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Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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XXXIV

Discussion du projet de loi portant demande d'un crédit de 18,000,000 de francs pour travaux d'utilité publique et dans le but de secourir la classe ouvrière.

--Chambre des députés.--Séance du 20 octobre 1831.--

Ce projet de loi, présenté le 27 septembre à la Chambre des députés, fut discuté pendant trois jours, et adopté le 21 octobre à une grande majorité. C'était une mesure de circonstance qui soulevait les plus importantes questions d'organisation sociale et d'administration publique. Je pris la parole pour indiquer, en peu de mots, les vrais principes de la matière et pour bien déterminer le caractère du projet, qui fut promulgué comme loi le 6 novembre 1831.

M. Guizot.--Je ne veux point prolonger la digression à laquelle les préopinants se sont livrés; je demande, au contraire, la permission de rappeler l'attention de la Chambre sur le projet même. Je n'avais point dessein de prendre la parole dans cette discussion; mais il me semble que le projet n'a été envisagé sous son point de vue véritable, ni par ceux qui l'ont attaqué, ni par ceux qui l'ont défendu; je crois que l'on s'est laissé aller à une méprise qui, si elle continuait, serait grave. Je prie donc la Chambre de me permettre quelques courtes observations.

La détresse d'une grande partie des classes laborieuses est un fait sur les causes duquel les opinions peuvent varier, mais sur l'existence duquel tout le monde est d'accord.

Pour mon compte, je suis tenté de croire ce fait plus grave encore qu'il ne le paraît; il me semble que l'on n'est pas assez frappé du bon esprit et de la résignation avec lesquels les classes laborieuses supportent leurs souffrances. Depuis un an, elles ont donné un exemple d'intelligence et de moralité dont il est impossible de n'être pas frappé. Au milieu de toutes les tentations, au milieu de tous les mauvais exemples qui pouvaient les égarer, elles ont résisté, elles se sont tenues en paix, elles ont réclamé et défendu l'ordre public contre les manoeuvres de ceux qui voulaient le troubler.

Je suis donc convaincu que la souffrance et la détresse des classes laborieuses sont encore plus grandes qu'elles ne paraissent. C'est à cette souffrance, à cette détresse que s'adresse le projet de loi qui vous est soumis.

Messieurs, ce n'est pas là le seul fait, il y en a d'autres avec lesquels la souffrance des classes laborieuses coïncide; sans parler des tentatives pour troubler l'ordre public qui se sont renouvelées sur plusieurs points, il faut faire attention, aux idées qu'on propage, qu'on essaye de propager.

On s'efforce de mettre en opposition la propriété et le travail, les propriétaires qu'on qualifie en général d'oisifs, et les travailleurs. (On rit.) J'ai l'honneur de dire à la Chambre que, sans attacher à ce fait une importance immense, je crois qu'il en a une réelle, ne fût-ce que par l'état d'égarement dans lequel il jette des esprits qui devraient exercer sur la société une influence salutaire, et qui travaillent au contraire à la corrompre et à l'égarer. (Voix au centre: C'est vrai.)

Indépendamment de ces théories, il y a des rêves philanthropiques: on se figure que l'on peut supprimer dans ce monde-ci la souffrance, la misère, donner du travail à tous ceux qui en manquent, et que c'est une entreprise dont les gouvernements doivent se charger.

Quand on veut soulager les classes laborieuses, il faut faire attention non-seulement à leurs souffrances, mais à tous les faits dont je parle.

On a été obligé d'en tenir compte, on en a tenu compte dans le projet de loi. Quel est le véritable caractère de ce projet? Apporte-t-il un remède limité aux souffrances des classes laborieuses, en se conduisant comme la raison l'ordonne? Pour mon compte, je le crois.

Et d'abord, le projet arme le gouvernement des moyens de maintenir l'ordre public en soulageant les classes laborieuses.

J'ai entendu un honorable membre parler, avec une sorte d'éloignement, de l'influence que ce projet peut donner au gouvernement. Messieurs, je désire que notre gouvernement ait de l'influence, qu'il en acquierre; je désire qu'on lui donne tous les moyens dont nous pouvons disposer. Je crois que nous avons été envoyés ici dans cette mission. (Oui, oui, sans doute!) Ainsi, les moyens d'influence que le projet donne au gouvernement, au lieu de les craindre, je m'en applaudis.

Un article du projet de loi attribue 5 millions à M. le ministre de l'intérieur pour des besoins imprévus; on a exagéré cette marque de confiance; mais il y a quelques mois, nous avons donné une bien plus grande marque de confiance au gouvernement en lui accordant 100 millions pour les besoins éventuels de l'extérieur.

Eh bien! messieurs, je crois que la force du gouvernement dans les relations extérieures est venue de cette confiance des Chambres, et de l'empressement qu'elles ont mis à lui accorder cette somme; c'est là que je trouve la principale cause des bons résultats que nous avons atteints au dehors. Je dis des bons résultats, messieurs, car jamais les affaires extérieures de la France n'ont été conduites avec plus de suite, de mesure, de dignité, et n'ont présenté de résultats plus satisfaisants que ceux qui ont été obtenus depuis six mois. (Au centre: Oui, oui, c'est vrai!)

J'ajoute que cela est dû eu grande partie à la confiance que la Chambre précédente et celle-ci ont témoignée au gouvernement et aux moyens dont elle l'ont armé.

Eh! messieurs, il n'y a aucun doute, et je l'ai entendu dire à des étrangers, que toutes les fois que, d'après les événements qui se passaient dans la capitale, le gouvernement paraissait plus faible ou plus privé de la confiance des Chambres, son influence à l'extérieur s'affaiblissait; pendant quinze jours, trois semaines, il était sans considération et sans autorité au dehors. (Murmures.) Lorsqu'au contraire, l'ordre intérieur s'établissait, lorsque la confiance des Chambres envers le gouvernement augmentait, notre considération et notre autorité à l'extérieur reprenaient de la force. Pour mon compte, j'ai entendu les étrangers les plus éclairés attester ce fait. Je suis convaincu que la confiance des Chambres est le véritable moyen de force du gouvernement, et que nous ne devons pas plus le lui refuser à l'intérieur qu'à l'extérieur.

En vérité, 5 millions alloués au ministère pour subvenir aux besoins imprévus n'ont rien d'extraordinaire. On demande à quels besoins il s'agit de subvenir; il n'y a rien de si simple. Il peut arriver que, dans une grande ville manufacturière, une industrie souffre, languisse. Eh bien! il importe que le ministère puisse y porter des secours. Il faut qu'il puisse employer pendant un certain temps cette population dont les travaux resteraient suspendus.

Cinq millions pour un objet aussi grave, aussi important, ne sont pas chose que les Chambres puissent refuser... (Murmures.)

Quant aux moyens d'armer le gouvernement, de le fortifier, de lui donner de l'influence, le projet de loi ne mérite que des éloges.

J'arrive à ce qui concerne les relations de la propriété et du travail. Dans l'état ordinaire des choses, ces relations se règlent par elles-mêmes; je suis même convaincu que toute tentative du gouvernement de vouloir intervenir dans ces relations serait chimérique et funeste; c'est là le cours ordinaire des choses.

L'homme est placé dans ce monde avec sa liberté, avec sa responsabilité, et à des chances fort inégales. C'est le cours des vicissitudes humaines; il les subit, il lutte contre elles; il n'y a aucun moyen de les lui épargner. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, il arrive des moments extraordinaires dans la vie de la société, des moments où les relations habituelles de la propriété et du travail sont dérangées: quand cela arrive, il est du devoir et de l'intérêt de la propriété de venir au secours des classes laborieuses.

C'est ainsi que les propriétaires doivent répondre à ces accusations insensées dont ils sont l'objet depuis quelque temps; c'est en prenant les classes laborieuses sous leur protection dans les moments difficiles, c'est en faisant des efforts extraordinaires pour atteindre ce but, qu'ils peuvent jouir eux-mêmes des avantages qui leur sont attribués. Mais c'est à une condition: à la condition que les mesures prises ne seront que temporaires, exceptionnelles, comme les besoins auxquels elles répondent, comme les cas auxquels elles veulent subvenir.

Quel est le vice de la taxe des pauvres en Angleterre? c'est qu'elle est permanente; c'est qu'elle est une institution; c'est qu'elle n'est pas destinée à subvenir à un cas extraordinaire et imprévu, mais à entretenir la pauvreté aux dépens de la richesse. Voilà le principe de la taxe des pauvres.

Eh bien! c'est là ce qu'il ne faut pas laisser introduire dans nos lois. Mais que, dans une circonstance extraordinaire, les riches viennent au secours des pauvres et donnent du travail à ceux qui en manquent, que le besoin soit constaté, que la limite du secours soit déterminée par la loi, je dis qu'il n'y a rien là qui ressemble à la taxe des pauvres, rien qui ne soit parfaitement légitime.

La tentative d'introduire la taxe des pauvres parmi nous serait aussi funeste à la liberté qu'elle l'a été en Angleterre, et je serais le premier à la repousser. Mais le projet de loi n'est pas entaché de ce vice; il est dans le vrai; il pourvoit à des besoins extraordinaires, il assigne la limite du secours, quant à la somme et quant au temps; il est parfaitement juste. Il ne mérite aucun des reproches qu'on adresse à la taxe des pauvres.



XXXV

Discussion du projet de loi sur le recrutement de l'armée.

--Chambre des députés.--Séance du 5 novembre 1831.--

Dans la discussion du projet de loi sur le recrutement de l'armée, présenté le 17 août 1831 par le maréchal Soult et qui fut promulgué comme loi le 21 mars 1832, plusieurs systèmes de réserve militaire avaient été proposés par voie d'amendement. Je les combattis en soutenant le système adopté de concert par le gouvernement et par la commission de la Chambre, et qui fut maintenu dans la loi.

M. Guizot.--Messieurs, la Chambre a probablement déjà remarqué la singulière marche de cette discussion. A son origine, les partisans de l'amendement se sont présentés comme plus inquiets que nous, comme plus soigneux que nous de l'indépendance et de la sécurité nationales: ils ont accusé le système de la commission d'affaiblir la force militaire, l'organisation militaire de la France, de ne pas créer de réserve. Peu à peu la discussion a changé de caractère: l'accusation est devenue tout autre.

On a reproché à la commission de vouloir maintenir le système des armées permanentes, des grandes armées, le système de la guerre, en un mot, et de s'opposer à l'établissement d'une armée sur le pied de paix, à la destruction des grandes armées, au système de la paix.

La discussion d'hier a offert cette déviation évidente; il faut qu'il y ait entre nous quelque confusion, quelque méprise sur la valeur et l'effet soit du système de la commission, soit de celui des amendements.

Je demande à la Chambre la permission de les comparer de près et avec quelque précision pour pouvoir en faire apprécier les résultats.

Je prendrai pour base un recrutement annuel, fixe, par exemple un recrutement annuel de 80,000 hommes; je sais très-bien qu'il variera selon le vote annuel de la Chambre; mais la variation du recrutement annuel affecte également les deux systèmes: ainsi, pour les comparer, je puis prendre cette base fixe.

Dans le système de la commission, 80,000 hommes levés tous les ans avec sept ans de service, vous donnent 560 mille hommes. Les uns, sous les drapeaux, forment l'effectif, les autres sont renvoyés dans leurs foyers, mais toujours faciles à rappeler et disponibles.

Dans le système des amendements (et je prends l'amendement de M. le comte de Ludre comme le plus complet), voici le résultat auquel on arrive.

Vous retenez 320 mille hommes pendant quatre ans sous les drapeaux: 320 mille hommes renvoyés pendant quatre ans dans leurs foyers, forment une première armée de réserve. Vous avez de plus 320 mille hommes pris sur ceux que le contingent annuel n'a pas appelés: 40 mille hommes par an forment, en effet, au bout de huit ans une seconde réserve de 320 mille hommes.

Ainsi le résultat de l'amendement est de 960 mille hommes pris pour le service militaire, dont 320 mille seulement forment l'armée ordinaire, l'armée réelle, l'armée active.

Il suffit de l'inspection de ces chiffres pour juger que le système des amendements affaiblit l'armée ordinaire, l'armée réelle, pour fortifier l'armée spéciale, l'armée de réserve.

Ainsi, M. le ministre de la guerre vous disait, avec beaucoup de raison, que le résultat de l'amendement serait d'affaiblir la force militaire organisée, l'armée réelle, au profit d'un système de réserve.

Mais est-il donc vrai que, dans le système de la commission, vous n'ayez pas de réserve? Messieurs, il ne faut pas nous laisser imposer par les mots, ni abuser par les apparences. Le système de la commission comprend une armée active et une armée de réserve, car le renvoi en congé dans les foyers est une manière de créer une armée de réserve dans le sein de l'armée ordinaire. (Mouvements en sens divers.)

Je dis, messieurs, que le système des congés a pour résultat de créer une réserve, c'est-à-dire de mettre à la disposition du gouvernement un certain nombre de soldats qu'il n'emploie pas dans les temps ordinaires, et qu'il peut appeler tout à coup quand il survient une circonstance extraordinaire. (Voix à gauche: C'est de l'arbitraire.) Si ce n'est pas là une réserve, c'est qu'on préfère les mots aux choses. (Murmures.)

Il s'agit donc de comparer le système de réserve de la commission avec celui qui vous est proposé par MM. de Ludre et de Laborde. Eh bien! la réserve qui résulte du projet de la commission a d'abord cet avantage reconnu depuis longtemps d'être toujours et tout entière disponible et facilement disponible.

Ce système a un autre avantage; c'est de présenter une réserve toute formée, toute instruite, pour laquelle il n'est pas nécessaire de créer une organisation spéciale, une organisation locale, parce que les mêmes cadres, les mêmes officiers, peuvent servir. Dans le système des amendements, il faut une organisation spéciale et locale pour former la réserve.

A cette occasion, je vous rappellerai ce que disait hier M. le ministre de la guerre: il lui est facile, dans le système des congés, de les combiner de manière à obtenir de véritables économies, car on conçoit qu'il ne doit pas en coûter autant que s'il fallait créer une organisation particulière, comme pour la réserve qui subsisterait séparément de l'armée active. L'armée de réserve, telle que l'amendement la propose, coûte nécessairement plus cher, puisqu'il faut créer pour elle une organisation spéciale. Elle a en outre un défaut radical, c'est de faire disparaître de la loi du recrutement un de ses principaux bienfaits, un des bienfaits qui l'ont fait agréer, la libération d'une partie de la population. On a su d'une manière positive qu'il y avait un certain nombre d'hommes complétement libérés, et qui, sauf les cas extraordinaires où la France tout entière se lèverait pour sa défense, n'auraient rien à démêler avec le service militaire. Dans le système de l'amendement, personne n'est libéré; les uns sont appelés à l'armée, les autres sont destinés à former une réserve; et par la combinaison des deux réserves, vous les prenez tous pour les mettre dans une condition d'exception, pour les assujettir à un certain service; un sorte que vous privez la population de l'avantage de la libération annuelle, avantage qui a facilité beaucoup l'exécution de la loi de recrutement.

Ce n'est donc pas entre un système qui ne donne aucune réserve et un système qui en crée une que vous avez à choisir, mais entre un système qui donne une réserve au sein même de l'armée, qui n'est autre chose que l'armée elle-même s'étendant et se resserrant selon les besoins du service, et un système qui crée une réserve hors de l'armée, à côté de l'armée, une réserve qu'il sera beaucoup plus difficile de faire rentrer dans l'armée. Vous avez, dans un cas, une assimilation facile, et dans l'autre une simple juxtaposition.

On a invoqué plus d'une fois, messieurs, l'autorité et l'exemple de M. le maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Je puis dire que le maréchal m'honorait de son amitié, et quelques personnes peuvent se rappeler que je n'ai pas été tout à fait étranger à la loi du recrutement. Il faut se rappeler les circonstances dans lesquelles on se trouvait. La conscription, le nom seul de conscription était devenu une chose tellement odieuse au pays qu'il était bien difficile qu'on rétablît quelque chose qui lui ressemblât. Aussi le premier article de la loi disait: «L'armée se recrute par les enrôlements volontaires.» Les appels d'hommes ne venaient que comme supplément, dans les cas d'absolue nécessité.

Il était difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une levée de 60 ou 80 mille hommes. Il n'entra donc dans la loi que le chiffre de 40 mille hommes, et ce fut pour suppléer à l'insuffisance de cet appel que le maréchal Saint-Cyr établit le système des vétérans, en prolongeant le service de six années, afin de donner une réserve composée de soldats. En effet, il ne faisait cas, comme tous les militaires, que d'une réserve de soldats. Ne pouvant donc avoir une levée d'hommes qui lui donnât une réserve dans le sein même de l'armée, il imagina la réserve des vétérans. Je l'ai entendu cent fois dire que, s'il avait pu avoir une levée annuelle de 80 mille hommes, et un système de congés, il eût préféré ce système; c'est parce qu'il n'a pu l'avoir qu'il a proposé la réserve des vétérans. C'était là son véritable motif; car au fond, il comprenait très-bien la valeur d'une armée de réserve, facilement assimilée à l'armée active, et formée par le système des congés.

Ainsi, messieurs, la comparaison des deux systèmes est tout entière, à mon avis, à l'avantage de l'amendement de votre commission, car il vous donne une organisation militaire plus forte, plus sûre et plus disponible.

Je comprendrais bien mieux, je l'avoue, les objections contre l'amendement de la commission si elles venaient de ceux qui craignent les grandes armées, les armées permanentes et qui voudraient faire prévaloir, comme système de défense et de sûreté nationales, le système des milices et des gardes nationales, et la réduction, à un taux très-bas, des armées proprement dites.

Ceux-là ont des objections plus fondées à adresser au système de la commission: cependant, je ne les crois pas plus valables.

D'abord, il est évident que, par le vote annuel de l'effectif de l'armée, dans la loi des finances, il est au pouvoir de la Chambre de réduire l'armée permanente au taux qu'exigent les besoins du moment, et qu'ainsi il n'y a de danger ni pour les libertés publiques, ni pour les finances de l'État.

Je demande pardon à la Chambre de l'entretenir avec autant de détail de ces matières qui devraient appartenir aux militaires; cependant, comme des questions politiques et morales s'y rattachent, je crois qu'il est permis à chacun d'avoir son avis à cet égard et de le faire connaître.

Je dirai donc que cela me paraît une idée heureuse, une bonne combinaison, que celle de soldats, de vrais soldats voués à la vie militaire, bien instruits, bien dressés pour la guerre, et qui cependant ne sont pas complétement séparés de la population; qui retournent chez eux de temps en temps, non pour passer un mois ou quinze jours, mais six mois, mais un an et plus, selon que le besoin du service le permet; qui, sans se séparer de l'armée, sans cesser d'être soldats, ne se séparent pas non plus de la population. Ils conservent ainsi quelque esprit civil; ils ne sont point étrangers aux habitudes et aux sentiments du pays. Cela a été toujours le problème à résoudre que d'avoir une armée qui fût animée de l'esprit militaire, et qui cependant ne fût point étrangère à l'esprit civil, séparée de la population. Eh bien! ce problème me paraît plus heureusement résolu par la combinaison de la commission que par aucune autre.

