juges et dans la discussion préalable la garantie de la bonté des jugements, du moins quant aux questions de droit.
Pour s'en convaincre, il suffit, ce me semble, de se rendre un compte un peu exact de la vraie différence qui existe entre les questions de fait et les questions de droit, et aussi de la différence des procédés par lesquels l'esprit humain résout les unes et les autres. Si je pouvais établir devant la Chambre que les procédés par lesquels l'esprit humain résout les questions de droit sont essentiellement différents de ceux par lesquels il résout les questions de fait, j'aurais, je crois, fait un grand pas vers la démonstration de mon opinion.
Les faits, messieurs, sont extrêmement compliqués; ils se présentent accompagnés d'un grand nombre de circonstances; ils ont besoin d'être considérés sous une multitude de faces; ils sont de plus prodigieusement divers; il n'est pas possible à la législation de les renfermer d'avance et complétement dans une disposition commune, de les ramener à une formule et à une phrase. Quel est donc le procédé naturel et nécessaire de l'esprit quand il veut connaître des faits? C'est le procédé de l'observation; il les observe, les considère sous toutes leurs faces, et rapproche ensuite toutes les circonstances, tous les éléments qui les constituent. Il résulte de là que les faits ont besoin d'être examinés par un assez grand nombre d'observateurs, et qu'il faut que ces observateurs, ces juges du fait se communiquent, pour ainsi dire, les divers points de vue sous lesquels ils l'ont considéré, et les discutent entre eux pour arriver à la connaissance complète et exacte du fait tout entier.
Les faits ne sont pas une matière de méditation pure, de raisonnement a priori; on n'arrive point à les connaître en déduisant les conséquences d'un principe; l'observation, l'observation variée, débattue, c'est là le moyen naturel, le seul moyen de bien résoudre les questions de fait.
En est-il de même des questions de droit? Non, certainement. Quelle est la situation où se trouve l'esprit en présence d'une question de droit? Un principe est posé, écrit dans la loi; il s'agit de reconnaître les conséquences de ce principe; il faut le bien déterminer, le suivre d'un oeil ferme dans toutes ses applications. Le procédé de l'esprit humain en pareille matière, c'est le raisonnement, la déduction logique; ce n'est pas du tout l'observation. Le principe une fois posé, une fois écrit, soit dans la loi, soit dans les précédents, l'esprit humain, pour l'appliquer à un cas donné, opère tout autrement que lorsqu'il se trouve en présence d'un fait à connaître; et de même qu'en présence d'un fait, le grand nombre des observateurs et la discussion entre eux sont indispensables, de même, lorsqu'il s'agit de bien saisir un principe et de le développer rigoureusement de conséquence en conséquence, il faut un travail individuel, un long exercice; c'est une oeuvre de science, de méditation, de raisonnement solitaire, non d'observation et de discussion entre plusieurs.
Cela est si vrai, messieurs, que les faits généraux, les faits historiques sont d'accord avec l'analyse philosophique des procédés intellectuels. J'ai une grande confiance aux faits lorsqu'ils se sont développés sur une grande échelle, et se présentent après avoir subi l'épreuve du temps. Eh bien, qu'est-il arrivé dans les pays, dans les législations où l'on a séparé les questions de fait des questions de droit, pour les soumettre à des juges différents? Est-il jamais entré dans l'esprit d'aucune législation de soumettre l'examen du fait à un seul homme? Non, certes; le fait séparé du droit a toujours été renvoyé à l'examen et à la discussion d'un assez grand nombre d'hommes. En a-t-il été de même pour les questions de droit? Nullement. Dans tous les pays où les questions de droit et les questions de fait ont été séparées, on a été naturellement conduit à soumettre les questions de droit au jugement d'un petit nombre d'hommes, et presque partout d'un seul homme.
Nous avons ici deux grands exemples, Rome et l'Angleterre. Dans le droit romain, la décision du point de droit était confiée à un seul homme, soit magistrat, soit jurisconsulte savant auquel on s'adressait pour avoir une réponse. La jurisprudence romaine est en ceci complétement d'accord avec la jurisprudence anglaise. Et ni l'une ni l'autre n'a été une invention de la théorie, une habileté de la science; tel a été le résultat naturel auquel les peuples et les législateurs ont été conduits par la force même des choses; ils ont naturellement reconnu, comme je le disais en commençant, que les questions de fait avaient besoin d'être examinées par un assez grand nombre d'hommes, et discutées entre eux sous toutes leurs faces, qu'elles n'étaient pas matière de science, de raisonnement pur, mais matière d'observation et de discussion; tandis que les questions de droit pur doivent être examinées par la science, par le raisonnement, par la méditation, et sont remises avec avantage à la décision d'un petit nombre d'hommes, d'un juge unique même, car c'est là, au fond, mon opinion.
Ainsi, par l'expérience du monde, aussi bien que par l'examen philosophique des choses, on est conduit à reconnaître que les questions de droit et les questions de fait ne se jugent pas de la même manière, par les mêmes procédés, qu'il y faut appliquer des moyens différents.
Or, que faites-vous en ce moment, messieurs? Que fait la loi sur laquelle vous délibérez? Elle réalise, elle consomme chez nous la séparation des questions de droit et des questions de fait. Jusqu'ici ces questions n'avaient pas été complétement distinctes; les juges du droit intervenaient souvent dans le jugement du fait. La loi qui vous est proposée fait cesser cet état de choses. Elle veut remettre aux jurés la pleine décision du fait et aux juges celle du droit. Est-ce au moment où vous accomplissez la séparation de ces deux sortes de questions que vous vous refuserez à réduire le nombre des juges du droit, lorsque l'expérience prouve que cette réduction est la conséquence naturelle et légitime de cette séparation?
Et remarquez-le, messieurs, il ne s'agit point de diminuer les garanties ni de la société, ni de l'accusé; il s'agit de savoir quelles sont, dans chaque genre de questions, les garanties véritables. Si les méditations savantes d'un seul homme sont une meilleure garantie de la bonne solution des questions de droit, il n'y a pas à hésiter, il faut adopter ce moyen. Si l'examen de plusieurs est une meilleure garantie de la solution des questions de fait, il faut y avoir recours. Nous voulons tous également des garanties efficaces; la question est de savoir lesquelles conviennent le mieux aux questions de fait et aux questions de droit.
Je ferai remarquer en passant un fait singulier. La législation anglaise a été si loin dans cette route qu'elle a exigé, pour la solution des questions de fait, l'unanimité des jurés, et pour celle des questions de droit l'unité du juge. C'est le système dans toute sa rigueur.
On a opposé à ce système le nombre et l'importance des questions que décident, chez nous, les juges d'assises. Messieurs, ou ces questions roulent sur des points de droit, et alors elles seront mieux décidées, à mon avis, par un petit nombre de juges que par un grand nombre; ou ce sont des questions de fait, et alors il faut les renvoyer aux jurés qui les jugeront mieux également. Tel serait le cas pour les questions de dommages-intérêts.
Plusieurs voix: C'est contraire à la législation existante; alors il faut proposer de la changer.
M. Guizot:--Aussi sera-ce un jour mon avis, et dès aujourd'hui je n'hésite pas à dire que j'aimerais mieux que ces questions fussent décidées par le jury. Quant aux questions préjudicielles, qui sont de vraies questions de droit, je pense qu'elles seraient mieux jugées par un juge que par cinq.
Je sais, messieurs, que les questions de fait et les questions de droit ne se séparent pas toujours parfaitement; je sais qu'il y a des cas où les jurés, juges du fait, sont obligés de prendre le droit en considération, et réciproquement; je sais, par exemple, que quand le jury déclare un fait crime ou délit, il pense forcément à la peine qui y est attachée. De même, quand le juge applique la peine au fait déclaré constant, il tient compte des circonstances du fait. Tout cela est inévitable. Mais à l'objection qu'on en tire contre la réduction du nombre des juges d'assises, il y a, je crois, deux réponses, l'une particulière, l'autre générale.
Personne n'ignore d'où vient la latitude laissée au juge dans l'application de la peine. Comme le législateur s'est vu dans l'impossibilité d'atteindre avec précision tous les faits et de les définir d'avance pour appliquer à chacun la peine exacte qui lui convient, c'est le juge qu'il a chargé de cette appréciation. Ainsi, quand le jury livre au juge un fait qualifié, le juge fait, en présence de ce cas particulier, ce que le législateur n'a pu faire en son absence; le juge, dans les limites fixées par la loi générale, fait pour ainsi dire une loi pour chaque cas en particulier. De là résulte une série de décisions judiciaires, de précédents qui comblent en quelque sorte l'intervalle laissé entre le maximum et le minimum des peines, et complètent, spécialisent, si je puis ainsi parler, la législation par la jurisprudence. Une grande partie de la législation criminelle, de l'Angleterre, et aussi de la nôtre, consiste dans une jurisprudence criminelle ainsi formée.
Or, messieurs, la fixité et l'harmonie des précédents sont bien plus facilement atteintes lorsque ces précédents émanent d'un petit nombre de juges que lorsqu'ils sont l'oeuvre d'un grand nombre de tribunaux; les tribunaux nombreux offrent des chances infinies de variation et d'incohérence dans les précédents; tandis qu'un petit nombre de juges introduisent et maintiennent, dans cette jurisprudence criminelle qui est le supplément nécessaire de la législation, la permanence et l'ensemble.
Vous en avez un grand exemple dans la législation romaine. La plus grande partie de cette législation consiste en précédents, en décisions rendues par un petit nombre de savants hommes. La collection des réponses des jurisconsultes n'est autre chose qu'une série de précédents. Croyez-vous que cette jurisprudence romaine, qui a survécu à l'empire romain pour devenir la législation de presque toute l'Europe, croyez-vous, dis-je, qu'elle eût eu tant d'éclat, tant de pouvoir, une si grande et si longue destinée si, au lieu d'un petit nombre de jurisconsultes illustres dont les noms ont traversé les siècles, l'Empire romain eût été couvert de tribunaux nombreux? Croyez-vous que si à la place des Ulpien, des Papinien, il y eût eu des centaines, des milliers de juges du droit, il vous serait resté un tel ensemble de décisions fortement enchaînées? C'est au petit nombre de jurisconsultes qui décidaient les questions de droit, c'est à leur science, à leur élévation, conséquence naturelle de leur petit nombre, que la jurisprudence romaine a dû son harmonie et sa grandeur.
Ainsi, en ce qui concerne les précédents à introduire dans la législation criminelle pour combler l'intervalle entre le maximum et le minimum que laisse la loi pénale, le système d'un petit nombre de juges est infiniment préférable.
Je sais qu'il restera toujours quelque incertitude dans les limites des points de fait et des points de droit. Mais cela est inévitable; il n'en faut pas moins se décider d'après le caractère essentiel et dominant de chaque institution. Aux jurés appartiennent en général les questions de fait; les jurés doivent être nombreux: aux juges, les questions de droit; que les juges soient peu nombreux, la raison et l'expérience le conseillent également.
J'ajouterai une dernière considération, plutôt politique que judiciaire, mais qui ne me paraît pas étrangère à la question. Vous voulez rendre au jury, non-seulement toute son indépendance, mais toute son importance, toute son autorité, tout son éclat; c'est le but de votre loi. Eh bien, tant que vous resterez dans le système actuel, dans le système qui établit, non pas un juge, mais tout un tribunal à côté du jury, vous laissez le jury dans un état d'incertitude, et je dirai volontiers d'infériorité. Partout où l'on verra un tribunal de cinq juges siégeant à côté du jury, la séparation entre les questions de fait et les questions de droit ne paraîtra pas complétement opérée; on croira toujours voir au-dessus du jury un tribunal complet, capable de suffire à tout, de juger le fait comme le droit. Les deux systèmes sont là côte à côte; réduisez l'ancien à sa plus petite dimension; c'est le seul moyen de donner au nouveau toute sa force, toute sa vérité.
Je sais, messieurs, que la réforme que vous discutez, la réduction du nombre des juges d'assises de cinq à trois, n'est pas très-importante en elle-même, et si nous devions en rester là, je m'en soucierais assez peu. Mais cette réforme en amènera d'autres; c'est ici un premier pas dans cette carrière où nous avons de grands pas à faire. Je ne puis être suspect d'hostilité envers nos institutions judiciaires et notre magistrature; je leur crois de rares mérites et elles nous ont rendu d'immenses services. Mais il y a évidemment beaucoup à réformer, et nous ne saurions trop tôt mettre la main à l'oeuvre, car les réformes de ce genre sont politiquement salutaires, calmantes.
Je prie la Chambre de ne jamais perdre de vue que le gouvernement a toujours affaire à deux sortes d'esprits novateurs: d'une part, à des esprits amis du perfectionnement, du progrès, impatients, téméraires peut-être, mais sincères et éclairés; d'autre part, à des esprits brouillons, désordonnés, vraiment anarchiques. C'est l'intérêt, c'est la sagesse du pouvoir de séparer profondément ces deux classes d'hommes, d'élever entre les uns et les autres une haute barrière; il doit attirer de son côté les esprits progressifs, et sans obéir à leur impatience ou à leurs erreurs, marcher dans leur direction. C'est pour lui le meilleur moyen de repousser sévèrement, efficacement, les esprits désordonnés, anarchiques, avec qui un bon gouvernement ne saurait avoir rien de commun. Tenons grand compte de cette distinction, messieurs, et marchons hardiment dans la carrière des réformes qui satisferont les esprits amis du perfectionnement. (Aux voix! aux voix!)
