Histoire parlementaire de France, Volume 1.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
III
1848.
Je ne raconte point, je ne discute point; j'essaye de comprendre et d'expliquer les faits. Je viens de dire pourquoi, à mon sens, la génération de 1789 et celle de 1814 ont tour à tour réussi et échoué, l'une dans l'oeuvre de la Révolution, l'autre dans celle du gouvernement libre. J'arrive à la génération de 1848, ou plutôt à la portion de cette génération qui, en 1848, a envahi la scène et tenté l'oeuvre de la République. Pourquoi a-t-elle, non-seulement échoué dans son dessein, mais rapidement disparu, comme un éclair sinistre, dans la tempête qu'elle avait soulevée?
Le fait est si éclatant que personne, pas même les plus intéressés, ne saurait le méconnaître. L'année 1848 n'avait pas encore atteint son terme que déjà les vainqueurs des premiers jours étaient des vaincus. En décembre 1848, de nom, la République était encore debout; de fait, elle courait déjà à sa ruine, car elle avait déjà reçu, des mains du suffrage universel tant vanté par elle, le chef qui devait bientôt devenir son maître. Pourtant les circonstances avaient été bien favorables à la République; elle n'avait rencontré, à ses premiers pas, point de résistance; elle avait été immédiatement acceptée par ceux-là même à qui elle déplaisait le plus: «Rallions-nous à la République, avaient dit les hommes les plus éminents, puisque c'est le gouvernement qui nous divise le moins.» Malgré leurs orages intérieurs, les deux Assemblées républicaines, de 1848 à 1851, n'ont manqué ni de modération ni d'honnête patriotisme; elles avaient l'anarchie dans leur sein, mais au dehors elles la combattaient. Elles ne savaient pas faire le bien dont la France avait besoin; mais elles écartaient, elles ajournaient le mal dont elle était menacée. Pas plus que les hommes de bien, les hommes de talent ne leur ont fait défaut; la République de 1848 a eu de brillants apôtres, laïques, prêtres, gentilshommes, bourgeois, publicistes, poëtes. L'Europe l'a promptement reconnue, puis tranquillement observée. Mais ni la faveur des circonstances, ni l'honnêteté des intentions, ni le mérite des hommes, ni le maintien de la paix européenne n'ont servi de rien, en 1848, à la République; elle a été radicalement impuissante pour donner à la France précisément ce qu'elle lui promettait avec le plus de fracas, un gouvernement libre.
C'est que, dans l'état de la société française, avec son histoire ancienne et contemporaine, après ses quinze siècles de monarchie et ses soixante ans de révolution, la République ne contient, pour la France, les conditions ni du gouvernement ni de la liberté. Elle offense, elle alarme, elle éloigne des affaires publiques les classes en qui domine l'esprit d'ordre et de gouvernement. Elle fomente, dans les masses populaires, des passions, des ambitions, des espérances que ni l'ordre, ni la liberté régulière ne peuvent satisfaire, et qui aspirent indéfiniment à des révolutions nouvelles. On répète tous les jours, et tout le monde croit ou semble croire que la France est maintenant une nation exclusivement démocratique, une grande démocratie, comme on dit, vouée à l'égalité et au suffrage universel. Étrange empire d'un mot une fois adopté comme symbole et comme drapeau! Le mot démocratie contient aujourd'hui, parmi nous, une large part de mensonge, et le fait social qu'il exprime n'est pas plus complet que ne sont vraies les maximes radicales que naguère j'ai essayé de ramener à leur légitime sens et dans leurs justes limites. Ce qui est vrai, c'est que les anciens priviléges, les anciennes exclusions et dominations aristocratiques n'existent plus: toutes les carrières sont ouvertes à tous; les charges publiques pèsent sur tous; les mêmes libertés individuelles sont garanties à tous. C'est là l'équité, mais non l'égalité sociale; c'est la liberté politique, non l'empire exclusif de la démocratie. Les diversités, les inégalités de tout genre, matérielles et morales, naturelles et historiques, persistent et persisteront parmi nous. Il y a en France de grands, de moyens et de petits propriétaires, de grands, de moyens, et de petits industriels, de grands noms, anciens et nouveaux, et des noms obscurs, admis à devenir grands s'ils le méritent, mais qui, tant qu'ils n'ont pas fait leurs preuves, ne sont pas les égaux des grands noms. Il y a des situations aristocratiques, de fait sinon de droit, et des situations bourgeoises ou démocratiques, en pleine possession du droit et des moyens de s'élever aussi haut que pourront les porter le mérite ou la fortune, mais qui ont en effet besoin de s'élever. Et ce ne sont pas là des résultats de la violence des événements ou de l'iniquité des lois; ce sont les conséquences spontanées des diversités naturelles et des développements libres de l'homme et de la société.
C'est, parmi nous, l'erreur radicale du parti républicain de méconnaître ces grands faits sociaux, et de se dire et d'être en effet exclusivement démocratique. La démocratie a de grands droits et joue un grand rôle en ce monde, plus grand de nos jours qu'à aucune autre époque, du moins dans les grands États. Mais quelles que soient, dans la société moderne, sa place et sa part, elle n'y est pas seule, elle n'y est pas tout. Elle est la séve qui part des racines et circule dans toutes les branches de l'arbre; elle n'est pas l'arbre même, avec ses fleurs et ses fruits. Elle est le vent qui souffle et pousse en avant le navire; elle n'est pas l'astre qui éclaire sa route ni la boussole qui le dirige. La démocratie a l'esprit de fécondité et de progrès; elle n'a pas l'esprit de conservation et de prévoyance. Elle s'anime et se dresse généreusement aux paroles et aux perspectives de la liberté; mais, dans son ivresse, elle se livre aveuglément aux charlatans qui la flattent, et s'irrite tyranniquement contre les libertés qui lui déplaisent. Elle se révolte trop aisément et résiste trop peu. Elle élève ou renverse les gouvernements, elle ne sait ni les conserver ni les contenir. Aussi ceux-là même qu'elle a élevés n'ont-ils garde, dès qu'ils ont acquis un peu de consistance, de prendre dans la démocratie seule leur point d'appui. Ils s'appliquent à satisfaire et à rallier les divers éléments sociaux autres que les démocratiques; ils recherchent les classes et les personnes en qui domine l'esprit d'ordre et de conservation; ils ont besoin que des situations déjà faites et élevées viennent reconnaître leur propre élévation; ils demandent des gages de durée à ce qui a déjà la sanction du temps. Et ce n'est point là une simple fantaisie personnelle, un puéril plaisir de vanité et d'éclat; c'est un instinct sûr, un sentiment juste de la variété des forces sociales et de la nécessité de leur concours pour l'autorité et la solidité du pouvoir.
Le parti républicain, plusieurs du moins de ses chefs et de ses adeptes, tombent, de nos jours, dans une autre erreur, plus grave encore peut-être que celle de voir, dans la démocratie seule, la société tout entière. Devant cette démocratie qu'ils ont faite souveraine, ils ouvrent des perspectives infinies, ils prodiguent d'immenses promesses de satisfaction et de bonheur; promesses qu'aucun gouvernement, pas plus la République que tout autre, ne peut acquitter; perspectives en contradiction flagrante avec les lois et le cours naturel du monde. On invente une science, on construit une société pour l'avenir qu'on promet. Mais ce n'est ni la vérité des faits, ni la liberté des hommes qui servent de base à cette science et à cette société; elles reposent, l'une, sur des systèmes chimériques, l'autre, sur des combinaisons tour à tour anarchiques ou tyranniques. Tantôt on abolit les liens sociaux, on isole les individus, on les livre à la licence et à la faiblesse de leur seule volonté; tantôt on les remet entre les mains de l'État qu'on charge de leur sort. Les uns traitent les hommes comme des animaux solitaires, sans autres ressources que leur force personnelle, sans autre règle que leur fantaisie; les autres les rassemblent et les parquent, comme des troupeaux dans un bercail, sous la responsabilité d'un berger. Et dans l'une ou l'autre hypothèse, on leur promet également la pleine satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs.
Je ne remonte pas à la source de ces rêves jetés comme autant de démentis et de défis à l'encontre des grandes vérités religieuses et morales qui sont le divin apanage du genre humain et les lois providentielles du monde; je me borne à signaler des faits. Tant et de telles erreurs coûtent cher à la société qui les subit; elles plongent les esprits dans une confusion inextricable et une fermentation stérile; elles suscitent des ambitions et des espérances que les mécomptes transforment bientôt en irritation amère ou en abattement déplorable. Elles rendent ainsi encore plus difficile la tâche des hommes qui gardent, à la cause de la liberté politique, leur foi et leur dévouement. Après les luttes qu'a eues à soutenir, pour cette cause, la génération à laquelle j'appartiens, je ne prévois pas sans une émotion mélancolique celles qui attendent nos successeurs.
Pourtant j'ai confiance, et j'engage la génération qui monte à avoir confiance. La liberté politique gagnera sa cause. Elle triomphera du mauvais vouloir de ses adversaires, de la froideur des spectateurs, et même des fautes de ses amis. On a dit que le seul fruit de l'expérience était de nous apprendre que l'expérience ne sert à rien. Je n'accepte pas, malgré sa spécieuse apparence, cette maxime des pessimistes. Ils parlent de l'expérience comme les malades parlent de la médecine; parce qu'elle ne peut pas tout, ils disent qu'elle ne peut rien, et, la trouvant insuffisante, ils l'accusent d'être vaine. En nulle occasion, et c'est la supériorité de leur nature, les hommes ne se résignent à ce qu'il y a d'incomplet et d'imparfait dans leur condition et en eux-mêmes, et ils méconnaissent avec humeur leurs propres progrès, quand leur ambition et leur destinée n'en sont pas pleinement satisfaites. Mais que l'on compare, pour les idées et pour les faits, l'état de la liberté politique, de 1789 à 1814, à ce qu'elle a été de 1814 à 1848, et la République de 1792 à celle de 1848. Devant ce rapprochement, les plus sceptiques et les plus pessimistes ne diront pas que l'expérience n'a servi à rien.
L'avenir de notre société, et de la liberté politique dans notre société, a d'ailleurs des garanties plus hautes que celle de l'expérience d'une ou deux générations dans leur court passage. Il y a deux puissances que je suis loin de tenir pour infaillibles, mais qui méritent souvent qu'on les croie et toujours qu'on les écoute, les masses et les esprits d'élite, le sentiment instinctif de la société et la pensée réfléchie de ses chefs naturels. Qu'on les interroge aujourd'hui l'une et l'autre. Les masses sont bien indifférentes, bien silencieuses; elles ont bien aisément abdiqué leurs prétentions et leurs habitudes; elles sentaient l'abus de la liberté et le besoin du repos; mais elles sont, au fond, bien moins changées qu'elles ne paraissent: les classes moyennes n'ont pas cessé d'avoir en estime et en goût les garanties du régime constitutionnel; et dans ces multitudes si soumises, si contenues, les mêmes passions, les mêmes rêves fermentent toujours. Laissez là les masses; recherchez ce que pensent, je ne dis pas les hommes engagés depuis longtemps sous un drapeau que l'honneur leur commande de garder, mais les esprits jeunes et distingués qui entrent dans le monde; croyez-vous qu'ils aient renoncé à ces espérances d'activité et de liberté politique qui ont rempli la vie de leurs pères? Entrez dans leurs rangs; écoutez-les. Ils viennent de tous les points de l'horizon; ils sont divers d'origine, de profession, de condition sociale, de croyances, de tendances; tous les anciens partis ont, parmi eux, des descendants et des représentants; vous retrouverez là des conservateurs, des libéraux, des légitimistes, des démocrates, des républicains; vous y entendrez discuter les vices comme les mérites du régime constitutionnel tel qu'il a été compris et pratiqué parmi nous; les uns lui reprochent d'avoir été trop impatient, les autres trop timide; d'autres lui en veulent de n'avoir pas entouré la monarchie d'institutions républicaines; d'autres l'accusent de s'être transformé dans un régime parlementaire peu conforme à nos traditions et à nos moeurs nationales. On cherche, pour la liberté politique et le gouvernement représentatif, des conditions et des formes nouvelles. Questions sérieuses, dissidences réelles et qui pourraient devenir importantes: mais au-dessus de toutes ces questions, de toutes ces dissidences s'élève et plane un sentiment commun, le besoin de la liberté politique et de ses garanties, le désir de marcher et d'avancer dans ces mêmes voies de civilisation libérale où, depuis tant de siècles, les générations françaises ont fait tour à tour tant d'essais, d'écarts, de tâtonnements, de haltes, de retours, de chutes, et, tout compensé, tant de conquêtes et de progrès.
Dans cet état des faits et des esprits, désespérer de notre temps et de notre cause, ce serait désespérer de toute notre histoire, de toute l'activité, de toute la destinée de la France, que dis-je? de l'Europe chrétienne depuis quinze siècles.
Notre temps n'est point une déviation de notre passé, un accident imprévu, une étrange inconséquence, une maladie qui soit venue troubler le cours d'une santé forte et prospère. Nous marchons, depuis quinze siècles, dans les voies où nous avons fait, de nos jours, de si grands pas et de si grandes chutes.
Un principe, une idée, un sentiment, comme on voudra l'appeler, plane, depuis quinze siècles, sur toutes les sociétés européennes, sur la société française en particulier, et préside à leur développement: le sentiment de la dignité et des droits de tout homme, à ce titre seul qu'il est homme, et le besoin instinctif d'étendre de plus en plus, à tous les hommes, les bienfaits de la justice, de la sympathie, de la liberté.
La justice, la sympathie, la liberté ne sont pas des faits nouveaux dans le monde; elles n'ont pas été inventées il y a quinze siècles. Dieu en a, dès le premier jour, déposé dans l'homme le besoin et le germe; elles ont tenu leur place et exercé leur empire dans tous les pays, dans tous les temps, au sein de toutes les sociétés humaines. Mais jusqu'à notre Europe chrétienne, des limites fixes et à peu près insurmontables avaient marqué et resserré étroitement la sphère de la justice, de la sympathie, de la liberté. Ici la nationalité, ailleurs la race, la caste, l'origine servile, la religion, la couleur interdisaient, à un nombre immense d'hommes, tout accès à ces premiers biens de la vie sociale. Chez les plus glorieuses nations, la justice, la sympathie, la liberté étaient refusées sans scrupule aux trois quarts de la population; les plus grands esprits ne voyaient, dans cette spoliation, qu'un fait naturel et nécessaire, une condition inhérente à l'état social.
C'est le principe et le fait chrétien par excellence d'avoir chassé de la pensée humaine cette iniquité, et d'avoir étendu à l'humanité tout entière ce droit à la justice, à la sympathie, à la liberté, borné jusque-là à un petit nombre et subordonné à d'inexorables conditions. On a dit d'un grand publiciste que le genre humain avait perdu ses titres et qu'il les lui avait rendus. Flatterie démesurée et presque idolâtre: ce n'est pas Montesquieu, c'est Jésus-Christ qui a rendu au genre humain ses titres. Jésus-Christ est venu relever l'homme sur la terre en même temps que le racheter pour l'éternité. L'unité de Dieu maintenue chez les Juifs, l'unité de l'homme rétablie chez les chrétiens, ce sont là des traits éclatants où se révèle l'action divine dans la vie de l'humanité.
Ce rétablissement de l'unité humaine dans le monde chrétien n'a pas été une oeuvre facile, ni prompte, ni pure, et bien s'en faut qu'elle soit partout accomplie. Des intérêts matériels, des passions brutales, l'égoïsme, l'orgueil, l'indifférence, l'emportement, les nécessités du moment, les combinaisons de la politique ont entravé, ralenti, souillé le développement de l'idée chrétienne; mais elle n'a jamais abdiqué, jamais disparu. Toujours présente et luttant toujours, elle a pris à son service les instruments les plus divers: c'est tantôt l'Église, tantôt la royauté, ici les nobles, là les bourgeois, ailleurs la multitude, aujourd'hui le gouvernement, demain l'opposition qui se sont faits les champions de l'expansion de la justice et de la sympathie au profit de toutes les créatures humaines. De gré ou de force, par devoir ou par calcul, tout le monde a mis tour à tour la main à cette grande oeuvre; savants ou ignorants, pieux ou incrédules, tous les siècles lui ont fait faire des pas plus ou moins laborieux, plus ou moins rapides. Elle a rempli toute notre histoire; et à toutes les époques, elle a été considérée comme le plus éclatant symptôme du progrès de la civilisation, comme la civilisation même.