Dans l'amendement qu'on vous propose, on présente le système de réserve; mais dans la réserve, je crains de ne pas trouver suffisamment une armée. Dans le système de la commission, je la trouve fort bien constituée, et de plus se mêlant à la population.

Les dangers qu'on pourrait redouter pour les libertés publiques de la force de cette organisation militaire sont en grande partie atténués par la considération que j'ai eu l'honneur de vous présenter. Il me paraît évident que le système des milices, des gardes nationales proprement dites, est loin de suffire aux besoins de la France, à qui il faut une véritable armée, fortement organisée. On nous parle souvent de l'élan nouveau que prendra l'esprit public en vertu de nos institutions et d'un gouvernement national. Je n'en doute pas; mais c'est seulement dans les grandes circonstances, dans les circonstances extraordinaires, quand le besoin du pays provoquera cet enthousiasme, cet élan national; nous devons éviter de tenir continuellement la population dans cet état d'effervescence que suppose l'enthousiasme, quelque légitime, quelque national qu'il soit. Dans les temps ordinaires, la population doit être dans un état moral tranquille; elle ne doit pas être perpétuellement échauffée par la situation du pays; elle doit être laissée à ses moeurs, à ses habitudes, à ses occupations. (Agitation à gauche.) C'est seulement en cas d'invasion, lorsque les dangers extraordinaires se présentent, que nous avons besoin de l'élan national, de l'enthousiasme général, et il ne nous manquera jamais. Nous n'avons pas besoin de l'échauffer tous les jours par des provocations continuelles, par une excitation sans objet, qui fatigue les bons citoyens et qui agite outre mesure les oisifs.

M. de Laborde.--Je demande à faire une observation de ma place.

M. le Président.--Vous n'avez pas la parole; n'interrompez pas l'orateur, vous pourrez lui répondre.

M. Guizot.--Remarquez d'ailleurs, messieurs, que le système de la commission n'exclut aucunement l'intervention des gardes nationales mobiles et non mobiles. Vous en

avez les bases posées dans le projet de loi sur la garde nationale; il n'est pas vrai que nous soyons dépourvus des moyens de la mobiliser.

Dans la proposition que vous avez discutée il y a quelques jours, M. le général Lamarque vous demandait deux choses: il vous présentait un projet pour organiser l'institution, et il demandait une mesure de circonstance. Vous avez repoussé la mesure de circonstance, vous avez jugé qu'elle n'était pas nécessaire; quant à l'institution, si elle a besoin de quelque complément, si la législation doit être revue, on vous a annoncé que le gouvernement s'en occupait, et que la Chambre pourrait faire à cet égard ce qu'elle jugerait nécessaire. Il n'y a donc aucun danger: les gardes nationales mobiles ne seront pas étrangères à notre organisation militaire; leur place y est déjà assignée. Vous serez toujours les maîtres de compléter cette organisation qui ne contrariera pas du tout le système de la commission.

Nous sommes aujourd'hui, à ce qu'il paraît, embarrassés entre deux systèmes différents: l'un que j'appelle le système de l'esprit militaire, qui tend continuellement à développer outre mesure la force de l'organisation militaire de la France, et qui voudrait y faire prévaloir ce dont la France s'est heureusement, à mon avis, débarrassée. D'autres personnes, et ici je voudrais me servir d'un mot dont elles ne pussent être choquées, d'autres personnes rêvent la destruction ou tout au moins la réduction des armées permanentes, ou, comme je le disais, leur remplacement par un système de milice et de gardes nationales.

Eh bien! à mon avis, ni l'un ni l'autre de ces systèmes ne sont bons en France.

La France a besoin d'une armée permanente fortement organisée et toujours disponible; mais elle a besoin aussi que l'esprit militaire ne domine pas exclusivement sur son territoire, comme il y a dominé trop longtemps. (Voix au centre: Très-bien! très-bien!)

L'amendement proposé par la commission a ce double avantage de nous donner une armée réelle, une forte organisation militaire, et d'écarter en même temps la prédominance de l'esprit militaire.

Les partisans du système militaire nous vantent toujours le système prussien; ils tendent à faire de la France une vaste caserne. Si ce système a été utile à la Prusse dans certaines circonstances, il finira par lui devenir fatal. Quant à nous, il ne peut convenir ni à nos moeurs, ni à notre civilisation; nous ne consentirions pas à abdiquer notre constitution politique, à nous laisser imposer des chaînes, des entraves, à être condamnés, comme les Prussiens, à une telle privation de la liberté. Le système américain ne saurait nous convenir davantage, et des milices ne nous suffiraient pas; il nous faut une armée réelle et permanente.

Le système de la commission est celui qui remplit le mieux ces vues; il est plus efficace et moins onéreux que celui de l'amendement. J'appuie donc le système de la commission. (Marques d'adhésion.)



XXXVI

Discussion de la proposition de M. de Bricqueville pour le bannissement à perpétuité de la branche aînée des Bourbons.

--Chambre des députés.--Séance du 16 novembre 1831.--

Le 17 septembre 1831, M. de Bricqueville, député de la Manche, prit l'initiative d'une proposition pour le bannissement à perpétuité, avec certaines aggravations et pénalités légales, de la branche aînée des Bourbons. La commission chargée de l'examen de cette proposition en proposa l'adoption en en retranchant les pénalités légales, et en assimilant la famille de Napoléon à la branche aînée de la maison de Bourbon. Je pris la parole, dans la discussion de cette proposition, en réponse à M. Berryer qui en avait indirectement demandé le rejet, et à l'appui des conclusions de la commission. La proposition, amendée et atténuée par la Chambre des pairs, fut convertie en loi le 10 avril 1832.

M. Guizot.--Messieurs, l'honorable M. Berryer, en montant à la tribune, vous a promis qu'il ne rentrerait pas dans la discussion générale. Pour mon compte, je n'oserais faire une telle promesse. Il y a ici une seule question, une question de convenance politique, d'utilité politique, et l'amendement de M. Berryer la reproduit tout entière, aussi bien que la proposition primitive, aussi bien que le projet de la commission. Il est donc impossible de ne pas prendre la question tout entière.

Si l'amendement ne faisait que repousser des mesures de proscription, je serais loin de venir le combattre.

Et moi aussi, messieurs, je désapprouve comme inutiles et presque toujours comme dangereuses les mesures de proscription.

J'adhère complétement à ce qui vous a été si bien dit hier à ce sujet par deux de nos honorables collègues, M. Pagès et M. de Martignac.

On vous a parlé des prétendants à la couronne et des espérances des partis; ce ne sont pas là, messieurs, pour la révolution de Juillet, des faits inattendus, des faits d'exception contre lesquels elle soit obligée de prendre des mesures de précaution. Elle a prévu ces faits, elle les a connus d'avance. C'est dans l'attente des prétendants à la couronne, dans l'attente des espérances que la liberté même ferait naître au sein des partis, que la révolution de juillet s'est accomplie. Elle a connu, au moment où elle s'accomplissait, quelles destinées lui étaient réservées, et c'est par la légalité qu'elle a promis de vaincre et les prétendants à la couronne et les partis.

C'est cette promesse que la révolution de Juillet est obligée de tenir.

On vous a encore parlé tout à l'heure d'exemples, et l'on vous a cité celui de l'Angleterre; je n'en dirai qu'un mot; c'est que l'exemple est mal choisi.

Les mesures d'exception et de proscription n'ont pas manqué, en effet, à la révolution de 1688, et depuis le premier jour jusqu'au dernier, elles n'ont pas empêché, pendant soixante-dix ans les complots, les insurrections, la guerre civile; et le gouvernement des whigs, à cette époque, a été et est encore qualifié en Angleterre de gouvernement tyrannique, précisément parce qu'il a multiplié sans succès toutes ces mesures.

L'exemple est donc mal choisi, je le répète: il prouve le contraire de ce qu'on voulait établir.

Messieurs, la force de la révolution de Juillet est tout autre; sa force consiste dans sa parfaite conformité avec les intérêts et les sentiments généraux de la France. Elle n'a été faite au profit de personne; elle n'a été le triomphe d'aucun projet, d'aucune faction, d'aucun intérêt particulier; elle a été le triomphe des vues et des intérêts généraux de la France. (Très-bien, très-bien!) Voilà son caractère. Aussi elle peut compter sur la sympathie nationale; elle peut invoquer au besoin l'appui de toutes les forces morales et matérielles de la France. Voilà pourquoi elle n'a pas besoin de mesures d'exception.

J'avoue que, pour mon compte, je me suis souvent étonné, je dirai même volontiers affligé de voir un grand nombre de personnes, et même de mes amis, s'inquiéter de la liberté qui régnait autour de nous, de la liberté des discours prononcés dans les Chambres, de la liberté de la presse hors des Chambres, de la liberté de nos ennemis, en un mot, de la liberté de nos adversaires, des adversaires de la révolution de Juillet.

C'est là notre condition; cette liberté, c'est notre état régulier, habituel, l'état au milieu duquel nous sommes destinés à vivre.

Il faut que nous nous accoutumions à entendre dire ce qui nous déplaît, ce qui nous offense, ce qui nous menace peut-être. L'Empire a pu s'inquiéter de voir ouverts, dans Paris, les salons d'une femme, il a pu s'en défendre par l'exil. La Restauration a pu s'inquiéter d'un mot prononcé à la tribune par M. Manuel, et le faire chasser de cette salle pour s'en défendre. Nous, nous sommes destinés à voir autour de nous des salons bien autrement hostiles que ne pouvait l'être celui de madame de Staël pour l'Empire; nous sommes destinés à entendre à la tribune des deux Chambres des paroles bien autrement dures, pour notre révolution, que ne pouvait l'être le mot répugnance prononcé par M. Manuel. Nous n'avons pas besoin d'y répondre par des mesures d'exception et de proscription. Cette liberté est notre condition et notre force. (Très-bien, très-bien!)

Toutefois, en repoussant ces mesures d'exception et de proscription, nous ne sommes pas obligés de ne pas employer les armes qui nous sont propres, et qui valent infiniment mieux que ces mesures elles-mêmes.

Nous ne sommes pas obligés de ne pas recourir, toutes, les fois que l'occasion s'en présente, à cette conformité de notre révolution avec les sentiments et les intérêts nationaux, à ce qui fait sa force.

Nous pouvons, nous devons, en toute occasion, manifester hautement notre sympathie et celle de la France pour la révolution de Juillet. Nous devons en appeler, toutes les fois que nous en sentirons le besoin, à ces intérêts et à ces sentiments généraux avec lesquels elle est en pleine sympathie.

De leur nature, ces intérêts sont tranquilles et silencieux; ils n'interviennent pas d'eux-mêmes et spontanément partout où leur présence serait nécessaire; c'est à nous à les appeler, toutes les fois que notre révolution est menacée, à les faire parler, toutes les fois qu'il sera bon de faire entendre leur voix.

C'est à nous surtout à élever la voix des intérêts généraux au-dessus des coteries et des factions, toutes les fois que la voix des coteries et des factions travaille à dominer la France. Je dis que nous sommes aujourd'hui dans une de ces situations.

Je dis que des coteries, des factions s'agitent autour de nous, à l'abri de la liberté dont elles jouissent, dont elles doivent jouir. Elles travaillent, elles se coalisent (c'est le mot propre) pour attaquer la révolution de Juillet et les intérêts généraux dont elle est inséparable.

Je me sers du mot de coterie, du mot de faction à dessein et non pas du mot de parti. Le mot de parti est trop élevé, trop noble, trop grand pour donner une idée de la guerre qui nous est faite en ce moment. Sans doute, il existe des partis, il en existe au milieu de nous; sans doute, il existe des hommes, en grand nombre, qui éprouvent des regrets pour les différents régimes déchus; sans doute, il est des carlistes, des bonapartistes, des républicains, qui rêvent un autre ordre de choses. Ne croyez pas que tous ceux-là prennent part à la guerre qu'on veut nous faire en ce moment.

Des hommes de sens et de bonne foi se refuseraient à une misérable petite lutte, sans gravité, sans sérieux, dangereuse seulement par le trouble qu'elle apporte dans les affaires du pays. Ce n'est pas ceux-là que j'attaque. Quelle que soit la différence de leurs opinions et des nôtres, de leur situation et de la nôtre, que leurs sentiments soient libres, que leurs conduite soit libre, qu'ils gardent et leurs regrets et leur mécomptes et leurs espérances. Je le répète, ce ne sont pas eux qui nous attaquent; ce sont les coteries, les factions, les brouillons, les esprits déréglés, les mécontentements personnels; c'est une politique sans gravité, sans dignité, sans sentiment de patrie, une misérable rouerie surannée et subalterne, que toutes les époques ont vue, et qui, à toutes les époques, n'a fait que du mal et à ceux qui se la sont permise, et au pays où elle s'est déployée.

On nous parle de la fusion des partis; on nous dit que la concorde peut s'établir entre eux; on nous demande de ne pas interrompre cette harmonie naissante, ni cette réconciliation qui commence. Eh! messieurs, nous n'avons jamais fait autre chose depuis quinze mois qui ne tendît à amener cette réconciliation des partis, la disparition des haines qu'ils se sont vouées, à établir entre eux une harmonie d'opinions et de sentiments.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. La Chambre sait que je suis accoutumé à apporter à cette tribune l'expression pleine et franche de ma pensée; ce n'est pas de cette réconciliation des partis, ce n'est pas de l'harmonie entre les sentiments et les opinions de tous ces partis qu'il est question; ce n'est qu'une misérable guerre déclarée à la révolution de Juillet par des coteries, des factions impuissantes contre elle, mais qui peuvent nuire au repos, à la prospérité publique; c'est là ce que j'attaque. (Aux voix. Très-bien, très-bien!)

A de telles attaques, messieurs, nous n'avons qu'une force à opposer, nous ne devons en opposer qu'une, un bon gouvernement, et la puissance, la voix de ces intérêts généraux dont vous êtes l'organe. Eh bien, messieurs, le projet de loi que vous a présenté la commission n'est pas autre chose que la proclamation de ces intérêts généraux, une répétition de ce qu'a fait la révolution de Juillet, la pure et simple révolution de Juillet.

Que contient ce projet? une déclaration légale du divorce prononcé par la révolution de Juillet entre la France et les dynasties qui l'avaient régie pendant trente ans: d'une part, la branche aînée des Bourbons; de l'autre, la dynastie de Napoléon, telle est la première partie.

La seconde est le rappel au droit commun pour tout ce qui ne concerne pas l'exclusion de ces deux dynasties, en matière criminelle, et même en matière civile, quant aux biens, autant que cela se peut; M. le président du conseil vous a demandé avec une grande raison, de rentrer dans le droit commun, aussi pleinement que possible.

Voilà donc le projet de la commission: exclusion pure et simple des deux dynasties qui avaient gouverné la France, et pour le reste le droit commun; je dis que ce projet est conforme aux intérêts de la France, et qu'il est du devoir de la Chambre de l'adopter.

Je dirai peu de choses du divorce de la France avec la dynastie de Napoléon, ce divorce est consommé depuis longtemps; il l'a été par le fait même du chef de cette dynastie.

Napoléon s'est perdu lui-même, chacun le sait; et après lui il ne restait plus rien, absolument rien. (Murmures aux extrémités.)

Quant à la branche aînée de la maison de Bourbon, je m'exprimerai avec la même franchise; la France, j'en suis convaincu, n'a rien à se reprocher envers elle.

Quand cette famille reparut en France, son apparition remplit, je ne veux pas dire d'anxiété, mais de doute, un grand nombre de bons citoyens, d'esprits éclairés. On se demanda si l'établissement de la Restauration serait possible.

C'était un problème, un problème politique à résoudre; la France n'y a pas mis d'obstacle; la France s'est soigneusement séparée des factions qui ont travaillé à chasser violemment la branche aînée de la maison des Bourbons.

Rappelez-vous, je vous le demande, le langage de ces factions, ce qu'elles disaient tous les jours.

On disait qu'après le départ des étrangers, qui avaient ramené la maison de Bourbon en France, elle tomberait infailliblement. Les étrangers sont partis, la maison de Bourbon n'est pas tombée.

On disait qu'elle tomberait à la première guerre qu'elle voudrait faire, qu'elle était hors d'état de supporter la présence d'une armée nationale. Elle a fait la guerre (murmures d'improbation aux extrémités), elle l'a faite tranquillement et avec succès; elle n'est point tombée devant la première guerre.

Voix à gauche.--C'était une guerre impie.

M. Guizot.--Je n'ai point à qualifier cette guerre: personne ici n'en pense plus de mal que moi. Il n'en est pas moins vrai que la maison de Bourbon a fait la guerre, et qu'elle l'a faite librement et tranquillement.

On disait encore que la maison de Bourbon ne survivrait pas à la mort de Louis XVIII; que celui-là seul était sage, prudent, et que son successeur ne régnerait pas huit jours.

Eh bien! le règne de Charles X a duré six années. Sans doute, des conspirations, des insurrections ont eu lieu contre lui comme contre son frère; la France ne s'y est point associée.

La France a laissé passer les conspirations et les insurrections; elle a voulu savoir si ceux qui lui avaient donné la Charte l'avaient acceptée eux-mêmes et pour leur propre compte. Ce sont les ordonnances de juillet, qui lui ont appris qu'ils ne l'avaient pas acceptée.

Alors, la France entière s'est levée, la France, qui n'avait pris jusque-là aucune part aux insurrections, la France, qui s'était séparée des ennemis de la branche aînée des Bourbons, la France s'est déclarée alors, et la branche aînée des Bourbons est tombée dans la première bataille que la France ait livrée contre elle. (Très-bien, très-bien!)

La révolution de Juillet n'appartient à aucune des conspirations et des insurrections qui ont lutté contre la maison des Bourbons; des conspirateurs y ont pris part sans doute, et une part sincère et glorieuse; mais c'est la France tout entière qui l'a faite, et c'est à elle seule que son avenir appartient.

Aussi, je l'avoue, je m'étonne d'entendre si souvent des hommes prétendant s'approprier cette révolution, et j'ai été étonné bien davantage encore, permettez-moi de le dire, d'entendre dire qu'un honorable membre de cette Chambre avait, pendant vingt-quatre heures, tenu à sa disposition la couronne de France. Est-ce à dire qu'il eût pu la donner à qui il aurait voulu, qu'il eût pu donner à la France le gouvernement qu'il aurait voulu? J'estime trop la personne dont il s'agit pour croire qu'elle eût été capable, même en pensée, d'une telle fatuité envers son pays. (Marques d'adhésion au centre... Légers murmures à gauche.) Non, les pays libres n'appartiennent à personne; ils décident seuls et eux-mêmes de leur destinée. On vient, après quinze mois, agiter je ne sais combien de questions, dire qu'on aurait pu choisir entre deux, trois, quatre et cinq partis; on vient nous proposer je ne sais combien de plans de gouvernement; il me semble qu'en juillet 1830, la liberté n'a manqué à personne, que chacun pouvait, s'il lui convenait, produire son plan de gouvernement, amener son candidat au concours. Eh bien, je vous le demande, est-il vrai qu'à ce moment-là il ait été sérieusement question de Henri V, de Napoléon II, de la République?

