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Histoire parlementaire de France, Volume 2.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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--Chambre des députés,--Séance du 6 décembre 1831.--

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je ne retiendrai pas longtemps la Chambre; elle nous rendra cette justice que nous nous sommes constamment appliqués dans cette discussion à concilier les égards dus à l'adresse qu'elle a faite au mois d'août avec ce que nous regardons comme une nécessité politique de la situation du pays et de la nôtre en particulier.

Je ne veux pas rengager la question dans son ensemble.

Plusieurs voix.--La discussion est fermée. (Bruit, agitation.)

M. le ministre de l'instruction publique.--J'attendrai le silence, messieurs; j'ai besoin et droit de dire à la Chambre ce que je crois utile dans l'intérêt de mon pays, et pour l'acquit de mon propre honneur.

Nous nous sommes, comme j'avais l'honneur de le dire à la Chambre, nous nous sommes constamment appliqués à concilier les égards dus à un acte de la Chambre, à son adresse, avec ce que nous regardons comme le besoin le plus pressant de la situation du pays.

Ce besoin, c'est de sortir de l'incertitude dans laquelle, n'importe par quelle cause, le pays se trouve plongé. (Bruit aux extrémités.)

En vérité, messieurs, cette impatience de votre part ferait croire que vous n'êtes pas pressés de sortir de cette incertitude, que vous tenez à la prolonger, que vous en avez besoin.

Voix à gauche.--C'est vous qui en avez besoin.

M. le ministre de l'instruction publique.--Non, messieurs, nous n'avons pas besoin d'incertitude, nous ne voulons pas d'obscurité. Chargés du pouvoir et de la responsabilité qu'il entraîne, c'est de clarté, de force que nous avons besoin, et nous ne les trouvons pas dans la situation actuelle.

Il faut que la Chambre exprime clairement ce qu'elle désire, et nous trouvons, nous, cette expression dans l'ordre du jour motivé qui vous est proposé.

L'ordre du jour motivé nous paraît concilier la clarté et la force dont nous avons besoin avec les égards que nous avons toujours observés, que pour mon compte j'ai soigneusement observés pour l'adresse de la Chambre.

Cet ordre du jour motivé rend hommage à l'adresse; il en maintient les principes, et en même temps il manifeste la ferme intention de la Chambre de soutenir le gouvernement dans la marche qu'il a suivie jusqu'à présent, de l'exhorter à y persévérer, de lui prêter son concours; c'est là le double but que nous avons poursuivi. Nous n'avons pas, je le répète, mis l'adresse en question; nous nous sommes simplement appliqués à signaler les inconvénients, les périls, et l'affaiblissement, pour le pouvoir et le pays, qui résultaient de l'incertitude répandue sur son vrai sens. (Rumeur d'impatience à gauche.)

L'ordre du jour motivé, dans les termes dans lesquels il est proposé, rend hommage à l'adresse et dissipe les doutes. (Nouvelle interruption.)

Voix du centre.--Attendez le silence.

M. le général Demarçay.--Il ne doit point y avoir de discussion après la clôture.

M. le ministre de l'instruction publique.--Je ferai observer à M. le général Demarçay que la clôture n'a été prononcée que sur la discussion générale, et non pas sur l'ordre du jour motivé, qui n'était pas même encore proposé au moment de la clôture; ainsi l'ordre du jour motivé est en discussion.

L'ordre du jour motivé est en discussion, et je viens exprimer l'adhésion du gouvernement à cet ordre du jour, parce qu'il nous paraît répondre aux besoins les plus pressants du pays et du pouvoir, parce qu'il nous paraît prêter au gouvernement la force dont il a besoin en le maintenant dans la direction politique qu'il a suivie et qui est la seule que nous voulions suivre, en même temps qu'il ne porte aucune atteinte aux plus scrupuleuses, aux plus susceptibles exigences de la Chambre elle-même.

Nous adhérons donc expressément à l'ordre du jour proposé; nous le regardons comme le seul qui satisfasse aux nécessités politiques que, pour le compte du pays, nous avons besoin de voir satisfaites en ce moment. (Agitation.)

Je repris la parole après M. Odilon Barrot.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je ne rentrerai pas dans le fond de la discussion; je ne mêlerai pas surtout des discussions anciennes aux discussions actuelles; je veux seulement relever quelques faits qui me sont personnels et que je ne puis passer sous silence.

Si l'honorable préopinant m'avait fait l'honneur de faire quelque attention aux paroles que je venais de prononcer à cette tribune, il aurait vu que ce que j'avais dit, c'est précisément que notre politique..... Quand je dis notre politique, je parle de celle de la Chambre et du roi. (Explosion de murmures à gauche. Plusieurs voix. Nous prenons acte!)

M. Charamaule.--Ce n'est pas constitutionnel. Le roi est inviolable, et doit être respecté ici par ses ministres.

M. le ministre de l'instruction publique.--Je retire le mot qui excite vos réclamations; le mot que je voulais dire, c'est le gouvernement du roi: la Chambre sait mon opinion à ce sujet. Je l'ai non-seulement professée, mais pratiquée constamment; vous ne pouvez me faire procès pour une expression, je voulais parler du gouvernement du roi.

Je dis donc que, depuis quatre ans, la politique des Chambres et du gouvernement du roi a été, je ne dirai pas de résister, de céder, ce sont des mots dont je n'aime pas à me servir, mais de rétablir l'ordre, et en même temps de maintenir et d'étendre les libertés publiques. Si l'orateur m'avait écouté, il aurait vu que c'était là précisément ce que je venais d'essayer de montrer à la tribune, non par des arguments, mais par des faits. Je venais de rappeler à la Chambre toutes les extensions que les libertés publiques ont reçues depuis quatre ans; extensions, je le répète, qui n'ont pas été arrachées au gouvernement du roi, mais qui ont été proposées par lui; j'ai eu moi-même l'honneur de présenter plusieurs de ces propositions.

L'honorable préopinant a parlé ici d'abandon de principes, de démentis donnés à une conduite passée. Messieurs, voici ce qui s'est fait depuis quatre ans: nous avons attentivement examiné quels avaient été les voeux de la France avant la révolution de Juillet, de 1789 à 1830. Nous avons examiné, avec la pleine liberté de notre raison, quels étaient les voeux réels, vraiment nationaux, les voeux légitimes, quelles étaient les extensions de liberté que la France, la France éclairée et raisonnable, réclamait. Eh bien! messieurs, je n'hésite pas à le dire, dans les quinze années dont a parlé l'orateur, on n'a pas demandé ce qui s'est accompli depuis quatre ans; je dis que, depuis quatre ans, on a donné plus d'extension aux libertés publiques que dans les quinze années précédentes on n'avait songé à en demander. (Plusieurs voix. C'est vrai!) Rappelez-vous, messieurs, tous les débats des quinze années dont a parlé l'orateur, ouvrez les discours de cette époque, vous verrez si en matière d'élections municipales, d'élections de conseils généraux, de la garde nationale, et dans une multitude d'autres questions....

A gauche.--C'est la Charte!

M. le ministre de l'instruction publique.--Je prie les personnes qui m'interrompent de se rappeler que nous avons concouru tout aussi bien qu'elles à la confection de la Charte de 1830 et aux promesses qu'elle contient, que nous avons fait insérer ces promesses dans le texte, et qu'après avoir contribué à les faire insérer, nous les avons fait accomplir. Nous sommes venus vous proposer les lois exigées par ces promesses, et nous les avons loyalement exécutées quand elles ont été rendues.

Nous n'avons reculé devant aucune des conséquences vraiment libérales et légitimes de la révolution de Juillet, comme de la Charte de 1830.

Et je répète que l'accomplissement des promesses a été plus large, plus étendu que ne l'avait été la pensée de l'honorable préopinant lui-même pendant les quinze années de la Restauration. Je dis que les discours tenus à cette époque dans les Chambres demandaient des libertés moins larges que celles qui ont été instituées depuis la Charte, depuis 1830.

On a donc en vérité, permettez-moi de le dire, on a mauvaise grâce à venir prétendre que nous avons abandonné nos principes, que nous avons démenti notre passé. Non-seulement nous n'avons pas abandonné nos principes, mais nous les avons réalisés, nous les avons traduits en faits. Il est vrai que ce but une fois atteint, et pendant que nous l'atteignions, notre ambition s'est contenue, que nous avons reconnu qu'à côté de la nécessité d'accomplir ces promesses, de réaliser le gouvernement parlementaire, de réaliser l'intervention du pays dans les affaires municipales, dans toutes les parties du gouvernement, nous avons reconnu, dis-je, qu'il y avait de grands désordres à réprimer, qu'il y avait de mauvaises pensées, de mauvais instincts, de mauvaises passions à contenir, que nous avions, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire tout à l'heure, l'ordre à rétablir en même temps que la liberté à maintenir, les promesses légitimes d'une révolution à accomplir et les tentatives illégitimes de la même révolution à dompter. Voilà, messieurs, ce que nous avons fait. Nous avons accepté dans toute son étendue la double mission que l'état du pays nous imposait. Nous n'avons reculé devant aucune de ses difficultés. Nous n'avons pas craint la liberté, car nous l'avons en toute occasion protégée. L'honorable préopinant parle de je ne sais quelle clameur générale qui s'élève, dit-il, contre notre système. Comment? Voilà quatre années que ce système se discute dans cette Chambre, dans l'autre, et au dehors par la presse, qu'il est soumis à l'épreuve des élections, de la publicité, à toutes les épreuves constitutionnelles à travers lesquelles un système peut passer; il a triomphé de toutes ces épreuves, il en est sorti avec la majorité dans les élections, avec la majorité dans les Chambres, et vous venez nous dire qu'il s'élève une clameur générale contre ce système!

Permettez-moi de vous demander où est cette clameur? Quelle est donc votre nation? Qui consultez-vous, qui interrogez-vous? (Très-bien! très-bien!)

Nous, nous sommes dans la Charte, la Charte est notre forteresse, c'est de la Charte que nous interrogeons le pays, selon les voies constitutionnelles, et le pays nous répond, et nous croyons à ses réponses, et nous ne nous méfions pas des réponses du pays, et c'est uniquement en vertu de ces réponses que nous venons ici soutenir ses véritables intérêts et maintenir notre politique.

Vous avez parlé d'abandon de principes. Mais qu'avez-vous fait quand nous sommes venus ici, non pas abandonner les droits de la couronne, comme vous l'avez dit, non pas faire descendre le pouvoir d'une manière illégitime dans cette Chambre, mais maintenir les principes pour lesquels nous avons combattu, nous et vous, depuis quinze ans, réclamer le concours des Chambres, qui est indispensable au pouvoir royal, soutenir que c'était dans ce concours même que résidait le gouvernement représentatif, qu'il devait se présenter toujours à cette épreuve, la subir, en sortir victorieux, ou laisser l'administration à d'autres, qui, sans doute auraient eu raison aux yeux du pays? Qu'avez-vous fait? Qu'avez-vous dit?

Voilà un principe que nous n'avons pas abandonné, un principe que nous avons pratiqué, et qui, permettez-moi de vous le dire, a été singulièrement abandonné dans la dernière discussion de cette Chambre par une partie des membres de l'opposition: si bien que l'un d'entre eux, qui hier combattait à cette tribune le projet du gouvernement, l'honorable M. de Sade, a cru devoir rendre justice à ce que le gouvernement du roi avait fait, et a réclamé pour lui l'intelligence vraie et la pratique sincère du gouvernement représentatif; c'est de vos propres bancs que cette réclamation s'est élevée, et j'en prends acte comme d'un hommage rendu à la pure vérité. (Très-bien! très-bien!)

Je ne reviendrai pas sur ce que l'honorable préopinant a rappelé du passé; cependant, je ne puis me dispenser de dire un mot d'une question bien souvent débattue dans cette Chambre, celle de l'état de siége. C'est le point sur lequel il a le plus insisté, sur lequel ses honorables amis sont le plus souvent revenus; j'ai eu l'honneur d'y répondre moi-même plusieurs fois à cette tribune et d'une manière que je croyais péremptoire; je suis donc obligé de répéter ma réponse, car je ne puis rien faire de plus.

J'ai dit à cette tribune qu'au moment où, en 1832, l'état de siége fut déclaré, on n'avait pas encore résolu la question de savoir quelle était la portée d'une pareille juridiction; elle avait été pratiquée souvent dans le sens dans lequel le gouvernement l'avait entendue. Le gouvernement était donc autorisé à l'entendre en ce sens, à la pratiquer ainsi.

La question a été portée devant la cour de cassation, le gouvernement a accepté à l'instant même sa décision.

Plusieurs voix.--Il le fallait bien.

M. le ministre de l'instruction publique.--Permettez-moi donc..... Le gouvernement a accepté sur-le-champ la décision judiciaire; il n'a pas même épuisé tous les moyens qui étaient en son pouvoir; il n'a pas fait renvoyer l'affaire à une autre cour, ce qui aurait amené la réunion de toutes les sections de la Cour de cassation; le gouvernement n'a pas porté la question jusqu'au bout de l'ordre judiciaire comme il l'aurait pu; il s'est hâté de témoigner son respect pour la justice, pour l'interprétation des lois par la voie judiciaire.

Et quand des événements analogues sont survenus, quand la même situation a reparu en 1834, le gouvernement n'a point pensé à revenir sur de pareilles mesures; il a suivi la ligne de conduite tracée par l'arrêt même dont a parlé le préopinant. Il s'est conformé à tous les principes du régime constitutionnel.

Je répète que je ne reviens sur cette réponse que parce qu'on est revenu sur le reproche, car j'avais déjà répondu à la Chambre. Maintenant je ne dirai plus qu'un mot.

C'est, dit-on, le sentiment de la peur qui a été depuis quatre ans le mobile du gouvernement, la base générale du système. Je demande la permission à la Chambre d'exprimer ici un sentiment personnel. Je ne puis m'accoutumer à un pareil reproche. S'il y a quelque chose dont les membres du gouvernement et les membres de la Chambre qui les ont appuyés aient fait preuve, depuis quatre ans, c'est de courage; je ne dis pas seulement de ce courage corporel qui résiste au danger...

Voix nombreuses à gauche.--On vous reproche d'exploiter le sentiment de la peur.

M. le ministre de l'instruction publique.--Ceci est la seconde partie de la question, je la traiterai plus tard. Il me convient aussi à moi de parler de la première. Je dis que s'il y a quelque chose dont les membres du gouvernement et les membres de cette Chambre qui ont appuyé son système politique depuis quatre ans aient fait preuve, c'est de courage. Ils ont eu le double courage de résister à l'entraînement révolutionnaire, aux passions de la multitude, j'irai plus loin si vous voulez, à des passions nationales, respectables et nobles en elles-mêmes, et dont je suis fort loin de médire à cette tribune, mais qui auraient entraîné le pays dans d'immenses dangers et sans avantage pour lui.

Ils ont eu ce courage. Voilà leur résistance; et, en même temps, ils ont eu le courage de ne pas avoir peur des libertés du pays; ils ont eu le courage de n'en appeler jamais qu'à la liberté, à la discussion, à la publicité; ils ont eu le courage de mettre en mouvement, en quatre ans, plus d'institutions nouvelles, plus de libertés nouvelles que jamais pays, à aucune époque, n'en a conquis en un pareil espace de temps.

Croyez-vous, messieurs, que parmi nos propres amis, parmi les hommes qui, consciencieusement et courageusement, appuient notre politique, il n'y en ait pas eu, et beaucoup, qui aient trouvé quelque imprudence dans cette confiance aux libertés publiques, dans cette facilité avec laquelle nous y faisions appel?

Croyez-vous que beaucoup d'hommes très-sensés, très-éclairés, ne pensassent pas qu'il eût été plus sage, plus prudent, de procéder avec plus de lenteur? Nous ne l'avons pas cru; nous nous sommes confiés à la vertu de nos institutions et au bon sens du pays; nous avons eu du courage avec nos propres amis, comme contre nos adversaires, et nos propres amis ont eu aussi le courage de se confier avec nous aux libertés publiques, au bon esprit de cette révolution de Juillet que nous n'avons voulu ni arrêter, ni dénaturer, mais que nous avons voulu conduire sûrement, loyalement, moralement, dans les seules voies qui pussent l'honorer et la sauver en même temps.

