Histoire parlementaire de France, Volume 2.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
L
--Chambre des députés.--Séance du 18 avril 1833.--
Dans la discussion du budget des recettes pour l'exercice 1833, la taxe spéciale connue sous le nom de rétribution universitaire fut attaquée par plusieurs orateurs. Je l'expliquai et je la défendis, en attendant une réforme attentivement mûrie et discutée, à cet égard.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Quand, dans une précédente séance, l'honorable préopinant qualifia la rétribution universitaire d'exaction, de rétribution illégale, inconstitutionnelle, je m'élevai contre ces expressions. Je me crois obligé de m'élever encore aujourd'hui contre ces mêmes expressions. Quand un impôt a été voté par les Chambres, sanctionné par le roi, il ne peut être inconstitutionnel. Ce que garantit la constitution, c'est le vote de l'impôt dans les formes législatives. Tout impôt voté selon ces formes est légal et constitutionnel.
C'est le cas pour toutes les rétributions universitaires: elles ont été votées librement tous les ans par les Chambres; elles ne peuvent être taxées d'inconstitutionnelles.
Quand on vote un impôt, on établit le droit de le percevoir; il doit être perçu selon la loi qui l'établit et les règlements dont il est l'objet. Il est impossible que la rétribution universitaire ne soit pas perçue sur tous ceux qui y sont soumis par les lois et règlements. C'est ce que l'administration a fait: elle n'a pas dépassé les limites; elle a perçu et perçoit les rétributions universitaires avec plus de tolérance, plus de douceur, plus de paternité que l'on n'en met en percevant les autres impôts au profit de l'État. Je puis en donner la preuve à la Chambre par des faits. En 1832, la rétribution universitaire a été payée dans 314 colléges communaux, par 26,414 élèves: 3,608 élèves ont été dispensés. C'est plus que le dixième pour lequel M. de Tracy demande l'exception. (Interruption à gauche.)
Ce sont des faits que je soumis à la Chambre. En 1831, la rétribution a été payée par 23,000 élèves: 1,798 ont été dispensés. Les exemptions sont nombreuses; elles sont accordées soit à des communes pauvres, soit à des familles pauvres. Je le répète, la perception de l'impôt est faite avec une douceur, une tolérance qui ne pourraient pas avoir lieu si elle se faisait par les formes générales appliquées aux autres impôts.
Je ne prétends pas qu'il n'y ait des modifications à apporter dans le régime financier de l'Université. Je suis convaincu qu'il peut et doit subir d'importantes modifications. Mais ces modifications ne peuvent être faites incidemment à propos d'un article du budget. Elles doivent entrer dans un système général de réforme de l'administration de l'instruction publique.
Je dirai, comme observation générale, que les changements à apporter dans l'instruction publique doivent porter d'abord sur l'enseignement. Les réformes dans l'enseignement importent plus que les réformes dans l'administration; et l'on ne peut réformer utilement l'administration de l'instruction publique que lorsque l'enseignement sera arrivé à l'état dans lequel il doit être. Voilà pourquoi j'aurai l'honneur de présenter à la Chambre une loi pour la réforme de l'enseignement avant celle qui doit réformer l'administration.
J'ajouterai que la Chambre a voté toutes les dépenses de l'Université en même temps que les dépenses générales de l'État; quand elle a ajourné le vote de ses recettes qui étaient comprises dans son budget particulier, elle n'a pas entendu la priver d'une partie de ses ressources. Les recettes s'équilibrent avec les dépenses; vous avez voté les dépenses; si vous supprimez une partie des recettes, il faudra y suppléer par une autre allocation. Je ne crois pas que la Chambre soit disposée à agir ainsi.
Je persiste dans la demande du gouvernement.
--Chambre des députés.--Séance du 18 avril 1833.
Je complétai, en réponse à M. Chasles, député d'Eure-et-Loir, mes explications sur la rétribution universitaire et la nature spéciale du budget de l'instruction publique.
M. GUIZOT, ministre de l'instruction publique.--Les recettes de l'Université sont présentées au budget tout aussi bien que ses dépenses; elles sont examinées et discutées chaque année par la Chambre comme les dépenses. On n'est pas fondé à dire que ce sont des recettes inconnues, et dont l'Université ne rend pas de comptes.
Quant à la somme des recettes restantes sur chaque exercice, dont on vous a parlé, elle sert à acquitter les dépenses du commencement de l'année. Elle est indispensable. Il y a eu, en effet, pendant quelques années, un excédant de recettes, lequel a été employé à améliorer l'instruction publique de diverses manières: ainsi, l'année dernière, il a été consacré soit à des constructions nouvelles à l'École de médecine, soit en achat de rentes.
Les recettes de l'Université ne se font pas dans le commencement de l'année; les rétributions ne se payent que par trimestre, et, pendant trois mois, il n'y a pas de rentrées: les examens non plus ne se font pas au commencement de l'année. Il faut que l'excédant des recettes de l'année antérieure serve à acquitter les dépenses des premiers mois de l'année.
J'ajouterai qu'il n'est pas exact que les collèges royaux soient payés par l'État; ils sont payés en grande partie par le produit des droits universitaires. L'État ne fournit pour ces colléges que 920,000 fr., si je ne me trompe. Et il ne faut pas croire que cette subvention paye, à beaucoup près, la totalité des dépenses de ces colléges; le revenu de ces colléges, provenant de leurs recettes, paye la plus grande partie de leurs dépenses. Quant aux colléges communaux, il ne faut pas dire que la rétribution universitaire qu'ils payent est une charge imposée aux villes; ce n'est pas la commune qui a institué le collège qui paye, ce sont les familles des enfants.
Je ne discute pas en ce moment le mérite intrinsèque de la rétribution universitaire; mais elle a été établie comme prix de la surveillance exercée par l'État sur l'ensemble de l'instruction publique. Si l'Université en est privée, il faut qu'on lui fournisse des fonds d'une autre manière. Je n'examine pas, je le répète, le mérite intrinsèque de cette rétribution, mais je dis qu'elle a pour but de payer l'administration de l'instruction publique.
LI
--Chambre des députés.--Séance du 13 mai 1833.--
Dans la discussion du projet de loi sur les attributions municipales, la fondation et même l'entretien des bourses dans les divers établissements communaux d'instruction publique furent mises en question. Je les défendis en provoquant à ce sujet des explications précises.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Au sujet de ce paragraphe, j'ai une explication à demander à la commission.
Je comprends très-bien que le vote, soit de bourses, soit de secours pour les colléges, est facultatif pour les conseils municipaux. Je comprends également que ce vote là n'est pas une fondation à perpétuité, et qu'il est possible que, à une certaine époque, les conseils municipaux cessent de voter les secours qu'ils avaient accordés aux colléges et les bourses qu'ils avaient fondées. Mais il m'est impossible d'admettre que ces secours, que ces bourses soient purement annuels. Quand une fois des bourses ont été votées par les conseils municipaux et que des boursiers ont été nommés à raison de ces votes, la bourse est acquise au boursier jusqu'à ce que son éducation soit finie dans le collége communal. La bourse n'est donc pas purement annuelle, et le conseil municipal ne peut pas, quand il a fondé une bourse et qu'un boursier a été nommé, l'année d'après révoquer sa bourse et renvoyer le boursier du collége.
Je dirai la même chose pour les secours votés en faveur des colléges.
Voici ce qui arrive fréquemment.
Un conseil municipal demande que son collége soit étendu, qu'il reçoive le titre de collége royal, qu'il soit érigé en collége de plein exercice, et qu'on y envoie des professeurs d'un ordre supérieur. Il m'arrive sans cesse de répondre au conseil municipal qui forme cette demande: «Je ne puis y consentir que si vous prenez l'engagement de soutenir votre collége pendant trois, quatre, cinq ans; je ne pourrais pas, pour une année seulement, vous envoyer des professeurs d'un ordre supérieur, et contracter, pour le compte de l'administration générale, les charges qui sont exigées par de tels établissements.»
Ainsi, tout récemment, le conseil municipal de la ville d'Auch a contracté un engagement pareil: il a voté des fonds pour son collége et il les a votés pour cinq ans; à cette condition, l'administration supérieure, de son côté, a contracté certaines obligations envers la ville d'Auch et son collége.
La commission entend-elle que ces délibérations obligent réellement les villes, comme cela doit être, non pas pour un an, mais pour trois, pour quatre, pour cinq ans, suivant la durée donnée aux obligations, quand on les a contractées? S'il n'en était pas ainsi, si le vote, soit de bourses, soit de secours alloués aux colléges par les villes, était purement annuel et pouvait être révoqué tous les ans, quelle qu'eût été l'étendue du vote primitif du conseil municipal, l'administration supérieure se trouverait dans l'impossibilité de remplir, de son côté, les engagements qu'elle aurait contractés envers les communes.
M. Demarçay.--Ce que vient de dire M. le ministre de l'instruction publique a une apparence de vérité, de justice, d'utilité; peut-être même, si je ne me trompe, cette apparence est-elle une réalité. Il faut bien qu'il y ait quelque chose comme cela, puisque M. le ministre l'a énoncé. (On sourit.)
Mais ce que vient de dire M. le ministre est fondé sur des principes contraires à ce qu'on a considéré comme bon, comme utile dans cette Chambre, à des principes que vous avez même consacrés naguère par vos résolutions. On a dit, sans rencontrer de contradiction: Le pays doit à tous les citoyens l'éducation primaire, l'éducation nécessaire à tous les hommes. Mais en même temps l'on a dit: On ne doit rien au delà; il serait contraire à l'intérêt public, et peut-être même à l'intérêt des individus, de leur donner une instruction supérieure qui serait très-souvent disproportionnée avec l'état, la profession et surtout la fortune des parents.
Je sais bien qu'on a dit: Mais s'il se trouvait des sujets extraordinaires, doués de facultés très-remarquables, pourquoi voudrait-on s'interdire la faculté de leur accorder des secours extraordinaires?
Messieurs, les sujets extraordinaires ne doivent pas être l'objet de mesures ordinaires; quand il s'en présentera, c'est par des mesures extraordinaires qu'il faudra venir à leur secours.
Ainsi donc, si ce principe est vrai qu'il faut donner à tous les citoyens l'instruction primaire, c'est dans les écoles primaires qu'ils la recevront; si, au contraire, il paraît inutile et peut-être même nuisible de donner gratis une instruction plus élevée, il n'y a pas de bourses à créer.
Prenez bien garde, messieurs! vous faites tous les jours de nouvelles lois. Si l'opinion publique, l'opinion des personnes éclairées et instruites s'est prononcée contre cette tendance à créer des bourses pour donner à des jeunes gens une instruction au-dessus de l'état qu'ils doivent occuper dans la société, je dis que vous auriez tort de prendre des mesures semblables à celles qu'on paraît proposer.
Eh bien! ce qu'a dit M. le ministre tend directement à ce but; il veut qu'on fonde des bourses, ou du moins il a dit: Si vous fondez des bourses, il ne faut pas en mettre l'existence, le payement en question tous les ans; il faut qu'elles soient votées pour plusieurs années.
Messieurs, c'est précisément dans cette énonciation-là qu'existe le mal. D'abord, il ne faut pas de bourses, et, en second lieu, si l'on en fonde, il peut encore être fort utile de mettre en question tous les ans si on les continuera, et d'examiner s'il n'y a pas eu abus dans la résolution primitive, et si les sujets qui en ont été dotés méritent la continuation de ces bourses.
Par ces différents motifs, je m'oppose aux conclusions de M. le ministre de l'instruction publique.
M. le ministre de l'instruction publique.--L'honorable préopinant vient de traiter une question que je n'avais en aucune façon soulevée. Je n'ai pas dit qu'il fût bon de fonder des bourses; je n'ai pas fait la moindre allusion à cette question. Mais le fait que des bourses sont fondées ou pourront l'être est incontestable. Eh bien! la seule question que j'aie élevée est celle-ci: Quand une fois un conseil municipal a voté des bourses, et que des boursiers ont été nommés à raison de ce vote et de cette fondation, le boursier a-t-il un droit acquis à cette bourse jusqu'à la fin de son instruction, et cette bourse est-elle une espèce de dette que la commune a contractée envers lui?
Sans doute, la commune est parfaitement maîtresse de ne pas voter de bourses, quand une fois la bourse est vacante par la fin de l'instruction du boursier. Je ne conteste rien à ce sujet; je dis seulement que, lorsque des bourses ont été votées et que des boursiers ont été nommés, il y a là une espèce de droit acquis, et qu'il est impossible de remettre annuellement en question l'éducation qu'on a commencé à donner à des enfants en vertu d'un vote communal.
C'est uniquement sur ce point que j'ai appelé l'attention de la Chambre. Je ne préjuge rien, ni sur la question de la convenance du vote primitif des bourses, ni sur la question de la convenance de leur renouvellement.
Ce que je dis des bourses s'applique également aux secours votés pour les collèges.
Le général Demarçay ayant élevé la question de savoir quelles études devaient faire le fond de l'éducation des boursiers, je répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--La Chambre me permettra de ne pas entrer dans la question que vient d'élever l'honorable préopinant, la question de savoir quel est le système meilleur d'instruction publique, et si c'est l'étude des sciences mathématiques ou l'étude des langues anciennes qui doit faire le fond de l'éducation. Je ferai seulement remarquer que, lorsqu'on parle de bourses, il n'est pas exact de dire qu'il s'agit uniquement d'études classiques. Il y a, dans les villes, un grand nombre d'établissements qui n'ont pas les études classiques pour objet: je puis citer, par exemple, les écoles d'arts et métiers de Châlons et d'Angers.
Il ne s'agit pas ici de consacrer un principe nouveau à introduire dans notre législation, mais bien de régler un fait qui existe de tout temps, qui se retrouve dans une multitude d'établissements, et qu'il est impossible de passer sous silence dans la loi. Il est de fait qu'un grand nombre de bourses existent; elles sont anciennes; il faut que la loi statue à leur égard.
J'avoue que je ne comprends guère cette précaution impérative, absolue, qui, dans une loi destinée, comme on le dit tous les jours, à fonder les libertés communales, interdirait aux conseils municipaux le droit de créer des bourses. Quand on parle des franchises, des libertés communales, il faut avoir un peu plus de confiance dans le bon sens et dans les lumières des conseils municipaux. Si les bourses sont un abus, ils n'en voteront pas; s'ils ne les regardent pas comme un abus, ils en voteront.
LII
--Chambre des députés.--Séance du 20 mai 1833.--
En exécution du traité conclu, le 7 mai 1832, entre la France, l'Angleterre et la Russie pour assurer la fondation du royaume de Grèce, le gouvernement proposa, le 24 janvier 1833, un projet de loi pour être autorisé à garantir, aux termes de ce traité, l'emprunt de 60 millions de francs contracté par le gouvernement grec, et auquel l'Angleterre et la Russie avaient déjà donné leur garantie. Ce projet de loi fut l'objet d'une longue discussion à laquelle je pris part en réponse à M. Mauguin.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--L'honorable orateur qui descend de la tribune a commencé par dire qu'il ne pouvait séparer la question de la Grèce de l'état général de l'Orient; et, en effet, c'est sur l'état général de l'Orient qu'il a particulièrement appelé votre attention. Il y a du vrai dans cette observation. Cependant la Chambre comprendra qu'il m'est impossible d'entrer, sur l'Orient, dans toutes les considérations auxquelles l'honorable préopinant s'est livré; je me bornerai à faire remarquer à la Chambre deux faits à ce sujet: le premier, c'est qu'au moment où les affaires d'Orient ont éclaté, quoique la France n'y fût pas seule intéressée, quoique l'Autriche et l'Angleterre, par exemple, le fussent comme nous, la France seule s'est trouvée en mesure d'agir diplomatiquement, comme on pouvait agir alors. Je crois évident pour tout le monde que, dans la question qui s'est posée à cette époque entre l'Orient et l'Occident de l'Europe, entre la Russie et l'Europe occidentale, c'est la France qui s'est trouvée à la tête de la cause occidentale; c'est la France, je le répète, qui s'est trouvée seule en mesure d'agir. (Oui! oui!) Il est vrai que son ambassadeur n'était pas encore arrivé à Constantinople; mais nous y avions un chargé d'affaires qui s'est conduit, dans cette grave circonstance, avec beaucoup de prévoyance, de fermeté et d'habileté. La France, je le répète, ne s'est manquée ni à elle-même ni à la cause générale de l'Europe occidentale; et quoiqu'elle ne fût pas seule intéressée, elle a pris presque seule la direction des événements.
A la suite de cette première action purement diplomatique qui, quoi qu'on en dise, est fort loin d'avoir été sans effet, la France a joint le commencement d'une autre action; des vaisseaux sont partis; ils se sont rendus en Orient; et quoique les sentiments de la France soient toujours pleinement pacifiques en Orient comme en Occident, sa diplomatie est aujourd'hui appuyée dans les mers d'Orient par une flotte capable de la faire respecter partout. (Sensation.) Il n'est donc pas exact de dire que la France n'ait pas pris ses mesures, et qu'elle n'ait pas pressenti, dans les affaires de l'Orient, tout ce qui pourrait en sortir.
La Chambre me permettra de ne pas en dire davantage. Ces affaires sont aujourd'hui engagées, elles s'avancent vers leur solution; la France n'y a point quitté la position qui lui convenait; elle ne s'est point portée, quoi qu'en ait dit l'honorable préopinant, le défenseur du sultan contre le pacha d'Égypte; la France a gardé le caractère de puissance médiatrice, consultant avant tout l'intérêt français, en Orient comme ailleurs, le ménageant partout où il existe, et travaillant à faire prévaloir cet intérêt par le maintien de l'ordre européen et de la paix générale. (Marques d'adhésion.)
Après ces courtes paroles sur l'état général des affaires en Orient et la situation que la France y occupe, je prie la Chambre de permettre que je me renferme exclusivement dans la question grecque, et dans l'affaire de l'emprunt.
Et d'abord, je remercierai les deux honorables préopinants, MM. Mauguin et Bignon, d'avoir rendu à cette question sa grandeur. Il y a là sans doute une question financière, mais la question politique domine, et la question financière n'est que subsidiaire. La révolution de Juillet, messieurs, ne nous a pas grandis, à nos propres yeux et aux yeux de l'Europe, pour que nous méconnaissions la grandeur des situations et des questions; elle ne nous a pas élevés et ennoblis pour que nous traitions les affaires générales de notre pays et de l'Europe par des considérations purement économiques et domestiques, pour ainsi dire. Il faut aborder ces affaires dans toute leur étendue; il faut les voir à leur hauteur, et ne s'en dissimuler ni la gravité, ni la difficulté; c'est le devoir des peuples libres.
Que vous ont demandé les deux honorables préopinants? Ils ne vous ont pas caché qu'ils vous demandaient d'abandonner la politique qui a été suivie par la France à l'égard des affaires d'Orient, et particulièrement des affaires grecques, depuis 1821. Ils ont formellement rappelé l'un et l'autre l'opposition qu'ils ont formée, dès 1828, à cette politique; ils vous ont répété qu'à cette époque ils s'étaient opposés à l'occupation de la Morée; l'honorable M. Bignon n'a nullement démenti le discours qu'il prononça alors, et dans lequel il établit que la France n'avait rien à faire, ne devait rien faire à l'égard des affaires d'Orient; qu'elle devait prendre une position purement expectante, et attendre le moment où elle aurait intérêt d'agir.