Mon Dieu, on peut s'en vanter aujourd'hui; on peut dire aujourd'hui: «Nous aurions fait ce que nous aurions voulu;» messieurs, on n'a pas fait, on n'a pas proposé, on n'a pas voulu; on a senti l'empire de la raison publique; on a été raisonnable en juillet, bien plus qu'on ne l'a été depuis; on s'est soumis à la nécessité, à la solution qui était appelée de tous côtés, à la seule naturelle, seule bonne, seule nationale; et il y a aujourd'hui, permettez-moi de le dire, une sorte de fanfaronnade à venir se vanter de ce dont on n'aurait pas osé parler sérieusement après les trois journées de juillet. (Marques d'adhésion au centre.)

Messieurs, c'est une présomption étrange de croire qu'on dirige de tels événements; la Providence en fait plus des trois quarts. Les hommes, sans doute, y mettent la main; ils y font entrer un peu de leurs intentions, un peu de leur volonté, mais bien peu; ils ne les dirigent pas: ces événements sont dirigés par des causes générales; il n'est au pouvoir de personne, ni de les faire, ni de les changer, et c'est les rapetisser que de venir dire qu'on aurait pu les faire plier à l'arbitraire de telle ou telle volonté; c'est leur ôter leur grandeur, leur nationalité; c'est parler le langage des congrès de Vérone et de Vienne, et ce langage est indigne de la révolution de Juillet. Celle révolution est un événement qui a éclaté, que personne n'a fait, qu'il n'a été au pouvoir de personne de changer, qui était écrit là-haut, qui n'a pas pu ne pas s'accomplir.

M. Sans.--C'est sans doute le droit divin qui l'a fait. (Mouvement aux extrémités.)

M. Guizot.--Eh bien, messieurs, le projet de votre commission ne fait autre chose que reconnaître ce fait, le reconnaître de nouveau, lui donner une nouvelle sanction légale, le convertir en droit écrit.

Cette sanction est-elle absolument nécessaire? Non, grâce à Dieu; mais elle peut être utile selon les circonstances; elle peut avoir un but.

Je n'en veux d'autre preuve que l'argumentation employée hier, dans la séance, par un orateur dont la Chambre honore le caractère et apprécie le talent, M. de Martignac; il vous a demandé de quel droit vous inscriviez dans une loi l'exclusion à perpétuité de cette famille et de ses descendants; il a fait passer devant vous toutes les révolutions qui se sont accomplies depuis quarante ans, tant de trônes brisés et relevés, tant de dynasties chassées et rappelées, toutes les vicissitudes des choses humaines, et il vous a demandé comment vous osiez parler de perpétuité.

Messieurs, il y a eu des révolutions qui sont tombées, qui ont été passagères, parce qu'elles n'étaient ni légitimes, ni bonnes, ni raisonnables, ni nationales. Il y en a eu au contraire, en petit nombre, j'en conviens, et rarement, mais enfin il y en a eu qui ont duré parce qu'elles étaient légitimes, nécessaires, nationales. Ce n'est pas la première fois dans le monde que des dynasties ont été changées, que des dynasties nouvelles se sont établies, qu'il s'est accompli des révolutions heureuses, perpétuelles. On nous traite en vérité comme des enfants quand on vient nous jeter à la tête les révolutions qui sont tombées, qui n'ont pas réussi, pour nous persuader qu'il est impossible que la nôtre réussisse. Nous aussi nous avons nos exemples et nos gloires à citer. Nous connaissons des révolutions heureuses, durables. Eh bien! notre prétention est que la nôtre est de celles-là, qu'elle a droit à la perpétuité; parce qu'elle est née dans la nationalité, qu'elle était nécessaire, légitime, et, à cause de cela, nous sommes convaincus qu'elle durera. Nous lui disons ce que les premiers pères de l'Église chrétienne disaient à l'Église qu'ils établissaient: Esto perpetua. Il est de bon exemple que nous inscrivions cette phrase dans nos lois, qu'elle y soit la preuve de notre conviction et de notre confiance dans la bonté de notre cause. Cette confiance a eu lieu pour de mauvaises causes, et a quelquefois trompé les hommes; mais est-on en droit de dire que notre cause n'est pas bonne parce qu'il y en a eu de mauvaises? C'est une véritable dérision qu'un tel argument: nous ne pouvons l'accepter, et nous devons inscrire dans nos lois la perpétuité de la révolution de Juillet. (Très-bien, très-bien! aux centres.)

Tout se réduit donc à ceci. L'amendement de l'honorable M. Berryer tient les faits pour des faits, les faits accomplis pour des faits accomplis; il ne veut point reconnaître de droit, il ne veut pas proclamer qu'il y a eu droit dans notre révolution; il ne veut exclure ni une dynastie ni une autre.

C'est sans doute parce qu'enfin il n'est pas matériellement impossible qu'une de ces dynasties puisse revenir. Mais nous qui avons moralement la confiance contraire, nous qui ne nous contentons pas du fait, nous qui n'aurions jamais pris part, je le dis pour mon compte, à une révolution si nous n'y avions vu qu'un acte de violence, un coup de dés de la fortune, nous qui avons eu besoin d'y voir un droit, un droit national, de la croire légitime, nous ne manquerons pas de le répéter toutes les fois que l'occasion s'en présentera, et d'opposer à tous les factieux la légitimité de notre révolution.

Nous le répéterons sans cesse, nous ne nous lasserons pas de le répéter; nous savons qu'il y a parmi nous, surtout après tant de révolutions et de vicissitudes, des faibles d'esprit sur lesquels la subtilité du raisonnement, l'éclat du langage et la coalition d'hommes jusque-là ennemis peuvent agir puissamment; nous savons qu'on peut les tromper, les égarer de la sorte. Eh bien, nous, représentants des intérêts nationaux, nous, chargés de parler au nom du peuple, nous devons opposer la déclaration du pays à ces subtilités par lesquelles on essaye d'égarer les honnêtes gens.

Oui, messieurs, les honnêtes gens; car cette cause, la cause de votre révolution, la cause du projet de votre commission est celle des honnêtes gens, opposée à celle des factieux, des brouillons, et aux déréglements d'esprit et d'imagination. (Mouvement marqué d'approbation au centre.)

C'est parce qu'on entraîne beaucoup de gens dans de funestes erreurs que je vous demande d'écarter du projet tout ce qui ressemblerait à des mesures d'exception, à des apparences de proscription et de sang, soit dans l'ordre civil, soit dans l'ordre criminel.

Je vous demande de ne pas fournir de prétexte à ces accusations qui retentissent autour de nous contre notre révolution; elles sont un mensonge. On a beau crier très-haut, on ne persuadera à personne que la révolution de Juillet ait été violente, persécutrice, qu'elle ait détruit les libertés, soit de ses adversaires, soit des autres citoyens: cela n'est pas, cela choque le bon sens, le fait est évident pour tous. Il est évident que depuis quinze mois, le gouvernement et les Chambres combattent pour la liberté, dans l'intérêt de tous; mais il ne faut pas fournir de prétexte à ces mensonges par lesquels on essaye de tromper. Il est de notre plus grand intérêt d'écarter de la loi et de notre conduite la moindre apparence d'exception et de proscription. Il faut que nous combattions les prétendants à la couronne, les factions et les mensonges des factieux, par la liberté des discussions, par la publicité, par le bon gouvernement, par la réforme même de nos lois; au lieu d'aggraver la législation, il faut travailler à l'adoucir, à la mettre en harmonie avec nos moeurs; ce sont des réponses plus efficaces que celles que vous chercheriez dans des lois d'exception.

Messieurs, je le demande à vous-mêmes: il est évident que la situation générale s'améliore, que l'état du pays se calme, que la prospérité du pays commence à se relever. A quoi le devons-nous? A la persévérance avec laquelle le gouvernement a marché dans la voie première de la révolution de Juillet, à la persévérance avec laquelle il a repoussé tous les efforts qu'on a faits pour l'en détourner, à la persévérance avec laquelle cette Chambre, en particulier, s'est associée au gouvernement et a soutenu ses efforts.

Voilà, messieurs, ce qui commence à calmer le pays. Voilà ce qui donne, à ces factions et à ces coteries dont je parlais tout à l'heure, la liberté de déployer tous les moyens, d'user de toutes les armes, que notre constitution lui donne.

Mais le gouvernement et vous, vous continuerez à persévérer dans cette voie, et je ne vois pas, dans tout ce dont on vous menace, un danger dont nous ne puissions triompher. (Marques prolongées d'adhésion au centre.)



XXXVII

Discussion des interpellations adressées au ministère, le 19 décembre 1831, à l'occasion de l'insurrection survenue à Lyon dans le mois de novembre précédent.

--Chambre des députés.--Séance du 21 décembre 1831.--

Le 21 novembre 1831, les réclamations des ouvriers en soie sur le prix des journées de travail devinrent à Lyon l'occasion d'abord de désordres graves, puis d'une insurrection qui s'empara de la ville, en chassa ou en domina les autorités militaires et civiles, et en demeura maîtresse jusqu'aux premiers jours de décembre, où le maréchal Soult et le duc d'Orléans entrèrent dans Lyon avec des troupes suffisantes pour y rétablir et y maintenir l'ordre légal. Le 25 novembre, M. Casimir Périer fit aux deux Chambres, sur ces événements encore flagrants, une communication à laquelle les Chambres répondirent par des adresses d'adhésion votées à d'immenses majorités. Le 17 décembre suivant, M. Casimir Périer et M. le comte d'Argout firent, l'un à la Chambre des députés, l'autre à la Chambre des pairs, une nouvelle communication où les événements de Lyon étaient exposés dans leur ensemble, examinés dans leurs causes et appréciés dans leur rapport avec la politique générale du gouvernement.

Cet exposé donna lieu à des demandes d'explications et à un débat très-animé qui porta à la fois sur l'insurrection de Lyon et sur la politique générale du cabinet, se prolongea pendant quatre séances, et finit par un ordre du jour voté, à une immense majorité, en faveur du cabinet. Je pris la parole à la fin de la troisième séance, en réponse à MM. Odilon Barrot, de Tracy et Mauguin. Quelques-unes de mes paroles, mal comprises, ayant donné lieu, dans la séance du 22 décembre, à une réclamation du maréchal Lobau qui s'était cru atteint par ce que j'avais dit de la commission municipale de juillet 1830, je m'empressai d'en donner une explication que le maréchal et la Chambre trouvèrent pleinement satisfaisante.

M. Guizot.--Je ne retiendrai pas la Chambre sur les affaires de Lyon... Je les regarde maintenant comme jugées (légers murmures); c'est mon avis. Il est évident que le ministère s'est conduit dans cette occasion avec toute la prudence que des hommes de gouvernement doivent apporter dans des cas aussi graves.

Je ne descendrai pas non plus dans le cloaque où l'on a voulu faire entrer la Chambre.

Il y a des questions qui doivent être portées devant la justice qui punit ou dément la presse; la Chambre n'a rien à y voir, elles sont honteuses à traiter ici. (Marques nombreuses d'assentiment.) Je dirai un seul mot sur cette affaire; c'est que l'on s'est prévalu de l'arrêt de la Cour d'assises comme d'une démonstration des faits allégués. L'honorable orateur qui a plaidé la cause des prévenus devant la Cour d'assises sait mieux que personne qu'un pareil argument ne peut être allégué; en matière de diffamation ou de calomnie, on plaide l'intention et la bonne foi. L'honorable M. Odilon Barrot a plaidé devant la Cour d'assises la bonne foi des deux journaux. Il a plaidé qu'il y avait eu, qu'il pouvait y avoir eu, pour les rédacteurs des deux journaux, assez de motifs de croire les faits pour les publier: voilà le sens de l'arrêt: il n'en a pas d'autre; il n'emporte aucune démonstration, aucune assertion des faits, il déclare simplement que les jurés n'ont pas trouvé les prévenus coupables d'avoir publié de telles assertions. Qu'on n'invoque donc pas l'arrêt comme reconnaissant la vérité des faits; M. Odilon Barrot lui même a plaidé le contraire. (Très-bien!)

Plusieurs voix.--Mais les débats?

M. Guizot. Mais la question de Lyon et la question des embrigadements d'ouvriers n'ont pas été les seules qui aient été soulevées à cette tribune: M. Mauguin, avant hier, en attaquant sur ce point la conduite du ministère, les a rattachées à sa politique tout entière. C'est à cette politique qu'il a imputé les malheurs particuliers de ces deux affaires, non-seulement à la politique du ministère actuel, mais à celle du gouvernement tout entier depuis la révolution de Juillet.

M. Mauguin a posé la vraie, la grande question, et c'est la question qu'il importe à la Chambre et au pays d'éclaircir, car nous avons beau la traiter souvent, on y revient sans cesse. Pourquoi? parce que c'est, en effet, la question importante, décisive pour le pays. A chaque occasion, à chaque événement, on examine la question de savoir si la politique générale est bonne, si nous sommes dans la bonne ou la mauvaise voie. Il n'y a pas moyen de dire que ce n'est pas là la question, parce que c'est celle-là qui domine toutes les autres, et M. Mauguin a eu raison de la poser; c'est pour cela que je demande à la traiter à mon tour.

Messieurs, ce n'est pas pour la première fois qu'avant hier nous avons été accusés, mes amis et moi, de méconnaître le sens, la grandeur et la portée de la révolution de Juillet, de n'y voir qu'un simple événement, une question de noms propres; on a même répété les mots de restauration continuée, de quasi-révolution...

Aux extrémités.--Oui, c'est vrai!

D'autres voix.--Dites quasi-restauration, car vous avez déjà dit quasi-légitimité.

M. Guizot.--Le système du gouvernement, a dit M. Mauguin, a été empreint dans les premiers actes du premier ministère, dès son arrivée aux affaires, et c'est de là qu'ont découlé tous nos maux. (Aux extrémités. C'est très-vrai.) C'est à cela que je vais répondre.

Messieurs, ce n'est pas des premiers actes du premier ministère que M. Mauguin a fait dater son opposition constante; il la fait remonter jusqu'à cette époque pour la justifier; il aurait pu, il aurait dû la faire remonter plus haut. Je réclame contre la date qu'il lui a assignée comme trop tardive.

Ce n'est pas des premiers actes du premier ministère, c'est des premiers jours, des premières heures de notre révolution, que date le dissentiment.

Au moment même où le mouvement national commençait à se faire sentir, il fut considéré de deux manières bien différentes: les uns pensaient qu'il fallait sur-le-champ proclamer une révolution complète, éclatante, menaçante; les mots de pouvoir constituant, de déchéance, de gouvernement provisoire furent à l'instant prononcés. D'autres pensaient que la révolution qui se préparait devait se faire au contraire naturellement, progressivement, en se conduisant, à chaque heure, selon que l'indiquaient les circonstances; de telle sorte qu'elle parût évidemment commandée par la raison et par la nécessité.

Ce sont là les deux systèmes qui se sont trouvés en présence dès les premières heures de la révolution de Juillet, qui ont été empreints dans notre conduite, et, pour personnifier sur-le-champ, dans la conduite de M. Mauguin et dans la nôtre.

Dès les premiers moments, à peine la commission municipale provisoire était-elle établie à l'Hôtel-de-Ville, que voulait-elle proclamer? La déchéance de la branche aînée des Bourbons. Que voulait-elle faire? Nommer des ministres. J'ai eu même l'honneur d'être nommé par cette commission ministre de l'instruction publique.

Quelques voix à l'extrême droite.--Elle a eu bien tort. (Murmures au centre! Écoutez, écoutez!)

M. Guizot.--Les autres personnes, celles qui partageaient mes opinions, commencèrent par protester contre les ordonnances illégales de Charles X et par déclarer leur refus d'obéir. Un jour après, elles approuvaient la résistance à main armée, et venaient se placer dans ses rangs, sous sa garde. Deux jours après, elles disaient, du moins dans leurs réunions, qu'il n'y avait pas lieu à traiter avec Henri V, que cette combinaison devait être repoussée.

Dans une réunion de pairs et de députés, formée pour délibérer sur les affaires du moment, j'ai soutenu cette opinion contre M. de Chateaubriand, qui réclamait pour Henri V.

Une voix.--C'était M. Hyde de Neuville.

M. Guizot.--Peu de jours après, ces mêmes personnes, marchant avec l'événement, toujours appliquées à se subordonner à la nécessité évidente, ces mêmes personnes nommaient un lieutenant général du royaume, provisoirement, toujours en vertu de la nécessité. Trois jours après, les chambres légalement réunies, les pouvoirs légaux constitutionnels sanctionnaient cette décision de la nécessité, et nommaient légalement le lieutenant général du royaume, en attendant la royauté nouvelle.

Voilà, messieurs, les deux systèmes qui ont apparu dès les premières heures de la révolution de Juillet. Le premier ne la prenait, pour appeler les choses par leur nom, que par son côté révolutionnaire; il ne tenait aucun compte du passé, des institutions existantes, des pouvoirs en vigueur; il en appelait aux passions et à la puissance du moment: c'était un peuple esclave qui brisait sa chaîne et qui n'avait d'autre besoin que de déployer sa volonté et sa force. Dans l'autre système, on prenait la révolution par son côté constitutionnel; on respectait le passé, les institutions établies, les pouvoirs en vigueur; on s'adressait à eux, on comptait sur eux. La France, dans ce système, était un peuple libre qui défendait ses droits et faisait ses affaires sagement et prudemment, au milieu de la mitraille et des coups de fusil.

Voilà la véritable origine du dissentiment; il est grand, il est profond, il est incurable; et la preuve, c'est que chacun de nous a subi sa destinée, fidèles, les uns au système que j'appelle révolutionnaire, les autres au système constitutionnel. (Interruptions diverses.) Vous pourrez me répondre; messieurs, voilà le fait véritable. Eh bien! par cela seul que ce dissentiment a existé, que les deux conduites ont été si profondément différentes, s'ensuit-il que la nôtre ait été antinationale, qu'elle ne fasse pas honneur à notre révolution, qu'elle n'en comprenne pas la valeur et la portée?

Certes, messieurs, ce n'est pas là une conséquence nécessaire. C'est bien quelque chose d'abord, permettez-moi de le dire, que le succès. Quel est le système qui a prévalu, au moment même, pendant l'entraînement des passions, lorsque toutes les chances semblaient favorables à l'autre système? C'est le nôtre, le système légal, constitutionnel. On nous le reproche assez aujourd'hui; c'est à ce fait qu'on impute tous les maux qui sont survenus.