Le sentiment public ne s'est point trompé en lui donnant ce nom, et les faits le confirment avec éclat. Dans les pays où l'idée chrétienne s'est largement développée, à mesure que ce droit commun de l'humanité s'est répandu et appliqué à un plus grand nombre d'hommes, la société a grandi en puissance, en activité, en fécondité, en prospérité et en gloire. De très-mauvais pas, des abîmes se sont rencontrés dans cette carrière de notre Europe, et plus d'une fois, loin de les éviter, elle s'y est précipitée; elle a commis beaucoup d'erreurs, de fautes, de crimes; le bien et le mal se sont mêlés dans une confusion déplorable; on peut adresser à notre civilisation d'amers et légitimes reproches; les idées qui y ont régné, les actes qu'ont entraînés ces idées ont souvent mérité d'être qualifiés de funestes égarements: gouvernements et peuples, dévots et philosophes, aristocrates et démocrates, conservateurs et libéraux de tous les pays et de tous les siècles ont, devant Dieu, de redoutables comptes à rendre, et c'est le droit de l'histoire de les leur demander ici-bas, et de dire la vérité sur les morts pour l'instruction et le salut des vivants. Aucune époque, aucun événement, aucun système, aucun parti n'a droit de se plaindre d'être ainsi sévèrement interrogé; et que fais-je moi-même aujourd'hui, quand je sonde sans pitié les mécomptes de nos pères et les nôtres? Mais ces rigueurs une fois exercées sur notre histoire ancienne et contemporaine, nos erreurs et nos torts une fois reconnus et signalés, voici les vérités qui demeurent. L'Europe entière, et notamment la France, marchent, depuis quinze siècles, dans les mêmes voies d'affranchissement et de progrès général. Ces voies ont conduit les peuples qui s'y sont le plus fermement engagés à ce haut degré de puissance, de prospérité et de grandeur que nous appelons et que nous avons droit d'appeler la civilisation moderne. Cette civilisation est surtout le fruit de cette grande idée que tout homme, à ce titre seul qu'il est homme, a droit à la justice, à la sympathie et à la liberté. C'est Jésus-Christ qui a fait entrer cette idée dans l'âme humaine d'où elle travaille à passer dans la société.
Dieu ne trompe pas le genre humain. Les peuples ne se trompent pas constamment dans le cours d'une longue destinée. L'abîme n'est pas au bout de quinze siècles de mouvement ascendant. Certes, les déviations, les temps d'arrêt, les ajournements, les mécomptes n'ont pas manqué à la civilisation française; elle n'en a pas moins continué de se développer et de poursuivre, tantôt sous terre, tantôt au grand jour, ses progrès et ses conquêtes. Et plus elle a grandi, plus la liberté politique lui est devenue nécessaire. L'épreuve de notre propre temps est, en ceci, pleinement d'accord avec celle des siècles. La liberté politique a subi, de nos jours, bien des éclipses; elle a toujours reparu et repris sa place, comme un droit froissé se relève, comme un besoin méconnu recommence à se faire sentir. En 1814, elle était proscrite; on la croyait morte. Je l'ai vue renaître et prospérer. En 1848, un violent accès de fièvre l'a saisie. En en sortant, elle a langui et dépéri. Je ne sais quelles traverses ou quelles attentes lui sont encore réservées; mais je répète ce que j'ai dit en commençant: j'ai confiance dans l'avenir de mon pays et de la liberté politique dans mon pays, car, à coup sûr, 1789 n'a pas ouvert, pour la France, l'ère de la décadence, et c'est dans le gouvernement libre seul que résident les garanties efficaces des intérêts généraux de la société, des droits personnels de tout homme, et du droit commun de l'humanité.
HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
DISCOURS DE M. GUIZOT
I
Discussion du projet de loi présenté le 22 mars 1819 sur les Journaux et Écrits périodiques.
--Chambre des députés.--Séance du 3 mai 1819.--
Le gouvernement présenta, le 22 mars 1819, trois projets de loi sur la liberté de la presse: le premier, intitulé Des crimes et délits commis par la voie de la presse ou tout autre moyen de publication, était une loi pénale qui définissait ce genre de crimes et de délits et déterminait les peines qui devaient y être attachées; le second, relatif à la poursuite et au jugement des crimes et délits commis par la voie de la presse ou tout autre moyen de publication, était une loi d'instruction et de procédure; le troisième, relatif aux journaux et écrits périodiques, établissait certaines conditions et règles spéciales pour ce genre de publication. Ces trois projets de loi avaient été, d'abord dans une commission préparatoire, ensuite dans le conseil d'État, l'objet d'une longue, profonde, très-libre et parfaitement sincère discussion, à laquelle j'avais pris part, de concert avec MM. de Serre, Cuvier, Decazes, Royer-Collard, Barante, Mounier, Allent, Portalis, Siméon, etc. Lorsqu'ils furent présentés à la Chambre des députés, je n'étais point membre de cette Chambre, n'ayant pas encore l'âge de quarante ans, exigé à cette époque pour y siéger; mais je fus chargé, comme conseiller d'État et commissaire du Roi, de concourir à la présentation des trois projets et d'en soutenir le débat public. C'était une situation difficile et ingrate; un commissaire du Roi avait l'air de défendre officiellement une cause et non d'exprimer son opinion propre; il ne pouvait s'engager personnellement dans la discussion et traiter avec ses adversaires comme se traitent entre eux des collègues. J'eus, dès le premier moment, un vif sentiment des inconvénients de cette situation, et je ne pris part aux débats que rarement et pour exposer des principes plutôt que pour engager ou soutenir des luttes. J'intervins quelquefois, en quelques paroles, pour donner des explications sur quelques dispositions des lois proposées; mais la loi sur les journaux et écrits périodiques fut la seule sur laquelle j'eus l'occasion de parler avec étendue et efficacité. Le principe du cautionnement exigé pour la fondation des journaux était vivement contesté par l'opposition; je répondis, dans la séance du 3 mai 1819, à ses diverses objections, spécialement à celles qu'avaient élevées, dans les séances du 1er et du 3 mai, MM. Daunou et Benjamin Constant.
M. Guizot, commissaire du Roi.--Les principes qu'on appelle absolus ne le sont souvent qu'en ce sens qu'ils sont despotiques et exigent que leur volonté soit faite sans souffrir qu'on examine s'ils ont raison. On s'en est servi plus d'une fois, comme Alexandre de son épée, pour trancher des noeuds qu'on ne voulait pas se donner la peine ou prendre le temps de délier. Et comme les réalités, qui ne sont ni flexibles ni complaisantes, n'ont pas toujours supporté patiemment l'application de ces prétendues vérités universelles, une lutte s'en est suivie qui, presque toujours, a fini par démontrer combien étaient étroits, incomplets et bornés ces principes si fiers qui avaient la prétention de dominer tous les faits comme s'ils les eussent tous prévus et embrassés.
N'est-ce pas sur un principe de ce genre qu'on se fonde pour vous inviter à repousser la garantie que le gouvernement vous propose d'exiger de tout entrepreneur d'un journal? On établit que, soit que l'on considère un journal comme l'exercice d'une industrie ou comme un mode de manifestation de la pensée, sous ces deux rapports, sa publication doit être aussi libre que celle de tout autre écrit, et que vous n'avez pas le droit d'imposer au journaliste aucune autre obligation que celle de répondre de ses actes, selon les lois pénales ordinaires. Toute autre garantie, dit-on, est en soi une mesure préventive, injustement restrictive de la liberté.
Avant de répondre directement à cette assertion, qu'il me soit permis, messieurs, de vous présenter une hypothèse. Je suppose que la Charte se fût bornée à dire qu'il y aurait des députés et des électeurs de députés, sans régler en rien les conditions à remplir pour être l'un ou l'autre. Vous occupant ensuite d'une loi sur les élections, auriez-vous conclu du silence de la Charte qu'il fallait n'exiger des électeurs aucune garantie et admettre le suffrage universel? Non, sans doute; vous auriez pensé que le droit d'élire les députés confère à ceux qui l'exercent trop de puissance, une trop grande puissance, une trop grande influence sur les destinées de la société, pour que la société ne soit pas autorisée à exiger d'eux préalablement des garanties de capacité, de lumières, d'indépendance. Vous auriez, de manière ou d'autre, réglé ces garanties, et vous l'auriez fait, non parce qu'il se serait agi d'un droit politique plutôt que d'un droit civil, car ces classifications scientifiques ne déterminent et ne changent en rien la nature des choses; vous l'auriez fait uniquement à cause de la puissance que confère ce droit et des résultats que peut entraîner, pour le bien ou le mal public, la manière dont il est exercé.
Ce que la Charte a fait, messieurs, ce que vous auriez fait, si elle eût gardé le silence, pour l'élection des députés, les lois l'ont fait, dans tous les pays et dans tous les temps, pour un certain nombre de cas analogues. Partout où elles ont reconnu le fait d'une puissance extraordinaire, d'une puissance capable de causer à la société de grands dommages, contre lesquels les menaces et les châtiments des lois pénales n'étaient pas de force ou de nature à lutter avec succès, elles ont exigé de ceux qui prenaient en main cette puissance des garanties particulières. Je ne fatiguerai point la Chambre de l'énumération des exemples; ils sont présents à sa pensée:--les médecins, les pharmaciens, les avocats, les notaires, les ministres de la religion, les conditions exigées pour remplir certaines fonctions publiques, etc... Mais je prie la Chambre de me permettre d'arrêter un moment son attention sur la nature de ce genre de garanties et sur les motifs qui les légitiment aux yeux de la raison la plus sévère.
Toutes les garanties que la société croit devoir exiger pour assurer sa conservation ont, au fond, pour principal et véritable but, de prévenir les dangers que la société redoute. Les lois pénales elles-mêmes, bien qu'elles ne frappent particulièrement que lorsque l'action nuisible est commise, se proposent surtout d'empêcher qu'elle ne se commette; et elles sont plus ou moins bonnes selon que leurs définitions, leurs procédures et leurs peines réussissent plus ou moins bien à cet égard. Les publicistes sont unanimes sur ce point; si les lois pénales n'avaient d'autre effet que de punir les coupables, la société ne pourrait subsister.
Appelée donc surtout, en dernière analyse, à prévenir les délits et leurs dangers, la législation avait à choisir entre deux manières d'atteindre à ce but: la prévention directe, qui consiste dans un examen préalable de l'action qui se prépare afin de s'assurer de son innocence; la prévention indirecte, qui résulte de la peine infligée à l'auteur de l'action coupable. On a bientôt reconnu que le premier mode était destructif de toute liberté, par conséquent de toute société véritable, et que le second, habilement combiné, avait, dans la plupart des cas, des effets préventifs suffisants pour mettre la société à l'abri.
Les progrès de la civilisation, c'est-à-dire de la liberté, c'est-à-dire de la justice, ont donc constamment tendu à bannir des lois la prévention directe pour lui substituer la prévention indirecte qui résulte du châtiment. Mais dans le cours de ces mêmes progrès, on a reconnu (et on n'a pas pu ne pas le reconnaître, car les faits s'inquiètent peu de complaire à de prétendues théories ou de les offenser), on a reconnu, dis-je, qu'il était un certain nombre de cas auxquels le mode de prévention qu'emploient les lois pénales ne pouvait suffire ou même s'appliquer, et dans lesquels cependant la sûreté sociale était grandement intéressée.--Aucune pénalité, par exemple, n'eût été applicable à l'ineptie ou à l'imprudence des médecins, à l'incapacité de tel ou tel ordre de fonctionnaires, à l'ignorance ou aux intentions factieuses des électeurs de députés.--Le fait constaté, fallait-il recourir, pour les cas de ce genre, à la prévention directe pure et simple? Fallait-il laisser la société sans garanties? L'un et l'autre système auraient été également impraticables, ou également funestes.
La nécessité, c'est-à-dire la raison des faits, a fait inventer des garanties d'une autre sorte, préventives jusqu'à un certain point, il est vrai, comme elles le sont toutes dans leur dernier but, mais non destructives de la liberté. Ces garanties ont consisté à s'assurer préalablement, non plus de l'innocence de chaque action particulière, mais de la capacité générale des agents. La société n'a interdit formellement à personne l'usage de la puissance qu'elle redoutait; elle n'en a pas non plus soumis l'exercice à une inspection antérieure et habituelle, mais elle a imposé, à quiconque voudrait s'en servir, l'obligation de remplir certaines conditions qu'elle a jugées propres à compenser l'insuffisance, ou l'inapplicabilité de la législation pénale. Ces conditions une fois remplies, elle a laissé aux citoyens toute leur liberté.
Le port d'armes et tous les exemples que je viens de citer, et beaucoup d'autres encore, ne sont que des garanties de ce genre.
Cela posé, messieurs, ou il faut nier absolument la nécessité de cette sorte de garanties dans tous les cas, pour les médecins comme pour les journalistes et pour les électeurs comme pour les médecins, ou il faut convenir que, si elles sont nécessaires dans certains cas, il est du devoir du législateur, quand l'occasion se présente, d'examiner si en effet elles le sont.
Je ne pense pas, messieurs, que la première opinion soit possible à soutenir; et peut-être serait-il aisé de prouver, à ceux-là même qui s'en croient et s'en disent les défenseurs, qu'il est plus d'une occasion où ils l'abandonnent, et qu'ils n'oseraient en suivre jusqu'au bout les rigoureuses conséquences. Or, la question, quant au principe, est la même dans tous les cas, et le principe une fois admis, elle se réduit toujours à une question de fait, de prudence. Il s'agit toujours uniquement d'examiner si, dans l'intérêt public, la garantie est nécessaire.
Après avoir ainsi repoussé un prétendu principe et l'avoir repoussé précisément parce qu'il n'est pas vrai d'une vérité absolue et universelle, nous retombons dans la seule question qui existe réellement, dans la question de savoir si les journaux sont aujourd'hui une puissance assez grande, assez redoutable pour que la société soit en droit d'exiger, de ceux qui prétendent à l'exercer, une garantie analogue à celle dont nous venons de parler.
Remarquez, messieurs, que je n'ai ici ni le besoin ni l'intention de médire des journaux, moins encore de les calomnier. Personne n'est plus convaincu que moi de leur utilité, de leur nécessité dans un gouvernement représentatif. C'est le mode de communication le plus rapide, le plus étendu, le plus sûr. Ils proclament et forment tour à tour l'opinion publique. Ils font assister la France entière à vos débats. Tous ces avantages prouvent précisément ce que je veux prouver, leur puissance. Et comme toutes les puissances, quelles qu'elles soient, se peuvent appliquer au mal comme au bien, je n'ai besoin, pour justifier mon point de départ, que de l'importance qu'attachent aux journaux ceux qui repoussent comme ceux qui soutiennent la mesure proposée.
Prenant donc la puissance des journaux comme un fait, et comme un fait utile, nécessaire même au succès de nos institutions, qu'il nous soit permis d'examiner quels sont les effets possibles de cette puissance non contestée. De la gravité et de la probabilité de ces effets dépend la nécessité de la garantie qu'on vous demande.
Trois causes se réunissent pour attribuer, parmi nous, à la puissance des journaux une rapidité et une énergie plus grandes encore que celles qui résultent nécessairement de la nature même de ce mode de publication.
Ces causes sont les circonstances passées, l'état actuel et particulier de l'ordre social en France, la nature de nos institutions considérées non-seulement dans leurs fondements essentiels, mais dans leur ensemble et leurs détails.
J'insisterai peu sur les circonstances passées; elles sont présentes à tous les esprits, et il est évident qu'elles fournissent à la fois aux journaux et plus de moyens pour agir vivement sur les lecteurs, et des lecteurs plus disposés à subir cette action dans toute sa vivacité. Les révolutions, messieurs, emploient presque autant d'années à se terminer qu'à se préparer; et de même que longtemps avant le jour où elles ont éclaté, la société se sentait travaillée d'une lutte sourde et douloureuse, de même, longtemps après qu'elles paraissent accomplies, elles agitent et tourmentent les gouvernements et les peuples. Il est mille fois plus court et plus aisé de relever les cités d'un pays ravagé par un vaste tremblement de terre que de rasseoir une société bouleversée dans sa constitution morale; et quand on étudie l'histoire des peuples devenus libres, on acquiert bientôt la conviction que l'époque où ils ont réellement joui de la liberté a été bien éloignée de celle qu'ils assignent eux-mêmes comme le terme définitif de sa conquête.
Nous sommes donc fermement convaincus que la raison puisée dans le passé pour demander, dans l'intérêt de tous, une garantie contre la puissance des journaux, n'est ni aussi indifférente, ni aussi frivole que quelques personnes peuvent le penser.
Mais il en est d'autres plus graves encore peut-être, quoique moins aperçues.
La Révolution nous a légué, messieurs, non-seulement un gouvernement nouveau, mais une société toute nouvelle qui ne ressemble en rien ni à celle qui l'a précédée, ni peut-être à aucune autre société passée ou présente. Ce changement intime et radical est provenu de l'introduction du principe de l'égalité dans toutes les parties, je dirais volontiers dans les replis les plus secrets de l'ordre civil. Il en est résulté ce fait qu'il n'y a plus aujourd'hui en France que le gouvernement et des citoyens ou des individus. La puissance publique est la seule qui soit réelle et forte. Il n'existe presque plus aucune de ces puissances intermédiaires ou locales que créent ailleurs, soit le patronage aristocratique, soit les liens des corporations, soit les priviléges particuliers, et qui, exerçant, dans leur ressort, des droits avoués et une force positive, dispensent le pouvoir central d'une partie des soins nécessaires pour que l'ordre soit maintenu partout. Je ne déplore point, comme quelques personnes, cette constitution nouvelle de l'ordre social; je suis convaincu qu'elle est destinée à produire les plus beaux, les plus salutaires développements. Mais il importe beaucoup de la bien connaître et d'en tenir compte dans les lois. Elle a cette conséquence inévitable que toute action, toute influence exercée sur la société, soit par le gouvernement, soit par d'autres que lui, s'y propage et s'y fait sentir d'une manière plus prompte, plus universelle et plus vive, car elle ne rencontre aucun de ces obstacles, aucune de ces masses difficiles à percer, qui ailleurs l'arrêtent ou la modifient. Les opinions, les impressions, les craintes, les espérances qui autrefois ne seraient parvenues jusqu'aux individus qu'après avoir traversé toutes les agrégations diverses dans lesquelles ils étaient fortement engagés, et après avoir subi l'effet de toutes les influences particulières auxquelles ils étaient soumis, les atteignent aujourd'hui directement et exercent librement sur eux toute leur puissance. Il est évident qu'en un tel état de choses, au sein de cette susceptibilité sociale, s'il est permis de le dire, dans cette dispersion morale d'une population d'ailleurs si pressée, l'action rapide et habituelle des journaux a plus d'énergie et peut produire plus de bien ou plus de mal que partout ailleurs. Nous avons été témoins du succès avec lequel un gouvernement qui n'est plus s'en est servi pour répandre et populariser en quelque sorte les principes de sa tyrannie; ils pourraient aussi servir à produire d'autres effets non moins funestes; et cette circonstance à laquelle on ne saurait échapper, cette nature particulière et nouvelle de notre ordre social suffiraient peut-être pour faire exiger, de ceux qui aspirent à exercer une influence si facile et si étendue, la garantie que le gouvernement vous propose.