XXII
Discussion sur la politique extérieure du ministère du 11 août 1830.
--Chambre des députés.--Séance du 15 janvier 1831.--
Le 15 janvier 1831, la commission des pétitions fit à la Chambre des députés le rapport de la pétition d'un avocat belge (de Mons), qui provoquait la réunion de la Belgique à la France. Elle proposa l'ordre du jour. Mais le général Lamarque, député des Landes, saisit cette nouvelle occasion d'attaquer vivement la politique pacifique et le respect des traités qu'avait soutenus le cabinet du 11 août 1830. Le général Sébastiani repoussa en quelques paroles cette attaque. M. Casimir Périer, alors président de la Chambre des députés, quitta le fauteuil et monta à la tribune pour sommer le général Lamarque d'expliquer ses accusations. Le général Lamarque répondit: «Personne n'a, plus que moi, d'estime, de considération, j'oserai dire d'attachement pour les membres de l'ancien ministère; je rends à leurs intentions le même témoignage qu'à celles du ministère actuel; mais je crois qu'ils ont erré dans leur route.» Je pris alors la parole pour discuter le fond même de la politique qui venait d'être attaquée.
M. Guizot.--Messieurs, les explications que vient de donner l'honorable général sont pleinement satisfaisantes quant aux intentions et au caractère personnel des membres du dernier ministère; elles ne le sont pas et ne peuvent l'être quant à leur politique. Aussi, n'est-ce pas leurs intentions, mais la politique qu'ils ont suivie que je demande à la Chambre la permission de justifier en peu de mots.
Messieurs, l'honorable général vous a rappelé ce qui aurait pu être dit dans cette enceinte par les ministres de Charles X avant la révolution d'août, à l'occasion de la Belgique et de la Pologne; après cela, il vous a demandé s'il n'était pas vrai que rien n'était changé aujourd'hui, si ce n'était pas le même langage que vous entendiez à cette tribune, si ce n'était pas la même conduite que tenait le ministère. Ce qu'il y a de changé, messieurs, il est facile de le découvrir; c'est l'état de la France, de la Belgique, de la Suisse, l'état de la Pologne; voilà ce qui est changé, voilà les faits qui se sont accomplis depuis la révolution d'août. Elle a, comme on le lui demande de toutes parts, porté des fruits hors du territoire de la France comme en France; c'est la révolution du mois d'août qui a imprimé à l'Europe ce mouvement auquel l'Europe est près de se laisser emporter; c'est la révolution du mois d'août qui a fait ce que vous voyez en Suisse, en Belgique, en Pologne.
Certes, messieurs, il y a là, ce me semble, quelque chose de changé, quelque chose de très-considérable, et qui prouve que tout n'est pas aujourd'hui comme sous les ministres de Charles X. La révolution du mois d'août, une fois accomplie, n'a pu ignorer qu'elle se trouverait bientôt en présence de tels faits, en présence de cet ébranlement général de l'Europe, et qu'elle aurait une conduite difficile à tenir. Elle s'est trouvée dans l'obligation d'avouer, de proclamer, de défendre partout son propre principe, l'exemple qu'elle avait donné, et en même temps dans la nécessité de ne pas porter dans toute l'Europe le désordre, la guerre, la révolution. Il fallait d'une part, que la France, qui venait de s'affranchir, et qui voyait partout son exemple suivi ou près d'être suivi, il fallait, dis-je, que la France fût fidèle à ce qu'elle avait fait, ne reniât ni sa conduite, ni son exemple, et qu'en même temps elle ne se laissât pas accuser d'être possédée de ce démon révolutionnaire qui avait tant fait reculer la révolution française après l'avoir poussée si loin hors de son territoire.
Le gouvernement français, sorti de la révolution de Juillet, s'est donc trouvé entre deux systèmes; d'une part le maintien de ses principes, le ferme et fier maintien de la révolution qui lui avait donné naissance, par les voies régulières, par l'influence constitutionnelle, par l'influence du spectacle de la liberté et des exemples d'un gouvernement constitutionnel; d'autre part, le système de la propagande révolutionnaire, d'une propagande par les armes, par la force, par les conquêtes. C'est entre ces deux systèmes, messieurs, que le dernier ministère s'est vu obligé de choisir. Il a eu à décider la question de savoir s'il entrerait dans les voies d'un salutaire exemple donné à l'Europe, ou s'il entrerait dans celles de la conquête révolutionnaire. C'est entre ces deux systèmes qu'il a choisi. Il s'est prononcé pour le premier; c'est le même système qui est continué aujourd'hui par ses successeurs. C'est donc sur ce système que je vous demande d'arrêter un moment votre attention.
Quand on a accusé le ministère précédent de ne s'être pas livré à ce mouvement qui portait tant de peuples à imiter l'exemple de la France, de ne l'avoir pas partout alimenté, de ne s'en être pas emparé à l'instant même pour le pousser à ses dernières limites, sur quel principe s'est-on fondé? Sur ceci, qu'un peuple qui a adopté un principe doit s'appliquer à le faire prévaloir dans l'Europe entière, que la tendance à l'unité politique, à une prépondérance prompte et générale de tel ou tel système est la loi des événements, le mobile de la politique européenne. Le principe de la souveraineté du peuple avait triomphé chez nous; donc nous devions pousser partout à son triomphe, et travailler à lui soumettre l'Europe entière.
Messieurs, cette fantaisie de soumettre l'Europe à l'unité, de la ranger à un seul système, sous la loi d'une seule idée, cette fantaisie n'est pas nouvelle; elle a passé plus d'une fois par la tête des gouvernements. Il ne faut pas en aller chercher des exemples bien loin, Louis XIV, dans les temps modernes, a eu la fantaisie de faire prévaloir la monarchie française dans l'Europe; la Convention a voulu faire prévaloir la République; Bonaparte a voulu porter l'Empire dans toute l'Europe. La Sainte-Alliance a prétendu la soumettre absolument au principe monarchique. Qu'est-il arrivé à toutes ces époques? Une réaction violente, non-seulement des gouvernements, mais des peuples; une réaction nationale contre la tentative d'imposer ainsi à l'Europe une unité violente et factice. Cette réaction, non-seulement gouvernementale, je le répète, mais nationale, a éclaté contre Louis XIV, contre la Convention, contre Bonaparte. (Une voix: Elle n'était pas nationale.) Quand elle s'est faite contre Louis XIV, qui a été à la tête de la coalition entreprise au nom de la liberté des nations contre l'unité du grand roi? Guillaume III, roi d'Angleterre, le même homme qui affranchissait l'Angleterre de la tyrannie des Stuarts. Sous la Convention, quand elle a tenté de porter la république dans toute l'Europe, croyez-vous que ce soit les gouvernements seuls qui s'en soient lassés? Non, un premier mouvement, une première espérance avait fait trouver à la Convention des alliés chez tous les peuples: mais bientôt la tyrannie inévitablement attachée à de telles tentatives, les violences dont elles ne peuvent se défendre, ont tourné contre elle l'esprit d'une grande partie des peuples, et jeté l'Europe dans une réaction antirépublicaine, contre le système de l'unité conventionnelle. Cette même réaction s'est manifestée contre Bonaparte; personne n'ignore que le mouvement sous lequel nous avons succombé en 1814 n'était pas seulement une coalition des cabinets, et que l'esprit général des peuples de l'Allemagne, avides de s'affranchir de cette unité factice, a été la véritable cause du succès de cette coalition, qui aurait succombé comme toutes les autres, si elle avait été seulement une coalition de rois.
Eh bien! messieurs, pourquoi ces tentatives d'unité européenne ont-elles toujours amené une réaction contre le système qui avait tenté de prévaloir? Pourquoi? c'était la liberté des nations qui était attaquée, c'était la liberté des nations qui se défendait contre cette unité violente qu'on voulait lui imposer. Les nations ont revendiqué le droit de se gouverner comme elles en avaient besoin. Fantaisie, si vous voulez; c'est le principe de la liberté des nations qui a résisté à ces essais d'unité factice et violente. Et quel nom porte aujourd'hui ce principe? (Une voix. Celui de la Sainte-Alliance!) Celui de la non-intervention. Messieurs, c'est le principe de la non-intervention qui représente aujourd'hui la liberté des nations dans leurs rapports entre elles. C'est ce principe qui a été invoqué contre la monarchie de Louis XIV, contre la République conventionnelle, contre l'Empire, que nous avons invoqué nous-mêmes contre la Sainte-Alliance.
Le principe de la non-intervention est le même que le principe de la liberté des peuples; c'est à ce principe que toutes les tentatives que je viens de signaler, celle de la Sainte-Alliance comme les autres, portaient atteinte. Eh bien! il s'agit aujourd'hui de savoir si ce principe sera maintenu par notre gouvernement, si nous respecterons la liberté des nations, ou si nous recommencerons ces tentatives d'unité violente que je viens d'indiquer. Peu importe le mode de l'intervention, le titre auquel l'intervention se fait: on peut intervenir de plus d'une manière; on peut intervenir par des relations diplomatiques ou par des conspirations; on peut intervenir par des congrès ou par des sociétés secrètes; on peut intervenir au nom du principe de la légitimité ou au nom du principe de la souveraineté du peuple. Quelle que soit l'origine de l'intervention, quels que soient les moyens par lesquels elle s'exerce, dès qu'elle est armée, violente, elle porte atteinte à la liberté des nations; elle est une violation de ce principe salutaire de non-intervention qui est la base du droit des gens, le principe en vertu duquel les gouvernements et les peuples vivent en paix les uns avec les autres.
Il y a, je le répète, messieurs, mille manières de violer ce principe; je ne crois pas que l'une soit meilleure que l'autre; je n'ai pas plus de respect pour les émissaires d'une société secrète que pour les courtisans de la Sainte-Alliance (Bravos au centre gauche); je ne crois pas que les violences ou les conquêtes, quel que soit le système au profit duquel elles s'exercent, tournent davantage au profit des nations.
C'est entre ces deux systèmes, je le répète, le respect de la liberté des peuples, le principe de non-intervention, d'une part, et, d'autre part, de nouvelles tentatives de soumettre l'Europe à une unité factice, violente, c'est entre ces deux systèmes, dis-je, que les ministères qui se sont succédé depuis le mois d'août ont été appelés à choisir. L'un et l'autre ont fait le même choix; ils ont pensé que la liberté fondée et régnant en France, la monarchie constitutionnelle établie à la suite d'une insurrection nationale, c'était là ce qu'il y avait de plus puissant pour propager en Europe les principes de la liberté et du gouvernement constitutionnel.
Le spectacle de la liberté est infiniment plus contagieux que le mouvement d'une révolution; c'est la crainte de l'esprit révolutionnaire qui ferait à vos principes, à votre gouvernement, de nouveaux, de dangereux ennemis. Sommes-nous de tels enfants ou de tels vieillards que nous oubliions si tôt ce qui s'est passé sous nos yeux? Comment! nous avons vu le plus hardi des gouvernements, la Convention, porter partout ses principes, ses armées, dans la même voie qui vous est indiquée aujourd'hui; la Convention se saisissait des moindres prétextes, de la moindre apparence d'insurrection, pour s'écrier que les peuples voulaient le même gouvernement que la France, pour se lancer en armes sur leur territoire, pour se faire, je demande pardon de l'expression dans une question aussi grave, le Don Quichotte de l'insurrection en Europe.... (Marques d'adhésion au centre; murmures à l'extrême gauche.)
M. Enouf.--Dites de la liberté.
Ce n'était pas de la liberté qu'il s'agissait alors; la Convention, partout où elle a vu la moindre insurrection, s'en est saisie pour s'y porter en armes; c'est le même système qu'on recommande aujourd'hui. Je le demande encore, messieurs, avons-nous donc oublié quel en a été le résultat? Avons-nous oublié cette coalition, non-seulement des souverains, mais aussi des peuples?
MM. de Bricqueville, Enouf et Rémond.--La Sainte-Alliance n'était pas l'alliance des peuples.
M. Guizot.--Je ne parle pas de la Sainte-Alliance, messieurs; je parle de la coalition formée contre Bonaparte, et je dis que, celle-là, les peuples aussi en étaient. (A l'extrême gauche. Non. Au centre. Si, des peuples.--Agitation.)
Messieurs, je n'interromps jamais personne; le droit de tout orateur est de développer ses idées, de les présenter dans leur simplicité, dans leur crudité, si vous voulez, sauf à les expliquer pleinement; je reconnais à tout le monde le même droit; je demande à la Chambre la permission de n'être pas obligé d'atténuer, d'énerver ma pensée, la permission de la lui communiquer tout entière, libre, naturelle, comme elle me vient.
M. Rémond.--Tant pis pour vous.
Quelques voix.--A l'ordre, à l'ordre, c'est une personnalité.
M. Guizot.--Je trouve l'interpellation très-simple; j'accepte la personnalité, et je la renvoie à tous ceux de qui elle peut venir: tant pis pour vous, dis-je à mon tour à quiconque diffère de mon opinion; car, apparemment, je crois avoir raison. (Bravos au centre.) Tant pis pour qui se trompe. Nous verrons qui se trompe; c'est à la Chambre et à l'avenir à en juger.