Il s'agit donc bien positivement, vous le voyez, d'abandonner la politique suivie de 1821 à 1830. Mais, messieurs, cette politique, ce n'est pas le gouvernement d'alors qui l'a adoptée le premier; elle a été adoptée par le pays, par le sentiment français; elle a été conseillée, dictée par l'état général des esprits en France; c'est le pays qui, le premier, a demandé qu'on soutint la Grèce, qu'on la soutint avec de l'argent, par la diplomatie, avec des hommes, qu'on l'aidât d'une part à s'affranchir des Turcs, de l'autre à se constituer en État durable et indépendant. De 1821 à 1826, qu'a fait le gouvernement? Il faut lui rendre justice: il a laissé le pays libre d'agir, non-seulement de manifester ses sentiments, mais de faire lui-même pour la cause grecque tous les efforts auxquels il était porté; le pouvoir n'est pas intervenu. De 1826 a 1827, l'intervention du gouvernement a commencé, intervention d'abord purement diplomatique; le pouvoir a conclu le traité du 7 juillet 1827; il s'est engagé, de concert avec l'Angleterre et la Russie, dans les affaires de la Grèce. De 1828 à 1829, il a fait un pas de plus; son intervention, de diplomatique est devenue militaire; il a gagné la bataille de Navarrin, il a occupé la Morée; de 1829 à 1830, il a été encore plus loin; il s'est appliqué à déterminer la délimitation de la Grèce, a régler son existence matérielle; ensuite il s'est appliqué à régler son existence politique, à lui donner un souverain; enfin, il a posé la question qui vous agite aujourd'hui: il a promis un emprunt pour assurer l'établissement du gouvernement nouveau.
Voilà en peu de mots, si je ne me trompe, la politique suivie par la France de 1824 à 1830, politique suivie au nom du pays, politique dans laquelle le gouvernement a été approuvé, applaudi toutes les fois qu'il a fait un pas de plus; politique qu'on vous demande d'abandonner aujourd'hui.
L'abandonner! et pourquoi, je vous le demande? Qu'y avait-il dans cette politique de contraire à l'intérêt général de la civilisation, de l'humanité? Qu'y avait-il de contraire à l'intérêt national, à l'intérêt français? Je n'hésite pas à l'affirmer: c'était une politique à la fois morale et française, utile à la cause générale de la civilisation et à la cause particulière de l'influence, de la puissance de notre pays.
Il ne faut pas, messieurs, passez-moi cette expression, il ne faut pas faire fi de cette intervention morale que la France a souvent exercée en faveur de la cause générale de la civilisation, de l'humanité, de l'affranchissement des peuples.
Je sais que c'est une situation difficile, hasardeuse, dans laquelle on peut commettre beaucoup de fautes, qui peut entraîner un gouvernement fort loin; il ne faut pas renoncer cependant à la puissance qu'on peut très-légitimement en tirer. La France, l'a quelquefois éprouvé dans son histoire. Le gouvernement français a protégé l'émancipation de la Suisse contre l'Autriche, de la Hollande contre l'Espagne, des États-Unis contre l'Angleterre, de la Grèce contre la Turquie. Et cette politique générale, constamment favorable à la cause de la civilisation et du progrès, a été pour beaucoup dans les destinées de notre pays et dans l'empire qu'il n'a cessé d'exercer en Europe et au delà de l'Europe. Gardons-nous d'y renoncer. (Mouvement d'adhésion.)
Mais indépendamment de cette cause générale de la civilisation et du progrès des peuples, à laquelle évidemment la politique qu'on vous conseille d'abandonner en Orient était favorable, est-il vrai qu'elle ne fût pas française, qu'elle ne fût pas conforme à l'intérêt national?
N'en croyez rien, Messieurs. Je ne rentrerai pas dans les considérations générales que plusieurs de mes honorables amis ont mises sous les yeux de la Chambre; je lui rappellerai seulement un grand fait; c'est que depuis vingt ans, l'Autriche, la Russie et l'Angleterre ont acquis dans la Méditerranée une grande extension de puissance et d'influence. L'Autriche qui, il y a vingt ans, était à peine un état maritime commercial et n'avait qu'un petit nombre de bâtiments, couvre aujourd'hui la Méditerranée de ses vaisseaux et s'est emparée d'une bonne partie du commerce d'Orient. L'Angleterre possède Malte et les îles Ioniennes. La Russie s'est évidemment agrandie et fortifiée en Orient. La France seule n'avait pas fait de semblables progrès. Eh bien! du moment où il s'est présenté pour elle une occasion de s'établir, de s'agrandir à son tour dans la Méditerranée, d'y accroître son influence, sa puissance, le gouvernement français a bien fait de la saisir. Il faut convenir que l'instinct national a merveilleusement servi en cela l'intérêt de notre patrie. C'est cet instinct qui a indiqué à la France qu'il fallait se rapprocher du pacha d'Égypte. C'est cet instinct qui nous a fait mettre la main dans les affaires de la Grèce, qui nous a fait sentir que rien d'important ne devait se passer là sans que la France n'y jouât son rôle et ne grandît, comme les autres puissances.
Il n'est donc pas vrai que, dans l'intérêt français aussi bien que dans l'intérêt général, la politique qu'on vous conseille d'abandonner n'ait pas été bonne; elle a au contraire été naturelle, elle a été conseillée par le sentiment, par le juste instinct du pays; elle a été celle qu'il convient de suivre, et la France, quoi qu'on en dise, en a déjà recueilli quelques fruits. (Sensation.)
Qu'est-il survenu, je vous le demande, depuis la révolution de 1830, qui doive faire abandonner cette politique? Au dedans, au dehors, qu'y a-t-il de changé dans notre situation qui doive nous détourner de la route dans laquelle nous avons marché jusqu'à présent?
Tout au contraire, au dedans et au dehors, tout, à mon avis, nous conseille de continuer et nous promet, si nous persévérons, que l'humanité en général, comme la France, s'en trouvera bien. Le gouvernement de Juillet, messieurs, a un immense avantage; c'est qu'il peut servir sans hésitation, sans embarras, cette cause générale de la civilisation, du progrès des peuples, qui, je le répète, est pour nous une grande source d'influence et de force. La Restauration, qu'il ne faut pas calomnier, la Restauration, plusieurs fois, a tenté de servir cette cause; mais elle y sentait un danger pour elle; le mouvement de progrès, l'activité des esprits l'inquiétait pour elle-même, en sorte qu'elle était timide et embarrassée quand elle se trouvait engagée dans une bonne entreprise de ce genre. Le gouvernement actuel n'a rien a craindre de semblable; le progrès de la civilisation, le bien-être des peuples, les bonnes institutions, les vraies lumières, tout cela lui est favorable et le sert; il est le patron naturel, en Europe, de toutes les bonnes causes, de la cause de l'ordre quand c'est l'ordre qui est menacé, de la cause des institutions libres, quand ce sont elles qui sont en péril. Il n'y a, je le répète, dans la situation de notre gouvernement, tel que 1830 nous l'a donné, aucune cause d'embarras ou de faiblesse; au contraire, il y a force naturelle au profit de toutes les bonnes causes, et bien loin de reculer dans la voie où la Restauration s'est engagée à l'égard de la Grèce, il se doit à lui-même, à son origine, à sa nature, de s'y engager plus avant. (Très-bien! très-bien!)
Une autre considération me frappe, et je demande à la Chambre la permission de la lui soumettre. La Chambre sait, et je pourrais me dispenser de le dire, que je ne suis point favorable à ce qu'on appelle la propagande (Léger mouvement); que je n'ai aucun goût pour l'insurrection, pour les mouvements révolutionnaires. Je crois qu'il est non-seulement de l'intérêt, mais du devoir de notre gouvernement de les combattre, de les réprimer partout où il le peut par son influence. Mais, messieurs, lorsque indépendamment de toute propagande, de toute menée révolutionnaire, de tout mauvais esprit antisocial, paraît quelque part un gouvernement nouveau, capable de devenir régulier, durable, qui s'y montre disposé, qui ne demande qu'à entrer dans la confédération générale et régulière de la société européenne, je dis qu'il est dans la situation de notre gouvernement de Juillet de l'aider, de le seconder. C'est là la politique qui nous convient; c'est là la politique vraiment libérale du gouvernement de 1830; qu'il se montre ami de toutes les tentatives faites pour l'amélioration de l'état des peuples et des gouvernements; qu'il soit favorable aux gouvernements d'origine légitime et raisonnable, bien que récente. Il ne s'agit pas de leur imposer nos idées et nos institutions; il ne s'agit pas de les jeter dans le moule du gouvernement représentatif tel que nous l'avons pour nous-mêmes; il s'agit seulement de les aider à se développer, à s'affermir. Ces gouvernements de la Grèce, de l'Égypte, par cela seul qu'ils sont nouveaux, sont obligés de recourir aux mêmes idées, aux mêmes moyens de civilisation et de progrès que nous; ils sont nos alliés naturels, et nous sommes leurs patrons naturels: nous leur devons appui, protection; et c'est par là que notre politique extérieure, sans porter le trouble en Europe, en défendant, au contraire, l'ordre partout où il serait compromis, se montrera vraiment libérale et distincte de la politique absolutiste et stationnaire qui ne peut jamais être la nôtre. (Vive sensation.)
Il n'y a donc, messieurs, dans ce qui s'est passé en France depuis 1830, rien qui doive nous faire dévier de la ligne dans laquelle nous avons marché par rapport à la Grèce.
Si je regarde au dehors, je n'y trouve également que des motifs de confirmation.
Je demanderai à la Chambre la permission de lui exprimer mon étonnement, tout mon étonnement, sur ce que j'entends dire. Les Russes se sont avancés sur le Bosphore; leur influence s'est accrue en Orient; quelque chose de menaçant se déclare contre l'empire ottoman, et on vient nous dire que c'est là une raison pour ne pas nous mêler des affaires d'Orient! On vient nous dire que c'est là une raison de renoncer aux moyens d'influence que nous avons pu employer jusqu'à ce jour!
Je vous avoue, messieurs, qu'il m'est absolument impossible de comprendre une telle politique. Ce qui se passe en Orient, cet ébranlement de l'empire ottoman, ces progrès des Russes, ce sont là, au contraire, à mes yeux, des raisons décisives pour persévérer, pour avancer dans la politique que nous avons suivie depuis 1821; politique déterminée par le désir de contrebalancer toute influence trop prépondérante, d'être présents au moins sur les lieux où elle s'exercerait, pour lui susciter, je ne dirai pas des ennemis (un tel langage ne saurait convenir à des États qui vivent en paix), mais pour contenir ces tentatives d'agrandissement contre lesquelles nous sommes en droit de nous défendre. Pensez-y bien, messieurs, ce qui se passe en Orient confirme la politique que nous avons suivie, et c'est un motif de plus pour y persévérer.
Notre alliance avec l'Angleterre, depuis 1830, en est aussi un autre. Pourquoi? parce que c'est une nouvelle chance de succès. Je sais très-bien qu'à Londres et à Paris il est des esprits qui voudraient jeter entre les deux peuples des germes de défiance et d'hostilité. Je sais qu'en Angleterre certaines personnes voudraient inquiéter le pays sur le séjour de la France à Alger, sur son influence en Égypte; que d'un autre côté, on voudrait nous faire peur des desseins de l'Angleterre dans la Méditerranée. Messieurs, ne nous laissons pas entraîner par ces mesquins sentiments, par ces considérations secondaires. Notre alliance avec l'Angleterre est aujourd'hui un fait important dans notre situation. Cette alliance est heureuse, favorable au progrès, au bon ordre, à la prospérité des deux pays. Elle est pour nous, dans l'Orient en particulier, une nouvelle chance de succès. La coopération de l'Angleterre à notre prudente politique nous est assurée. Nous ne sommes donc pas dans cette position isolée dont on voudrait nous effrayer. Aujourd'hui plus que jamais il nous est nécessaire de nous mêler des affaires d'Orient; aujourd'hui plus que jamais il nous est possible de nous en mêler avec des chances de succès.
J'ai donc beau faire, soit que je regarde au dedans, soit que je regarde au dehors, à notre état intérieur ou à nos relations avec les puissances étrangères, je ne trouve que des motifs pour persévérer dans la politique que nous avons suivie de 1821 à 1830; politique bonne en elle-même, morale et utile à l'humanité; politique nationale, éminemment utile aux intérêts de la France.
Que vous propose-t-on à la place? On vous propose ce qu'on vous proposait en 1828, de vous retirer du théâtre des événements, de laisser faire les autres, de les laisser s'emparer de tous les moyens naturels d'influence, de toutes les positions: on vous propose de regarder et d'attendre; on vous dit qu'il viendra peut-être un moment où vous prendrez tous vos avantages.
Messieurs, si nous pensions comme les honorables membres qui, aujourd'hui comme en 1828, donnent ce conseil à la France, je le comprendrais. Ce conseil suppose que nous regardons l'empire ottoman comme sur le point de périr, et ses voisins comme tout près de partager ses dépouilles. Telle n'est pas notre opinion. Nous ne croyons pas que l'empire ottoman, quelque ébranlé qu'il soit, soit sur le point d'être partagé. Nous pensons qu'aujourd'hui comme jadis il est d'une bonne politique pour la France de le soutenir, de l'aider à durer aussi longtemps qu'il se pourra, et, en travaillant à atteindre ce but, d'étendre ses moyens d'influence en Orient sur tous les points où elle pourra agir, afin de n'être pas prise au dépourvu le jour où éclateraient les symptômes de décadence qui se sont manifestés.
C'est l'intérêt bien entendu de la France de maintenir l'empire ottoman comme une barrière contre tout agrandissement, aussi longtemps que nous le pourrons, et de préparer en même temps les États indépendants, collatéraux, qui pourront se lier à nous, et soutenir notre influence au jour de l'explosion.
Bien loin donc qu'il y ait, dans cet état nouveau des affaires d'Orient, rien, absolument rien qui doive nous détourner de la politique suivie depuis 1821, je pense, au contraire, que tout nous y confirme. Rappelez-vous, messieurs, dans quelle situation nous nous trouvions en 1828, lorsque l'occupation de la Morée fut décidée, et lorsque le gouvernement vint demander aux Chambres un emprunt de 4 millions de rentes. Trouvez-vous que la situation soit différente aujourd'hui? On nous parle de la marche des Russes sur Constantinople comme si c'était un fait nouveau, inouï. Mais en 1828 et 1829, les Russes marchaient sur Constantinople; ils passaient le Balkan; ils entraient à Andrinople. C'était là une situation analogue à celle où l'on se trouve aujourd'hui; l'empire ottoman était même plus directement menacé; et vous abandonneriez aujourd'hui la politique que vous avez suivie alors, que vous avez suivie avec honneur et succès!
Je ne m'étonne pas que les honorables membres qui l'ont combattue alors la combattent aujourd'hui; mais je n'hésite pas à le dire, la France entière comme son gouvernement la trouva bonne en 1828; ce fut en pleine connaissance de cause, après l'avoir soigneusement discutée, que la France et son gouvernement s'y engagèrent. Si je remettais sous les yeux de la Chambre quelques-uns des discours prononcés à cette époque par le rapporteur de la commission, le général Sébastiani, par l'honorable M. Laffitte, par plusieurs autres membres de la Chambre, on y verrait qu'ils comprirent tous que, dans l'état où se trouvait l'Orient, dans le mouvement des Russes sur Constantinople, il était utile, nécessaire pour la France d'intervenir plus activement, plus directement que jamais dans les affaires de l'Orient, que l'occupation de la Morée a été déterminée surtout par cette considération, par l'intérêt français et non pas seulement par l'intérêt grec, quoi qu'on en dise.
En 1828 je le répète, messieurs, la situation était la même qu'aujourd'hui, plus grave même peut-être en apparence; vous avez sagement adopté alors la politique qu'on vous conseille d'abandonner; cette politique a porté ses fruits, elle a arrêté les Russes à Andrinople, elle a ajourné la lutte définitive entre la Russie et l'empire ottoman. Elle a relevé en Orient le nom français.
Adoptez donc aujourd'hui la même politique, la seule bonne, la seule raisonnable, et elle portera les mêmes fruits: elle maintiendra la paix, de l'Europe en accroissant l'influence de notre pays.
Permettez-moi d'ajouter un seul mot. Sans doute, messieurs, je crois que notre intérêt, l'intérêt national, l'intérêt français doit passer avant tout; mais il est impossible d'oublier tout ce que nous avons pensé, tout ce que nous avons dit, tout ce que nous avons fait en faveur des Grecs; il est impossible de croire que cette cause pour laquelle des Français, des membres de cette Chambre ont quitté leurs parents, leurs enfants, pour laquelle nous avons permis que nos femmes et nos filles allassent quêter de maison en maison, il est impossible, dis-je, que cette cause nous devienne tout à coup indifférente, et qu'au moment où nous nous occupons d'une question qui s'y rattache si puissamment, nous ne persévérions pas dans ce que nous avons fait.
La question de l'emprunt, messieurs, est d'une immense importance pour la Grèce. Consultez tous les hommes qui connaissent ce pays; ils vous diront que ce dont le gouvernement nouveau a essentiellement besoin, c'est de l'argent et du crédit qu'il ne peut pas trouver dans son propre pays. Il a besoin de l'appui avoué, officiel des gouvernements européens, et surtout d'un appui désintéressé comme le nôtre. Le lui refuserez-vous?
Messieurs, il ne faut pas croire que, pour un grand peuple à qui de grandes destinées sont réservées, tout se résolve en résultats du moment, et que les bénéfices matériels, immédiats, soient les seuls qu'on doive rechercher. Non, il y a des avantages lointains que l'on acquiert par une politique sage et constante, des avantages qui se font attendre, mais qui n'en sont pas moins certains. En fait de politique extérieure comme de politique intérieure, pour l'influence au dehors comme pour la liberté au dedans, il faut savoir attendre, il faut savoir compter sur les démarches qu'on a faites. A ce prix seulement, vous établirez en Europe votre gouvernement nouveau. La persévérance et l'esprit de suite sont le nerf de la politique extérieure, aussi bien que de la politique intérieure; et si on vous voyait, messieurs, abandonner aujourd'hui (permettez-moi de le dire) légèrement, capricieusement, une politique constamment suivie de 1821 à 1830, suivie selon le voeu du pays qui applaudissait au gouvernement toutes les fois qu'il s'y engageait, vous affaibliriez votre gouvernement, votre pays, votre crédit, votre considération, tout ce qui fait la force et la dignité des nations. (Une sensation prolongée succède à ce discours.)
LIII
--Chambre des députés.--Séance du 29 mai 1833.--
La commission chargée de l'examen du budget du ministère de l'instruction publique avait proposé une réduction de 10,000 francs sur le 1er chapitre de ce budget (administration centrale). J'expliquai les motifs qui m'avaient déterminé à proposer cette somme, et j'en demandai le maintien.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--J'avais, dans ce chapitre, proposé de remplir une place vacante depuis la mort de M. Cuvier dans le conseil de l'instruction publique. J'ai eu quelque regret que la commission, qui vous a proposé la suppression de cette place, n'ait pas entendu les raisons qui m'avaient déterminé à la proposer. Je n'ai eu aucune occasion de rien dire à ce sujet devant la commission. Je prie la Chambre de croire que ce n'est pas du tout par un vain et futile plaisir d'avoir une place à remplir que j'avais fait une pareille proposition; c'est dans l'intérêt du service, et parce que le bien et le progrès des études m'ont paru l'exiger.