Une seconde circonstance plus passagère, mais non moins évidente, nous paraît également digne d'attention.
La Révolution a changé la situation sociale d'une multitude d'individus; elle a appelé dans les classes supérieures de la société, dans la classe des citoyens actifs et influents, beaucoup d'hommes qui n'y appartenaient pas, qui n'avaient pan été élevés comme devant y appartenir. C'est un bien et un bien immense, car le véritable progrès de la civilisation consiste à étendre les limites de la cité, à accroître le nombre des citoyens. Mais quand ce progrès s'opère par une secousse violente, il ne se fait pas d'une manière complète et avec ensemble. La situation de beaucoup d'hommes change sans que ces hommes changent eux-mêmes autant qu'il le faudrait pour se trouver tout à fait en harmonie avec leur situation nouvelle. Le développement intellectuel et moral des individus ne marche pas aussi vite que le développement de leur existence matérielle, et la Révolution n'a pas réparti les lumières avec autant de rapidité et d'égalité que les fortunes. Il en est résulté ce fait qu'un assez grand nombre de citoyens estimables, utiles, importants par leurs propriétés, par leur industrie, par l'influence que leur situation les appelle à exercer dans les affaires publiques, n'ont cependant pas et ne peuvent avoir encore cette étendue d'idées, cette indépendance et cette tranquillité d'esprit que le cours naturel des choses doit faire acquérir à leurs enfants. Leur sagacité est admirable en ce qui touche les intérêts de leur situation nouvelle; mais c'est une situation craintive qui fournit à quiconque sait la manier mille moyens d'agir sur eux avec une extrême facilité. On peut leur inspirer des méfiances, leur communiquer des illusions injustes, chimériques, absurdes même, et j'en pourrais citer de bizarres exemples.
Si une garantie n'était exigée des journaux, il serait très-facile de s'en servir pour entretenir et pour répandre, dans une classe nombreuse de bons citoyens, des préventions et des erreurs dangereuses non-seulement pour l'intérêt public, mais pour les intérêts de ceux-là mêmes qui seraient le plus enclins à les adopter aveuglément.
Que si, de la considération de notre ordre social, nous passons à celle de nos institutions, nous y trouverons de nouvelles causes de la puissance des journaux et de l'énergie toute particulière qu'elle ne peut manquer d'avoir parmi nous. Il est des pays, messieurs, où le gouvernement de la société ne se rencontre pour ainsi dire qu'au centre, c'est-à-dire au lieu où il possède naturellement le plus de force, de sagesse et de lumières; dans le reste du territoire, l'administration est dirigée par des influences, par des autorités locales et presque indépendantes, dans la conduite desquelles le gouvernement proprement dit n'est point engagé. Chez nous, au contraire, le gouvernement et l'administration tout entière sont étroitement unis, ou plutôt c'est une seule et même chose. Je n'examine point les inconvénients ou les avantages de telles institutions; si cette question était un jour élevée, il serait facile, je crois, de démontrer que la société a beaucoup gagné à leur établissement. Quoiqu'il en soit, elles ont cette conséquence que le gouvernement, au lieu de ne pouvoir presque être atteint qu'au centre et dans les fonctionnaires d'un ordre supérieur, est partout présent et partout vulnérable dans une multitude d'agents dont on ne saurait raisonnablement espérer que la conduite ne donnera lieu à aucun reproche légitime. Aussi, tandis qu'en d'autres pays c'est aux actes généraux des pouvoirs supérieurs que s'attaquent surtout les journaux de l'opposition, vous les verrez ici, messieurs, livrer à l'administration cette petite guerre continuelle dans laquelle l'offensive a tant d'avantages et qu'il est si malaisé de repousser avec succès. Et comme les esprits d'un grand nombre de lecteurs ne seront guère moins frappés d'un abus particulier et local que d'une faute de politique générale, l'effet du reproche sera à peu près le même, quoique la matière en soit beaucoup moins grave. Certes, dans une situation pareille, le gouvernement aura besoin et de plus d'efforts, et de plus de vigilance, et de plus de mérite pour prévenir le combat ou pour remporter la victoire.
On ne saurait donc le nier, messieurs, la puissance, ou, si l'on veut, l'influence des journaux sera grande, forte, redoutable; tandis qu'ailleurs elle peut ne dériver que de la nature même de ce genre de publications, chez nous, une multitude de causes, et de causes très-actives, concourront avec celle-là pour la soutenir et pour l'accroître. Et ce ne sont là ni des suppositions ni de vaines craintes; ce sont des faits dont il ne faut point avoir peur, mais qu'il faut bien reconnaître, car les lois, qui peuvent les oublier, ne peuvent pas les détruire.
La conséquence naturelle et irrésistible de ces faits, c'est la nécessité de la garantie que le gouvernement vous propose. C'est par là, messieurs, et par là seulement qu'en cette occasion, comme en plusieurs autres, elle s'explique et se légitime. Car nous ne saurions partager l'opinion de l'honorable rapporteur de votre commission, qui n'a cherché le principe de cautionnements des journalistes que dans la nécessité d'assurer le payement d'amendes éventuelles. Si en effet il en était ainsi, l'un des préopinants aurait eu raison de s'étonner qu'on ne leur demandât pas aussi des otages. Mais le véritable principe, le principe légitime du cautionnement est ailleurs; il réside dans cet ensemble de faits que nous avons essayé de retracer et dont le résultat est d'attribuer aux journaux une puissance telle qu'on ne saurait, sans une grave imprudence, la livrer indistinctement à quiconque voudrait s'en saisir. L'objet du cautionnement est donc, non-seulement de pourvoir au payement des amendes, mais surtout de ne placer l'influence des journaux qu'entre les mains d'hommes qui donnent à la société quelques gages de leur existence sociale et lui puissent inspirer quelque confiance. On ne saurait le méconnaître, car cela est évident; les journaux ne sont point l'expression pure et simple de quelques opinions individuelles; ils sont les organes des partis, ou si l'on veut, des diverses opinions, des divers intérêts auxquels se rallient des masses plus ou moins nombreuses de citoyens. Eh bien! il n'est pas bon, il ne convient ni à la société, ni aux partis eux-mêmes, que ces organes publics soient pris et placés dans la région inférieure des opinions et des intérêts qu'ils expriment. Il est utile, il est sage de les contraindre à partir d'une sphère plus élevée, où se rencontrent à la fois et plus de lumières et plus de véritable indépendance, et des intérêts individuels plus étroitement unis à l'intérêt général. C'est l'habileté des lois d'amener tous les éléments de la société à s'élever et à s'épurer sans cesse. Par là elles assurent en même temps le maintien de l'ordre et les progrès comme les droits de la liberté.
C'est pour atteindre ce but, seul véritable et seul légitime objet du cautionnement que la quotité assignée par le projet de loi vous a été proposée; et la Chambre a déjà pressenti sans doute qu'on ne pouvait s'armer, pour combattre cette quotité, du taux possible des amendes, puisque ce n'est point sur la nécessité de pourvoir aux amendes qu'est fondé le principe du cautionnement lui-même. Pour prouver qu'il convient d'abaisser la limite proposée, il faudrait prouver qu'elle mettra quelque opinion générale, quelque intérêt commun à un assez grand nombre de citoyens, dans l'impossibilité d'avoir des journaux pour organes. Or, c'est, je crois, ce qu'il serait difficile d'établir. Nous persistons donc à demander à cet égard, et sauf en ce qui concerne les journaux de départements, l'adoption pure et simple du projet, nous réservant d'examiner, dans la discussion des articles, les divers amendements qui vous ont été proposés.
II
Discussion de l'Adresse dite des 221.
--Chambre des députés.--Séance du 16 mars 1830.--
Le 23 janvier 1830, je fus élu membre de la Chambre des députés, dans les arrondissements de Lisieux et de Pont-l'Évêque réunis, et par toutes les nuances de l'opposition 12. La session s'ouvrit le 2 mars. Le projet d'Adresse en réponse au discours du Trône fut présenté à la Chambre des députés le 15 mars. Il avait été préparé par une commission composée de MM. le comte de Preissac, Étienne, Kératry, Dupont de l'Eure, Gauthier, le comte Sébastiani, le baron Le Pelletier d'Aulnay, le comte de Sade, Dupin aîné, et présidée par M. Royer-Collard, président de la Chambre. La discussion s'ouvrit immédiatement, en comité secret, selon la règle à cette époque. Elle dura deux jours, et quoique très-franche de la part des adversaires comme des amis du cabinet, elle fut modérée et contenue presque jusqu'à la froideur. Les uns et les autres avaient un profond sentiment de la gravité de la situation et de la responsabilité qui s'attachait à toutes les paroles. La discussion générale et celle des quatre premiers paragraphes du projet d'Adresse remplirent la séance du 15 mars. C'était dans les cinq derniers paragraphes que résidaient la pensée et l'énergie de l'Adresse. Ils étaient ainsi conçus:
«Cependant, Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la fidélité que nous vous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de vous en dévoiler la cause.
«Sire, la Charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet, indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.
«Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'Administration. Votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés.
«Cette défiance ne saurait approcher de votre noble coeur. Non, Sire, la France ne veut pas plus de l'anarchie que vous ne voulez du despotisme; elle est digne que vous ayez foi dans sa loyauté, comme elle a foi dans vos promesses.
«Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction si profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance de son Roi, que la haute sagesse de Votre Majesté prononce! ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer, entre les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du Trône et de la grandeur de la France.»
A ces cinq paragraphes M. de Lorgeril, député du département d'Ille-et-Vilaine, proposa de substituer un amendement ainsi conçu:
«Cependant, Sire, notre honneur, notre conscience, la fidélité que nous vous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de faire connaître à Votre Majesté qu'au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, de vives inquiétudes se sont manifestées à la suite de changements survenus depuis la dernière session. C'est à la haute sagesse de Votre Majesté qu'il appartient de les apprécier et d'y apporter le remède qu'elle croira convenable. Les prérogatives de la couronne placent dans ses mains augustes les moyens d'assurer cette harmonie constitutionnelle aussi nécessaire à la force du Trône qu'au bonheur de la France.»
Je pris le premier la parole pour combattre cet amendement et soutenir le projet d'Adresse présenté par la commission. Mon intention et la pensée dominante de mon discours furent d'établir, par le tableau des faits comme par l'exposé des principes, que l'harmonie des pouvoirs constitutionnels était aussi nécessaire à la force du Gouvernement lui-même qu'à la grandeur et au bonheur de la France. Tout en faisant acte d'opposition, j'avais à coeur de me montrer pénétré des nécessités et des droits du pouvoir dans un régime libre, et de rester étranger à toute hostilité contre le gouvernement fondé en 1814.
M. Guizot, répondant à M. de Lorgeril.--Messieurs, je viens repousser l'amendement qui vous est proposé et demander l'adoption pure et simple du paragraphe de votre commission.
Parmi les motifs qui me déterminent, quelques-uns ont déjà été présentés dans la discussion, soit hier, soit aujourd'hui; je n'y reviendrai point. D'autres, à ce qu'il me semble, n'ont pas encore été allégués; je demande à la Chambre la permission de les mettre sous ses yeux.
On a beaucoup parlé de l'état d'inquiétude et de trouble où l'avènement du ministère a jeté la France; les ministres s'en sont défendus en disant tantôt que ce trouble n'était point naturel ni général, qu'au fond le pays était tranquille; tantôt que si le mal existait, on ne pouvait le leur imputer, car ils n'avaient rien fait; et on n'alléguait, on ne pouvait alléguer contre eux aucune série d'actes, aucun acte qui pût vraisemblablement être considéré comme la cause d'une telle agitation.
Je n'ai rien à dire, messieurs, contre l'inaction en général; elle peut être un utile moyen du gouvernement; le temps seul dissipe bien des préventions, surmonte bien des obstacles, et je comprends que souvent le pouvoir demeure immobile et s'en remette au temps du soin de guérir certains maux de l'état social.
Mais, messieurs, le temps n'a point manqué au ministère; il existe depuis plus de sept mois; que nous a valu son inaction? Les esprits se sont-ils calmés? Les préventions se sont-elles évanouies? Sommes-nous hors de la crise où son avènement nous avait plongés?
Évidemment non: l'anxiété publique, au contraire, a toujours été croissant: aujourd'hui encore la crise continue et s'aggrave; le ministère peut parler de son inaction, mais il n'a aucun bon résultat à en produire; elle n'a point suffi à guérir le mal que nous a fait son existence.
C'est que ce mal, je le crains, messieurs, est plus profond, plus général que ne le supposent ceux-là même qui y croient. Ce n'est pas dans les esprits seulement que le trouble à été porté; la sécurité publique n'a pas eu seule à souffrir de l'influence du ministère; ailleurs aussi il a jeté la plus déplorable perturbation.
Sous quels auspices, messieurs, au nom de quels principes, de quels intérêts le ministère s'est-il formé? Au nom du pouvoir menacé, de la prérogative royale compromise, des intérêts de la couronne mal compris et mal soutenus par ses prédécesseurs. C'est là la bannière sous laquelle il est entré en lice, la cause qu'il a promis de faire triompher.
On a dû s'attendre dès lors à voir l'autorité exercée avec vigueur et ensemble, la prérogative royale très-active, les principes du pouvoir non-seulement proclamés, mais pratiqués, aux dépens peut-être des libertés publiques, mais du moins au profit du pouvoir lui-même.
Est-ce là ce qui est arrivé, messieurs? le pouvoir s'est-il affermi depuis sept mois? A-t-il été exercé énergiquement, activement, avec confiance et efficacité?
Je ne le pense pas.
Et ne croyez pas, messieurs, qu'en adressant au ministère cette question, je veuille lui demander s'il a exercé le pouvoir à l'exemple de ces gouvernements infatigables, insatiables, dont la dévorante activité a longtemps pesé sur la France. Une telle activité n'est point nécessaire pour que le pouvoir se déploie et s'affermisse; il ne perd rien à savoir se reposer, laisser la société à elle-même et ne paraître ou n'agir que lorsqu'on a vraiment besoin de lui. Cependant, pour se fortifier, pour se maintenir seulement, il faut que le pouvoir agisse; l'exercice lui est salutaire; pour qu'on croie en lui, il faut qu'il sache faire sentir sa présence, même quand il n'use pas de sa force. Il faut surtout qu'il n'ait pas l'air embarrassé, incertain, qu'il se confie en lui-même, n'élude point les occasions d'agir et se montre toujours prêt. A ces conditions, mais à celles-là seulement, le pouvoir se relève et s'affermit.
Ces conditions, messieurs, le ministère ne les a point remplies: jamais, à mon avis, le pouvoir ne s'est montré plus faible, plus chancelant, plus empressé de reculer devant les difficultés, plus agité de doutes sur lui-même, sur ses moyens, sur son avenir. En voulez-vous la preuve la plus évidente? Interrogez le public; il ne porte pas aujourd'hui au ministère plus de confiance que dans les premiers jours de son avénement, mais il ne lui porte plus aucune crainte. On se méfie de ses intentions et on se rit de son impuissance. Est-ce là ce qu'il devait faire de la prérogative royale? Est-ce là ce retour aux maximes et aux pratiques efficaces du pouvoir qu'il avait promis à ses amis?
Ou je m'abuse fort, messieurs, ou depuis sept mois le pouvoir a perdu en confiance et en énergie tout autant que le public en sécurité.
Il a perdu autre chose encore. Il ne consiste pas uniquement dans les actes positifs et matériels par lesquels ils se manifeste; il n'aboutit pas toujours à des ordonnances et à des circulaires. L'autorité sur les esprits, l'ascendant moral, cet ascendant qui convient si bien dans les pays libres, car il détermine les volontés sans leur rien commander, c'est là une importante partie du pouvoir, la première peut-être en efficacité comme en dignité. C'est aussi celle, à coup sûr, dont le rétablissement est aujourd'hui le plus désirable pour notre patrie. Nous avons connu des pouvoirs très-actifs, très-forts, capables de choses grandes et difficiles; mais soit par le vice de leur nature, soit par le malheur de leur situation, l'ascendant moral, cet empire facile, régulier, inaperçu, leur a presque toujours manqué.