Notre système a prévalu au milieu de l'entraînement des passions, par la seule force de la raison, de la nécessité, de cette sagesse publique qui remplissait l'atmosphère après la gloire de l'événement, qui a imposé silence aux opinions les plus intraitables, qui a ramené les volontés les moins favorables; qui leur a fait adopter cette conduite au moment même et remettre leurs dissentiments à un autre temps.

Je dis que ce seul fait prouve en faveur du système auquel je me fais gloire d'appartenir. J'en donnerais bien encore quelques autres raisons.

Il était le moins périlleux; je ne dis pas pour les hommes qui se mêlaient de la révolution; il est bien clair que, si elle n'avait pas réussi, Charles X n'aurait fait aucune distinction entre nous, et qu'il se serait peu occupé des voies diverses que chacun avait voulu suivre. (Voix à droite. Il en ferait maintenant!) Nous étions tous enveloppés dans les mêmes destinées, et je ne craindrais pas d'en appeler à ceux de mes honorables collègues qui sont aujourd'hui dans les rangs de l'opposition; je ne craindrais pas de leur demander si aucun de nous, quelle que soit la différence de nos opinions, n'a pas montré la même franchise de coeur dans la révolution de Juillet, si tous ne s'y sont pas précipités avec le même courage.

Ce n'est donc pas pour nous, c'est pour le pays que notre système était le moins périlleux; il ne blessait pas autant d'intérêts, il ne semait pas les germes d'une division aussi profonde, il n'inquiétait pas si gravement au dehors.

De plus, rappelez-vous les faits, ce système avait l'assentiment de la France entière.

Que disait la France, je vous le demande, quand elle prévoyait une résolution possible, quand elle pressentait le renversement de la maison de Bourbon?

Elle disait qu'il serait bien désirable que cette révolution se fît tranquillement, régulièrement, qu'elle fût faite par les pouvoirs établis, qu'elle durât quinze jours au plus, qu'au bout de quinze jours tout fût rentré dans l'ordre.

C'était là le sentiment unanime, c'était le voeu exprimé dans les conversations les plus intimes. Eh bien, nous avions devant nous ce voeu de la France entière; nous avons été fidèles à ce sentiment; c'est cette conviction qui a dicté notre conduite au moment décisif.

Je dirai plus: il y avait dans cette politique infiniment plus de prudence que dans l'autre, un plus juste sentiment des effets de la révolution et de l'état dans lequel elle allait placer le pays.

Que faisons-nous, je vous le demande, depuis quinze mois? (Voix au centre. Hélas! oui, que faisons-nous?) Messieurs, nous cherchons péniblement à retrouver les principes du gouvernement, les bases les plus simples du pouvoir.

Cette révolution si légitime, si indispensable, si régulière, si prompte, elle est si grave qu'elle a ébranlé tous les fondements de l'édifice politique, et que nous avons grand peine à le rasseoir. C'est là la mesure de la grandeur et de la puissance de cette révolution; c'est là le fait que nous avons prévu au moment où elle s'accomplissait.

C'est dans le pressentiment de cet avenir que nous regardions comme indispensable pour le pays de retenir tous les éléments de gouvernement, tous les principes d'ordre qui étaient déjà entrés dans la société, de nous rattacher aux pouvoirs existants, aux institutions en vigueur.

La France a été appelée, une fois déjà, à se donner elle-même son gouvernement. C'était pour sortir de nos troubles; c'était à l'époque du Directoire; la France a échoué.

Depuis quarante ans, l'Empire et la Restauration se sont succédé; mais la France ne s'est pas donné ces gouvernements; elle les a reçus: le premier, du génie d'un homme; le second, de la force des événements.

La révolution de Juillet a été appelée à faire elle-même son gouvernement, appelée, permettez-moi l'expression, à l'organiser de pied en cap, depuis la couronne jusqu'à la commune; c'était là une oeuvre immensément difficile et à laquelle on ne pouvait trop songer ni prendre trop de précautions. C'est ce qui a déterminé notre conduite, ce qui en a fait, je n'hésite pas à le dire, le système vraiment national, le seul qui convînt aux besoins du pays.

Vous ne pouvez le méconnaître: ce qui nous tourmente, c'est la difficulté de refaire notre gouvernement, de reconstruire le pouvoir; toutes les questions politiques sont soulevées, et nous sommes chaque jour plus embarrassés pour leur solution.

Il est survenu une bien autre question: la révolution de Juillet n'avait soulevé que des questions politiques, des questions de gouvernement; par ces questions, la société n'était nullement menacée. Qu'est-il arrivé depuis? des questions sociales se sont élevées. Il y a eu lutte entre certaines classes. Les troubles de Lyon nous l'ont révélé. Il y a aujourd'hui des attaques contre les classes moyennes, contre la propriété, contre les institutions de famille. Des questions sociales, des dissensions sociales sont venues se joindre aux questions politiques, et nous sommes aujourd'hui en présence de cette double difficulté, d'un gouvernement à construire et d'une société à défendre.

On vient nous parler de peur; on vient nous dire que nous défendons le système de la peur, que nous nous effrayons de dangers imaginaires! La peur...; mais permettez-moi de vous le demander, ce n'est pas de notre peur à nous qu'il s'agit; qui est-ce qui a peur aujourd'hui? Qui s'inquiète, qui s'alarme? C'est la France apparemment.

Je ne suppose pas qu'on veuille la traiter comme un vieillard imbécile qu'il dépend de tout le monde d'effrayer. Vous prétendez que nous effrayons la France; mais la partie est égale entre nous: la presse, la tribune sont ouvertes à ceux qui veulent la rassurer comme à ceux qui veulent l'inquiéter; pourquoi donc ne la rassurez-vous pas? Pourquoi s'alarme-t-elle sur son avenir, sur son repos? Pourquoi? parce qu'elle a peur d'un système qu'elle regarde, je ne veux pas me servir de qualifications dures, qu'elle regarde comme l'héritier, comme le représentant, comme le débris du système révolutionnaire sous lequel elle a gémi si longtemps. La France a peur de tout ce qui lui rappelle les maux qu'elle a soufferts, de ce qui ressemble aux principes, aux habitudes, au langage révolutionnaire. Cette peur..., elle n'est pas nouvelle, elle n'est pas d'hier: il y a trente-cinq ans que ce sentiment domine la nation. C'est la peur qui a jeté la France dans le despotisme; c'était cette peur qui dominait Napoléon lui-même; il perdait la liberté de son jugement, quand il songeait aux maux que pouvait causer une assemblée délibérante insensée.

Voilà la véritable peur, la peur nationale, celle que la France a conservée, qui a fait la force de la Restauration contre l'opposition nationale elle-même. Rappelez-vous avec quel effroi la France a toujours vu approcher tout ce qui ressemblait à ce péril, avec quel empressement elle s'est toujours jetée dans les bras de quiconque promettait de l'en défendre. Je ne veux pas aller bien loin; rappelez-vous notre propre histoire depuis la révolution de Juillet. Deux fois la France a cru voir ces principes, ces habitudes, et le parti qui, à tort ou à raison, est censé les représenter, la France a cru le voir approcher du pouvoir; c'était au moment où toutes les sympathies nationales paraissaient près de reparaître et de s'accorder avec ce parti, après l'émeute de l'Archevêché: la France pourtant s'est jetée alors dans le système contraire. Elle a été tellement effrayée d'un seul pas dans le sens dont je parle, qu'elle a invoqué un changement de direction et de gouvernement. M. Mauguin vient de nous dire: Vous parlez toujours des intérêts matériels, et vous négligez les intérêts moraux; vous faites appel aux sentiments égoïstes, à la crainte, à la faiblesse; vous n'invoquez pas les nobles sentiments, les passions désintéressées. Messieurs, cela n'est pas; il y a plus de moralité dans le bon ordre et dans la paix que dans toutes les effervescences du monde.

Aux centres.--Très-bien, très-bien!

M. Guizot.--Je dirai plus: s'il y a des sentiments généreux qui sont suspects, qui alarment, à qui la faute? Qui les a décriés depuis quarante ans? Que d'abus on en a faits! A quels mensonges n'ont-ils pas servi! Quels malheurs en ont été la suite! Voilà la véritable cause qui décrie l'enthousiasme des sentiments généreux; c'est à ceux qui les ont rendus suspects qu'il faut s'en prendre, et non pas à nous.

Notre situation, messieurs, se réduit à ces termes bien simples que nous avons en même temps un gouvernement à fonder et la société à défendre. Eh bien! messieurs, cette oeuvre, qui est celle que nous avons entreprise, à laquelle nous nous sommes dévoués, c'est le ministère du 13 mars qui en est aujourd'hui chargé; c'est sous cette bannière qu'il a été institué.

Quand il a accepté cette mission, quand il vous a proposé de le seconder, vous a-t-il demandé de grands efforts, de grands sacrifices? Vous a-t-il appelés à un grand combat? Nous aurions dû les lui accorder s'il les avait demandés dans une entreprise si nationale. Messieurs, il a demandé la paix, la liberté, la paix avec tous, la liberté de tous. Ce sont là les deux moyens, les deux seuls moyens par lesquels le ministère s'est chargé de fonder le gouvernement, et de défendre la société contre les attaques dont ils sont l'objet. La question se réduit donc à ceci. L'opposition, car il faut bien que je me serve d'un mot général, et malgré toutes les différences d'opinions qui peuvent exister dans le sein de l'opposition, elle a cependant une certaine unité, car hier encore M. de Tracy disait à cette tribune que la politique générale de la France, depuis la révolution de Juillet, lui paraissait avoir été traitée d'une manière pleinement satisfaisante par M. Mauguin.

M. de Tracy.--Je demande la parole.

M. Odilon Barrot.--Il n'y a pas d'objection.

M. Guizot.--(Interruption.) Je répète textuellement la phrase telle que je viens de la lire dans le Moniteur. Je prends donc l'opinion de M. Mauguin comme l'expression sincère, en ce moment, du système de l'opposition. Eh bien! je demande si l'opposition peut remplir les deux tâches qui nous sont imposées, fonder un gouvernement et défendre la société en maintenant la paix et la liberté.

Je ne veux pas entrer dans de longs détails; mais j'en appelle à la franchise des membres de cette Chambre: les principes naturels du gouvernement, les fondements du pouvoir, l'esprit de gouvernement, sont-ils dans le système, dans le langage, dans les maximes, dans les habitudes de l'opposition?

Je réponds non, hardiment. Quand nous avons eu à traiter les institutions municipales, que demandait l'opposition? Le suffrage universel, l'élection des maires.

Voix à gauche.--Non, non! nous démentons.

M. Guizot.--Le suffrage universel a été plusieurs fois professé, demandé à cette tribune. (Dénégations aux extrémités.)

M. Odilon Barrot.--Nous avons combattu le suffrage universel; il n'y a qu'un membre de la droite qui l'ait proposé.

M. Berryer.--C'est moi. Je demande la parole.

M. Gaetan de la Rochefoucauld.--M. Maréchal l'a aussi proposé.

M. Guizot.--Je pourrais citer M. de Lafayette, M. Maréchal, qui ont professé cette opinion. Ce que je dis, c'est qu'il est évident que les principes, les habitudes, le langage de l'opposition ne sont pas empreints de l'esprit de gouvernement.

M. Dupin aîné.--L'ordre du jour, l'ordre du jour!

M. Guizot.--La Chambre a jusqu'ici soutenu le ministère actuel dans la lutte qu'il a engagée pour atteindre ce double but. On a accusé la Chambre de servilité on a dit que le ministère disposait des votes. J'en appelle, messieurs, à la conscience de cette Chambre; jamais assemblée fut-elle plus libre, plus indépendante, déterminée par une conviction plus lente et plus difficile? La Chambre est arrivée à cette session dans un état d'incertitude et de doute. L'opinion de la Chambre s'est formée progressivement, par la discussion, par l'expérience, par l'examen. Jamais, je le répète, jamais assemblée n'a été si évidemment déterminée par des motifs désintéressés et sincères. C'est à la Chambre à soutenir son oeuvre; c'est à la Chambre à porter la conviction jusqu'au bout. Le ministère s'est dévoué à la fondation du gouvernement de Juillet et à la défense de la société. La Chambre le soutiendra dans cette oeuvre difficile, et ces derniers débats sont de nouvelles raisons qui doivent déterminer sa conviction et sa conduite. (L'ordre du jour, l'ordre du jour!...--MM. Berryer, Mauguin et Jacqueminot montent à la tribune. Les cris: L'ordre du jour! redoublent.)


--Séance du 22 décembre 1831.--

M. Guizot.--Il me sera facile de dissiper l'inquiétude qui s'est élevée dans l'esprit de notre honorable collègue (le maréchal Lobau). Il n'a jamais été dans ma pensée d'inculper ni lui, ni la commission municipale provisoire.

Je n'ai point parlé du pouvoir révolutionnaire ou du pouvoir constitutionnel. J'ai uniquement voulu dire et j'ai dit que, dès l'origine de la révolution, il y avait eu deux manières différentes de la considérer, que deux systèmes politiques s'étaient manifestés dans le sein de la commission municipale provisoire, et j'ai ajouté qu'on avait même pu démêler le germe d'un système autre que le système constitutionnel.

M. Laffitte.--C'est une erreur.

M. Guizot.--Permettez-moi de m'expliquer, messieurs. J'ai indiqué des actes, j'ai parlé avec précision; j'ai dit qu'à mon avis, par exemple, la commission municipale provisoire, en nommant des ministres, n'avait point fait un acte régulier, qu'elle n'avait point pouvoir pour le faire, qu'elle n'avait pas été instituée dans ce but. Voilà tout ce que j'ai voulu dire; j'ai profondément respecté ses intentions; mais dans sa direction générale, j'ai cru trouver les germes d'un système de politique différent, une manière toute différente de considérer notre révolution: telle a été ma pensée.

Je le répète, je n'ai point qualifié la commission municipale de révolutionnaire; j'ai dit seulement que j'avais trouvé là les traces d'une manière différente de considérer notre révolution et la conduite de nos affaires.

Voilà l'explication que je dois à la Chambre et à l'honorable maréchal, dont personne plus que moi n'honore et le caractère et la conduite. Nous avons, si je ne me trompe, depuis ce moment, suivi, lui et moi, la même ligne politique; d'autres en ont tenu une différente: c'est l'origine de cette différence que j'ai voulu marquer ici.



XXXVIII

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 23 janvier 1832--

Le baron Louis, ministre des finances, avait présenté à la Chambre des députés, le 19 août 1831, le projet de budget pour 1832. M. Thiers fit, le 30 décembre 1831, le rapport des travaux de la commission chargée de l'examen de ce projet. Après cinq jours de discussion générale, on en vint à la discussion des articles, et la question du maintien total ou de la réduction du fonds consacré à l'amortissement de la dette publique se présenta la première. Je pris la parole pour défendre le maintien complet du fonds d'amortissement, qui fut en effet maintenu après un long débat.

M. Guizot.--Personne ne demande l'abolition de l'amortissement; quelques personnes seulement en demandent la réduction. Il s'agit donc uniquement de savoir s'il faut que l'amortissement soit fort, aussi fort que le proposent le gouvernement et la commission: c'est là le seul point sur lequel il y ait doute, c'est la seule question à examiner.

Dans l'opinion à peu près générale, l'amortissement a un double but: soutenir le taux des effets publics, c'est-à-dire le crédit public, et éteindre, payer effectivement la dette. Je sais que le premier de ces deux buts est contesté par quelques personnes, il vient de l'être tout à l'heure à cette tribune. On a dit que l'amortissement n'avait pas une action soutenue sur le taux des effets publics, parce qu'il n'en décide pas seul, et qu'une foule d'autres causes concourent à déprécier ou à élever le taux des effets publics. Sans doute, et quelques-unes de ces causes sont plus puissantes que l'amortissement; mais il n'en est pas moins vrai que, selon l'opinion presque générale, l'amortissement a un double but: le premier, de soutenir le taux des effets publics, un des signes extérieurs du crédit public, c'est-à-dire de mettre l'État en mesure de contracter, s'il en a besoin, de nouveaux emprunts à un taux qui ne soit pas trop onéreux; le second but est de payer d'une manière réelle et efficace la dette publique.

Si ces deux buts, messieurs, ne pouvaient pas être atteints l'un sans l'autre; si, pour avoir quelque crédit et pour pouvoir emprunter à un taux supportable, il était absolument indispensable de faire ce qu'il faut pour payer réellement et effectivement sa dette, la question qui nous occupe n'existerait pas.

Un amortissement capable de payer en effet la dette serait seul capable de soutenir, jusqu'à un certain point, le taux des effets publics, et il faudrait bien accepter celui-là ou renoncer tout à fait à l'amortissement; mais il n'en est pas ainsi. En matière d'emprunt comme en toute matière, l'erreur, l'illusion, l'imprévoyance sont possibles. Il arrive souvent que l'emprunteur croit qu'il payera sa dette; il en a la ferme volonté, il fait ses efforts pour cela. Le prêteur, de son côté, se confie à lui. Il peut arriver et il arrive que l'un et l'autre se trompent.

Il arrive que l'emprunteur ne fait pas des efforts suffisants pour payer sa dette; dans les affaires ordinaires, combien ne voit-on pas de banquiers, de négociants, de commerçants conserver longtemps leur crédit en marchant vers la banqueroute; pourquoi? parce qu'ils se trompent sur leur propre avenir, parce que leurs créanciers se trompent également; qu'il y a de l'illusion, de l'imprévoyance dans leur conduite. L'intérêt personnel n'est pas suffisant pour éclairer sur l'avenir, pour enlever toute possibilité d'erreur. On peut avoir du crédit, des effets publics dont le taux se soutienne, sans faire tout ce qu'il faut pour payer sa dette.

On peut donc atteindre le premier but de l'amortissement sans atteindre réellement le second.

C'est là, messieurs, le vice, ou pour parler plus exactement, le danger de ce qu'on appelle le système du crédit. Le crédit est une fort belle chose; il est bon d'en avoir; mais il faut savoir qu'on peut l'obtenir, momentanément et pendant quelque temps, à des conditions qui sont fort loin de garantir l'avenir. Il faut savoir que l'on peut avoir trop de confiance dans son crédit actuel, et que le prêteur peut avoir, de son côté, trop de confiance dans le crédit actuel de l'emprunteur.

Avec cette confiance réciproque, les transactions se renouvellent; et, d'emprunts en emprunts, celui qui abuse de son crédit marche vers l'abîme de la banqueroute, et l'on tombe à la fois, prêteur et emprunteur, parce que l'on n'a pas suffisamment mesuré l'étendue de ses ressources.

Eh bien! c'est là le vice de l'amortissement faible, de même que celui de l'amortissement médiocre.

L'amortissement médiocre donne lieu de croire que l'on a la ferme volonté de payer sa dette. Il est un gage, une preuve, non-seulement de sincérité, mais même, jusqu'à un certain point, de puissance dans l'accomplissement de son dessein.