La Chambre se rappelle quelle est la nature du conseil de l'instruction publique. Il est destiné à réunir les hommes qui se sont occupés des différentes branches des connaissances humaines; la surveillance et la direction de chacune de ces branches sont précisément confiées à l'un des hommes qui s'y sont le plus distingués.
Je dois dire à la Chambre que, dans l'état actuel du conseil de l'instruction publique, il y a des portions considérables des connaissances humaines qui n'ont pas de représentant, qui ne sont pas placées sous la surveillance de leur chef naturel, des hommes qui les entendent le mieux, et exercent le plus d'autorité morale sur ceux qui les cultivent.
La Chambre comprendra sans peine que, lorsque les sciences mathématiques sont surveillées par un conseiller illustre dans ces sciences, non-seulement le progrès de ce genre d'études est assuré, mais tous les hommes qui s'y vouent, tous les professeurs de mathématiques en France ont considération et respect pour l'autorité supérieure qui les dirige.
Eh bien! toutes les sciences qui ont pour objet le droit et la médecine, ces deux portions si importantes de nos études universitaires, n'ont aujourd'hui dans le conseil de l'instruction publique, aucun représentant, aucun homme qui se soit particulièrement voué à ces genres d'études. C'est pour assurer le progrès de ces deux branches et l'autorité morale de ceux qui les surveillent que j'avais eu l'honneur de proposer à la Chambre de compléter le conseil royal de l'instruction publique, en remplissant la place laissée vacante par la mort de M. Cuvier. Qu'il me soit permis de dire que la raison donnée contre cette proposition n'a vraiment pas un fondement bien sérieux.
Le jour où les Chambres seront appelées à examiner l'administration publique, et en particulier l'institution du conseil général, si les trois pouvoirs réunis croient devoir y faire des modifications, il importe fort peu qu'ils trouvent six ou sept conseillers présents dans le conseil. Il y aurait quelque chose de vraiment puéril à croire que la liberté de la Chambre et des autres pouvoirs de l'État serait gênée le moins du monde parce qu'il y aurait sept conseillers au lieu de six dans le conseil; évidemment ce ne peut pas être là une raison sérieuse. Il s'agit uniquement de savoir si, dans l'intérêt du service, pour le progrès des études, pour la bonne direction de toutes les branches des connaissances humaines, il importe que cette organisation soit au complet. Eh bien! j'ai eu l'honneur de le dire à la Chambre, et depuis que j'ai été appelé à ce département j'en ai acquis la conviction, des branches très-importantes des connaissances humaines, les études de droit et de médecine, n'ont pas, dans l'état actuel du conseil, leurs représentants, leurs chefs naturels, et elles se trouvent ainsi à l'égard de certaines autres connaissances, des sciences mathématiques, des sciences naturelles et philosophiques, des études littéraires, dans un véritable état d'infériorité. C'est pour faire cesser ce mal, pour compléter ces études et assurer leur développement, que j'avais eu l'honneur de proposer à la Chambre de remplir la place vacante laissée au conseil général par la mort de M. Cuvier.
Je persiste dans cette proposition.
M. Gillon, rapporteur.--C'est pour la troisième fois que je viens déclarer, au nom des commissions successives du budget, que le nombre des membres du conseil royal de l'instruction publique paraît hors de proportion avec les besoins réels; cette assertion, je l'ai prononcée à la tribune en discutant les budgets de 1832 et 1833; je la répète pour le budget de l'an prochain. M. le ministre l'a contestée devant vous, et cependant ses actes, sa conduite, offrent une preuve éclatante de l'assentiment qu'il donne à l'opinion que je soutiens.
En effet, déjà une année entière vient de s'accomplir depuis que la France a perdu Cuvier; si son remplacement au conseil royal était réclamé par cette urgente nécessité qu'a dépeinte M. le ministre, comment n'a-t-on pas pourvu au choix d'un successeur digne de lui, pendant la dernière moitié de 1832? Les fonds étaient faits au budget de cet exercice pour le traitement; comment a-t-on rédigé le budget de 1833 sans y porter un traitement pour le successeur? Comment a-t-on pensé que cette année aussi pouvait s'écouler sans que le successeur fût désigné? Qu'on nous fasse comprendre pourquoi seulement en 1834, il sera impossible de se soustraire à une impérieuse nécessité sous le poids de laquelle on sera resté volontairement durant dix-huit mois, au lieu de lui avoir donné la satisfaction facile et complète pour laquelle on avait entre les mains les ressources votées par les Chambres? Non, je ne saurais m'expliquer ces contradictions, quelque désir que j'aie de les voir disparaître.
M. le ministre nous dit que le droit et la médecine manquent de représentants au conseil royal. Mais de telles paroles ont plus de portée que la proposition qu'il soutient; il en sort une conséquence plus étendue que celle qu'il en tire. En effet, ce n'est plus 10,000 fr. que M. le ministre doit demander, mais 20,000 fr.; car ce n'est plus un seul conseiller qu'il faut introduire, mais deux: apparemment on n'espère pas qu'une seule tête soit capable de diriger l'enseignement des sciences médicales et des diverses parties de la science du droit. Cependant, si un conseiller unique est nommé, sera-ce la médecine, sera-ce le droit qui sera sacrifié momentanément? Est-ce la vie des hommes, sont-ce leurs biens dont le soin sera passagèrement négligé? Il y a là un embarras dont M. le ministre ne sortirait pas. (Très-bien.)
Le mieux est de se hâter d'organiser l'administration de l'instruction publique, et alors les crédits nécessaires seront alloués par les Chambres qui n'ont, pour presser l'accomplissement de cette grande tâche imposée par la Charte, d'autre moyen que de refuser les fonds destinés à l'entretien d'une situation qui pourrait beaucoup trop se prolonger.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je ne pense pas que, parce que plusieurs rapports de commissions ont successivement exprimé la même idée, l'on puisse dire que la Chambre l'a adoptée. Je n'ai pas porté la discussion sur la question de savoir si le conseil de l'instruction publique était trop nombreux. Je ferai une seule observation à la Chambre. Dans le seul pays où l'organisation de l'instruction publique ait, sous ce rapport, quelque analogie avec la nôtre, dans le pays où les études de tout genre font, depuis trente ans, le plus de progrès, en Prusse, le conseil chargé de l'instruction publique est infiniment plus nombreux que ne le sera notre conseil royal, quand il sera porté au complet, car il est composé de quatorze ou quinze membres. C'est que l'on a compris, dans ce pays, qu'il importait que les différentes études fussent surveillées par des hommes distingués spécialement dans les diverses sciences, et ayant action, autorité sur l'esprit de ceux qui s'y vouent. C'est d'après ce principe qu'a été organisé le conseil de l'instruction publique en Prusse, et les différents genres d'étude y sont placés sous la direction d'hommes spéciaux.
Je suis convaincu que lorsque la Chambre sera appelée à examiner cette question dans toute son étendue, elle reconnaîtra la justesse de cette idée, et y conformera sa résolution. Je ne saurais penser que la Chambre puisse considérer le conseil de l'instruction publique, composé de sept membres, comme trop nombreux. Je répète que, dans l'état actuel, il est incomplet, que le service en souffre, qu'il y a des branches importantes des connaissances humaines qui ne sont pas dirigées, surveillées comme le sont plusieurs autres, et que c'est uniquement dans cet intérêt que j'avais fait cette proposition à la Chambre.
M. Gillon, rapporteur.--L'opposition de M. le ministre porte sur deux motifs. D'abord, analogie avec le conseil royal chargé, en Prusse, de la direction de l'enseignement public, conseil qui n'a pas moins de quinze membres. Je réponds que l'argument n'est pas admissible, aussi longtemps du moins que les attributions de ce conseil ne nous auront pas été détaillées; car, si elles sont plus étendues que celles du conseil royal, en France, il est tout naturel que le nombre des conseillers soit plus considérable chez nos voisins que chez nous.
En second lieu, M. le ministre insiste sur l'insuffisance de six membres pour accomplir tous les devoirs que la législation universitaire impose au conseil royal. Veut-on faire cesser cet embarras? Qu'on cesse d'attirer au conseil royal, de centraliser dans son sein une foule de petites affaires qui seraient bien plus promptement, et beaucoup mieux résolues dans nos départements. Par exemple, qu'on laisse le recteurs nommer les régents des colléges communaux, au moins pour les classes inférieures; qu'on laisse les bureaux d'administration des colléges désigner les enfants qui, jusqu'à concurrence du dixième du nombre total des élèves de chaque établissement, doivent jouir de la dispense de la rétribution universitaire; c'est abus, perte de temps, que d'occuper de pareils détails les six hommes jugés les plus capables d'imprimer le mouvement aux études.
Mais, dit le ministre, quelques-unes des parties les plus élevées de ces études sont négligées faute d'un homme qui assure leur bonne direction.
Je lui en demande pardon, mais il faut qu'il souffre ma franchise. Si le mal a la gravité dont il se plaint, nous aurions de vifs reproches à adresser à M. le ministre; nous serions en droit de nous plaindre amèrement qu'il ait souffert un tel désordre quand, dès 1832, il avait des ressources pécuniaires pour fournir un traitement au successeur qu'il aurait pu donner à M. Cuvier; quand, en dressant le budget de 1833, il n'a rien demandé pour pourvoir à ce traitement pendant l'exercice.
Mais M. le ministre s'excuse en disant qu'il n'a pas porté son attention sur le point de savoir si le conseil était assez nombreux. Comment une telle inattention peut-elle se comprendre? Eh quoi! le budget de 1833 a été discuté, arrêté et signé au conseil royal, sous la présidence du ministre. Alors Cuvier n'était déjà plus; depuis six mois, il avait été arraché à la science. Et cependant son souvenir, qui planait au milieu de ses collègues, ses services qui étaient présents à la mémoire de tous, n'ont pas inspiré, pour premier besoin, l'expression du désir de voir remplir par un successeur la grande place laissée vide par un homme sur lequel se sont attachés tant et de si vifs regrets!
J'ai opposé aussi un argument auquel M. le ministre n'a pas fait la moindre réponse; c'est qu'il faudrait, non un seul conseiller, mais deux, non 10,000 mais 20,000 fr.
Au budget de 1833 on demandait 24,000 fr. pour ajouter deux membres au conseil d'État; généralement on reconnaissait l'utilité de cet accroissement, car beaucoup d'affaires sorties des conseils de préfecture sont lentes à obtenir solution devant le conseil d'État: la surcharge de travail ne permet pas plus de rapidité. Que fit la Chambre en janvier dernier? Elle rejeta tout accroissement de crédit pour deux nouveaux conseillers d'État. Elle dit à M. le garde des sceaux: organisez le conseil d'État par une loi, et tout aussitôt une somme suffisante sera allouée pour le traitement convenable de tous ses membres. Je me trouve bien puissant de ce souvenir; l'analogie m'encourage à demander que M. le ministre de l'instruction publique organise l'administration de l'enseignement par une loi, et les sacrifices du Trésor ne manqueront pas à la dette sacrée de l'enseignement. Ce langage, messieurs, j'espère qu'il est au fond de vos esprits comme il est sur mes lèvres, et que vous allez le laisser manifestement éclater en refusant le crédit demandé par M. le ministre. (Très-bien.)
M. le ministre de l'instruction publique.--Je rappellerai que, lorsqu'à été présenté le budget de 1833, c'était à peu près au moment où je venais d'avoir l'honneur d'être appelé au département de l'instruction publique: n'ayant pas senti par moi-même l'importance de la lacune qu'avait causée la mort de M. Cuvier, je ne proposai pas son remplacement; mais ayant reconnu depuis cette nécessité, j'en ai fait la proposition dans le budget de 1834, je ne pouvais pas faire plus tôt cette proposition; ainsi je n'ai encouru aucun reproche à cet égard.
Quant à la seconde objection de l'honorable rapporteur qui a dit que j'avais trop prouvé, et qu'il faudrait, pour la science du droit et pour celle de la médecine, non plus un représentant, mais deux, je lui dirai que je n'ai pu accepter l'obligation de tout faire à la fois: j'ai trouvé une place laissée vacante par la mort de M. Cuvier; c'est cette place que j'ai demandé à remplir.
Si j'avais l'honneur de soumettre à la Chambre une proposition d'organisation, je lui demanderais de porter le nombre des membres du conseil au delà de ce qu'il est, conformément à l'idée que j'ai eu l'honneur de développer. Ce que je propose uniquement aujourd'hui, c'est de remplir une place vacante; j'ai fait cette première proposition aussitôt que sa nécessité m'en a été démontrée.
La Chambre adopta, à une faible majorité, la réduction proposée par la commission.
LIV
--Chambre des députés.--Séance du 11 juin 1833.--
Dans la discussion du budget du ministère de la marine, un débat s'éleva sur les conséquences de l'expédition ordonnée en 1831 par le cabinet de M. Casimir Périer dans les eaux du Tage, sous le commandement de l'amiral Roussin, et qui avait amené la capture d'une partie de la flotte portugaise. Le gouvernement ne considérait pas cette expédition comme ayant constitué, entre la France et le Portugal, un véritable état de guerre et devant en entraîner toutes les conséquences. M. Mauguin s'étonna de cette politique et l'attaqua en soutenant qu'il y avait eu là une véritable guerre. Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--J'ai peine à comprendre l'étonnement de l'honorable préopinant; j'ai peine à le concilier avec le goût très-raisonnable qu'il professe pour le progrès de la civilisation et de la pacification générale entre les peuples; il ne devrait pas s'étonner que le gouvernement travaille à restreindre les questions qui peuvent amener la guerre, à isoler ces questions, et à ne pas entraîner une guerre générale à propos d'une question particulière qui peut se décider sans que le pays tout entier soit engagé dans la guerre. C'est là un fait nouveau qui s'est reproduit plusieurs fois depuis plusieurs années, et qui doit être considéré comme un véritable progrès dans les rapports des peuples. (Marques nombreuses d'adhésion.)
De quoi se plaignait-on continuellement autrefois? Des guerres générales, des guerres permanentes engagées pour des motifs particuliers, pour des motifs, disait-on, frivoles, qui n'auraient pas dû avoir de si longues, de si terribles conséquences. On avait raison. Il y a, en effet, des questions incidentes qui peuvent être résolues, même par la force, sans qu'il en résulte une guerre générale et permanente. Vous en avez sous les yeux trois grands exemples: Navarin, Anvers et Lisbonne. Ce sont là des questions particulières qui ont été décidées par la force et qui n'ont pas amené une guerre générale et permanente.
C'est là, je le répète, un véritable progrès dans les rapports des peuples; c'est une nouvelle face du droit des gens qui aura des conséquences très-heureuses pour la civilisation tout entière.
Je ne puis comprendre non plus que l'honorable préopinant n'ait pas vu que toute question de prises implique nécessairement la question de savoir s'il y a eu guerre. Il ne s'agit pas seulement, en effet, de prises faites par des corsaires ou de violation du droit des neutres; il s'agit aussi souvent de prises faites par les bâtiments de l'État. Or, dans tous ces cas, tout dépend de la solution de cette question: Y a-t-il eu réellement guerre entre les deux États?
M. Mauguin s'est aussi étonné que l'on ait fait mouvoir les forces publiques, la marine royale, et il en conclut qu'il y a eu guerre. Mais, messieurs, on fait mouvoir les forces publiques pour obtenir des réparations. On se présente avec les vaisseaux du roi devant le port de Lisbonne, et on demande une réparation solennelle: cette réparation n'est pas à l'instant même donnée; les vaisseaux du roi forcent l'entrée du Tage, obtiennent la réparation, et l'honneur du pays est vengé sans qu'il y ait guerre générale, sans que le pays se trouve compromis dans une longue lutte.
Je m'étonne, messieurs, que des amis de leur pays, des amis de la civilisation et de la paix viennent se plaindre de ces faits nouveaux, de ces nouveaux procédés entre les États, si honorables et si avantageux pour les peuples et pour la civilisation. Il faut, au contraire, s'en applaudir et les encourager. (Adhésion marquée.)
LV
--Chambre des députés.--Séance du 3 janvier 1834.--
Dans la discussion de l'adresse, M. Mauguin, en citant des discours que j'avais prononcés dans la session de 1831, attaqua l'ensemble de mes idées et ce qu'il appelait «ma pensée profondément politique» sur le gouvernement représentatif et la monarchie constitutionnelle que nous avions à fonder en France. Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je remercie l'honorable orateur qui descend de la tribune d'avoir rappelé les paroles que j'ai prononcées dans une autre occasion. Aujourd'hui, comme en 1831, je pense que le ministère doit être d'accord avec la majorité des Chambres, et que le gouvernement de cette majorité, combiné avec le gouvernement du roi, est notre gouvernement constitutionnel. Que les trois pouvoirs soient réels, que chacun ait son action, son indépendance, que la condition soit imposée à ces trois pouvoirs de se mettre d'accord et de marcher de concert, c'est là le gouvernement constitutionnel; il n'existe qu'à ce prix. (Très-bien.)
Je pense également, aujourd'hui comme en 1831, que la majorité des boules n'est pas l'unique symptôme d'après lequel il faille juger de l'état réel des esprits. Je pense qu'il peut y avoir, dans certaines occasions, des majorités de boules qui sont fausses, qui n'expriment pas l'union véritable des sentiments d'une assemblée avec le ministère. Je pense qu'il peut se faire qu'une majorité tolère, supporte quelque temps un ministère et lui donne la majorité des boules, quoiqu'elle désapprouve au fond ses sentiments et sa tendance. C'est dans ce sens que j'ai parlé, en 1831, du ministère auquel présidait M. Laffitte. Je répète que je pense aujourd'hui ce que je pensais alors.
Mais, messieurs, s'il fallait en croire l'honorable préopinant, notre situation serait embarrassante. Supposez que la majorité soit en toute occasion pleinement d'accord avec le ministère, vote constamment pour lui et avec lui; on dira qu'elle est servile, qu'elle est dépendante, qu'elle est corrompue: c'est un langage que vous avez souvent entendu. S'il arrive, au contraire, que le ministère n'obtienne pas toujours cet assentiment absolu, universel, dont on faisait tout à l'heure la condition du gouvernement représentatif, on lui dira qu'il n'a pas la majorité, qu'il n'est pas un gouvernement constitutionnel.
Il faut pourtant choisir. Pour moi, je pense que le ministère doit être uni, sincèrement uni de pensée, d'intention, de travail politique avec la majorité du la Chambre, et je pense en même temps qu'il peut arriver que la majorité ne pense pas absolument comme le ministère sur telle ou telle question, et qu'elle s'en trouve momentanément séparée sans que cela ait un caractère de désaccord, de rupture entre les pouvoirs.