Le gouvernement du roi est, plus que tout autre, appelé à le posséder et à l'exercer. Il ne tire point son droit de la force; nous ne l'avons point vu naître; nous n'avons point contracté avec lui ces familiarités dont il reste toujours quelque chose envers des pouvoirs qui n'étaient pas hier et à l'enfance desquels ont assisté ceux qui leur obéissent. Le respect s'attache à l'antique possession, à l'antique gloire, et le respect est la base de l'autorité morale. Qu'a fait le ministère de celle qui appartient naturellement, sans préméditation, sans travail, au gouvernement du roi? L'a-t-il habilement employée et agrandie en l'employant? Ne l'a-t-il pas au contraire gravement hasardée en la mettant aux prises avec les craintes qu'il a fait naître et les passions qu'il a suscitées?
Est-ce là, messieurs, ce que le ministère appelle prendre en main la cause du pouvoir, faire prévaloir ses principes, l'élever au-dessus des atteintes de ses ennemis?
Ce n'est pas encore là tout le mal; il ne s'est point renfermé dans l'intérieur du gouvernement proprement dit, et la couronne n'est pas seule à en souffrir. L'existence du ministère actuel a également porté le trouble dans tous les grands corps de l'État, dans tous les pouvoirs qui concourent au maniement des affaires publiques; tous ont été, ou plutôt sont aujourd'hui, par la même cause, jetés hors de leur situation naturelle, régulière, et frappés d'un pénible embarras.
Permettez, messieurs, que j'en appelle à la Chambre elle-même; elle est, je crois, le plus éclatant exemple du fait que je signale en ce moment. Mais j'aborde avec quelque inquiétude un tel sujet; s'il m'arrivait de m'écarter des convenances parlementaires, s'il m'échappait quelque mot contraire aux usages de la Chambre, je le désavoue d'avance, je prie la Chambre de vouloir bien m'excuser et m'avertir.
Ce n'est point, messieurs, votre unique mission de contrôler, ou du moins de contredire le pouvoir; vous ne venez pas ici uniquement pour étudier, relever ses erreurs, ses torts et en instruire le pays; vous y venez aussi, et d'abord peut-être, pour entourer le gouvernement du roi, pour l'éclairer en l'entourant, pour le soutenir en l'éclairant. Ce n'est point le goût de la critique, le désir d'une popularité visible, extérieure, qui prévalent dans cette Chambre; elle souhaite surtout que l'administration soit bonne, utile au pays, qu'une grande, une imposante majorité se puisse rallier autour d'elle et lui prêter de la force en retour des biens qu'elle assurerait à la France.
Eh bien, messieurs, quelle est aujourd'hui, dans la Chambre, la situation des hommes les plus disposés à former une majorité semblable, les plus étrangers à tout esprit d'opposition, à toute habitude d'opposition? Ils sont réduits à faire de l'opposition; ils en font malgré eux, par conscience; ils voudraient rester toujours unis au gouvernement du roi et il faut qu'ils s'en séparent; ils voudraient le soutenir et il faut qu'ils l'attaquent. Les mêmes sentiments les animent toujours; ils poursuivent toujours le même but; mais ce n'est plus par les mêmes voies qu'ils peuvent l'atteindre; ils ont été poussés hors de leurs propres voies. La perplexité qui les agite, c'est le ministère qui la leur a faite; elle durera, elle redoublera tant que nous aurons affaire à lui.
Et cette autre portion de la Chambre, messieurs, qui, plus ombrageuse, plus ardente, se voue spécialement à la recherche des fautes du pouvoir et à la défense des libertés publiques, croyez-vous qu'elle n'ait pas été aussi troublée dans sa situation, que la perturbation générale ne l'ait pas atteinte? Son rôle, le rôle de l'opposition, ne se borne point, dans le gouvernement représentatif bien réglé, à épier la conduite du pouvoir, à découvrir et à proclamer ses fautes; elle aussi a peut-être pour principale mission d'indiquer, de solliciter les améliorations, les réformes que peut recevoir la société.
Libre du poids des affaires, exempte de la responsabilité immédiate et positive qui s'y attache, l'opposition s'avance en général la première et hardiment dans la carrière de la civilisation; elle en signale d'avance les bienfaits, les conquêtes possibles; elle presse, elle somme le pouvoir de s'en saisir au profit du pays. Elle vit d'avenir enfin et d'espérances souvent lointaines, mais glorieuses. Comment pourrait-elle se livrer aujourd'hui à de telles pensées? Dans l'état des esprits, dans les relations actuelles de la société et de ceux qui la régissent, qui peut songer à demander des améliorations, des réformes? La lutte actuelle nous préoccupe tous; qui peut travailler pour un long avenir quand le présent est à ce point troublé et compromis?
Comme les partisans de l'ordre et du repos, les amis du mouvement et du progrès sont donc enlevés à leurs pratiques habituelles et favorites; les uns et les autres éprouvent le même trouble, le même désappointement.
Portez vos regards hors de cette Chambre, messieurs, interrogez sur leur situation tous les grands pouvoirs publics, vous les trouverez tous atteints du même mal. Je n'en citerai qu'un exemple de plus, mais il me semble frappant, c'est celui des tribunaux. Quelle est leur mission ordinaire? De protéger l'ordre public, de réprimer les excès qui le menacent, les écarts des libertés individuelles. Sans doute ils ont aussi pour mission de protéger les libertés individuelles et publiques, de les défendre contre les excès du pouvoir, et c'est leur devoir, leur gloire de la remplir. Mais quand c'est là le caractère dominant de leur activité, quand les tribunaux paraissent surtout inquiets des tentatives du pouvoir, quand c'est le pouvoir qui se plaint d'eux, n'y a-t-il pas évidemment perturbation? Les corps judiciaires ne sont-ils pas enlevés à leur état naturel?
Messieurs, voilà quelle est aujourd'hui la situation de de tous les pouvoirs publics; la voilà telle que le ministère la leur a faite. Une seule force peut-être, une seule puissance se sent aujourd'hui à l'aise en France et se déploie avec la confiance qu'elle est dans sa voie propre et naturelle; c'est la presse. Jamais, à mon avis, son action ne nous fut plus nécessaire et plus salutaire; c'est elle qui, depuis sept mois, a déjoué tous les desseins, tous les essais, tous les efforts; mais cette prépondérance presque exclusive de la presse est redoutable et atteste toujours un fâcheux état du gouvernement et de la société.
Cette perturbation générale des pouvoirs publics, cette altération de leur état naturel, de leurs habitudes régulières, c'est là, messieurs, le mal qu'il faut aller chercher au delà de l'agitation des esprits et auquel il est urgent de porter remède. On vous a dit que la France était tranquille, que l'ordre n'était nullement troublé. Il est vrai; l'ordre matériel n'est point troublé; tous circulent librement, paisiblement; aucun bruit ne dérange les affaires. Le mal que je viens de signaler en existe-t-il moins? Est-il moins grave? Ne frappe-t-il pas, n'agite-t-il pas la pensée de tous les hommes sensés et clairvoyants? Il est plus grave que bien des émeutes, plus grave que les désordres, les tumultes matériels qui ont, il n'y a pas longtemps, agité l'Angleterre.
De tels désordres sont d'ailleurs un avertissement que le pouvoir ne saurait ignorer; il faut bien, à leur explosion, qu'il s'aperçoive du mal et se décide au remède. Pour nous, messieurs, nous n'avons aucun avertissement de ce genre; la surface de la société est tranquille, si tranquille que le gouvernement peut fort bien être tenté d'en croire le fond parfaitement assuré et de se croire lui-même à l'abri de tout péril. Nos paroles, messieurs, la franchise de nos paroles, voilà le seul avertissement que le pouvoir ait à recevoir parmi nous, la seule voix qui se puisse élever jusqu'à lui et dissiper ses illusions. Gardons-nous d'en atténuer la force; gardons-nous d'énerver nos expressions; qu'elles soient respectueuses, qu'elles soient tendres, c'est notre devoir et personne n'accuse votre commission d'y avoir manqué; mais qu'elles ne soient point timides et douteuses. La vérité a déjà assez de peine à pénétrer jusqu'au cabinet des rois; ne l'y envoyons point faible et pâle; qu'il ne soit pas plus possible de la méconnaître que de se méprendre sur la loyauté de nos sentiments. Je vote contre tout amendement et pour le projet de la commission.
III
Présentation et discussion du projet de loi relatif à la publication de la liste des Électeurs et du Jury dans chaque département, pour l'année 1831.
--Chambre des députés.--Séances des 14 et 25 août 1830.--
Comme ministre de l'intérieur, j'étais appelé à prendre soin que le cours régulier et légal de l'administration fût aussi peu troublé ou suspendu que cela était possible par la révolution qui venait de s'accomplir. Ce fut à ce titre et dans cet esprit que je présentai, le 14 août, le projet de loi suivant, et que je répondis le 25 août aux objections élevées dans le débat. Ce projet, adopté par les deux Chambres, fut promulgué comme loi, le 11 septembre 1830.
M. GUIZOT, ministre de l'intérieur.--Messieurs, d'après la loi du 2 juillet 1828, la liste électorale et du jury doit être publiée chaque année, dans chaque département, le 15 août, et révisée selon les formes et dans les délais énoncés au titre 1er de cette loi.
L'impression de cette liste était déjà assez avancée dans plusieurs départements et près de commencer dans les autres lorsque la publication des ordonnances du 25 juillet est venue arrêter ce travail. Les glorieux événements qui retentissent autour de nous ont momentanément suspendu le cours régulier de l'administration. Beaucoup de fonctionnaires sont révoqués ou ont abandonné leur résidence; leurs successeurs arrivent à peine et sont pressés de pourvoir avant tout à la sûreté du pays. Il est matériellement impossible que la loi du 2 juillet 1828 soit exécutée, c'est-à-dire que les listes électorales soient partout publiées le 15 août, débattues, révisées et définitivement rectifiées du 15 août au 20 octobre, comme cette loi le prescrit.
Quelques personnes pourraient penser que le pacte constitutionnel qui vient d'être promulgué annonçant d'importantes modifications à notre législation électorale, il conviendrait d'attendre ces modifications pour rédiger et publier de nouvelles listes, afin qu'elles y fussent conformes. Mais, messieurs, cette publication n'a pas les listes électorales seules pour objet; elle s'applique, en même temps, et pendant une année, au service du jury. Il y a donc ici une impérieuse nécessité, un grand intérêt public qui ne saurait attendre. La liste générale des citoyens aptes à être jurés doit être révisée et arrêtée aussi promptement qu'il se pourra faire, en 1830, afin que la liste destinée au service des assises pour l'année prochaine soit dressée et publiée légalement le 1er janvier 1831.
Un moyen simple se présente. C'est du 15 août au 20 octobre que, d'après la loi du 2 juillet 1828, doivent s'accomplir toutes les opérations de la révision des listes; il suffit de retarder d'un mois l'ensemble de ces opérations, c'est-à-dire de les reporter du 15 septembre au 20 novembre, pour satisfaire à la nécessité.
Tel est, messieurs, l'unique but du projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous proposer. Il rend à l'administration le temps de publier les listes, aux citoyens celui de les examiner et de les débattre, sans rien préjuger sur les changements qui pourront y être apportés plus tard par une nouvelle législation électorale, sans altérer aucune des formalités, aucune des garanties que la loi du 2 juillet 1828 a voulu donner. Cette loi sera pleinement exécutée; elle le sera seulement du 15 septembre au 20 novembre, au lieu de l'être du 15 août au 20 octobre.
Une seule disposition y est ajoutée. L'article 83 de notre Charte constitutionnelle admet, dès l'âge de vingt-cinq ans, à l'exercice des droits électoraux, les citoyens qui réunissent d'ailleurs les conditions déterminées par les lois. Il n'y a point ici d'ajournement, point de question subordonnée à une nouvelle législation électorale; c'est un droit acquis, complet, et dont les citoyens doivent immédiatement jouir. L'article 2 du projet de loi leur en assure sans retard l'exercice: la disposition de la Charte est formelle et n'a pas besoin de confirmation légale; mais, il a paru utile d'en proclamer l'exécution.
J'ai l'honneur de donner à la Chambre lecture du projet de loi.
PROJET DE LOI.
Art. 1er. Les opérations relatives à la révision des listes électorales et du jury qui, en vertu des articles 7, 10, 11, 12 et 16 de la loi du 2 juillet 1828, doivent avoir lieu du 15 août au 20 octobre de chaque année, seront, à raison des circonstances et seulement pour la présente année 1830, retardées d'un mois.
En conséquence, la liste électorale du jury sera publiée dans chaque département le 15 septembre; le registre des réclamations sera clos le 31 octobre; la clôture de la liste aura lieu le 16 novembre, et le dernier tableau de rectifications sera publié le 20 du même mois de novembre.
Art. 2. Seront compris dans lesdites listes aux termes de l'article 33 de la Charte constitutionnelle, les électeurs qui, jusqu'au 16 novembre inclusivement, auront atteint l'âge de vingt-cinq ans, et réuniront les conditions déterminées par les lois.
M. de Podenas, député de l'Aude, ayant fait quelques objections sans proposer aucun amendement, je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--L'honorable préopinant reconnaît la nécessité de pourvoir à la publication immédiate des listes du jury. Il convient que, sous ce rapport, le service public ne peut pas attendre. Il me paraît avoir oublié qu'aux termes de la loi même sur le jury, ces listes se composent de deux parties: la première, la liste des électeurs; la seconde, la liste additionnelle qui comprend certaines professions libérales. Pour faire la liste du jury, il faut donc nécessairement faire aussi la liste des électeurs. On ne peut pas publier une liste spéciale du jury indépendante de celle des électeurs.
Quant à la composition de la liste des électeurs, je ferai remarquer que les lois subsistent tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées; La Charte contient des dispositions de nature différente. Les unes sont définitives et impératives, et déterminent l'âge des électeurs, et c'est en vertu de ces dispositions que nous avons pu vous proposer d'abaisser l'âge des électeurs à vingt-cinq ans. Les autres dispositions concernant le cens ne sont pas encore déterminées. La Charte dit qu'elles le seront par une loi. Tant que cette loi ne sera pas rendue, il n'est pas possible de comprendre dans la liste des électeurs les citoyens dont le cens n'est pas encore fixé. Nous nous trouvons donc dans cette double nécessité: d'une part, de faire une liste des électeurs, comme première partie de la liste du jury, et de l'autre, de ne pouvoir comprendre dans cette liste les citoyens dont le cens n'est pas déterminé par la loi.
L'intention du gouvernement est de proposer, aussitôt qu'il le pourra, la loi des élections; et alors le cens des électeurs sera définitivement réglé. Mais, quant à présent, dans l'obligation où nous sommes de publier immédiatement la liste du jury et d'y comprendre celle des électeurs, nous n'avons pu que nous en tenir, pour les électeurs, aux conditions légales existantes.
IV
Présentation et discussion du projet de loi relatif au mode de pourvoir aux élections vacantes dans la Chambre des députés.
--Chambre des députés.--Séances des 14 et 30 août 1830.--
Par suite soit des démissions, soit des changements dans les diverses branches de l'administration qu'avait amenés la révolution de Juillet, cent quatorze siéges étaient vacants dans la Chambre des députés. Il était indispensable de les faire remplir par des élections nouvelles, sans attendre que les modifications annoncées dans la législation électorale fussent accomplies. Diverses questions provisoires, mais importantes et délicates, s'élevaient à ce sujet. Le projet de loi suivant, destiné à les résoudre, fut adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 12 septembre 1830.
M. GUIZOT, ministre de l'intérieur.--Messieurs, plusieurs siéges sont vacants dans cette Chambre; il importe d'y pourvoir sans retard. Il importe qu'une assemblée qui a déjà si bien mérité de la patrie en consacrant et consommant en un jour, avec une fermeté rapide et prudente, l'oeuvre glorieuse de la résistance nationale, ne voie point de vide dans ses rangs.
Pour la compléter, une question grave se présente. D'importantes modifications à notre législation électorale sont annoncées. Elles ne sauraient être assez promptement accomplies pour que les élections aujourd'hui vacantes aient lieu sous leur empire. Ces élections se trouvent nécessairement placées sous l'empire des lois actuellement subsistantes, car les lois subsistent tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées ou changées; et c'est un des plus impérieux besoins de la société que, partout où ne vient pas frapper une nécessité absolue, irrésistible, sa vie légale continue sans interruption. Mais les lois électorales encore en vigueur contiennent un principe si fortement réprouvé par la conscience publique, et dont la prochaine abolition a été si hautement proclamée qu'il y aurait une sorte d'inconséquence choquante à en autoriser plus longtemps l'application.
C'est le principe du double vote. Quoique leur prompte solution soit désirable, les autres questions peuvent et doivent être ajournées à la discussion générale et approfondie des lois annoncées. Le double vote n'est plus une question. Aboli en principe par la Charte, nous pensons qu'en fait il doit disparaître.
Il faut donc prendre une mesure qui, sans rien compromettre, sans reconstituer précipitamment et au hasard notre législation électorale, en expulse immédiatement le double vote et affranchisse les élections qui vont avoir lieu de la nécessité de le subir.
Pour atteindre ce but, il nous a paru que le moyen le plus simple était d'ordonner que les colléges d'arrondissement pourvoieraient seuls aux élections vacantes, y compris celles qui auraient été faites par des colléges de département. Dans ce dernier cas, un tirage au sort, fait dans la Chambre en séance publique, déterminera lequel des arrondissements électoraux du département devra procéder au remplacement du député élu naguère par le collège départemental.