Voilà ce que nous avons fait, messieurs; certes ce n'est pas là le système de la peur.

Aux centres.--Très-bien! très-bien!

M. le ministre de l'instruction publique.--On a dit après cela que, si nous n'avions pas peur, nous faisions appel au sentiment de la peur dans les autres. On a dit que c'était là le ressort que nous avions adopté comme principal mobile de notre gouvernement.

Je suis encore obligé de répéter ici une réponse déjà faite plusieurs fois: il y a des peurs viles et honteuses, et il y a des peurs sages, raisonnables, sans lesquelles on n'est pas digne, je ne dis pas de gouverner les affaires du pays, mais même de s'en mêler. Comment! dans vos affaires privées, dans vos intérêts domestiques, il n'y a personne qui ne sache que la prudence, la réserve, est un des premiers devoirs de l'homme de sens, du père de famille, qu'il faut avoir peur dans le sens que j'indique quand on est chargé d'aussi chers intérêts. Et vous voudriez que, chargés des affaires d'un grand pays, responsables de ses destinées, nous n'eussions pas les yeux ouverts sur les dangers qui le menacent, que nous ne missions pas nos soins continuels à ouvrir les yeux de nos concitoyens, et particulièrement de ceux qui sont appelés à influer sur les affaires du pays! Vous voudriez que nous adoptassions cette politique pusillanime qui croit qu'en fermant les yeux sur les dangers on les éloigne! Savez-vous pourquoi on ferme les yeux sur les dangers! C'est parce qu'on en a peur. (Aux centres.--Très-bien!)

On en a peur, lorsqu'on n'ose pas les déclarer tout haut, marcher droit à eux, faire ce qu'il faut pour les prévenir, pour leur résister. Savez-vous ce qu'on fait quand on a peur des passions populaires? On dit qu'elles n'existent pas, que cela passera. Et les passions populaires passent en effet, mais comme un torrent qui dévaste tout devant lui, (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Eh bien! messieurs, il faut en avoir peur; mais c'est là la peur prudente, la peur politique sans laquelle on n'est pas digne d'intervenir dans les affaires de son pays.

Voilà celle que nous avons, je ne dis pas excitée, mais que nous avons soigneusement éclairée, avertie, toutes les fois que nous avons cru voir quelque péril. Nous sommes les sentinelles de l'État: c'est notre devoir de crier très-fort quand un danger se laisse entrevoir, sans nous inquiéter des conséquences qui peuvent en advenir pour nous-mêmes, ni des luttes dans lesquelles une pareille prévoyance et de tels avertissements donnés au pays pouvaient nous engager.

Voilà le système de la peur que nous avons pratiqué et que nous pratiquerons toujours.

Ce que vous appelez la peur, nous l'appelons la prudence; ce que vous appelez la peur, nous l'appelons la prévoyance: ce sont les premières lois de la sagesse politique, nous n'y manquerons jamais.

M. le ministre descend de la tribune au milieu des applaudissements des sections intérieures.



LXII



--Chambre des députés.--Séance du 30 décembre 1834.--

Le gouvernement demanda, le 1er décembre 1834, un crédit extraordinaire de 360,000 francs pour la construction d'une salle des séances judiciaires de la cour des pairs. Pour le procès que cette cour avait à juger, par suite des insurrections de Lyon et de Paris, en avril 1834, la salle ordinaire de ses séances était insuffisante. Ce projet de loi devint l'objet d'une vive discussion dans laquelle il fut attaqué, entre autres, par MM. de Lamartine et Odilon Barrot. Je leur répondis:

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, lorsque dans la séance d'hier on a parlé à cette tribune de proscrits politiques, je me suis récrié contre ce langage, et je remercie l'honorable M. Janvier de la loyauté avec laquelle il s'est rendu à mon observation. Il n'y a point, messieurs, il n'y a point eu, depuis 1830, de proscrits politiques en France; il n'y a point de vendéens, il n'y a point de républicains en prison à ce titre. Personne, ni aucune opinion, ni aucune classe de citoyens, n'a été persécuté. Nous avons vu commettre ce que les lois de tous les pays ont qualifié de crime ou de délit politique, des attentats contre la sûreté de l'État, contre l'ordre établi, des assassinats qui se sont joints à ces attentats. Voilà ce qui a été poursuivi, non pas en vertu de lois nouvelles, de lois spéciales, mais en vertu de lois anciennes, qui ont existé dans tous les pays, dans tous les temps, sans lesquelles la société ne serait pas, en vertu de lois que nous avons nous-mêmes réformées et adoucies, au milieu des tempêtes politiques dans lesquelles nous avons vécu depuis quatre ans. (Très-bien! très-bien!)

On nous parle de douceur, on nous parle d'équité; messieurs, les lois pénales qui régissent chez nous les cas dont il s'agit sont des lois plus équitables, plus douces, que celles d'aucun pays, d'aucun siècle; et c'est nous, c'est cette Chambre, c'est ce gouvernement, c'est la révolution de Juillet qui les ont faites ainsi équitables et douces.

Qu'on ne nous parle donc pas de proscription, de persécution d'aucune opinion, d'aucune classe de citoyens; rien n'a été fait que selon la légalité universelle, selon une légalité plus clémente, plus douce et plus équitable qu'il n'en a jamais existé à aucune époque et dans aucun pays. (Très-bien! très-bien!)

De ce seul fait, qui est évident pour tous, il résulte que l'amnistie dont on parle n'est pas aujourd'hui une nécessité sociale. Ce n'est pas, comme on le prétend, un besoin de rétablir l'ordre moral méconnu, l'ordre social troublé; car il n'est pas vrai que l'ordre moral ait été méconnu parmi nous; il n'est pas vrai que l'amnistie fût aujourd'hui, comme à toutes les autres époques que l'on a citées, le rétablissement des lois naturelles de la morale et de la justice, la réintégration de classes nombreuses de citoyens dans des droits méconnus; rien de semblable ne s'est passé parmi nous. On ne peut nous appliquer aucun des exemples qu'on vous a cités, et les amnisties dont on vous a parlé ne conviennent pas à notre temps, à notre histoire; nous n'avons rien fait qui rendît nécessaire une pareille amnistie. L'amnistie, je le répète, ne serait, parmi nous, le rétablissement ni de l'ordre moral ni de l'ordre social; elle n'est pas moralement nécessaire, elle n'est pas réclamée par la violation de lois immuables et naturelles.

Je vais plus loin, messieurs, et je dis qu'elle ne l'est pas non plus par le grand nombre des condamnations politiques et des malheurs quelles ont amenés. Je ne suis pas de ceux qui se refuseraient à la clémence; je ne suis pas de ceux qui croient qu'il faut laisser, comme on dit, encombrer les prisons, et ne tenir aucun compte de la multitude des malheurs individuels; oui, messieurs, il faut en tenir compte, et par générosité, et par humanité, et par politique. Mais, messieurs, il n'est pas vrai que les prisons soient encombrées; il n'est pas vrai qu'il y ait un si grand nombre de condamnations et de malheurs individuels, et que l'amnistie soit une conséquence naturelle, ou au moins nécessaire d'une pareille situation.

M. le ministre de l'intérieur vous a donné le chiffre lui-même à cette tribune; il n'y avait en France, il y a huit jours, que 211 condamnés politiques dans les prisons.

J'insiste sur ce fait parce qu'il est caractéristique. Malgré tout ce qui s'est passé parmi nous, le nombre des condamnations n'a rien eu d'extraordinaire; le nombre des prisonniers n'a rien d'extraordinaire. L'amnistie n'est donc pas non plus nécessairement provoquée par cette circonstance.

Mais on nous dit, même en nous accordant ce que je viens de dire tout à l'heure, on nous dit que ce serait une mesure utile, une mesure d'une bonne politique, une bonne et généreuse modification du système du gouvernement; on nous dit que ce serait la substitution d'un système de confiance à un système de frayeur, d'un système de conciliation à un système de rigueur, d'un système nouveau et qui convient à l'état actuel des esprits à un système usé, qui a pu être bon dans son temps, mais qui aujourd'hui ne convient plus à la disposition de la France. Vous voyez, messieurs, que je n'affaiblis pas les objections. Voilà le point de vue sous lequel tout à l'heure encore on cherchait à vous faire envisager la question d'amnistie.

Eh bien! encore une fois, je suis obligé, comme je l'ai déjà fait, de nier les faits. Je nie que le système de politique qui prévaut en France depuis quatre ans ait été un système de frayeur; je dis que jamais politique peut-être n'a été plus confiante, plus hardie.

Qu'avons-nous entrepris? Nous avons entrepris de rétablir l'ordre sans porter atteinte aux libertés du pays; nous avons entrepris de fonder un gouvernement nouveau sans troubler la paix générale de l'Europe. Nous avons eu confiance, une confiance immense, dans la bonté de notre cause, dans la vertu de nos institutions, dans la sagesse de notre pays. A quoi nous sommes-nous adressés? à la liberté, à la publicité, à la discussion, aux élections, à toutes les forces naturelles et légales de nos institutions. (Marques d'assentiment.) Nous avons eu cette confiance, je le répète, une confiance telle que pendant longtemps on l'a trouvée démesurée, qu'on a taxé notre entreprise de chimérique, qu'on nous a dit que nous rêvions l'impossible; les uns nous disaient que nous ne rétablirions pas l'ordre en laissant toutes les libertés se déployer avec une telle hardiesse, et les autres que nous ne maintiendrions pas la paix au milieu des craintes qui s'élevaient de toutes parts en Europe.

Eh bien! malgré ces objections, nous nous sommes confiés hardiment à nos institutions, à notre pays, à notre cause; nous n'avons pas fait appel à d'autres moyens, et c'est avec cela que nous avons triomphé.

Il est vrai que nous nous sommes méfiés des entraînements du jour, des passions populaires; nous nous sommes méfiés des esprits chimériques et des factions. Nous avons eu, j'en conviens, nos réserves, nos méfiances; mais que diriez-vous, vous qui nous accusez, si je vous reprochais de vous méfier de nos institutions, de la Charte, des Chambres, des électeurs? C'est cependant ce qu'on fait tous les jours quand on en appelle à d'autres formes sociales, quand on réclame perpétuellement des innovations, quand on dit que les institutions, les Chambres, tous nos pouvoirs légaux ne suffisent pas aux besoins du pays; on se méfie apparemment de ces forces, de ces institutions, de ces pouvoirs. Tout ce que cela prouve, c'est que nous plaçons notre confiance autrement que vous la vôtre, que vous avez vos méfiances, vos réserves, et nous les nôtres; il n'en est pas moins vrai que la politique que nous avons suivie depuis quatre ans a été une politique confiante et hardie, une politique qui ne s'est adressée qu'aux forces légales, à la discussion, à la publicité, à toutes les libertés, et c'est par la liberté qu'elle a triomphé.

Qu'on ne vienne donc pas dire que c'est une politique de frayeurs que nous avons suivie. Nous nous sommes livrés au pays, à lui seul; c'est dans le pays que nous avons cherché notre force; seulement nous nous sommes adressés au pays selon la Charte et les lois, à la portion du pays (Très-bien! très-bien!) investie par nos institutions du droit de parler en son nom. Nous nous sommes adressés au pays légal; et notre prétention à nous, c'est que le pays réel tout entier, la masse immense des cultivateurs, des pères de famille, des hommes honnêtes et laborieux est en parfaite harmonie avec le pays légal et officiel, comme on dit, qui représente la France.

On a voulu établir une distinction entre la nation officielle et la nation réelle. Notre prétention, à nous qui croyons nos institutions bonnes, c'est que la nation officielle et la nation réelle ont les mêmes intérêts, les mêmes sentiments, les mêmes désirs, que l'une représente véritablement l'autre, que l'une a l'immense majorité dans l'autre, que les électeurs, la Chambre ont l'immense majorité dans le pays tout entier; voilà à qui nous nous sommes confiés, c'est au pays, je le répète et à lui seul. (Très-bien! très-bien!)

Voulez-vous que du système de confiance je passe au système de conciliation, comme on dit? On prétend qu'il faut substituer un système de conciliation à un système de rigueur. Messieurs, je nie la rigueur comme j'ai nié la méfiance. Il n'est pas vrai qu'on se soit hâté de réprimer en France depuis quatre ans; il n'est pas vrai qu'on n'ait pas patienté longtemps, immensément patienté, quelquefois faibli devant le désordre, au lieu de le réprimer (Très-bien!) Un membre.--C'est vrai, témoin en février.

M. le ministre.--Il n'est pas vrai non plus que la répression, quand elle est venue, ait été violente, barbare. Je nie tous ces faits. La répression a eu ses accidents; ses malheurs, malheurs que nous déplorons; mais elle a été essentiellement juste, modérée. Je nie, je le répète, l'accusation de rigueur, et je dis qu'il n'y a pas de système de conciliation à mettre à la place de celui-là. Qu'appelez-vous conciliation? Si je ne me trompe, si j'en juge par le langage qui vient d'être tenu à cette tribune, ce qu'on appelle la conciliation, le voici: c'est qu'en politique il n'y a point de vrai, point de faux, point de juste, point d'injuste, point de bien, point de mal, point de droit, point de lois. (Très-bien! très-bien!)

Savez-vous ce qu'il y a, selon vous, en politique? des batailles et du hasard. (Très-bien!) Et c'est là ce que vous appelez la société! C'est là ce que vous appelez un système de conciliation! En vérité, je n'ai jamais vu un tel matérialisme et un tel scepticisme politique se produire devant une assemblée (Marques très-vives d'assentiment). Quoi! dans les questions politiques, au milieu d'une société constituée, dès qu'il s'agit d'un acte contre cette société en masse, il n'y a plus rien! Il n'y a plus que de la force! Il faut en venir aux mains! La victoire en décidera! C'est là, je le répète, ce que vous appelez de la conciliation! C'est avec de telles doctrines, c'est avec un tel langage que vous prétendez porter remède à l'état actuel des esprits! Mais ne voyez-vous pas que l'incertitude, précisément le scepticisme que vous venez vous-même établir, est le mal qui nous travaille? Ne voyez-vous pas que vous êtes vous-même, en ce moment, l'image de ce déplorable état des esprits, contre lequel nous nous élevons depuis si longtemps? Oui, sans doute, il est déplorable que les idées que vous venez produire ici soient répandues en France. Il est vrai qu'il y a beaucoup de gens qui croient aujourd'hui qu'il n'y a ni vrai, ni faux, ni justice, ni injustice, ni bien, ni mal en politique...

M. Berryer.--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--...Qu'on peut faire ce qu'on veut pour faire prévaloir son opinion; qu'on peut attaquer son pays, risquer le bonheur, le repos, le sort de la société tout entière par cela seul qu'on croit qu'elle sera mieux organisée dans un sens que dans un autre, parce qu'il y a un nom, celui de république, qui convient davantage que celui de monarchie constitutionnelle. C'est là, messieurs, je le répète, le mal qui travaille et perd tant d'esprits, mal contre lequel nous nous sommes si souvent élevés dans cette Chambre; de tous les côtés, permettez-moi de le rappeler, on s'en est plaint; on y a cherché un remède. M. Odilon Barrot particulièrement (et cela lui fait honneur) a plus d'une fois déploré l'incertitude des esprits en fait de bien et de mal politique; il a insisté sur les inconvénients d'un semblable état des esprits.

M. Odilon Barrot.--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--Et vous croyez que c'est en professant ce que vous venez d'exposer à la tribune, que c'est avec un scepticisme et un matérialisme semblable que vous ferez cesser un tel mal? Non! Vous l'aggravez, vous y plongez de plus en plus les esprits, vous perpétuez ce chaos moral que nous déplorons depuis si longtemps. Eh bien! Sachez que la concorde ne peut pas sortir du chaos; sachez que la conciliation n'est pas possible avec le scepticisme et l'incertitude morale des esprits; sachez que la première condition de la conciliation, c'est quelque chose de fixe et d'arrêté; c'est que le gouvernement, les pouvoirs publics, la société entière se présentent comme ayant une croyance, une foi en elle-même, dans la justice de sa cause, et réclamant l'obéissance, non au nom de la force, au nom de la victoire, mais au nom de la justice.