Il faut, messieurs, parler ici selon la vérité des choses et ne pas se repaître de fictions. Non, la majorité n'est pas servile, elle n'est pas dépendante, elle juge selon son opinion, et le ministère, de son côté, a aussi son indépendance. Quand habituellement ils sont d'accord, quand le système d'idées, de conduite dans lequel agit le cabinet est en même temps le système de la majorité, on a droit de dire, il faut dire qu'il est l'organe de la majorité, qu'il y a accord entre elle et le cabinet, quand même, dans quelque occasion, il se manifeste une dissidence qui n'a rien de radical et ne va pas au fond des choses. (Très-bien! très-bien!)
Maintenant l'honorable orateur a énuméré un certain nombre de cas dans lesquels, en effet, il y a eu (et je les expliquerai tout à l'heure, j'en apprécierai la mesure selon mon opinion), dans lesquels il y a eu dissidence entre la majorité et le ministère. Je pourrais, à ces citations, en opposer beaucoup d'autres, opposer tous les cas dans lesquels la majorité s'est trouvée d'accord avec le ministère; je n'hésite pas à dire, sans craindre d'être démenti par l'honorable orateur lui-même, que ces derniers cas sont infiniment plus nombreux, qu'ils ont été l'état habituel des choses, que les cas qu'il a cités doivent être considérés comme des exceptions. Mais j'aime mieux lui épargner ces calculs et ne pas opposer mon addition à la sienne. Je vais prendre les cas dont il a parlé et les examiner en peu de mots. Il verra que je n'élude aucune difficulté, que je ne redoute aucune question.
M. Mauguin a parlé du projet de loi présenté, à l'ouverture de l'avant-dernière session, sur l'état de siège. Il doit se rappeler qu'un doute, un grand doute s'était élevé, dans le pays et dans les Chambres, sur l'état de notre législation à ce sujet. La dissidence des tribunaux avait fait éclater ce doute. Le discours de la couronne, à l'ouverture de la session, avait proclamé que notre législation paraissait incomplète, défectueuse sur ce point, qu'il y avait quelque chose à faire. L'adresse de la Chambre, si je ne me trompe, exprima la même idée. Le ministère présenta un projet de loi. Eh bien! il est vrai qu'après examen dans l'une des Chambres, examen dans lequel le ministère n'a pas éludé la discussion, car j'y ai parlé moi-même, et parlé longuement, il est vrai que la majorité de l'autre Chambre n'a pas paru favorable à certaines dispositions du projet de loi. Qu'est-il arrivé? Ce qui est arrivé dans d'autres occasions; le ministère, éclairé par cet avis, n'a pas insisté sur l'adoption du projet de loi; il l'a laissé, comme disait l'honorable membre, tomber dans les cartons où il est resté. S'il y avait eu dissidence véritable, radicale, messieurs, entre la majorité et le ministère à ce sujet, la majorité aurait poursuivi le ministère dans les autres parties de sa politique et se serait retirée de lui. Mais rien de semblable n'est arrivé; cette espèce d'oubli dans lequel le projet a été laissé a eu lieu, pour ainsi dire, de concert avec la majorité et le ministère. Le ministère n'a pas insisté, la majorité n'a pas insisté davantage; elle est restée, du reste, unie au ministère. C'est là un incident dont l'opposition a pu se prévaloir, dont je trouve tout simple qu'elle se prévale aujourd'hui comme elle l'a fait alors; c'est son jeu, c'est tout naturel. Mais on ne peut dire sérieusement que ce soit là une de ces dissidences qui amènent la rupture entre le cabinet et les Chambres. Si la majorité l'eût ainsi compris, elle n'eût pas attendu jusqu'à aujourd'hui que l'on vînt l'en avertir.
Je prends le second point, le point que l'on regarde sans doute, et que l'honorable orateur regarde lui-même comme le plus difficile, le plus chatouilleux, celui qui a excité le plus de susceptibilité dans le pays. Je veux parler des forts détachés. Je dirai à l'honorable orateur que je suis loin d'avoir une opinion sur la question militaire, je ne dis pas seulement sur la question de construction, mais sur la question de savoir s'il convient ou non militairement de construire des fortifications quelconques autour de Paris. Mais je ferai en même temps remarquer à l'honorable orateur que ce qu'on appelle les forts détachés s'exécutaient depuis deux ans, au vu et au su de tout le monde, que la Chambre avait deux fois, en 1831 et 1832, voté des fonds pour ce travail. Les fonds ont été employés sous les yeux de toute la population sans qu'il s'y élevât aucune de ces réclamations, de ces susceptibilités qui sont, j'en conviens, devenues si vives.
Je rappelle également que la seconde ville du royaume, la ville de Lyon, avait vu les mêmes travaux s'exécuter autour de son enceinte, qu'après quelques réclamations la population tout entière de Lyon a reconnu que c'était dans son intérêt qu'ils se faisaient, qu'ils protégeaient, au lieu de la menacer, la sûreté des habitants, et qu'elle a fini par les trouver tout simples.
Je n'ai, dis-je, aucune opinion, aucun parti pris sur la question militaire; mais, je le répète, ce qu'on avait fait au commencement de l'année dernière se faisait depuis deux ans; la Chambre avait voté des fonds pour cela; le ministère était donc parfaitement en droit de croire que ce n'était pas une grande question, et que la facilité, la simplicité avec laquelle cette affaire avait d'abord été traitée dans les Chambres le dispensait de prouver qu'elle ne recélait aucune espèce d'intention tyrannique, intention qui aurait été folle, et à laquelle certainement l'honorable membre ne croit pas...
M. Mauguin.--Je vous demande pardon. (On rit.) N'interprétez pas ma pensée.
M. le ministre de l'instruction publique.--J'en demande pardon à l'honorable membre. Il y a eu erreur de ma part, mais comme, à mon avis, ce n'est pas donner une preuve de jugement que de croire aujourd'hui à de pareilles intentions...
M. Mauguin.--Je vous demande encore pardon: je crois que c'est une preuve de jugement.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je ne doute pas que vous le croyiez, et je trouve parfaitement simple que vous le disiez; mais je pense, moi, que ce n'est pas donner une preuve de jugement que de supposer au gouvernement actuel de tels projets et de croire fondées de telles craintes.
M. Mauguin.--C'est votre opinion.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je prie l'honorable membre d'être bien certain que je n'entends pas exprimer son opinion; c'est la mienne que j'exprime, et j'ai le droit d'émettre mon opinion comme il a émis la sienne.
Je dis que dans ma conviction, non-seulement de ministre, mais de citoyen, ces craintes là sont absurdes, qu'elles sont injurieuses pour le gouvernement que la France elle-même a fondé. Certes, quand ce gouvernement a fortifié Lyon, il n'a pas entendu asservir la population de Lyon; il a entendu garantir Lyon contre l'étranger. C'est dans cette vue, et dans cette vue uniquement, que les fortifications de Lyon ont été élevées, et la population de cette ville en est aujourd'hui convaincue.
Et s'il arrivait qu'un de ces grands désordres qui surviennent quelquefois au milieu des pays les mieux gouvernés, s'il arrivait, dis-je, qu'un grand désordre éclatât dans la ville de Lyon, comme celui qui a éclaté au mois de novembre 1831, et que les forts détachés, aujourd'hui construits autour de Lyon, servissent à réprimer ces désordres... (Voix à gauche: Ah! nous y voilà donc!) Vous voyez, messieurs, que je ne redoute aucune supposition, que je vous parle de tout avec une entière sincérité. Je dis donc que, s'il arrivait que les forts détachés construits à Lyon eussent servi à réprimer le désordre déplorable qui avait éclaté dans cette ville, c'eût été un bien et pour la population de Lyon et pour la France tout entière (Adhésion aux centres.)
Il ne faut pas croire, messieurs, que tels ou tels moyens, par cela seul qu'ils pourraient être propres à réprimer des factieux, à rétablir l'ordre dans le pays, soient destinés à asservir la population.
S'il en était ainsi, il ne faudrait pas que la couronne eût une grande armée, car on pourrait aussi employer une grande armée pour opprimer un pays. Il y a des hommes, je le sais, qui proscrivent absolument les armées permanentes comme un moyen d'oppression; mais je ne suis pas de cet avis, et certainement la Chambre n'en est pas non plus.
Je le répète, messieurs, je n'ai personnellement aucune opinion sur les forts détachés. Je n'entends ni les soutenir, ni les combattre. Je dis seulement que vous avez sous les yeux un ensemble de faits qui prouve qu'ils ne sont pas aussi dangereux qu'on le prétend. J'ajoute que la Chambre, ayant voté deux fois des fonds pour ce genre de travail, il était assez naturel que le ministère crût la chose possible. Il s'agissait de savoir s'il convenait de porter cette question au budget ou d'en faire l'objet d'une loi spéciale. C'est sous le point de vue financier que la question s'est élevée; elle est devenue ensuite politique.
Mais je suis le premier à le proclamer, messieurs, quand une fois de telles susceptibilités se sont élevées, quand de telles terreurs ont pris possession des esprits, d'esprits honnêtes et sincères, étrangers à la faction, il est du devoir du gouvernement d'en tenir grand compte. Il y a des choses qui, même utiles, même bonnes, ne doivent pas être poursuivies quand elles soulèvent, quand elles inquiètent la population. Elles ne peuvent être reprises, si elles sont bonnes, si elles sont dans l'intérêt du pays, que lorsque la population, éclairée, désabusée, est librement revenue de ces préventions qu'il me sera permis d'appeler populaires, et que, pour mon compte, je regarde comme dénuées de tout fondement. (Marques d'adhésion aux centres.)
J'aborde la troisième question dont a parlé l'honorable préopinant. Il s'agit d'un amendement introduit par la Chambre dans le dernier budget sur les évêques institués postérieurement au concordat de 1801. L'honorable membre a reproché au cabinet les paroles d'un de ses membres devant la Chambre des pairs en lui présentant le budget.
Je remettrai sous les yeux de la Chambre les paroles de l'auteur même de l'amendement.
En le présentant, M. Eschassériaux disait: «Ma proposition n'est que l'expression d'un voeu rédigé sous une forme inoffensive. Il respecte à la fois les droits constitutionnels de la couronne, confirmés par la Charte, et ce qu'on est convenu d'appeler le pouvoir temporel du pape. C'est une disposition purement financière qui rentre dans la prérogative de la Chambre. Mon intention est de prêter un point d'appui au gouvernement pour qu'il arrive à la conclusion définitive des négociations entamées avec la cour de Rome.»
Je n'ai pas besoin de le dire à la Chambre; elle voit que les paroles de M. le ministre des finances devant la Chambre des pairs ont exactement le même sens. M. le ministre des finances a dit qu'il existait un traité conclu avec le pape, en vertu duquel tant d'évêchés étaient érigés en France, qu'il était de la prérogative de la couronne de nommer à ces évêchés, qu'elle en avait le droit et peut-être le devoir tant que le traité existait, attendu que le traité liait également les deux parties. La Chambre a refusé des fonds pour le traitement de quelques-uns de ces siéges; la Chambre était dans son droit. Mais la prérogative de la couronne de nommer à ces sièges, et le traité en vertu duquel on aurait nommé n'en subsistaient pas moins. Accoutumons-nous, messieurs, à comprendre qu'un droit ne tue pas le droit qui est à côté, que les pouvoirs peuvent et doivent vivre ensemble en se respectant, en conservant toute leur indépendante. Je n'examine pas si au fond l'amendement est bon ou mauvais; il est dans le droit de la Chambre, et à ce titre il est respectable; mais ce qu'a dit M. le ministre des finances devant la Chambre des pairs est parfaitement constitutionnel; M. Eschassériaux lui-même l'avait dit d'avance.
Je demande pardon à la Chambre si je ne mets pas dans mes idées tout l'ordre que je désirerais moi-même y apporter, mais je suis le discours de l'honorable membre. (Rire général.)
Après ces trois reproches qui s'adressaient au cabinet, l'honorable membre a pris à partie (je demande pardon de l'expression) un de nos honorables collègues, M. le procureur général près la cour royale de Paris, qui vient de sortir de cette enceinte, et que la Chambre a entendu tout à l'heure avec tant d'estime, pour n'en pas dire davantage. (Oui! oui!) Il lui a reproché d'avoir dit dans un discours prononcé à l'occasion, je crois, d'un procès à M. de Kergorlay: «Guerre à outrance, guerre à mort, etc.....» Est-ce à dire, messieurs, qu'il ait été dans la pensée de M. le procureur général qu'il fallait tuer... (Oh! oh!) Non, certes; il s'est servi d'une expression (il ne me désavouerait pas sans doute) peut-être un peu exagérée, d'une expression de rhétorique plutôt que de langage légal; mais il n'y a personne, dans un plaidoyer, à qui cela n'arrive: connaissez-vous un avocat qui n'exagère pas un peu? (Hilarité prolongée.)
Je ne pense donc pas que de pareilles expressions puissent être prises au pied de la lettre, et je suis convaincu que M. le procureur général lui-même ne les prendrait pas ainsi. Je ne regarde donc pas le reproche comme bien grave.
L'orateur a été plus loin, et ce qui s'est passé, il y a quelques jours dans cette Chambre, lorsqu'un certain nombre de membres ont donné leur suffrage à M. le procureur général pour les fonctions de vice-président, a été pour lui une nouvelle occasion d'attaquer le ministère. Il a prétendu que M. le procureur général était, par cela seul, le symbole politique du ministère.
La Chambre me permettra de lui dire que j'ai donné ma voix à M. le procureur général pour la vice-présidence...
Voix à droite.--Nous le croyons sans peine!
M. le ministre de l'instruction publique.--Et je déclare que je n'ai pas cru, le moins du monde, lier mon opinion tout entière aux opinions ou à la politique de M. le procureur général près la cour royale de Paris. Je le regarde, messieurs, comme l'un des hommes qui, depuis trois ans, ont rendu, je ne dis pas seulement au gouvernement de Juillet, mais à la France, mais à l'ordre social, les plus signalés services (Adhésion aux centres), comme l'un des hommes les plus étrangers à cette faiblesse des convictions, à cette mollesse des âmes qui est le mal le plus profond dont nous soyons travaillés. Je le regarde comme ayant donné l'exemple si rare d'une conviction profonde et toujours prête à passer dans les actions, d'un courage simple, inébranlable, à l'épreuve de tous les genres de danger, et, ce qui est pire que les dangers, de tous les dégoûts. Il a tout supporté dans l'intérêt, je le répète, et du gouvernement de Juillet et de l'ordre social. Je l'en honore profondément; et c'est pour lui témoigner le cas que je fais de lui que je lui ai donné mon suffrage pour la vice-présidence. Je n'ai pas entendu le moins du monde me lier à toutes ses opinions; et que la Chambre me pardonne ce détail d'intérieur, quelques jours après son discours, je lui dis chez moi, à dîner, que je ne partageais pas son opinion sur le jury; que, sur la majorité exigée pour la condamnation, à mon avis, il ne fallait pas y toucher, que sur le vote secret, mon opinion n'était point arrêtée, et que, quant à l'usage d'insérer, comme menace, les noms des jurés dans les journaux, cela me paraissait mériter répression.
Voilà ma conversation avec M. le procureur général; mais je vous le demande, parce que je ne partageais pas sur cette question toutes les idées de M. le procureur général, j'aurais hésité à lui donner ma voix à la vice-présidence? moi, témoin de sa droiture, de son courage, des dégoûts dont il est abreuvé, et qu'il supporte si dignement? Non, messieurs, j'ai saisi cette occasion de lui témoigner mon estime, et je lui en renouvelle ici l'expression. (Très-bien!)
Messieurs, si je ne me trompe, j'ai parcouru les griefs particuliers de l'honorable membre contre le ministère. Il est ensuite revenu à une attaque contre le système du ministère en général. C'est une question qui a été souvent débattue à cette tribune. J'essayerai donc, messieurs, d'être aussi bref que possible. Je demande seulement la permission de saisir cette occasion pour rétablir un petit fait qui, de peu d'importance en soi, ne laisse pas d'en avoir un peu pour moi. Je n'ai jamais prononcé à cette tribune le mot de quasi-légitimité. Je prie tous ceux des honorables membres qui auraient quelques doutes à cet égard de vouloir bien consulter mes discours de tout genre dans les journaux du temps, ils n'y trouveront nulle part ce mot sorti de ma bouche. Un petit journal l'a inventé; et autant qu'il m'en souvient, ce journal est le Figaro; je ne lui en veux pas du tout pour cela. (On rit.)
Je ne tiens aujourd'hui qu'à expliquer ma pensée, et je serai aussi parfaitement sincère sur ce point que sur tous les autres.
Messieurs, je regarde le gouvernement de Juillet, non comme quasi-légitime, mais comme pleinement légitime, comme le gouvernement le plus légitime dans son origine, car il a été l'oeuvre de la raison publique et de la nécessité; c'est un gouvernement qu'on ne pouvait se dispenser de faire, qui était le seul possible, le seul bon, le seul légitime pour la France; je n'ai donc pu employer, je n'ai employé aucun mot qui élevât le moindre doute, la moindre restriction quant à sa légitimité; ce que j'ai pensé et dit, le voici: j'ai dit que, lorsque la portion destructive de la révolution de Juillet fut accomplie, pendant même qu'elle s'accomplissait, pendant que le trône de Charles X tombait, au moment même, par cet instinct, par cette électricité de bon sens qui s'empare des plus grandes masses d'hommes, il fut évident que la France était monarchique, qu'elle ne pouvait chercher son salut hors de cette condition. Mais, messieurs, ne fait pas des rois qui veut. Il n'est au pouvoir de personne, même de 32 millions d'hommes, d'aller prendre au milieu de la foule le premier venu et de le faire roi. Il n'y a que deux manières de faire des rois. Ou bien, comme l'a fait Napoléon, on se fait roi soi-même, par la guerre, par la gloire, en sauvant son pays l'épée à la main: ainsi s'est fait roi Napoléon. Ou bien on arrive à la couronne parce qu'on est né prince, qu'on est sur les marches du trône, qu'on est (je vous demande pardon de l'expression vulgaire) du bois dont se font les rois. (On rit.) Eh bien! messieurs, le prince qui nous gouverne, par une de ces bonnes fortunes que la Providence réserve aux peuples qu'elle favorise, en même temps qu'il était prince, il se trouvait, ses sentiments et par sa vie entière, d'accord avec les sentiments, avec les intérêts généraux du pays; il se trouvait incorporé dans la cause nationale depuis bien des années (Très-bien! très-bien!); il était duc d'Orléans, et il était en même temps profondément Français, Français constitutionnel, Français libéral, Français de notre révolution de 1789. Ce sont ces deux circonstances réunies, sa naissance et sa vie, qui l'ont fait roi, et je le répète, il n'était pas en notre pouvoir d'en faire un autre.
Je sais qu'il est des gens qui ne veulent faire honneur à la révolution de Juillet que de la portion insurrectionnelle, du renversement du gouvernement de Charles X. Pour moi, messieurs, je l'accepte tout entière dans ce qu'elle a eu de monarchique comme dans ce qu'elle a eu de libéral; j'honore, j'admire la justesse d'esprit avec laquelle la France tout entière a sur-le-champ reconnu et accepté le seul gouvernement qui pût faire son salut. Et la dignité nationale, comme la dignité du roi, est intéressée à ce que ce grand événement conserve, dans l'esprit de tous, son vrai et complet caractère. (Vive adhésion.)