Mais s'il arrive en même temps que l'amortissement ne soit pas assez fort pour payer la dette, c'est-à-dire pour atteindre le second but qu'il se propose, l'amortissement devient un mal; il devient un leurre qui trompe les créanciers, qui leur donne une sécurité qu'ils ne doivent pas avoir, une cause de plus, d'aveuglement pour l'emprunteur et le prêteur, une nouvelle provocation à s'engager sans prévoyance dans cette voie du crédit dont il est si facile d'abuser.

Pour que l'amortissement soit salutaire, il faut qu'il atteigne non-seulement le premier but, qui est de soutenir le taux des effets publics, mais encore le second, qui consiste à éteindre réellement la dette; il faut que l'amortissement soit fort, très-fort.

Que reprochent tous les hommes raisonnables à ce système de crédit? C'est de décharger le présent en chargeant un avenir qui aura aussi ses propres charges et qui s'en déchargera à son tour sur un autre avenir; et ainsi de suite jusqu'à ce que vienne une époque qui, ne pouvant plus suffire à son fardeau, ne pouvant le porter plus loin, le jettera à terre. Il n'y a qu'un amortissement très-fort qui puisse empêcher ce déplorable résultat.

L'amortissement faible, médiocre, qui ne demande au présent, c'est-à-dire à l'emprunt, que ce qu'il faut pour soutenir actuellement le taux des effets publics, fait une répartition très-inégale, très-déraisonnable, du fardeau entre le présent et l'avenir, entre l'emprunt et l'impôt; l'amortissement fort, énergique, demande au contraire au présent sa juste part dans le fardeau; non-seulement il soutient le crédit public, mais il éteint effectivement la dette: en sorte que l'amortissement faible exploite la bonne foi publique, est un leurre qui engage les créanciers dans la banqueroute, tandis que l'amortissement fort répond au but de l'institution, à la pensée première de l'amortissement, et présente une véritable garantie aux créanciers en ce qu'il assure en même temps et le taux de la rente et l'extinction de la dette.

Il s'agit uniquement de savoir quel est le sens qu'il faut attribuer à ces mots: amortissement fort, amortissement faible, et quelle doit en être la mesure. Ceci est une question de fait et d'expérience, et nous avons des exemples à consulter.

Quand l'institution de l'amortissement a été introduite en Angleterre, c'est le taux d'un pour cent qui a été généralement adopté, et l'on a calculé qu'en trente-sept ans, au moyen des intérêts composés, la dette se trouverait éteinte avec un amortissement d'un pour cent.

En même temps que l'on faisait ce calcul, on disait que c'était pendant la paix qu'il fallait payer ses dettes, et qu'il fallait, pendant le temps des dépenses ordinaires, se ménager des ressources pour le temps des dépenses extraordinaires.

Mais, messieurs, se donner trente-sept ans pour éteindre sa dette, c'est se faire l'idée la plus fausse de la vie des peuples, c'est se laisser tromper par les mots. Ce que nous appelons circonstances extraordinaires revient très-souvent dans la vie des peuples; les événements extraordinaires ne se font pas attendre trente-sept ans, ils sont plus fréquents. De 1688 à 1815, dans une période de cent-vingt-sept ans, l'Angleterre a eu soixante-cinq ans de guerre et soixante-deux ans de paix. La proportion a été à peu près la même pour la France. Nous venons de traverser quinze années qu'il est permis de regarder comme les plus pacifiques qu'on puisse voir de longtemps dans ce monde, et cependant nous avons eu la guerre d'Espagne, l'expédition de Morée, l'expédition d'Afrique, qui nous ont coûté de 3 à 400 millions; et enfin nous avons eu une révolution, source de dépenses extraordinaires.

Vous voyez donc que ce calcul d'un pour cent, qui exige trente-sept ans pour l'extinction effective ou la réduction considérable de la dette, est un faux calcul, un calcul étranger à l'histoire, et qui méconnaît les vraies circonstances de la vie des peuples.

L'amortissement de un pour cent est donc trop faible; il faut un amortissement plus considérable pour atteindre les deux buts légitimes de l'amortissement, le soutien du crédit public et l'extinction de la dette. Si vous ne vous imposez pas la loi d'atteindre ce double but, vous vous trompez vous-mêmes, vous trompez vos créanciers, vous agissez avec une imprévoyance coupable, vous marchez vers la banqueroute; si vous voulez atteindre le second but, le payement réel ou du moins la réduction notable de la dette, il faut autre chose qu'un amortissement de un pour cent; il faut l'élever au taux de deux pour cent au moins, taux auquel il est aujourd'hui chez nous, addition faite à la dotation primitive des rentes qu'il a achetées. (Adhésion au centre.)

Contre ces faits, messieurs, qui sont simples et qui n'ont pas besoin d'être laborieusement démontrés par des calculs, contre ces faits, je ne connais qu'une raison, qu'une raison concluante et péremptoire: c'est l'impuissance de la part de l'État de supporter un amortissement considérable. L'impuissance du pays, la détresse publique, voilà le seul moyen avec lequel on puisse combattre les faits que je viens de présenter.

Messieurs, c'est une chose grave que de proclamer ainsi l'impuissance du pays, d'en faire le point de départ de sa conviction, la règle de ses résolutions, et de poser ce fait: le pays ne peut pas supporter plus longtemps un tel fardeau, il en est aux expédients.

Cela est grave, financièrement et politiquement, messieurs. (Écoutez, écoutez!)

Financièrement, c'est dire qu'on est obligé de se jeter tête baissée dans la voie des emprunts, qu'on est obligé d'abuser, à tout prix, du système du crédit.

Singulière situation! Ce sont les adversaires habituels du système du crédit qui viennent demander qu'on en use outre mesure, qu'on se réduise à ses seules ressources. Et ce sont les défenseurs ordinaires, les défenseurs officiels du crédit qui veulent le renfermer dans de justes limites, qui veulent faire la part de l'impôt, qui demandent qu'on n'en abuse pas!

Vous voyez quelle est la conséquence financière de cette impuissance du pays dont on veut faire le principe de vos résolutions. C'est abuser outre mesure du système de crédit et le pousser jusqu'à ses dernières extrémités, jusqu'au point où il perd et les emprunteurs et les prêteurs.

Il n'est pas moins grave politiquement de déclarer ainsi l'impuissance publique.

C'est un propos vulgaire, et que nous avons tous entendu ou répété, que, pour avoir une bonne armée, ce qui importe le plus, c'est de conserver des cadres, des cadres complets, bien organisés, permanents.

Eh bien! messieurs, la société a besoin de cadres comme l'armée: elle est contenue dans des cadres légaux qui font sa force, et il importe de les conserver intacts et permanents; car, quand une fois ils sont brisés, rien de si difficile que de les rétablir et de faire rentrer la société dans les cadres qui la contenaient habituellement. Ces cadres sont les pouvoirs établis et les contributions établies. Briser les pouvoirs, briser les contributions, déclarer que la société en est venue à ce point qu'elle ne peut plus supporter ni les uns ni les autres, faire succéder une révolution financière à une révolution politique, briser les impôts comme on a brisé les pouvoirs, c'est mettre la société tout entière en question; c'est prolonger jusqu'à des limites indéfinies la crise contre laquelle nous luttons si péniblement.

Pour moi, je ne sais si je m'abuse, mais c'est précisément parce que les pouvoirs établis ont été mis en question et renversés, renversés légitimement, c'est parce que nous avons eu à accomplir une révolution politique, que nous avons glorieusement accomplie, que je crois qu'il importe au salut de la France de se préserver d'une révolution financière; qu'il lui importe de maintenir, je ne dis pas dans tous leurs détails, mais dans leur force réelle, de maintenir intacts et permanents ces impôts établis qui sont les cadres matériels de la société, les moyens par lesquels son existence matérielle se développe. (Vive approbation aux centres).

Il n'y a donc rien de plus grave, je le répète, que de proclamer la détresse, l'impuissance publique. Je ne dis pas que cette impuissance ne soit jamais réelle: il y a des pays assez malheureux pour en être arrivés à ce point; mais je dis qu'il faut y bien regarder avant de prononcer un semblable arrêt.

Voyons si cet arrêt serait fondé, si notre pays en est venu à ce point de détresse qu'il ne puisse pas supporter cet amortissement considérable dont il a besoin pour que le but de l'amortissement soit atteint.

Je ne ramènerai pas la Chambre dans les détails qui lui ont été présentés hier, d'une manière si lucide et si complète, par M. le rapporteur. Je veux seulement vous mettre sous les yeux quelques faits qui vous prouveront que l'impuissance du pays n'est pas portée au point qu'on allègue.

La détresse, chez un grand peuple comme le nôtre, ne vient pas en un jour, la prospérité ne finit pas tout à coup. Il peut y avoir crise, embarras momentané: mais quand la prospérité a duré longtemps dans un pays, quand il est heureusement entré dans cette voie, il n'en sort pas à l'instant même. Ce qu'il faut considérer, pour juger sainement de la France, ce n'est pas seulement sa situation actuelle, la crise où nous nous trouvons, les souffrances du moment; il faut considérer l'état du pays depuis quinze ou vingt ans; il faut examiner quelle est la marche qu'il a suivie, dans quel sens il s'est développé. S'il a marché vers la détresse, il est probable que vous avez raison aujourd'hui; si, au contraire, il a pris de grands développements de richesse et de puissance, s'il a marché vers la prospérité, il n'est pas probable qu'il en ait vu, en quelques mois, tarir les sources tout entières.

Je n'ai aucun dessein de discuter à la tribune les oeuvres ou les mérites de la Restauration. Quand elle a été puissante, j'ai signalé et attaqué ses fautes; je l'ai fait pendant dix ans aux grands applaudissements, j'ose le dire, de ceux-là même qui aujourd'hui m'accusent de vouloir les continuer. Je n'ai aucun dessein de détourner la discussion actuelle vers un but politique. Je pense, comme la Chambre, qu'il est très-désirable que nous sortions enfin de ces questions purement passionnées, pour débattre les affaires du pays. Je ne ramènerai donc pas, je le répète, la question sur les mérites, sur les oeuvres politiques de la Restauration. Je ne veux que constater les résultats matériels obtenus dans les quinze dernières années.

Messieurs, quand on examine quelle est la détresse ou la prospérité d'un pays, il ne faut pas s'en rapporter à des ouï-dire, à des propos de satisfaction ou d'humeur, auxquels chacun s'abandonne librement dans la conversation; il faut consulter des faits authentiques, des documents dans lesquels la société se résume et se manifeste. Voici quelques-uns de ces faits relativement aux premières années de la Restauration.

Je parle du produit des principaux impôts indirects, de ceux qui sont la preuve la plus claire de la consommation.

L'enregistrement, le timbre, les domaines, ont produit en 1816, 171,825,872 fr. et en 1829, 186,429,355.

Le produit des douanes et des sels s'est élevé de 94,206,713 fr. en 1816, à 159,085,085 fr. en 1829; et cela avec les mêmes tarifs ou à peu près, car ce ne sont point les changements de tarifs qui ont considérablement influé sur les droits.

Les boissons, droits divers, tabacs et poudres ont produit 139,837,269 fr. en 1816, et 206,218,255 fr. en 1829.

Le produit des postes a été de 20,973,000 fr. en 1816, et de 30,545,620 fr. en 1829.

Produit de ces quatre grandes contributions
pour 1816                                     426,842,854 fr.

Produit des mêmes contributions pour
1829                                          582,278,315
                                              ---------------
Différence en plus                            155,435,461 fr.

Voilà quels ont été, de 1816 à 1829, les progrès des impôts qui sont les signes les plus certains de la consommation. Je passe à un autre symptôme de production: je veux parler des frais de poursuite pour les contributions directes.

Personne ne niera que, si ces frais vont dans une proportion décroissante, c'est une preuve que les contributions se payent plus facilement, et que cette facilité est due à un plus grand développement de l'aisance publique.

En 1822, les frais de poursuite de toute nature pour la perception des impôts directs, s'élevaient à 1,380,000 fr. pour 344,026,017 fr. de recouvrement, c'est-à-dire à 4 fr. 01 pour 1,000 fr.

En 1828, ils se sont élevés à 904,680 fr. pour 325,678,630 fr. de recouvrement, c'est-à-dire à 2 fr. 78 pour 1,000 fr.

Vous voyez, messieurs, qu'il y a eu une réduction notable sur les frais de recouvrement; ce qui est une preuve matérielle d'une augmentation d'aisance et de prospérité.

Je relève, dans d'autres parties des produits, d'autres preuves des développements de la France à la même époque. Je veux parler des importations et des exportations.

En 1816, les importations de la France dans la Grande-Bretagne se sont élevées, valeur officielle, à 10,444,550 fr., et les exportations de la Grande-Bretagne en France, à 40,855,550 fr.

En 1826, les premières ont monté à 79,470,625 fr., 60 millions de plus qu'en 1816; et les seconde, à 16,111,050 fr., au lieu de 40 millions en 1816.

Je ne renouvellerai pas à ce sujet la question de la balance du commerce, aujourd'hui abandonnée par les hommes éclairés; mais il y a là incontestablement un système de développement dans la prospérité de la France pendant les seize dernières années. Est-il donc vrai qu'après seize années de progrès attestés par des résultats incontestables, nous soyons subitement frappés de détresse et d'impuissance?

Voici des documents de même nature relativement aux impôts indirects. (Écoutez, écoutez!)

Les impôts indirects ou de tout genre ont produit:

En 1829             591,010,000 fr.

En 1830             572,243,000

En 1831             527,023,000

L'abaissement du tarif des boissons, à partir du 1er janvier 1831, devait réduire les produits de 1831,

Comparativement à 1829, de       34,800,000 fr.
      --        à 1830, de       32,400,000

La diminution effective sur les recettes de 1831, a donc été:

Comparativement à 1829 de        63,987,000 fr.

      --        à 1830 de        45,222,000

Ainsi il y a eu de 1829 à 1831, indépendamment de la
réduction du tarif des boissons, une diminution réelle
de                                    29,187,000 fr.

Et de 1830 à 1831 la diminution n'a été
que de                                12,820,000

A quoi il faut ajouter la différence entre
les restes à recouvrer sur les boissons à la
fin des deux années 1830 et 1831, ci   4,771,230

Ce qui fait de 1830 à 1831, sur les impôts indirects, une diminution de 17,591,230 fr.

La diminution a donc été moindre qu'on ne devait s'y attendre, et c'est surtout pendant le dernier trimestre que l'augmentation a eu lieu; elle s'est élevée à 13,220,000 fr.

Le produit des impôts indirects est supérieur en 1831, malgré la réduction du tarif des boissons et malgré le fâcheux état de plusieurs parties de l'industrie, il est, dis-je, supérieur de plus de 100 millions à ce qu'il était en 1816.

Je vous demande, est-ce là ce qu'on peut appeler de l'impuissance? Je ne nie pas les souffrances du pays: personne ne leur porte plus de sympathie que moi; nous leur portons tous une grande sympathie, et aucune portion de cette Chambre n'a le droit de préjuger les sentiments de l'autre à cet égard. Mais ce sont les faits mêmes que je mets sous vos yeux: je demande s'il est possible de parler d'impuissance, de détresse définitive en présence de tels faits.

Sans doute il faut songer aux souffrances du pays et faire ce qui est en notre pouvoir pour les alléger; mais il ne faut pas méconnaître les faits dans leur ensemble; il ne faut pas dire au pays qu'il marche vers sa ruine, qu'il est dans un état de détresse, quand au contraire les faits, les documents montrent qu'il tend à se relever de la crise dont il a beaucoup souffert, qu'il rentre dans la voie de la prospérité, qu'il ne demande que la sécurité complète de l'ordre établi pour que sa prospérité se développe de nouveau avec éclat.

Il y a dans notre histoire un pouvoir que je ne suis pas accoutumé à louer et dont je ne pense pas grand bien. Ce pouvoir, c'est la Convention. Quel a été son mérite? Son seul mérite, si j'ose le dire, c'est de n'avoir jamais désespéré du pays, de n'avoir jamais dit, quelles que fussent les difficultés, quels que fussent les dangers, de n'avoir jamais dit: le pays ne peut pas; d'avoir eu une grande opinion de la France et de la volonté du pays.

Voilà le vrai, et s'il m'est permis de le dire, le seul mérite de la Convention.

Voix nombreuses.--Très-bien, très-bien!

M. GUIZOT.--Voilà, le mérite de la Convention, voilà son mérite patriotique, le seul qu'elle ait à mes yeux, je nie tous les autres. (Très-bien!)

Eh bien, messieurs, permettez-moi de citer des exemples moins sinistres que celui-là, et plus directement analogues à la question qui nous occupe. Je prendrai ces exemples dans notre histoire au XVIIIe siècle et dans notre histoire toute récente.

En 1749, la France sortait de cette guerre assez déraisonnable qu'elle avait soutenue pour la succession de l'empire d'Autriche en faveur de l'électeur de Bavière contre Marie-Thérèse. La France sortait de cette guerre avec une augmentation de 1,200 millions de dette publique, avec des impôts doublés, presque triplés, car on avait augmenté outre mesure tous les impôts; elle en sortait avec une marine réduite à deux vaisseaux.

C'était le cri général du pays qu'on était tombé dans la dernière détresse, et qu'il n'y avait absolument rien à faire que de réduire considérablement les impôts.

Un ministre dont le nom a fait peu de bruit, parce qu'il était étranger à toutes les coteries du temps, mais qui ne manquait, à coup sûr, ni de lumières ni de fermeté, M. de Machault était alors contrôleur général.

Que fit M. de Machault? que projeta-t-il? quel édit fit-il rendre au roi?

Il parut en mai 1749 un édit qui établissait un impôt d'un vingtième, et qui affectait cet impôt à la fondation d'une caisse d'amortissement pour l'extinction de la dette publique.

Ce fut au milieu de cette détresse du pays, après ces longues souffrances, avec ces 1,200 millions de dette publique, avec cette masse toujours croissante d'impôts que le contrôleur général conçut la pensée et eut le courage d'établir un impôt nouveau, et de le consacrer à l'extinction de la dette publique.

Et, chose à remarquer, cette première idée de la caisse d'amortissement en France coïncidait avec l'idée de supprimer tout privilége en matière de contributions, et de les faire peser sur la noblesse et sur le clergé.

Le projet de M. Machault était d'établir un impôt pesant également sur toutes les classes de la société et d'employer le produit de cette taxe à l'extinction de la dette publique.

Je n'hésite pas à dire que c'est là une des tentatives les plus honorables, les plus patriotiques, les plus éclairées que jamais un ministre ait faites. M. de Machault succomba sous les cris de la noblesse et du clergé qui ne voulurent point prendre leur part des charges publiques; vous savez quel a été le résultat de ce refus; vous savez dans quelle série de désordres, dans quels embarras financiers la France a été engagée.

Et tout cela est arrivé parce que l'on a refusé de suivre les plans d'un ministre sincère et courageux, qui ne craignait pas d'affronter les difficultés du moment pour surmonter celles de l'avenir.