Pour nous, messieurs, ce n'est pas au nom de la force, ce n'est pas au nom de la victoire que nous venons réclamer soumission à la loi. Nous protestons contre ces noms de vainqueurs et de vaincus qu'on applique à la société. (Très-bien! très-bien!) Nous avons protesté autrefois pour défendre les vaincus, nous protestons aujourd'hui pour protéger la société elle-même. Il y a des hommes qui ont commis, ou qui sont accusés d'avoir commis des actes que nos lois réputent coupables; ces hommes sont traduits devant la justice du pays, ils sont jugés avec toutes les garanties que nos lois assurent à la justice, garanties supérieures à celles qui existent partout ailleurs. Voilà le spectacle que nous offrons, et non pas celui de la force et de la victoire. Il ne s'agit donc pas de substituer un système de conciliation à un système de rigueur; il s'agit de maintenir la justice pour tous, et d'amener la conciliation à la suite du triomphe de la justice. La justice, messieurs, ne réussit pas en un jour, elle a des chances à surmonter, elle a des difficultés qui lui sont propres; mais qu'elle dure, et la conciliation est infaillible. Quand la justice a régné longtemps, elle l'emporte enfin; et pardon si je m'arrête à ce mot longtemps; nous parlons toujours comme si l'oeuvre que nous avons accomplie en quatre années pouvait s'accomplir en un jour. Une telle impatience est aujourd'hui dans les esprits qu'on s'étonne que tout ne soit pas fait, parce qu'il y a quatre ans qu'une révolution a été consommée. Ce qui est étonnant, j'ose le dire, c'est qu'il y ait tant de choses faites; le bien ne triomphe pas ainsi en un jour; la raison a besoin de patience; la justice veut du temps pour triompher des sentiments haineux. Mais c'est seulement avec la justice et le temps que la conciliation est possible. La faiblesse, le scepticisme augmentent le trouble, l'incertitude, la confusion, et retardent la conciliation parce qu'elles amènent sans cesse des scènes nouvelles, des désordres nouveaux qui obligent la société à se défendre, et qui rendent la conciliation impossible.

C'est vous, avec votre langage et les sentiments que vous professez, ce n'est pas nous qui sommes les ennemis d'un système de conciliation. En affermissant l'empire des lois et de la justice, en protégeant l'ordre social contre des agressions particulières, nous faisons des pas plus sûrs vers la conciliation, que par toutes les incertitudes dont vous voudriez faire notre politique. (Très-bien! très-bien!)

On parle aussi, messieurs, on parlait tout à l'heure d'un système nouveau à la place d'un système usé.

Messieurs, Je ne chicanerai pas sur l'expression; je ne dirai pas qu'il y a quelque danger, et peut-être une véritable maladie sociale dans ce besoin insatiable de nouveauté qui fait qu'on veut changer de système, uniquement parce que celui qui règne est usé, dit-on, et qu'il en faut un nouveau. Je ne m'arrêterai pas à cette objection; je conviendrai que la société se développe, et qu'à chaque époque, il faut une politique qui lui convienne.

Mais j'ai un peu regardé, et sans doute beaucoup d'autres l'auront fait comme moi, j'ai un peu regardé au fond des idées qui forment le système nouveau qu'on nous laisse entrevoir plutôt qu'on ne nous le montre clairement.

Eh bien! j'en demande pardon aux honorables membres qui les ont exprimées, mais je suis obligé de dire que, dans ma conviction la plus sincère, je n'ai trouvé, au fond de ce prétendu système, que les vieilles théories politiques de 1791. Je n'ai trouvé, je le dis à dessein, au fond de toute cette politique nouvelle, que les vieilles théories révolutionnaires; théories qui ont convenu à l'époque pour laquelle elles étaient faites, et qui était nécessairement une époque de révolution et de destruction, mais qui ne conviennent plus aujourd'hui; je n'ai trouvé, dis-je, dans cette tendance vers le suffrage universel, vers la complaisance pour les passions ou la volonté présumée de la multitude qui prévalaient en 1791, je n'ai vu là, passez-moi l'expression, que des vieilleries qu'on essaye de rajeunir en en faisant des chimères. (Très-bien!) Cela est impossible et, pour mon compte, toutes les fois que j'ai entendu de pareilles idées se produire, j'ai cru entendre répéter ce mot si vrai et si piquant qui a été dit, si je ne me trompe, au milieu de nous: il y a quarante ans que je vous connais, vous vous appeliez alors Pétion (Hilarité générale).

Messieurs, savez-vous ce qu'il y a de véritablement nouveau pour nous? C'est la politique suivie depuis quatre ans, c'est l'acceptation franche et complète de l'esprit constitutionnel, et la lutte franche contre l'esprit révolutionnaire; c'est la dénégation sincère des théories révolutionnaires, des idées de gouvernement révolutionnaire, et l'acceptation franche et complète des principes du gouvernement représentatif. Voilà ce qu'il y a de nouveau parmi nous. Vous qui parlez de système usé, voulez-vous savoir ce que le pays en pense? Adressez-vous à lui et écoutez sa réponse. Les mots de confiance, de conciliation, de nouveauté, dans le sens dans lequel vous les employez, ont retenti souvent depuis quelque temps aux oreilles du pays; ils lui sont agréables par eux-mêmes, ils sonnent bien, par leur propre vertu, aux oreilles humaines. Mais quand on vient au fait, lorsque le système politique suivi depuis quatre années, ce système qu'on dit usé, paraît en péril, que fait le pays? Il s'inquiète, il s'agite. Les affaires se ralentissent, les esprits se troublent; écoutez les conversations dans l'intérieur des familles; observez le mouvement des transactions civiles; vous voyez éclater de toutes parts les symptômes évidents de l'inquiétude publique. Pourquoi? Par ce que le pays, malgré ses préjugés, malgré les mauvaises habitudes qui lui restent depuis quarante ans de révolution et de discordes civiles, malgré ses passions même, a un instinct profond et vrai de sa situation, de son intérêt véritable, et lorsqu'il est en présence d'un danger réel et imminent, cet instinct l'emporte sur toutes les habitudes, les préjugés, les passions. Et savez-vous quel est cet instinct du pays? Savez-vous ce dont il a le sentiment profond? C'est qu'il est à peine sorti de l'état révolutionnaire, c'est qu'il remonte laborieusement la pente révolutionnaire pour arriver à l'état vraiment social et libre. Le pays sent, sent profondément que l'esprit révolutionnaire plane encore au-dessus de lui, et est là sans cesse l'épiant pour l'agiter et l'envahir de nouveau.

Le pays est dans la même situation, dans la même disposition dans laquelle nous étions tous lorsqu'une effroyable maladie, le choléra, a dévasté la cité. Tout le monde observait, et au moindre symptôme tout le monde était inquiet, tant on redoutait la réapparition du fléau. Le pays est, à l'égard de l'esprit révolutionnaire, dans la même disposition d'esprit; il le redoute, il l'observe; il sait que le péril est encore à la porte; et voilà ce qui l'alarme profondément quand le système de politique qui prévaut depuis quatre ans paraît compromis. Le pays a peur de retomber dans l'abîme. Les apparitions de l'esprit révolutionnaire ont leurs heures de nécessité; mais ce sont celles de l'ange exterminateur, ce n'est pas là le génie social. Voilà ce qui fait l'inquiétude du pays; voilà ce qui prouve que le système dont vous parlez est bien loin d'être usé; il est au fond le système du plus simple bon sens, de l'intérêt dominant, du véritable intérêt du pays.

Vous auriez raison si, comme tout à l'heure vous l'entendiez dire, notre politique était en effet vouée à une seule cause, si nous n'avions entrepris que de rétablir l'ordre, par une réaction violente et sans maintenir les libertés du pays. Mais c'est le caractère particulier de notre temps que nous ayons entrepris à la fois et de rétablir l'ordre, et je ne dis pas seulement de maintenir, mais d'étendre les libertés publiques. Ordinairement, l'une ou l'autre de ces tâches suffit à l'activité d'une époque. Il y a des époques qui sont vouées aux réformes sociales, au développement des libertés publiques, d'autres au rétablissement de l'ordre, et à recouvrer les moyens de gouvernement, les principes de sécurité sociale. Mais, messieurs, nous avons été appelés à faire les deux choses à la fois. (Très-bien, très-bien!) Rappelez-vous notre histoire depuis quatre ans, ouvrez vos procès-verbaux, vous y verrez que vous avez d'une main travaillé constamment à rétablir l'ordre, et de l'autre à étendre les libertés du pays. Ouvrez notre Charte telle que vous l'avez modifiée en 1830, notre Bulletin des lois, vous y trouverez vingt-deux lois d'extension des libertés politiques depuis quatre ans; des lois qui auraient suffi à la passion des réformes pendant un demi-siècle, qui auraient alimenté pendant un demi-siècle l'ambition et l'activité des esprits les plus ardents en matière de liberté: tout cela s'est fait en quatre ans. Et en même temps que tout cela se faisait, par les mêmes institutions, par les mêmes Chambres, vous avez rétabli l'ordre, vous avez cherché à ressaisir le principe conservateur de la société. En sorte que vous avez fait (permettez-moi cette comparaison historique) ce que faisaient les Macchabées au siége de Jérusalem, ils reconstruisaient d'une main leur cité pendant qu'ils la défendaient de l'autre contre l'ennemi extérieur. (Très-bien!) Ils avaient l'épée d'une main et la truelle de l'autre: c'est ce que vous avez fait depuis quatre ans.

Métier glorieux, métier qui honore et grandit une nation, mais métier difficile, et dont il ne faut pas méconnaître la difficulté et les périls. Eh bien! messieurs, quand on entreprend une tâche pareille, quand on y est voué par l'état du pays, il n'y a qu'un seul moyen de réussir; c'est que pendant que les libertés publiques se déploient hardiment, les pouvoirs publics s'exercent, se raffermissent, s'agrandissent aussi. Ce que vous réclamez pour la liberté publique, nous le réclamons aussi pour la puissance publique. Nous demandons l'empire des lois, non pas dans leur rigueur, je ne me permettrai pas de me servir de ce mot quand je parle des lois de mon pays; elles ne sont que justes; nous demandons l'empire des lois dans leur justice; nous demandons le libre et énergique exercice des prérogatives du gouvernement, des Chambres, de tous les pouvoirs. Nous ne demandons la restriction d'aucune des libertés nationales; nous ne voulons point de ce système bâtard et misérable qui travaille à affaiblir le pouvoir et la liberté; nous les voulons tous les deux réels et forts; mais si pendant que les libertés se déploient avec intensité et se multiplient, vous venez à affaiblir le gouvernement; si vous dites tantôt que la couronne est trop forte, tantôt que les Chambres ont trop de puissance, vous mettrez la société dans un péril imminent, car d'un côté vous déchaînez toutes les passions individuelles, et de l'autre vous enchaînez la force sociale; car, sachez-le bien, messieurs, le pouvoir public, c'est la force sociale, c'est la force sociale organisée; dans un pays libre comme le nôtre c'est la société elle-même se défendant, agissant dans son propre intérêt, intérêt légitime quand elle se défend et se gouverne, comme quand elle se prête au déploiement des libertés individuelles. (Approbation.)

Ce que nous voulons donc, messieurs, c'est l'action complète de la force publique, de la force sociale, aussi bien que des libertés individuelles.

A cette condition, à cette seule condition, avec cette hardiesse dans la politique nationale, on peut prétendre à rétablir l'ordre, à l'affermir, en même temps que se développe la liberté; à cette condition, on peut offrir au monde le spectacle d'un pays libre, se gouvernant régulièrement lui-même.

C'est sous ce point de vue, messieurs, que je vous prie de considérer la question de l'amnistie, sur laquelle je ne veux ajouter qu'un mot. Si l'amnistie, qui n'est pas actuellement une nécessité sociale, qui n'est pas commandée par la justice, si l'amnistie, qui ne peut être aujourd'hui qu'un acte de politique et de gouvernement, opportune tel jour et inopportune tel autre jour, si l'amnistie, dis-je, peut avoir lieu un jour sans affaiblir la puissance publique, sans donner courage aux factions, sans troubler la tranquillité des esprits, car la première condition de la force du gouvernement, c'est la sécurité des esprits, si l'amnistie peut avoir lieu à ces conditions, il n'est aucun homme sensé qui ne l'accepte avec empressement; mais tant que ces conditions ne sont pas remplies, tant qu'il reste de vives inquiétudes pour l'ordre public, pour le repos des honnêtes gens et de la société, l'amnistie ne serait qu'un acte de faiblesse; elle n'atteindrait pas le but de conciliation dont vous parlez, elle produirait des effets tout contraires; elle ne serait pas opportune, elle serait nuisible. C'est dans ce sens et seulement dans ce sens, que nous l'avons repoussée. (Mouvements prolongés d'assentiment.)



LXIII



--Chambre des députés,--Séance du 2 janvier 1835.--

La discussion du projet de loi relatif au crédit extraordinaire de 360,000 francs, demandé par le gouvernement, pour la construction d'une salle des séances judiciaires de la cour des pairs, se prolongea du 29 décembre 1834 au 4 janvier 1835, et fut aussi ardente que longue. Toutes les grandes questions politiques du temps, le caractère de la révolution de 1830, la politique qui prévalait depuis le cabinet de M. Casimir Périer, l'amnistie réclamée pour les insurgés d'avril 1834, y furent reproduites et vivement débattues. Dans la séance du 2 janvier 1835, je repris trois fois la parole en réponse à MM. Mauguin, Berryer, Charamaule et Odilon Barrot.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je demande pardon à la Chambre de prolonger encore un moment cette discussion. Peut-être aurais-je hésité à prendre la parole si l'honorable préopinant qui descend de cette tribune n'y avait renouvelé contre la politique du ministère un reproche qu'il a déjà plusieurs fois fait retentir ici, et dont avant-hier on a entretenu la Chambre. Ce reproche, que la Chambre me permette de le dire, il m'appartient d'y répondre. On accuse la politique du ministère d'être la reproduction de la Restauration, de tendre vers l'esprit de la Restauration, et ce qu'on appelle l'organisation aristocratique de la France. Messieurs, depuis quelque temps on a beaucoup parlé ici de conciliation, d'une politique étrangère au passé, et qui s'occuperait exclusivement de l'avenir. Ce que vous venez d'entendre me paraît une singulière contradiction avec les dispositions qu'on annonce. (Très-bien! très-bien!)

Je ne m'en plains pas, je ne le regrette pas, j'accepte le débat sur le passé comme sur le présent.

M. Charamaule.--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--Que la Chambre ne s'en alarme pas; je ne la retiendrai pas longtemps, et je n'y porterai ni passion ni amertume. Il est vrai, messieurs, plusieurs d'entre nous, et moi en particulier, puisqu'on me fait l'honneur de me désigner, nous avons pris quelque temps part à la politique, nous avons rempli des fonctions publiques sous la Restauration. Je ne pense pas que ce soit à ce simple fait que le reproche s'adresse; je ne pense pas qu'on veuille renouveler ici ce principe de l'émigration, qui condamnait à la nullité des citoyens durant de longues années pendant lesquelles cependant le pays avait un gouvernement régulier qu'il reconnaissait et auquel il obéissait. C'est sans doute au caractère de notre conduite, de notre politique, de notre influence sous la Restauration que le reproche s'adresse.

Eh bien! messieurs, vous avez entendu avant-hier un honorable et très-éloquent orateur, dont je regrette en ce moment l'absence, vous l'avez entendu dire que, pendant les quinze années de la Restauration, c'était son parti, ses amis, qui avaient constamment pris en main la cause des libertés publiques, qui avaient défendu la France contre les violences, contre l'esprit de réaction et de persécution, qui avaient sans cesse réclamé, pour elle, les institutions que lui promettait la Charte.