Il y a un dernier point sur lequel l'honorable membre a beaucoup insisté, c'est l'aristocratie. L'honorable membre accuse quelques membres du cabinet, et moi particulièrement, de tendance aristocratique. Je ne voudrais pas engager ici une grande discussion philosophique, et m'appesantir sur le sens du mot aristocratie; je serai très-court. Je pense que, dans un grand et vieux pays comme la France, il y a de profondes diversités entre les différentes classes de citoyens, des diversités naturelles, historiques, des diversités de fortune, d'éducation, de lumières, de situation, des diversités de tout genre.
Je pense que de ces diversités, il résulte qu'il y a des classes beaucoup plus riches, beaucoup plus éclairées, plus influentes que d'autres. Est-ce là ce que l'on appelle l'aristocratie? Si c'est là ce qu'on appelle de l'aristocratie, comme j'ai eu l'honneur de le dire dans l'autre Chambre, il y en a toujours eu, il y en aura toujours, et l'on ne parviendra point à l'abolir.
Certains partis, certains hommes dans la Révolution française ont eu la prétention d'effacer complétement ce qu'on appelle l'aristocratie, de l'effacer comme la royauté; la royauté est revenue, et dans le sens dont je parle, l'aristocratie aussi est revenue. Les supériorités naturelles et réelles, les supériorités d'éducation, de fortune, les diversités inévitables entre les hommes, ont repris leur place, leur influence dans la société.
Messieurs, si ces aristocraties naturelles, simples, inévitables, avaient des priviléges, si elles étaient exemptes de payer certains impôts, si elles étaient exemptes de la conscription, si elles avaient le monopole des charges publiques, en un mot, si les abus contre lesquels s'est faite la révolution de 1789 existaient encore, je serais aussi ardent que vous à en demander la destruction. Mais je le demande, y a-t-il parmi nous rien de semblable? Il y a des classes diverses, mais sans aucun privilége; elles sont, comme la population tout entière, soumises à la liberté de la presse, à la concurrence pour les charges publiques; elles sont soumises à l'égalité de l'impôt, à l'élection pour la participation au pouvoir.
Vous avez introduit le principe électif dans les différents degrés de la société pour différentes fonctions. Vous avez l'aristocratie départementale, l'aristocratie municipale, comme l'aristocratie politique; vous avez fait des électeurs, des éligibles différents; ce sont deux, trois, quatre aristocraties que vous avez faites, et ce sont ces aristocraties-là que j'approuve; eh bien! messieurs, je n'en veux pas d'autre. (Très-bien!) Je n'en ai jamais voulu d'autre.
Messieurs, je comprends des sociétés faites autrement que la nôtre; je n'ai pas la prétention que le monde entier soit modelé selon mes goûts, et que les formes sociales soient partout les mêmes. Mais je regardé la société française comme celle où il y a le plus de justice, de vérité, où les faits sociaux sont le plus équitablement et le plus convenablement réglés; ma conviction est si profonde à cet égard que je donnerais mille fois ma vie plutôt que de souffrir que la moindre atteinte fût portée à cette constitution sociale de mon pays. Mais, en revanche, je n'irai jamais abuser des mots, profiter de certains souvenirs qui corrompent encore les esprits, pour dire qu'il ne doit point y avoir d'aristocratie dans la société, et exciter, à propos de ce mot, ces passions que je regarde comme mauvaises, quoiqu'on les appelle démocratiques, ces passions haineuses, jalouses, envieuses, subalternes, qui sont, je le répète, avec la faiblesse et la mollesse de nos moeurs, notre plaie et notre véritable désordre moral. (Très-bien! très-bien!)
Messieurs, je crois avoir parcouru tous les reproches, tant particuliers que généraux, que l'honorable membre a adressés au ministère. Je ne veux dire qu'un dernier mot.
L'honorable orateur a parlé d'un mécontentement croissant, de l'éloignement progressif d'une partie de la population. Si cela était vrai, il y aurait là une étrange contradiction avec le projet d'adresse pour lequel l'honorable membre a voté; car ce projet d'adresse parle beaucoup au contraire de l'amélioration qui s'est manifestée dans l'état des esprits, des rapprochements que de tous côtés l'on est porté à accepter, de l'adoucissement des opinions. Le projet d'adresse croit cette disposition si réelle qu'il encourage le gouvernement, la population, la Chambre à s'y laisser aller. Il demande au gouvernement de rallier autour de lui tous les amis sincères et éclairés de la monarchie constitutionnelle. En effet, dans plusieurs des discours prononcés hier par quelques-uns de nos honorables collègues, j'ai reconnu, et je m'en félicite, les traces de cette même disposition. Je le répète donc: si l'honorable membre pense, comme il disait tout à l'heure, que le mécontentement va croissant, que c'est la conséquence du système du gouvernement, il a eu tort de voter pour l'adresse, car elle dit positivement le contraire. (Mouvement très-vif d'approbation.)
--Séance du 6 janvier 1834.--
En prenant part à la discussion de l'adresse, M. Berryer attaqua vivement la révolution de 1830 et la politique du juste milieu. Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, si nous étions des enfants, si nous n'avions aucune connaissance de ce qui s'est passé dans le monde depuis qu'il existe, je comprendrais le débat qui nous occupe en ce moment; mais en vérité, avec quelque expérience des hommes, avec quelque connaissance de l'histoire, je ne le comprends pas; et avec quelque talent qu'il ait été soutenu, je ne puis le trouver digne de fixer longtemps l'attention d'hommes sensés. (Sensation.)
Il y a eu dans le monde des révolutions, messieurs, des révolutions qui ont changé les sociétés, qui ont renouvelé les gouvernements et la société elle-même. Il y en a eu qui ont réussi, pleinement réussi, qui ont fondé des sociétés nouvelles, des gouvernements nouveaux. Je le répète; si cela n'était jamais arrivé, si nous étions des enfants, ou si nous étions à l'origine du monde, l'honorable orateur qui descend de la tribune aurait le droit de dire tout ce qu'il a dit; mais l'expérience est contre lui; l'expérience a déjà plus d'une fois prononcé que ce qu'il déclare impossible était possible, que ce changement profond des gouvernements et des sociétés pouvait réussir.
Messieurs, c'est qu'il n'y a rien d'infaillible, rien d'immortel dans ce monde; c'est que les meilleurs principes peuvent s'user ou se corrompre; c'est que ce principe, par exemple, de l'hérédité monarchique que nous professons tous, qui est dans nos moeurs et dans nos lois, peut tomber en de telles mains, peut être associé à une telle cause que ce qu'il a de bon périsse dans cette alliance, et qu'ainsi l'hérédité monarchique, quelque salutaire qu'elle soit à la société, succombe par la faute de ceux dans les mains de qui le principe est déposé, (Vive adhésion.)
Faudra-t-il pour cela abandonner le principe? Faudra-t-il que la société renonce à ce qu'il a de vrai et de salutaire? Non, messieurs, la société, si elle est sensée, si elle est éclairée, si elle est forte, séparera le principe et les hommes qui en sont dépositaires; elle se débarrassera des hommes qui compromettent le principe, et reprendra le principe au milieu de sa propre ruine pour le relever et en refaire le fondement de l'ordre public. (Nouvelles marques d'adhésion.)
Je sais, messieurs, que de telles oeuvres sont difficiles, périlleuses, qu'elles coûtent très-cher à une société; aussi je ne lui conseillerai jamais de les entreprendre de gaieté de coeur et sans une nécessité absolue. Ce n'est pas pour une vaine satisfaction d'esprit, ce n'est pas pour accomplir une volonté capricieuse et arbitraire, ce n'est pas pour donner raison à tel ou tel système de philosophie, à telle ou telle forme de gouvernement, qu'on doit entreprendre de renouveler ainsi les gouvernements et les sociétés; il faut y être condamné. Mais quand on y est condamné, condamné par la nécessité, il y va du salut et de la dignité d'un peuple d'accepter cette condamnation, cette tâche terrible, cette entreprise redoutable, et de l'accomplir, quels qu'en soient les périls et les souffrances. (Vive adhésion.)
Voilà, messieurs, la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés; nous sommes tombés dans la nécessité de briser le principe de l'hérédité monarchique, de nous séparer des hommes qui le compromettaient, qui en faisaient un instrument nuisible pour la France, au lieu d'en faire pour elle un instrument de salut. Et cette nécessité, messieurs, nous ne l'avons pas cherchée, on nous l'a faite. Et la France l'a librement acceptée; je dis librement acceptée; quand la France a reconnu cette nécessité-là, elle a pris en main ses propres affaires, et elle a changé son gouvernement, quoi qu'il dût lui en coûter.
Et maintenant, on nous demande, messieurs, ce que nous avons fait là; on nous reproche de parler de la nécessité; on nous dit que nous avons fait un acte de souveraineté du peuple. La Chambre me permettra de n'entrer dans aucune discussion métaphysique, de m'en tenir aux faits et au simple bon sens.
Ce que nous avons fait, le voici.
Nous avons changé une dynastie reconnue incapable de nous gouverner. (Très-bien, très-bien!) Nous avons, à cette occasion, dans cette nécessité, apporté d'importantes modifications aux institutions qui nous régissaient; nous avons, non pas aboli la Charte, nous l'avons profondément modifiée; et en faisant ces deux choses, nous avons fait un grand acte de volonté et de puissance nationale, un de ces actes qui, je le répète, coûtent cher aux peuples, qui leur imposent des années de périls et de sacrifices, mais qui les grandissent et les glorifient dans l'histoire. C'est une grande chose, messieurs, que de réussir dans une pareille entreprise; c'est une de ces choses qui donnent à une nation un sentiment de force, d'élévation, de liberté, de grandeur qu'elle ne pourrait puiser à aucune source. C'est ce qui a fait l'orgueil de la nation anglaise. Elle a payé cher l'entreprise de disposer d'elle-même, de disposer de son gouvernement; mais, je le répète, elle a grandi, elle s'est fortifiée, elle s'est glorifiée par un tel résultat.
Mettant donc à part toute métaphysique, à part toute discussion de mots et de systèmes, voilà ce que nous avons fait: nous avons changé une dynastie, et réformé profondément nos institutions, par un grand acte de volonté et de puissance nationale.
Dans quelle situation nous sommes-nous trouvés placés après cet acte? dans la situation à laquelle la Révolution française, la Révolution de 1789, devait nécessairement arriver. Entreprise contre l'absolutisme et les priviléges, pour introduire, non pas l'égalité et la liberté absolues qui ne sont pas de ce monde, qui sont des chimères de l'esprit humain, mais pour introduire beaucoup plus d'égalité et beaucoup plus de liberté dans la société française, la révolution de 1789 s'est trouvée très-promptement condamnée à une autre tâche. En luttant contre l'absolutisme, contre les priviléges, elle a déchaîné l'anarchie; elle a déchaîné des idées et des passions antisociales; elle a déchaîné ces chimères d'égalité absolue, de liberté illimitée, ces rêves d'honnêtes gens et ces passions de mauvaises gens (Vive approbation) contre lesquels nous luttons aujourd'hui. (Très-bien!)
Voilà ce qu'a fait la Révolution française; en sorte qu'elle s'est trouvée bientôt condamnée, à quoi? à cette politique qu'on nous reproche aujourd'hui, à la politique du juste milieu.
Lutter d'une part, contre l'absolutisme et le privilége, ses anciens ennemis, ses ennemis primitifs, et de l'autre, contre les idées anarchiques qu'elle a déchaînées elle-même, soit par le vice de sa propre nature, soit par les erreurs des hommes, voilà la situation dans laquelle notre révolution s'est trouvée placée, dans laquelle nous nous trouvons placés aujourd'hui, situation naturelle, inévitable.
On nous la reproche, messieurs; on nous reproche la politique du juste-milieu; on nous reproche de lutter, d'un côté, contre l'absolutisme et le privilége, et de l'autre, contre l'anarchie! Mais c'est là précisément ce qui fait notre gloire, ce qui fait l'honneur du pays; c'est la plus grande preuve de bon sens, de raison, de justice, que le pays ait donnée, particulièrement depuis trois ans. (Approbation au centre.)
Je vous le demande, messieurs, car, en vérité, il m'est plus facile, pour répondre au discours de l'honorable préopinant, d'en appeler à des idées simples, à des faits évidents pour tous, que de le suivre dans le dédale ingénieux de ses propres idées et des reproches qu'il a adressés à tous les partis de la société, qu'avons-nous fait depuis trois ans? Nous avons laissé la liberté à tout le monde, à tous les partis, à toutes les opinions; et non-seulement nous avons laissé la liberté à tous, mais nous avons voulu que la sécurité de tous fût garantie. Il le fallait; car pensez-y bien, messieurs, pour que la liberté soit réelle dans un pays, il faut la liberté des hommes raisonnables aussi bien que celle des hommes ardents; il faut que les esprits sages puissent manifester leur avis, exercer l'influence à laquelle ils ont droit. Or, une pareille liberté n'existe qu'à la condition de la sécurité. Les esprits ardents, turbulents, appellent les tempêtes, les révolutions; ils ne les craignent pas; ils y sont libres; mais les hommes prudents, raisonnables, qui représentent la masse de la société et ses principaux intérêts légitimes, ont besoin de calme et de sécurité pour être libres.
Et ces intérêts, messieurs, ces intérêts de la famille, de la vie privée, sont bien légitimes, essentiellement légitimes. Chacun a, non-seulement droit, mais raison de penser à ses affaires, à sa famille, à l'éducation, à l'avenir de ses enfants, de souhaiter les circonstances les plus favorables pour accomplir ses devoirs de père de famille. Je ne puis assez me récrier contre cette pente de notre temps à placer les hommes dans une situation extraordinaire, et à ne pas vouloir ménager les situations simples, naturelles, et les intérêts qui s'y rattachent. Ces intérêts ont besoin de repos, de sécurité. Tandis que les orages, les révolutions, les grandes crises n'épouvantent pas les hommes violents, ne leur enlèvent pas leur liberté, elles enlèvent celle des hommes sages, prudents, et c'est à ceux-là surtout que nous avons tenu à la conserver. Voilà pourquoi nous avons fait de l'ordre, de la sécurité, le but principal de notre politique; voilà pourquoi nous nous sommes efforcés de les ramener promptement dans notre société troublée. Mais, pour atteindre ce but, nous avons eu confiance dans nos institutions, dans la liberté; c'est avec nos institutions et la liberté que nous avons triomphé, que la politique du juste-milieu a prévalu contre toutes les autres.
Et on vient dire que nous n'avons pas foi dans les institutions du pays! S'il en était ainsi, messieurs, nous serions bien ingrats; car, je le répète, c'est avec nos institutions, avec la liberté, avec la discussion; et parce que nous avons eu foi dans le pays que nous avons triomphé. Croyez-vous qu'autrement la politique de la modération eût triomphé le lendemain d'une révolution? Non, messieurs; sans le secours de la liberté, de la publicité, de la discussion, sans notre appel continuel à la raison publique, c'eût été la politique violente, révolutionnaire, qui l'aurait emporté pour un temps, sauf à amener une de ces grandes réactions qui rejettent dans le despotisme les sociétés fatiguées de l'anarchie.
Nous n'avons donc aucune raison de nous délier de nos institutions. Au contraire, elles ont fait notre force. Il n'est peut-être aucun de nous, et certainement aucun des hommes associés à notre politique, à qui l'on n'ait dit bien souvent: «Vous entreprenez une oeuvre impossible; vous luttez contre le cours des choses, contre des passions que vous ne viendrez jamais à bout de surmonter. Renoncez donc à une oeuvre impossible. Laissez aller les choses. Cherchez votre sûreté personnelle. Ne prétendez pas faire prévaloir cette raison, cette équité universelle dans le gouvernement de votre pays.» Voilà ce que l'on vous a dit cent fois; et c'est précisément ce que vient de vous dire l'honorable M. Berryer. Il vous a dit: «Vous tentez une chose impossible; vous ne parviendrez jamais à dompter de telles passions, à concilier des principes aussi contradictoires.» Cependant qu'avons-nous fait depuis trois ans? Nous avons rétabli la tranquillité publique, nous avons ramené les esprits à la modération, et la prospérité a reparu. Cela est-il vrai ou faux? Si cela est vrai, c'est le résultat de la politique que vous avez suivie depuis trois ans; c'est parce que vous avez adopté cette politique de juste-milieu, cette politique qui ne s'inquiète pas des conséquences de tel ou tel principe, qui s'occupe uniquement à rapprocher les intérêts, à calmer les passions, à faire pénétrer dans toutes les relations sociales, dans tous les ressorts du gouvernement un peu de raison, un peu de justice, un peu de toutes ces bonnes choses qui sont le baume des sociétés. (Très-bien!)
Voilà la politique que vous avez suivie depuis trois ans. Et c'est au moment où l'on commence, non-seulement à en recueillir, mais à en proclamer les fruits, où la Chambre elle-même, où votre propre adresse, de l'aveu de la plupart, je ne veux pas dire de tous, mais de la plupart de vous; c'est au moment, dis-je, où l'adresse qui proclame ce résultat a été reçue avec une approbation générale qu'on vient vous dire que ce que vous tentez est impossible, que vous n'y réussirez pas! Messieurs, on vous trompe: vous y avez réussi; je ne dis pas réussi infailliblement, réussi sans aucune chance de retour; je ne dis pas réussi sans que vous soyez condamnés à persévérer longtemps et laborieusement dans le même système, à faire encore beaucoup d'efforts, à essuyer de grandes vicissitudes: vous aurez tout cela à faire; mais en persévérant dans les mêmes voies vous avancerez comme vous avez déjà avancé, vous recueillerez les mêmes fruits, et ce qu'on vous déclaré impossible deviendra chaque jour plus naturel, plus facile. Nous verrons encore, j'en conviens, ce que nous avons vu depuis trois ans, nous verrons ces emportements, ces opinions violentes, ces alliances qu'on appelle carlo-républicaines. Messieurs, cela n'est pas, et ne sera pas nouveau pour nous: il y a trois ans que nous le voyons; c'est notre condition, c'est la condition du juste-milieu; nous ne nous en étonnons pas plus aujourd'hui que nous ne nous en sommes étonnés il y a un, deux ou trois ans. Nous lutterons contre ces emportements, contre ces partis extrêmes; nous travaillerons à leur faire accepter volontairement, de bonne grâce, la justice, la raison, l'équité; et quand ils ne voudront pas l'accepter de bonne grâce, nous essayerons de la leur imposer par l'autorité des lois, par la force du gouvernement; et nous ne ferons ainsi rien de nouveau, rien de plus que ce que vous avez fait jusqu'à aujourd'hui.
On nous parle des fautes que nous avons faites; mais quel est le gouvernement qui, dans une situation difficile comme celle où nous nous sommes trouvés, quand nous tentions cette oeuvre qu'on vous a dite impossible, ait pu ne pas faire de fautes? Comment ne pas donner un peu plus tantôt dans un sens, tantôt dans un autre? Je suis sûr, parfaitement sûr que nous n'avons jamais été violents, persécuteurs. Cependant, dans ce nombre infini de faits qui se passent sur un territoire comme celui de la France, je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu des erreurs, des injustices commises. Oui, il y en a eu, mais il y en a eu moins, beaucoup moins, que dans tout autre système de gouvernement (Marques nombreuses d'adhésion), car notre politique a constamment lutté contre nos propres fautes.