Nous avons encore un exemple plus récent, un exemple contemporain.

En 1815, une chambre contre laquelle on s'est tant élevé, et avec raison, cette chambre, en maniant les dépenses publiques, institua un amortissement: cette chambre en voulait au crédit public; elle en voulait aussi à l'amortissement, elle était décidée à faire le moins qu'elle pourrait.

Elle institua, vous le savez, un amortissement de vingt millions. Cette chambre fut dissoute. Une chambre nouvelle arriva, moins étrangère au pays, plus éclairée, animée de sentiments plus patriotiques. La situation où elle se trouvait était écrasée par les charges de l'occupation; nous sortions d'une année de famine; la souffrance était immense. Dans de telles circonstances, que fit cette chambre? Elle doubla le fonds de l'amortissement; elle l'éleva à 40 millions. Au milieu des difficultés de cette situation pénible et de toutes les charges qui pesaient sur le pays, la pensée du ministère d'alors, et de la chambre qui lui donna la force d'exécuter cette pensée, fut d'affecter un amortissement considérable aux charges qui pesaient et à celles qui allaient peser sur la France, et de maintenir les impôts dont on avait besoin pour supporter ces charges.

Voilà ce que fit dès l'abord une chambre plus nationale qui avait remplacé une chambre hostile au pays. C'est entre ces exemples que vous avez à choisir: entre l'exemple de la chambre de 1815, d'une chambre hostile à l'amortissement, hostile au crédit, qui travaille à le renverser au lieu de le soutenir, et l'exemple de la chambre de 1817 qui, au milieu de circonstances bien autrement graves, de charges bien autrement pesantes, ne craignit pas de demander au pays les sacrifices que son salut d'avenir exigeait, et de doubler la dotation de l'amortissement.

Je le répète, messieurs, c'est entre l'exemple de la Chambre de 1815 et celui de la Chambre de 1817 que vous avez à choisir. (Marques nombreuses d'approbation aux centres.)



XXXIX

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 16 février 1832.--

Dans la discussion du budget du ministère de l'instruction publique pour l'exercice 1832, et à propos du chapitre IV de ce budget, qui proposait d'allouer 1,100,000 francs pour des bourses dans les séminaires, M. Dubois, député de la Loire-Inférieure, proposa, sur ce chapitre, une réduction de 600,000 francs. M. Comte, député de la Sarthe, sous-amenda cet amendement en demandant que le crédit de 1,100,000 francs fût, progressivement et à mesure de l'extinction des bourses déjà accordées, réduit à 600,000 francs et ne dépassât plus cette somme. Je combattis l'amendement et le sous-amendement qui furent rejetés.

M. Guizot.--Je ne suivrai pas l'honorable préopinant dans la route qu'il vous a fait entrevoir en commençant à parler. Je ne crois pas que la philosophie et l'avenir soient du domaine de cette tribune.

M. Dubois.--Je demande la parole pour répondre à cela.

M. Guizot.--Ce n'est pas que j'entende le moins du monde bannir la philosophie et l'avenir; ils ont leur place ailleurs; j'ai seulement des prétentions plus modestes: je dis que nous venons faire ici de la politique, de la prudence; nous venons traiter des intérêts présents du pays.

La philosophie se développera en dehors de cette enceinte et l'avenir ne sera pas supprimé. Quant à présent, ce sont des questions de prudence, d'intérêts actuels que nous débattons. C'est sous ce point de vue seulement que je considérerai l'amendement qui vous est proposé, et je le repousse comme contraire aux intérêts actuels bien entendus du pays et à la politique qui lui convient.

Quand je repousse cet amendement, ce n'est pas que je me fasse la moindre illusion sur le rôle et les dispositions d'une grande partie du clergé, je dirai même, si l'on veut, du clergé en général, dans la lutte qui s'est engagée depuis 1789 pour l'établissement d'un gouvernement libre; je n'ai à ce sujet, s'il m'est permis de le dire, aucun motif personnel d'erreur. Quand je suis entré pour la première fois dans les fonctions publiques, j'ai été à l'instant même dénoncé par une circulaire adressée à tous les évêques de France, comme protestant et comme philosophe; et quand j'en suis sorti, il y a onze ans, pour avoir voulu m'opposer aux progrès de la contre-révolution, la seule chose qui me restât, la parole dans l'enseignement supérieur, l'influence ecclésiastique me la fit retirer à l'instant même; elle ne voulut pas que j'essayasse d'agir sur les esprits, pas plus qu'elle n'avait voulu de mon intervention dans les affaires. Je dois donc avoir l'esprit parfaitement libre. Je sais tout ce que cette influence a eu d'hostilité au progrès des idées et des institutions nouvelles; je sais tout ce qu'il peut y avoir en elle de malveillance pour la révolution de Juillet. Je comprends que la France ait, contre une grande partie du clergé, des motifs fort naturels de rancune et des raisons fort légitimes de défiance; je n'en dis pas moins que ce n'est pas là le point de vue sous lequel on doit considérer la question.

Ce ne sont pas les souvenirs du passé, ce sont les intérêts et les besoins du présent qui doivent régler notre conduite.

Je prie la Chambre de considérer un moment le changement qui s'est fait dans notre situation, en général, depuis la révolution de Juillet, et particulièrement dans la situation de cette Chambre.

La Chambre n'est plus, comme les chambres de la Restauration, un pouvoir défensif occupé à lutter laborieusement pour la cause des intérêts généraux et les libertés publiques contre un gouvernement hostile.

La Chambre est maintenant, dans le gouvernement, le pouvoir prépondérant, le pouvoir dirigeant; elle est chargée, non-seulement de contrôler le gouvernement, mais de le former, de l'inspirer, de le soutenir; c'est de l'aveu de tout le monde que la Chambre occupe ce haut rang aux yeux du pays, dans l'opinion générale, dans l'opinion du gouvernement lui-même.

Vous avez ce rare bonheur d'avoir un prince qui le premier rend hommage à ce principe du gouvernement constitutionnel, qui est le gouvernement de la majorité nationale manifestée dans la Chambre.

C'est donc en gouvernement, permettez-moi de le dire, que la Chambre doit penser et agir; c'est avec l'esprit de gouvernement qu'elle doit considérer les affaires; et quand nous avons en particulier à nous occuper de la question du clergé, ce qui nous importe, ce que nous devons nous demander, c'est quel mal nous devons en craindre comme gouvernement constitutionnel, et quel bien, quels profits, quels secours nous pouvons en recevoir au même titre.

C'est sous ce point de vue que je demande la permission de considérer un moment la question.

La situation du clergé, messieurs, est bien changée; il est nécessaire de se rendre compte de ce changement.

Comme pouvoir politique, je n'hésite pas à dire que sa défaite est complète. Le clergé n'a pas été expulsé de France avec Charles X, mais comme pouvoir politique, il n'a pas été moins détrôné que lui.

L'ancienne noblesse retrouve des biens, une place dans nos institutions, et une belle place si elle veut. Quant au clergé, il n'a retrouvé ni biens, ni place dans nos institutions. Sous Charles X même, il n'a pas pu se faire une place. Son propre parti n'a pas fait entrer un ecclésiastique dans cette Chambre.

Quelques voix.--Vous oubliez M. l'abbé de Pradt.

M. Guizot.--Cet exemple même confirme mon raisonnement; car, autant qu'il m'en souvient, c'est le parti opposé qui a fait entrer M. l'abbé de Pradt dans l'ancienne Chambre. (C'est vrai! c'est vrai!)

Son propre parti n'a pas fait entrer un ecclésiastique dans cette Chambre, et il n'est personne qui ne sache quelle était l'influence du banc des évêques à la Chambre des pairs.

Ainsi, même sous Charles X, le clergé n'a jamais pu revivre, prendre place dans nos institutions comme pouvoir politique. Ce qu'il avait de pouvoir, il le devait à son influence auprès de la personne du prince; elle a disparu avec le prince. Ainsi, j'ai bien le droit de dire que, comme pouvoir politique, le clergé a péri, a été détrôné avec Charles X.

Quand un fait est aussi évident, aussi accompli, il est impossible qu'il n'agisse pas sur les esprits, même sur les esprits qui sont le plus intéressés à le nier. Je sais qu'il y a dans tous les partis un certain nombre d'hommes qui résistent longtemps à la conviction, à l'évidence. Cependant l'évidence agit sur les masses, et il arrivera du clergé ce qui arrive de tous les partis, qu'il sera forcé de reconnaître que son pouvoir politique a péri, que sa situation politique est complétement changée, et qu'il serait insensé de prétendre la retrouver.

On a donc grand tort, à mon avis, quand on parle aujourd'hui du clergé, d'une manière générale, absolue, comme d'un corps uni, animé d'un même esprit, de l'esprit qu'il a depuis des siècles, qu'il conservera toujours, depuis l'évêque jusqu'au moindre curé.

Messieurs, il n'en est rien, et cela sera de moins en moins tous les jours. Déjà il est aisé de reconnaître que des opinions fort différentes se manifestent dans le sein du clergé.

J'y vois bien encore un peu de l'ancienne opinion, de l'opinion contre-révolutionnaire, qui persiste à rêver l'ancienne existence du clergé.

Je vois bien, à côté de cette opinion, une autre petite opinion à laquelle l'honorable préopinant faisait allusion tout à l'heure; une petite opinion que j'appellerai, moi, l'opinion révolutionnaire du clergé, qui essaye de combiner les anciennes idées ecclésiastiques, par exemple, l'ultramontanisme avec le suffrage universel, et qui se flatte de retrouver, dans ce mariage bizarre des anciennes idées ecclésiastiques avec les théories modernes, un moyen d'influence dont elle ne sait pas ce qu'elle ferait si elle pouvait l'obtenir, et dont, en réalité, elle ne ferait rien. Je connais cette petite école, ou cette petite secte; mais à côté, en même temps que je vois un clergé contre-révolutionnaire et une petite secte animée d'un fanatisme véritable et bizarre, je vois, en général, le clergé tranquille, pacifique. Il peut bien avoir ses regrets, ses affections; mais il reste et veut rester étranger aux intrigues des uns et aux passions des autres, et se renfermer purement et simplement dans ses fonctions religieuses. Eh bien! je dis qu'il faut tenir, avec ces différentes parties du clergé, une conduite extrêmement différente, qu'il ne faut pas parler de la même manière de ces différentes opinions, ni les traiter de même.

Je comprends que vous vous montriez très-roides, très-rigoureux avec la faction contre-révolutionnaire. Je crois que vous ferez fort bien de la laisser s'user par la liberté et par le temps; c'est un accident irrégulier et sans avenir dans l'histoire du clergé.

Mais quant à la masse ecclésiastique, tranquille, pacifique, renfermée dans les exercices religieux, non-seulement vous ne lui devez pas de la froideur, de l'indifférence; vous lui devez bienveillance; elle doit trouver auprès de vous intérêt et faveur.

Permettez-moi de vous arrêter un moment sur sa conduite et sur l'idée qui y préside. Pourquoi le clergé est-il tranquille? Pourquoi se renferme-t-il dans les fonctions religieuses? C'est qu'il croit que la religion a une existence séparée de la politique, qu'à travers les vicissitudes des États, l'Église a toujours une mission à remplir, et qu'elle peut la remplir sous toutes les formes de gouvernement, sous les régimes les plus divers.

Eh bien, cette idée cadre parfaitement avec les principes de notre ordre constitutionnel, qui sépare la vie civile de la vie religieuse, qui admet que l'Église subsiste sous tous les régimes, et qu'elle a toujours sa mission à accomplir. C'est un principe professé par l'Église et qu'elle a invoqué toutes les fois qu'elle s'est trouvée dans une situation difficile. En consacrant ce principe, vous n'attaquez pas l'ordre constitutionnel; vous établissez, au contraire, entre cet ordre et l'Église, un point de contact; vous avez, si je puis m'exprimer ainsi, une espèce d'anse par laquelle vous pouvez saisir et rattacher la religion au régime constitutionnel.

Je ne sais aujourd'hui d'important, pour le gouvernement et pour la Chambre, que deux faits à mettre bien en évidence, à constater et à prouver tous les jours: le premier, c'est que l'existence politique du clergé est finie, que, comme pouvoir politique, il est tombé avec Charles X; le second, que son existence religieuse (je ne dis pas seulement sa liberté religieuse, mais son existence religieuse comme établissement public) n'en est nullement compromise, qu'elle n'est pas atteinte par la perte de son existence politique, qu'il subsiste comme établissement religieux adopté par l'État, avec lequel l'État a traité. Quand ces deux faits seront constants pour le clergé comme ils le sont pour vous, vous n'aurez rien à craindre de lui; loin de là, vous aurez tout à en espérer.

Rappelez-vous, messieurs, ce que disait dernièrement notre honorable collègue M. Odilon Barrot, il vous parlait avec chagrin de l'incertitude de nos convictions politiques et morales; il vous disait, autant que je m'en souviens, qu'il n'y avait plus, pour un grand nombre d'esprits, ni bien, ni mal, ni vérité, ni mensonge, et qu'on marchait sans savoir à quel sentiment il fallait s'arrêter.

M. Odilon Barrot disait vrai, et je crois le mal aussi grand que lui; seulement je crois qu'il ne le disait pas tout entier. Non-seulement nos convictions morales et politiques sont incertaines et vacillantes; mais nous sommes aux prises avec des convictions politiques et morales plus certaines que les nôtres, bien plus resserrées, j'en conviens, resserrées dans un espace bien plus étroit, à un bien petit nombre d'individus, mais plus ardentes, je pourrais dire fanatiques, tandis que nous, nous ne le sommes pas.

Remarquez, en effet, quelles sont les idées auxquelles vous avez affaire; ce sont les vieilles idées révolutionnaires, anarchiques, qui se manifestent autour de vous avec un degré, je ne veux pas dire de fanatisme, mais de frénésie qui épouvante les hommes sensés.

Transportez-vous aux assises, écoutez les paroles qui y ont retenti, et dites-moi s'il n'y a pas là des convictions énergiques et redoutables.

Et en même temps que vous avez affaire à ces convictions révolutionnaires qui cherchent encore à dévorer la société, vous avez affaire aussi aux vieilles croyances contre-révolutionnaires qui ne sont pas aussi éteintes que nous serions quelquefois tentés de le croire et qui ont aussi leur énergie et leur danger. (Mouvements divers.)

En présence de deux ennemis dont les convictions sont fanatiques, et par cela même redoutables, vous vous présentez avec des convictions molles, incertaines; et qu'opposez-vous, je vous le demande, à ces forces ennemies? L'amour de l'ordre, qui est aujourd'hui un sentiment général en France, et un certain instinct de moralité, d'honnêteté et de justice, qui repousse toutes les violences, toutes les iniquités, tous les bouleversements auxquels nous amènerait le triomphe des convictions ennemies.

Voilà vos deux seules forces, vos deux seules croyances; c'est avec l'amour de l'ordre et l'instinct des honnêtes gens que nous luttons contre les deux fanatismes dont je vous parlais tout à l'heure, le fanatisme révolutionnaire et le fanatisme contre-révolutionnaire.

Eh bien! ces deux sentiments qui font aujourd'hui notre force, l'amour de l'ordre et l'instinct des honnêtes gens, le sentiment de la moralité et le respect pour la justice, la religion les nourrit, les fortifie et les répand dans les masses.

La religion fait quelques fanatiques; oui, mais pour un fanatique, la religion fait cent citoyens soumis aux lois, respectueux pour tout ce qui est respectable, ennemis du désordre, du dévergondage et du cynisme.

C'est par là qu'indépendamment de tout pouvoir politique, la religion est un principe éminemment social, l'allié naturel, l'appui nécessaire de tout gouvernement régulier; il n'est arrivé sans grave péril à aucun gouvernement régulier de se séparer complétement de cet appui, et de se rendre hostile la première force morale du pays.

Et non-seulement, permettez-moi de le dire avec franchise, la religion répand et fortifie dans tous les esprits l'amour de l'ordre et les instincts honnêtes; mais elle donne à tout gouvernement un caractère d'élévation et de grandeur qui manque trop souvent sans elle. Je me sens obligé de le dire. Il importe extrêmement à la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans la nature humaine et dans le monde. Il lui importe de ne pas se laisser aller à rabaisser, à rétrécir toutes choses; car elle pourrait fort bien à la fin se trouver rabaissée et rétrécie elle-même. (Très-bien, très-bien! aux extrémités.)

L'humanité ne se passe pas longtemps de grandeur; elle a besoin de se voir elle-même grande et glorifiée; et permettez-moi d'ajouter que le gouvernement qui prétendrait se fonder uniquement sur le bien-être matériel du peuple s'abuserait étrangement. Sans doute, le bien-être des masses, l'amélioration progressive de leur condition, est la base de tout gouvernement légitime et libre; mais les masses ont d'autres besoins que le bien-être; elles ont besoin de grandeur; et j'insiste sur ce point qu'il est important pour la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans le monde. (Très-bien, très-bien!)

Je crois que la révolution de Juillet et le gouvernement qui en est né seront bien conseillés s'ils s'appliquent à rechercher l'alliance de la religion, à donner satisfaction à cette portion considérable du clergé qui veut rester paisible et se renfermer dans sa mission religieuse. Ne nous trompons pas par les mots, il ne s'agit pas de formes polies, de respect extérieur, de pure convenance; il faut donner au clergé la ferme conviction que le gouvernement porte un respect profond à sa mission religieuse, qu'il a un profond sentiment de son utilité sociale; il faut que le clergé prenne confiance dans le gouvernement, sente sa bienveillance: il lui donnera en retour l'appui dont je parlais tout à l'heure, et qui peut, plus qu'aucun autre, vous mettre en état de lutter contre les ennemis dont vous êtes investis.

C'est sous ce point de vue, c'est dans cet esprit que je vous prie de considérer toutes les propositions qu'on vous fait relativement au clergé, et en particulier l'amendement dont il s'agit. (Mouvements divers.)

Quelques voix.--Vous n'étiez pas dans la question.

M. Guizot.--Messieurs, j'espère que vous verrez que l'amendement n'est pas étranger aux considérations que j'ai eu l'honneur de vous soumettre. (Non, non!)

Cet amendement a d'abord un caractère que je ne sais comment qualifier, un caractère fantasque, arbitraire, si j'ose dire. En effet, pourquoi ne propose-t-il pas de supprimer 600 mille, 800 mille francs? Pourquoi ne propose-t-il pas de supprimer tout? Il n'y a pas de raison, d'après les principes de l'honorable membre, pour s'arrêter à un chiffre plutôt qu'à un autre.

Il est arbitraire; les bourses des séminaires ont une raison. Il est évident qu'elles ont pour objet d'aider la portion pauvre de la population qui serait disposée à entrer dans le clergé, de l'aider, dis-je, à faire ses études. C'est, comme l'a dit lui-même cet orateur, c'est un recrutement moral, exercé dans la nation au profit du clergé. Cependant il y a des limites à fixer. On peut les déterminer par ce fait: combien se fait-il d'ecclésiastiques par an? Cet amendement ne repose sur aucune base. Remarquez de plus sa coïncidence avec tous les autres amendements qui vous sont proposés. Vous avez réduit hier considérablement les traitements des archevêques et des évêques; on vous propose de réduire certains établissements ecclésiastiques, et en particulier le chapitre de Saint-Denis; on vous propose même de le supprimer tout à fait.