Je reviens à la Convention et à l'Empire, et je remercie les interrupteurs de m'avoir fourni cette occasion de développer ma pensée. Je dis, et je crois l'avoir déjà dit, qu'un premier mouvement, très-légitime, de sympathie et d'enthousiasme avait éveillé tous les peuples à l'aspect de la Révolution française; mais j'ajoute en même temps que, peu après, les violences, les guerres de la Révolution française, et particulièrement cet abus de la force qu'elle a porté dans toute l'Europe pour imposer ses principes, ses institutions et ses lois à des peuples qui, dans un vif élan d'enthousiasme, en avaient tant espéré, je dis que cette cause a puissamment contribué à aliéner ces mêmes peuples, que cette cause nous a fait perdre en Allemagne, en Italie, en Belgique, une foule de partisans. Je dis qu'après les guerres de la Révolution française pour imposer son système à l'Europe, il s'est fait en Europe une réaction, non-seulement des souverains, mais des peuples, ou, si l'on veut, d'une grande partie des peuples contre la Révolution française; je dis que telle a été la principale cause des revers de la Révolution française, que c'est cette cause qui se fit sentir en 1814. Certes, messieurs, il y a là une grande leçon, et, je demande la permission de le dire à la Chambre, nous ne serions pas excusables d'oublier si vite ce qui a eu lieu sous nos yeux, des événements dont nous avons été les acteurs et les victimes; nous ne serions pas pardonnables de les oublier et de rentrer dans des voies dont nous sommes sortis si péniblement, et avec tant de sueur et de sang.
Non, le ministère dont j'ai eu l'honneur de faire partie et celui qui lui a succédé ne se sont pas trompés, quand ils ont choisi entre le système de l'influence pacifique, constitutionnelle, libératrice, et le système de la propagande armée, violente et révolutionnaire. Ce sont ces deux systèmes qui, sous une forme plus ou moins prononcée, plus ou moins menaçante, se sont trouvés en présence. Ce sera dans l'avenir, sinon de demain, du moins de l'histoire, l'honneur de la révolution de Juillet, d'avoir été pacifique en Europe, aussi bien que modérée et libérale en France; ce sera son honneur de s'être confiée dans la puissance de son exemple, dans la puissance du spectacle de ses institutions, de sa liberté, pour soutenir et propager en Europe des principes qui ne nous sont pas moins chers qu'à aucun autre, pour lesquels, autant qu'aucun autre, nous avons combattu. (Très-bien! très-bien!) Car, remarquez, messieurs, nous voulons propager la liberté, mais non les révolutions. Les révolutions, l'insurrection, sont un mauvais état pour un pays: il faut souvent passer par là pour arriver à la liberté; mais ce n'est point la liberté elle-même. Rien ne se ressemble moins que le spectacle d'un pays en révolution et celui d'un pays libre.
Eh bien! ce que nous n'avons pas voulu offrir à l'Europe, c'est la vue d'un état révolutionnaire en France. Nous craignons l'effet que ce spectacle produirait, non-seulement sur les souverains, mais sur les peuples. Nous craignons de les voir une seconde fois effrayés, désabusés, dégoûtés, en grande partie du moins, comme ils l'ont déjà été. Nous voulons aujourd'hui que les peuples ne connaissent de la révolution française que ses vertus et ses bienfaits; nous voulons que les peuples voient régner en France, non la révolution, mais la liberté; non le désordre, mais l'ordre intérieur. Nous voulons, en un mot, que la révolution de Juillet se présente à l'Europe, l'affranchissement, la liberté et la paix à la main, au lieu d'y porter l'insurrection et la guerre; tout comme nous avons voulu, dans l'intérieur de la France, qu'elle offrît la liberté et la paix à tous les partis, qu'elle ne menaçât personne. C'est dans ce système qu'a agi le précédent ministère, qu'agit encore le ministère actuel, et certes, il vaut bien la prédication continuelle de l'insurrection et des révolutions. (Très-bien! très-bien! Mouvement général.)
XXIII
Discussion sur la politique extérieure adoptée et pratiquée par le cabinet du 11 août 1830.
--Chambre des députés.--Séance du 27 janvier 1831.--
A l'occasion du débat sur le projet de loi relatif à l'organisation municipale, la politique extérieure du gouvernement, notamment envers la Belgique et la Pologne, fut de nouveau attaquée par MM. Mauguin, Lamarque, Eusèbe Salverte, de Lafayette, etc.; MM. Dupin, Cunin-Gridaine, Barthe défendirent la politique pacifique. Le débat se prolongea pendant deux séances. J'y pris part en ces termes:
M. Guizot.--Messieurs, en abordant une question si délicate, je demande à la Chambre la permission de faire remarquer qu'elle est délicate pour tout le monde, pour ceux qui attaquent le ministère comme pour le ministère qui se défend. Le gouvernement que nous avons choisi, que nous avons formé, n'est pas tellement ancien, tellement fort, que nous puissions en user avec lui comme si rien n'était plus en question. Nous avons tous, tous ceux qui siégent dans cette Chambre, quelles que soient nos opinions politiques, quelles que soient nos relations avec le ministère, nous avons tous un certain degré de solidarité dans sa cause. Il s'agit pour nous tous de fortifier, de fonder définitivement le gouvernement que nous avons choisi. Lorsque des circonstances difficiles s'élèvent, lorsque nous élevons nous-mêmes des questions délicates, et, je le répète, elles sont délicates pour tout le monde, nous avons tous besoin d'y toucher avec réserve, je dirai presque avec crainte.
En ce qui touche la Belgique, messieurs, et j'aborde ici, le sens, la question fondamentale; en ce qui touche la Belgique, cette espèce de solidarité avec le gouvernement du Roi, dont je viens de parler, n'a rien, je crois, qui doive nous inquiéter, ni nous embarrasser.
Le ministre des affaires étrangères vous a dit tout à l'heure, et j'ai besoin de le répéter: si la Belgique délibère en liberté aujourd'hui sur ses destinées, c'est à la France qu'elle le doit. Le gouvernement du Roi était à peine fondé, l'insurrection de la Belgique éclate, et le premier acte du gouvernement du Roi est de déclarer à toutes les puissances de l'Europe que, lui n'intervenant pas, il ne souffrira pas que personne intervienne, et que le jour où un soldat prussien franchira la frontière de la Belgique, les Français a passeront immédiatement.
Cette déclaration, messieurs, au moment où elle a été faite, a excité dans plus d'un cabinet européen une vive rumeur; elle a fort étonné ceux à qui elle s'adressait. Nous ne pouvons en être surpris; c'était une déclaration de mort à la Sainte-Alliance, c'était l'abolition définitive de cette unité mystérieuse et violente qu'elle voulait faire peser sur l'Europe. Le jour où la France a dit: tant qu'un peuple se renfermera dans ses affaires intérieures, qu'il change ou non la forme de son gouvernement, personne ne peut intervenir: ce jour-là, la France a brisé la Sainte-Alliance, la France a proclamé la liberté des nations. Il n'y a, certes, dans la solidarité de tels actes, rien que nous devions repousser.
Mais, je le demande, si la Belgique aujourd'hui délibère, grâce à nous, en liberté sur ses destinées, avons-nous perdu le droit de délibérer en liberté sur la conduite que nous devons tenir à son égard? Est-ce qu'au moment où nous avons affranchi la Belgique à l'égard de tous les peuples de l'Europe, nous nous sommes liés irrévocablement à trouver bon, à soutenir tout ce qu'elle pourrait faire elle-même pour sa destinée? Certainement non. La liberté que nous avons garantie à la Belgique, nous l'avons conservée pour nous-mêmes tout entière. Je demande la permission de vous arrêter un moment sur cette question. A côté de cette politique généreuse, élevée, qui prend pour guide les droits généraux de l'humanité et des nations, il y a une politique, non pas contraire, mais différente, une politique spéciale, nationale, qui consulte avant tout les intérêts nationaux, qui les voit, les considère dans tous les événements, qui approuve ou n'approuve pas les événements, les combat ou les soutient en raison de l'intérêt national uniquement.
Il y a, messieurs, je n'hésite pas à le dire, il y a un certain degré d'égoïsme national qui est la loi de la politique des peuples, et à laquelle il est impossible d'échapper. Eh bien! nous sommes à l'égard de la Belgique dans cette situation. Après avoir garanti sa liberté en Europe, après l'avoir protégée contre toute intervention violente, nous gardons pour nous mêmes une liberté tout entière; nous n'avons à consulter, dans ce qui la concerne et dans notre conduite à son égard, que la justice d'abord et nos intérêts nationaux, les convenances de notre gouvernement et de notre pays. Nous conservons le droit de nous décider pleinement d'après toutes ces considérations. Ainsi ce n'est plus qu'une question de conduite et de prudence. Il s'agit de savoir de quelle manière le gouvernement de la France, dans l'intérêt de la France, doit se conduire vis-à-vis de la Belgique; nous en avons pleinement le droit. Il s'agit de savoir si, en conservant la Belgique comme Etat européen, il a épuisé tout ce qu'il lui devait. La question est donc purement une question de politique et d'intérêt national. C'est sous ce point de vue désormais que je demande à la considérer.
Dans les documents parvenus de Belgique, trois faits ont attiré l'attention du public et des Chambres. Je ne dirai rien du refus de mettre M. le duc de Nemours à la disposition des Belges, tout le monde est d'accord. Je m'arrêterai peu sur le refus de reconnaître le duc de Leuchtenberg comme roi des Belges; cependant j'ai besoin d'en dire un mot. Je n'attache pas aux complots et aux intrigues politiques plus d'importance qu'elles n'en méritent. Je sais qu'on peut avoir à côté de soi, chez ses voisins, un foyer d'intrigues et de conspirations, et n'en être pas moins un gouvernement solide et fort. Je suis donc loin de croire que les destinées du gouvernement de la France dépendent de la question de savoir si la Belgique aura ou non pour roi le duc de Leuchtenberg. Cependant, il est vrai de dire que, s'il n'y a pas danger, il peut y avoir des inconvénients graves pour un pays à avoir à côté de soi des complots qui s'ourdissent. Je ne dis pas qu'il faille tout risquer pour empêcher un tel fait, mais je dis qu'il faut le prendre en grande considération.
Si le duc de Leuchtenberg était élu roi des Belges, et qu'il s'agît, après plusieurs années d'existence, de savoir si on le reconnaîtra, il est possible qu'il fallût se décider à le reconnaître. Mais il n'est pas encore élu, et il est certain que son élection serait un incident fâcheux pour le gouvernement français. Il est donc tout simple que le cabinet ait employé toute son influence pour repousser ce résultat: il en avait le droit et le devoir; et, quand il a annoncé qu'il ne reconnaîtrait pas, il ne peut pas avoir dit qu'il ne reconnaîtrait jamais; il n'y pas de jamais en politique: on se conduit au jour le jour, selon la prudence et la nécessité. Le gouvernement français a employé son influence et les déclarations de sa politique à repousser un fait qui évidemment n'est pas favorable à la France, qui pourrait lui être nuisible, lui causer des troubles ou au moins des craintes. Il était, je le répète, dans son droit; et, dans mon opinion, il a bien fait d'en user.
J'arrive à la véritable question, à celle qui préoccupe tous les esprits, à la question de la réunion proposée, offerte, dit-on, de la Belgique à la France. Je n'élèverai pas la question de savoir si la réunion est effectivement proposée, et par qui: je le suppose, et j'entre dans le fond de la question. J'en conviens, il y a ici des sympathies nationales; il peut y avoir aussi avantage réciproque. Je respecte les sympathies naturelles des peuples; je crois qu'elles sont un très-bon principe d'union. Je ne méprise pas les frontières naturelles, je crois que c'est une des considérations qui doivent entrer dans la politique. Je ne suis pas non plus étranger, je le déclare, au désir de l'éclat et de l'agrandissement de mon pays. Je ne crois pas que les peuples soient destinés à jouir paisiblement et oisivement de leur bonheur: les peuples sont destinés à vivre laborieusement, à courir des dangers, à s'imposer de lourds fardeaux, dans l'intérêt de leur prospérité matérielle et de leur gloire. Il y a des cas où il faut savoir même sacrifier sa prospérité intérieure, pour son éclat et son agrandissement. Je ne repousse pas d'une manière générale la gloire et l'agrandissement de mon pays; j'examine la question dans la situation présente, et je partage pleinement l'avis du ministère.
On a parlé plusieurs fois, à cette tribune, de la nécessité d'une politique large, élevée, étendue. Il est vrai que jusqu'ici l'on ne s'était guère écarté de ce que je me permettrai d'appeler l'ancienne routine européenne. Les considérations dont j'ai parlé, les frontières naturelles, les alliances, les relations par lesquelles se tiennent les peuples, ont été les guides de la politique extérieure: elle s'est généralement déterminée d'après ces considérations seules; c'est là que la politique a puisé son étendue et son élévation. Je le comprends: il y a plaisir, en effet, pour les esprits élevés, à se déployer et à se jouer dans des combinaisons de ce genre, à changer ainsi, soit par la guerre, soit par les négociations, le sort et la distribution des peuples. C'est là, je le répète, que la politique extérieure a puisé jusqu'à présent son étendue et sa grandeur. Il faut convenir aussi que ces considérations sont souvent arbitraires, que, si elles ont fait faire de grandes choses, elles ont jeté aussi les politiques dans de grandes erreurs. Elles ont produit un germe de tyrannie, d'oppression, de guerres et de conquêtes inutiles, désastreuses même. Cette politique étendue et élevée, en un mot, n'a pas été toujours fondée en raison, ni salutaire aux nations. Notre révolution, qui a fait entrer dans la politique intérieure des peuples tant d'idées et de sentiments qui lui étaient étrangers jusque-là, notre révolution a rendu à la politique extérieure le même service; elle a banni ou bannira, je l'espère, jusqu'à un certain point ces combinaisons arbitraires qui reposent uniquement sur l'idée de tel ou tel homme, d'un grand homme si l'on veut, ces combinaisons plus ou moins factices qui ont été jusqu'à ce moment le caractère de la politique en général. Notre révolution nous impose la loi de tenir compte de bien d'autres faits, de faire entrer beaucoup d'autres éléments en considération. Ce ne sont plus aujourd'hui les frontières naturelles, les sympathies historiques qui doivent décider uniquement, je dirai préférablement, dans toute question; il y a des motifs qui se lient de plus près au sort des nations, qui intéressent plus vivement la conscience des peuples. Ce sont ceux-là, non pas les combinaisons de ce qu'on est accoutumé d'appeler la grande diplomatie, ce sont ces motifs qu'il faut examiner dans cette question.