L'humanité est faible, nous l'avons été quelquefois, nous le serons encore; mais nous luttons sans cesse contre notre propre faiblesse. Les principes que nous professons sont les seuls au nom desquels on puisse la vaincre; ce sont les principes éternels du bon sens, de la justice, de la modération, de la sagesse, du ménagement de tous les intérêts, du respect de toutes les idées respectables. Ce sont là les principes au nom desquels nous avons tenté et nous poursuivrons cette oeuvre qu'on vous déclare impossible, mais qui n'en est pas moins, sinon accomplie, du moins fort avancée. (Adhésion.)
On vient de vous dire en finissant que nous avions vu tomber les deux plus grands pouvoirs que le monde ait jamais connus, le pouvoir du génie et le pouvoir d'un principe qui avait gouverné la France depuis quatorze siècles. Cela est vrai, nous les avons vus tomber. Eh! messieurs, n'est-ce donc rien que leur chute? N'y a-t-il pas là une grande leçon? Pourquoi sont-ils tombés? Parce qu'ils étaient incapables de nous gouverner. (Très-bien! très-bien!) Pourquoi Napoléon, malgré son génie, est-il tombé? Parce que la France ne veut pas être gouvernée par le despotisme et la conquête. Pourquoi la Restauration, malgré la force du principe de la monarchie héréditaire, est-elle tombée? Parce qu'elle a voulu abuser de ce principe, parce qu'elle a voulu en faire un instrument de déception; je ne me servirai pas du mot oppression. La Restauration a commis beaucoup d'actes d'oppression, mais dans son ensemble, et à tout prendre elle n'a pas été une époque d'oppression et de servitude. Je n'hésite pas à le dire devant cette Chambre; la France a été plus libre, en résultat, pendant la plupart des années de la Restauration, qu'elle ne l'avait été dans presque toutes les époques antérieures; et c'est à l'école de cette liberté que nous avons appris les premiers éléments de cette politique modérée, juste, amie du droit, qui, depuis la révolution de Juillet, a fait le salut de notre pays. Elle le fera définitivement.
Oui, messieurs, les deux grands pouvoirs dont je viens de parler sont tombés; ils sont tombés par des fautes auxquelles nous ne sommes point condamnés. Nous avons des écueils dans notre situation, nous avons à lutter contre de grandes difficultés; mais nous sommes en possession des seules armes avec lesquelles on puisse vaincre de tels ennemis; nous sommes en possession des seuls principes de gouvernement avec lesquels on puisse surmonter toutes les difficultés qui nous assiégent.
Nous les surmonterons, messieurs, en dépit de tous les partis extrêmes, en dépit de toutes les alliances, de toutes les associations particulières, quelles qu'elles soient; et le jour, passez-moi l'expression, le jour où l'étrange scandale qui vient de vous être donné à cette tribune, l'étrange scandale de voir discuter, de voir mettre en question l'existence même de votre gouvernement, la validité du serment, du serment prêté sans arrière-pensée, sans restriction, le jour où ce scandale deviendra un danger pour l'ordre social, le jour où ce scandale compromettrait le gouvernement que nous avons fondé, l'ordre que nous avons rétabli et les espérances de notre avenir, ce jour-là je ne sais pas ce que fera la Chambre, mais je suis bien sûr qu'elle réprimera un tel scandale, et qu'elle fera ce qu'il faudra pour le faire cesser. (Mouvement prononcé d'assentiment aux centres.)
LVI
--Chambre des députés.--Séance du 5 mars 1834.--
À la fin de la séance du 4 mars et pendant la discussion du projet de loi sur les attributions municipales, M. Eusèbe Salverte demanda à adresser au ministère des interpellations sur les troubles qui avaient éclaté, à Paris, les 21, 22 et 23 février précédents. Un débat s'éleva sur l'étendue, les conditions et les formes du droit d'interpellation. J'y pris part en réponse à MM. Mauguin et Odilon Barrot.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, j'entends dire qu'il s'agit ici d'une question de Chambre. Sans doute, et c'est pour cela que je viens prendre part à là discussion. Quand il s'agit des droits de la Chambre, quand il s'agit de l'ordre de ses délibérations, en ma qualité de député, en ma qualité de ministre du roi, j'y suis aussi intéressé que personne.
Je ne conteste en aucune façon, messieurs, le droit d'interpellation. Je n'examine pas non plus quel usage particulier on veut en faire en ce moment. Mais je crois que les principes qu'on essaye de poser sont destructifs des droits de la Chambre et du bon ordre de ses discussions. Sous le nom de droit d'interpellation on essaye de ressusciter ce qui a été proscrit par le règlement de la Chambre, ce qui a été reconnu contraire à toute bonne discussion, les motions d'ordre. Si le droit d'interpellation était reconnu et exercé dans toute l'étendue qu'on essaye de lui attribuer, les motions d'ordre seraient pleinement rétablies, et vos débats livrés à toutes leurs chances. Il n'y a qu'un moyen de l'empêcher, messieurs, c'est de maintenir le principe qu'a posé hier M. le président.
Je prie la Chambre de se rappeler comment le droit d'interpellation a été introduit parmi nous. Il s'est présenté comme une conséquence, comme un démembrement, si je puis ainsi parler, du droit d'initiative. Le droit d'initiative ayant été attribué par la Charte de 1830, d'abord comme droit collectif à la Chambre, ensuite, comme droit individuel, à chaque membre de la Chambre, il à bien fallu régler ce droit-là comme tous les autres; il a bien fallu régler de qu'elle manière chaque membre de la Chambre exercerait ce droit personnel, comme le disait tout à l'heure l'honorable préopinant, de soumettre à la Chambre une proposition quelconque, et d'en faire l'objet d'une délibération.
C'est ce que vous avez fait par votre règlement quand vous avez exigé le renvoi des propositions dans les bureaux, et l'approbation de deux ou trois bureaux au moins pour que la proposition devint l'objet des délibérations de la Chambre.
C'est, je le répète, comme conséquence, comme démembrement de ce droit d'initiative et de proposition faite par un membre, que le droit d'interpellation a été introduit dans la Chambre, sur la demande de l'honorable M. Mauguin; seulement, par tolérance pour la facilité, pour la promptitude des débats, la Chambre a permis que ce genre de propositions, ce droit d'interpellation fût dispensé de quelques-unes des conditions que votre règlement attache au droit d'initiative. La Chambre n'a pas exigé que la proposition d'interpellation fût toujours renvoyée dans les bureaux et soumise à leur examen. Elle n'a pas même exigé que l'interpellation aboutît à un vote formel, qu'elle eût pour objet une proposition expresse, et qui devint le sujet des délibérations de la Chambre: chose que, pour mon compte, je trouve pleine d'inconvénients. Il est étrange qu'on puisse occuper longtemps la Chambre d'une discussion, sans qu'elle aboutisse à une délibération formelle, sans que la Chambre manifeste son opinion et son voeu d'une manière positive. Sous ce point de vue donc, je crois, pour mon compte, que l'usage qu'on a fait du droit d'interpellation est contraire au bon ordre des discussions, et je souhaiterais que toute interpellation aboutît nécessairement à un vote, à une résolution de la Chambre. Je crois qu'alors la Chambre serait pleinement dans son droit, et chaque député aussi. Quoi qu'il en soit, la différence qui s'est introduite entre le droit d'initiative et le droit d'interpellation est double: par la première, il n'y a pas de renvoi dans les bureaux, la discussion peut avoir lieu sans cet examen préalable; par la deuxième, il n'y a pas de résolution nécessaire. Mais si, après cette double modification apportée au droit d'initiative en faveur du droit d'interpellation, vous allez plus loin; si vous reconnaissez que le droit d'interpellation est étranger, supérieur à toute juridiction de la Chambre, que tout député peut faire entendre à la Chambre, sans la consulter, telles choses qu'il lui conviendra, ouvrir telle discussion qu'il lui plaira, je le demande à tous ceux qui ont quelque expérience des assemblées, n'est-ce pas là le rétablissement pur et simple des motions d'ordre, la destruction de tout ordre dans les délibérations?
On dit que faire le contraire, c'est soumettre le droit d'interpellation à la majorité: mais, messieurs, tout, dans cette Chambre, n'est-il pas soumis au contrôle de la majorité!
Aux extrémités.--Non! non!
M. Mauguin.--Je demande la parole.
M. le ministre de l'instruction publique.--Le droit de parler, le droit de discuter est bien, sans aucun doute, le premier droit et le plus individuel du député; cependant il est soumis au contrôle de la majorité; la majorité ferme la discussion quand elle le juge convenable. (Murmures aux extrémités.)
M. Laffitte.--C'est une tyrannie.
M. le ministre de l'instruction publique.--Ce n'est point une tyrannie; la majorité écoute et ferme la discussion, et la clôture de la discussion n'est autre chose qu'une limite apportée au droit de parler à cette tribune. Le droit de parler, de discuter, quelque sacré qu'il soit dans son principe, quelque étendu qu'il soit dans son exercice, n'est donc pas illimité. Il est placé, je le répète, sous le contrôle de la majorité, et elle exerce ce contrôle tous les jours, soit en refusant la parole, soit en fermant la discussion. Si vous reconnaissiez le principe contraire, si vous admettiez un droit individuel qui fût affranchi du contrôle de la majorité, il lui serait supérieur, et le pouvoir de la Chambre disparaîtrait devant celui d'un seul membre.
Cela est tellement impossible, messieurs, que dans tous les précédents invoqués sur le sujet même qui nous occupe, le droit de la Chambre de permettre ou d'empêcher l'interpellation a été formellement reconnu par les orateurs eux-mêmes qui font des interpellations, et par l'honorable membre qui a introduit lui-même le droit d'interpellation dans cette enceinte. Je demande à la Chambre la permission de lui rappeler purement et simplement les paroles prononcées, dans deux ou trois occasions, par l'honorable M. Mauguin lui-même. La Chambre verra qu'il reconnaissait que la première chose à faire était de demander à la Chambre la permission d'interpeller le gouvernement. C'est dans ces termes mêmes, je le répète, dans les termes de permission que M. Mauguin a parlé et les voici:
Je saisirai cette occasion pour prévenir la Chambre que mon intention est de demander jeudi à M. le ministre des affaires étrangères des explications sur la conduite politique du ministre à l'égard de la Belgique et de la Pologne. Les événements de ces deux pays on trop de gravité, ils occupent trop la Chambre et la nation pour la Chambre ne me permette pas de provoquer ces explications.» (Exclamations diverses.)
M. Mauguin.--C'est par politesse que j'employais cette forme.
M. Guizot.--J'ai à citer des paroles encore plus positives. Le 16 septembre 1831, M. Mauguin disait:
«Notre position diplomatique est tout à fait changée. Je demande à la Chambre la permission de lui indiquer ce que les circonstances rendent nécessaire, et d'examiner avec elle la situation nouvelle où nous allons nous trouver.
«Je voulais donc la prévenir que, si elle n'y mettait point obstacle, mon intention était de demander aux ministres des renseignements sur ce qui vient de se passer dans la malheureuse Pologne, et de leur adresser des interpellations sur leur conduite dans la question belge.»
M. Odilon Barrot.--Je demanderai s'il y a eu un vote préalable sur cette prétendue permission.
M. Guizot.--Je répondrai tout à l'heure à la question de l'honorable M. Odilon Barrot. En ce moment, je me borne à rappeler les paroles de M. Mauguin qui disait formellement: «Je préviens la Chambre que, si elle n'y met point obstacle, j'adresserai telle interpellation au ministre.»
M. Mauguin reconnaissait donc que la Chambre avait le droit d'y mettre obstacle. (On rit.)
Voix à gauche.--De mettre obstacle à l'ordre du jour, mais non aux interpellations.
M. Fiot.--Le droit d'interpellation dérive de la responsabilité ministérielle..., du droit qu'a la Chambre d'accuser les ministres.
M. Guizot.--Il est impossible de croire que les paroles d'un homme tel que l'honorable M. Mauguin n'aient point de sens. (Murmures aux extrémités.) A coup sûr, lorsqu'il dit: «si la Chambre n'y met point obstacle,» cela veut dire «que la Chambre peut y mettre obstacle.» La Chambre peut donc y mettre ou ne pas y mettre obstacle, c'est-à-dire que la question dépend d'elle seule, c'est-à-dire que la Chambre peut admettre ou ne pas admettre les interpellations.
Maintenant M. Odilon Barrot m'a demandé si cette question a été alors posée à part: elle ne l'a pas été, parce que le droit de la Chambre n'a pas été contredit, parce que l'honorable M. Mauguin lui-même l'a reconnu, parce que (permettez-moi une expression qui n'a rien d'offensant dans ma pensée), les faiseurs d'interpellations n'avaient jamais imaginé que la Chambre fût obligée, soumise, servilement soumise à entendre leurs interpellations.
M. Odilon Barrot.--Nous n'avons pas prétendu cela non plus.
M. Guizot.--Je prie l'honorable M. Odilon Barrot de vouloir bien remarquer que je ne l'ai pas interrompu quand il a parlé.
M. le Président.--Ce n'est pas ici une interpellation, c'est une discussion.
M. Guizot.--Messieurs, je rappelle à la Chambre ses propres précédents, les précédents des membres mêmes qui ont adressé la plupart des interpellations. Eh bien! j'affirme, parce que j'ai relu toutes ces discussions, que jamais il n'était entré dans l'esprit de personne que la Chambre fût absolument tenue d'entendre les interpellations qui pourraient être faites.
Je dis que c'est ici un fait nouveau, une prétention toute nouvelle, qui s'est manifestée hier, pour la première fois, une prétention destructive des droits de la majorité. (Rumeurs aux bancs de l'opposition.) Oui, messieurs, destructives des droits de la majorité, qui sont les droits de la Chambre et les premiers droits de la Chambre. Sans doute, je professe un grand respect pour les droits de la minorité; jamais, pour mon compte, je n'a rien fait pour diminuer en rien sa liberté de discussion; mais, après tout, quand il faut arriver à un résultat, les premiers droits de la Chambre sont les droits de la majorité. Nous les maintiendrons, messieurs; nous ne souffrirons pas qu'on vienne détruire le respect dû à la majorité et porter le trouble dans les délibérations de la Chambre. (Très-bien! très-bien!)
Je le répète, messieurs, le droit d'interpellation des membres est dominé par un droit placé au-dessus, par le droit de la majorité d'admettre ou de ne pas admettre les interpellations.
Messieurs, il n'y a point de droit dans ce monde qui ne soit soumis à un contrôle supérieur; et la majorité elle-même est soumise au contrôle du pays par l'élection; et les électeurs eux-mêmes sont soumis au contrôle de l'opinion universelle du pays; de la raison universelle qui se manifeste tôt ou tard, et finit toujours par prévaloir.
Je réduis toute cette discussion à deux points. En principe, le droit d'interpellation est une conséquence du droit d'initiative. La Chambre, par tolérance, pour la plus grande facilité de la discussion, a dispensé les interpellations de quelques-unes des formes, de quelques-unes des nécessités auxquelles l'initiative ordinaire des députés est soumise. Mais dans tous les précédents qu'on peut citer à ce sujet, il a toujours été reconnu que la Chambre conservait le droit d'admettre les interpellations ou de ne pas les admettre. La lecture du Moniteur le prouve d'une manière invincible; les paroles de M. Mauguin que j'ai citées le disent formellement; et quand on vient vous demander aujourd'hui d'élever le droit individuel d'interpellation au-dessus du droit de la Chambre, on viole tous les précédents comme tous les principes; on vous propose de détruire les droits de la majorité, et de porter le trouble dans vos délibérations à venir. (Marques d'adhésion aux centres.)
LVII
--Chambre des députés.--Séance du 12 mars 1834.--
À la suite des troubles violents qui avaient éclaté dans Paris et sur plusieurs points du royaume, le gouvernement présenta, le 25 février, un projet de loi sur les associations. Le rapport en fut fait, le 6 mars, par M. Martin du Nord. La discussion s'ouvrit le 11 mars. Je pris la parole le 12, en réponse à M. Pagès, député de l'Ariége.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je voudrais, avant d'entrer dans la discussion, répondre tout de suite à l'une des assertions de l'honorable préopinant. Il nous a opposé l'exemple de l'Angleterre. Je voudrais simplement mettre sous les yeux de la Chambre la traduction de quelques actes du Parlement rendus, l'un en 1798, sous le ministère de M. Pitt, l'autre, je crois, on 1817, et l'autre en 1821; je ne saurais répondre exactement des dates...
Pardon, messieurs, voici les actes mêmes qu'on me fait parvenir.
Pour rectifier toutes les notions à cet égard, je demande à la Chambre la permission de lui indiquer le contenu de ces actes.
Le premier, comme je le disais, a été rendu en 1798, au moment où les associations jacobines infestaient l'Angleterre, et où M. Pitt fit un appel aux lumières et au patriotisme de la nation anglaise pour les repousser efficacement. En voici le fond:
«Certaines sociétés, se nommant elles-mêmes les Anglais-Unis, les Écossais-Unis, les Irlandais-Unis, les Bretons-Unis, et la société connue sous le nom de Société correspondante de Londres, et toutes autres sociétés correspondantes, sont supprimées et prohibées, ainsi que toute autre société dont les membres prêtent des serments ou prennent des engagements illégaux...»
Je prie la Chambre de remarquer ces expressions. Ce n'est pas, comme vous le voyez, une simple autorisation qu'on exige, c'est une suppression, une prohibition formelle prononcée par acte du Parlement contre les associations qui avaient alors un caractère politique, et que le Parlement et le pays jugeaient dangereuses. L'acte, je le répète, est de 1798...
M. Mauguin.--Veuillez continuer la phrase relative aux serments illégaux.
M. Guizot.--«Ainsi que toutes les autres sociétés dont les membres prêtent entre eux des serments illégaux ou prennent des engagements illégitimes, et où les noms de quelques-uns des membres ou des personnes formant des comités sont tenus secrets, ou bien toutes sociétés où il y a des sociétés-branches ou des sous-divisions, combinaisons ou associations qui sont toutes déclarées illégitimes sous les peines portées dans l'acte.»
L'acte du 1817 est absolument analogue à celui que je viens de lire. J'en traduirai le texte. Voici les premières phrases: «Les sociétés ou clubs institués dans la métropole et dans las diverses parties du royaume, et qui sont d'une tendance dangereuse et incompatible avec la tranquillité publique et l'existence du gouvernement établi, les lois et la constitution du royaume, beaucoup desdites sociétés élisant ou nommant des comités ou des délégués pour conférer ou correspondre avec d'autres sociétés établies dans les autres parties du territoire.... sont réprimées et prohibées.
«Toutes personnes reconnues comme étant membres de ces combinaisons ou associations déclarées illégitimes seront punies conformément aux pénalités suivantes.»
Je ne veux tirer, quant à présent, de ces différents actes, aucune autre conclusion sinon que le droit d'association, malgré la plénitude dans laquelle il existe en Angleterre, n'a jamais été considéré, non plus qu'aucun autre droit, comme au-dessus du pouvoir du Parlement, au-dessus du respect dû à la constitution du pays, et que plusieurs fois, au milieu des dangers publics, le Parlement anglais a porté, contre les associations qui lui paraissaient de nature à troubler la tranquillité publique et à compromettre les lois et le gouvernement établi, des lois et des peines aussi sévères, plus sévères même que celles que nous proposons aujourd'hui.