En vérité, messieurs, je regrette, je le répète, que l'honorable orateur ne soit pas ici présent; mais ses paroles n'étaient-elles pas, je vous le demande, un démenti à tous vos souvenirs, à tout ce que vous avez entendu pendant ces quinze années dont on vous entretient? Qu'avons-nous fait, messieurs, à cette époque? Nous avons, mes amis et moi, puisqu'on m'oblige à me mettre en cause, nous avons sincèrement et constamment travaillé, pendant que nous prenions part de près ou de loin au gouvernement, sincèrement travaillé à fonder en France la monarchie constitutionnelle, à réaliser la Charte, à introduire dans le gouvernement la vérité et la sincérité.

Il m'est aisé de rappeler ici quelques faits qui ne laisseraient pas, s'il en était besoin, le moindre doute à la Chambre.

A quelle époque appartiennent les lois qui nous sont restées de ces quinze ans, et qui ont, non pas accompli, mais commencé en France le système du gouvernement représentatif et de la monarchie constitutionnelle? A quelle époque appartient cette loi des élections qui a fondé l'élection directe et qu'on se crut obligé d'attaquer et d'abolir quand on voulut attaquer la France nouvelle? A quelle époque appartient cette loi du recrutement qui a établi le principe de l'égalité dans l'acte le plus général de la vie civile? A quelle époque appartiennent ces lois qui ont réalisé la liberté de la presse, attribué les délits de la presse au jury, et fait sortir cette législation de l'ornière dans laquelle elle s'était jusque-là traînée, réclamant toujours la liberté et toujours incapable de la fonder effectivement? Je pourrais citer d'autres lois; je cite celles-là, parce qu'elles sont restées, parce qu'elles sont devenues le fondement de notre droit constitutionnel. A quelle époque, je le demande, appartiennent ces lois? A l'époque où mes amis et moi nous exercions quelque influence, bien incomplète et bien souvent contestée, dans les conseils du gouvernement. Certes, messieurs, je puis le dire, cette influence n'a pas été vaine, stérile; elle a produit les lois dont je vous ai parlé.

Elle avait aussi d'autres conséquences. Quoi? On prétend nous faire oublier, quand on parle de persécutions, de réactions, de violences, que c'étaient mes amis et moi qui nous élevions incessamment contre l'esprit violent, réacteur, persécuteur de la majorité de la Chambre de 1815! On prétend faire oublier que c'est pour échapper à cet esprit que mes amis et moi nous avons provoqué, amené l'ordonnance du 5 septembre qui a arraché la France à la tyrannie et aux périls dont cette majorité la menaçait!... (Très-bien! très-bien!) En vérité, je suis honteux de rappeler ces faits, d'être obligé de les rappeler; ils sont si simples et si notoires que c'est une sorte de honte, je le répète, d'être obligé de les rappeler. A cette époque, notre éloge, à raison de ces faits, de cette conduite, retentissait dans la bouche des partis qui aujourd'hui nous attaquent. Je dis des partis, je devrais dire du parti: un seul, un seul parti était alors contre nous. C'est celui qui hier s'attribuait le mérite de la douceur, de la clémence, de la libéralité; ce parti seul nous attaquait alors... (Très-bien! très-bien!)

Et qu'a-t-il fait, je vous le demande, ce parti, quand il est arrivé au pouvoir, quand nos efforts constants pour prévenir le retour de l'ancien régime, pour maintenir les classes nouvellement élevées à la vie politique dans les droits que la Révolution avait conquis, pour réaliser nos institutions constitutionnelles, quand ces efforts, au bout de quelques années, ont été forcés de céder aux intrigues qui s'agitaient, qu'a-t-il fait, ce parti, quand il a eu le pouvoir dans les mains à son tour?

Je ne veux point suivre des exemples que je désapprouve; je ne veux envenimer aucune passion, mais permettez-moi de citer quelques lois, quelques mesures qui appartiennent à l'époque et au parti que l'on a vantés.

Savez-vous quelles sont les lois qu'il a proposées, qu'il a fait voter en partie? C'est la loi sur le sacrilége, c'est la loi sur le droit d'aînesse, la loi sur l'indemnité des émigrés; c'est la loi qu'on appelait la loi de clémence et d'amour, la loi sur la presse.

Je pourrais en citer une foule d'autres. Et si des lois, je passe aux mesures politiques, que dirais-je de la guerre d'Espagne, de cette guerre qui a relevé la tyrannie dans un pays où, avec une protection bienveillante, sincère, active, pour les premiers essais du gouvernement constitutionnel, peut-être il eût été possible de prévenir les maux qui ont pesé sur lui depuis ce jour? (Très-bien!) On vous demandait hier si nous, nous interviendrions en Espagne pour y protéger nos principes, comme la Restauration y était allée pour protéger les principes de l'absolutisme. Messieurs, je ne sais pas ce que nous ferions, ni quel parti prendrait le gouvernement du Roi si la nécessité devenait impérieuse; mais je sais que jusqu'ici nous n'avons pas eu besoin d'intervenir matériellement en Espagne pour y faire triompher nos principes; je sais qu'il a suffi, à la mort du roi d'Espagne, de dire que nous reconnaissions l'héritière de son trône, et que la France lui prêterait son appui moral. Je sais, dis-je, qu'il a suffi de cette déclaration pour faire commencer en Espagne le régime constitutionnel et prêter force au gouvernement d'une femme et d'un enfant, et que sans intervenir matériellement pour aller faire triompher un principe au delà des Pyrénées, nous avons fait jusqu'ici triompher nos principes sans qu'il en ait coûté à la France ni un homme, ni un écu. (Voix nombreuses: très-bien! bravo!)

Je ne pousserai pas plus loin cette comparaison, messieurs; il me serait aisé de la rendre amère, sanglante; il me serait aisé de jeter à la tête de l'orateur des noms, des souvenirs qui feraient rentrer bien avant ces mots de clémence et de générosité qui sont sortis de sa bouche. Il me serait aisé de lui dire que pas un caporal n'a pu trouver grâce à cette triste époque. (Vive sensation.)

Je ne veux pas m'arrêter à ces souvenirs; je me hâte de dire que, même à cette époque, parmi les hommes qui soutenaient le gouvernement auquel nous étions, mes amis et moi, complétement étrangers et adversaires, soit dans les Chambres, soit au dehors, même parmi les hommes qui le soutenaient il y en avait qui adoptaient sincèrement la monarchie constitutionnelle, qui voulaient son maintien, qui croyaient qu'il fallait passer de telles fautes au gouvernement et le soutenir, même à ce prix.

Je dis cela, messieurs, parce que je ne veux blesser aucun bon esprit et aucune conscience, parce que je veux que, même parmi les hommes avec lesquels nous n'avions alors aucun rapport et que nous combattions, on sache que cet esprit de haine et d'hostilité dont on leur parle n'a jamais existé de notre part. Je veux qu'ils sachent que nous, les défenseurs obstinés de la monarchie constitutionnelle, nous voulons lui rallier tous les hommes qui, à quelque époque que ce soit, à travers des fautes que nous avons combattues, ont cependant accepté cette forme de gouvernement, convaincus, par expérience, que c'est la seule qui convienne à la France.

Et la conciliation dans notre bouche, messieurs, n'est pas un vain mot, une figure de rhétorique, une arme de circonstance; nous avons véritablement l'esprit de la monarchie constitutionnelle; nous voulons rallier, autour du trône que la révolution de Juillet a fondé, tous les hommes qui, à quelque époque que ce soit, de quelque manière que ce soit, ont fait acte d'adhésion à la monarchie constitutionnelle, la regardent comme le seul gouvernement qui convienne à la France, et lui rendront les armes quand elle leur montrera qu'elle ne porte point d'armes contre eux. (Très-bien! très-bien!)

Messieurs, en 1789, ce que voulait la France, tout le monde en convient, c'est la monarchie constitutionnelle. C'était là tout ce que les partis proclamaient, c'était le voeu universel de six millions d'électeurs.

Eh bien! quels sont les ennemis, les dangers qu'a rencontrés la monarchie constitutionnelle depuis qu'elle a essayé de s'élever en France? D'abord des hommes de l'ancien régime, des partisans de l'absolutisme sous une forme quelconque, ensuite ceux qui voulaient autre chose, les partisans de la république et de l'anarchie, et puis permettez-moi d'ajouter, une troisième classe d'ennemis qui n'était pas la moindre, celle des hommes qui, en voulant sincèrement la monarchie constitutionnelle, n'en savaient pas les conditions, ne savaient pas comment on fonde les gouvernements réguliers, à quel prix il faut acheter l'ordre social, quelles limites il faut apporter aux libertés individuelles, comment les pouvoirs peuvent se constituer et s'exercer, en un mot quelles sont les conditions régulières et durables du système représentatif. Beaucoup d'hommes généreux, sincères, qui voulaient ce système, étaient pleins d'illusions, d'erreurs, de chimères; ils ont beaucoup nui à la cause qu'ils voulaient servir; ils se sont bien souvent laissé entraîner par des idées anarchiques, par les partisans de la république. Et c'est là ce que je disais l'autre jour quand je parlais des erreurs de 1791. Ne croyez pas, messieurs, que j'ai voulu, que je veuille ici accuser les personnes; non, messieurs, je sais que parmi les amis, parmi les admirateurs de la constitution de 91, il y avait une foule d'amis sincères de la monarchie constitutionnelle; mais je le répète, ils n'en savaient pas les conditions; il n'y avait dans cette constitution, dans les idées qui l'avaient enfantée, que désordre et anarchie; c'est dans ce sens que je les ai accusés. Je n'ai entendu imputer à personne ni mauvaises passions, ni mauvaises intentions; j'ai parlé d'erreurs, d'erreurs fatales qui avaient beaucoup nui à cette grande et belle cause de la monarchie constitutionnelle qui, depuis 1789, a été la pensée nationale. Voilà ce que j'ai voulu dire, je le maintiens aujourd'hui. Je maintiens-que si, sous la Restauration, nous avons rendu quelques services à la liberté et au régime constitutionnel, c'est parce que nous avons constamment travaillé à substituer, à ces doctrines anarchiques et subversives de tout gouvernement régulier, les véritables doctrines de la liberté, les véritables idées pratiques des gouvernements réguliers. Voilà le principal service, permettez-moi de le dire, que nous ayons rendu à la monarchie constitutionnelle. Peut-être avons-nous eu ainsi l'honneur de lui faire faire un pas; peut-être avons-nous contribué à ce que, au moment où la monarchie qui s'appelait seule légitime est tombée, le pays ait compris les conditions d'un gouvernement régulier et ne soit pas rentré dans les voies déplorables dans lesquelles il s'était perdu en 1791: messieurs, c'est l'expérience, l'expérience acquise par de longues révolutions, et éclairée, fécondée par les quinze années paisibles de la Restauration, par les discussions de cette époque, c'est cette expérience qui a mis la France en état de soutenir, en 1830, ces grandes épreuves. La différence qu'il y a aujourd'hui entre la France de 1830 et la France de 1789, c'est que la France de 1830 est expérimentée et prudente; c'est qu'elle veut ce que voulait la France de 1789, la monarchie constitutionnelle, rien de plus, rien de moins; mais qu'elle le veut avec lumière, avec sagesse, avec expérience, et qu'elle en sait les conditions. Voilà la différence qui caractérise les deux époques; et cette différence, permettez-moi de le dire, peut-être mes amis et moi n'y sommes-nous pas complètement étrangers. (Marques d'assentiment.)

Je ne prolongerai pas cette discussion, messieurs; j'ai voulu uniquement caractériser ce que nous avons constamment entendu et fait, mes amis et moi, sous la Restauration. Soit que nous prissions une part plus ou moins active au gouvernement, soit que nous fussions dans l'opposition, nous avons constamment professé les mêmes principes, nous avons marché dans les mêmes voies. Nous le faisons encore aujourd'hui, messieurs; nous nous trouvons dans une situation analogue: nous avons également à lutter contre les hommes qui voudraient le retour de l'ancien régime et de l'absolutisme, contre ceux qui veulent la république et les hasards de nouvelles expériences, et contre ceux, aujourd'hui en moindre nombre qu'en 1791, et dont le crédit est bien plus faible, mais encore influents, qui méconnaissent les conditions de l'ordre social, d'un gouvernement régulier, de la monarchie constitutionnelle.

Oui, messieurs, nous luttons encore contre ces mêmes dangers, contre ces mêmes adversaires, et nous recherchons, nous poursuivons ce que nous avons cherché et poursuivi sous la Restauration, ce que la France, ce que le parti national, le parti que nous appelons aujourd'hui le juste-milieu et qui n'est autre que la majorité nationale, a voulu constamment, ce qu'elle voulait en 1789, ce qu'elle veut aujourd'hui, ce qu'elle obtiendra, comme elle a déjà commencé à l'obtenir, si elle persévère fermement dans le même but, dans la même unité, si elle sait se conduire comme elle l'a déjà fait, si elle ne s'inquiète d'aucune clameur, et s'occupe uniquement de rallier à elle tous les hommes qui veulent la monarchie constitutionnelle et comprennent ce qu'il faut faire pour la conserver. (Marques prolongées d'assentiment.)

M. Charamaule (député de l'Hérault) vint lire à la tribune, en les attaquant comme hostiles aux principes de 1789 et de la monarchie de 1830, quelques passages de l'ouvrage que j'avais publié en 1821, sous ce titre: Des moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France; je lui répondis en rétablissant, dans leur intégrité, les passages cités et en maintenant que les idées qu'ils exprimaient étaient pleinement vraies, et en parfaite harmonie avec le vrai et légitime but des événements de 1789 et de 1830.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je prie l'honorable orateur de me permettre lui-même de dire un mot.

Je n'ai aucune objection à faire à ce qu'il continue la lecture et les réflexions dont il veut bien l'accompagner.

Je dois seulement dire à la Chambre qu'elle n'entend pas sans doute que je convertisse cette enceinte en une arène philosophique. Je persiste dans toutes les opinions écrites dans le livre qui est en ce moment sur la tribune, et je les regarde comme parfaitement en accord, en harmonie avec les principes qui président aujourd'hui à notre gouvernement, et avec les sentiments que mon honorable ami, M. le ministre de l'intérieur, a exprimés hier à la tribune.

Aux centres.--Très-bien! très-bien! (Vive rumeur aux extrémités.)

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je prie l'honorable membre de vouloir bien laisser sur la tribune le livre qu'il vient de citer; j'ai encore quelques mots à en dire à la Chambre.

J'éprouve quelque embarras à prolonger cette discussion. Voilà bien des années que je n'ai relu le livre dont on vient d'entretenir la Chambre; mais je répète encore ce que je disais tout à l'heure, je ne désavoue aucune des opinions qui y sont contenues, parce que je sais que ce que je pensais alors, je le pense encore aujourd'hui. (Murmures à gauche.)

Voix au centre.--Laissez répondre!

M. Comte.--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--J'ouvre le livre à l'endroit même où me l'a remis l'honorable orateur. Je ne cherche pas un autre passage, et je prie la Chambre de me permettre de lui lire, avec un peu de suite et dans son développement, ce dont on ne lui a lu que quelques phrases. Je suis, je le répète, embarrassé, car c'est une discussion purement philosophique et non politique..... (Interruption à gauche.) A mon tour, je demanderai le silence. Je demande la permission de dire dans quel sens j'entendais et j'expliquais alors l'opinion contenue dans ce livre.

Je disais que je croyais reconnaître trois axiomes; la souveraineté du peuple; point d'aristocratie, point de priviléges, etc.

Maintenant je lis:

«Mon dessein n'est point de discuter philosophiquement ces axiomes; ils contiennent, dans leur vaste sein, toutes les questions qui n'ont cessé d'agiter l'homme et le monde; questions qui ne se laissent pas toucher en passant. Je veux seulement savoir quel est le vrai sens qu'attache à ces maximes générales le public qui les professe, ou même y croit sans les professer. Je veux, en effet, rechercher si elles ne recèlent que l'anarchie, n'offrent aucune prise à l'autorité, ne renferment pas enfin le germe méconnu de quelque profession de foi, de quelque symbole politique, propre à devenir le drapeau d'une société qui veut être régulière, et la doctrine avouée d'un pouvoir qui veut être fort.»

La Chambre voit que l'intention de ce passage était précisément de rechercher ce qu'il y avait de vrai dans ces maximes, et comment elles pouvaient être le drapeau d'une société qui veut être régulière, et la doctrine avouée d'un pouvoir qui veut être fort. Voici comment, messieurs, et dans quel sens je les ai entendues, et je crois qu'elles doivent être entendues.