Eh bien! je me demande avant tout, car c'est là ce qui me paraît devoir décider la question, je me demande si la dignité de la France d'une part, sa sûreté extérieure de l'autre, et enfin son état intérieur, exigent ou conseillent cette réunion qu'on nous propose. La dignité de la France, messieurs, je crois qu'il faut en tenir grand compte; je ne pense pas qu'il soit indifférent de laisser échapper une circonstance dans laquelle la dignité du peuple peut se croire intéressée. Il ne faut pas qu'un sentiment douloureux... je cherche un mot moins dur... qu'un sentiment d'humiliation s'établisse parmi les peuples à l'égard de leur gouvernement. C'est par le sentiment de sa dignité qu'un peuple est vraiment un peuple; c'est par là qu'il vit, qu'il se sent. Eh bien! loin de contrarier ce sentiment, il faut le respecter, le développer en lui, toutes les fois que l'occasion s'en présente. Je dirai même que nous y sommes obligés aujourd'hui plus particulièrement que jamais. Un sentiment de dignité publique, et permettez-moi de le dire, de dignité populaire, a joué un grand rôle dans notre révolution de 1830. C'est parce que le peuple, en partie à tort, en partie à raison, s'est senti offensé, humilié, qu'il s'est si promptement levé, ou résigné, pour la chute du gouvernement d'alors. Les offenses à nos libertés, la violation de nos droits, qui ont justement ému les classes élevées de la société, n'auraient peut-être pas suffi sans ce sentiment d'offense populaire qui a soulevé les masses et qui les a données à la cause de nos libertés publiques.
Nous avons donc, dans ce moment-ci particulièrement, une plus grande obligation à ce sentiment de dignité populaire, à ce besoin de s'élever, de s'honorer soi-même, à ce besoin qui a joué un si grand rôle; mais je trouve que nous nous faisons une bien mince idée de la dignité de la France quand nous la croyons intéressée à résoudre de la sorte, et immédiatement, la question dont il s'agit. J'ai une plus haute opinion de la dignité nationale; je crois que depuis quarante ans, depuis la révolution de Juillet et les événements de décembre dernier, la France a conquis de la dignité, de l'honneur, de la considération en Europe, assez pour attendre un an, deux ans, s'il lui plaît, avant de se décider dans une question de politique extérieure. Elle n'a pas besoin, pour maintenir sa dignité, de se compromettre, de se jeter à l'aventure dans les événements qui viendront s'offrir à elle. La France a le sentiment profond de ce qu'elle peut et de ce qu'elle sait faire; son honneur n'est pas engagé dans le parti qu'on voudrait lui faire prendre immédiatement, et dont on voudrait lui faire une nécessité d'honneur. Nous sommes libres à cet égard comme à beaucoup d'autres; nous pouvons attendre, juger, faire ce qui nous conviendra, refuser si cela nous convient; notre dignité n'est pas compromise par ce refus.
Voici un autre motif de sûreté intérieure, une seconde considération qu'on allègue pour décider la France à accepter ce qui, dit-on, est offert; on dit: vous vous faites illusion, l'Europe entière vous en veut, elle est votre mortelle ennemie; ne vous laissez pas surprendre; attaquez pour ne pas être attaqué.
Je ne me fais aucune illusion quant au point de vue sous lequel notre révolution de 1789 et celle de 1830 peuvent être jugées par les gouvernements européens. Je ne doute pas qu'elles ne soient vues avec chagrin et avec malveillance; mais je dis que ce ne sont pas des raisons déterminantes, des raisons suffisantes pour adopter le système qu'on propose.
Je vous prie de remarquer un fait: c'est que la révolution de 1830, en admettant qu'elle ait été vue de mauvais oeil par toutes les puissances de l'Europe, a cependant été reçue et jugée diversement par elles. Il y a telle puissance qui a manifesté un grand éloignement, un vrai chagrin; il y a telle autre qui s'est tenue dans une réserve convenable; telle autre où le mouvement national a été tel que le gouvernement a été emporté dans ce mouvement, et obligé, sinon de s'y soumettre, au moins de s'y accommoder. Il y a donc, dans les dispositions volontaires ou obligées de l'Europe, à l'égard de notre révolution, de grandes différences. Pourquoi n'en tiendriez-vous pas compte? Pourquoi jetteriez-vous toutes ces puissances dans la même inimitié contre vous? Pourquoi ne travailleriez-vous pas à vous faire des alliances? Pourquoi ne profiteriez-vous de la bonne volonté que vous témoigne telle ou telle puissance, au lieu de les confondre toutes dans un lieu commun déclamatoire, qui a bien quelquefois sa part de vérité, mais qui ne peut être admis comme le mobile déterminant de la conduite d'hommes sensés?
Je vais plus loin: indépendamment de ces diversités qui ont éclaté dans les dispositions des puissances européennes, et du parti que vous pouvez en tirer, je dis que l'expérience de ce qui s'est passé en 1789, des guerres de la Révolution, du régime impérial, de la Restauration, n'a pas été perdue pour l'Europe, pas plus que pour nous. Je ne suis pas porté à croire qu'elle ait changé le fond des coeurs; le fond des coeurs change rarement; mais la nécessité se fait reconnaître par tout le monde, l'expérience finit par éclairer les plus aveugles.
Comparez la conduite des puissances européennes aux différentes époques, depuis 1789 jusqu'à ce jour, et voyez si cette conduite a été la même. Elle a changé selon les temps; elle a subi les variations que l'expérience et la nécessité devaient lui imprimer. L'Europe a traité avec la Convention et Bonaparte. Bonaparte aussi mettait les dynasties en danger; il en a changé plus d'une; il voulait que la sienne fût la plus ancienne de l'Europe. Cependant on a traité avec lui à diverses reprises, on a cessé de le combattre, on s'est précipité dans son alliance.
En 1814, les puissances de l'Europe ont été généralement convaincues qu'il fallait à la France le régime constitutionnel. La Charte lui a été donnée de l'avis de l'Europe. Ces mêmes puissances, qui n'ont pas donné de charte chez elles, qui probablement combattraient longtemps avant d'en accepter une, ont pensé, en 1814, que le gouvernement constitutionnel était nécessaire à la France; que, dans la politique européenne, la France, pour n'être plus une cause de troubles, un sujet d'alarmes, avait besoin de cette charte; et ces mêmes puissances qui, en 1794, s'opposaient à une constitution en France, n'ont pas cru, en 1814, qu'elle pût s'en passer.
Qu'est-ce que cela prouve? Que la conduite des puissances n'est pas toujours la même, qu'une foule de considérations et de nécessités pèsent sur elles comme sur nous. Aujourd'hui, l'Europe a appris à connaître la nécessité du régime constitutionnel en France, et la révolution de 1830 l'a confirmée dans cette conviction. Quels que soient les sentiments des hommes, quelques regrets, quelque malveillance qu'ils portent au fond du coeur, je n'hésite pas à le dire: en fait, ce que l'Europe désire aujourd'hui, c'est que la France vive sous un gouvernement régulier, que nos institutions se développent régulièrement, que la France ne soit pas un nouveau foyer révolutionnaire, qu'elle ne soit pas jetée hors de ses institutions et hors de ses frontières. C'est là le sentiment dominant de l'Europe; sentiment qui n'exclut ni la méfiance, ni la malveillance, ni le chagrin, mais qui n'en est pas moins réel, parce que trente ans de combats, de défaites et de malheurs font pénétrer la raison dans les têtes qui y résistent le plus.
Je ne crois donc pas que la guerre soit une nécessité de la sûreté extérieure de la France. Si la France se renferme régulièrement dans ses institutions et dans ses frontières, si elle vit constitutionnellement comme la république des États-Unis vit en Amérique, la France n'a rien à craindre de l'Europe. Je ne crois pas que l'Europe vienne l'attaquer. Elle lui voudra du mal, elle cherchera peut-être à lui nuire, elle redoutera nos institutions, tout en les supportant. Il dépend de notre sagesse et de notre bon état intérieur, de nous faire supporter de l'Europe entière et même des puissances les plus malveillantes. La question réside donc véritablement dans notre état intérieur. Consultez la dignité nationale et la sûreté extérieure de la France, vous n'y trouverez point la nécessité de la guerre. C'est du dedans de la France, du sein de son gouvernement, et peut-être du sein de cette Chambre, que nous viendra la paix ou la guerre; elle ne nous viendra pas d'ailleurs.
Eh bien! messieurs, notre état intérieur exige-t-il la guerre, conseille-t-il la guerre, s'y prête-t-il même dans ce moment et convenablement? Je ne le pense pas. Il n'est personne, je crois pouvoir dire personne, qui trouve que notre état intérieur soit tel que nous le désirons tous, tel qu'il doit définitivement rester, personne qui trouve que l'état actuel de la France soit aujourd'hui l'état régulier de notre pays et de nos institutions. Évidemment il y manque beaucoup; évidemment il y a dans le pouvoir un affaiblissement, dans les esprits une défiance, une incertitude, une anarchie qui ne constituent pas un bon état intérieur. Pourquoi cette faiblesse progressive du pouvoir? Pourquoi cette anarchie croissante de la société et des esprits? On a parlé souvent, et j'ai moi-même eu occasion de parler à cette tribune de parti républicain, d'idées républicaines, comme étant la cause de cette faiblesse du pouvoir, de ce trouble, de cette anarchie qui font des progrès partout. Je me repens, messieurs; je suis porté à croire que j'ai fait trop d'honneur aux causes de l'anarchie et de la faiblesse du gouvernement.
Après tout, un gouvernement républicain régulier peut fort bien ressembler à tous les autres gouvernements dans lesquels les moyens d'action sont forts, et où les lois peuvent être obéies; il peut n'y avoir pas d'anarchie; l'anarchie n'est pas inhérente à la forme du gouvernement. Il y a donc ici une autre cause, et, quand on veut être dans le vrai, quoique les mots république, idées républicaines soient à la surface, ce n'est pas là le fond des choses, ce ne sont pas de ces mots qu'il faut se servir.
Il y a dans notre société des restes d'idées anarchiques, mais non pas républicaines, des restes de passions anarchiques, d'habitudes anarchiques, restes qui nous viennent des temps d'anarchie révolutionnaire que nous avons traversés, et des tentatives continuelles de complots, de conspirations, de la lutte continuelle et anarchique contre le dernier gouvernement.
Messieurs, je comprends qu'il puisse y avoir, comme il y a eu à certaines époques, de la sincérité, de la générosité, de la vertu dans des conspirateurs. Mais, messieurs, il y a toujours, et nécessairement, dans leurs tentatives, de l'anarchie; car c'est à l'existence même du pouvoir qu'elles s'attaquent; c'est leur condition, je ne leur en fais pas un reproche; je sais qu'il y a eu dans le monde des complots légitimes, des conspirateurs que je respecte, que j'aime. Je ne parle de personne, je ne désigne ici personne; mais je dis que même les meilleurs complots, les conspirateurs les plus honorables, sont nécessairement jetés dans les idées, dans les passions, dans les habitudes anarchiques; je dis qu'il suffit de voir la vie de Sidney, de suivre l'interrogatoire de Sidney, lorsqu'il fut accusé, pour voir que l'anarchie était dans son esprit, qu'elle y était entrée par la porte de la lutte continuelle contre l'autorité, qu'il est impossible à la raison la plus ferme de ne pas trouver bonnes toutes les raisons, de ne pas employer toutes les armes pour servir une cause malheureuse que l'on juge sainte.
De la révolution française et de la lutte continuelle d'une portion du pays contre le gouvernement déchu, il est resté dans nos esprits, dans notre conduite, non pas de la république, mais de l'anarchie, des idées, des passions, des habitudes anarchiques, aussi contraires à la constitution des États-Unis qu'à la nôtre, et qui seraient repoussées à Washington comme à Paris.
Je dis que c'est la véritable cause du mal qui nous travaille. Je dis que c'est contre ce reste d'anarchie que nous avons maintenant à lutter. Et remarquez, messieurs, notre condition singulière; des esprits élevés, des hommes généreux se jettent encore aujourd'hui dans ces débris de l'anarchie révolutionnaire et conspiratrice. Croyez-vous que ce reste d'anarchie soit très-fort? Pas du tout.