Voix à gauche.--C'est de la répression.
M. Guizot.--On dit que c'est là de la répression! Cette répression est la prohibition pure et simple. Je ne sache pas que la suppression de toutes ces associations puisse être regardée comme une mesure répressive; c'est la plus préventive de toutes las mesures possibles. (Mouvements divers.) On n'attend pas que les associations aient commis des délits, on prévient les délits en supprimant les associations.
M. Berryer.--Je demande la parole.
M. Guizot.--Si ces messieurs trouvent que c'est là de la répression, pour mon compte je n'en connais pas le plus efficace, ni qui mérite plus complétement le nom de prévention.
Cette explication donnée, avant d'aborder le fond de la question, je prie la Chambre de me permettre quelques mots sur deux faits personnels: l'un regarde la société Aide-toi, le ciel t'aidera, et l'autre l'article 291. J'ai été interpellé sur ces deux faits, je m'en expliquerai avec une entière sincérité. (Écoutez! écoutez!)
Messieurs, non-seulement j'ai fait partie de la société Aide-toi, le ciel t'aidera; mais cette société fut fondée en 1827 par quelques-uns de mes amis, et je n'hésitai pas un instant à m'associer à leurs efforts; ces efforts avaient pour but déterminé et unique de lutter en faveur des libertés électorales contre les menées dont, au su de tout le monde, l'administration qui existait alors s'était rendue coupable.
La société se forma; je fus appelé à faire partie de son comité; j'eus même l'honneur de le présider. Les élections se consommèrent: vous savez quelle Chambre est sortie de ces élections, la Chambre de 1827; une Chambre, je n'hésite pas à le dire, monarchique et constitutionnelle, loyale et libérale, venue avec l'intention de résister et de soutenir en même temps; une Chambre qui nous a donné une loi sur les élections et une loi sur la presse, qui ont été nos meilleurs moyens de résistance légale de 1827 à 1830; une Chambre enfin qui a fait l'adresse des 221, adresse que, pour mon compte, je regarde comme un des plus beaux monuments de notre histoire; adresse dans laquelle, non-seulement avec les formes les plus convenables, mais avec les sentiments les plus sincères, les premiers droits du pays, les droits de cette Chambre à l'indépendance et à la résistance ont été solennellement revendiqués et consacrés. (Très-bien! très-bien!)
Qu'aucun de ceux qui ont eu l'honneur de concourir à cette adresse mémorable ne la regrette et ne la renie aujourd'hui; elle sera, permettez-moi de le dire, elle sera leur meilleur titre dans l'histoire. L'adresse des 221 est un grand monument historique; et quels qu'aient été les résultats qu'elle a amenés, à tout prendre ces résultats sont bons et honorables: nos libertés constitutionnelles, après la Charte, datent de l'adresse des 221. (Mouvement.)
Voilà la Chambre de 1827, voilà dans quel esprit elle agit, dans quel esprit elle avait été élue. Elle fut la représentation fidèle des sentiments et des intentions du pays à cette époque.
C'était dans ce sens, et uniquement dans ce sens, que la société Aide-toi, le ciel t'aidera et son comité avaient agi. Tant que j'ai eu l'honneur de présider ce comité, aucun autre esprit que celui que je viens d'indiquer n'a prévalu, dans son sein.
Les élections une fois consommées, la société Aide-toi, le ciel t'aidera ayant perdu par là la plus grande partie de son importance, un autre esprit ne tarda pas à y paraître, un esprit qu'hier l'honorable M. Garnier-Pagès appelait esprit républicain. Je ne saurais en convenir; je n'ai pour mon compte entendu parler ni de république, ni d'esprit républicain dans la société Aide-toi, le ciel t'aidera, à cette époque. J'honore la république, j'honore l'esprit républicain, même quand je me crois appelé à le combattre; mais je n'honore pas du tout l'esprit anarchique, l'esprit révolutionnaire. Eh bien! je n'hésite pas à le dire, c'est cet esprit là qui parut dans la société Aide-toi, et qui entra en lutte avec l'esprit constitutionnel. Cette lutte amena, dans l'intérieur de la société, divers incidents dont il serait puéril d'entretenir la Chambre. Elle eut enfin pour résultat le changement du comité dont je sortis ainsi que mes amis, et la prépondérance d'un autre esprit dans le sein du comité. Depuis cette époque, je cessai de prendre une part active aux travaux, je pourrais dire à l'existence de la société. Je ne cessai cependant pas d'en faire partie, comme l'a dit M. Garnier-Pagès. Voici pourquoi, messieurs. Les événements marchaient; l'avenir se laissait entrevoir. Le ministère Polignac se formait. Toutes les nuances de l'opposition, quelle que fût leur origine, vives ou modérées, se réunissaient pour résister. Je continuai de faire partie de la société Aide-toi, le ciel t'aidera. Je ne crus pas que le moment fût venu d'en sortir, quoique je fusse à peu près étranger à ses travaux.
A cette époque, messieurs, les oppositions violentes se rangeaient volontiers derrière l'opposition modérée. Mes amis et moi nous étions en première ligne dans la résistance (Murmures négatifs aux extrémités). On y marchait avec nous, mais on ne nous contestait pas l'honneur d'être au premier rang. (À gauche et à droite: oh! oh!)
Cela était vrai partout, dans la presse comme dans la Chambre; l'opposition qu'on est convenu d'appeler modérée était, je le répète, en première ligne dans la résistance. C'est dans cette situation, dans ce rapport avec la société Aide-toi, le ciel t'aidera, que m'a trouvé la révolution de 1830.
Je ne veux pas m'arrêter à rechercher dans ma mémoire des détails qui ont pu m'échapper. Je dis seulement que j'ai continué à faire partie de la société Aide-toi, le ciel t'aidera jusqu'à la révolution, et même après la révolution de 1830, pendant un temps que je ne pourrais déterminer, mais sans prendre à ses travaux une part active et prépondérante, comme je l'avais fait dans les premiers temps de la société. (M. Garnier-Pagès demande la parole.) La révolution accomplie, je faisais encore partie, étant ministre de l'intérieur, de la société Aide-toi, le ciel t'aidera (Mouvement); mais je suis sûr que personne ne peut dire, que personne ne dira que cela ait influé en rien, à cette époque, sur la politique que j'ai adoptée et essayé de faire prévaloir. J'entrai très-promptement, l'un des premiers, qu'il me soit permis de le rappeler, dans le système de la résistance. La révolution consommée, je fus un des premiers qui travaillèrent à faire cesser parmi nous l'état révolutionnaire et à rentrer dans l'état légal des sociétés. Je n'ai pas besoin de dire que la société Aide-toi désapprouvait hautement ma politique, qu'elle persistait dans la sienne, que notre séparation était complète, et je ne pense pas qu'aucun membre de la société Aide-toi puisse dire qu'à cette époque elle ait influé sur mes déterminations et mes actes.
Je n'ai donc rien à désavouer, messieurs, je ne désavoue rien de ce que j'ai fait à l'égard de cette association, ni mon concours, ni ma dissidence. En 1827, j'ai résisté avec la société Aide-toi dans l'intérêt de la liberté. Plus tard et depuis 1830, j'ai résisté à la société Aide-toi et à ses pareilles, dans l'intérêt de l'ordre. Je n'ai fait en cela que ce qu'ont fait et la Chambre et la France. La Chambre est remplie d'hommes qui, pendant les dernières années de la Restauration, ont résisté dans l'intérêt de la liberté, et qui depuis ont senti que le danger n'étant plus le même, la conduite devait changer, et ont résisté dans l'intérêt de l'ordre. (Très-bien!)
Ce qu'a fait la Chambre, la France l'a fait, les électeurs l'ont fait. C'est l'honneur de notre temps, messieurs, que cette double résistance et son double succès. Toutes les petites agitations qui nous travaillent disparaîtront, personne ne s'en souviendra; il ne restera dans l'histoire que ce grand fait, que Chambres, France, électeurs, gouvernement n'ont voulu accepter ni l'absolutisme ni l'anarchie (Bravos réitérés), que, dans l'espace de quelques mois, de quelques jours, le bon sens, le courage, le patriotisme et des Chambres, et des électeurs, et de la nation, ont compris que la situation était changée, qu'il fallait changer de conduite, qu'il fallait, je le répète, après avoir résisté, et résisté énergiquement, dans l'intérêt des libertés publiques, résister avec la même énergie dans l'intérêt de l'ordre et du gouvernement. C'est là le grand fait, le fait honorable, le fait historique de notre temps; j'y ai pris une petite part, et je m'en fais gloire. (Marques nombreuses d'approbation.)
J'arrive au second fait personnel, à l'article 291 du code pénal.
Messieurs, lorsqu'au mois de septembre 1830, six semaines après la révolution de Juillet, j'ai soutenu à cette tribune que l'article 291 existait dans nos lois, qu'il devait être appliqué, et lorsque je l'ai effectivement appliqué, on a regardé cela, passez-moi l'expression, comme un acte d'une grande témérité; je l'ai fait cependant, et c'est en vertu de cet article, c'est avec cette arme que les clubs qui se rouvraient de toutes parts dans Paris, et avaient relevé leur tribune, c'est avec cet article, dis-je, que les clubs ont été fermés.
Nous sommes aujourd'hui au second acte de ce grand drame. Les clubs ont péri en 1830; ils se sont reformés depuis, plus secrètement, hors des yeux du public, mais avec une puissance non moins grande; et c'est avec l'article 291, et les modifications qu'il a besoin de recevoir pour devenir efficace, qu'il faut attaquer aujourd'hui les mêmes ennemis qui se reproduisent sous une autre forme. Je l'ai fait, je le répète, en 1830, six semaines après notre révolution de Juillet. Certainement je ne manquerai pas aujourd'hui à la conduite que j'ai tenue ce jour-là.
J'ai dit aussi en 1830 que l'article 291 ne figurerait pas éternellement dans les lois d'un peuple libre. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd'hui? Sans doute il peut venir un jour, et il viendra un jour où cet article sera inutile, un jour où la France pourra recevoir..... je ne sais pas quand (Murmures), je prie la Chambre de le remarquer: je dis que je ne sais pas quand et que je n'aurais garde.. (Interruption); la Chambre, j'ose le dire, me fait l'honneur de croire assez à ma sincérité pour que je ne craigne jamais de dire devant elle toute ma pensée; la Chambre, à coup sûr, ne verra jamais dans mon langage que ce que j'aurai voulu dire, elle ne me supposera jamais ni arrière-pensée, ni réticence. Je dis donc aujourd'hui, comme en 1830, que je ne pense pas que l'article 291 doive figurer éternellement dans nos lois; je dis qu'il viendra, je l'espère, un jour où la France pourra voir l'abolition, la suppression de cet article, comme un nouveau développement de sa liberté. Mais je dis que jusque-là, il est de la prudence de la Chambre et de tous les grands pouvoirs publics, de maintenir cet article qui a été maintenu en 1830; il faut le modifier selon les besoins du temps pour qu'il soit efficace contre les associations dangereuses aujourd'hui, comme il l'a été en 1830 contre les clubs.
Messieurs, je crains qu'il n'y ait ici une grande méprise. Si nous éprouvons quelque retard dans le développement de nos libertés, si l'article 291 est encore nécessaire, à qui s'en prendre, je vous prie? Est-ce à mes amis et à moi? (Aux extrémités: oui!) Est-ce à l'opinion à laquelle nous appartenons? (Les mêmes voix: oui! oui!)
M. de Corcelles.--Oui, c'est à vous, vous avez violé vos serments.
M. Guizot.--Messieurs, je ne veux pas dire que ce soit à vous personnellement qu'il faut s'en prendre; mais c'est à l'opinion et aux hommes que vous défendez. Ce n'est pas à nous, c'est à vous et au parti que vous défendez qu'il faut imputer ce retard dans le développement de la liberté. Ce sont ces hommes qui rendent l'article 291 encore nécessaire. (Interruption.)
Messieurs, vous le savez bien; quand je dis vous, ce n'est pas de vous personnellement que je parle, c'est de votre parti. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que vous et votre parti vous jouez ce rôle dans l'histoire de nos institutions et des lois de notre pays. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous décriez, que vous compromettez nos libertés à mesure qu'elles paraissent. Je voudrais bien qu'on me citât une seule de nos libertés qui, en passant par vos mains, par les mains des hommes dont je parle, ne soit bientôt devenue un danger, et ne soit devenue suspecte au pays. (Marques d'adhésion.)
Entre vos mains, la liberté devient licence, la résistance devient révolution. On parlait hier à cette tribune d'empoisonneurs. Messieurs, il y a un parti qui semble avoir pris le rôle d'empoisonneur public, qui semble avoir pris à tâche de venir souiller les plus beaux sentiments, les plus beaux noms, les meilleures institutions. C'est ce parti qui, pendant plusieurs années, a décrié en France les mots de liberté, d'égalité, de patriotisme; c'est ce parti qui a amené tous les échecs de la liberté, toutes les réactions despotiques que nous avons eus à subir; chaque fois que la liberté est tombée entre ses mains, chaque fois qu'il s'est emparé de nos institutions, de la presse, de la parole, du gouvernement représentatif, du droit d'association, il en a fait un tel usage, il en a tiré un tel danger pour le pays, un tel sujet d'épouvante, et permettez-moi d'ajouter, de dégoût, qu'au bout de très-peu de temps le pays tout entier s'est indigné, alarmé, soulevé, et que la liberté a péri dans les embrassements de ses honteux amants. (Marques prolongées d'adhésion aux centres.... Murmures aux extrémités.)
Qu'on ne parle donc plus, comme on le fait depuis quelque temps, qu'on ne parle plus de mécomptes depuis 1830! Qu'on ne parle plus d'espérances déçues! oui, il y a eu des mécomptes, oui, il y a eu des espérances déçues, et les premières ce sont les nôtres. (Exclamations à gauche.)
Les premières ce sont les nôtres! C'était nous, je n'hésita pas à le dire; c'étaient mes amis, c'était mon parti, c'était nous qui avions conçu les plus hautes espérances du développement progressif de nos libertés et de nos institutions. C'est vous qui les avez arrêtées; c'est de vous que sont venus nos mécomptes, qu'est venue la déception de nos espérances. (Nouveau mouvement à gauche.) Au lieu de nous livrer, comme nous le pensions, comme nous le voulions, à l'amélioration de nos lois, de nos institutions, au lieu de ne songer qu'à des progrès, nous avons été obligés de faire volte-face, de défendre l'ordre menacé, de nous occuper uniquement du présent et de laisser là l'avenir, qui jusque-là avait été l'objet de nos plus chères pensées.
Voilà le mal que vous nous avez fait; voilà comment vous nous avez forcés à nous arrêter dans la route où nous marchions depuis quelques années. C'est de vous, je le répète, que viennent les mécomptes; c'est de vous que viennent les espérances déçues; c'est à cause de vous que l'article 291 est et demeure nécessaire dans nos lois. (Vive approbation au centre.)
Messieurs, j'en ai fini avec les faits personnels. J'aborde le projet de loi en lui-même et le fond de la question.
Et d'abord, permettez-moi d'écarter une accusation qui s'est renouvelée souvent dans cette enceinte, et qu'en vérité je ne puis accepter.
C'est l'accusation du système de la peur qui, dit-on, préside à notre conduite et à toute la politique qui a prévalu depuis 1830. Messieurs, je ne suppose pas que personne dans cette assemblée soit conduit par la peur; je ne le pense de personne. Mais entre ceux qui, depuis 1830, ont constamment résisté, soutenu le principe et prêché la politique de la résistance, et ceux qui ont été disposés à céder, à excuser, à pallier, en vérité, messieurs, de quel côté est la peur? De quel côté est la fermeté d'esprit et de coeur? Je n'accuse personne; je suis convaincu que nous sommes tous ici des hommes de courage, agissant suivant leur conscience et leur opinion; mais certainement ce n'est pas à ceux qui, depuis trois ans et demi, ont résisté constamment et au désordre matériel et au désordre moral, ce n'est pas à ceux qui ont entrepris d'arrêter, de contenir une révolution le lendemain de son explosion, ce n'est pas à ceux-là qu'on peut imputer le système de la peur. (Chuchotements.)
Ce que nous avons fait, messieurs, le voici: nous avons, avec quelque courage, j'ose le dire, soutenu le système d'une politique prudente et réservée. Eh bien! messieurs, c'est là le premier devoir, c'est là la mission naturelle du gouvernement: la politique prudente est le devoir du gouvernement, car la sécurité est le premier but de la société.
Je dis la sécurité, et par-dessus tout la sécurité des honnêtes gens, de cette masse d'hommes sages, modérés, sans prétention, qui ne font point de la politique leur carrière ni leur préoccupation habituelle, qui veulent mener honnêtement, tranquillement, leur existence et leurs affaires de famille: voilà ce que j'appelle les honnêtes gens.
Eh bien! c'est pour la satisfaction de ces intérêts-là, c'est pour la sécurité de ces hommes-là que sont faites surtout les lois et les constitutions: c'est là la vie civile, et la vie politique a pour objet de garantir la sécurité de la vie civile, (Très-bien!)
Voilà ce que nous avons dit et répété constamment depuis trois ans et demi.
Eh bien! savez-vous ce qu'on nous a dit? On a dit que nous prêchions l'indifférence politique. Messieurs, l'indifférence politique serait le plus grand de tous les dangers pour notre système; nous avons besoin, depuis trois ans et demi, de toute la sollicitude, de toute la prévoyance, de tout le courage des hommes dont je vous parle, de cette masse d'honnêtes gens qui ne font pas de la politique leur affaire; nous avons eu sans cesse à recourir à leur intervention comme électeurs, comme gardes nationaux; c'est avec leur aide, c'est avec leur concours de tous les moments que notre système a prévalu; certes, s'ils eussent été indifférents en matière politique, s'ils n'avaient pas pris à coeur les affaires du pays, ils nous auraient laissés là, et nous n'aurions rien pu faire de ce que nous avons fait; nous n'avons aucun intérêt à l'indifférence en matière politique; au contraire, nous avons besoin, je le répète, de tout le courage, de toute la sollicitude des bons citoyens.
Mais nous savons qu'un tel état de choses ne peut être l'état permanent, régulier de la société. Nous savons qu'il ne faut pas avoir recours aussi souvent aux citoyens pour maintenir l'ordre public; nous savons que ce dérangement si fréquent dans les existences privées ne peut être, je le répète, l'état régulier de la société. Quoique la sécurité ait fait, depuis trois ans et demi, de très-grands progrès, nous n'en sommes pas contents, nous ne la trouvons pas suffisante: nous ne trouvons pas que les honnêtes gens soient dans la situation dans laquelle ils ont le droit d'être. Nous voulons que la sécurité fasse de nouveaux progrès, qu'elle s'affermisse et que les honnêtes gens dont je parle ne soient pas si fréquemment obligés de venir la défendre, et comme gardes nationaux et comme électeurs.
La sécurité des honnêtes gens, voilà, messieurs, la règle de notre politique. Voilà pourquoi les associations nous paraissent un si grand danger, et pourquoi nous n'hésitons pas à les attaquer ouvertement.
Permettez-moi d'aborder ici la question avec une entière sincérité; j'ai toujours vu que la sincérité est comme l'épée d'Alexandre, elle tranche les noeuds qu'aucune habileté ne saurait délier. (Très bien! très-bien!)