Le tirage au sort en pareille matière n'est point un procédé nouveau et inusité dans cette Chambre; elle en a usé plusieurs fois, par exemple pour déterminer le classement des départements en séries et l'ordre des séries, quand le renouvellement par cinquième était en vigueur.
Cette mesure purement transitoire satisfait au besoin du moment, à la conscience publique, et laisse aux délibérations futures des Chambres, sur notre législation électorale, toute la liberté, toute la maturité qui leur doivent appartenir.
J'ai l'honneur de donner à la Chambre lecture du projet de loi.
PROJET DE LOI.
Art. 1er. Il sera pourvu par les collèges d'arrondissement aux vacances occasionnées dans la Chambre des députés par suite de démission ou par toute autre cause, soit que les députés à remplacer aient été élus par un collége d'arrondissement ou par un collége de département.
Art. 2. Dans ce dernier cas, il sera procédé dans la Chambre des députés, et en séance publique, à un tirage au sort entre les divers arrondissements électoraux du département où aura lieu la vacance, pour déterminer quel ou quels arrondissements devront procéder au remplacement du ou des députés élus par le collége de département, de telle sorte que nul arrondissement n'ait plus d'un de ces députés à nommer.
Art. 3. Les dispositions de la présente loi sont purement transitoires, et valables uniquement jusqu'à ce qu'il ait été légalement pourvu aux modifications à apporter à la législation électorale maintenant en vigueur.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Je ne viens ici appuyer ni combattre au fond et en lui-même l'amendement qui vous est proposé 13. Je viens seulement faire remarquer à la Chambre l'inconvénient qu'il y aurait à décider cette question à propos d'une loi transitoire, au lieu de la renvoyer à la loi définitive.
Le plus grand inconvénient qui se soit fait sentir dans les lois d'élections dont on s'est occupé, c'est qu'elles n'ont pas été fondées sur le connaissance des faits; c'est qu'on a procédé d'une manière abstraite, à priori, sans savoir sur quoi on agissait, et sans pouvoir indiquer quels seraient les résultats de la loi en délibération.
Ainsi, on vous propose d'abaisser à 200 fr. le cens électoral, et on ne peut pas prévoir quel nombre d'électeurs arrivera par cet abaissement; on ne peut pas dire s'il sera nécessaire, à raison de ce nombre, de fractionner les colléges autrement qu'ils ne le sont. C'est là un inconvénient immense. Vous avez, dans la loi des élections actuelle, des faits connus pour le cens de 300 fr. Vous savez quel résultat vous en pouvez attendre. Ces résultats non-seulement n'ont rien de dangereux en eux-mêmes, mais ils ont amené des Chambres qui ont vaillamment soutenu la cause des libertés publiques, et qui ont aidé le pays à triompher définitivement. Vous n'avez donc rien à craindre; vous les connaissez; mais ce qui arrivera de l'abaissement du cens à 200 fr., vous ne pouvez en aucune façon le prévoir.
Je ne dis pas que le résultat soit mauvais, qu'il ne faille pas l'admettre, mais je dis qu'il ne faut rien préjuger, et qu'avant tout il faut constater les faits résultant de l'abaissement du cens.
On peut, par des renseignements administratifs, savoir le nombre des cotes entre 300 fr. et 200 fr. On peut au moins en approcher et prévoir quelles combinaisons seront nécessaires pour amener le cens de 200 fr. dans la loi électorale. Mais dès aujourd'hui, dans l'absence complète des renseignements et des faits, vous agiriez en aveugles en abaissant le cens, et c'est un des plus grands inconvénients qui se soient fait sentir dans toutes les lois d'élection.
J'ajouterai une remarque des plus importantes: c'est que les élections que vous avez à faire doivent être faites en vertu des listes actuellement existantes, sur un tableau de rectification, dans le délai d'un mois. Vous avez un grand intérêt à ce que vos bancs se remplissent. Si vous abaissez le cens, l'introduction d'un grand nombre d'électeurs rendra plus longue et plus difficile la confection des listes, et il nous importe beaucoup que le délai d'un mois ne soit pas dépassé.
Je ne rentrerai pas dans la discussion générale. Vous n'avez en ce moment qu'une loi provisoire à faire. Il y aurait une sorte de contradiction à faire une loi provisoire, et à décider dans cette loi une des plus grandes questions qui appartiennent à la loi définitive, et que vous ne pouvez décider qu'avec connaissance de cause. Je demande, en conséquence, que la question de l'abaissement du cens soit renvoyée à la discussion de la loi définitive.
V
Présentation et discussion du projet de loi relatif à la réélection des Députés promus à des fonctions publiques salariées.
--Chambre des députés.--Séances des 17 et 27 août 1830.--
L'obligation, pour les députés promus à des fonctions publiques salariées, de se soumettre à la réélection était l'une des réformes promises par la disposition finale de la Charte de 1830. Le projet de loi suivant, destiné à accomplir cette réforme, fut adopté par les deux Chambres, avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 12 septembre 1830.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, la Charte a ordonné qu'une loi fût rédigée pour obliger à la réélection les membres de la Chambre des députés appelés à des fonctions publiques.
Avant que la Charte eût posé ce principe, la conscience publique l'avait reconnu. La Charte, telle qu'une heureuse révolution l'a développée, n'a eu qu'à consacrer des vérités auxquelles quinze ans d'expérience et de discussion avaient donné le sceau de l'évidence; elle a fait passer la raison commune dans le droit écrit.
Tel est le caractère du projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous présenter, et qui astreint à la réélection les députés promus à de nouveaux emplois. Les motifs en sont si connus, si généralement sentis, qu'il semble superflu de les exposer de nouveau. Le raisonnement et les faits ont d'avance convaincu le législateur.
La proposition n'est pas nouvelle dans cette Chambre; elle y a pris naissance. Présentée sous des administrations bien diverses, elle y a couru diverses fortunes. Plus d'une fois ajournée ou rejetée, elle y fut admise il y a trois ans pour la première fois, et quoique alors elle échouât dans une autre enceinte, il fut aisé de prévoir que son temps approchait et qu'elle triompherait de la prochaine épreuve. A travers toutes ces vicissitudes, le principe a gagné de jour en jour plus de crédit et d'autorité.
Une seule objection inquiète encore quelques esprits sages; ils craignent que cette garantie nouvelle ne soit un affaiblissement pour le pouvoir, et qu'il n'ait peine à marcher chargé de cette nouvelle entrave.
Mais, messieurs, ici comme en beaucoup d'autres questions, ne méconnaît-on pas la nature et la destinée du pouvoir dans un État constitutionnel? N'oublie-t-on pas qu'il s'y fortifie ou s'y affaiblit par des causes toutes différentes de celles qui produisent de tels effets dans un gouvernement absolu? Cette nécessité d'obtenir constamment l'assentiment public, qui est aujourd'hui la condition du gouvernement, ne doit pas être regardée seulement comme une limite, comme une garantie préventive; c'est aussi un principe fécond de force, un puissant moyen d'action. Sans doute elle empêche, elle retarde souvent; mais elle donne, aux hommes et aux mesures qu'elle appuie, une irrésistible autorité. Sans doute le pouvoir aujourd'hui doit posséder des moyens d'imposer aussi à l'opinion publique des délais et des épreuves, et c'est là sa garantie contre l'entraînement et la précipitation; mais toutes les épreuves accomplies, tous les délais épuisés, le pouvoir doit accepter le voeu du pays, se l'approprier, s'en armer pour ainsi dire; et il est très-fort alors, beaucoup plus fort par l'élection, par la discussion, par la publicité, qu'il ne l'a jamais été par l'indépendance et le secret.
Ne craignons donc pas de multiplier les liens qui rapprochent la société et son gouvernement, d'instituer de nouveaux moyens de constater, de resserrer leur union. Nous ne sommes plus, grâce au ciel, dans une situation politique où la société doive faire peur au pouvoir; tout à l'heure encore il en était autrement. Peut-être même est-ce la position où se trouvait le dernier gouvernement qui fait encore illusion à quelques esprits. Ce qui pour lui était redoutable leur semble encore à craindre aujourd'hui; tant le passé est lent à sortir complétement de la pensée! tant l'habitude nous fait voir longtemps ce qui n'est plus! Le dernier gouvernement portait en lui-même un principe de faiblesse qui ne lui permettait ni d'accepter pleinement les conditions légales de son existence, ni même d'user de toutes les ressources que lui offrait son organisation politique. Il ne pouvait, il n'osait ni respecter toutes ses limites, ni profiter de tous ses droits. La règle et l'activité constitutionnelles lui étaient également importunes. Il y avait en lui quelque chose d'antipathique à l'élection, à la responsabilité, à la publicité. C'étaient autant d'épreuves qu'il ne savait pas supporter et dont il ne pouvait s'affranchir. Elles étaient donc pour lui une vraie cause d'affaiblissement; elles mettaient de plus en plus en lumière le vice essentiel de sa nature. Elles divulguaient ce secret d'incompatibilité que le 26 juillet a fait éclater. Mais ce n'est point sur un tel précédent qu'il faut juger le gouvernement nouveau. Sa situation est toute différente. Il n'a rien à cacher, rien à pallier; et, comme il est essentiellement national, il ne recule pas devant la nation. Il la cherche au contraire, puise de la force où le précédent ne trouvait que faiblesse, et sort plus affermi des épreuves dont le nom seul ébranlait l'autre. Il n'y a, dans l'élection, dans l'action continuelle de la société, rien qui répugne à la nature du gouvernement actuel. La liberté politique ne le compromet pas; elle fait son salut comme sa gloire; c'est pour elle qu'il est venu au monde.
Le projet de loi que nous vous présentons crée un lien de plus entre le pouvoir et le public. Il tend à multiplier les élections partielles, à ouvrir en quelque sorte une perpétuelle enquête sur les sentiments du pays à l'égard de l'administration. Il ne fait donc que développer les conditions et, j'ose dire les moyens d'existence du gouvernement. Aux yeux des hommes mêmes qui sont surtout préoccupés du désir que le pouvoir soit stable et fort, il n'a maintenant aucun des inconvénients qu'il aurait pu présenter naguère. Il ne fera courir au pouvoir aucun des risques dont s'alarmait en d'autres temps leur prudence inquiète. Il est conforme aux principes fondamentaux de l'ordre établi, au caractère propre du gouvernement.
Aussi, n'avons-nous pas balancé, messieurs, à reconnaître franchement le principe de la réélection, et à l'appliquer dans toute sa latitude. Jusqu'ici, lorsqu'on avait essayé de l'introduire, beaucoup d'exceptions et de limitations y avaient été apportées. On avait excepté de la condition commune tous les juges et même les ministres. Mais dans un pays où la hiérarchie judiciaire compte des degrés si nombreux, l'avancement des magistrats peut être aussi bien l'oeuvre de la faveur ou le calcul de la politique, qu'une simple promotion administrative; et quant aux ministres, c'est pour eux qu'il faudrait encore réserver la réélection quand même elle ne serait pas la condition de tous. Quel plus grand changement en effet dans la situation du député que le changement qui, de conseiller libre du pouvoir, l'en rend le dépositaire! Mais aussi quelle force et quel appui le ministre récemment choisi par le prince doit-il trouver dans le nouveau suffrage de ses concitoyens!
Le projet de loi n'admet donc aucune exception, aucune restriction, hors une seule, en faveur des militaires: ils sont exemptés de la réélection jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclusivement. On comprend d'avance les motifs de cette exception. Le choix de la carrière des armes n'est pas toujours volontaire; aussi l'avancement y a-t-il été assuré et réglé par une loi, du moins pour les premiers grades. Il est donc naturel qu'une promotion fondée sur l'ancienneté, c'est-à-dire sur la loi, ne puisse être entravée par la condition gênante d'une réélection, et devenir, contre toute raison, l'occasion d'un sacrifice plutôt que d'un avantage. Les militaires mêmes qui doivent leur avancement au choix du prince ne peuvent monter en grade que suivant certaines règles déterminées d'avance, et que les électeurs connaissent. En fixant leur choix sur un militaire, ils ont pu savoir quelle était sa condition, et prévoir l'époque où le bénéfice des règles de l'avancement lui serait applicable. Sa position d'ailleurs ne peut être gravement modifiée, pendant la durée d'une législature, par son avancement méthodique dans une profession toute spéciale. Ce n'est que de grade en grade, et après des intervalles assez longs, qu'un militaire peut s'élever du rang de sous-lieutenant à celui de lieutenant-colonel.
Après avoir ainsi admis le principe dans toute son étendue, le projet en règle l'application. Il établit que les députés, considérés comme démissionnaires par le seul fait de l'acceptation de fonctions publiques salariées, pourront être réélus; nécessité évidente, puisque c'est à décider s'ils seront réélus que consiste l'épreuve. C'est la solution authentique de cette question qui peut seule éclairer le député, la Chambre, le gouvernement. Mais en même temps le projet ordonne que les députés promus continueront à siéger dans la Chambre jusqu'au moment où l'élection sera consommée. Cette précaution était indispensable pour empêcher que la Chambre fût privée de membres importants, et les colléges électoraux de leurs députés; elle était naturelle, car tant que l'élection n'est point terminée, le problème qu'elle doit résoudre reste incertain, et la solution doit être présumée en faveur de celui qui a la possession.
Enfin un dernier article dicté par les circonstances donne un effet rétroactif au projet de loi et en fait remonter l'application à l'ouverture de la session actuelle. Ce sera un hommage rendu immédiatement au principe, par la Chambre même qui l'aura la première écrit dans la loi. Jamais peut-être l'application n'en aura été plus politique qu'à la naissance d'un gouvernement dont les choix nombreux doivent recevoir de l'assentiment public leur plus ferme autorité.
Messieurs, tout est bien neuf aujourd'hui; il ne manque à l'oeuvre que nous entreprenons en commun ni légitimité ni gloire; mais il lui manque encore ce que le temps donne à ses ouvrages. A défaut de cette longue possession qui affermit les gouvernements, la nature du nôtre permet d'obtenir cet assentiment public et formel qui donne la dignité et la force même aux créations récentes de la nécessité. (Mouvement d'adhésion.) Gardons-nous donc de repousser aucun moyen prompt et facile de constater le voeu national; recherchons-le au contraire, demandons au pays cette force précieuse que lui seul peut nous assurer. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!) Le projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous proposer, bon et juste, à nos yeux, dans tous les temps, nous paraît emprunter, des circonstances où nous sommes, un caractère particulier d'importance et d'utilité. Il rattache par un lien de plus le gouvernement à la nation.
PROJET DE LOI.
Art. 1er. Tout député qui acceptera des fonctions publiques salariées sera considéré comme donnant, par ce seul fait, sa démission de membre de la Chambre des députés.
Art. 2. Néanmoins, il continuera de siéger dans la Chambre jusqu'au jour où sera consommée l'élection à laquelle son acceptation de fonctions publiques salariées aura donné lieu.
Art. 3. Sont exceptés de la disposition contenue dans l'article 1er les militaires jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclusivement.
Art. 4. Les députés qui, à raison de l'acceptation de fonctions publiques salariées, auront cessé de faire partie de la Chambre des députés, pourront être réélus.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Dans l'état de la législation et de l'administration jusqu'à ce jour, l'amendement qui vous est proposé par l'avant-dernier préopinant était naturel, et pouvait même paraître légitime 14; attaché au projet de loi que nous avons présenté, il a quelque chose d'étrange.
Note 14: (retour) L'amendement proposé par M. Hector Le Pelletier d'Aunay, député de la Nièvre, portait: «Tout député qui acceptera des fonctions salariées, autres que celles de ministre du Roi siégeant au conseil, sera considéré comme donnant, par ce seul fait, sa démission de membre de la Chambre des députés.»
Quel est l'effet du projet de loi, quel est son but avoué? C'est d'empêcher qu'aucun député ne puisse devenir fonctionnaire, sans l'aveu du pays, contre le gré du pays, dans un intérêt personnel ou dans l'intérêt exclusif du pouvoir.
Quel est au contraire l'effet de l'amendement qui vous est proposé? C'est d'empêcher qu'un député ne puisse devenir fonctionnaire de l'aveu du pays aussi bien que de l'aveu du Roi, quand l'un et l'autre s'entendent sur ce point, quand ils croient que la nomination a lieu dans les intérêts communs du pays et du pouvoir.
Voilà l'effet de l'amendement, mis en regard de l'effet du projet de loi.
Il s'agit donc évidemment ici d'une restriction apportée au choix des électeurs. On restreint leur liberté dans une sphère plus étroite, et on la restreint précisément au moment où leur choix s'accorde avec celui du prince.
Cette restriction, à ce qu'il me semble, n'a en soi-même rien d'utile. Toute restriction apportée à la liberté des électeurs me paraît peu favorable, à moins qu'elle ne soit commandée par la nécessité, à moins que des convenances ne la réclament; et ce n'est pas au moment peut-être où le but d'ôter, de diminuer les restrictions qui gênent cette liberté préoccupe les esprits, qu'il convient d'en introduire de nouvelles.
La restriction dont il s'agit est-elle commandée par de grandes considérations politiques, par quelque nécessité d'intérêt public? J'avoue que je ne le crois pas.
Remarquez qu'il ne s'agit pas ici de prévenir la nomination de députés, comme fonctionnaires, dans un département où ils exercent une influence personnelle, où cette influence pourrait agir au profit de leur élection. Il est écrit dans une loi que nul ne peut être élu député dans le département où il exerce des fonctions publiques.