«Et d'abord, qu'entendent aujourd'hui par la souveraineté du peuple ceux qui s'en portent les défenseurs? Est-ce l'exercice constant et direct du pouvoir par la totalité des citoyens? Les plus chauds partisans du principe n'y ont jamais songé; ils ont déclaré le peuple incapable d'exercer par lui-même le pouvoir, et lui ont réservé seulement le droit de le déléguer, c'est-à-dire d'y renoncer, sauf à le reprendre pour le déléguer à d'autres. J'entre dans cette hypothèse. Qu'entend-on par cette délégation du pouvoir? Est-ce l'élection universelle de tous les pouvoirs, et, dans chaque élection, le suffrage universel? En fait, à coup sûr, personne n'y pense; en droit, cette transformation de la souveraineté du peuple ne fait que la rendre plus absurde encore. Elle la fonde sur ce principe que nul n'est tenu d'obéir au pouvoir qu'il n'a pas choisi, aux lois qu'il n'a pas consenties. Que devient alors la minorité? Non-seulement elle n'a pas choisi le pouvoir qui a été élu, elle n'a pas consenti les lois qui ont été faites, mais elle a élu un autre pouvoir, elle a voulu d'autres lois. De quel droit la majorité lui imposera-t-elle l'obéissance? Du droit de la force? Mais la force n'est jamais un droit. Dira-t-on que la minorité peut se retirer? Mais alors il n'y a plus de peuples; car les majorités et les minorités variant sans cesse, si à chaque occasion la minorité se retire, bientôt la société ne sera plus. Il faut donc que la minorité reste et se soumette. Voilà donc la souveraineté du peuple encore une fois transformée; elle n'est plus que la souveraineté de la majorité. Que devient-elle sous cette nouvelle forme? La minorité est-elle, en effet, dévouée en esclave à la majorité? Ou bien serait-ce que la majorité a toujours raison, sait parfaitement et ne veut jamais que le bien? Il faut choisir, il faut affirmer ou que la majorité a droit sur la minorité, ou qu'elle est infaillible. L'iniquité est d'une part, l'absurdité de l'autre. Évidemment ce n'est point là ce que pensent, ce que veulent les hommes mêmes qui attachent au dogme de la souveraineté du peuple le principe et le salut de la liberté.

«Que pensent-ils donc et que veulent-ils? Quel sens a pour eux ce dogme prétendu qui ne passe de transformation en transformation que pour apparaître toujours plus faux et plus impraticable? Ils le professent cependant, ou, s'ils n'osent, ils l'invoquent au fond du coeur, et en déduisent toute leur politique.

«Voici le fait. Pendant bien des siècles, le gouvernement des nations modernes n'a eu pour principe et pour règle que des intérêts privés. Le grand nombre était non-seulement gouverné, mais possédé par le plus petit nombre qui, seul maître de la force, s'attribuait aussi tout le droit. Par degrés, la force s'est répandue hors de l'étroite enceinte où elle résidait; la sphère des richesses, des lumières, de toutes les supériorités réelles s'est élargie. Le droit du petit nombre a été dès lors mis en question, et comme un droit ne peut-être attaqué que par un droit, c'est dans le grand nombre qu'on en a cherché un pour battre en ruine celui du petit nombre. Ainsi est née la théorie de la souveraineté du peuple; elle a été le prétexte rationnel d'une nécessité pratique, un point de ralliement offert aux forces matérielles par suite du déplacement des forces morales, et pour terminer, au nom d'une idée, une question de pouvoir déjà résolue dans le fait. C'est une expression simple, active, provoquante, un cri de guerre, le signal de quelque grande métamorphose sociale, une théorie de circonstance et de transition.»

Au centre.--Très-bien! très-bien!

M. le ministre de l'instruction publique.--Je continuerai la lecture si la Chambre le désire.

Au centre.--Oui, oui, lisez!

M. le ministre de l'instruction publique.--Je demande à la Chambre la permission de lui lire une seule phrase dans laquelle je résume mon opinion sur le sens raisonnable que j'attache à la souveraineté du peuple.

Voix nombreuses.--Oui! continuez!

M. le ministre de l'instruction publique, lisant.--«Que la révolution soit finie, et sa victoire assurée, on parlera encore de la souveraineté du peuple; mais par là on désignera et on réclamera simplement le gouvernement des intérêts généraux, par opposition au gouvernement de tels ou tels intérêts prives. C'est, en effet, tout ce qu'entendent par ces mots les hommes mêmes qui se croient le plus fermement attachés à la théorie. Pressez-les de la ramener à des termes précis, de l'adopter dans sa rigueur; ils céderont de poste en poste, ils se perdront en explications, en palliatifs, en détours; et cette prétendue souveraineté du peuple, si terrible par les souvenirs de guerre qui s'attachent à son nom, se réduira, dans leurs propres mains, à n'être plus que la domination sûre et régulière des intérêts dominants en effet dans le nouvel ordre social.»

Aux centres.--Très-bien! très-bien! nous n'avons pas d'autres doctrines, nous n'avons pas d'autres principes.

M. le ministre de l'instruction publique.--La Chambre me permettra de n'ajouter aucune conclusion à ce que je viens de dire; ce que je pensais alors, je le pense aujourd'hui, et je crois que c'est sur la souveraineté nationale ainsi entendue que repose notre gouvernement.

De nombreux applaudissements succèdent à ce discours.



LXIV



--Chambre des députes.--Séance du 11 mars 1835.--

J'ai raconté dans mes Mémoires 4 la crise ministérielle qui éclata à la fin de février 1835, par la retraite du maréchal Mortier, et qui se termina, le 12 mars, par la reconstitution du cabinet sous la présidence du duc de Broglie, ministre des affaires étrangères. Pendant cette crise, le comte de Sade adressa au ministère en dissolution des interpellations sur les causes de cet incident et la situation qui en résultait. Je lui répondis:

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, lorsque samedi dernier la même discussion s'est élevée dans la Chambre, lorsque j'ai annoncé que des combinaisons se préparaient qui probablement atteindraient bientôt leur terme, j'étais loin de croire que ces combinaisons demeureraient sans résultat. Depuis, il en a été tenté d'autres qui sont restées également infructueuses. Aujourd'hui, nous sommes, mes collègues et moi, nous sommes assis sur ces bancs uniquement pour nous acquitter d'un double devoir, pour ne pas laisser les affaires en souffrance, et pour donner à la couronne le temps de chercher en liberté la solution de la question qui nous occupe tous.

Note 4: (retour) Tome III, p. 287-294.

Nous sommes en ce moment, je le répète, étrangers à toute nouvelle tentative pour cette solution. L'honorable préopinant vient de le dire lui-même: «Les ministres qui quittent le pouvoir ne sauraient être rendus responsables.»

M. Mauguin.--Je demande la parole.

M. Guizot.--Les ministres qui quittent le pouvoir ne sauraient être rendus responsables du choix de leurs successeurs. Nous avons donné à la couronne les conseils qui nous ont paru dictés par l'intérêt du pays et par celui de la couronne elle-même; c'était le dernier acte dont nous pussions être responsables, un dernier devoir que nous avions à remplir envers elle.

Lorsque nous sommes venus, à l'ouverture de cette session, demander à la Chambre soit de nous donner, soit de nous refuser positivement son concours, nous avons reconnu, nous avons proclamé plus hautement que personne l'influence légitime de la Chambre sur la composition du cabinet et sur la direction des affaires publiques. L'honorable M. de Sade vous le rappelait lui-même tout à l'heure; ce que nous avons fait alors était plus précis, plus positif que tous les discours. Nous sommes convaincus aujourd'hui, comme alors, que c'est du sein des Chambres, du sein des majorités parlementaires que doit sortir l'administration. Mais M. de Sade vous disait aussi tout à l'heure que l'incertitude, les fluctuations de ces majorités, exerçaient sur la composition ou la décomposition des cabinets une influence décisive; il avait raison. Cette influence indirecte de la Chambre sur l'administration est la loi de notre gouvernement; c'est notre gouvernement lui-même. Quant à une intervention directe de la Chambre dans le choix des ministres, dans la composition du cabinet, ce serait une atteinte grave (Mouvement.) à la prérogative de la couronne (Adhésion). Ce serait une grande perturbation dans les relations des pouvoirs publics. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!)

C'est indirectement, je le répète, c'est par son opinion générale, par ses votes généraux que la Chambre influe sur le choix et sur les destinées du cabinet. Tout mode d'intervention direct, immédiat, positif, est un désordre constitutionnel.

Étrangers comme nous le sommes aujourd'hui, messieurs, à toutes les combinaisons qui peuvent être formées ou tentées, ne voulant apporter à aucune de ces combinaisons, ni obstacle, ni embarras, désirant aussi vivement que personne, dans cette Chambre et au dehors, que la crise actuelle ait une prompte fin, et que les destinées du pays soient enfin remises en des mains qui les dirigent avec l'appui de la majorité des Chambres, et dans le sens indiqué par l'esprit de cette majorité, nous ne pouvons concourir à presser ce résultat qu'en remplissant jusqu'à la fin les devoirs que notre situation nous impose, en veillant à l'ordre public, à la continuité des affaires. Nous avions à donner à la couronne de derniers conseils: ils ont été donnés; nous ne prenons part, en ce moment, à aucune combinaison nouvelle; celles qui ont pu être récemment tentées, je le répète, l'ont été infructueusement. Dans cet état des affaires, je suis porté à croire que les explications de détail que l'honorable M. de Sade a provoquées, les questions qu'il a adressées au ministère sur les faits survenus depuis trois semaines, seraient plus propres à ajouter aux difficultés que rencontre la couronne et qui affligent le pays, qu'à les résoudre. (Plusieurs voix: C'est vrai!)

Je ne pourrais, pour mon compte, donner aujourd'hui, ni aucun de mes collègues avec moi, les explications que demande l'honorable M. de Sade; non que nous refusions ces explications, non qu'il ne soit dans le droit de la Chambre de les demander et de les entendre, mais je crois qu'elles ne peuvent venir opportunément que lorsqu'il y aura un cabinet tout à fait hors des affaires et un nouveau cabinet formé, en un mot, lorsque les affaires seront définitivement assises.

Jusque-là, les explications, les détails de faits, seraient, je le crains, des entraves, des embarras, au lieu de contribuer à la solution de la question. Pour nous, nous n'avons qu'une pensée, c'est de ne susciter aucun obstacle, de ne causer aucun embarras à ce désirable résultat, et de maintenir jusqu'au bout, comme nous les avons constamment maintenus, les véritables principes de notre gouvernement, les droits de la Chambre et les prérogatives de la couronne.

Que la Chambre donc exerce tous ses droits, qu'elle les exerce comme elle le jugera convenable dans l'intérêt du pays; mais que la couronne reste également intacte et libre dans les siens. (Très-bien! très-bien!)

M. Mauguin.--Messieurs, la Chambre se trouve engagée dans une position dont il est inutile de faire ressortir toute la gravité. On se demande quelle peut en être la cause, et, quant à moi, je crois la voir dans une position officielle toute contraire à la réalité des faits.

Si nous nous en rapportons, en effet, aux actes de l'autorité, il existe dans ce moment même un ministère, et tous les jours, dans les feuilles publiques, nous apercevons quelques-uns de ses actes; si nous consultons la réalité, nous n'avons pas de ministère, et tout à l'heure un des conseillers de la couronne vient de déclarer lui-même que des combinaisons nouvelles ont lieu, que la recomposition du cabinet s'organise, et que ses collègues et lui sont complètement étrangers à toute espèce de combinaison.

Il résulte de là, messieurs...

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je demande pardon à l'honorable orateur si je l'interromps; je lui demande la permission de l'interrompre pour rectifier un fait.

J'ai dit que des combinaisons avaient été récemment tentées qui étaient demeurées infructueuses. Je n'ai pas dit qu'il s'en formât d'autres dans ce moment-ci, actuellement. (Mouvement en sens divers).

M. Odilon Barrot ayant insisté sur les interpellations de M. de Sade, je repris la parole:

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je tiens à justifier l'une des assertions de l'honorable préopinant.

Le ministère n'a point refusé les explications qui lui ont été demandées; il a reconnu le droit de la Chambre à les demander, il a annoncé qu'il désirait lui-même les donner, qu'il les donnerait dès qu'un cabinet serait formé. (Exclamations à gauche.)

Mais il est du devoir du ministère de ne répondre aux interpellations qui lui seront adressées, qu'on a le droit de lui adresser, il est, dis-je, de son devoir et de son droit de n'y répondre que lorsqu'il croit que cela ne peut nuire en rien aux intérêts du pays et de la couronne. Eh bien! c'est notre opinion que, dans l'état actuel des affaires, aujourd'hui, en ce moment, une réponse directe, détaillée, aux explications qu'a provoquées M. de Sade, nuirait aux intérêts du pays et de la couronne, et ajouterait aux difficultés de la situation actuelle au lieu de les résoudre.

Il est donc de notre devoir de ne pas entrer, quant à présent, dans ces explications. (Murmures à gauche.)

M. de Bricqueville.--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--Oui, il est de notre devoir de ne pas entrer, quant à présent, dans ces explications; mais, je le répète, bien loin de nous y refuser, nous désirons plus que personne que le moment arrive où nous pourrons les donner franches et complètes, car il faut qu'elles soient franches et complètes.

M. Odilon Barrot.--Nous l'entendons bien ainsi.

M. le ministre de l'instruction publique.--L'honorable préopinant en parle bien à son aise; il peut adresser à tout moment toutes les interpellations qui lui conviennent; mais nous, nous ne pouvons pas, à tout moment, y répondre d'une manière complète et satisfaisante pour tout le monde. Tel jour, nous pouvons tout dire; à tel autre jour nous ne pouvons vous donner que des indications vagues et insuffisantes. Or, nous ne nous contentons pas plus que vous de ce qui est vague et insuffisant. Le jour où nous pénétrerons dans le fond de cette situation, le jour où nous donnerons des explications sur ce qui s'est passé et sur notre conduite, nous voulons pouvoir tout dire; nous voulons que nos explications répondent à toutes les pensées et à toutes les difficultés. Nous ne le pourrions pas aujourd'hui.

Voilà pourquoi nous n'acceptons pas la situation fausse et embarrassante qu'on nous fait en ce moment; nous n'aurions pas en ce moment tous nos avantages: c'est la vérité qui est notre force; nous avons besoin de la vérité tout entière. Ce n'est qu'en disant toute la vérité que nous pouvons donner satisfaction au pays, à la Chambre, et dès que le moment sera venu, nous dirons toute la vérité.

M......--Je demande la parole.

M. le ministre de l'instruction publique.--La vérité ainsi rétablie sur les faits, je ne dirai qu'un mot sur les paroles d'accusation qui ont retenti à cette tribune. Je suis tout prêt à les prendre au sérieux, et autant au sérieux qu'il plaira à qui que ce soit dans cette Chambre. Nous sommes prêts, mes collègues et moi, à répondre de toute la politique suivie depuis quatre ans; nous sommes prêts à la prendre à notre compte tout entière, quoiqu'elle n'ait pas été notre ouvrage à nous seuls. (Voix du centre: C'est vrai!) Quoiqu'elle ait été la politique du pays représenté par les électeurs et par les Chambres, nous sommes prêts, dis-je, à nous en charger complètement. Nous nous en tenons pour honorés, et nous croyons avoir rendu au pays quelques services, je ne dirai pas par ce qui a été fait depuis quatre ans, car nous ne l'avons pas fait à nous seuls, mais par notre concours à cette politique, en nous y associant tous les jours, tantôt sur les bancs de cette Chambre, tantôt à ce banc des ministres où nous sommes encore aujourd'hui.

Nous avons, messieurs, traversé ces quatre années dans des situations bien différentes: ministres ou non ministres, nous avons soutenu la même politique, professé les mêmes principes, défendu les mêmes intérêts. Nous sommes convaincus que ces principes, ces intérêts sont ceux de la majorité des Chambres, qu'ils sont ceux de la majorité des électeurs, qu'ils sont ceux de la France. Si donc on veut en rendre quelqu'un responsable, si on veut faire peser ce qu'on appelle une accusation sur la tête de quelqu'un, la nôtre est ici, nous sommes prêts, nous prenons tout à notre compte. (Sensation. Très-bien! très-bien!)