La maison des hautes études ecclésiastiques est supprimée par le gouvernement lui-même.

Il est difficile que, dans cette coïncidence de tous ces amendements, le clergé, les hommes raisonnables du clergé, ne voient pas, je ne dis pas une défaveur, un mauvais dessein, mais enfin quelque chose de fâcheux pour lui; ils ne peuvent y voir une intention bienveillante; ils ne peuvent croire qu'après ces amendements ils seront aussi respectés, aussi influents qu'auparavant, au moins aux yeux du gouvernement.

On vous parle sans cesse de Napoléon, du concordat de 1801; le retour à ce concordat est l'idée qui domine dans les esprits. Je l'accepte, et je demande qu'on sache bien ce qu'a été ce concordat de 1801.

Il a été un retour à la religion, la reconstruction de l'établissement religieux pour soutenir l'établissement social. C'est dans des intentions très-bienveillantes, très-favorables à la religion, c'est au profit de l'établissement religieux que le concordat a eu lieu.

Si vous venez aujourd'hui, en 1832, affaiblir la religion et l'établissement ecclésiastique en invoquant le concordat de 1801, vous ferez le contraire de ce qu'a fait Napoléon; ne venez pas dire que vous imitez Napoléon; vous faites exactement le contraire; vous défaites l'oeuvre du concordat de 1801. Ce fut, je n'hésite pas à le dire, peut-être la plus grande preuve de la supériorité du génie de Napoléon que d'avoir démêlé en 1801, au milieu des préjugés et des obstacles de toute nature qui l'entouraient, qu'il fallait reconstituer l'établissement religieux; il fut, non pas un des premiers, mais le premier à concevoir cette grande idée.

Eh bien! vous venez de faire petit à petit, par des amendements misérables.....(Vive interruption.)

M. Guizot.--J'ose dire que personne plus que moi ne respecte les décisions de la Chambre; non-seulement je m'y soumets, mais je les respecte sincèrement, même quand je les désapprouve.....

A gauche.--Alors ne les appelez pas misérables!

M. Guizot.--Il y a une foule d'amendements non adoptés que j'ai le droit d'appeler misérables; c'est de ceux-là que j'ai voulu parler. (Nouvelle interruption.)

M. Garnier-Pagès.--Vous devez respecter non-seulement la Chambre, mais les membres de la Chambre.

M. Guizot.--L'honorable auteur de l'amendement, messieurs, vous disait tout à l'heure que les bourses des grands séminaires étaient complétement étrangères à la pensée primitive de Napoléon quand il avait fait le concordat, et il vous les a montrées introduites plus tard par Napoléon lui-même; l'orateur a trouvé là une preuve qu'elles étaient étrangères à la pensée première de Napoléon.

Messieurs, Napoléon était un homme de sens, qui n'avait pas la prétention de faire tout à la fois, qui savait ménager les nécessités du moment et même les préjugés contre lesquels il luttait; Napoléon se serait bien gardé de favoriser les séminaires au moment où il rappelait les évêques, et quand il a favorisé les séminaires plus tard, il se serait bien gardé d'y fonder des bourses au même moment. Napoléon savait attendre; il savait que de telles choses ne peuvent se faire en un instant, et qu'elles exigent deux, trois et quatre années: c'est là ce qu'il a fait.

Érection des séminaires après celle des évêchés, et fondation des bourses après celle des séminaires, voilà le progrès de la politique de Napoléon; ce n'est pas une déviation, c'est un progrès. Il poursuivait ses oeuvres avec la même persévérance, avec le même courage et la même patience que je souhaite pour mon compte au gouvernement de Juillet dans l'oeuvre qu'il est appelé à fonder.

Cette oeuvre, je le répète, c'est la création, l'organisation complète du gouvernement constitutionnel. Pour le fonder véritablement, pour lutter avec succès contre les forces qui l'attaquent, nous avons besoin de l'appui, de l'alliance de la religion et du clergé comme établissement religieux.

Pour mon compte, je désire cette alliance, je la seconderai autant qu'il sera en mon pouvoir; et comme je trouve les bourses dans les grands séminaires favorables à cette alliance, comme j'y trouve une preuve de la bienveillance du gouvernement et de la Chambre pour l'établissement religieux, je vote contre l'amendement.

Je repoussai en ces termes le sous-amendement de M. Comte.

M. Guizot.--Je prie la Chambre de remarquer que la commission propose une réduction de 100,000 fr. et que le gouvernement annonce une diminution prochaine de 500 bourses. Ainsi ce que demande l'honorable M. Comte se trouve dans la proposition du gouvernement et dans celle de la commission. Je n'ai pas combattu ces propositions. C'est uniquement à l'amendement de M. Dubois que je me suis opposé.

M. Dubois.--La commission a, en effet, annoncé dans son rapport que le ministre avait pris la résolution d'éteindre successivement 500 bourses, et que la diminution de 100,000 fr., qui a eu lieu cette année, était un premier pas vers cette extinction. Eh bien, quand l'extinction de 500 bourses aura eu lieu, c'est-à-dire quand vous aurez retranché encore 100,000 fr., car la diminution de 100,000 fr. retranche 250 bourses, vous aurez atteint la limite d'extinction annoncée par le ministre.

Il résulte de calculs positifs que l'année dernière vous entreteniez pour 1,210,000 fr. 3,025 élèves à 400 fr. Quand vous aurez atteint la limite de 500 bourses éteintes, vous entretiendrez encore 2,525 élèves qui coûteront 1,010,000 fr. Je dis que cela est beaucoup trop, que vous ne pouvez pas entretenir 2,525 élèves quand, chaque année, il ne sort qu'un nombre de 1,200 prêtres, et c'est là qu'était toute la force de mon amendement. (Bruit).

D'autre part, j'entre tout à fait dans les raisonnements de mon honorable ami M. Comte. Alors, si la Chambre consent à allouer 600,000 fr. au budget, il sera demandé un crédit supplémentaire pour faire face à la dépense des bourses jusqu'à ce que les jeunes gens aient fini leur éducation.

M. Guizot., de sa place.--2,500 bourses ne donnent pas 2,500 prêtres par an. Les études durent quatre ans; il faut quatre ans pour qu'un séminariste devienne prêtre. Il ne sort des grands séminaires que 500 ou 600 prêtres par an, et comme, d'après les calculs de M. Dubois, il en faut 1,200, il s'ensuit que, indépendamment de ceux qui ont été élevés comme boursiers, il en faut encore 600. (Bruits divers.)



XL

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 28 février 1832.--

La commission chargée de l'examen du projet de budget pour l'exercice 1832 avait proposé, dans son rapport, à propos du chapitre XXII du budget du ministère de l'agriculture et du commerce, sur le service de la vérification des poids et mesures, une réduction de 500,000 francs. Je combattis cet amendement qui fut rejeté.

M. Guizot.--J'avoue que je partage l'inquiétude des préopinants sur l'effet de l'amendement de votre commission à l'égard du système des poids et mesures.

C'est sans aucun doute un des beaux ouvrages, un des beaux résultats de notre Révolution. C'est un résultat qui réunit, remarquez-le, l'utilité journalière, l'utilité minutieuse à la beauté scientifique et systématique. Il n'y a rien de si rare que ces deux avantages, celui de l'utilité de tous les jours et celui de la beauté scientifique réunis. (Approbation.)

Eh bien, le système des poids et mesures a ce double mérite; et cependant, il rencontre encore, dans les habitudes populaires, de grands obstacles, il a eu besoin d'être soutenu par la main de fer du gouvernement impérial pour commencer à prévaloir. Il s'en faut encore beaucoup qu'il ait complétement prévalu, et il a besoin d'être soutenu encore longtemps par l'administration pour s'établir tout à fait dans les habitudes du pays.

Messieurs, l'organisation actuelle des vérificateurs des poids et mesures me paraît seule propre à soutenir efficacement le système. Je crains qu'on ne se soit pas rendu un compte bien exact de ce que font les vérificateurs et de l'influence qu'ils exercent. Les vérificateurs font trois choses: la première est de tenir le bureau de poinçonnage et d'étalonnage pour toutes les mesures nouvelles; ce bureau se tient au chef-lieu de l'arrondissement.

Ils font ensuite des tournées dans les arrondissements pour vérifier les poids et mesures anciens; enfin ils dressent les matrices des rôles de tous les assujettis à la vérification. Les assujettis s'élèvent en France à 900,000. Les rôles sont dressés ensuite pour les contributions directes et non pour les contributions indirectes.

Quels sont les mérites de cette administration ainsi réduite à sa plus simple expression? C'est précisément d'être un service spécial fait par des hommes spéciaux qui ont étudié la matière. Assurément, il ne faut pas être un homme de génie pour comprendre le système des poids et mesures et pour en surveiller l'application; cependant il faut avoir un peu réfléchi, il faut avoir l'habitude de comparer les poids et mesures prodigieusement divers des départements avec les poids et mesures du système décimal. Eh bien! ce genre d'instruction ne peut appartenir qu'aux employés qui en ont fait une étude spéciale.

De plus, le service de la vérification a cet avantage de n'être nullement fiscal. Je ne sais si beaucoup de membres de cette chambre ont pris la peine de lire avec soin l'ordonnance du 18 décembre 1825, qui a réglé cette organisation. Elle a veillé avec le plus grand soin à ce qu'il n'y eût rien de fiscal. En voici la preuve.

Cette ordonnance porte, article 12:

«Le montant du crédit ne pourra être supérieur au produit de la rétribution de l'année précédente; quand il sera reconnu que la totalité de la recette n'est pas absorbée par la dépense nécessaire, il sera pourvu à une réduction sur la quotité du tarif pour l'avenir, en observant ce qui est dit au dernier paragraphe de l'article 16.»

Tant on a voulu que cette rétribution fût exclusivement affectée aux dépenses, et tant on s'est appliqué à ôter tout caractère de fiscalité à ce travail.

Voici l'article 22:

«Il est défendu aux vérificateurs de s'ingérer dans le recouvrement de la rétribution, et de percevoir ou accepter aucun salaire de la part de ceux dont ils vérifient les poids et mesures, à peine de concussion.»

Vous voyez qu'on a compris à cette époque combien il était important d'ôter à cette vérification tout caractère de fiscalité. Eh bien, c'est ce service qui existe, qui n'a point de caractère fiscal, que vous allez défaire.

Vous allez charger de ces fonctions des employés qui ont autre chose à faire, et pour lesquels cela ne sera qu'un accessoire, qui n'auront pas fait une étude spéciale du système des poids et mesures et qui seront portés à considérer leur nouveau service sous le point de vue purement fiscal; des employés qui sont eux-mêmes soumis à la vérification.

C'est évidemment compromettre le service des poids et mesures, c'est lui ôter son caractère d'unité si important et sans lequel le système entier n'existe pas.

L'ordonnance de 1825, dont j'ai parlé, a été contre-signée par M. Corbière; tous les gouvernements qui nous ont précédés ont protégé l'unité du système de l'administration des poids et mesures; il ne se peut pas que le gouvernement de Juillet détruise cette unité et porte atteinte à l'oeuvre de Monge. (Très-bien! très-bien!)



XLI

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 7 mars 1832.--

Dans la discussion du budget du ministère des affaires étrangères pour l'exercice 1832, la politique de paix et d'observation des traités, proclamée et pratiquée par les cabinets du 8 août 1830 et du 13 mars 1831, avait été de nouveau et vivement attaquée. M. Casimir Périer, alors président du conseil, l'exposa et la défendit dans un long et remarquable discours que M. Mauguin entreprit de réfuter. Je pris la parole pour répondre à M. Mauguin, et après ma réponse, la Chambre ferma la discussion générale sur le budget des affaires étrangères.

M. Guizot.--Messieurs, au point où cette discussion est arrivée, je n'ai nul dessein de la prolonger longtemps. Je ne prendrais même pas la parole s'il ne me semblait nécessaire d'appeler, de concentrer toute l'attention de la Chambre sur ce qu'il y a de vraiment nouveau dans notre situation et sur la conduite que cette face nouvelle des affaires nous conseille, à nous et à notre gouvernement.

L'honorable préopinant nous disait tout à l'heure qu'il écarterait toutes nos discussions passées, qu'il s'imposerait de ne parler que de l'avenir de la France, de ce qui intéresse véritablement notre avenir. Il vous l'a promis, j'essayerai de le faire. (Sourires.)

Il n'y a réellement d'important pour nous aujourd'hui, après les longues discussions qui ont eu lieu à ce sujet, que ce qui est nouveau, ce qui est survenu depuis que le ministère du 13 mars dirige les affaires du pays.

En effet, il y a quelque chose de nouveau; nous commençons à sortir de cette situation violente où la question révolutionnaire domine et étouffe toutes les autres; nous commençons à sortir de cette situation où tout est question de vie et de mort, où tous les intérêts sont obligés de se taire devant un intérêt unique, exclusif, redoutable.

Nous entrons dans cette situation plus libre où l'on peut tenir compte de tous les faits, balancer tous les intérêts, suivre une politique vraiment nationale, une politique indépendante, au lieu de se débattre sous le coup d'une question de vie et de mort. Eh bien, messieurs, persévérerons-nous dans ce système? Avancerons-nous dans cette voie nouvelle, ou retomberons-nous sous l'empire de la question révolutionnaire? C'est là aujourd'hui le problème que cette Chambre et le gouvernement sont appelés à résoudre.

Rappelez-vous, messieurs, et je puis m'adresser à la mémoire de tous les membres de cette Chambre, quel est le fait sous l'empire duquel nous vivons, je puis dire, depuis quarante ans: c'est une coalition générale de l'Europe; c'est sous ce fait qu'après des efforts inouïs et des souffrances incroyables, la République française faillit succomber. Il fallut que la main de Bonaparte vînt la sauver.

Plusieurs voix.--La République s'était sauvée elle-même.

M. Guizot.--Il a sauvé la France, si vous voulez... (Nouvelles réclamations.)

Voix des extrémités.--La France était sauvée quand Bonaparte s'est mis à la tête du gouvernement.

Aux centres.--Laissez parler.

M. de Grammont.--Il n'est pas permis de défigurer ainsi l'histoire.

M. Guizot.--Bonaparte, fit plus que de gagner des batailles; il comprit très-bien d'où venait le danger; il comprit qu'il fallait briser l'unité de l'Europe, dissoudre cette coalition qui pesait sur la France. Étudiez la politique du gouvernement consulaire; étudiez ses actes, ses négociations, vous verrez qu'ils tendirent constamment à détruire l'unité de l'Europe, à chercher des alliés à la France. Il négocia successivement avec l'Espagne, le Portugal, la Prusse, l'Autriche. Il ne négligea aucun moyen de se faire des alliés; il chercha par tous les moyens à briser cette unité redoutable qui avait pesé sur la République française, et à entrer dans le système des alliances au lieu de rester sous celui de la lutte révolutionnaire; c'est l'honneur du gouvernement consulaire d'avoir ressuscité les négociations, d'avoir remis la France en paix avec telle ou telle puissance de l'Europe, et de l'avoir ainsi soustraite à ce fardeau de la coalition sous lequel elle avait failli succomber.

Malheureusement, vous le savez tous, Napoléon rentra dans la voie d'où Bonaparte avait tiré la France. De même que la Convention avait aspiré à la révolution universelle, il refit contre lui-même la coalition qu'il avait travaillé à dissoudre; il succomba à son tour. Ce fut dans cet état, en présence de l'Europe liguée contre la France, que la Restauration s'accomplit.

Quelle fut la tentative, l'effort de la France, ou plutôt de son représentant au congrès de Vienne? Ce fut de détruire l'unité de l'Europe, de la mettre en deux, de faire à la France une politique et des alliances distinctes. C'est, il faut le dire, l'honneur de M. de Talleyrand d'avoir consacré, pendant le congrès de Vienne, tous ses efforts à obtenir ce résultat, d'avoir travaillé à détruire l'alliance de Chaumont; il y réussit. Vous savez qu'il parvint à conclure une alliance entre la France, l'Angleterre et l'Autriche. Les Cent-Jours vinrent détruire cette oeuvre, et la France se retrouva en présence de la coalition européenne; celle-ci prit le nom de Sainte-Alliance, et se fit sous la prépondérance russe. Voilà le fait sous lequel nous avons vécu jusqu'à la révolution de Juillet, la Sainte-Alliance dirigée contre la France, et dans la Sainte-Alliance, la prépondérance russe, résultat naturel de la personne d'Alexandre et du rôle premier que la Russie avait joué dans la lutte contre Napoléon.

Eh bien! la révolution de Juillet semblait devoir confirmer ce fait redoutable, resserrer tous les liens de la coalition européenne contre la France. Telles ont été en effet et nos craintes et les premières apparences; où en sommes-nous aujourd'hui? Je le demande, où en sommes-nous depuis que le système politique du cabinet se déploie en Europe? Je conviens qu'il n'y a pas de scission entre les puissances européennes; tous leurs représentants siégent à Londres; leur union n'est pas près de se rompre, elle ne se rompra pas, je l'espère; mais il est clair que l'unité de la coalition européenne a disparu, qu'il n'y a plus de coalition européenne contre la France.

Je ne parle pas seulement de la ratification de l'Angleterre au traité du 15 novembre; il est évident, par le langage de ses ministres, par les sentiments qui éclatent et dans le parlement britannique et dans toute la nation anglaise, que si le gouvernement anglais n'a pas conclu un traité d'alliance offensive et défensive avec la France, il marche de concert avec le gouvernement français, qu'il est animé du même esprit, que les intérêts communs des deux nations sont compris par les deux gouvernements. Cela vaut bien les alliances offensives et défensives écrites, car cela les amène le jour où elles deviennent nécessaires. Ce que la France doit désirer, c'est que l'Europe ne soit pas troublée, c'est que la paix de l'Europe subsiste, et qu'au milieu de cette paix la coalition soit détruite virtuellement, que la France se prépare des alliances, une politique particulière pour le moment où elle en aura besoin.

Eh bien! c'est ce qui existe aujourd'hui en Europe. L'union des puissances n'est pas troublée, mais il n'y a plus, je le répète, de coalition générale contre la France. Le gouvernement français et le gouvernement anglais marchent de concert, et s'il n'y a pas de traité conclu, qu'on ne vienne pas dire que cela tient à la présence de tel ou tel ministère, que cela dépend du succès de telle ou telle mesure dans le parlement britannique. Je crois que cette Chambre doit porter, et pour mon compte je porte au ministère actuel de l'Angleterre une véritable sympathie; je crois ses intentions excellentes, et pour l'Europe, et pour l'Angleterre, et pour nous. Je n'ai pas sur la mesure de la réforme une opinion arrêtée; je ne fais profession de savoir les choses que quand je les connais véritablement; cependant je désire le succès de cette mesure, qui me paraît le voeu prononcé de l'Angleterre. Mais, je le répète, je ne crois pas du tout que la bonne intelligence de la France et de l'Angleterre tienne au succès de telle ou telle mesure, à la présence de tel ou tel ministère. Elle a des causes bien supérieures qui subsisteraient quand même les discussions du parlement auraient une autre issue que celle que nous pouvons attendre et espérer.