Une voix.--L'exclusion n'a point lieu pour la charge de procureur général; elle ne porte que sur celle de préfet.
M. le Ministre.--Oui, celle de préfet seulement. Elle a lieu pour les fonctions de préfet, et en même temps pour celles de sous-préfet, les sous-préfets n'étant que des fonctionnaires subalternes dans la même administration.
Cette limitation est donc écrite dans la loi, et il ne s'agit que de l'influence que pourrait exercer un député ailleurs que dans le département où il est fonctionnaire; il s'agit de son élection dans des lieux où il n'est pas présumé exercer une influence extraordinaire et illégitime. Eh bien! cette exception est-elle commandée par un grand intérêt public? Je ne le pense pas.
Il est, si je ne me trompe, dans la nature et dans le but du gouvernement représentatif de prétendre, non pas seulement à ce que l'autorité soit surveillée, et fortement contrôlée par une opposition éclairée et nationale, mais aussi que l'administration elle-même soit bonne. C'est même, selon moi, le premier but de tout système constitutionnel de former une bonne administration, de donner au pays un bon gouvernement, de faire pénétrer ce gouvernement dans tous les replis, dans toutes les parties de l'administration. C'est, si je ne me trompe, le but fondamental, l'état légitime du gouvernement représentatif, du gouvernement de la majorité, d'être sans cesse soumis au contrôle et au libre déploiement de la minorité. C'est là, si je puis me servir de cette expression, c'est là l'état normal du régime constitutionnel.
Eh bien, c'est à cet état que votre amendement apporte obstacle.
Il ne s'agit pas seulement ici de former l'administration, de donner à l'État des ministres pris dans la majorité; il s'agit de faire pénétrer le même esprit, le même caractère, les mêmes principes dans l'État tout entier, de les faire entrer, de les faire pénétrer dans toutes les parties de l'administration.
Votre amendement enlève au gouvernement toute possibilité de le faire; votre amendement sépare le gouvernement de l'administration et semble fait pour l'empêcher, lorsqu'il à la majorité dans la Chambre, de faire pénétrer les hommes de cette majorité dans l'administration. Je ne crois pas que ce soit là le but, le meilleur résultat du gouvernement représentatif.
Remarquez, messieurs, quel est l'effet de la réélection qui vous est proposée: c'est de faire pénétrer, indirectement à la vérité, le principe de l'élection dans une multitude de fonctions importantes où il serait impossible de le faire pénétrer directement. Vous êtes occupés, dans ce moment, de la question de savoir comment vous introduirez le principe de l'élection dans les administrations locales, et je n'ai garde de prétendre que ce projet ne soit pas bon et louable. Mais la réélection, telle que vous la proposez, doit avoir pour effet de faire pénétrer le principe de l'élection dans la haute administration, de le faire pénétrer indirectement, il est vrai, mais cependant de l'y faire pénétrer de manière qu'il y exerce un véritable empire.
Vous ne pouvez, messieurs, admettre en principe que l'administration tout entière soit élective. Vous ne voulez sans doute pas qu'il en soit ainsi.
Mais remarquez que, dans le système du projet de loi, l'élection exercera sur la haute administration, sur les fonctionnaires supérieurs, une grande influence. Elle y pénétrera indirectement, et, si cela se peut, sans porter atteinte à la prérogative royale, sans compromettre l'ordre public, selon la marche régulière de l'administration. Il y a avantage, il y a profit, dans l'intérêt des libertés publiques, à ce que le principe de l'élection ne soit pas directement introduit dans toutes les parties de l'administration, dans la sphère supérieure comme dans la sphère inférieure, dans celle de l'action comme dans celle du conseil.
On a dit, si je ne me trompe, qu'il y aurait défaut de temps pour les députés préfets ou procureurs généraux, qu'il leur serait impossible de remplir à la fois leurs fonctions d'administrateurs et de députés. J'avoue que je ne suis pas touché de cette considération, quoiqu'elle semble fondée. Je ne dirai pas qu'il ne puisse y avoir quelque inconvénient dans certains cas. Cependant il est, je crois, infiniment plus important que les principaux fonctionnaires de l'administration viennent se pénétrer dans cette Chambre de l'esprit général du gouvernement, des principes de la majorité, et qu'ils les reportent ensuite dans leurs départements. Ce n'est pas du temps perdu, messieurs, que le temps passé à s'instruire dans cette Chambre, à se bien pénétrer de ses principes, et les exemples ne me manqueraient pas, s'il était possible de citer, pour montrer que le séjour dans cette Chambre, la participation à ses travaux a plus d'une fois utilement influé sur les fonctionnaires administrateurs, qu'ils y ont puisé un nouvel esprit, des vues plus libérales, et que par là les progrès qui s'étaient faits dans la Chambre ont pénétré dans l'administration.
On a parlé d'un article de la Charte qui disait que les fonctions de député devaient être gratuites. Je ne vois pas d'article pareil dans la Charte. La Charte ne dit rien à ce sujet. Je ne suis pas de ceux qui prétendraient qu'il en dût être autrement. Mais je dois dire que la Charte ne spécifie rien à cet égard, qu'il n'y a à ce sujet aucune exclusion prononcée par la Charte.
Une voix.--C'est par une loi.
Autre voix à gauche.--Et par une bonne loi.
M. le Ministre.--Il est donc également dans l'esprit du gouvernement de la majorité et comme garantie de la liberté, il est, dis-je, dans ce double intérêt que le projet de loi soit adopté dans toute son étendue. Par le principe de la réélection, il assure pleinement la garantie de la liberté; et non-seulement il assure la garantie de la liberté, mais il donne aux choix des citoyens, sur la haute administration, toute l'influence qu'ils peuvent avoir, et, en même temps, il assure au pouvoir l'approbation publique en faveur de ses fonctionnaires.
J'aborde le seconde partie des objections qui ont été faites.
On a craint que la prérogative royale ne reçût quelque atteinte, que le pouvoir ne fût énervé. Je crois, messieurs, qu'en fait de forces du pouvoir, il ne faut pas en juger par l'apparence; qu'il y a tel fait qui, extérieurement, au premier coup d'oeil, semble affaiblir le pouvoir, et qui au contraire ne fait que le fortifier. Le principe en vertu duquel vous siégez dans cette Chambre a été attaqué aussi pendant longtemps comme affaiblissant le pouvoir. On a dit qu'il y aurait aussi affaiblissement du pouvoir dans la réélection des députés fonctionnaires et dans la libre discussion. C'est un argument qui a été populaire parmi des hommes partisans du pouvoir. Il est oublié aujourd'hui.
C'est le même argument qu'on reproduit aujourd'hui, dans une application particulière. En fait, je ne crois pas que le pouvoir ait été affaibli par l'intervention du pays dans les affaires publiques. Je parlais d'exemples tout à l'heure: il n'y a jamais eu de pays où le pouvoir ait été plus fort que celui de Pitt. Le pouvoir de Pitt, en Angleterre, a été plus fort que celui de Napoléon, le plus grand des despotes. Il a été plus fort, parce qu'il s'est servi de moyens de gouvernement qui faisaient intervenir le peuple dans les affaires. Ces moyens étaient tout autres que ceux qu'employait Napoléon; mais la force de l'État n'en était que plus grande.
Il ne faut pas juger de l'état du pouvoir par la diversité des moyens qu'il emploie. La liberté, la discussion publique sont, dans un certain état de société, les véritables moyens de pouvoir. Que le pouvoir s'en serve franchement et la force ne lui manquera pas. La force ne manquera jamais aux pouvoirs nationaux, aux pouvoirs qui veulent la prospérité publique et qui la veulent franchement, aux pouvoirs qui cherchent la force là où elle est réellement.
Je ferai remarquer, pour descendre à des considérations d'un autre ordre, que le danger de la réélection, en pareille matière, n'est pas aussi grand en fait qu'on se le figure. Il est probable que l'homme qui est appelé par le prince aux grandes fonctions publiques, aux fonctions de ministre par exemple, il est probable, dis-je, qu'il est appelé comme un des hommes considérables de la majorité: c'est au moins une présomption en sa faveur que le choix du souverain; c'est une présomption pour sa réélection. Son élection est la preuve du triomphe de l'opinion à laquelle il appartient.
Je ne dis pas que cette probabilité soit aussi grande dans toutes les circonstances. Il est possible que l'état des choses change. Mais c'est au moment même de son avénement au pouvoir, que vous le soumettez à une réélection; c'est au moment où l'opinion à laquelle il est attaché triomphe. La réélection est donc extrêmement probable. Il serait possible qu'elle le fût moins au bout d'un certain temps. Les ministres les plus populaires ont vu quelquefois toute leur popularité s'évanouir au bout d'un certain temps. Mais, dans le cas dont je parle, c'est pour ainsi dire lorsqu'ils sont dans la joie du triomphe que les députés se présentent à la réélection. La réélection est donc alors très-probable, ou du moins, il y a beaucoup de chances en faveur du député qui s'y trouve soumis.
C'est un spectacle frappant que celui que nous offre l'Angleterre. En Angleterre, une élection manque, une autre se présente: quoique notre pays ne soit pas électoralement constitué de la même manière que l'Angleterre, on peut voir cependant de l'analogie dans les deux constitutions.
Un député élu par un arrondissement est promu à une fonction; il n'est pas pour cela, en fait, déchu du rang de député; je crois au contraire qu'en fait les chances de sa réélection sont très-grandes: s'il est populaire, il gagnera infiniment par l'établissement du principe de sa réélection, et l'on conçoit aisément quelle force sa réélection donnera à la majorité de la Chambre. Peut-on mettre en balance le risque qu'il pourrait courir de n'être pas réélu?
On a dit, si je ne me trompe, que les droits de la Chambre aussi seraient restreints; que dans ce moment-ci la Chambre, juge des principaux dépositaires du pouvoir, exerce sur l'existence politique de ses membres une grande influence. J'avoue que je ne crois pas que la Chambre coure aucune chance de voir ses droits restreints; elle en court moins encore que la prérogative royale, s'il est possible qu'il y en ait de dangereuse pour la prérogative. Par la réélection, on ménage la minorité, et c'est ce qu'il faut faire pour donner plus de force à la Chambre. Dans un bon gouvernement où l'on reconnaît la nécessité d'une majorité, l'influence de la Chambre sera toujours infiniment supérieure à celle des électeurs.
Je ne veux pas retenir plus longtemps l'attention de la Chambre sur cette délibération. Il me semble qu'en principe général, la réélection est une garantie de ce qui fait le double but du gouvernement représentatif: d'une part, du bon gouvernement, ou gouvernement de la majorité, qui fait que la majorité est régulièrement constituée, et qu'elle exerce dans les diverses parties de l'État, comme présente, toutes les influences qui lui appartiennent; d'une autre part, de la liberté des élections, de la nationalité du gouvernement. Si vous supprimez l'un ou l'autre de ces deux éléments, le gouvernement représentatif ne recevra pas son plein développement.
Je vous en conjure, messieurs; ne travaillez pas à affaiblir le gouvernement, sans pour cela fortifier la liberté. Constituez le pouvoir fortement d'une part, et la liberté plus fortement de l'autre. Que les deux grands éléments de notre gouvernement se trouvent en présence, libres et capables de se dire l'un à l'autre la vérité et de lutter sans crainte. Ce n'est pas en se préoccupant seulement de ses adversaires qu'on sert les intérêts du pays. (Marques générales d'adhésion.)
Je repousse l'amendement qui a été proposé.
VI
Présentation d'un projet de loi portant demande d'un crédit extraordinaire de cinq millions, applicable, sur l'exercice de 1830, à divers travaux publics, soit à Paris, soit dans les départements.
--Chambre des députés.--Séance du 17 août 1830.--
Ce projet de loi, adopté presque sans discussion par les deux Chambres, fut promulgué comme loi le 8 septembre 1830. Sur les cinq millions ainsi alloués, 3,465,000 francs étaient attribués, soit comme prêt, soit comme subvention de l'État, à divers travaux publics dans la ville de Paris qui, en juillet 1830, avait agi et souffert plus qu'aucune autre partie du territoire, et 1,535,000 francs furent affectés à des travaux dans les départements.
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de demander à la Chambre un crédit extraordinaire de cinq millions applicable, sur l'exercice 1830, à des dépenses urgentes.
En déposant les armes, le peuple de Paris est revenu à ses travaux; mais tous ne les ont pas retrouvés, et une interruption de travail de quinze jours laisse après elle bien des besoins. La nécessité de diriger vers des emplois utiles une activité qui pourrait compromettre de grands intérêts, si elle manquait d'aliment, s'applique à toute la France; elle est plus pressante qu'ailleurs à Paris, où la commotion a été si forte, la lutte si terrible et si glorieuse.
L'énergique élan des journées de juillet s'arrête aujourd'hui sur les débris des obstacles qu'il a renversés, et ce n'est pas la moindre gloire de la population de Paris. Mais l'ébranlement ne peut cesser en un jour, et la rumeur est forte encore après le péril. Le bon sens du peuple le reconnaît et demande au travail un refuge contre de nouvelles agitations. Témoin de ce qu'a pu faire le courage de ce peuple, messieurs, vous en croirez son bon sens, et vous lui ouvrirez les ateliers qu'il réclame.
Déjà les travaux du gouvernement et de la ville ont repris dans Paris toute l'activité que comportent les allocations des budgets. Mais au 1er juillet dernier, il ne restait à la direction des travaux de Paris, sur les fonds alloués pour 1830, que 497,026 francs; cette somme est aujourd'hui réduite à moins de 350,000 francs. Les ressources ordinaires ne suffissent donc point pour atteindre le but qui vient d'être indiqué, et nous devons nous mettre au niveau des circonstances sous l'empire desquelles s'est trouvée la capitale.
Pour subvenir à ce besoin de travail, nous avons, messieurs, recherché les ouvrages qui réunissent la double condition d'être d'une utilité incontestable et de pouvoir être immédiatement repris et vivement poussés. Nous nous sommes aussi souvenus que l'honorable et l'utile, en pareille matière, n'est pas de commencer, mais de finir. Dans tout ce qui n'est pas primes d'alignements et terrassements, nous nous sommes exclusivement attachés à continuer et à terminer des entreprises dont l'achèvement était ajourné. Voulant occuper un aussi grand nombre de bras qu'il se peut faire, nous avons préféré les travaux les plus grossiers à ceux dont l'exécution se ramifie entre plusieurs professions. Je joins ici un état qui vous apprendra mieux que nos paroles si notre choix a été bien dirigé.
Il est possible, messieurs, il est utile, il est indispensable d'employer immédiatement en très-grande partie dans Paris, à ces travaux et à quelques autres dépenses urgentes, environ cinq millions de francs; et, avant d'aller plus loin, nous devons déclarer qu'appréciant d'impérieuses nécessités et nous confiant au patriotisme de la Chambre, nous n'avons pas craint de faire commencer immédiatement les travaux pour lesquels nous vous demandons des fonds. Les besoins auxquels il faut subvenir s'accommoderaient mal de l'inévitable lenteur des délibérations des Chambres, et les exigences de notre devoir nous ont paru supérieures à toute autre considération. Une ordonnance royale, datée d'hier, a provisoirement accordé le crédit de cinq millions sur lequel nous vous demandons de délibérer. L'article 2 de cette même ordonnance prescrit la présentation immédiate du projet de loi que nous avons l'honneur de vous proposer.
Parmi les travaux auxquels est destinée cette somme, les uns sont imputables sur les fonds de l'État, les autres sur ceux de la ville de Paris. Pour les premiers, vous n'hésiterez pas, s'il doit en résulter une garantie de repos et de consolidation, à faire aujourd'hui des dépenses qu'il faudrait faire plus tard.
Quant aux travaux imputables sur les fonds de la ville de Paris, le budget de celle-ci est épuisé. Ses charges sont grandes pour l'avenir; la perception de l'octroi a été arrêtée pendant plusieurs jours; des besoins extraordinaires se déclarent; la réserve veut être promptement reformée. Pénétré des sentiments qui nous amènent devant vous, le conseil municipal de Paris demande, messieurs, que le trésor lui fasse, à quatre pour cent, un prêt de deux millions, remboursables en quatre années, par quart. Ces conditions vous paraîtront d'autant plus acceptables qu'une partie des travaux extraordinaires que doit faire la ville est nécessitée par les dégâts commis dans les combats de juillet. Telles sont les réparations des barrières et des corps de garde brûlés ou renversés, des pavés démontés, des édifices mutilés. Le voeu a été émis que toutes ces dépenses, causées par les journées de juillet, fussent supportées par la France, au profit de laquelle a combattu la population de la capitale. Je ne rappelle en ce moment ce voeu émis par des habitants des départements que pour faire remarquer la convenance des propositions du conseil municipal de Paris.
Ainsi, messieurs, nous ne vous demandons réellement qu'un crédit de trois millions, puisqu'il en sera remboursé deux par la ville; et encore, pour les travaux de l'État, comme pour ceux de la ville, il s'agit d'une avance et non point d'un sacrifice: vous ne ferez qu'accélérer des travaux en cours d'exécution; la convenance politique de la mesure n'a pas besoin d'être plus longuement développée.
PROJET DE LOI.