Vous me permettrez de dire à ce sujet toute ma pensée. Il est vrai que ces restes de sentiments, d'idées, d'habitudes, d'actes anarchiques, que nous voyons autour de nous, n'ont pas derrière eux les intérêts des masses, qu'ils n'ont plus la force qu'ils ont eue pendant longtemps; il est vrai que si leurs auteurs étaient jetés dans des entreprises difficiles, comme l'a été la Révolution française, s'ils étaient obligés de lutter contre l'Europe entière, ils seraient à l'instant abandonnés; au lieu de cette gloire, de cette puissance que la France a tirées de sa grande lutte, vous ne verriez sortir de celle-ci que désordre et faiblesse. Ce n'est pas une raison pour que la société n'en soit pas fort troublée. Il n'est pas nécessaire d'avoir la puissance et la gloire des armées républicaines pour mettre la société fort mal à l'aise, pour tourmenter et compromettre le gouvernement et la société.
C'est précisément ce qui nous arrive. Nous avons affaire à un parti qui n'a pas de puissance réelle, pas de puissance nationale, et qui conserve cependant assez de mouvement, assez de force pour troubler, pour mettre en question ce qui nous est le plus cher à tous. Quels sont nos moyens de résistance contre ce parti? quels sont nos remèdes? C'est le maintien de l'ordre, c'est la prospérité publique, c'est la liberté de tous, cette liberté qui fait que toutes les opinions se contiennent en se manifestant et en se contrôlant sans cesse l'une l'autre, cette liberté qui lutte seule efficacement contre l'anarchie, et qui peut seule nous en tirer par la prospérité publique. Le pays ne prend aucun intérêt aux idées de désordre; par la liberté, elles sont sans cesse combattues et réprimées. La prospérité nationale, la liberté universelle, voilà les moyens de lutter efficacement contre le mal dont je parle. Mais la guerre, si elle éclate, vous laissera-t-elle ces moyens? La guerre affermira-t-elle l'ordre public? Développera-t-elle la prospérité? Permettra-t-elle de conserver, d'assurer à tous cette liberté égale, dont tous ont besoin, à laquelle tous ont droit, avec laquelle nous nous corrigeons mutuellement? Non, par la guerre, inévitablement et malgré vous, et malgré le gouvernement, l'ordre public, la prospérité nationale, la liberté de tous, le jeu régulier de nos institutions, seront, je ne dirai pas détruits, mais mis en question, menacés, affaiblis du moins. En sorte que les seuls moyens par lesquels vous puissiez lutter contre l'anarchie, la guerre vous les enlève; la guerre vous fait courir le risque d'être livrés à ce parti à la fois inquiétant et faible, à la fois cause de troubles et impuissant à les réprimer, à ce parti qui est le véritable mal et le seul mal que vous ayez sérieusement à craindre aujourd'hui. (Au centre. Très-bien! très-bien!)
Je me borne à constater ce fait; je n'en tire qu'une conséquence, c'est qu'il ne faut faire la guerre que devant une nécessité absolue, qu'il ne faut pas aller au-devant, qu'il ne faut courir aucune aventure, que les aventures seraient aujourd'hui, je ne veux pas dire funestes, car je veux croire que rien ne peut être funeste, mais dangereuses et nuisibles. De quoi s'agit-il donc? d'attendre, de gagner du temps, de ne pas provoquer une décision prompte et immédiate, d'employer tout ce que nous pouvons avoir d'habileté et d'influence à n'être pas obligés de résoudre immédiatement et par la force la question extérieure. C'est sous ce point de vue, et dans ces limites seulement, que je combats les arguments qui ont été présentés.
XXIV
Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale.
--Chambre des députés.--Séance du 2 février 1831.--
Quand la discussion commença sur les articles du projet de loi relatif à l'organisation municipale, M. Marchal, député de la Meurthe, proposa, à titre d'amendement, un projet complet et entièrement différent, dont l'article premier déterminait, d'une façon générale, l'état de citoyen français. Cette proposition, longuement débattue, fut enfin repoussée par la question préalable. Je ne pris part au débat que pour mettre en lumière la différente situation où se trouvait la Chambre depuis que la Charte de 1830 lui avait donné le droit d'initiative formelle et directe.
M. Guizot.--Je demande à la Chambre la permission de retenir un moment son attention sur cette question, dont la solution peut avoir de graves conséquences.
Si la discussion qui nous occupe s'était élevée, il y a un an, sous l'empire de l'ancienne Charte, je comprendrais qu'on y insistât; le droit d'amendement était alors un moyen indirect d'exercer l'initiative. On faisait des objections contre ce droit; elles étaient repoussées par le besoin qu'avait la France d'exercer l'initiative et le désir d'étendre cette prérogative.
Aujourd'hui la Chambre est investie du droit d'initiative, et cependant elle a cru devoir l'entourer de certaines conditions, de certaines garanties qui ont pour objet d'assurer la maturité de ses délibérations.
Il faut savoir si vous traiterez l'initiative de la Chambre comme jadis celle du gouvernement, si vous travaillerez à étendre l'initiative de chacun des membres par voie d'amendement. Lorsque le gouvernement seul était investi de l'initiative, la Chambre pouvait avoir raison d'essayer de se saisir de ce droit, même avec les inconvénients que le droit d'amendement présente et qu'on n'a jamais pu éviter complétement; il n'en est plus de même aujourd'hui.
Si donc y a lieu à une proposition sur l'état et les droits de citoyen, qu'elle soit l'objet d'une proposition particulière. Si vous ne procédez pas ainsi, vous rencontrerez, dans l'exercice de l'initiative parlementaire, les mêmes difficultés, les mêmes embarras qui s'élevaient autrefois sur l'initiative du gouvernement.
XXV
Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale.
--Chambre des députés.--Séance du 8 février 1831.--
En proposant, sur l'article 1er de ce projet de loi, un amendement qui repoussait l'adoption d'un cens quelconque comme base du droit électoral dans les communes, soit urbaines, soit rurales, le général Lamarque cita, à l'appui de sa proposition, un passage de l'ouvrage que j'avais publié en 1821 sous ce titre: Des moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France. Je pris la parole pour rétablir le vrai sens de ma pensée et repousser l'amendement proposé.
M. Guizot.--Je n'ai pas changé d'opinion depuis l'époque où j'écrivais ce que l'honorable préopinant a bien voulu me rappeler aujourd'hui. Aujourd'hui comme alors, je pense que la machine administrative la plus forte, la mieux constituée, ne suffit pas pour gouverner. Aujourd'hui comme alors, je pense que c'est dans les intérêts, dans les croyances, dans les idées des masses qu'il faut aller chercher la force. Aujourd'hui comme alors, je suis convaincu qu'il faut asseoir l'autorité sur la base la plus large qui se puisse trouver, et que cette base ne peut se trouver que dans les masses; cependant je viens combattre l'amendement proposé par le préopinant, et appuyer le système de la commission.
J'ai remarqué que presque tous les orateurs qui se sont succédé aujourd'hui à cette tribune, je pourrais même dire tous, y compris l'honorable préopinant, M. le préfet de la Seine, ont rendu hommage au principe de la capacité comme base des droits politiques. Ils ont tous reconnu que, pour posséder le droit, il fallait avoir l'indépendance et les lumières, c'est-à-dire les conditions de la capacité politique.
Le principe de la capacité politique, introduit dans notre législation comme source des droits politiques, est peut-être la plus belle, la plus utile conquête que nous ayons faite depuis quinze ans. C'est de ce principe qu'on doit dire ce qu'on a dit une fois de Napoléon, qu'il n'avait détrôné que l'anarchie. Le principe de la capacité politique a effectivement détrôné l'anarchie. Je prends donc acte de l'hommage qui a été rendu par tout le monde à ce principe, et c'est de cet hommage que je pars pour combattre l'amendement proposé.
Quelle est la conséquence de la capacité politique? C'est qu'elle varie suivant les lieux, suivant les temps, suivant les affaires. Telle capacité existe dans telle commune pour traiter ses affaires, qui n'est plus la même dans telle autre commune, dans telle autre situation. La capacité est donc sans cesse variable, subordonnée à une foule de circonstances, au nombre des citoyens, à leur situation sociale, à l'étendue et à la difficulté des affaires.
Que fait-on dans les amendements qu'on vous propose, dans celui que la Chambre a rejeté au commencement de cette séance, et dans celui que propose maintenant le général Lamarque? On ne tient aucun compte de ces variations; on pose en fait que le droit est le même dans une petite commune que dans une grande ville. Le premier amendement, que vous avez rejeté au commencement de la séance, attribuait partout le droit électoral à tous les citoyens payant une cote de contribution personnelle quelconque. Il donnait le droit électoral, dans un village comme à Paris, à tout citoyen payant une contribution personnelle quelconque. Il est évident que, dans un village, quiconque possède doit avoir des droits électoraux; mais dans Paris, il ne peut en être ainsi. Une contribution personnelle à Paris ne ressemble en rien à ce qu'elle est dans une petite ville, dans une petite commune. De sorte qu'après avoir rendu hommage à la capacité, on ne tient aucun compte de la mesure de cette capacité; on ne fait pas attention qu'elle varie forcément, qu'elle est subordonnée à la nature des lieux, à l'importance des affaires, et on adopte la même base dans des situations très-différentes. Pourquoi? Parce qu'on n'est pas fidèle au principe de la capacité et qu'on retombe dans le principe du suffrage universel qu'on essaye de réintroduire dans notre législation. C'est pour faire rentrer, presque à son insu, le suffrage universel dans nos lois qu'on abandonne le principe de la capacité qu'on avait d'abord accepté. Je ne crois pas que ce soit le moyen de réformer notre constitution municipale.
On se prévaut de l'idée que, dans les communes, l'intérêt local est le seul dont on s'occupe. Ne pensez pas, messieurs, qu'on puisse séparer ainsi parfaitement les intérêts locaux des intérêts généraux; cette division n'est jamais aussi réelle qu'on se l'imagine. Comment concevoir, par exemple, que dans une grande ville, dans Paris, dans Lyon, les intérêts locaux ne touchent pas de plus près aux intérêts généraux, n'aient pas un caractère plus politique que dans une petite ville? Vous aurez beau écrire dans vos lois la séparation des intérêts locaux et des intérêts généraux; ils seront plus ou moins rapprochés et unis selon la diversité des lieux; il résultera de la nature des choses que, dans les grandes villes, les conseils municipaux auront un caractère politique, que les idées politiques exerceront sur leur composition une grande influence, et que les affaires dont ils s'occuperont, quoique locales en apparence, auront toujours des points de contact avec la politique.
On s'est prévalu de ce qui se passait autrefois en France, et de ce qui se passe aujourd'hui ailleurs. On a dit que jadis les droits électoraux communaux appartenaient à la presque totalité des habitants, qu'il était étonnant qu'aujourd'hui on nous contestât ces droits. Il y a erreur: autrefois en France la variété était prodigieuse dans nos communes; il y en avait bien plus où le droit était concentré dans un petit nombre d'habitants que de celles où le droit était plus étendu. Si vous consultiez les anciennes chartes, vous verriez que le droit était généralement concentré dans des corporations assez étroites. Si vous allez en Angleterre chercher vos comparaisons, vous verrez que, si dans quelques communes le droit appartient à tous les habitants, dans la plupart des villes une corporation assez étroite est seule admise à en jouir. De sorte que, hors de France ou dans notre ancienne histoire, le droit appartenait à un moins grand nombre d'électeurs qu'il n'arriverait dans le système de votre commission.
Si vous prenez l'Allemagne où le droit communal est assez large, vous trouverez qu'il y est plus restreint qu'il ne le sera en France, d'après le projet de votre commission. Ou je m'abuse fort, ou nous nous faisons un peu illusion à nous-mêmes sur les mots; nous invoquons les souvenirs de l'antiquité; nous parlons d'ilotes, de grandes aristocraties, de tyrannies: j'avoue que je ne comprends pas comment, avec une loi d'élection qui vous donne deux millions d'électeurs complétement indépendants, lesquels nommeront des conseils dans lesquels seuls le pouvoir central sera obligé de choisir ses agents, il serait possible de voir là des ilotes, une aristocratie, une tyrannie. Je comprends qu'on puisse invoquer ces souvenirs; mais en fait, dans la pratique, je vois l'autorité locale remise presque partout entre les mains des citoyens capables de l'exercer.
Je le répète; les lumières et l'indépendance, et j'ajoute l'esprit d'ordre, de conservation de la société, la défense de l'ordre contre les attaques auxquelles il pourrait être en butte, ce sont là les conditions, de la capacité politique dans les petites comme dans les grandes villes. Quand il s'agit de l'élection communale, comme quand il s'agit de l'élection d'un député, les limites peuvent être plus ou moins larges, mais le principe est le même; c'est toujours la capacité qui est la source du droit, et les conditions de la capacité sont presque partout les mêmes, les lumières, l'indépendance, l'esprit d'ordre et de conservation. Il me semble que ce n'est pas après avoir, pendant quinze ans, recueilli les fruits de l'introduction du principe de la capacité dans nos lois, qu'on peut y renoncer. C'est à ce principe que nous avons dû la conquête de l'élection directe, que nous avons dû la réalité de l'élection et l'énergie avec laquelle les électeurs ont lutté, et contre les influences supérieures, et contre les vices de la législation. C'est sans aucun doute à l'introduction du principe de la capacité politique, à sa substitution au principe faux et menteur du suffrage universel, que nous avons dû l'énergie qu'a déployée l'élection parmi nous. Ce n'est pas le moment d'abandonner ce principe, quand il nous a fourni les moyens de nous défendre et de nous sauver, ni de rentrer dans le principe du suffrage universel, qui ne nous a valu que mensonge et tyrannie au nom du peuple. (Très-bien! Très-bien!)