Je ne connais aujourd'hui en Angleterre que le parti tory violent, exagéré, qui puisse vouloir rompre avec la France, une guerre avec la France, et la guerre générale en Europe: eh bien! le torysme violent n'a aucune chance en Angleterre, à moins que la France elle-même ne lui en donnât par sa conduite violente en Europe, et par l'exagération de l'esprit révolutionnaire chez nous.

Après cela, qu'il arrive ce qu'il voudra en Angleterre, que la discussion qui s'agite dans le parlement britannique ait l'issue que le pays trouvera sage. Pour nous, quelque intérêt que nous portions à la réforme, quelle que soit notre sympathie pour le ministère actuel, notre sort n'est pas lié au sien, et la bonne intelligence de la France et de l'Angleterre peut trouver sa place dans une foule d'autres combinaisons.

Le progrès politique dont je parle est moins avancé, j'en conviens, sur le continent qu'au delà du détroit. La Prusse et l'Autriche sont plus engagées que l'Angleterre dans les traditions, les habitudes, et pour tout dire, les intérêts de la Sainte-Alliance; elles sont placées encore, je ne dirai pas dans la dépendance, mais sous la prépondérance russe, et fort au delà de ce qui leur convient.

Cependant, il est impossible de ne pas remarquer déjà, dans chacune de ces deux puissances, une certaine tendance à relâcher les liens qui les unissaient à la Russie, à se faire une politique propre, personnelle, à agir plus librement qu'elles ne l'ont fait pendant les quinze années de la Restauration; il est impossible, après l'issue qu'a eue la guerre de Pologne, que l'Autriche ne reprenne pas quelques-unes de ses anciennes méfiances contre la Russie, de ces méfiances qui ne l'ont jamais quittée, de ces méfiances qui, au commencement de notre gouvernement et lorsque la coalition européenne se formait contre nous, l'ont retardée longtemps. L'Autriche reprendra bientôt quelques-unes de ces méfiances.

D'un autre côté, l'Autriche ne renoncera pas aisément à l'alliance anglaise, qui est dans les habitudes du cabinet de Vienne; cette alliance est un principe politique pour la monarchie autrichienne. D'ailleurs, il s'est formé en Autriche une multitude d'intérêts nouveaux auxquels nous ne pensons pas assez, et qui modifient puissamment la politique des cabinets. Ainsi, il y a quelques années, l'Autriche n'avait pas dans la Méditerranée plus de deux ou trois cents bâtiments de commerce; elle en a aujourd'hui plus de deux mille. Son commerce a pris une telle extension qu'il est impossible qu'elle ne ménage pas beaucoup, sous ce rapport, des intérêts aujourd'hui très-puissants, et qui n'étaient rien il y a quelques années.

C'est ainsi que, par ses progrès naturels, la civilisation se défend elle-même, qu'elle protège la paix, qu'elle oblige les gouvernements de modifier leur politique. Quoique extérieurement les choses restent les mêmes, il y a une foule de causes qui imposent à l'Autriche une politique différente de celle qu'elle a suivie autrefois, et qui l'obligent aujourd'hui à se placer un peu hors des habitudes et des routines de la Sainte-Alliance, à être un peu moins sous la prépondérance russe qu'elle ne l'a été depuis quinze ans.

Je pourrais faire le même travail sur la Prusse; je pourrais montrer les intérêts nouveaux qui se sont créés, le système essentiellement pacifique de son gouvernement, le besoin qu'elle a de la paix, même pour cette influence sur l'Allemagne dont on parlait tout à l'heure.

D'ailleurs, il ne faut pas oublier que la personne, la volonté, l'opinion du roi de Prusse, est d'un grand poids dans la politique de son cabinet; d'autant que c'est un roi très-populaire, très-cher à son pays, qui lui a rendu d'éminents services, qui a protégé la liberté de la pensée, et favorisé le développement de l'intelligence au delà de ce qu'ont fait tous les autres souverains de l'Allemagne. Il a rendu surtout à son pays ce service immense, celui de réunir en une seule Église les luthériens et les calvinistes jusque-là séparés.

La politique personnelle du roi de Prusse est essentiellement pacifique; elle l'oblige à garder une extrême réserve, ou du moins une bien plus grande réserve que ne faisait jadis Frédéric-Guillaume, dans la vue générale d'une coalition contre la France.

Ainsi, messieurs, sur le continent, pour l'Autriche même comme pour la Prusse, le lien de la Sainte-Alliance est partout relâché; partout une politique nouvelle s'insinue dans les relations des cabinets, et les oblige à modifier leurs anciennes routines.

Reste, il est vrai la Russie, beaucoup plus fidèle, j'en conviens, aux traditions de la Sainte-Alliance; d'abord elle l'avait enfantée; elle y avait la prépondérance, c'était son oeuvre, son empire; il est naturel qu'elle y tienne davantage; d'ailleurs les principes de l'absolutisme sont plus ceux de la Russie que de toute autre puissance; il n'y a pas lieu de s'étonner de cette adhérence plus longue de la Russie à la Sainte-Alliance. Cependant elle n'en est pas venue jusqu'à une hostilité sérieuse, véritable, contre la France.

Ne croyez pas les bruits répandus à ce sujet. Les gouvernements absolutistes ne sont pas aussi légers, aussi téméraires qu'on est tenté quelquefois de le croire. Savez-vous quelle eût été l'envie de l'empereur Nicolas? De mettre la France de Juillet au ban de l'Europe, de lui rendre les relations plus difficiles, plus épineuses, plus malveillantes. C'était là la politique de l'empereur de Russie, et non pas une guerre générale et déclarée.

Eh bien! si tous les faits que j'ai eu l'honneur de rappeler à la Chambre sont exacts, il est évident que la Russie ne dispose plus de l'Europe comme le faisait la Sainte-Alliance. D'un autre côté, il est impossible que l'empereur Nicolas lui-même ne s'aperçoive pas que la politique, je n'ose pas dire qu'il suit, mais dans laquelle il semble vouloir persister trop longtemps, nuit à la cause qu'il veut servir. Ce sont l'esprit révolutionnaire, les chances de révolution qui alarment l'empereur Nicolas. Eh bien! tout retard à la pacification générale de l'Europe, tout retard à des arrangements définitifs et généraux entretient le ferment révolutionnaire, empêche l'esprit de paix et d'ordre de renaître véritablement en Europe: en sorte que, par sa persistance imprudente dans la politique de la Sainte-Alliance, l'empereur Nicolas compromettrait la cause qui lui est chère, et prêterait des forces à l'esprit révolutionnaire qu'il veut combattre.

Il est impossible qu'il ne s'aperçoive pas de ce danger et qu'il ne renonce pas de lui-même à une erreur qui n'est, permettez-moi de le dire, qu'une routine.

Il est une vérité proclamée par tout le monde, je crois, excepté par l'honorable M. Mauguin; c'est que la prépondérance russe n'existe plus, ou du moins qu'elle est grandement affaiblie.

J'avoue que j'ai été étonné d'entendre dire tout à l'heure que l'issue de la guerre de Pologne tournerait en grand accroissement de puissance pour la Russie. Ce qui m'a paru depuis deux ou trois mois évident pour tout le monde, c'est que, quelle qu'ait été l'issue de la guerre de Pologne, la Russie n'en a pas moins reçu un notable échec dont elle portera longtemps les marques; non-seulement à cause des efforts matériels, des sacrifices d'hommes et d'argent qu'elle a été obligée de faire dans cette lutte, efforts plus grands qu'on ne sait au dehors, et qui lui ont coûté plus cher qu'on ne croit, mais à cause de son influence morale qui s'est affaissée.

Eh quoi! l'on a vu 60 ou 80,000 hommes et une seule ville résister pendant près d'une année à la puissance de l'empire russe, tenir les esprits en suspens, faire un moment flotter les destinées; et l'on trouverait là un grand accroissement de force et de crédit pour l'empire russe! J'ose dire qu'il n'y a aucun accroissement de territoire qui puisse compenser l'échec que la Russie a éprouvé dans cette circonstance. (Voix nombreuses. Très-bien, très-bien!)

Vous le voyez, messieurs, malgré les apparences, malgré l'union qui continue à régner entre les puissances de l'Europe, la Sainte-Alliance s'écroule de toutes parts, les liens s'en relâchent. La politique constamment unie contre la France s'affaiblit; chaque État revient à une politique plus personnelle, plus libre; les combinaisons intérieures de chaque État peuvent varier, la France peut trouver place dans ces différentes combinaisons.

Il n'est pas vrai que la France soit engagée dans tel ou tel système exclusivement, qu'elle ne puisse pas, dans telle ou telle occasion, chercher et trouver d'autres alliés. C'est par la force de sa position qu'elle veut la paix en Europe; elle a contribué plus qu'aucune autre puissance à maintenir la paix européenne; elle est libre de choisir désormais ses alliés et de faire prédominer, dans tel ou tel moment, tels ou tels de ses intérêts. Si j'avais besoin de preuves spéciales et positives, je les trouverais bien facilement dans les événements qui occupent aujourd'hui tous les esprits, dans les affaires d'Italie et dans les affaires même d'Ancône. Si jamais il a été évident que l'état général de l'Europe était changé, que la Sainte-Alliance était détruite, que la France était maîtresse de sa politique, et pouvait retrouver les combinaisons les plus avantageuses, l'affaire d'Ancône en est la preuve. (Rires d'incrédulité aux extrémités.) Permettez-moi de vous le prouver. (Marques générales d'attention.)

Messieurs, quand a éclaté l'insurrection de la Romagne, la première, et j'ajouterai même la seconde, vous savez que l'opinion générale qui nous a saisis tous a été que c'était une manifestation d'un vif esprit de liberté, que ces populations voulaient avoir des institutions nouvelles, que les concessions offertes et même données par le gouvernement n'étaient pas suffisantes, qu'il en fallait de beaucoup plus étendues et plus solides; c'était l'opinion générale. Cependant au milieu de cette opinion, on a entendu dire tout à coup, je ne dirai pas qu'une assez vive sympathie, le mot est trop fort, mais qu'une assez grande faveur pour l'Autriche se manifestait dans ces États et qu'ils n'étaient pas fâchés de la rentrée des troupes autrichiennes. Cette prédilection pour l'Autriche, du côté de la Lombardie, a dû nous étonner; cependant il est impossible de méconnaître le fait.

On a dit tout de suite qu'il s'agissait d'une grande intrigue de la part de l'Autriche, d'une intention de conquête, et que son intervention dans la Romagne n'était qu'un prétexte pour s'emparer de cette province, et l'ajouter à ses possessions italiennes.

Je ne crois, je dois le dire, ni à l'un ni à l'autre fait. Je ne crois pas que ce soit le besoin général et vivement senti d'institutions libres qui ait soulevé la Romagne. Il y a là, à mon avis, une question beaucoup plus profonde, beaucoup plus difficile à résoudre. Je ne crois pas aux intrigues autrichiennes pour conquérir Bologne, et l'ajouter aux autres possessions de l'Autriche en Italie.

L'Autriche sait très-bien que ni la France, ni l'Angleterre, ni la Prusse, ne souffriraient un pareil accroissement de sa part en Italie. Mais l'état général de l'Italie a amené ces insurrections partielles, et en amènera peut-être, dans la série des années, beaucoup d'autres. Il y a là un malaise général, la souffrance d'un pays qui aspire à un changement d'état; non-seulement cette cause excite naturellement des mouvements analogues à ceux que vous avez vus; mais c'est un excellent principe de guerre générale en Europe, une excellente chance pour certaines gens d'établir par ce moyen une collision dont ils ont besoin, et qu'ils n'ont pu réussir à opérer ailleurs. Nous ne pouvons le méconnaître; nous sommes trop accoutumés à regarder les affaires de notre pays et celles de l'Europe pour ne pas voir qu'il y a un parti, une faction qui a besoin d'une guerre générale, qui n'a d'espérance, de chance que dans une collision universelle. Eh bien, on avait espéré que cette collision naîtrait de la Belgique, elle a manqué; on l'avait espérée de la Pologne; elle a manqué. On la cherche en Italie.

Il y a là un foyer de guerre générale, et je ne doute pas (je ne sais aucun fait particulier, je n'inculpe personne), je ne doute pas que l'insurrection polonaise d'abord, et ensuite cette espèce de mouvement qui s'est manifesté, vers l'Autriche, n'aient été fomentés par ce besoin d'une guerre générale qui a été deux fois déjà l'espérance de cette faction; je ne doute pas qu'on n'ait espéré, si les provinces bolonaises se détachaient tout à fait du gouvernement papal et se rattachaient à l'Autriche, cette collision qui avait manqué en Belgique et en Pologne.

Je crois qu'on se sera trompé pour l'Italie comme on s'est trompé en Belgique et en Pologne. Je crois fermement que le gouvernement de l'Autriche a trop de bon sens pour ne pas comprendre que la possession même de la Romagne ne vaut pas à beaucoup près pour lui les chances d'une guerre générale. La France, d'un autre côté, sait très-bien et a prouvé par sa conduite qu'un succès aussi vif qu'on voudra le supposer ne lui vaudrait rien pour elle-même.

Ainsi la France et l'Autriche ne donneront pas dans le piége qui leur est tendu; elles ne se laisseront pas entraîner dans une collision.

Cependant le malaise italien est un fait qu'on ne peut supprimer et dont il faut tenir compte. L'Autriche a grande envie, sinon de conquérir, du moins de maintenir ou d'étendre sa prépondérance en Italie; l'Autriche veut que l'Italie lui appartienne par voie d'influence; la France ne peut le souffrir.

Eh bien! là où l'on voudrait une cause de collision générale, ce sera seulement une cause de difficultés, de négociations entre les deux puissances. Il faut que chacun prenne ses positions; l'Autriche a pris les siennes; nous prendrons les nôtres; nous lutterons pied à pied contre l'influence autrichienne en Italie; nous éviterons une collision générale; mais nous ne souffrirons pas que l'Italie tout entière tombe décidément et complétement sous la prépondérance autrichienne.

Et remarquez, messieurs, les révolutions, l'insurrection, la conquête, voilà la politique révolutionnaire, celle dans laquelle on voudrait nous entraîner. Des expéditions partielles, des mesures comminatoires, des négociations, voilà la politique régulière, la politique de la civilisation. (Marques nombreuses d'approbation.)

Eh bien, c'est cette politique que nous devons suivre en Italie. Sans doute nous devons lutter contre l'Autriche, favoriser le développement des libertés italiennes; nous devons penser à la prodigieuse incertitude de l'avenir de ce grand pays, y préparer notre politique tranquillement, régulièrement, en n'ayant pas peur des embarras et des difficultés, en sachant les affronter au besoin et les surmonter lentement.

Je sais que cette politique est compliquée, difficile; je sais que ce n'est pas celle à laquelle nous sommes habitués depuis quarante ans; mais remarquez la situation nouvelle où le gouvernement représentatif et la liberté de la presse placent la politique. Les gens qui écrivent sur les événements et ceux qui les lisent croient assister à un spectacle, à un drame; ils sont des spectateurs oisifs, pressés que la pièce marche et qu'elle arrive à son dénoûment; ils sont impatients des difficultés, des lenteurs; ils s'ennuient. Mais les événements sont très-réels; ce n'est pas une comédie; les personnages sont très-réels aussi, et ils ne sont pas si pressés que les spectateurs; ils prennent leurs aises, ils calculent leurs intérêts. En politique pratique, cette rapidité nécessaire à un drame joué devant le public assemblé ne conviendrait point; les événements se déroulent bien plus lentement, avec plus de difficultés. Vous vous plaignez que la Prusse, la Russie, l'Autriche et la Hollande, n'aient pas encore reconnu l'indépendance de la Belgique. Messieurs, au XVIe siècle, la Belgique, les Pays-Bas voulurent se rendre indépendants de l'Espagne. Voulez-vous me permettre de vous rappeler quel temps ils ont mis à se faire reconnaître. (Mouvement.)

La première insurrection a eu lieu en 1562.

La déclaration de l'indépendance des Provinces-Unies a été faite en 1581; la première trêve que l'Espagne accorda eut lieu en 1609: cette trêve fut accordée par suite de la médiation de la France et de l'Angleterre. La guerre a recommencé en 1621, et ce n'est qu'en 1648, quatre-vingt-six ans après, que l'Espagne a reconnu l'indépendance des Provinces-Unies. (Bruits divers. Rires d'approbation aux centres.) C'est à travers ces épreuves et des souffrances inouïes que les Provinces-Unies parvinrent à assurer leur indépendance.

Non, messieurs, la Belgique n'a pas à se plaindre; il lui en a peu coûté pour redevenir un État; elle a été heureuse de trouver si promptement la protection de la France. C'est au sein de la paix, c'est sans de grandes souffrances, qu'elle attend les ratifications générales qui lui arriveront; je ne sais si ce sera dans deux ou trois mois; mais si elles se faisaient plus longtemps attendre, ce ne serait pas encore une raison pour nous élever contre un système de politique qui a amené de si prompts et de si rapides résultats.

Je demande à la Chambre la permission de le lui répéter, parce que c'est, à mon avis, le seul fait important de notre situation; nous commençons à sortir de la question révolutionnaire; nous commençons à entrer dans ces questions de politique pratique où il y a de la liberté, de la diversité, et qui ne sont point des questions de vie et de mort dont on ne peut attendre sans crainte la solution.

Ce résultat, ce pas que nous avons fait hors de la politique révolutionnaire, nous le devons au système du gouvernement depuis la révolution de Juillet; à ce système modéré et pacifique qui n'a engagé la France ni dans les voies révolutionnaires, ni dans aucune combinaison exclusive.

La Chambre a appuyé ce système; qu'elle persévère à lui donner son appui. Les difficultés que nous rencontrons sont graves, sans doute, mais elles n'ont rien de fatal, de menaçant; elles se résoudront toutes par la bonne conduite du gouvernement, et la persévérance des pouvoirs constitutionnels dans les mêmes voies. C'est plus que jamais pour la Chambre le moment de donner force et confiance au ministère qui nous a fait entrer dans cette voie, la seule voie de salut.

Je vote pour le budget des affaires étrangères tel qu'il a été proposé par le Gouvernement, sans aucune réduction, parce que je suis convaincu que la France n'a rien de plus pressé, rien de plus important, aujourd'hui, que d'appuyer ce premier essai de politique raisonnable et naturelle que nous voyons poursuivre depuis un an. (Marques nombreuses et prolongées d'approbation.)

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