«Art. 1er. Un crédit extraordinaire de cinq millions est ouvert, sur l'exercice 1830, au ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, qui en fera emploi pour les travaux publics et autres besoins urgents, auxquels il est indispensable de pourvoir.
«Art. 2. Il sera rendu compte de l'emploi de ce crédit dans les formes légales et accoutumées.»
VII
Discussion d'une proposition relative à la formule du serment exigé de tous les fonctionnaires publics.
--Chambre des députés.--Séance du 19 août 1830.--
Le 11 août 1830, le baron Mercier, député de l'Orne, fit à la Chambre des députés cette proposition:
ART. 1.
«Tous les fonctionnaires, dans l'ordre administratif et judiciaire, seront tenus de prêter le serment de fidélité au roi des Français, et d'obéissance à la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume.
ART. 2.
«Toute autre formule est abrogée.
ART. 3.
«Tous les fonctionnaires mentionnés dans l'art. 1 prêteront immédiatement le serment ci-dessus; faute de quoi, ils seront considérés comme démissionnaires.
La commission nommée pour examiner cette proposition fit son rapport à la Chambre le 17 août, et proposa divers amendements destinés surtout à étendre aux officiers des armées de terre et de mer l'obligation du serment, et à fixer, pour l'accomplissement de cette obligation, un délai de quinze jours, à partir de la promulgation de la loi.
Dans le débat, il fut proposé, par voie d'amendement, d'imposer aussi, dans un délai déterminé, l'obligation du serment aux membres des deux Chambres qui ne l'auraient pas encore prêté, et de considérer comme démissionnaires les pairs et les députés qui n'auraient pas satisfait à cette obligation. Ce fut à l'occasion de cet amendement que je fis, comme député, non comme ministre, les observations et la proposition suivantes:
M. Guizot.--Il y a évidemment ici deux questions distinctes, sur lesquelles au fond tout le monde est d'accord. La première, c'est la nécessité, pour les membres des deux Chambres comme pour les fonctionnaires de l'ordre administratif ou judiciaire, de prêter le serment. Personne dans la Chambre ne conteste la nécessité de ce serment. La seconde, c'est que les pairs se trouvent à cet égard dans une situation différente de celle des députés. Il convient d'introduire dans la loi une disposition qui n'annule pas à tout jamais la pairie, quand le possesseur actuel refuse de prêter le serment. J'ai en conséquence l'honneur de proposer un amendement qui me paraît devoir résoudre la difficulté.
«Tout pair qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de.... sera considéré comme personnellement déchu de son siège, lequel passera immédiatement à son héritier.»
Quelques voix.--C'est préjuger la question de l'hérédité de la pairie.
M. Guizot.--J'entends dire que l'amendement préjuge la question de l'hérédité de la pairie. Je ferai remarquer que l'hérédité de la pairie est l'état légal et constitutionnel dans lequel nous sommes. Il est vrai que cet article de la Charte doit être mis en discussion à la session prochaine; mais en attendant, la pairie est complétement héréditaire; et en faisant une loi comme celle-ci, vous ne devez raisonner que dans l'hypothèse de l'hérédité; vous ne pouvez pas admettre un amendement qui s'en écarterait.
M. de Corcelles.--Alors il faut ajouter par sous-amendement: «Sans rien préjuger.»
M. Guizot.--Je répondrai d'avance au sous-amendement, qu'il ne s'agit pas d'insérer dans la loi cette disposition: Sans rien préjuger sur ce qui sera fait, puisqu'il est décidé que l'article de la Charte sur la pairie sera mis en question dans la session prochaine. Cet article ne peut être abrogé par la loi que nous faisons en ce moment, il est donc inutile d'ajouter: Sans rien préjuger.
M. de Corcelles.--Je retire mon amendement.
M. Girod de l'Ain.--Pour laisser tout entière la question de l'hérédité de la pairie, on pourrait se contenter de dire que le pair qui refusera de prêter le serment sera personnellement déchu de son titre de la pairie.
M. Guizot.--Je ne m'oppose point au retranchement du dernier membre; ce que je demande, c'est que la déchéance de la pairie soit personnelle.
M. le Président.--J'invite M. le ministre de l'intérieur à rédiger l'amendement.
M. Guizot.--C'est comme député que je le propose.
M. de Berbis.--Nous sommes si peu préparés à la question qui vient d'être soulevée qu'il paraîtra utile d'en demander l'ajournement. Quant à moi, je déclare que je ne suis pas suffisamment éclairé.
Une telle question peut-elle être traitée aussi brusquement par des amendements contradictoires? Il faut bien se garder de prendre une résolution qui pourrait par la suite enchaîner notre vote.
Je conçois que, pour la Chambre des députés, on assigne un délai; il faut sortir de cet état; ceux qui ne veulent pas entrer dans le gouvernement doivent se retirer. Mais il n'en est pas de même de la Chambre des pairs; pouvons-nous assigner un délai après lequel la déchéance serait prononcée? Il serait peut-être possible, en y réfléchissant mûrement, de trouver une rédaction qui laisse intact le principe de l'hérédité. Défions-nous de trop de précipitation. En allant si vite, nous pourrions tomber dans de graves inconvénients dont nous aurions plus tard à nous repentir. Par ces considérations, je demande l'ajournement.
M. Madier de Montjau.--Il est vrai que c'est par amendement que cette immense question a été soulevée; mais il y a un intérêt plus grand et plus puissant à ne pas laisser flotter plus longtemps l'opinion publique sur la question du serment. Un homme dont je ne voudrais pas aggraver la cruelle position, mais dont je suis forcé de rappeler le souvenir, se crut obligé, je ne sais par quel scrupule de conscience, à refuser pendant deux ans le serment. L'instinct public ne s'y trompa pas. On considéra cet homme comme un ennemi irréconciliable des libertés publiques. D'horribles événements ont prouvé que l'instinct public ne s'était pas trompé. Voulez-vous que des pairs se placent dans cette position lorsqu'un seul a suffi pour mettre la France en péril? Je demande que les pairs soient astreints sur-le-champ à prêter le serment que nous avons tous prêté. (Sensation prolongée.)
M. Guizot.--Voici la rédaction que je propose comme député:
«Nul ne pourra siéger dans l'une ou l'autre Chambre s'il ne prête le serment exigé par la présente loi.
«Tout député qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de quinze jours sera considéré comme démissionnaire.
«Tout pair qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de trois mois sera considéré comme personnellement déchu du droit de siéger dans la Chambre des pairs.»
Voix diverses à gauche.--Pourquoi trois mois?... Le même délai... quinze jours.
M. Guizot.--Ma raison pour introduire dans l'amendement un délai pour messieurs les pairs, c'est que le résultat de la décision qui les concerne est plus grave. Le député démissionnaire peut être réélu et renvoyé à la Chambre par le collége électoral, tandis que le pair est personnellement déchu du droit de siéger à la Chambre. Il faut donc lui laisser le temps de délibérer sur une résolution qui doit avoir de si graves conséquences.
M. Eusèbe Salverte.--J'ai demandé que le délai fût le même pour les députés et pour les pairs. A cette demande, M. le ministre de l'intérieur a répondu que les conséquences du refus de serment étaient plus graves pour les pairs que pour les députés. D'abord je ferai remarquer qu'un député, démissionnaire pour avoir refusé de prêter le serment, ne serait certainement pas réélu; car le premier acte qu'il devrait faire serait de prêter serment comme électeur. Mais peu importe la gravité des conséquences. Un délai de quinze jours doit suffire. Quelle confiance puis-je avoir dans un homme qui balance longtemps entre la perte de son titre de pair et les avantages attachés à sa conservation? Je maintiens le délai de quinze jours.
M. Petou.--Je demande le délai d'un mois pour les pairs.
M. Demarçay.--Une explication est ici nécessaire. Entend-on seulement parler des pairs et des députés présents? Je demande que le délai soit porté à un mois pour les membres des deux Chambres qui sont en France. (Appuyé, appuyé!)
M. Mestadier.--Je demande la division. M. Guizot a proposé trois mois pour les pairs; d'autres membres ont demandé un mois.
M. le Président.--Je vais mettre aux voix les paragraphes séparément, ce qui établit la division demandée par M. Mestadier.
«Nul ne pourra siéger dans l'une ou l'autre Chambre, s'il ne prête le serment exigé par la présente loi.»
(Adopté à l'unanimité.)
«Tout député qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de quinze jours sera considéré comme démissionnaire.»
On demande que le délai soit porté à un mois.
Voix à gauche.--La priorité pour le délai de quinze jours.
M. le Président.--Je dois commencer par le plus long délai.
(Le délai d'un mois est mis aux voix et rejeté.)
La Chambre adopte le paragraphe avec le délai de quinze jours.
Paragraphe 3:
«Tout pair qui n'aura pas prêté le même serment, dans le délai de trois mois, sera considéré comme personnellement déchu du droit de siéger dans la Chambre des pairs.»
Le délai de trois mois est rejeté à une grande majorité.
M. Salverte.--J'abandonne le délai de quinze jours pour me réunir au délai d'un mois.
M. Odier.--- Il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit que des pairs qui sont en France.
M. Jacqueminot.--Il est bien entendu que les pairs qui ont des missions à l'étranger, comme M. l'amiral Duperré, ne sont pas compris dans ce délai.
M. Guizot.--Il y a des délais légaux établis dans le Code civil pour les personnes qui sont hors de France. Ces délais s'appliqueront aux pairs qui sont hors de France comme à tous les individus.
VIII
Renseignements donnés par le ministre de l'intérieur sur les changements opérés dans le personnel de l'administration après la révolution de 1830.
--Chambre des députés--Séance du 27 août 1830.--
A plusieurs reprises, et notamment dans la séance du 27 août 1830, on avait reproché au gouvernement de ne pas procéder assez fermement ni assez vite dans les changements qui devaient être apportés dans le personnel de l'administration, et ce reproche semblait particulièrement adressé au ministre de l'intérieur. J'y répondis, en donnant à ce sujet, les renseignements de fait et les explications qui suivent:
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Je remercie l'honorable préopinant 15 de m'avoir fourni l'occasion d'expliquer à cette tribune des faits que depuis longtemps je désire y faire connaître.
Je ne crois pas qu'il convienne au gouvernement du Roi de répondre à toutes les questions qui peuvent de toutes parts être élevées sur sa marche; mais je pense que jamais il ne doit perdre une occasion pour faire connaître la vérité sur ses actes et mettre le pays à même d'en juger avec pleine connaissance. (Adhésion.) On a reproché à l'administration de l'intérieur de ne pas mettre assez de promptitude dans les changements qu'il doit opérer; je n'ai à cela qu'une seule réponse; il y a en France quatre-vingt-six préfets; à l'heure qu'il est soixante-seize ont été changés, complétement changés, non pas transportés d'un lieu à un autre, mais effectivement changés; il y a deux cent soixante-dix-sept sous-préfets; il y en a soixante-un de changés; il y a quatre-vingt-six secrétaires généraux; il y en a trente-huit de changés. Je ne dis pas cela pour entrer en discussion sur le mérite des choix; je ne crois pas que cela puisse être porté à la tribune, mais uniquement pour laver l'administration du reproche de lenteur.
M. Demarçay.--J'ai dit le contraire.
M. Guizot.--Ce n'est pas à l'honorable préopinant seul que je réponds; je saisis l'occasion de répondre à des reproches qui s'élèvent de plus d'un lieu, et je le remercie de m'en avoir fourni l'occasion.
Je n'ai parlé et je ne puis parler que de ce qui s'est passé dans mon département; mais je sais que, dans les départements de mes collègues, le même empressement a été apporté. Je me hâte de dire qu'il est impossible que dans un travail aussi étendu, aussi prompt, on n'ait pas commis des erreurs qui ont la précipitation même pour cause; je le reconnais et j'ajoute que ces erreurs, dès que le temps nous les aura signalées, seront aussitôt réparées.
Quant au fond des choses, je crois que, même après les plus grandes secousses, lorsque l'état général du pays est changé, aucun esprit radicalement exclusif et hostile ne doit être apporté dans le choix des personnes. La maxime de César qui dit: Quiconque n'est pas contre moi est pour moi, cette belle maxime doit être prise pour règle d'une bonne administration. (Bravos.) Un gouvernement n'est pas appelé à faire triompher tel ou tel ordre de personnes, mais à faire prévaloir certains principes, certains intérêts généraux, et c'est pour lui une bonne fortune quand il peut attirer à ces intérêts des défenseurs pris dans tous les rangs de la société. (Nouvelle et vive adhésion.)
Quant à un autre reproche qui a été adressé à l'administration, le reproche de n'avoir pas considéré soudainement toutes les lois comme abrogées, de n'avoir pas appelé, par exemple, la population à élire partout un certain ordre de magistrats, je ne crois pas que ce reproche non plus soit fondé. C'est le premier principe d'ordre social et de gouvernement que les lois, tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées, subsistent et doivent être exécutées. Pour moi, dépositaire de la confiance du Roi dans mon département, je ne me croirai pas permis d'agir autrement que ne me l'ordonnent les lois du pays. Je suis le premier à penser que de grands changements doivent être apportés à ces lois en ce qui concerne les magistrats municipaux, qu'il faut que le principe de l'élection se fasse une grande part et influe sur la conduite de l'administration: je serai le premier à provoquer l'intervention de ce principe et à le présenter aux Chambres; mais dans l'état de la législation, il n'est pas permis au gouvernement de mettre en action un principe qui n'est pas dans la loi.
J'ajouterai que partout où spontanément, librement, par le cours des choses, dans un moment de crise, l'élection est intervenue, partout par exemple où la garde nationale s'est organisée elle-même, où les citoyens ont nommé leurs officiers, où même ils ont désigné leurs maires, leurs adjoints, l'administration s'est empressée de confirmer ces choix; elle les a regardés comme l'expression naturelle et légitime du voeu public; loin de le repousser, elle l'a accueilli; c'est là, je crois, tout ce qu'elle pouvait faire. (Bravo! bravo!)
Je n'ai plus qu'un mot à dire sur l'amendement en lui-même. Il a pour objet de restreindre seulement à notre session le droit des députés devenus fonctionnaires à continuer de siéger dans la Chambre jusqu'à la réélection. Je réponds que ceci n'est pas seulement une mesure de circonstance; ce n'est pas parce qu'il y a eu un plus ou moins grand nombre de députés appelés à des fonctions publiques, que la mesure doit être adoptée; elle est bonne en soi et en tout état de choses. Il nous a paru qu'on ne pouvait poser en principe que le choix du gouvernement équivalût à une destitution du député. Tant que la réélection n'a pas eu lieu, la prérogative est en faveur de celui qui possède le titre. Excepté dans la circonstance extraordinaire où nous nous trouvons, il n'arrivera jamais que le nombre des députés appelés à des fonctions publiques, durant une session, soit fort considérable; jamais il n'y aura une invasion des places par la Chambre, et dès lors il n'y a pas d'inconvénient à ce que nous ayons proposé.
C'est sur ces raisons fondamentales et non pas sur des motifs de circonstance que l'article a été introduit. Je prie donc la Chambre de repousser l'amendement.
IX
Présentation, par le ministre de l'intérieur d'un rapport général sur l'état de la France et les actes du gouvernement depuis la révolution de 1830.
--Chambre des députés.--Séance du 11 septembre 1830.--
M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de mettre sous vos yeux le tableau de l'état de la France et des actes du gouvernement depuis la glorieuse révolution qui a fondé son trône en sauvant notre pays.
Fier de son origine, le gouvernement éprouve le besoin de dire hautement comment il comprend sa mission et se propose de la remplir.
Il est le résultat d'un héroïque effort soudainement tenté pour mettre à l'abri du despotisme, de la superstition et du privilége, les libertés et les intérêts nationaux.
En quelques jours, l'entreprise a été accomplie avec un respect et un ménagement, jusque-là sans exemple, pour les droits privés et l'ordre public.
Saisie d'un juste orgueil, la France s'est promis qu'un si beau triomphe ne serait point stérile. Elle s'est regardée comme délivrée de ce système de déception, d'incertitude et d'impuissance qui l'a fatiguée et irritée si longtemps. Elle a compté sur une politique conséquente et vraie qui ouvrirait devant elle une large carrière d'activité et de liberté. Elle y veut marcher d'un pas ferme et régulier.
C'est dans ce caractère de l'événement au sein duquel il est né, et des espérances dont la France est animée, que le gouvernement trouve la règle de sa conduite.
Il se sent appelé à puiser sa force dans les institutions qui garantissent les libertés du pays, à maintenir l'ordre légal en améliorant progressivement les lois, à seconder sans crainte, au sein de la paix publique, fortement protégée, le développement de toutes les facultés, l'exercice de tous les droits.
Telle est, à ses yeux, la politique qui doit faire porter à notre révolution tous ses fruits.
Pour la réaliser, une première tâche lui était imposée. Il fallait prendre partout possession du pouvoir, et le remettre à des hommes capables d'affermir le triomphe de la cause nationale. Grâce aux conquêtes de 1789, l'état social de la France a été régénéré; grâce à la victoire de 1830, ses institutions politiques ont reçu en un jour les principales réformes dont elles avaient besoin. Une administration partout en harmonie avec l'état social et la Charte, une constante application des principes consacrés sans retour, tel est aujourd'hui le besoin pressant, le voeu unanime du pays. De nombreux changements dans le personnel étaient donc la première nécessité du gouvernement; par là, il devait faire sentir en tous lieux sa présence, et proclamer lui-même son avénement. L'oeuvre avance vers son terme. Le temps prononcera sur le mérite des choix. Mais on peut, dès aujourd'hui, se former une juste idée de l'étendue et de la célérité du travail; nous vous en présentons rapidement les principaux résultats.