XXVI
Discussion sur la conduite et la situation du ministère du 3 novembre 1830, à l'occasion des troubles survenus dans Paris, les 14 et 15 février 1831.
--Chambre des députés.--Séance du 19 février 1831.--
Dans la séance du 17 février 1831, M. Benjamin Delessert, député de Maine-et-Loire, demanda au ministère des explications sur les désordres graves qui avaient éclaté dans Paris, les 14 et 15 février, à l'occasion du service funèbre célébré le 13 dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, pour l'anniversaire de l'assassinat de M. le duc de Berri. Le président du conseil, M. Laffitte, répondit à cette interpellation, et un long débat s'engagea à la suite de son discours. MM. Baude, Salvandy, Persil, Odilon Barrot, Dupin, Mauguin, etc., s'y engagèrent successivement. Je pris la parole les 19, 20 février et le 9 mars, d'abord après M. Eusèbe Salverte, puis en réponse à M. Laffitte qui m'avait répondu; et mes discours furent considérés comme l'une des causes déterminantes de la chute du cabinet présidé par M. Laffitte, qui tomba en effet quelques jours après et fit place au cabinet de M. Casimir Périer.
M. Guizot.--Messieurs, j'ai peu de goût pour les précautions oratoires; cependant, au milieu de ce déluge d'attaques, de calomnies et d'erreurs volontaires ou involontaires, dont nous sommes inondés, j'ai besoin de rappeler deux choses, et j'en demande la permission à la Chambre.
J'ai pris part à la révolution de Juillet; il n'y a pas eu une des réunions de députés, grandes ou petites, nombreuses ou peu nombreuses, à laquelle je n'aie assisté. J'ai eu l'honneur de rédiger la première protestation des députés, la proclamation par laquelle la Chambre a appelé Mgr le duc d'Orléans à la lieutenance générale du royaume. La commission municipale qui siégeait à l'Hôtel de ville m'a fait l'honneur, le 30 juillet, si ma mémoire ne me trompe, de me confier le ministère de l'instruction publique, sous le titre de commissaire provisoire. J'ai accepté. Je suis donc aussi engagé, aussi compromis que personne dans la révolution de Juillet; sa cause est la mienne, et personne, quand j'en parle, personne n'a le droit d'avoir le moindre doute sur ma fidélité à sa cause.
Le second fait, que j'ai encore besoin de rappeler, c'est que, depuis trois mois, je n'ai jamais cherché, j'ai soigneusement évité toute occasion de me trouver en opposition avec le ministère, de lui susciter le moindre embarras. Autant qu'il a été en moi, je lui ai prêté mon appui; j'ai donc également le droit de n'être pas suspect aux ministres; j'ai le droit de dire qu'aucune ambition personnelle, aucun sentiment personnel ne m'a jamais animé dans ma conduite politique. A ce titre encore, j'ai droit à la confiance.
Je regrette que, dans la discussion qui s'est élevée, le ministère se trouve impliqué; je regrette qu'il me soit impossible d'y prendre part sans faire acte d'opposition. Je le regrette si bien que j'ai hésité à parler. Cependant comment se taire quand la révolution de Juillet tout entière, le gouvernement qu'elle a fondé et la société qu'elle a voulu sauver sont attaqués à la fois, et que l'un et l'autre ne sont point défendus? Les ministres vous ont exposé hier les mesures qu'ils avaient prises dans cette circonstance; vous avez entendu les plus honorables et les plus éloquentes protestations partir de tous côtés de cette Chambre en faveur de l'ordre public et de la liberté de tous contre les excès qui ont désolé ces derniers jours.
Je ne veux pas entrer dans l'examen des mesures du ministère; je ne veux, à plus forte raison, contester aucune des protestations, des déclarations que vous avez entendues; je prends les mesures pour bonnes, les déclarations pour parfaitement sincères; mais je n'en dis pas moins qu'il n'y a dans tout ceci, à mon avis, ni dans les actes du ministère, ni dans les protestations et les déclarations que vous avez entendues, rien qui révèle, qui promette un gouvernement capable de défendre la société et de se défendre lui-même dans la crise où nous sommes jetés. (Bien! bien!)
Pour qu'il existe un gouvernement capable de suffire à cette double tâche, il faut d'autres et de plus difficiles conditions; il faut autre chose que des lettres, des instructions par les télégraphes, et des protestations d'amour pour l'ordre public. La première condition d'un pouvoir, d'un gouvernement capable de défendre la société et lui-même, messieurs, c'est qu'il gouverne seul, que personne ne s'en mêle que lui, qu'aucune intervention extérieure, aucune force extralégale ne vienne prendre part au pouvoir, que les pouvoirs constitutionnels soient pleinement libres, en pleine sécurité dans leur action; je le répète, que le gouvernement gouverne seul.
Il y a une autre condition: c'est l'harmonie des pouvoirs constitutionnels, leur action commune, leur concert chacun à sa place; ce n'est pas trop de cette harmonie de tous les pouvoirs et de toutes leurs forces réunies pour suffire à des circonstances comme celles où nous nous trouvons. Si l'harmonie n'existe pas, si le faisceau n'est pas ferme, si chaque pouvoir agit pour son compte et dans une direction différente, il n'y a pas de gouvernement possible.
Encore une condition, et peut-être la plus indispensable, c'est que le pouvoir, le gouvernement soit à sa place, dans la situation qui lui appartient, c'est-à-dire à la tête de la société, et non à la queue, comme on l'a dit; que cela soit en effet, que le pouvoir en ait le sentiment, qu'il le professe, qu'il le proclame lui-même, et soit reconnu de tous comme tel.
Depuis longtemps, messieurs, on proclame des idées qui tendent à faire descendre le pouvoir de sa haute position sociale, à le subordonner, à le placer au-dessous, je ne dirai pas de la société elle-même, mais de presque toutes les forces qui prétendent l'envahir et parler au nom de la société, au nom du peuple, comme on le dit. Il y a je ne sais combien de peuples qui viennent se dire supérieurs au pouvoir; tant que cela est, il n'y a pas de gouvernement possible.
Ce sont là, je le répète, les conditions fondamentales d'un gouvernement capable de défendre la société, de se défendre lui-même contre tous les périls. L'aveuglement des hommes a quelquefois méconnu la nécessité de ces conditions; mais l'expérience, qui est le suffrage des siècles, l'expérience a toujours rétabli ces conditions dans leur droit, et a toujours proclamé que là où elles manquaient, il n'y avait pas de gouvernement.
Ces conditions, toujours nécessaires, le sont encore plus aujourd'hui, et pour la tâche particulière que notre époque est chargée d'accomplir. Chaque époque a la sienne; la Révolution était chargée de détruire l'ancien régime; elle l'a fait avec des principes et des forces qui lui ont pleinement suffi; mais quand elle a voulu appliquer ces principes et ces forces à autre chose, quand elle a voulu construire son propre gouvernement avec les principes et les forces qui avaient détruit l'ancien régime, elle ne nous a donné que la tyrannie dans l'anarchie. Nous l'avons eue sous deux formes, forte sous la Convention, faible sous le Directoire.
La Révolution avait détruit l'ancien régime, elle n'était pas capable d'autre chose. L'Empire est venu qui a rétabli l'ordre, l'ordre extérieur, matériel, qui a constitué la société civile telle que la Révolution l'avait faite. Il l'a fait reconnaître de l'Europe entière; telle était sa mission; il a réussi. Il a été incapable de constituer une société politique durable; il n'avait pas pour cela les conditions nécessaires. L'Empire est tombé à son tour. La Restauration lui a succédé.
Qu'a promis la Restauration? Elle a promis de résoudre le problème, de concilier l'ordre et la liberté. C'est sous cette bannière que la Charte a été donnée. La Restauration portait en elle-même un principe. Elle avait accepté dans la Charte des principes de liberté; elle avait promis de les constituer; mais elle faisait cette promesse sous le drapeau de l'ancien régime, sur lequel avait été écrit pendant tant de siècles: Droit divin. Elle n'a pu résoudre le problème. Elle est morte à la peine, accablée par le fardeau.
C'est à nous, à la révolution de Juillet que cette tâche a été imposée; c'est notre devoir et notre situation d'établir définitivement, non pas l'ordre seul, non pas la liberté seule, mais l'ordre et la liberté en même temps. Il n'y a aucun moyen d'échapper à cette double mission. Oui, messieurs, notre mission est double. Nous sommes chargés de fonder à la fois le principe et les institutions de l'ordre, le principe et les institutions de la liberté: c'est là la promesse de la révolution de Juillet, le véritable programme de l'Hôtel de ville. Il se peut que des espérances, des pensées d'une autre nature soient entrées dans quelques têtes; il se peut que les mots: un trône populaire entouré d'institutions républicaines, aient séduit des esprits généreux; mais la pensée générale, l'espérance de la France, a été l'ordre et la liberté se réunissant sous la monarchie constitutionnelle. C'est là la vraie promesse de la révolution de Juillet, c'est là le véritable programme de l'Hôtel de ville; et quand nous les réclamons, nous réclamons la promesse de Juillet: c'est nous qui sommes fidèles au caractère et au but de notre révolution.
Elle a beaucoup de moyens pour accomplir cette tâche, cette double mission; mais dans sa propre nature, dans la nature des événements qui l'ont faite, elle rencontre de grands obstacles. C'est la plus nécessaire, la plus légitime, à coup sûr, des révolutions qui se soient accomplies dans le monde; mais enfin, c'est une révolution, c'est-à-dire un grand bouleversement du gouvernement et de la société par l'intervention de la force matérielle. Eh bien! ce sont ces faits primitifs de notre révolution qui font d'une part sa gloire, de l'autre son péril. La plus grande difficulté, peut-être, qu'elle ait à surmonter, la source de presque toutes les difficultés qui pèsent aujourd'hui sur elle, c'est qu'elle a été l'oeuvre de la force matérielle; non pas l'oeuvre d'un pouvoir constitué, d'une force légale, mais une oeuvre populaire, glorieuse à ce titre, et en même temps contraire à l'état régulier de la société. Toute révolution opérée de cette manière est de sa nature un fait antisocial dont on a beaucoup de peine à sortir.
Sans doute, messieurs, l'oeuvre est difficile, très-difficile, j'en conviens, et certes, je suis loin de demander compte au ministère des embarras qu'il y trouve. Cependant, il est impossible que nous ne lui demandions pas, que nous ne nous demandions pas à nous-mêmes si nous sommes dans la bonne voie, si nous marchons hors de l'abîme, si nous nous guérissons peu à peu du mal contre lequel nous luttons, si nous avançons vers la conciliation de l'ordre et de la liberté, qui est le problème de notre temps.
Messieurs, je vous le demande, regardez à l'état actuel de l'ordre, et à l'état actuel de la liberté.
Quant à l'ordre, messieurs, je ne parle pas de celui des rues, il est évident pour tout le monde qu'il n'est pas en progrès... (On rit.) Nous pouvions espérer, après les désordres de décembre, qu'on en avait fini. La victoire avait été complète, difficile, remportée dans l'occasion la plus favorable au désordre. La garde nationale, notre force à tous aujourd'hui, s'était glorieusement compromise. Six semaines après, les désordres recommencent; je parlerai tout à l'heure du prétexte. La garde nationale, cette fois, les réprima, mais avec moins de décision, avec un peu plus d'inquiétude qu'elle ne l'avait fait en décembre. (Mouvement!) Pourquoi? Est-ce que les sentiments de la garde nationale seraient changés? Est-ce qu'elle n'aurait pas le même goût pour l'ordre, et le désir de le concilier avec la liberté?
Les sentiments de la garde nationale ne sont pas changés; sa situation dans la société, ses intérêts, ses habitudes, ne le permettent pas. La garde nationale.... mais, messieurs, elle est comme nous, elle est embarrassée; elle ne sait pas bien à qui s'adresser, elle cherche, elle demande une direction, des ordres; elle demande à être commandée, je ne dis pas militairement, elle est commandée par un des hommes qui honorent la France et l'armée, mais politiquement commandée. (Bravo! bravo!) Elle demande ce que demandent la France et les Chambres, à être gouvernée; elle sent qu'elle ne l'est pas.
Comment la garde nationale, je le demande, se croirait-elle gouvernée? elle assiste au même spectacle que nous; ce que nous voyons, elle le voit; ce que nous entendons, elle l'entend; elle voit comme nous qu'il n'y a pas d'harmonie entre les pouvoirs, que cet ordre qui n'existe pas dans les rues, dans la société, n'existe pas non plus dans le sein du gouvernement. Elle voit, par exemple, que dans la Chambre des députés, où il existe une majorité comme dans toute assemblée, cette majorité ne marche pas fermement, constamment d'accord avec le ministère; elle s'étonne de nous voir ainsi en dehors du gouvernement parlementaire. Voilà quinze ans que nous demandons un gouvernement parlementaire; il est le but de tous nos efforts, de tous nos discours. Eh bien! nous ne paraissons pas dans ce moment avancer beaucoup vers ce but.