Après ces mots d'accusation, on a parlé d'adresse. Messieurs, il ne m'appartient pas d'exprimer à ce sujet aucune opinion, aucune intention; la Chambre en comprendra, je n'en doute pas, les motifs. Mais toute occasion que saisira cette Chambre, dans les formes constitutionnelles, dans les limites constitutionnelles, pour manifester son opinion, pour exercer son influence légitime sur les affaires du pays, je me hâte de dire que nous nous en féliciterons, quel qu'en soit le résultat. (Très-bien!)

M. Mauguin.--J'avais demandé à MM. les ministres de nous dire s'ils sont encore ministres, et s'ils ne le sont plus, de nous dire pour quel motif le cabinet est dissous.

Voila les questions que j'ai adressées; M. le ministre de l'instruction publique vient de dire à cette tribune, que maintenant il ne pourrait point développer la vérité tout entière, que leurs explications seraient gênées, qu'elles ne pourront être franches et libres que lorsque les positions seront nettes et fixes.

J'accepte cette réponse des ministres, parce que, si l'attaque est libre, il faut que la défense le soit également. Il en résulte donc pour nous la nécessité de reporter la discussion à un autre jour. Je proposerai donc un nouvel ajournement à la Chambre.

M. Viennet--Je demande la parole.

M. Mauguin.--La délibération ne peut finir, la discussion ne peut finir que de trois manières: ou par un ordre du jour, ou par une proposition de vote, ou par un ajournement. Un ordre de jour, je crois que ce n'est pas le cas. Une proposition de vote, je ne sais pas si la Chambre y est préparée; dès lors vient nécessairement le troisième parti, un ajournement. Je crois que cet ajournement ne peut nuire à la Chambre en aucun cas. Il prouve sa sollicitude, il indique qu'elle n'abandonne pas les intérêts du pays, qu'elle les voit, et qu'elle supplie la couronne d'y pourvoir promptement. Voilà, je crois, le sens secret d'un ajournement, et c'est pour cela que je le propose.

M. le ministre de l'instruction publique.--Je n'ai, quant à ce qui me concerne, aucune objection à faire contre l'ajournement. (Rires à gauche.)

Je demande pardon aux honorables membres qui rient, mais ils n'ont pas compris ce que j'ai voulu dire, c'est que je n'ai aucune objection à ce que la discussion soit remise, soit à jour fixe, soit après la formation du cabinet; je serai prêt à reprendre les interpellations et les explications au moment où je croirai pouvoir dire tout ce qui est nécessaire.

M. Odilon Barrot.--Messieurs, lorsqu'à la suite de ces interpellations et du débat qu'elles ont amené, MM. les ministres ont déclaré qu'ils n'avaient pas de réponse à faire, quant à présent, sur les causes de la situation actuelle du ministère, assurément j'ai bien pressenti d'avance que la discussion ne pourrait pas aller plus loin, et que peut-être même elle se terminerait sans conclusion. C'est un résultat, je le déclare, qui est déplorable; chacun a sa responsabilité ou directe ou morale vis-à-vis du pays, et je crains que le silence même de la Chambre dans des circonstances aussi graves n'engage plus qu'on ne le pense cette responsabilité même devant nos commettants. C'est pour cela que, faisant abnégation de tout intérêt d'opposition, j'avais déclaré à cette tribune que j'appuyerais toute manifestation de la Chambre, de quelque côté qu'elle vînt, qui aurait pour objet de porter remède à cette situation et de la faire cesser. M. le ministre est monté à cette tribune, et je lui en demande bien pardon, mais, par une équivoque qui n'est guère dans les habitudes de son esprit et de sa discussion, il a transporté la question sur un terrain tout à fait étranger; il nous a parlé des cinq années qui se sont écoulées depuis la révolution de Juillet; il nous a parlé du système du ministère, système auquel se serait associée la majorité parlementaire. C'est une bien vieille tactique et qui a trop souvent réussi au ministère, de déplacer la question et de substituer une discussion générale à une question spéciale. Il ne faut cependant pas que ce débat se termine sans que nous rappelions en définitive quels sont les termes de la question, de la question unique qui vous est aujourd'hui posée. A trois mois de distance, sous votre ministère, il s'est manifesté une interruption subite dans les pouvoirs ministériels; il a été proclamé que le ministère était en dissolution avant même qu'on eût quelque certitude, quelque probabilité même, de la reconstitution d'un autre ministère. Il a été porté par là un grave dommage au pays, à la constitution, à la sécurité publique, à la confiance dans nos institutions, à la dignité des pouvoirs parlementaires et de cette Chambre.

Eh bien! je ne demande pas mieux que d'ajourner l'instruction sur ce grand débat, puisque les ministres ne croient pas pouvoir, dans ce moment-ci, concilier leur devoir envers la couronne avec leur devoir vis-à-vis du pays et de la Chambre. Il faut donc se résigner. Nous n'aurons eu que la douloureuse consolation de faire, autant qu'il était en nous, notre devoir. Pour le reste, à qui de droit la responsabilité.

M. le ministre de l'instruction publique.--Messieurs, l'honorable préopinant n'a pas seul ici le privilége de faire son devoir. Nous croyons le faire tous, lui, en parlant, nous, en nous taisant, et en ajournant, au moment où nous pourrons tout dire, les explications qu'on nous demande.

Je ne monte donc à cette tribune que pour relever encore une assertion inexacte. On pourrait inférer de ce que vient de dire l'honorable préopinant, que c'est nous qui empêchons que ce débat n'ait une conclusion positive. Je croyais avoir indiqué moi-même que je n'avais pour mon compte aucune objection à voir la Chambre manifester sa pensée et exercer sa légitime influence. (Très-bien! très-bien!)

Je ne mets donc aucun obstacle à une conclusion légitime, constitutionnelle, de ce débat. Quant à l'ajournement, ce n'est pas non plus, comme l'honorable préopinant le sait bien, ce n'est pas pour éluder la discussion, c'est, au contraire, pour la rendre plus complète, plus satisfaisante, que je demande qu'elle soit remise jusqu'au jour où elle sera vraiment possible. Je ne m'oppose en aucune façon à un ajournement ainsi entendu.



LXV



--Chambre des députés.--- Séance du 14 mars 1835.--

Après la reconstitution du cabinet sous la présidence du duc de Broglie, M. Mauguin lui adressa de nouvelles interpellations sur les causes qui l'avaient tenu, pendant trois semaines, en état de dissolution, et sur les maximes qui avaient présidé à sa réorganisation.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--M. le président, je demande la parole.

Messieurs, je remercie l'honorable préopinant de la gravité et de la précision qu'il a apportées dans ce débat; mais je ne puis accepter la forme insolite qu'il a voulu lui donner.

M. Mauguin, de sa place.--Je remarque qu'il n'y a ici rien d'insolite: on pose ordinairement des questions verbales; elles s'effacent des esprits; c'est pour qu'elles ne s'effacent pas que je les ai portées par écrit.

M. le Président.--Ce n'est pas pour faire la question que l'orateur me l'a transmise.

M. Mauguin.--Nullement.

M. le ministre de l'instruction publique.--Je répète que cette forme est insolite, et que je ne puis l'accepter. Je ne puis prendre et je ne prends point l'engagement... (Interruption à gauche.)

Ces messieurs savent sans doute ce que je veux dire, et quel est l'engagement que je ne veux pas prendre. (Rire approbatif au centre.)

Je répète que je ne puis prendre et que je ne prends pas l'engagement de répondre expressément aux questions que l'honorable préopinant nous adresse. Il pose la question comme il l'entend; il en a le droit. A son tour, le cabinet donnera les explications qui lui paraîtront convenables et utiles; mais il ne s'engage point à donner docilement des réponses à des demandes déterminées, et ces demandes ne peuvent passer par l'organe de M. le président. Un membre de la Chambre adresse des interpellations aux ministres; il demande des explications; il en a parfaitement le droit. Il peut rédiger ces questions, ces interpellations dans la forme qui lui convient; mais c'est lui seul qui les adresse, c'est lui seul qui parle; M. le président ne saurait intervenir dans ce débat, et le ministre s'explique sur les demandes qui lui paraissent convenables, sans être limité, enfermé dans les interpellations qui lui sont adressées et tenu de les subir telles qu'on les lui adresse.

Voilà les observations que j'ai à soumettre à la Chambre quant à la forme même du débat; j'entre immédiatement dans le fond.

Je ne puis m'empêcher de remercier de nouveau l'orateur de la gravité de ses interpellations, et des limites qu'il leur a lui-même assignées. Il en a écarté tout ce qui pouvait devenir une occasion de scandale; il leur a donné un caractère vraiment politique. Ce sont les causes politiques de la dissolution momentanée et de la recomposition du ministère qu'il nous demande. C'est sur ce point que je m'expliquerai.

Il n'est aucun de vous, messieurs, qui ignore que, depuis la formation de cette Chambre, et très-peu de temps après son élection, un effort tant intérieur qu'extérieur a été tenté pour amener un changement dans la politique suivie depuis quatre ans. C'est là le fait dominant de notre situation depuis six mois, je dirai même depuis l'été dernier. Rappelez-vous tous les incidents qui sont survenus depuis cette époque; vous verrez que c'est là le fait caractéristique de notre situation. Je n'en fais un reproche à personne. Ceux qui ont demandé et recherché par tous les moyens possibles, par la discussion au dedans et au dehors de cette Chambre, un changement de système, croient, sans aucun doute, qu'une politique toute nouvelle et différente serait meilleure que celle qui a été suivie jusqu'à présent. Ils en ont le droit; je ne m'en étonne pas, je caractérise seulement le fait, et je dis que c'est, depuis l'été dernier, le fait dominant de notre situation.

Eh bien! quelles étaient, dans cette situation, les règles de notre conduite? Qu'avions-nous à faire, nous qui soutenions depuis quatre ans la politique adoptée, nous qui la soutenions et dans les choses et dans les personnes?

Voici les deux règles de conduite qui nous ont constamment gouvernés.

D'abord, la fidélité, une fidélité scrupuleuse à cette même politique qu'on voulait changer, le ferme maintien de ce système qu'on voulait altérer. Il était de notre devoir comme de notre honneur d'y persévérer.

Nous l'avons fait, d'abord parce que nous sommes convaincus que ce système a été le meilleur jusqu'à présent, et qu'il est encore le meilleur, malgré les changements survenus dans l'état de la société, malgré la nouvelle face des affaires, et les modifications qu'elle peut amener dans la conduite du pouvoir. Il est bien clair que là où il n'y a plus d'émeute, on ne tire plus de coups de fusil, que là où il n'y a pas de crimes, on ne demande pas de répression. Il est bien clair qu'à mesure que l'état de la société s'adoucit, à mesure que les esprits se calment, la politique, sans abandonner les principes qui lui ont servi de règle dans des temps difficiles, doit devenir plus facile, plus douce, et qu'en restant toujours la même, elle ne doit pas faire exactement les mêmes choses.

En nous refusant donc à ce changement de système que l'opposition n'a cessé de réclamer, je ne nie pas qu'il n'y ait des modifications à apporter dans la conduite du gouvernement; mais ces modifications laisseront subsister au fond les principes, le système, la politique suivis depuis 1830, parce que, aujourd'hui comme alors, cette politique est la seule qui, à nos yeux, convienne aux besoins du pays.

Vous savez tous, messieurs, quelle est la question dont on a fait, depuis l'été dernier, le pivot de ces efforts continuels pour amener un changement de système; c'est la question de l'amnistie. (Écoutez! écoutez!)

Il n'est personne qui, en regardant à ce qui s'est passé, ne voie que c'est à l'aide de cette question qu'on s'est efforcé d'amener le changement de système qu'on désirait. Eh bien! à ce sujet, je serai, comme j'ai eu l'honneur de le dire à la dernière séance, de la plus complète sincérité.

Nos premières dispositions n'étaient point défavorables à l'amnistie; on a pu en recueillir ça et là, plus d'une fois, le témoignage; non pas que nous crussions l'amnistie une vraie nécessité politique, non pas que nous la regardassions comme impérieusement commandée par l'état de la société, par le besoin de raffermir l'ordre social, momentanément et profondément troublé; non certainement. Non, nous ne pensions pas, nous n'avons jamais pensé que, depuis la révolution de 1830, il se soit produit en France aucune cause impérieuse d'une grande amnistie; mais nous pensions qu'il pouvait y avoir tel moment où une mesure de douceur, de clémence, de réconciliation était bonne, désirable, et devait être provoquée par le gouvernement lui-même.

Nous n'avons pas tardé, messieurs, à nous apercevoir que cette insistance avec laquelle on demandait l'amnistie n'avait effectivement d'autre objet que de changer la politique du gouvernement, d'amener un autre système, une autre majorité; qu'il s'agissait, en un mot, d'atteindre, par ce moyen, le but des efforts auxquels on s'était livré depuis le renouvellement de la Chambre. Dès lors, la question nous a apparu sous une tout autre face; l'amnistie est devenue, pour nous, la dénégation, l'abandon de la politique que nous avions suivie jusque-là; elle est devenue une injure à cette politique. On a demandé la démence après l'oppression, on a demandé la réparation de la violence, de l'iniquité; on a voulu nous faire reconnaître ce que nous ne pouvions pas, ce que nous ne devions pas reconnaître, ce qui n'a jamais existé sous notre administration.

Nous nous sommes en même temps aperçus que l'amnistie, en prenant ce caractère, devenait aussi une déclaration de l'impuissance de faire rendre la justice, la justice du pays, suivant les formes légales, suivant les coutumes du pays. C'était, dis-je, pour les pouvoirs appelés à vider ce grand procès, une déclaration d'impuissance. Nous n'avons pu encore accepter l'amnistie sous ce rapport. Nous ne conviendrons jamais de l'impuissance des pouvoirs appelés à rendre la justice, nous ne conviendrons jamais que satisfaction ne puisse être donnée au pays par les pouvoirs constitutionnels qui sont appelés à la lui donner.

Sous ce point de vue donc, comme sous le premier, nous avons été naturellement amenés à repousser l'amnistie comme ayant des conséquences bien autres que celles qui s'y étaient attachées d'abord dans notre pensée.

Enfin, nous avons été frappés par l'effet que la perspective de l'amnistie, ainsi présentée, produirait sur le pays et du découragement qu'elle jetterait dans les forces, dans les hommes avec lesquels nous avons triomphé, ici de l'émeute, là des tentatives d'insurrection. Nous avons reconnu que l'amnistie, faite comme on l'a réclamée, comme elle apparaissait de jour en jour, comme elle se serait nécessairement produite, que l'amnistie, dis-je, était la destruction ou du moins la désorganisation momentanée de ce parti modéré, de ce parti du juste-milieu, pour l'appeler par son nom, que nous tenons à l'honneur d'avoir constamment soutenu, d'avoir constitué dans le pays.

Messieurs, ce n'est pas d'aujourd'hui que le juste-milieu en France; il a toujours existé depuis le commencement de notre Révolution, toujours avec les mêmes sentiments, les mêmes désirs, les mêmes opinions, les mêmes intentions. Mais ce n'est que depuis 1830 que le parti du juste-milieu a été reconstitué parmi nous en parti politique actif; jusque-là, presque toujours spectateur, spectateur désolé, attendant pour se produire le moment de la réaction, il n'exerçait pas sur les affaires du pays l'influence qui lui appartient. Nous lui avons donné cette influence. Si nous avons fait quelque chose qui nous mérite quelque estime dans notre pays, c'est d'avoir, je le répète, fortement constitué, élevé sur la scène le parti du juste-milieu; c'est de lui avoir assuré la prépondérance politique que jusque-là il avait toujours méritée et jamais obtenue.

Voix nombreuses au centre.--Très-bien! très-bien!

(Un éclat de rire part de la droite.)