A peine en fonctions, le ministre de la guerre a pourvu au commandement des divisions et subdivisions militaires. 75 officiers généraux en étaient investis; 65 ont été remplacés; 10 sont demeurés à leur poste; ils l'ont mérité par la promptitude et la franchise de leur concours.
En même temps, et dès le 8 août, les officiers généraux qui se trouvaient chargés de l'inspection ordinaire des troupes ont été rappelés; et dix lieutenants généraux ou maréchaux de camp ont été envoyés auprès des corps, avec ordre de proclamer l'avénement du Roi, de prévenir toute scission, et de proposer, parmi les officiers, les remplacements nécessaires.
Trente-neuf régiments d'infanterie et vingt-six régiments de cavalerie ont reçu des colonels nouveaux. Beaucoup de remplacements ont eu lieu dans les grades inférieurs.
Des commandants nouveaux ont été envoyés dans trente-une places importantes.
Une commission d'officiers généraux, en fonctions depuis le 16 août, examine les titres des officiers qui demandent du service. Son travail est fort avancé.
Des mesures ont été prises, dès les premiers jours du mois d'août, pour le licenciement des régiments suisses de l'ancienne garde royale et de la ligne. Elles sont en pleine exécution. Le licenciement des régiments français de l'ex-garde et des corps de la maison militaire du roi Charles X est accompli.
Pour compenser les pertes qu'entraîne ce licenciement, l'effectif des régiments d'infanterie de ligne sera porté à 1,500 hommes, celui des régiments de cavalerie à 700 hommes, celui des régiments d'artillerie et du génie à 1,200 et 1,450 hommes.
Trois régiments nouveaux, un de cavalerie sous le nom de lanciers d'Orléans, deux d'infanterie sous les nos 65 et 66, et six bataillons d'infanterie légère s'organisent en ce moment.
Deux bataillons de gendarmerie à pied ont été spécialement créés pour faire le service dans les départements de l'Ouest.
Une garde municipale a été instituée pour la ville de Paris. Plus de la moitié des hommes qui doivent la composer sont prêts à entrer en activité de service.
Le général commandant l'armée d'Afrique a été changé. Le drapeau national flotte dans les rangs de cette armée qui s'est montrée aussi empressée de l'accueillir que digne de le suivre, et qui recevra les récompenses qu'elle a si vaillamment conquises.
Ainsi, au bout de cinq semaines, le personnel de l'armée est renouvelé ou près du terme de son renouvellement.
La marine n'appelait pas des réformes si étendues. Par sa nature même, ce corps exige la réunion de connaissances spéciales et d'une expérience longue et continue. Aussi l'ancien gouvernement avait-il été forcé d'y conserver ou d'y admettre des officiers qui professaient hautement des opinions dont il poursuivait la ruine: ils se sont hâtés d'accueillir notre révolution; elle accomplissait leurs voeux. Là peu de changements étaient donc nécessaires. Cependant les abus qui avaient pénétré ont été abolis. Trois contre-amiraux, douze capitaines de vaisseau, cinq capitaines de frégate, quatre lieutenants de vaisseau et un enseigne ont été admis à la retraite. Une commission présidée par le doyen de l'armée navale examine avec soin les réclamations des officiers que l'ancien gouvernement avait écartés. Une création nouvelle, celle des amiraux de France, a assuré à la marine des récompenses proportionnées à ses services, et l'a fait sortir de cette espèce d'infériorité où elle était placée comparativement à l'armée de terre, qui possédait seule la dignité de maréchal de France. Enfin l'illustre chef de l'armée navale en Afrique a reçu du Roi, par son élévation à ce grade, le juste prix de ses travaux; et ses compagnons trouveront à leur arrivée en France l'avancement et les distinctions qu'ils ont si bien mérités.
Nulle part la réforme n'était plus nécessaire et plus vivement sollicitée que dans l'administration intérieure. La plupart de ses fonctionnaires, instruments empressés ou dociles d'un système de fraude et de violence, avaient encouru la juste animadversion du pays. Ceux-là mêmes dont les efforts avaient tendu à atténuer le mal s'étaient usés dans cette lutte ingrate, et manquaient, auprès de la population, de cet ascendant moral, de cette confiance prompte et facile, première force du pouvoir, surtout quand il vit en présence de la liberté. 76 préfets sur 86, 196 sous-préfets sur 277, 53 secrétaires généraux sur 86, 127 conseillers de préfecture sur 315, ont été changés. En attendant la loi qui doit régénérer l'administration municipale, 393 changements ont déjà été prononcés; et une circulaire a ordonné aux préfets de faire, sans retard, tous ceux qu'ils jugeraient nécessaires, sauf à en demander la confirmation définitive au ministre de l'intérieur.
Le ministre de la justice a porté toute son attention sur la composition des parquets, tant des cours souveraines que des tribunaux de première instance. Dans les premières, 74 procureurs généraux, avocats généraux et substituts, dans les seconds, 254 procureurs du Roi et substituts ont été renouvelés. Dans la magistrature inamovible, le ministère s'est empressé de pourvoir aux siéges vacants, soit par démission, soit par toute autre cause. A ce titre ont déjà eu lieu 103 nominations de présidents, conseillers et juges. A mesure que les occasions s'en présentent, les changements continuent. Les justices de paix commencent à être l'objet d'un scrupuleux examen.
Dans le conseil d'État, et en attendant la réforme fondamentale qui se prépare, le nombre des membres en activité de service a été provisoirement réduit de cinquante-cinq à trente-huit. Sur ces trente-huit, vingt ont été changés. Le conseil de l'instruction publique était composé de neuf membres; cinq ont été écartés. La même mesure a été prise à l'égard de cinq inspecteurs généraux et de quatorze recteurs d'académie sur vingt-cinq. Un travail se prépare pour apporter dans les colléges, pendant les vacances, les changements dont la convenance sera reconnue. Une commission est chargée de faire un prompt rapport sur l'École de médecine, et d'en préparer la réorganisation.
Dans le département des affaires étrangères, la plupart de nos ambassadeurs et ministres au dehors ont été révoqués.
La situation du ministre des finances, quant au personnel, était particulièrement délicate. Il n'en est pas des principaux agents financiers comme des autres fonctionnaires. Leurs affaires sont mêlées, enlacées dans celles de l'État, et veulent du temps pour s'en séparer. Il faut plusieurs mois pour qu'un receveur général en remplace complétement un autre; celui qui se retire a une liquidation à faire; celui qui arrive a la confiance à obtenir. Au milieu d'une crise dont l'ébranlement ne pouvait manquer de se faire sentir dans les finances publiques, il y eût eu péril à écarter brusquement des hommes d'un crédit bien établi, et qui s'empressaient de le mettre au service du trésor. Dans les autres parties de l'administration, une confusion de quelques jours est un mal; dans l'administration financière, un embarras de quelques instants serait une calamité. La réserve est donc ici commandée par la nature des choses et l'intérêt général. Le ministre des finances a dû s'y conformer. Il a commencé, du reste, dans son administration, une réforme qu'il poursuivra, de département en département, avec une scrupuleuse attention.
Vous le voyez, messieurs, nous nous sommes bornés au plus simple exposé des faits; il en résulte clairement que le personnel de l'administration de la France a déjà subi un renouvellement très-étendu, et que si, dans l'un des services publics, le renouvellement n'a pas été aussi rapide qu'ailleurs, ce ménagement était dû à l'un des plus pressants intérêts de l'État.
En écartant les anciens fonctionnaires, nous avons cherché, pour les remplacer, des hommes engagés dans la cause nationale et prêts à s'y dévouer; mais la cause nationale n'est point étroite ni exclusive; elle admet diverses nuances d'opinion, elle accepte quiconque veut et peut la bien servir. A travers tant de vicissitudes qui depuis quarante ans ont agité notre France, beaucoup d'hommes se sont montrés, dans des situations différentes, de bons et utiles citoyens; il n'est aucune époque de notre histoire contemporaine qui n'ait à fournir d'habiles administrateurs, des magistrats intègres, de courageux amis de la patrie. Nous les avons cherchés partout; nous les avons pris partout où nous les avons trouvés. Ainsi, sur les 76 préfets que le Roi a choisis, 47 n'ont occupé aucune fonction administrative depuis 1814; 29 en ont été revêtus. Parmi ces derniers, 18 avaient été successivement destitués depuis 1820. Parmi les premiers, 23 avaient occupé des fonctions administratives avant 1814; 24 sont des hommes tout à fait nouveaux et portés aux affaires par les derniers événements. Le moment est venu, pour la France, de se servir de toutes les capacités, de se parer de toutes les gloires qui se sont formées dans son sein.
Malgré son importance prédominante en des jours de crise, le personnel n'a pas seul occupé l'attention du gouvernement; il a pris aussi des mesures pour rendre promptement à l'administration des choses la régularité et l'ensemble dont elle a besoin.
Dès le 6 août, le ministre de la guerre a donné des ordres pour arrêter la désertion et faire rejoindre les hommes qui avaient quitté leurs corps. Il a pourvu au retrait des armes et des chevaux abandonnés par les déserteurs.
De nombreux mouvements de troupes ont été opérés, soit dans le but de la réorganisation des corps, soit pour porter des forces sur les points où leur présence était jugée utile.
Des désordres se sont manifestés dans quelques régiments de cavalerie et d'artillerie, et dans un seul régiment d'infanterie. Mais de promptes mesures ont été prises pour rétablir l'ordre, resserrer les liens de la discipline, et rendre justice à chacun.
Tous les services de l'armée ont été assurés. Les corps de l'ancienne garde royale et les régiments suisses ont reçu religieusement, en solde, masses, etc., tout ce qu'ils pouvaient prétendre. Les approvisionnements pour l'armée d'Afrique ont été complètes jusqu'au 1er novembre, en se servant, forcément et à cause de l'urgence, du marché précédemment conclu. Les rapports du nouvel intendant en chef de cette armée amèneront à de meilleurs moyens pour régler cet important service.
L'armement des gardes nationales est l'un des objets qui attirent spécialement les soins du ministre. Des ordres sont donnés pour rassembler et fournir promptement tous les fusils dont on pourra disposer; un grand nombre est déjà livré.
L'activité la plus régulière se déploie dans l'administration de la marine. Des vaisseaux de l'État sillonnent en ce moment toutes les mers pour porter, sur tous les points du globe, nos grandes nouvelles. Ils feront respecter partout les couleurs nationales; partout ils protégeront le commerce et rassureront les navigateurs français. Des croisières sont établies dans ce but, à l'entrée du détroit de Gibraltar et sur toutes nos côtes.
Notre escadre continuera à seconder les opérations de notre armée de terre en Afrique; elle assurera nos communications avec Alger et la France, et aucun approvisionnement ne sera compromis.
Le conseil d'amirauté s'occupe de réunir les matériaux d'une législation complète sur les colonies: une commission sera chargée de mettre le gouvernement en mesure de la présenter bientôt aux Chambres.
Des travaux nouveaux sont entrepris à Dunkerque et dans d'autres ports. Partout règne la plus exacte discipline; l'ordre est partout maintenu, sur les vaisseaux comme sur terre, dans les arsenaux et dans les ateliers.
L'irrégularité des communications, le renouvellement des fonctionnaires, le nombre et la gravité des affaires générales, avaient, pendant trois semaines, un peu ralenti les travaux ordinaires du ministère de l'intérieur. Non-seulement ils ont repris leur cours, mais aucune trace de cet arriéré momentané n'existe plus. Une organisation plus simple de l'administration centrale a permis de porter dans la correspondance une activité vraiment efficace. Des instructions ont été partout données sur les affaires de l'intérêt le plus général et le plus pressant, sur l'organisation des gardes nationales, sur la prestation de serment des fonctionnaires, sur la publication des listes électorales et du jury, sur les prisons, etc. Tous les préfets sont maintenant à leur poste; l'autorité est partout reconnue et en vigueur. Sans doute, elle rencontre encore des obstacles; quelque agitation subsiste sur un certain nombre de points. Elle a éclaté à Nîmes, on la redoute dans deux ou trois départements du Midi. Ceux de l'Ouest, si longtemps le théâtre des discordes civiles, en contiennent encore quelques vieux ferments. C'est le devoir du gouvernement de ne pas perdre de vue ces causes possibles de désordre, et il n'y manquera point; déjà il est partout en mesure; des troupes ont marché vers le Midi, d'autres sont déjà cantonnées dans l'Ouest. Une surveillance active et inoffensive à la fois est partout exercée. Elle suffira pour prévenir un mal que rêvent à peine les esprits les plus aveugles. La promptitude avec laquelle les troubles de Nîmes ont été réprimés est bien plus rassurante que ces troubles mêmes ne peuvent paraître inquiétants.
Une autre inquiétude se fait sentir. On craint que notre révolution et ses résultats ne rencontrent, dans une partie du clergé français, des sentiments qui ne soient pas en harmonie avec ceux du pays. Le gouvernement du Roi n'ignore, messieurs, ni les imprudentes déclamations de quelques hommes, ni les menées ourdies à l'aide d'associations ou de congrégations que repoussent nos lois. Il les surveille sans les redouter. Il porte à la religion et à la liberté des consciences un respect sincère; mais il sait aussi jusqu'où s'étendent les droits de la puissance publique, et ne souffrira pas qu'ils reçoivent la moindre atteinte. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre spirituel sera strictement maintenue. Toute infraction aux lois du pays, toute perturbation de l'ordre seront fortement réprimées, quels qu'en soient les auteurs.
Le gouvernement compte sur le concours des bons citoyens pour porter remède à un mal d'une autre nature, dont la gravité ne saurait être méconnue; il s'occupe avec assiduité de la préparation du budget, et ne tardera pas à le présenter aux Chambres. Mais la perception de certains impôts a rencontré depuis six semaines d'assez grands obstacles: ils ont disparu en ce qui concerne les douanes; leur service, un moment interrompu sur deux points de la frontière, dans les départements des Pyrénées-Orientales et du Haut-Rhin, a été promptement rétabli. L'impôt direct est partout payé avec une exactitude, disons mieux, avec un empressement admirable. Mais des troubles ont eu lieu dans quelques départements à l'occasion de l'impôt sur les boissons, et en ont momentanément suspendu la perception. Aussi, sur quinze millions de produits qu'on devait attendre des contributions indirectes, pendant le seul mois d'août, y aura-t-il perte de deux millions. Décidé à apporter dans cet impôt les réductions et les modifications qui seront jugées nécessaires, le gouvernement proposera incessamment aux Chambres un projet de loi concerté avec la commission qu'il a nommée à cet effet. La France peut compter aussi que, dans les divers services du budget, il poussera l'économie aussi loin que le permettra l'intérêt public, et qu'il ne négligera aucun moyen d'alléger les charges des contribuables. Mais il est de son devoir le plus impérieux, il est de l'intérêt public le plus pressant, que rien ne vienne jeter l'incertitude et le trouble dans le revenu de l'État. C'est sur la perception régulière et sûre de l'impôt que repose le crédit; c'est sur l'étendue et la solidité du crédit que repose le développement facile, rapide, des ressources de l'État et de la prospérité nationale. Certes, le crédit du trésor est grand et assuré; il ne restera point au-dessous de ses charges; il va suffire aisément dans le cours de ce mois au payement de plus de cent millions qu'exigent les besoins du service. Mais pour qu'il subsiste et se déploie de plus en plus, il importe essentiellement que ses bases ne soient pas ébranlées.
Elles ne le seront point, messieurs, pas plus que notre ordre social ne sera compromis par la fermentation momentanée qui s'est manifestée sur quelques points, et que repousse de toutes parts la sagesse de la France. Sans doute, dans son gouvernement comme en toutes choses, la France désire l'amélioration, le progrès, mais une amélioration tranquille, un progrès régulier. Satisfaite du régime qu'elle vient de conquérir, elle aspire avant tout à le conserver, à le consolider. Elle veut jouir de sa victoire et non entreprendre de nouvelles luttes. Elle saura bien mettre elle-même le temps à profit pour perfectionner ses institutions, et elle regarderait toute tentative désordonnée comme une atteinte à ses droits aussi bien qu'à son repos.
Ce repos, messieurs, le gouvernement, fort de ses droits et du concours des Chambres, saura le maintenir, et il sait qu'en le maintenant il fera prévaloir le voeu national. Déjà, à la première apparence de troubles, les bons citoyens se sont empressés au-devant de l'autorité pour l'aider à les réprimer, et le succès a été aussi facile que décisif. Partout éclaterait le même résultat. Les lois ne manquent point à la justice: la force ne manquera point aux lois. Que les amis des progrès, de la civilisation et de la liberté n'aient aucune crainte; leur cause ne sera point compromise dans ces agitations passagères. Le perfectionnement social et moral est le résultat naturel de nos institutions; il se développera librement, et le gouvernement s'empressera de le seconder. Chaque jour, de nouvelles assurances amicales lui arrivent de toutes parts; chaque jour, l'Europe reconnaît et proclame qu'il est pour tous un gage de sécurité et de paix. La paix est aussi son voeu. Au dedans comme au dehors, il est fermement résolu à conserver le même caractère, à s'acquitter de la même mission.