Je ne voudrais pas répéter des mots dont je ne suis pas sûr, que je n'ai pas entendus; mais on a dit: il n'y a de majorité que dans les boules, il ne faut tenir compte que des boules, et hors de là, il n'y a rien. Je répète que je n'ai pas entendu cela; mais je fus désolé dans cette Chambre, en mars 1830, lorsque, passant à côté du banc où M. de Polignac était assis, je l'entendis dire à des députés qui se trouvaient auprès de lui: «Nous verrons aux boules si la Chambre rejettera le budget; après tout, c'est de boules uniquement qu'il s'agit!» Il s'agit, dans un gouvernement parlementaire, de tout autre chose que de boules; c'est là sans doute que tout vient aboutir; mais il faut aussi le concert, l'intelligence des pouvoirs, leur accord, leurs efforts communs vers le même but; il faut l'harmonie de leurs sentiments, de leurs paroles; il faut cette unanimité, cette forte cohésion qui les lie, et l'énergie qui en résulte pour les uns et les autres. Voilà le gouvernement parlementaire. Ce n'est pas à l'urne seulement qu'il aboutit; il précède l'urne; il consiste dans tous les rapports des assemblées politiques avec le ministère. Il est à ce prix, et c'est à ce prix seulement qu'il portera ses fruits politiques (Bravo! bravo!)
Est-ce que la majorité de cette Chambre serait, par hasard, si exigeante, si intraitable que de demander au gouvernement des efforts extraordinaires? La majorité de cette Chambre s'est offerte constamment, elle s'est offerte, elle a demandé qu'on marchât avec elle, elle a promis des secours d'hommes, d'argent, tout ce dont on aura besoin; elle demande sa dissolution, si on ne veut pas marcher avec elle. (Bien, très-bien! aux centres. Applaudissements prolongés.)
On n'a point de motifs de dire que la majorité de cette Chambre est exigeante, difficile; jamais il ne s'en est rencontré de plus facile, de plus douce, de plus portée à soutenir le pouvoir, et à lui faire les meilleures conditions qu'il ait jamais obtenues en pareille occasion.
Je ne rappellerai pas ce que vous avez vu hier. Vous avez vu que dans l'intérieur du gouvernement, au sein du pouvoir exécutif, il n'y avait pas plus d'ordre qu'entre les pouvoirs constitutionnels. A Dieu ne plaise que je réclame cet infâme principe de la servilité des fonctionnaires réclamé en d'autres temps! Sans doute on ne perd pas son indépendance, sa dignité en s'alliant au ministère. Le ministère, à son tour, a son indépendance et sa dignité à conserver. Il y a deux personnes dans cette alliance; il faut de la liberté, de la dignité pour toutes les deux: le ministère doit savoir se la conserver.
Voilà pour l'ordre, messieurs; voilà l'état où il est dans ce moment. Je viens à la liberté. Elle est grande depuis la révolution de Juillet, elle est réelle pour tout le monde, c'est notre honneur à tous; mais il faut en liberté quelque chose de plus que la réalité actuelle, quelque chose de plus que le présent: il lui faut de la sécurité, il lui faut des garanties pour l'avenir. Ces garanties existent-elles aujourd'hui pour toutes les classes de citoyens? Toutes ces opinions si vives, qui se manifestent avec tant d'énergie, sont-elles sûres? Espèrent-elles rester longtemps dans le même état? Là est la question.
Je passe à la liberté individuelle; elle est grande comme les autres. Sans doute le gouvernement n'a aucune intention de porter et n'a jamais porté la moindre atteinte à la liberté individuelle. Mais elle est difficile à concilier avec de fréquentes émeutes, elle a beaucoup à en souffrir. Vous entendiez hier M. le préfet de police raconter comment il avait été obligé de lutter de son corps, a-t-il dit, et sans doute il l'a fait avec le courage qui le distingue; obligé de lutter pour sauver la liberté d'un homme qui se débattait dans la foule, qui se rendait je ne sais où, qui se trouvait là par hasard. A coup sûr, cet homme ne doit pas croire que la liberté individuelle soit bien sûre à Paris. (On rit.) J'ai entendu dire, je ne garantis pas ce fait, qu'un honorable député de Belgique, un prêtre, a été insulté dans les rues de Paris, parce qu'il paraissait avec les habits de son état et qu'il a eu besoin des secours de la garde nationale pour se mettre en sûreté. Celui-là aura aussi quelques doutes sur la liberté individuelle. Je pourrais aller plus loin, parler de l'impossibilité que, dans des désordres pareils, toutes les arrestations soient bien réfléchies, bien motivées. Il est évident qu'il y en a de légères; il y en a qui portent atteinte à la liberté individuelle. En un mot, avec le désordre dans les rues, avec la perspective des émeutes, il n'y a aucune liberté individuelle sûre et dont les citoyens puissent se vanter.
Je ne dirai qu'un mot de la liberté des opinions. Un de nos honorables collègues sait à quel prix il faut l'acheter. (On rit.) Ce n'est pas là précisément l'état normal de la liberté des opinions.
Je passe à la liberté des cultes. M. le préfet de la Seine en a parlé à cette tribune dans les meilleurs termes, avec les plus honorables sentiments: il s'est empressé de dire qu'il avait fait tous ses efforts pour rétablir la liberté des cultes dans Paris. Il a eu raison, Mais à la liberté des cultes, comme aux autres libertés, il faut de l'avenir; il lui faut du respect; elle ne vit que du respect public. (Bien, très-bien!) Elle a besoin d'être respectée; il ne lui suffit pas d'être écrite dans la loi. Pour entrer dans les églises, pour y professer son culte, il faut être sûr que le peuple et l'autorité vous protégeront.
Pendant quinze ans, sous la Restauration, les protestants ont joui d'une entière liberté de culte; ils ont reçu du gouvernement des Bourbons plus de secours, plus de temples et de pasteurs qu'ils n'en avaient reçu des gouvernements précédents. Eh bien, ils ne croyaient pas avoir la liberté des cultes, et ils ne l'avaient pas réellement, parce qu'ils étaient un objet de défiance, d'aversion, et qu'ils se défiaient à leur tour. Ils ne comptaient pas sur cette liberté des cultes dont ils jouissaient. C'est ainsi qu'une grande partie des catholiques français se croient dans la même situation aujourd'hui; quoique jouissant de la liberté qui leur sera conservée, grâce à vos mesures, ils s'attendent à des actes d'hostilité de la part du gouvernement. C'est un fait, un fait que vous avez à guérir; vous le guérirez sans doute; mais vous avez à le guérir. Vous êtes obligés de témoigner plus de respect à la liberté des cultes que tout autre gouvernement.
Je sais, messieurs, que de la plupart de ces maux, de ces désastres, on s'en prend aux carlistes. Je ne fais aucun doute sur les intentions de ce qu'on appelle parti carliste; il y en a un, il ne peut pas ne pas en exister un. Sans aucun doute, il est hostile et cherche toutes les occasions de réussir dans son hostilité. Cependant je voudrais demander à un de nos honorables collègues ce qu'il entend par ces illusions dont il a parlé hier, et dont il a déploré la perte. Il a dit que c'était une belle illusion de croire qu'on pouvait par la liberté ramener ses ennemis, les guérir de leurs préventions, dissiper les haines et échapper ainsi à la nécessité des mesures extraordinaires.
Messieurs, si on s'est flatté, par la liberté égale de tous, par la modération, de se concilier en six mois tous ses ennemis, de dissiper toutes les préventions, de vaincre en un mot les partis, j'en demande pardon à la Chambre, c'est une illusion d'enfant. Cela n'est jamais arrivé dans ce monde; les partis résistent bien plus longtemps à la modération, à la douceur, aux bons gouvernements, comme ils résistent plus longtemps à la tyrannie; sans doute il faut s'attendre à la longue hostilité, à la malveillance séculaire peut-être du parti vaincu; et ce n'est pas une illusion à perdre pour celui qui croit que la liberté, la modération, le régime égal pour tous sont plus propres à le ramener, et feront durer le mal beaucoup moins que tout autre système de gouvernement. (Oui, oui, c'est vrai.) Il n'y a là aucune illusion. La justice est le droit de tous, des vaincus et des vainqueurs. Pour le gouvernement, le système de la liberté individuelle et de la modération est le meilleur moyen de vaincre l'animosité des partis, quelque longue que cette tâche puisse être.
Messieurs, qu'on prenne à l'égard du parti carliste, comme des autres, toutes les mesures qu'on jugera nécessaires dans les limites de la liberté et de la justice. Je sais que ce parti est à la fois impuissant et malfaisant; je sais qu'il lui arrive ce qui arrive aussi ailleurs, que le venin demeure là où la vie n'est déjà plus. (Bien, très-bien!) Qu'on prenne donc contre lui toutes les mesures nécessaires et légitimes. Mais permettez-moi de dire aussi à notre révolution, à cette révolution qui est à nous aussi bien qu'à qui que ce soit, permettez-moi de lui dire ce que nous regardons comme la vérité sur son compte; permettez-moi de chercher à la défendre de ses propres erreurs, de ses propres vices, pour appeler les choses par leur nom.
Un honorable membre de cette Chambre m'a reproché, il y a quelque temps, de mal parler de la Révolution française en général, de lui reprocher ses torts, à toutes les occasions, de la traduire pour ainsi dire à la barre de l'Europe; c'est l'expression dont on s'est servi. Messieurs, pendant quinze ans qu'a duré la Restauration, j'ai fait un autre métier; j'ai défendu la Révolution française, non-seulement dans ses intérêts, mais dans ses idées, dans son honneur, dans sa dignité. En 1826, au moment où elle semblait le plus être vaincue, je l'ai appelée glorieuse en face de ses ennemis. Pourquoi, messieurs? Parce qu'elle était alors attaquée, diffamée, en péril.
J'ai coutume, je l'avoue, de dire la vérité au plus fort, et de me porter là où paraît être le danger (Bravo! bravo! aux centres.)
J'agis aujourd'hui comme alors; je dis aux vainqueurs ce que je crois la vérité; je vais où le danger me paraît être.
En faisant cela, je crois agir non-seulement en honnête homme, en bon citoyen, mais faire un acte de prudence politique. Les gouvernements ne sont pas faits, ne sont pas institués pour plaire; les gouvernements libres moins que d'autres. On a vu des gouvernements despotiques et populaires. Quand ils sont forts, ils rallient la majorité des intérêts nationaux; ils savent se placer dans le mouvement national, ils étouffent le reste, et alors on les dit populaires.
Dans les pays libres, le meilleur gouvernement n'est presque jamais populaire. Il a toujours contre lui le parti des espérances et celui des mécomptes. Le parti des illusions déçues est précisément la portion de la société la plus remuante; c'est assez pour rendre le pouvoir impopulaire, même au moment où il est le plus national et le meilleur, où il rend le plus de services au pays.
La Chambre des députés, en juillet, a pris une autre position qu'auparavant; elle est devenue non le gouvernement, mais le siége du gouvernement. On s'en prendra à elle de toutes choses, parce que c'est elle qui donne l'impulsion. Que la Chambre des députés ne s'y trompe pas; par cela seul qu'elle détermine la direction du gouvernement et qu'elle en répond, elle est destinée désormais à n'être pas populaire. Tant qu'elle n'en aura pas pris son parti, tant qu'elle se trompera sur sa situation, qu'elle jugera de sa situation présente par sa situation passée, elle sera dans une position fausse, elle ne remplira pas sa véritable tâche.
Depuis 1688, il n'y a pas eu en Angleterre de Chambre des communes populaire; il n'y en a pas eu une seule qui n'ait eu contre elle, sinon immédiatement, du moins presque aussitôt après son avénement, les écrits, les mouvements de cette portion de la société qui fait et qui défait la popularité. Pourquoi? Parce que, à partir de cette époque, c'est la Chambre des communes qui a gouverné l'Angleterre; de même qu'elle avait le pouvoir, elle avait la responsabilité. Aussi elle a fait des fautes. Quiconque aura le pouvoir en sera responsable, ne sera pas populaire et ne doit pas y prétendre; on ne gouverne les peuples libres qu'à ce prix. Je crois fermement que nous sommes dans une mauvaise direction, que l'ordre et la liberté chez nous sont en perte et non pas en gain. Je crois fermement que nous ne sommes pas dans la voie du gouvernement libre, du gouvernement national. J'en étais convaincu il y a trois mois, lorsque mes amis et moi sommes sortis du ministère. D'autres, honorables comme nous, sincères comme nous, dévoués comme nous au prince et au pays, en ont jugé autrement; ils ont cru la tâche possible aux conditions auxquelles nous l'avions jugée impossible. Je ne leur demanderai pas ce qu'ils en pensent aujourd'hui. (Mouvement.) Je dis seulement que, si on persiste dans cette voie, si c'est la popularité qu'on cherche par le gouvernement, on n'aura pas de gouvernement, pas plus, toujours moins qu'on n'en a aujourd'hui. L'ordre y perdra sa force, la liberté son avenir, les hommes qu'on y appellera leur popularité; et nous ne serons pas plus avancés après. Pour mon compte, je ne crois pas qu'il soit possible de rester dans cette position.