M. le ministre de l'instruction publique.--J'ignore ce qui peut exciter le rire dans mes observations.

M. de Fitz-James.--Ce n'est pas de vous qu'on rit; ce sont vos amis... (Interruption.)

M. le ministre de l'instruction publique.--Je ne puis engager une conversation particulière avec aucun membre de de cette Chambre.

M. de Fitz-James.--Pourquoi les interpellez-vous?

Voix au centre.--À l'ordre! à l'ordre!

M. le ministre de l'instruction publique.--Je n'interpelle personne; j'ai trop de respect pour l'ordre de cette Chambre et pour les droits de chacun de ses membres pour me permettre d'adresser à personne des interpellations; je ne sais pourquoi l'honorable membre a pris pour lui ce que j'adressais à tout un côté de la Chambre.

J'ignore donc ce qui peut exciter le rire dans les observations que j'adresse à la Chambre. Le parti dont je parle, le juste-milieu, n'est pas accoutumé à rire, depuis quarante ans, de ce qui se passe en France; il en a beaucoup souffert; c'est ce parti qui a détesté, qui a maudit la domination des factions de tous genres, sous quelque drapeau qu'elles se soient produites (Très-bien! très-bien!); c'est ce parti qui a toujours été, en France, le parti de la justice, de la modération, de l'impartialité; c'est ce parti qui a toujours voulu protéger tout le monde, et qui n'a pas toujours su se protéger lui-même contre les factions qui dévoraient notre pays. Or, depuis quatre ans, messieurs, le juste-milieu a appris à se protéger lui-même, à protéger tout le monde, même les factions les unes contre les autres, à leur assurer à toutes la liberté dont elles n'avaient jamais joui jusque-là et qu'elles n'avaient jamais donnée; car, dans tout le cours de la Révolution, les factions n'ont jamais su que s'opprimer réciproquement et opprimer la nation en même temps; c'est au parti seul du juste-milieu qu'il appartient de défendre tout le monde, et les factions contre elles-mêmes, et la France contre les factions. (Vif mouvement d'adhésion.)

Eh bien! messieurs, il nous a paru que, de toutes les choses qui nous étaient confiées, la plus importante aujourd'hui, c'était le maintien, le ferme maintien, l'organisation de plus en plus forte et efficace de cet honorable et salutaire parti, seul capable de sauver le pays.

Voilà pourquoi nous avons repoussé l'amnistie: il nous a paru qu'elle portait la désorganisation dans cette opinion; il nous a paru que les hommes modérés, les hommes sages et courageux en même temps, avec lesquels nous agissions depuis longtemps, ne nous seconderaient plus, et se retireraient peut-être, du moins en grand nombre, de la scène politique, si une pareille mesure venait jeter dans leur âme l'inquiétude et le découragement.

C'est par ces motifs, c'est pour rester fidèle à toute notre politique que nous avons repoussé une mesure qui, d'abord, nous avait rencontrés dans des dispositions plus favorables. C'est à ce prix que nous avons cru que nous pouvions rester fidèles à nos principes, à notre cause, à notre pays.

Nous avons voulu aussi nous rallier à un autre ordre d'idées, à la fidélité envers les personnes, à la fidélité dans les relations politiques.

Ne vous y trompez pas, messieurs; nous sommes bien neufs dans cette forme de gouvernement, si nous ne savons pas que la fidélité dans les relations politiques en est une des premières conditions.

Le gouvernement représentatif, qui ne peut subsister que par des alliances entre des hommes dont les opinions se touchent, dont les intentions sont près de se confondre, puise dans cette alliance son principe d'unité et de durée. Sans la solidité, sans la fidélité dans les relations et les alliances politiques, le gouvernement représentatif n'est pas possible.

Quand des hommes ont adopté les mêmes principes, quand ils ont tenu la même conduite, quand ils ont marché longtemps sous les mêmes drapeaux, ils se sont engagés les uns avec les autres, ils sont tenus par des devoirs qui, je le répète, sont la sanction et la force du gouvernement représentatif, ils sortent des affaires ensemble, ils y rentrent ensemble.

Nous offrons en vérité, messieurs, permettez-moi de le dire, et l'opposition surtout, qui sait que je ne suis pas accoutumé à abuser de ce mot, me permettra de l'employer, nous offrons un singulier spectacle. Vous voyez devant vous, sur ces bancs, des hommes qui n'ont pas tous la même origine, qui n'ont pas eu toujours absolument les mêmes idées, les mêmes habitudes; vous les voyez travailler à rester constamment unis, à défendre ensemble la même cause, les mêmes principes, à repousser soigneusement de leur sein tout principe de dissentiment, toute cause de division; et voilà qu'autour d'eux se dresse et s'agite un effort continuel pour porter entre eux la cognée, pour désunir cette alliance qui a fait une des forces, oui, messieurs, une des forces de notre cause et de notre système.

Je ne m'étonne pas que nos adversaires se conduisent ainsi; je le trouve tout simple, c'est le cours commun des choses. Mais, en vérité, il n'y a pas là de quoi se vanter; il n'y a rien là qui soit si éminemment moral; il n'y a rien là qui donne le droit de venir nous dire que nous voulons abaisser la politique. Non, messieurs; ceux qui abaissent la politique, ce sont ceux qui travaillent à diviser les hommes qui marchent unis; ceux qui abaissent la politique, ce sont ceux qui combattent, au lieu de le seconder, cet effort visible, parmi nous et dans toutes les opinions modérées, pour se rallier, pour former un ensemble, pour agir en commun, au profit des intérêts publics.

Et, permettez-moi de vous le dire, ce qui s'est passé dans l'intérieur du cabinet se passe également dans la Chambre, dans le pays; là aussi, il y a des opinions différentes, une foule d'hommes qui ont vécu dans des situations différentes, et qui, depuis quatre ans, ne travaillent qu'à se rapprocher, à mettre tous leurs efforts en commun pour faire triompher la même politique; c'est le salut du pays que ce rapprochement là; c'est ainsi que s'est formé ce parti du juste-milieu dont j'ai parlé tout à l'heure.

Sans doute, messieurs, si la France était depuis longtemps accoutumée au gouvernement représentatif, il y aurait des majorités politiques plus compactes, plus fortes; il y aurait partout une plus grande identité d'opinions et de sentiments: mais le temps seul peut amener un pareil résultat, le temps et, de la part de tous les bons citoyens, la bonne volonté d'y travailler constamment. Eh bien! c'est une justice à nous rendre, à mes collègues et à moi, de dire que c'est dans ce sens que nous avons constamment agi et travaillé.

Non, il n'est pas vrai que nous ayons fomenté, ni seulement accepté, ni autour de nous, ni en dehors de nous, des divisions, des dissentiments, des desseins différents. Eh! mon Dieu! des vanités personnelles, des rivalités politiques, rien de plus vulgaire! Vous ne nous apprenez rien en nous en parlant: tout le monde sait cela, tout le monde sait que la nature humaine n'en est jamais complètement affranchie. Mais si vous scrutez nos démarches, notre conduite, nos paroles, vous n'y trouverez rien de pareil. Si jamais il eût pu entrer dans mon âme une idée, un sentiment qui m'eût paru de nature à devenir, dans le parti que je sers et auquel je me fais honneur d'appartenir, une cause de dissentiment, de désordre, à l'instant j'aurais travaillé à l'étouffer, car cette idée, ce sentiment, je les aurais regardés comme coupables, et je suis sûr que tous mes collègues en auraient fait autant. (Aux centres.--Très-bien!)

Nous avons tous travaillé dans la même pensée et pour la même cause. Ces rivalités personnelles, ces misères de la nature humaine dont on nous entretient sans cesse, nous les avons sacrifiées, pour parler le langage du temps, nous les avons sacrifiées sur l'autel de la patrie, à qui nous sommes aussi dévoués que qui que ce soit dans cette enceinte et au dehors. (Vif mouvement d'adhésion.)

Ainsi, déterminés comme nous l'avons toujours été à garder scrupuleusement, d'une part cette fidélité à nos principes, de l'autre cette fidélité aux personnes et aux relations politiques qui sont à nos yeux les premières lois de notre gouvernement, déterminés, dis-je, à tenir constamment cette conduite, nous avons été frappés d'une nécessité impérieuse qui est la loi de notre situation, c'est de ne rien faire qui divise, qui désunisse la majorité parlementaire avec laquelle nous marchons depuis quatre ans.

Je le disais tout à l'heure, cette majorité n'est pas parfaitement homogène; elle travaille à se former et à s'unir de plus en plus; mais il faut y prendre des soins, il faut ménager les situations, les susceptibilités; il faut écarter toutes les causes de trouble, de division qui pourraient s'introduire dans le sein de cette force nationale. Il faut surtout prendre garde de donner, à telle ou telle portion de la majorité, une prépondérance qui blesse une autre portion. Nous y avons constamment travaillé, nous avons fait de ce but la loi de notre conduite. C'est de là, je n'hésite pas à le dire, qu'ont pu naître les embarras momentanés dont le pays a été témoin; toutes les fois qu'il nous a paru que les conséquences de tel ou tel acte, de telle ou telle conduite, de tel ou tel choix serait une rupture, une scission, un dissentiment, un affaiblissement dans le sein de la majorité, à l'instant même nous y avons renoncé, et nous avons préféré nous retirer des affaires et les livrer à ceux qui promettaient une autre majorité au profit d'une autre politique.

Voilà quelle a été la véritable règle de notre conduite, la cause vraiment politique, vraiment nationale de ce que vous avez vu. En voulez-vous la preuve évidente? Dès que nous avons eu lieu de penser que telle combinaison, d'abord écartée, ne deviendrait pas un principe de désunion dans la majorité, qu'elle serait adoptée, appuyée par les mêmes hommes, avec les mêmes idées, dans les mêmes sentiments, pour le même but pour lequel nous avons agi depuis quatre ans, à l'instant tous les embarras pour la recomposition du cabinet ont cessé; ces prétendues vanités personnelles, ces prétendues rivalités dont on a parlé ont à l'instant disparu; et tous les arrangements qui ont pu se concilier avec le maintien du système, la fidélité aux personnes, la fidélité à l'ancienne majorité, ont été à l'instant même accomplis.

Je vous le demande, messieurs, n'est-ce pas là le tableau fidèle de ce qui s'est passé? N'est-ce pas là l'explication vraiment politique, vraiment morale, du spectacle, triste sans doute, auquel le pays a assisté? Tout en déplorant ce spectacle, il ne faut pas croire que ce soit quelque chose d'inouï, dans l'histoire du gouvernement représentatif; cela s'est vu ailleurs, cela s'est vu plusieurs fois, et cela ne s'est jamais heureusement dénoué à aucune époque, ni dans aucun pays, que par la fidélité des hommes politiques à leurs principes, à leurs antécédents, à leurs amis, à leur parti.

C'est là, messieurs, ce qui a fait notre règle, c'est ainsi que nous nous sommes conduits; vous auriez beau scruter tous les bruits publics, toutes les anecdotes de café et de salon, vous n'y trouveriez rien, rien du moins de vrai et d'authentique qui démente ce que je viens de dire.

Telles sont, messieurs, les seules explications que, pour mon compte, je croie pouvoir donner. Je remercie de nouveau, en finissant, l'honorable préopinant du terrain sur lequel il nous a placés, et du soin avec lequel il a écarté lui-même toutes les parties mesquines d'une pareille question. A toutes les époques, au mois de novembre comme aujourd'hui, nous avons voulu maintenir la politique que nous avons suivie depuis quatre ans. Nous n'avons pas voulu souffrir qu'elle subît aucune déviation importante; nous avons voulu rester fidèles aux mêmes amis, aux mêmes relations; nous avons voulu maintenir notre parti dans la même position, dans la même union; c'est pour éviter la division de la majorité que nous sommes sortis des affaires; c'est dans l'espoir qu'elle resterait unie que nous sommes rentrés au pouvoir.

Il n'y a point d'autre explication juste, ni vraie, de ce qui s'est passé depuis trois semaines. (Très-bien! très-bien!)

Dans cette même séance, M. Sauzet prit la parole pour attaquer la politique qu'annonçait le cabinet reconstitué, s'opposer au procès des insurgés d'avril 1834, et réclamer l'amnistie. Je lui répondis:

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, si nous montions à cette tribune pour nous donner les uns aux autres des conseils ou des avertissements de morale, j'aurais l'honneur de répondre à ce qu'a dit l'honorable M. Sauzet sur la vivacité des expressions qui peuvent échapper à telle ou telle portion de cette Chambre. Je ne crois pas qu'à cet égard l'opinion à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir ait de graves reproches à craindre, ni qu'elle puisse être fréquemment accusée d'apporter dans nos discussions plus de vivacité, plus d'amertume et de récriminations que ses adversaires. Je ne veux, je le répète, rien reprocher à personne. Je ne veux pas nier que, sur tous les bancs de cette Chambre, à tous les orateurs, il ne puisse échapper une expression trop vive, trop dure. Il m'en est probablement échappé plus d'une fois. Mais je n'ai jamais reproché rien de semblable à mes adversaires, et je ne me suis jamais plaint à cette tribune de l'âpreté de leur langage. J'accepte même l'âpreté du langage; sans doute il est très désirable que les formes de tout le monde soient douces, mesurées. Mais, en vérité, ce n'est pas là pour nous un digne objet de récrimination et de débat.

Je le laisse donc là et j'aborde le fond de la question.

L'honorable orateur l'a complétement déplacée. (Oui! oui!) Remarquez qu'il ne s'agit plus en ce moment d'explications, d'interpellations sur les motifs de la décomposition et de la recomposition du cabinet; il s'agit du fond même du système du cabinet, du fond de la politique. C'est là ce que le préopinant a mis en question. Il est venu vous dire que la crise ne serait pas finie tant qu'une autre politique ne serait pas substituée à la nôtre. Il faut bien qu'il en convienne; lorsqu'il vient demander l'amnistie que nous repoussons, c'est évidemment le fond de la politique qu'il veut changer, puisqu'il soutient que la crise ne sera pas finie tant que cette politique, qui est la nôtre, ne sera pas changée.

Certes, en soutenant cette thèse, l'honorable préopinant use de son droit; mais, à coup sûr, il ne s'agit plus ici d'interpellations au ministère, et de réponses à des interpellations sur la cause de la décomposition et la recomposition du cabinet. C'est le fond même de la politique qui devient l'objet du débat.

Je suis tout prêt aussi à traiter cette question, mais il faut que la Chambre sache que ce n'est pas celle que nous avons débattue jusqu'à présent.

L'honorable préopinant pense que la crise ministérielle ne peut pas finir tant qu'il y aura sur ces bancs un ministère qui ne voudra pas l'amnistie. Pour moi, messieurs, je pense que le jour où il y aurait sur ces bancs, dans les circonstances actuelles, un ministère qui voudrait l'amnistie, ce jour-là commencerait pour le pays une nouvelle crise bien plus générale et bien plus dangereuse. (Interruption.)

Voix diverses.--Non! non! Oui! oui!

M. le ministre de l'instruction publique.--Ne vous étonnez pas, messieurs, que je le dise, car c'est là l'opinion qui nous divise; c'est cette question que nous débattons, et vous ne pouvez en conscience me l'imputer à tort; ce n'est pas moi qui l'ai élevée le premier.

Voix nombreuses.--C'est vrai!

M. le ministre de l'instruction publique.--J'y entre donc et je vais rappeler l'histoire de la question de l'amnistie.

Plusieurs voix.--A lundi!

Autres voix.--Continuez!

M. le ministre de l'instruction publique.--Je préfère continuer.....

Voix confuses.--Parlez! parlez!

Autres voix.--A lundi!

M. le ministre de l'intérieur.--Aujourd'hui!

M. le président.--Écoutez l'orateur, vous déciderez ensuite si vous voulez continuer ou clore la séance.

M. le ministre de l'instruction publique.--Quand je suis monté à cette tribune, au commencement de la séance, j'ai eu l'honneur de dire à la Chambre que, l'été dernier, l'opinion du cabinet avait été plutôt favorable que contraire à l'amnistie; l'honorable M. Sauzet n'a donc rien appris à la Chambre à ce sujet.