Oublions un moment les associations.
J'ai souvent regretté, dans le cours de ce débat, que notre situation n'eût pas été considérée au fond et dans son ensemble, et qu'indépendamment des associations, on ne se fût pas rendu compte de l'état actuel du pays, de son gouvernement, et des dangers qu'il peut avoir à courir.
Je vous demande la permission de vous exposer en peu de mots ce que je pense de cet état; vous verrez ensuite quel rôle les associations politiques peuvent y jouer, quelle place elles y peuvent prendre, et s'il n'est pas indispensable d'arrêter ce ferment qui menacerait toute nôtre société.
Personne ne contestera qu'il y a deux partis ennemis du gouvernement actuel, et travaillant à son renversement: les carlistes et les républicains. Ce sont des minorités, de très-petites minorités; et toutes les fois qu'elles ont été mises à l'épreuve de leur puissance, toutes les fois qu'elles ont été appelées à agir et à agir pour leur propre compte, elles n'ont rien pu. Mais elles peuvent nuire beaucoup, elles nuisent beaucoup.
Je ne leur fais pas le procès indistinctement; je sais que dans ces partis mêmes il y a de bons et de mauvais éléments. Dans les carlistes il y a des propriétaires éclairés, d'honnêtes gens auxquels leur intérêt, leur devoir prescrivent de se rallier au gouvernement et de soutenir l'ordre avec lui. Mais ils sont timides; il sont incertains; dans ce parti-là comme partout, aujourd'hui les convictions sont chancelantes, les caractères faibles. Les honnêtes gens, les hommes éclairés du parti carliste sont sous le joug de la faction violente, hostile, conspiratrice du parti. Ils n'osent s'en séparer, il n'osent la désavouer, et par cela seul ils se condamnent à la nullité.
Et cette faction, messieurs, cette portion hostile, violente, conspiratrice, du parti carliste, croyez-vous qu'elle soit prête à se retirer du champ de bataille, à ne plus agir? Non, messieurs, vous en avez pour longtemps avec elle. Je vous engage à vous en méfier et à la surveiller longtemps. (Très-bien! très-bien!)
Conduisez-vous de manière à donner à tous les propriétaires tranquilles, à tous les gens désintéressés, même du parti carliste, à leur donner, dis-je, le courage et l'occasion de se séparer de la faction, de la renier, de se rallier à l'ordre public. Que votre politique les y invite; mais ne croyez pas pour cela que vous aurez détruit le carlisme. La faction subsistera longtemps, je le répète; elle sera longtemps dans l'attitude qu'elle a puise sous vos yeux, dans ce mélange bizarre d'insolence aristocratique et de cynisme révolutionnaire. (Vifs applaudissements au centre.)
Je ne crois pas, pour mon compte, que jamais cette faction ait offert, dans son langage, dans son attitude, un aspect plus immoral, plus répugnant; et j'éprouve tous les matins un sentiment de dégoût, je dirais volontiers d'humiliation, en voyant à quelles paroles peuvent s'abaisser des hommes qui se vantent d'appartenir à la classe la plus élevée de la société. (Nouvelles marques d'adhésion au centre.)
J'arrive au parti républicain... (Ah! ah!) Le parti républicain, comme celui que je viens de parler, a de bons et de mauvais éléments; il en a de corrompus et de sincères. Il y a les républicains du passé, les héritiers de la Convention et des clubs, et puis il y a les républicains de l'avenir, les élèves d'école américaine.
Des premiers, je n'ai rien à dire; ils sont et seront ce qu'ils ont été; je ne saurais les qualifier autrement que je ne l'ai déjà fait à cette tribune, le caput mortuum, la mauvaise queue de notre révolution. (On rit.)
Quant à l'école américaine, aux républicains de l'avenir, c'est autre chose. Il y a parmi eux des jeunes gens, des hommes sincères, dont les doctrines des États-Unis préoccupent l'esprit; je n'entrerai dans aucune discussion à cet égard. Je me bornerai à dire que ceux qui regardent le gouvernement des États-Unis comme l'état normal des sociétés, comme le dernier terme auquel elles doivent toutes arriver, me paraissent être dans une puérile ignorance et des lois de la nature humaine, et des conditions de la société. Je ne veux pas qualifier ce parti-là autrement; il a de la sincérité, il a de bons et honorables sentiments; mais, je le répète, c'est un parti puéril. Le gouvernement des États-Unis est un beau et bon gouvernement pour les États-Unis, dans les circonstances où cette société s'est trouvée placée à sa naissance, car c'est une société naissante, c'est une société enfant. (Sensation.) Il ne faut pas conclure de cette société-là à d'autres.
Cependant, en regardant ce parti comme un parti puéril et qui méconnaît complétement l'histoire et l'avenir des sociétés, il a cela de dangereux qu'il s'adresse aux jeunes têtes: au lieu de les corrompre, il les séduit. Vous aurez longtemps affaire à lui, messieurs; ne le perdez jamais de vue, pas plus que la faction carliste, et comptez-le au nombre des obstacles contre lesquels votre gouvernement aura longtemps à lutter.
Voilà où en est notre ordre politique. Vous voyez que nous y avons des ennemis, des ennemis actifs. Eh bien! messieurs, ce n'est pas tout, nous sommes travaillés d'un mal grave. La Révolution française a été, comme on vous l'a dit tant de fois, bien moins une révolution politique qu'une révolution sociale. Elle a changé, déplacé, bouleversé la propriété, l'influence, le pouvoir. Elle a élevé la classe moyenne sur les débris de l'ancienne aristocratie. Si la classe moyenne, arrivée à ce poste, s'y était barricadée, enfermée derrière une triple haie de priviléges, de monopoles, de droits exclusifs, comme cela existait il y a trois cents, il y a quatre cents ans, je comprendrais la révolte, le soulèvement qu'on essaye d'exciter contre elle dans quelques parties de notre société. Mais il n'en est rien, absolument rien. La classe moyenne est restée sans priviléges, sans monopoles, n'ayant pas même (permettez-moi de le dire) le sentiment complet et suffisamment énergique de ses droits et de sa force. Ce qui manque parmi nous à la classe moyenne, c'est une confiance suffisante en elle-même, dans son droit et dans sa force. Elle est encore timide, incertaine; elle ne sait pas exercer, avec une résolution suffisante, tout le pouvoir politique qui lui appartient, et qui ne peut appartenir qu'à elle. Aussi, y a-t-il quelque chose d'étrange à venir la taxer de privilége et de tyrannie, à venir dire que c'est elle qui arrête le mouvement ascendant de la société. Messieurs, je ne comprends pas comment de telles paroles peuvent être dites sérieusement dans une assemblée d'hommes éclairés. La liberté existe parmi nous dans toutes les voies; le mouvement ascendant n'est arrêté nulle part; avec du travail, du bon sens, de la bonne conduite, on monte, on monte aussi haut qu'il se peut dans notre échelle sociale. La classe moyenne n'a donc point succédé à la situation et aux priviléges de l'ancienne aristocratie.
Cependant, messieurs, on lui déclare la même guerre; sous vos yeux, on veut une nouvelle révolution sociale, on veut un nouveau déplacement de la propriété, de l'influence, du pouvoir. On a plusieurs fois attaqué directement la propriété, la famille. Quand l'attaque directe a soulevé la réprobation générale, alors sont venues les attaques indirectes; on a dit que la richesse était mal répartie, que les relations entre les prolétaires et les propriétaires étaient mal réglées. On a inventé je ne sais quelle théorie de travailleurs et d'oisifs, pour faire la guerre à la classe moyenne.
Savez-vous, messieurs, ce que c'est qu'un oisif dans cette théorie? Voilà un père de famille qui administre sa fortune, qui fait valoir ses biens, qui élève bien ses enfants. Eh bien! messieurs, c'est un oisif. (Rire général.) C'est un oisif. Pourquoi? Parce qu'il ne travaille pas de ses mains, ou bien parce qu'il ne fait pas, je ne sais quoi... des livres, des articles de journal. (Nouveaux rires.)
Quiconque ne travaille pas de ses mains ou n'écrit pas est un oisif. Vous, messieurs, qui venez ici donner votre temps, votre fortune, votre repos pour le service public, vous êtes des oisifs (Rires au centre); vous êtes des oisifs qui dévorez la substance des travailleurs. (Nouveaux rires au centre.)
Voilà, messieurs, la nouvelle théorie d'économie politique qu'on nous a faite pour attaquer la classe moyenne; voilà avec quels absurdes, quels barbares arguments on travaille à jeter le trouble dans notre société, on nous menace d'une nouvelle révolution sociale.
Ce sont là, messieurs, les faits généraux qui, dans notre situation, méritent toute l'attention des hommes de sens; ce sont là les maladies, les maladies réelles dont nous sommes travaillés. Et remarquez, je vous prie, que je n'ai pas encore dit un mot des associations, pas un seul mot.
Eh bien! dans un tel état de notre ordre politique, de notre ordre social, au milieu de ces factions carlistes et républicaines qui attaquent notre gouvernement, au milieu de ces absurdes idées, de ces révoltantes manoeuvres qui menacent la société même en attaquant la classe moyenne, venez, messieurs, venez jeter, au milieu de ces faits, des associations organisées dans l'unique but d'exploiter les maladies de notre situation, de les fomenter, d'en faire sortir le renversement du gouvernement établi; placez ces associations organisées, je le répète, ouvertement, placez-les sur tous les points du territoire, agissant dans l'ordre politique sur les jeunes gens par les séductions de la république, dans l'ordre social sur les prolétaires par les séductions du mouvement ascendant et de la fortune. Supposez ces associations fortes de ces traditions d'association et de conspiration contre la Restauration qu'on a appelées la comédie de quinze ans; supposez-les fortes de cette habitude d'opposition encore obstinée dans un grand nombre d'hommes qui souhaitent cependant le maintien du gouvernement actuel, fortes enfin de tout le développement, de toute l'extension que notre liberté a prise depuis 1830, de l'affaiblissement naturel, inévitable, et que je ne déplore pas indistinctement, de l'affaiblissement des moyens de pouvoir; placez, dis-je, ces associations ainsi armées, ainsi organisées, placez-les au milieu de tous les faits que je viens de décrire, et dites-moi ce que deviendra la société, ce que deviendra immédiatement et dès aujourd'hui la sécurité des honnêtes gens?
Je vais vous le dire, messieurs. Si cela pouvait continuer, si on laissait ainsi les associations en plein champ de bataille, agissant fortement et constamment sur tous les points du territoire, ce qui arriverait, c'est que les honnêtes gens perdraient toute confiance dans le pouvoir et prendraient en dégoût une telle situation. Ils resteraient chez eux, ils fermeraient leurs portes et leurs fenêtres, et ils vous diraient: «Tirez-vous-en, comme vous pourrez.» (Rumeurs aux extrémités.) Et le pouvoir resterait seul, seul aux prises avec les brouillons, les fanatiques, les intrigants, les fous. (Rires approbatifs au centre.) Voilà quelle serait la situation du pays et ce que deviendrait la société: je vous le demande, est-ce là un état supportable?
Messieurs, permettez-moi de vous le dire; il n'y a point de gouvernement possible dans aucun pays, et encore plus dans le nôtre, sans le concours, sans l'appui, sans l'adhésion active des honnêtes gens, des hommes qui ne demandent, pour la vie civile, que sécurité et honneur. C'est avec ceux-là qu'il est possible de gouverner: le jour où ils se retireront de vous, ce jour-là vous ne gouvernerez plus. (Assentiment au centre.)
Voilà la loi qui vous est présentée, messieurs; voilà sa nécessité, voilà les faits qui l'ont amenée; elle est destinée à réprimer, à supprimer ces associations qui, jetées au milieu de nos dangers, les exaltent, les accroissent outre mesure, et nous tiennent sans cesse sur le bord du précipice. Il faut que les associations soient réprimées; il faut du moins qu'elles soient réduites à l'impuissance, à la nullité politique; alors, mais alors seulement, nous aurons le temps et les moyens de soigner, de guérir nos autres plaies, nos autres maladies, maladies qu'il ne faut jamais méconnaître, et sur lesquelles il faut toujours avoir les yeux ouverts, quoique je ne veuille pas en exagérer la gravité. Personne, messieurs, n'a plus de confiance que moi dans notre avenir; oui, la société française est jeune et forte. Elle a su se défendre, et avec grand succès, dans plus d'une occasion difficile; mais elle a besoin de disposer librement de toutes ses forces; et le résultat des associations est de les lui enlever, d'inspirer crainte et dégoût à cette masse de citoyens paisibles dont le gouvernement a besoin pour lutter avec efficacité contre les périls généraux de la situation.
Je ne dirai que quelques mots sur deux objections qui sont adressées à la loi, et qui me paraissent les deux objections fondamentales, objections purement politiques et prises dans le fond de la situation.
On dit que la loi est attentatoire d'une part à la liberté, et de l'autre au progrès, au progrès social.
Messieurs, en fait de liberté, et toutes les fois qu'on en parle, il faut commencer par se méfier grandement de tous ces mensonges, de tous ces emportements de langage que le gouvernement représentatif et la liberté de la presse amènent presque nécessairement. Il faut bien savoir que ce qu'on appelle trop souvent la liberté de la presse, c'est le dévergondage de la pensée, de la parole; il n'y a pas d'excès, de fureur de langage auxquels on ne se livre quand on peut tout dire.
On parle de la ruine de nos libertés, on accuse depuis quatre ans le pouvoir de tyrannie. Messieurs, Washington a été aussi accusé de tyrannie; et, à l'heure qu'il est, le président Jackson est accusé de tyrannie tous les matins dans les journaux américains et dans l'intérieur même de la Chambre des représentants et presque du Sénat, qui n'est composé que de quarante et quelques membres.
Il ne faut pas s'étonner de ces emportements de langage; ils ne prouvent rien, absolument rien. Malgré tout ce qu'on dit, depuis 1830, de la tyrannie du gouvernement et de la disparition de nos libertés, la liberté est immense parmi nous; elle est plus grande qu'à aucune autre époque, et que dans aucun autre pays.
Je dis plus: non-seulement la liberté est immense, mais elle ne court aucun danger, pas plus de la loi nouvelle qu'elle n'en courait auparavant. Il n'est pas dans la nature de ce gouvernement-ci, il n'est pas (permettez-moi de le dire, et ce n'est pas un reproche que je lui fais), il n'est pas dans sa possibilité d'être tyrannique; il ne porte pas la tyrannie dans ses flancs. Il n'est venu ni du droit divin, ni de la conquête, ni d'aucune des causes qui enfantent la tyrannie; il est venu de la liberté constitutionnelle, de la nécessité de la défendre; il l'a fondée à son origine, et il ne pourrait, sans se perdre, trahir son origine. C'est en s'appuyant sur la liberté constitutionnelle, sur la classe moyenne qui, depuis 1789, a voulu et réclamé sans cesse cette liberté, que notre gouvernement prendra de la force. La liberté, je le répète, ne court, ne peut courir aucun danger.
Quant au progrès, j'ai autant de goût, messieurs, que qui que ce soit pour le progrès, pour celui de la liberté; de la civilisation, de l'esprit humain, et même de la démocratie dans son sens légitime; mais veuillez remarquer que le progrès a deux conditions, deux conditions impérieuses, et les voici:
L'une, que l'ordre règne. Il n'y a de progrès qu'au sein de l'ordre. Pour avancer, il faut marcher sur un terrain ferme; ce que vous appelez progrès n'est qu'un ébranlement continuel, la dissolution de la société; il ne saurait y avoir de progrès sans cela. Les révolutions d'un seul bond peuvent faire faire à la société un pas immense; mais le progrès régulier, permanent, tel qu'une société constituée doit le vouloir, il ne peut s'accomplir qu'au sein de l'ordre.
Voici la seconde condition. Pour qu'il y ait progrès, il faut qu'il y ait quelque chose de nouveau, quelque chose de vraiment utile, quelque chose de fécond dans les idées du parti qui le demande. Eh bien! je n'hésite pas à le dire, le parti qui se proclame parmi nous le parti du progrès par excellence se vante en tenant ce langage. C'est, au contraire, un parti usé, un vieux parti, un parti stérile, qui se traîne dans l'ornière révolutionnaire, qui est attaché, cloué, oui, cloué aux idées de 1791, idées qui ont rendu à la France un grand service, celui de détruire l'ancien régime, mais qui ne peuvent lui en rendre aucun autre, qui ne sont bonnes à rien aujourd'hui, idées incapables de fonder un gouvernement. Le parti qui s'y rattache, sans le savoir, n'est autre chose que l'héritier impuissant, la pâle copie de 1791, et n'a aucun progrès à faire faire à la société. Il n'a rien à lui donner, rien de fécond à lui offrir. Vous êtes un vieux parti, il nous faut du nouveau et vous n'en avez pas. (Explosion d'applaudissements.)
Le progrès, messieurs, est avec nous. (Exclamations à gauche... Au centre: Oui! oui!) Le progrès est attaché au triomphe de notre cause. Par une bonne fortune rare, mais qui pourtant s'est déjà rencontrée plus d'une fois dans l'histoire des peuples, toutes les bonnes causes sont aujourd'hui ensemble, la cause de la liberté et la cause de l'ordre, la cause de la sécurité et la cause du progrès; elles sont toutes réunies, confondues dans les mêmes principes, dans la même politique.
C'est avec nous, je le répète, c'est par le triomphe de notre cause qu'aura lieu le progrès auquel cette société a droit, et, qu'à Dieu ne plaise, nous ne voudrions jamais interrompre.
Croyez-moi, messieurs, réprimez les associations qui sont l'objet de la loi; ôtez-leur toute action sur votre société, toute puissance sur votre avenir; elles n'ont que du mal à vous faire. Quand vous les aurez retranchées, il vous restera encore assez d'ennemis à combattre, assez d'obstacles à surmonter. Vous n'en aurez pas fini avec les fatigues et les dangers, ne vous y trompez pas. Mais supprimez dès aujourd'hui le danger actuel, excitant, qui aggrave tous les autres, qui vous empêche d'appliquer le seul remède qui puisse les guérir, c'est-à-dire la bonne politique et le temps.
Permettez-moi, messieurs, de rappeler une parole de Bossuet: «L'homme s'agite, dit Bossuet, mais Dieu le mène.» Oui, messieurs, l'homme s'agite, mais Dieu le mène. Que les partis s'agitent, qu'ils usent de la liberté que leur assurent nos institutions; mais ayez confiance dans votre cause, dans la cause que, depuis quatre ans, vous soutenez avec tant de bon sens et de courage; c'est dans ce sens que Dieu mène la France. (Très-bien! très-bien!)
Oui, c'est dans ce sens que Dieu mène la France. Dieu veut cette impartialité, cette équité; cette modération, cette moralité, cette prudence qui sont, je n'hésite pas à le dire, le fond de notre politique, depuis la révolution de Juillet.
Oui, messieurs, et ma conviction est la plus profonde qui puisse exister dans un coeur d'homme; c'est dans ce sens que Dieu mène la France. Ne vous en écartez jamais. (Marques d'approbation prolongées.)
Une longue agitation succède à ce discours. C'est à grand peine que les huissiers obtiennent le silence, après un quart d'heure de suspension de séance.