--Séance du 20 février 1831.--
M. Guizot.--La Chambre m'a paru regretter que la question qui l'occupe devînt si exclusivement personnelle (murmures); je le regrette comme elle. J'avais essayé de l'éviter et de donner à la discussion, tout en trouvant que le ministère y était impliqué, un tour aussi général, aussi désintéressé qu'il était en mon pouvoir. Cependant je comprends que la question se pose de nouveau et nettement, entre le ministère dont j'ai eu l'honneur de faire partie et le ministère actuel. Je comprends très-bien que M. le président du conseil ait été amené à la poser de la sorte, et je l'accepte à mon tour, tout en priant la Chambre de remarquer que ce n'est pas moi qui l'ai posée ainsi.
M. le président du conseil me reproche surtout deux choses: d'avoir exagéré le tableau de notre situation et d'avoir imputé tout le mal au pouvoir. Sur le premier point, je désire qu'il ait raison; c'est sincèrement et du fond du coeur que je désire me tromper sur la gravité de notre mal. Je suis loin de penser qu'il soit sans remède; non-seulement je ne le crois pas sans remède, mais je crois la remède sous notre main.
Mais je ne pense pas non plus que, parce que le remède existe, il faille dissimuler la gravité du mal. Remarquez la situation dans laquelle nous nous trouvons habituellement sous le régime représentatif: d'un côté, une opposition vive, ardente, passionnée, toujours prête à exagérer tout ce qui se passe dans la société, à reprocher au pouvoir toutes les fautes, tous les malheurs; et de l'autre côté, un pouvoir qui, sans cesse obligé de se défendre, est dans la nécessité d'atténuer le mal à son tour, de le nier même quand il le reconnaît, quand il en a le sentiment. Il s'établit sur la situation du pays une polémique dans laquelle il y a exagération des deux côtés.
C'est un grand danger pour les gouvernements de ne pas avoir un sentiment vrai et juste de leur situation, de ne pas connaître tout le mal de la société. Ces reproches très-fondés qu'ils peuvent adresser à l'opposition, cette exagération qu'ils trouvent dans les accusations dont ils sont l'objet, voilent à leurs yeux le mal réel de la société, et parce qu'ils ont souvent raison contre l'opposition qui les accuse, ils ne voient pas qu'elle a souvent raison contre eux, et qu'elle ne leur dit pas même tout le mal qui existe et tout ce qu'on aurait pu faire pour le prévenir.
Je ne crois pas avoir exagéré le mal; je le répète, je ne le crois pas sans remède, et je suis convaincu que, si les ministres actuels étaient hors du conseil, s'ils n'avaient pas cette responsabilité qui aveugle les hommes comme elle les éclaire, ils jugeraient de la situation comme moi, comme nous tous, qu'ils la verraient aussi grave que je la vois, qu'ils y trouveraient tout le mal que j'y trouve. Je crois que c'est uniquement dans cette nécessité continuelle de se défendre contre des accusations souvent injustes, qu'est la source de leur erreur, de..... passez-moi le mot, de leur aveuglement sur notre situation.
Quant à avoir imputé tout le mal au pouvoir, je ne crois pas avoir encouru ce reproche. J'ai dit le premier que, dans la nature même de notre situation, dans l'origine de notre révolution, dans cette intervention si glorieuse de la force populaire dans le gouvernement, était la véritable, la principale cause du mal qui nous travaille. Ce n'est pas aux hommes que je l'impute: ils y ont leur part, mais ce n'est pas la plus grande. Je reconnais toutes les difficultés qui les assiégent et combien ils ont de peine à en sortir; et, je le répète, si nous étions dans une voie de progrès, quelque lent qu'il pût être, quelque éloigné que me parût le but, je n'aurais pas élevé la voix; c'est uniquement parce que nous sommes, à mon avis, dans une voie de détérioration, parce que nous marchons vers le mal au lieu de marcher vers le bien, que j'ai élevé la voix, et que j'ai imputé aux hommes une partie du mal de la situation.
On dit que je n'ai pas indiqué les remèdes; j'en conviens, les remèdes sont très-difficiles à indiquer, parce qu'ils consistent infiniment plus dans l'action que dans les paroles; les remèdes, il faut les pratiquer: on les pratique plus aisément qu'on ne les dit.
Cependant je crois avoir signalé les principales causes, et en même temps les principaux moyens de porter remède au mal. J'ai dit surtout que l'harmonie n'existait pas entre les pouvoirs constitutionnels, qu'ils ne savaient pas, passez-moi le mot, se servir, se soutenir les uns les autres, que cette union de toutes les forces constitutionnelles entre les grands pouvoirs et de toutes les forces exécutives dans le sein du gouvernement, que cette union n'existait pas, que le rétablissement de cette union était le grand remède, le remède dont nous avions besoin. Il faut bien que ce remède ait paru le vrai au ministère actuel puisqu'il vient de le proposer, puisqu'il vient de l'accepter tel que vous l'aviez proposé. Ce que le ministère vient d'annoncer, c'est le remède que j'ai indiqué, que cette Chambre invoque depuis longtemps. (Voix nombreuses au centre: Oui, oui!.....A gauche. Vous n'en vouliez pas, il y a quelques jours.)
Permettez-moi d'exposer au vrai, et en entrant encore plus avant que je n'ai fait hier dans notre situation, les relations de la Chambre avec le ministère.
La Chambre, depuis six mois, a essayé par tous les moyens de marcher avec le ministère, de lui prêter force, la Chambre ou du moins la majorité de cette Chambre. (Aux centres: Oui! oui!)
Elle n'a pas demandé depuis six mois sa dissolution, parce qu'elle a espéré pouvoir porter au gouvernement l'appui dont il avait besoin... (Aux centres: Oui! oui!); parce qu'elle a espéré pouvoir arriver au rétablissement de cette harmonie entre les pouvoirs constitutionnels qui lui paraissait la condition nécessaire de leur force. C'est dans cette espérance que la majorité de cette Chambre n'a pas élevé la voix pour en appeler au pays. (M. Isambert parle de sa place.)
M. le président.--Quand tout le monde a le droit de parler, on ne doit pas interrompre.
M. Guizot continue.--Je conviens que ces expressions la majorité et la minorité de cette Chambre me déplaisent. Aussi au moment de les employer, je cherche à les éviter. Je me servirai, si vous le voulez, du mot la Chambre tout entière, mais quand je l'emploierai, une portion de cette Chambre me criera que ce n'est pas son avis, que ce n'est pas ce qu'elle demande. Comment voulez-vous que je fasse? Il faut bien que je parle de la majorité et de la minorité; il n'y a pas moyen d'échapper à cette situation.
Je dis donc que, tant que la majorité de cette Chambre a espéré de pouvoir s'allier fermement et constamment au gouvernement, de pouvoir lui prêter l'appui dont il avait besoin et de pouvoir à son tour en recevoir la force nécessaire au salut du pays, elle est restée dans l'attente; et c'est seulement parce qu'elle commence à perdre cette espérance, parce qu'elle se voit elle-même compromise, s'affaiblissant elle-même, se décréditant par son inertie, parce qu'elle ne peut faire ce qu'elle voudrait faire, ce qu'elle demande qu'on lui fasse faire, c'est, dis-je, par cette raison qu'à son tour elle élève la voix et qu'elle invoque comme remède à notre situation cette dissolution qu'on invoquait contre elle, il y a quelques jours, apparemment dans les mêmes vues.
J'ai donc indiqué le grand remède, le remède efficace à notre situation, le seul qui puisse rétablir l'harmonie entre les pouvoirs constitutionnels et la force dans le gouvernement.
M. le président du conseil vient de vous dire: «quand le pays aura prononcé, quand une majorité sera venue, elle sera obéie.» Messieurs, je n'aime pas le mot obéie, même pour une majorité. Je ne crois pas qu'un gouvernement doive promettre d'obéir. (Adhésion aux centres.) Si la majorité qui viendra dans cette enceinte semblait au pouvoir contraire aux intérêts du pays, dangereuse pour le trône et pour la nation, il devrait dissoudre encore la Chambre. Il ne doit donc pas s'engager d'avance à obéir à une majorité quelconque, jusqu'à ce qu'il ait épuisé tous les moyens légaux, toutes les épreuves constitutionnelles. (Nouveau mouvement d'adhésion.)
Je crois donc avoir indiqué le grand remède, le remède politique. Il y en avait deux. On pouvait, c'est ma conviction, on pouvait marcher avec cette Chambre, on pouvait fonder de concert avec elle un gouvernement véritablement national. C'est cette première épreuve que la Chambre a tenté, ou plutôt c'est dans cette attente que la Chambre vit depuis six mois. Ce remède n'a pas été employé, on n'a pas su l'employer. Il y en avait un autre, la dissolution; c'est celui que la Chambre invoque, c'est celui que M. le président du conseil vient de nous promettre. Je n'ai donc pas été aussi silencieux qu'on le dit sur le remède. J'ai indiqué le remède applicable pendant que la Chambre était là, et le remède applicable quand on voudra la renvoyer.
Après cette discussion générale sur notre situation, je demande la permission de dire quelques mots sur ce qui est personnel à moi et à mes honorables amis.
Il est vrai que les difficultés que j'ai signalées, nous ne les avons pas surmontées, que le mal dont je me suis plaint, nous ne l'avons pas guéri; c'est pour cela que nous nous sommes retirés des affaires. (Mouvement.) C'est parce que nous n'avons pas trouvé les moyens qui nous paraissaient indispensables pour guérir ce mal, pour surmonter ces difficultés, que nous n'avons pas voulu en accepter la responsabilité. (Voix à gauche: C'est vous qui les avez fait naître!) Croyez-vous que nous n'ayons à cette époque rien proposé, rien demandé? On nous demande à notre tour si l'éloignement du préfet de la Seine ou l'emploi des baïonnettes nous paraissaient des moyens de gouvernement suffisants pour guérir, au mois d'octobre, le mal qui existe encore aujourd'hui. Non certainement, ces moyens-là ne nous paraissaient pas suffisants, nous n'avons pas demandé l'emploi des baïonnettes; nous avons cru qu'il fallait faire ce qui dispense de les employer; nous avons cru qu'il fallait constituer le pouvoir, mettre le gouvernement dans une position telle qu'il n'y eût pas à craindre d'émeutes dans les rues. Nous savons très-bien qu'on ne prévient pas les émeutes, souvent on n'en est pas averti la veille. Mais on les empêche trois mois d'avance, on les empêche par la conduite de tous les jours, par l'ensemble du gouvernement, et non par l'emploi direct des baïonnettes et la destitution de quelques hommes.
Il est possible que, si nous eussions demandé, à cette époque, tels ou tels moyens de gouvernement en particulier, et quand même on nous les eût donnés, nous n'eussions pas dû rester aux affaires. Ce n'était pas d'un acte en particulier, c'était d'un système de gouvernement, d'un ensemble de conduite qu'il s'agissait. Aussi, c'est sur ce point fondamental qu'il était nécessaire de se concerter, de s'unir fortement avec les pouvoirs constitutionnels, qu'il était nécessaire d'adopter, soit en matière législative, soit dans le pouvoir exécutif, soit dans l'administration, des principes de conduite et des hommes qui pussent convenir à la majorité des Chambres et à l'ensemble des pouvoirs constitutionnels.
C'est là, messieurs, qu'était la question; c'est par là que la séparation s'est faite. Je ne dis pas que nous eussions été capables de suffire à cette tâche; je ne dis pas que si l'on eût accepté notre système, nous eussions réussi; mais je dis que, du moment où nous n'étions pas en état de le faire pleinement et réellement prévaloir dans le conseil, nous devions nous retirer, et que nous avons fait acte d'honnêtes gens et de bons citoyens, en n'acceptant pas la responsabilité d'une conduite que nous ne pouvions pas tenir. (Marques d'adhésion aux centres.)
--Séance du 9 mars 1831.--
M. Guizot.--Je ne prolongerais pas cette pénible discussion, s'il n'y avait pas, dans l'intérêt de la vérité, un principe et un fait à rétablir. M. le président du conseil vient de dire que la dissolution de la Chambre appartenait au Roi seul, que c'était l'expression de la volonté royale seule, que le ministère n'avait pas à y intervenir. Je ne crois pas, messieurs, que ce soit là le principe constitutionnel. Dans aucun cas, le Roi ne fait rien seul. Le Roi ne fait rien que par le conseil de ses ministres, et, s'il s'agit de dissolution, de nomination, d'un acte quelconque, il y a des conseillers qui en répondent. La dissolution n'est, pas plus que tout autre acte du gouvernement, l'expression d'une volonté particulière du Roi; c'est l'expression d'un système ministériel que le Roi soutient tant qu'il garde ses ministres et qu'il abandonne quand il les change: voilà pour la question de principe.
Quant à la question de fait, la Chambre n'a demandé ni sa conservation ni sa dissolution. (Voix aux centres: C'est vrai.) La Chambre n'a jamais émis d'opinion sur cette question. Seulement elle a remarqué un grand désaccord, un grand trouble dans l'intérieur du gouvernement, un défaut d'harmonie entre les pouvoirs constitutionnels et de vigueur dans l'exercice du pouvoir exécutif. C'est là le fait qu'elle a signalé à l'attention du Roi et du pays, et elle en a tiré cette double conséquence qu'il fallait ou changer de système ou en appeler au pays pour savoir s'il approuvait le système actuellement suivi. La Chambre, je le répète, n'a point demandé sa dissolution, mais elle a pensé qu'il était temps de rétablir l'harmonie dans le sein du gouvernement, et, en remarquant ce fait, elle s'en est remise à la sagesse du prince sur le choix à faire entre les deux moyens, sur le changement de système ou l'appel au pays.