Lorsque la question s'est développée sous nos yeux, lorsque nous avons vu l'amnistie prendre un caractère et entraîner des conséquences qui nous ont paru tout à fait contraires à ce que nous en espérions, contraires à la politique que nous voulions maintenir, notre opinion s'est modifiée; je ne ferai pas à l'honorable préopinant et à ses amis l'injure de croire que, s'il leur arrivait la même chose, ils ne feraient pas ce que nous avons fait. Certainement, si après avoir adopté une opinion sur telle ou telle question, il survenait des faits, des circonstances qui leur fissent croire qu'ils s'étaient trompés, ils modifieraient aussi leur opinion. Je ne pense pas qu'ils soient invariablement fixés à une idée, quand une fois ils l'ont conçue. C'est là la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés.

L'honorable M. Sauzet a dit que nous avions attaché trop d'importance au point de vue sous lequel une portion de la presse périodique avait présenté l'amnistie, et aux conséquences qu'elle en avait voulu tirer. Messieurs, ce n'est point parce que telle ou telle portion de la presse a parlé tel ou tel langage, parce que telles paroles ont été écrites dans tel journal, que notre opinion a été modifiée. Notre opinion ne se forme pas sur les journaux. Nous ne contestons pas à la presse la plus entière latitude; il n'est jamais entré dans notre pensée de la restreindre en aucune façon. Et, de même que je ne me plains pas des vivacités et des âpretés de la tribune, je ne me plains pas des vivacités, des âpretés, ni même des emportements de la presse. Il est dans l'essence de la presse d'exagérer toutes les opinions, d'aller fort au delà de la vérité; il est de son essence d'être fort souvent injurieuse et licencieuse; il ne faut pas s'en étonner; il ne faut pas même lui en vouloir. Mais il ne faut pas non plus lui accorder, sur les mesures du gouvernement, sur la marche de l'administration, une influence, une autorité qui ne lui appartiennent pas. Il ne faut pas craindre de venir ici combattre une mesure parce qu'elle est recommandée par des journaux; il ne faut pas craindre de résister à tel entraînement, à telle idée du jour, parce que la presse s'y abandonne. Sachez que, tout en respectant beaucoup la liberté de la presse, et sans lui porter la moindre apparence de haine ou d'humeur, je crois que le premier devoir, la première condition du gouvernement est d'être parfaitement indépendant à son égard, de se régler sur le fond des choses, sur la vérité des faits, et non sur l'opinion ou sur les voeux exprimés par tel ou tel journal. (Très-bien!)

Dans l'état d'esprit où nous étions sur la question d'amnistie, ce fut cette question qui amena en novembre la dissolution du cabinet, et nous sépara ainsi d'un chef illustre que nous honorions tous, et auquel plusieurs de nous étaient et sont encore attachés par les liens d'une estime et d'une amitié sincères.

Après que nous nous fûmes séparés sur cette question, survinrent, vous le savez, les difficultés de composition du cabinet, et, par suite, les anxiétés du pays et de la couronne. Au milieu de cette anxiété, pressés par la difficulté, beaucoup disaient par l'impossibilité de former un cabinet nouveau, nous fûmes nous-mêmes amenés à nous demander s'il ne serait pas possible de sortir, par une transaction, d'un si cruel embarras, s'il ne nous serait pas possible, non pas de faire l'amnistie immédiatement et par ordonnance, comme l'avait demandé l'honorable chef du cabinet à cette époque, mais de reconstituer un cabinet qui soumît cette question (je me sers à dessein de ces termes) à l'arbitrage des Chambres.

Ce fut, je le répète, sous l'empire de l'anxiété générale qui pressait la recomposition du cabinet que nous nous trouvâmes ainsi entraînés, non point à faire le sacrifice de notre opinion primitive, non point à proposer une amnistie faite par nous-mêmes, immédiatement et par ordonnance, mais à admettre la possibilité que cette grande question fût soumise à l'arbitrage des Chambres. En même temps, M. le duc de Broglie devait entrer dans le cabinet. Telle était la combinaison qui fut un moment proposée, par le désir sincère de mettre un terme aux anxiétés de la couronne et du pays. Nous étions sortis des affaires, nous touchions encore aux origines, pour ainsi dire, de la question, à ces premiers moments où notre propre disposition lui avait été favorable; le désir de ne pas tomber dans le reproche d'entêtement, d'attachement absolu à nos idées, à nos résolutions, nous porta seul à rechercher s'il ne serait pas possible d'entrer dans cette voie de transaction.

C'était une grande marque de facilité que nous voulions donner. L'honorable maréchal se refusa à cette combinaison. Rentrés alors dans la pleine liberté de nos pensées et de nos actions, le cabinet se reconstitua, en se déterminant à ne pas faire et à ne pas proposer l'amnistie. (Mouvement.)

Voilà l'exacte vérité, messieurs; nous n'avons certes pas donné là, permettez-moi de le dire, une preuve de cette inflexibilité, de cet entêtement absolu, qu'on a coutume de nous reprocher; et ces détails justifient complètement, je crois, la conduite du cabinet à cet égard.

L'honorable préopinant a adressé au cabinet un second reproche, relatif à une ordonnance de grâce pour vingt-sept ou vingt-huit condamnés; je ne suis pas sûr du nombre. Si je me trompe, M. le garde des sceaux aura la bonté de me dire le nombre exact.

M. le garde des sceaux.--C'est vingt-neuf.

Voix à droite.--Le nombre n'y fait rien.

M. le ministre de l'instruction publique.--Je dirai que, pour mon compte, j'ai regretté que cette ordonnance parût la veille de la discussion du projet de loi sur le crédit extraordinaire de 360,000 fr. Il y avait longtemps que la mesure était arrêtée, il y avait longtemps qu'il avait été adopté en principe qu'on ferait grâce aux condamnés qui s'étaient bien conduits à l'incendie du Mont-Saint-Michel. Les correspondances que cette affaire avait nécessitées avaient entraîné des retards. C'est l'explication de la coïncidence dont on s'est étonné.

J'arrive au fond de la question, et je serai très-court. C'est bien là le point qui nous divise. Nous ne croyons pas l'amnistie bonne, praticable aujourd'hui dans l'intérêt du pays. L'honorable préopinant et ses amis croient le contraire; ils rappellent les amnisties du Consulat; nous repoussons la comparaison. J'ai déjà eu l'honneur de le dire à cette tribune, il n'y a pas de proscrits en France, il n'y a pas eu de proscrits depuis 1830. On ne peut pas invoquer le principe de ces grandes mesures politiques qui ont pour objet de faire cesser les proscriptions dans un pays, de rétablir l'ordre social troublé. Il n'y a rien de pareil pour nous, il n'y a pas d'ordre social à rétablir, pas de proscriptions à faire cesser; l'amnistie, je le répète, n'est nullement commandée comme une grande mesure politique.

L'honorable préopinant ne croit pas que la Chambre doive prendre l'initiative de l'amnistie; il pense que c'est à la couronne et au gouvernement seul à savoir dans quel moment une telle mesure doit être proposée; cependant il vous dit que la crise ministérielle ne sera finie que lorsqu'il y aura sur ces bancs un ministère qui donnera l'amnistie. Mais quelle est donc, de la part de la Chambre, la route à suivre pour arriver à une mesure qu'elle veut, sinon de faire changer un ministère qui ne la veut pas? Si ce n'est pas faire soi-même l'amnistie, c'est certainement en prendre l'initiative, l'initiative la plus efficace. Le jour où la Chambre se séparera du cabinet sur la question de l'amnistie, le jour où, en refusant son concours à la politique du cabinet parce qu'il ne pense pas comme elle sur cette question, la Chambre amènera la nécessité d'un autre cabinet, ce jour-là la Chambre aura pris l'initiative de l'amnistie; elle en aura la responsabilité avec l'initiative. A Dieu ne plaise qu'il entre dans ma pensée de lui contester ce droit! Si la Chambre pense que l'amnistie doit avoir lieu, elle a parfaitement le droit de refuser son concours aux ministres qui ne partagent pas cette pensée, et d'amener un changement de cabinet. Mais il ne faut pas qu'on vienne dire qu'on ne prend pas l'initiative de l'amnistie quand on marche dans une pareille voie; il ne faut pas avoir la prétention d'imposer aux conseillers de la couronne et à eux seuls la responsabilité de l'amnistie, et dire, en même temps, que la crise ministérielle à laquelle se rattache l'avenir du pays ne sera finie que lorsqu'il y aura sur ces bancs un ministère qui voudra l'amnistie. Il faut être plus sincère, plus hardi dans sa politique et dans ses propositions.

Voulez-vous l'amnistie? la croyez-vous bonne, salutaire pour le pays? Croyez-vous que ce soit le seul moyen de finir réellement la crise ministérielle et la crise du pays? Refusez votre concours au cabinet qui ne pense pas comme vous; amenez un ministère qui fasse l'amnistie, mais ne dites pas que vous n'en prenez pas l'initiative et que vous n'en voulez pas la responsabilité. (Marques d'adhésion au centre.)



LXVI



--Chambre des députés.--Séance du 17 mars 1835.--

Le gouvernement présenta, le 1er décembre 1834, un projet de loi sur la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir. M. Sauzet en fit le rapport, le 5 mars 1835, au nom de la commission chargée de l'examiner et qui y proposa divers amendements. La discussion s'ouvrit le 16 mars et se prolongea jusqu'au 2 avril, où le projet de loi fut adopté par 185 voix contre 161. Indépendamment de plusieurs observations de détail par lesquelles j'y pris part, je combattis, en répondant à M. Odilon Barrot, un amendement de M. Léon de Maleville qui voulait supprimer, dans les articles 2, 3, 4 et 5 du projet, toute spécification des crimes ou délits à raison desquels les ministres pouvaient être accusés.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je pense, comme l'honorable préopinant, que la question n'a pas une grande importance pratique, et que, quel que soit le système qu'on adopte, soit qu'on rejette ou qu'on accepte les définitions, il n'y a ni dans l'un, ni dans l'autre cas, grand danger ni pour le pouvoir, ni pour la liberté.

Cependant, le système du gouvernement et de la commission me paraît, à tout prendre, préférable. Vous êtes ici en présence de deux écueils qu'il faut également éviter: d'une part, le danger du vague, de l'arbitraire, la crainte que les passions politiques ne s'emparent de ce vague, de cet arbitraire, pour se porter à des violences; d'autre part, le danger de laisser, en dehors de vos définitions, des actes réellement punissables, et de limiter ainsi les droits de la Chambre et de la justice publique.

Eh bien! le premier sentiment, la crainte du vague et de l'arbitraire, le besoin d'imposer quelque règle aux actes mêmes de ce pouvoir souverain et redoutable, ce sentiment est respectable, ce besoin est réel; c'est une idée juste en soi à laquelle il importe que vous donniez satisfaction. C'est en même temps une idée qui est enracinée dans toutes nos habitudes, conforme à toute notre histoire judiciaire; poursuivre, condamner un homme sans pouvoir qualifier selon la loi l'acte en raison duquel il est poursuivi, il y a là quelque chose d'exorbitant, quelque chose qui choque les idées du sens commun et les habitudes de la justice. Autant donc qu'on pourra respecter ce sentiment, éviter ce danger sans porter atteinte aux pouvoirs de la Chambre et aux libertés publiques, il faut le faire. Je crois que le système de la commission atteint ce double but; le projet de loi qualifie, définit les actes les plus graves, le plus sévèrement punissables, la trahison et la concussion, il en donne une définition précise, dans laquelle il faudra se renfermer toutes les fois qu'on voudra accuser un ministre de trahison ou de concussion. Cela fait, la loi assure à la Chambre, sous le nom de prévarication, toute la latitude dont elle aura besoin pour atteindre des actes qui ne pourraient pas être atteints sous le nom de trahison ou de concussion.

Vous atteignez ainsi le but de définir les plus graves des actes qui peuvent donner lieu à des poursuites contre les ministres, d'imposer ainsi aux poursuites de la Chambre et à la justice nationale ce degré de précision et de gravité qui donne satisfaction à un bon sentiment public, et cela sans limiter en rien les droits de la Chambre, sans restreindre en rien la responsabilité ministérielle.

L'exemple même que l'on vient d'alléguer à cette tribune vient à l'appui de mon opinion. On a parlé du procès de Strafford. Il y avait, messieurs, à cette époque, des lois sur la trahison en Angleterre, il y avait des définitions légales qu'on essaya d'appliquer aux crimes de lord Strafford. On en reconnut la difficulté; les définitions légales se prêtaient mal à l'accusation; la Chambre des communes laissa là les voies judiciaires et se porta à un acte de violence, à un bill d'attainder; elle poursuivit par un acte législatif au lieu de poursuivre judiciairement. Rien ne prouve mieux à quel point les définitions légales peuvent être importantes: la Chambre des communes, ne pouvant supporter le joug de ces définitions, s'en affranchit par la violence: de telles violences sont toujours funestes; il ne faut pas que les pouvoirs publics en donnent l'exemple.

Laissez donc subsister les définitions de la trahison et de la concussion; quand il y aura lieu de poursuivre des ministres sous ce titre, vous trouverez dans la loi la définition des actes punissables; et lorsqu'il ne s'agira pas de trahison ou de concussion, vous trouverez sous le mot prévarication les autres actes punissables; vous pourrez les atteindre, mais, en les atteignant, vous ne leur attribuerez pas un caractère de gravité factice et menteuse; vous ne serez pas obligés de violenter les définitions légales, d'appeler trahison ce qui n'est pas trahison, concussion ce qui n'est pas concussion, et de faire un acte d'iniquité en voulant faire un acte de justice.

Je crois donc que le système du gouvernement n'a point les inconvénients qu'on lui reproche; il est en harmonie avec le sentiment public, avec les règles ordinaires de la législation, et, en même temps, il satisfait aux besoins d'une situation spéciale et extraordinaire: d'après ces considérations, je l'appuie formellement.



LXVII



--Chambre des députés.--Séance du 25 mars 1895.--

L'article 37 du projet de loi présenté par le gouvernement sur la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir retirait, à ces derniers, la garantie de l'autorisation préalable du conseil d'État en cas de poursuites dirigées contre eux. M. Vivien proposa de substituer à cet article une série de dispositions qui maintenait, sauf certaines modifications, la garantie établie en faveur des fonctionnaires. Ses amendements furent vivement combattus et appuyés. Le duc de Broglie, en persistant dans la proposition du gouvernement, demanda le renvoi de la question et des amendements à la commission pour qu'ils y fussent l'objet d'un nouvel examen. M. Mauguin s'opposa à ce renvoi que j'appuyai, et qui fut ordonné.

M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Quand

M. le président du conseil est venu dire à cette tribune que le ministère persistait dans son système, ce n'est pas certainement pour l'abandonner, comme le dit l'honorable préopinant. Mais le ministère n'a pas la prétention de ne retirer aucun fruit des discussions de cette Chambre. Le ministère n'a pas la prétention que les amendements qui peuvent être proposés dans le sein de cette Chambre ne l'éclairent jamais sur ce qu'il peut être utile d'ajouter ou de modifier dans ses propositions. M. le président du conseil a dit la chose du monde la plus naturelle et la plus simple; il a dit que le ministère persistait dans sa proposition et dans l'avis de la commission, mais qu'il y avait, dans les observations provoquées par le débat et dans l'amendement de M. Vivien, des dispositions qui pouvaient modifier utilement la proposition du gouvernement. Le ministère ne pense pas qu'il y ait un abîme, comme le disait l'honorable préopinant, entre la proposition de M. Vivien et celle du gouvernement; plus cette discussion sera approfondie, plus vous verrez que cet abîme n'existe pas. Nous pensons qu'aux termes des promesses de la Charte de 1830, l'article 75 de la constitution de l'an VIII ne doit pas être maintenu; nous pensons que la loi doit donner des garanties et aux citoyens et aux agents du pouvoir. L'amendement de M. Vivien nous paraît contenir le germe de quelques-unes de ces doubles garanties, et c'est dans cet esprit, c'est pour perfectionner le système du gouvernement en complétant les garanties, soit des fonctionnaires publics, soit des libertés publiques, que nous demandons le renvoi à la commission avec laquelle nous nous entendrons. (Marques nombreuses d'adhésion.)


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